LIRE,C’ESTDUSPORT !Disponibleen librairieen avrilÉgalement disponiblesen version numérique24 • LES LIBRAIRES • FÉVRIER-MARS 2014
LA CHRONIQUE DE ROBERT LÉVESQUERobert Lévesque est journalisteculturel et essayiste. Ses ouvragessont publiés aux éditions Boréal,Liber et Lux.E N É T A T D E R O M A NGeorges BernanosLe chrétien à la motoL I T T É R A T U R E É T R A N G È R EÉPuisqu’il était fils de tapissier, comme Molière, on peut s’amuser à croire que c’est laraison pour laquelle Bernanos, cet important écrivain français, fut, sa vie durant –mais comment était-ce possible un siècle et demi après la prise de la Bastille? –, unfervent royaliste, rêvant d’une monarchie populaire mais avouant que rétablir unemonarchie idéale était une entreprise vaine. Mais quoi qu’il en soit, il n’en démordaitpas, royaliste il était et le demeurait. À nos yeux, ce royalisme tient du folklore. Maisattention, l’œuvre âprement romanesque de cet homme de la première moitié duvingtième siècle ne se fige pas dans le passé; en adaptant au cinéma ses « vieuxlivres » (c’est lui qui les qualifiait ainsi), de grands cinéastes de la seconde moitié duvingtième siècle comme Bresson (Journal d’un curé de campagne, Mouchette) etPialat (Sous le soleil de Satan) l’ont bien senti. Bernanos dérange, car il oblige àréfléchir.Ardent catholique, c’est un homme qui fustigea les errements de l’Église complicedu Duce et de Franco; antidreyfusard, il dénonça le nazisme dès son apparition;Camelot du roi et maurrassien avant l’heure, il rompt brutalement avec Maurras.Cependant, il demeurera un ennemi acharné – colérique, s’épanouissant dans ladispute – de la notion de république (quels qu’en fussent les modèles et les acteurs)qu’il disait sans idéal et qu’il appelait « la Gueuse ». « À bas la Gueuse! Vive le roi! »,criait-il à 20 ans avec la jeunesse de l’Action française… Puis, il tournera le dos à cenationalisme mais sans jamais perdre son attachement au principe monarchiquesans lequel ne pouvait se perpétuer la grandeur de la France. Vous voyez le genre…Il haïssait la France républicaine, il préférera de Gaulle à Pétain, et il faisait de la motoet n’écrivait qu’au bistro.Ainsi peut-il apparaître étrange cet homme, daté ce Bernanos, classé, ancien,anachronique, mais ce serait une erreur de le considérer comme dépassé sur le plande la littérature (son fortin), car le lire aujourd’hui, nonobstant son parcours,provoque la pensée, une réflexion costaude sur le monde, celui qu’en électron libreil observait et qui s’est installé vaille que vaille après sa mort survenue en 1948;passées les grandes guerres, celle qu’il avait faite dans les tranchées, celle qu’il aobservée en exil. Cet homme à la foi médiévale et à la plume laborieuse savait sentir,comme un sanglier les truffes, les bassesses qui entravent l’être humain, amenuisentl’homme éternel dans sa marche vers Dieu, autrement dit vers le surnaturel ou ledivin, au-dessus des pâquerettes et des turpitudes. Chrétien et romancier et nonromancier chrétien (nuance majeure), il regardait le mal en face, debout sous le soleilde Satan où, comme il l’écrit, « chacun de nous est tour à tour, de quelque manière,un criminel ou un saint ».Dans Bernanos, « le diable est là d’emblée », persifle Charles Dantzig dans sonDictionnaire égoïste de la littérature française, en énumérant quelques spécimens :le concierge délateur, le pédagogue sournois, le gynécologue abusif, la mèremesquine, ajoutant « vous, moi, si nous ne nous surveillons pas ». Se moquant (àson habitude) des romans bernanosiens qui sont « une plaine boueuse par tempscouvert [où] passe un curé à vélo qui a de forts mollets et une soutane tachée »,Dantzig reconnaît que l’écrivain de Sous le soleil de Satan et de Journal d’un curé decampagne était « d’une droite généreuse et juste ». Écoutons cette confidence ducuré de Torcy au curé d’Ambricourt : « Lorsque je rencontre une injustice qui sepromène toute seule, sans gardes, et que je la trouve à ma taille, ni trop faible nitrop forte, je saute dessus, et je l’étrangle. »Ce n’est pas étonnant que ce Bernanos, royaliste et chrétien mais humaniste, fût l’undes rares chroniqueurs à saluer le Voyage au bout de la nuit de Louis-FerdinandCéline. L’« ours » de Céline est alors un grand brûlot. Le livre d’un athée. Bruyant etsulfureux. Un crachat, pour plusieurs. Bernanos va dire qu’un génie est né. Dèsdécembre 1932, il écrit dans Les Nouvelles littéraires : « Pour nous la question n’estpas de savoir si la peinture de Monsieur Céline est atroce, nous demandons si elleest vraie. Elle l’est. » Bernanos et Céline se rejoignaient dans le ressenti du désespoirface au monde. Contemporains, les deux avaient un père antisémite quand celapouvait paraître normal de l’être. Le discours paternel laisse des traces. ChezBernanos, cela donne en 1931 La grande peur des bien-pensants, charge à la défensedes idées de l’antisémite en chef Édouard Drumont (l’auteur de La France juive, paruen 1886), chez Céline les marques du discours paternel provoquent ses troispamphlets lancés avant la guerre. Erreurs compréhensibles? Dans le contexte de cesannées 1930? Fautes impardonnables à ceux nés après l’Holocauste ou éveillés parce que le romancier Aharon Appelfeld nomme la Catastrophe.Que fait quelqu’un qui ne supporte pas « la Gueuse »? Il la quitte. En 1934, à 46 ans,avec femme et six enfants, il file à l’anglaise vers les îles Baléares; il a eu l’annéeprécédente un accident de moto mais, condamné aux béquilles, il ne renonce pas àla moto. Le matin, il part écrire dans les cafés, et c’est dans un boui-boui des Baléaresqu’il rédige Journal d’un curé de campagne et Nouvelle histoire de Mouchette, puis,pour nourrir sa smala, des polars (dont Un crime, un type déguisé en curé pourcommettre un meurtre). Fantasque Bernanos qui ne peut s’empêcher, même aupolar, de glisser ses thèmes spirituels fondamentaux axés entre la quête de lasainteté, le désespoir du péché, la recherche de l’authenticité des êtres, le problèmede la grâce.Ce chrétien fut en faveur du chrétien Franco lors du déclenchement de la guerred’Espagne avant de changer abruptement de camp, de prendre parti pour lespaysans, les ouvriers massacrés par les franquistes (donc de se faire républicaindevant le sang versé) et d’écrire Les grands cimetières sous la lune, cri de justicedénonçant le scandale de cette guerre et appelant à la conscience des catholiques.Cet homme ne pouvant supporter l’idée de l’occupation allemande prit le bateaupour le Brésil où, depuis une ferme dite de la Croix-des-Âmes dans l’État du MinasGerais, il devint, par ses articles, un des grands animateurs spirituels de la Résistancefrançaise, puis un grand déçu de la France d’après la Libération, refusant la Légiond’honneur et le siège à l’Académie que lui offrait de Gaulle, le général disant àMalraux : « Celui-là, je n’ai pas réussi à l’attacher à mon char. »BERNANOSPhilippe DufayPerrin264 p. | 43,95$LES LIBRAIRES • FÉVRIER-MARS 2014 • 25