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LES SOIRÉESAMUSANTES.T O M EPREMIER.


LESSOIRÉESAMUSANTE S,o uRECUEIL CHOISIDECONTESNOUVEAUXMORAUX.T O MEPREMIER,A A U sT E R D A M .M- DCC. L X X X V .


DEAVISL'ÉDITEUR.EN offrant au Public un Recueilchoifi de Nouveaux Contes Moraux,épars dans divers Recueils,nous nous croyons d'autant plusaffurés de lui plaire9que la plu*part d'entre eux ont déja obtenufon fuffrage , & que ie nom desAuteurs qui ont contribué aformer cette Colleclion eft ungarant für de lmtérét qu'elledoit infpirer 5 ii iuffit de nommerM. Ie Chevalier de Florian.M, de


yj AVI S.May er > M. Saurin , M. Imbertqui s'eft particuliérement exercédans ce genre , pour fixer fureet Ouvrage <strong>les</strong> regards du Public, accoutumé a accueillir avecempreffement tout ce qui fortde leur plume.Nous avons eipéré que. cetteCollecüon auroit 1'avantage deréunir de petites Pieces fugitivesde Profe , auffi propres a formerle goüt qua remplir agréablementquelques inftans de loifir ,& dont on ne jouiffoit point,faute de <strong>les</strong> avoir raffemblées-Nous avons cherché è. <strong>les</strong> préfenterdans un ordre qui put


AVIS.vijoffrir la variété qu'on aime ktrouver dans un Ouvrage d'amufement.Une Hiftoriette, ou uneAnecdote touchante, eft fuivied un morceau moins fombre. Lamaniere de chacun des Auteursqui ont contribué a ce Recueil,s y trouve contrafter avec cellede 1'Auteur qui i'avoifine. Nousavons taché de former unegalerie de tableaux vivans &animés dont 1'enfemble & l e sdétails puiïent également réuflïra plaire, & dont le choix put nepoint alarmer la délicatefle deceux qui voudroient mettre ceRecueil entre <strong>les</strong> mains de IaJeuneffe.


yiij A VIS.PEUT-ÊTRE verra-t-on danscette Colleftion Tavantage depréfenter 1'état aftuel de nos richeffesdans un genre de littérature, fait pour plaire , digned'être encouragé, qui exige a lafois une grande connoiffance dumonde & 1'art plus difficile dedévoiler <strong>les</strong> replis du cceur humain,& dont enfin <strong>les</strong> rapportsavec Tart théatral ont été fiheureufement indiqués par unEcrivain diftingué.LES


SOIREESLESAMUSANTES,O VRECUEIL CHOISIDEN O U F E A U XCONTESMORAUX.LA SOIRÉEESPAGNOLETi"MC O N T E.a n s i mviUage de l'Andalou/ïe,vivoit un Jaboureur nommé Pcdro.II poflfédoit la plus belle ferme du*pays j mais c etoit fa moindre richéfTe.Trois fil<strong>les</strong> & trois garcons qu'il avoitTome I. 'A


z LES S O I R E E Seus cie fa femme Thérefe3étoknt déjamar<strong>les</strong>, avoient des enfans , 8c habitoienttous dans fa maifon. Pédroagé de quatre~vingts ans, Thérefe defoixante-dix-huit, étoient fervis, aimés6c refpecTrés par cette nombreufe famille, qui -n'étoit occupée que de pro-Jonger leur vieillefle, Comme touteleur vie ils avoient été fobres & labo-»rieux, nulle infirmité ne <strong>les</strong> tourmentoitdans leurs vieux ans. Contensd'eux-mémes, s'aimant toujours,heureux & fiers de leur familie5ilsremercioient Dieu & bénüfoient leursenfans,Un foir, après avoir pafle la journeea faire la moiflon , le bon Pédro,Thérefe & fa familie fe repofoientdevant leur porte, aflis fur des gerbes.Ils admiroient le fpedacle de cesbel<strong>les</strong> nuits d-été, que ne connoiflentpoint <strong>les</strong> habitans des vil<strong>les</strong>. Voyez%difoit le vieillard3comme ce beau cie!


fftparfcmé d'étoi<strong>les</strong> briJlantes, dontQuelques-unes , en fe détachant , laiffaitaprès eJJes un chemin de feu Lahm cachée derrière ces peuplicrs,nous donne une lumiere paJe 8c tremelante,qui teint tous <strong>les</strong> objets d'unWanc uniforme ; J event n'ofe fouffler;<strong>les</strong> arbres tranquil<strong>les</strong> fembientrefpeder le fommeil des oifeaux quilont a f abri dans leurs nids; le rof-%iol ne chante plus; la hnoite dortlatetefous fon aile; le ramier repofeavec fa.compagne au milieu des petitsqui n ont encore d'autres plumes quecel<strong>les</strong> de leur mere. Ce profond nlenccn eft troublé que par un cri plaintif 8clomtain qui vi e n tfrapper nos ordl<strong>les</strong>a mterval<strong>les</strong> cgaux. C'elt le bibouimage du méchant: il veille quand <strong>les</strong>autresrepofent; il craint la lumieredu jour. O mes enfans ! foyez toujoursbons, 8c vous ferez toujoursheureux. Depuis foixante ans votrcA ij


4LES S O I R E E Smere 6V moi nous jouiiïons d'une féli-,cité tranquille 5, puiniez - vous ne pas1'acheter auffi cher qu'elle nous couta!A ces paro<strong>les</strong>, quelques larmes vinrentbaigner <strong>les</strong> yeux de Pédro; Ifabelle,raïnée de fes fil<strong>les</strong>, <strong>les</strong> cfifuyaen 1'embranant. Mon pere, lui ditelle, <strong>les</strong> maux panes ne font pasdiffici<strong>les</strong> a raconter : vous jugez avecquel intérét nous en écouterons lerédt j ma mere ferabien aife que vousrappeliez vos premières années: il ,n'eft pas tard, la foirée eft belle-,& le plaifir de vous entendre nousdélauera mieux que le fommeil. Toutcla familie de Pédro lui fit <strong>les</strong> mêmesinlances. On fe mit en cercle autourde lui, chaque mere prit fur fes genoux1'enfant dont <strong>les</strong> cris auroientpu diftraire leur attentionj il fe fitun profond filence \ & le bon vieillard,s'appuyant fur fa fille , & tenant lamain de Thérefe , commenca- ainfifon récit,


AMUSANTE S. f.Jé navois que dix-huit aris, Thérefeen avoit feize. EUe étoit fiileünique de Lorencjo , le plus riche fermerdu pays. J'étois le payfan lé pluspauvre du village. Je ne m'appergus


4 LES S O I R E E SJe fus recu. Vous jugez avec queleceur je travaillois. Je devins btentótI'ami de Loren90 , je le devins encoreplus vïte de Thérefe. Vous tous, mesenfans , qui vous étes mariés paramour, vous favez-bien comme 1'onfe plan , comme 1'on fe cherche,comme 1'on fe trouve , quand unefois Ton eft convenu de vivre 1'unpour Tautre. Thérefe m'aimoit autantqu'elle étoit aimée : je ne fongeois atien qua Thérefe j le bonheur de vivreprés d'elle m'enivroit au point queje ne penfois plus que ce bonheurpouvoit finir.Mon erreur ne fut pas de longuedurée. Un payfan d*un village voiiinfit demander Thérefe a fon pere. Loren^oalla vifiter <strong>les</strong> blés Sc <strong>les</strong> vignesde celui qui s'ofFroit pour fon gendre:d'arrès eet examen, il' décida que c'étoitThomme qu'il falloit a fa fille. Lemariage fut arrcté.


d M Ü S A N f Ë S. jNous eumes beau pleurer, nouseümes beau nous rappeler <strong>les</strong> fermensque nous nous écions faits, nos kirmesne fervoient de rien. L mfiexiblelaurenco fit emendre a fa fllle quefa trifletfè lui dépiaifoit. II fallutVecontraindre & dévorer fes chagrins.Le jour fatal approchoit ; tout efpoirnous étoit óté, Thérefe ailoitrn étre ravie ; elle préféroit Ja mort»Nous primes le feul parti qui nousreffoit ; nous nous enfuimes.Nous fentions bien que nous faifionsune faute; mais il falloit la faire oumourir. Nous en fumes punis.Thérefe & mois nous quittames leVillage au milieu de la nuit. Elle étoitmontée fur une petite mule qifun defes onc<strong>les</strong> lui avoit donnée. Tavoisaecide qu'elle pouvoit emmener cettcïnule, qui n'appartenoit pasa fon pere.Un petit paquet de fes-hardes & desdiennes étoit dans un biffac fur laA iv


S LES S O I R E E Smule •, quelques provifions, trés-peud'argent , fruit de fes épargnes. Voilace qu'einportoit Thérefe > m.oi , jen'avois rien voulu prendrë. Tam ileft vrai que la jeunefle fe fait des vertusa fon gré : j'enlevois une frlle afon pere , 3c je me ferois fait un fcrupulsde rien emporter de chez lui.Nous marchames toute la nuit; aupoint du jour nous nous trouvamesdans la montagne hors de crainted'étre rejoints.Nous nous arrêtames dans un vallon,au bord d'un de ces petits ruiffeauxque <strong>les</strong> amoureux aiment tant atrouver. Thérefe defcendit de la mule,s'affit avec moi fur le gazon; nousmangeames quelques fruits fecs, nousbiirnes de Teau du ruiifeau. Après cerepas frugal & délicieux , nous commen9amssa nous occuper de ce quenous allions devenir.Après un long entretien , après


•AMUSANTES: $fcvoir compté plus de vingt fois fargentquavoit Thérefe, après avoire&raé la mule a fa plus haute valeur,nous trouvions toujours que toutesnos richeffes ne valoient pas vingtducats. Vingt ducats ne font pas vivrelong - temps, Nous décidames qu ilfalloit d'abord gagner une grandeyille, pour y être moins expofés aêtre découverts, ü Ton nous pourfuivoit,8c pour nous marier le pluspromptement polfible. Après cettefage réfolution , nous primes la routede Cordoue.En arrivant, nous courümes a PÉglifei 8c réclamant la loi d'Efpagne,qui ordonne d'unir toutes perfonnes'nubi<strong>les</strong> qui fe préfentent a 1'Autel,nous trouvames un prêtre qui nousrnaria, Thérefe 8c moi. Nous lui donnamesla moitié de notre petit tréfor,8c jamais argent ne fut dépenfé demeilleur coeur. II nous fembloit que: AV


io LES S O I R E E Stoutes nos peines étoient finies, quenous n'avions plus rien a craindre,que 1'amour alloit devenir notre feuleoccupation. Tout alla bien pendanthuit jours.Au bout de ce temps, la mule étoitdéja vendue i au bout d'un mois, nousn avions plus une réale. Que faire ?que devenir? Je ne favois rien que<strong>les</strong> travaux ruftiques > & <strong>les</strong> habitansdes grandes vil<strong>les</strong> font fi peu de casde Tart qui <strong>les</strong> nourrit! Thérefe n é-toit guere plus habile que moi; ellefouffroit, elle trembloit pour 1'avenir 5nous nous cachions mutuellement nospeines, fupplice cent fois plus affreuxque <strong>les</strong> maux dont nous gémiflions ienfin, n'ayant plus de reflource , jem'engagai dans le Régiment de Cavaleriequi étoit en garnifon a Cordoue.Le prix de mon engagementfut donné a Thérefe, qui le regut enpleurant.


A M U $ A T Ë S. uMa paye me fuffifoit pour vivre;<strong>les</strong> petits ouvrages que faifoit Thérefe(car rindigence Tavoit initruite ) Mdonnoient le moyen de faire allernotre petit ménage. Un enfant vintreflerrcr nos noeuds. C'étoit toi, machere Ifabelle , nous te regardamesThérefe & moi, comme devant fairele bonheur de nos vieux jours. A chaqueenfant que le Ciel nous a donné 5nous avons dit la méme chofe , Scjamais nous ne nous fommes trompés.Je te mis en nourrice, paree que mafemme ne put te nourrir: elle en futdéfolée s elle paffoit <strong>les</strong> jours auprèsde ton berceau, tandis que par monexadtitude a mes devoirs, je tachoisd'acquérir feltime de mes chefs 6tFamitié de mes camarades.Dom Fernand , mon Capitaine,n'avoit que vingt ans: il fe dilHnguoitde tous <strong>les</strong> autres Officiers par fonamabilité & par fa figure. II m 4 avoifA vj


iz LES S O I R E E Spris en amitié ; je lui avoit racontémon aventure \ il avoit voulu voirThérefe, notre fort 1'avoit intércfle :il nous promettoit tous <strong>les</strong> jours defaire des démarches auprès de Lorengo; Sc comme je dépendois abfolumentde lui, j'avois fa parole qu'ilme rendroit ma liberté auifi-tót qu*ilauroit appaifé mon beau - pere. DomFernand avoit déja écrit a notre villagefans recevoir de réponfe.Le temps sécouloit , mon jeuneCapitaine ne paroilfoit pas fe refroidir.Thérefe cependant devenoit chaquejour plus mélancolique. Lorfqueje lui en demandois la raifon , elleme parloit de fon pere, Sc détournoitla converfation ; j'étois loin defoupgonner .que Dom Fernand étoitla caufe de fes chagrins.Ce jeune homme, ardent commeon 1'eft a fon age, avoit vu Thérefecomme je la voyois. Sa vertu avoit


AMUSANTES. I§eté plus foible que fa palFion. II connoiffoitnotre infortune ; il favoit lebefoin que nous avions de lui; il ofaexpliquer a Thérefe quel prix il vouloitde fa proteétion. Ma malheureufefemme lui témoigna fon 'indignation \mais connoüfant mon caractere violentSc jaloux, elle me déroboit avecle plus grand foin ce fatal fecret: elleréfftoit a Dom Fernand fans me ledire, tandis que trop crédule je luivantois tous <strong>les</strong> jours la généreufeamitié du jeune Capitaine.Un jour qu'après avoir monté magarde je gagnois la maifon oü demeuroitma femme, j'appergus devantmoi, jugez de ma furprife , Lorengo.» Te voila donc, s'écria - t-il, ravif-» feur rends - moi ma rille, rends-« moi le bonheur que tu m'as enlevé» pour prix de Tandde que je t'avois» marquée «. J etombai a genoux4evant Lorengo ; j'eflüyai le premier


14 L B S $ O ï R È E Smoment de fa colere \ je 1'appaifai parmes larmes : il confentit a m'écouter ije n'entrepris point de me juftifier ,mais je tachai de le fléchir. » Le mal33 eft fait , lui dis-je : Thérefe eft I93 moi, elle'eft ma femme. Ma vie»» eft dans vos naams, puniflez-moi33 mais épargnez votre enfant, votrew fille unique *, ne déshonorez pas93 fon époux , ne la faites pas mou-33 rir de douleur •, oubliez-moi, pour53 n'avoir pitié que d'elle feule «. Endifant ces mots , au lieu de le con- _duire chez Thérefe , je le conduifoisvers Fendroit ou 1'on te. nourruToit ^ma fille : 35 Venez, lui dis-je , venez33 voir encore quelqu'un dont il fautque vous ayez pitié cc. Tu étois alorsdans ton berceau , tu dormois *, tonvifage blanc 6V vermei! peignoit Finnocence& la fanté. Lorengo te regarde ,fes yeux fe mouillent; je te prends,je te préfente a lui: Voila encore votreI


AMUSANTE S. Tffille , lui dis-je. Tu te réveillas a monmouvement; mais comme fi le Cielt'avoit infpirée , loin de te plaindre,tu te mis a fourire, Sc tendant tesdeux petits bras vers Lorengo, tufaifis fes cheveux blancs , que tu ferroisdans tes doigts en approchant fonvifage du tien. Le vieilJard ne put ytenir; il te couvrit de baifers, il mepreffa contre fa poitrine , Sc t'emportantavec lui: ^ Allons, allons trouver33 ma fille; viens mon fils, s'écria-t-il,33 en me tendant la main cc. Jugez,mes enfans, avec quelle joie je le conduifisa notre maifon. Pendant Je cheminje craignis que la vue de fon perene fit du mal a Thérefe ; je voulus laprévenir: je cours devant Lorengo ;je monte, j'ouvre la porte, Sc je voisDom Fernand aux genoux de Thérefe, qui étoit obligée d'employer laforce pour fe dérober a fes tranfports.A peine ce fpe&acle avoit frappé mes


t# LES S O I R É E S*yeux, que mon épée étoit dans lófein de Dom Fernand. II tombe baignédans fon fang; il s'écrie , on accourt;la garde arrivé , mon épée fumoitencore ; on me faift, & PinfortunéLorengo arrivé avec la foulepour voir fon malheureux gendrechargé de fers Sc tramé dans un cachot.Je PembrafTai > je lui recommandaimon enfant Sc ma femme qui étoitfans connoiiTancc; je t'embralTai aufli ,ma chere fille , Sc je fuivis mes camarades,qui me conduifirent a laprifon.J'y fus deux jours Sc deux nuits enproie a toutes <strong>les</strong> réflexions accablantesque je devois faire; j'ignorois lefort de Thérefe ; je ne voyois perfonneque mon finiftre geolier, quine répondoit a toutes mes queftionsqu'en m'afiurant que je ne pouvoisdemeurer long-temps fans étre con-. "amné.


A M U S A N T É s. iyIe troi/ieme jour <strong>les</strong> portes s'ouvrent.On me dit de fortir: un detachementm'attendoit: Ton rnentoure*je marche , 1'on me conduit a la placedarmes. Je vois de loin mon régimentfous <strong>les</strong> armes & j'appergoisf afFreux inltrument de mon fupplice.L'idée que j'étois au comble de mesmaux me rendit <strong>les</strong> forces que j'avoisperdues ; je doublai le pas par unmouvement convul/ïf; ma langue prononcoitmalgré moi le nom de Thérefe; je la cherchois des yeux , j'ofoisme plaindre de ne pas la trouver:j'arrivé enfin.L'on me lit ma fentence; je vaisrecevoir la mort. Des cris pergansfufpendent mon fupplice; je regarde,je vois un fpeótre a demi-nu, pale,fanglant, faifant des efforts pour percerla troupe armée qui m'entouroir.C'étoit Dom Fernand: » Mes amis ,» grace pour 1'innocent, crioit - il j


tS LES S o ï k E E $c'efi: moi qui fuis coupable, c'elt mol33 qui merite la mort : j'ai voitlu te*^ duire fa femme , il m'en a puni:33 il a été jufte , vous êtes des barbares33 fi vous ofez le frapper «. Le Chefdu régiment court a Dom Fernand ; ille foutient, il lui parle , il lui montrela loi qui me condamne pour avoirporté ma main fur mon Officier. 33 Je33 ne 1'ctois plus, s'écrie Dom Fer-33 nand j je lui avois rendu fa liberté :33 voila fon congé figné de la veille ^33 il n'eft pas foiimis a votre juftice %33 vous n'avéz point de droits fur33 lui cc. Les Chefs étonnés s'alïemblent:Dom Fernand & Phumanitéélevent leur voix pour moi. L'on mefait reconduire a la prifon. Dom Fernandécrit au Miniftre *, il s'accufe luimême: il dsmande ma grace ; il Fobtient.Lorengo, Thérefe 8c moi nous alla»mes nous jeter aux pieds de ce libé-


AMUSANT ÈS. lprateur. ïl confirma le don qu'il m'avoitfait de ma liberté; il voulut y joindredes bienfaits que nous n'acceptamespoint. Nous revïnmes enfuite dans cevillage, ou la mort de Lorengo m'alaiflë maïtre de fes biens, & ou nousfmirons nos jours, Thérefe 8c moi,dans la paix Sc au milieu de vous.Tous <strong>les</strong> enfans de Pédro s'étoientpreflés autour de lui pendant fon récit.II ne parloit plus, qu'ils écoutoientencore, Sc leurs pleurs couloient lelong de leurs joues. Confolez - vous,leur dit le bon vieillard; le Ciel m'arécompenfé de toutes mes peines par1'amour que vous avez pour moi. Endifant ces mots il <strong>les</strong> embraifa, 8cfoute la familie alla fe coucher.


ïo 'LES S O I R E E ST O U T C E L A ,f A U T E DE S ' E N T E N D R È ,C O N T E*rri1 OUT le monde fa.it que le Diable-Boiteux , a la médifance pres, étoit unbon diable. Sa reconnoüTance pourcelui qui a brifé fa prifon de verre,( car on fait auffi qu'il étoit prifonnierdans une bouteille ) le foin qu'ilprend de lui raconter Sc de lui fairevoir toutes <strong>les</strong> aventures fcandaleufes,lui ont fait une réputation d'honnêtetéqui durera tant qu'il y aura des Diab<strong>les</strong>dans le monde c'eft lui promettre1'immortalité.Je vais mettre en fcene un autreDiable5parent du Diable-Boiteux, Scqui fe nommoit Aftarot. Aftarot aimoitSurival, Sc ce Surival étoit une


AMUSANT ES. 2 fefpece de Philofophe; il raifonnoitbeaucoup fur <strong>les</strong> hommes ; Sc vousdire que dans ce moment-la il étoitmalheureux , c'eft vous dire qu'il médifoitdu genre humain. II trouvoitque tout ici-bas étoit alfez mal arrangé,Sc que le bonheur étoit bienplus difhcile a trouver que la pierrephilofophale.Aftarot le prit un jour a part pourlui donner une legon, ou plutót unfpecl-acle de morale ; il le conduifitpour cela fur une tour a(fez élevée,une grande lunette qu'il avoit dans<strong>les</strong> mains lui donnoit J'air d'un Savant qui monte a 1'obfervatoire : leurintention n'étoit pourtant pas d'examinerce qui fe faifoit dans <strong>les</strong> cieux,mais de fcruter ce qui fe paffoit parmi<strong>les</strong> hommes, qui, au fond, font peutêtreplus diffici<strong>les</strong> a déchiftrer que Jesaftres.Aftarot avoit aufii apporté un de


i i LES S O I R E E Sces cornets a 1'ufage des perfonnesattaquées de furdité : Tenez , dit-il aSurival, avec cette lunette-ci vousallez voir au bout du monde, & avecce cornet vous entendrez du bout dumonde.En même temps il approcha fa lunettede Tacil de Surival, qui apperqutun homme pale Sc maigre a fatoilette; c'étoit un particulier fortriche , encore jeune Sc charge de toutes<strong>les</strong> infirmités de la vieilleiïc. IIétoit afthmatique , goutteux, Sec. maisil avoit par-deffus tout cela une efpecede loupe placée au beau milieudu vifage , Sc qui Taffligeoit beaucoupplus que fon afthme Sc fa goutte ; carces maladies fe bornoient a le fairefouffrir, au Hén que fa loupe 1'enlaidifloit.Aftarot ayant dirigé la lunette d'unautre cóté , Surival vit un Docteur enMédècine, qui n'étoit pas un grand


AMUSANT ES. i*Méderin , mais qui fe vantoit d'avoirdes remedes infailiib<strong>les</strong> Sc mille mentdangereux pour <strong>les</strong> cxcroiflances de lapeau, tel<strong>les</strong> que <strong>les</strong> loupes , <strong>les</strong> vernies,dcc. N'efUce pas H un charlatan, demanda Surival > Point du tout,lui répondit fon ami; il feroit partaitementcapable d'extirper la loupeque vous venez de voir, fï 1'on s'adre/Ibita lui pour cela: mais il meurtde faim, paree qu'il ne trouve pas demalades ; Sc notre malade enrage ,paree qu'il ne trouve pas de Médecin :vous voyez que cela vient faute des'emendre. S s ils s etoient adrelfés 1'una 1'autre, le premier feroit guéri, Sc1'autre auroit de quoi diner.II fe préfenta bien a Surival quelquesobje&ions a faire, mais il voulutaller jufquau bout. D'ailieurs cettelunette 1'amufoit, Sc il aima mieux s'enfervir que de perdre le temps a difputer.II regarda plus loin3Sc il vit un marl


^4 LES S O I R E E Sfur le point de devenir veuf; il verfoitde groftes larmes, Sc il s'arrachoit <strong>les</strong>cheveux. Ah ! bon, dit Surival, voilaqui eft édifiant, un mari qui aime fafemme.Oui, dit Aftarot, voila le texte :écoutez a préfent la glofe. A la mortde fa femme, ce mari fera obligé derendre une dot conftdérable qui corapofetoute fa fortune, Sc cela, fauted'enfans. (Alors Surival rabattit un peude fon eftime pour ce mari.) Maisregardez un peu plus loin , continuaAftarot; voyez eet homme qui, acoups de baton, chaiTe de chez luiun nis qui revient toujours. Ce filslui eft a charge , paree qu'il a tropjd'enfans, tandis que le mari que nousvenons de voir n'en a pas aflèz. Celui-eifavoit depuis long-temps qu'iln'en auroit point; fa femme dont ileft aimé, défroit beaucoup en avoira caufe de lui; Sc <strong>les</strong> femmes, enpareil


A M U $ A T E S.X fpareil cas , ont tant d'expédiens ?Cmyez -vous qu'en s'y prenant debonne heure , Ja femme de concertavec fon mari, n'auroit pas pu f ur-tivcment en aller commander chezeet homme qui Jes fait £ bien oumeme en prendre de tout faits , ens arrangeant avec lui ? Tout cela fautede s entendre.S u r i v a l:oh perdu la fin de cedifcours , paree que fa Junette , en fedérangeant, lui avoit laiOe voir unobjet qui avoit diitrait fon attentton;c'ctoit une jeune perfonne qui foupiroit,qui gémilfoit tout bas, Sc dontla feule maJadie étoit d'avoir quinzeans. Elle étoit dans la maifon paternelle,qui avoit fair d'une prifon jfon pere 1'appeloit ma fille , Sc ellen'ctoit que fon efclave ; enfin fa poitnnequi étoit gonfiée par des foupirsie trouvoit dans une agitation conti'nuelle ,& fa beauté n'y perdoit rien,Tornt lg


xc LES SOIREESHélas! s'écria Surival ému par unfentiment qu il prit pour un fimplcmouvement de pitié; hélas 1 qua donccette charmante enfant ? Elle a befoind'être aimce , dit Aftarot. Tout enpairlant il dérangea la lunette , & Surivalfut bien étonné de voir un jeunehomme, un peu plus agé que la jeunefille , courant, fe tourmentant, ayant1'air de ne pouvoir refter debcut nialfis; il fembloit fe porter fort bien,& il étoit plus inquiet qu un malade.Bon Dieu, dit Surival ! qu'a donc cepauvre jeune homme ? H a befoind'aimer , repondit Aftarot. Eh! que neva-t-il trouver la jeune fille , interrompitSurival ? Voila juftement, repritAftarot, ce que j'allois vous dire;c'eft qu ils ne s'entendent pas.Tenez, tenez , ajouta -1 - il, voicideux perfonnes qui ne s'entendentguere mieux. Voyez-vous eet hommequi marche fur la pointe du pied, qui


A M U S A N T E S. 27neparlequ'en chuchotant, qui a Fair^ntngué, quircpand 1'argent a droitc& a gauche pour rendre muets ceux°q U 1 m d e tr°P bons yeux; qui, enmotf > ^fïemble k un voleur presde tomber dans Jes mains de la Juftice? Ceft un mari qui introduit entecret, dans fon appartement, unejeune fille dont il eft éperdumentamoureux. II f edit en lui-méme: Ah Ffemme>


i8 LES S O I R E E SOh ! dit - elle de fon eóté , fi monfidelle époux pouvoit devenir volageune fois en fa vie! je n'aurois rien ame reprocher, Sc je ferois plus heureufe.Vous voyez, Surival > que cesdeux époux n auroient qu un mot a fedire , pour s'accorder une indulgencemutuelle, Sc pour vivre en paix Sctranquil<strong>les</strong>. Cela n eft pas encore biencertain, reprit Surival qui en mémetemps porta le cornet a fon oreille ;Sc auiri-tot ils furent interrompus parun grandbruit qu'ils entendirent. Cétoitun homme de moyen age , quiquerelloit a haute voix le Ciel Sc laterre. Je fuis tout a la fois, s'écrioitil,un homme d'efprit Sc un favanr,je'fais de la profe & des vers-, je parcoursavec gloire la carrière du théatreSc celle de la philofophie , Sc 1'indigenceme pourfuit par-tout! Je céde^rois volontiers beaucoup de gloire pourpn peu d'argent,


A M U S A N T ES. 19Cet homme-la vous attrifte, dit Aftarot? Regardez par ici. Et en mémetemps il lui fit voir un homme riche,Sc fort ennuyé. Cela ne parut pas extraordinairea Surival 5 ce qui Pétön*na davantage, ce fut de lentendre,a la faveur de fon cornet, fe pïaindrea-peü-près en ces termes: Je regorgede biens, & je fuis loin detrecontent ! C'eil de la gloire qu'il meratidroif, je voudrois avoir la réputationd'un grand homme, 8c je n'ai quecelle d'un homme riche. Ah ! que j edcrnnerois de bon coeur beaucoup d'argentpour un peu de gloire !Surival dans fon premier mouvement, fans fonger s'il étoit entenduou non, lui cria d'achetér quelquemanufcnt du favant qui 1'intirelToit*mais comme tout le monde n'avoitpas fon cornet, <strong>les</strong> vents emporterentfes confeils.Ils ne .vous enterident pas3ditB iij


5o LES S O I R E E SAftarot} & qui pis eft, ils ne s'entendentpas eux-mcmes. Vous Ie voyez >d'après vos confeils, i'un pourroit acquérirde la gloire, 1'autre des richeffes,3c tous <strong>les</strong> deux feroient contens.II lui fit voir enfuite plufieurs chofestoutes aufli curieufes. Tantót c'étoitun homme auflï ennuyé qu'ennuyeux,qui, ayant befoin d'amener des coi>vives a fa table , alloit recruter auPalais Royal, nombre de perfonnesqu'il connoiifoit a peine de nom , 3cqu'il prioit inftamment de venir dineravec lui j 3c dans le Jardin des Tuileries, un honnête homme pale ,abattu , qui ne trouvoit pas un amiqui 1'invitat. Tantót c'étoit un galanthomme qui fouffroit, pour ne pouvoirfaire un emprunt utile 3c bien allure j& d'un autre cóté , un riche héritierqui s'impatientoit de ne pouvoir préterutilement fon argent 3c fans cefterevenoit ce refrein: Tout celafaute de


AM U SANTÉ S. 3 fs'entendre. Fort bien , interrompitenfin Surival, mais je voudrois bienfavoir quel eft le but moral du fpectacleque vous me donnez ici: queprétendez - vous en conclure ?J'en conclus, répondit Aftarot, quela nature a mis chez <strong>les</strong> hommes toutce qu'il leur falloit pour être heureux;& qu'ils ne doivent s'en prendre qu aeux - mêmes, s ils ne le font pas.Vous avez raifon, mon cher Philófophe, reprit Surival, je n'ai qu'unmot a vous répondre: je vois fortbien que <strong>les</strong> hommes ont parmi euxtout ce dont ils ont befoin, mais jeerois qu'ils n'en feront pas mieuxpour cela, tant qu'ils n'auront pasvotre lunette pour fe voir, öc votrecornet pour s'entendre.Biv


^ LES $ O I R è E SLE PLUS GRAND DES DANGERS ,A N E C D O T E.SAINT-LEU étoit né de parens honnêtes& opulens. Ce n'étoit pas unfage , car il n'avoit que dix-liuit ans,,& il vivoit a Paris : ce n'étoit pas.non plus tout-a-fait un étourdi, niun fot, car il avoit été bien élevé ,Sc fon caeur étoit honnête Sc fenfble*Mais en fait d'amour, il avoit cettelégéreté fi commune parmi <strong>les</strong> jeunes,gens', fes procédés étoient lelies, pareeque fes défirs étoient vifs , Sc que lafortune lui avoit donné la facilité de<strong>les</strong> fatisfaire. Une feule circonltancele contrarioit quelquefois:. ü étoit encoredans la dépendance de fes parens 5il logeoit avec eux.Un jour il fe promenoit dans unJardin que vraifemblablement il ne


A M U S A N T E s. ?,frequentoit guere, J eLuxerobourggenade pe.nnalog.eafes& QU. noffie gol5tl'a U x A m a t £ u r s>Beaux-£(prits, des méianeoligues &quelques Voifi* Dans une alL d«Pius fohtaires qu'ilt r a v e r f o i t d5iur un banc a IVWÏ ' •w> - >a i c c a",«oi tune jeunePerfonne que nous nommerons PétroniJle.Ses veVmpnc • / -vetemens , qm étoientdPlus ^p<strong>les</strong>, n»auroient point attiré <strong>les</strong>regards de Saint-I eu. 5mais avan,hafa d ,ete Jes yeux fe elle , ila p pe r.9« ^ plus (olie figure du mondbui-non ?oit auplu s di x- f e p t a n S - C, t o. t6" e J aAS e9"*avait Pétronille. Unpeu de paleur repandue fur fe traiteen ajoutant a iWérêt de fa beauté'~ ?o i t quelqueg r and chag ri„.S a'figure Sc fon regard modefte n>i nvi,toient point iJ a t é m é m é.orconftance & l e ] t ó u é t o i e m e n^tradtdhon avec fon air & f a m o d e f f i eü n e' e n n e ****** jofe,f e u I e;


34 LES S O I R E E Saffife dans un Jardin public , peut bienêtre honnête & vertueufe y mais aParis, il eft prefque permis de s'y tromper.Saint-Leu fut au moins curieuxde favoir ce que c'étoit', il pafta pourtantdevant elle fans s'arrêter , 8c fanslui parler ; mais il la regarda fixement;8c a la feconde fois , 1'ayant retrJiivéeau méme lieu , il vint s'afleoir fur leméme banc, mais a quelque diftancede la jeune perfonne. Soit qu elle nePeut point appercu ( car elle avoitFair très-occupé ) , foit que le maintienhonnête , 8c plus honnête qu'a1'ordinaire, du jeune Saint-Leu, neTeut point alarmée , Pétronille nequitta point fa place. Saint-Leu, aprés1'avoir confidérée un inftant fans riendire, ofa lui adreflferlaparole. L'airtriftequ'elle avoit fut le prétexte qu'il faiiïtpour lui parler ; 8c il tourna aftez heureufementfon compliment pour nylaüTer rien d'effrayant pour la pudeur >


AMUSANTE S. | ien cas que la pudeur fe uit hafardéea une pareille folitude. Après un entretienpréliminaire, auquel Pétronillene contribua guere que par des demiphrafes,Saint - Leu lui demanda lapcrmiffion de la ramener chez elle.Elle lui répondit fort naïvement qu ellen'avoit point de demeure. II. lui ofFritalors un fouper Scu nafile chez lui-& il fut peut-etre furpris de n'être pasrefufé. Pétronille, après Pavoir regardéun moment fans parler , acceptaia propoftion , fe mit en devoirde le fuivre , Sc Saint - Leu 1'ayantfait entrer dans une voiture qui 1'attendoitk h porte du Jardin, Ja fitconduire tout droit afon appartementPeut-étre avoit-il „ nlaquais Sc un


'f£ L E S $ Q I R E E, S'contente. Sa beauté gagnoit. a. être vuede prés 'y elle étoit fans parure, & lefard lui étoit étranger.. Son organe.étoit encore un nouveau moyen de.{edu&ion; elle. avoit ce genre de voix.qui- paroit embellir la bouche dontelle fort. Saint-Leu étoit enchanté defabon-ne fortune ,, rnais il. ne lui étoitpas permis de s'en applaudir toutBaut car j'ai. dit quil vivoit encorechez. fes parens ; Sc quoique fon ap-.part.e.ment fut fép.aré des leurs, il.avoit.befoin de précaution pour n'être pas,découvert 11 feignit une indifpoiition^& fe fit apporter a fouper dans fa,chambre. On juge bien: qu'il, ne.devoit pas y fouper feuf: il. avoit un;charmant convive qui fe mit a table:avec lui, Saint-Leu crut. s'appercevoir:qu'elle avoit plus de befoin que d'appctitj Sc bientót il n'attribua qu'a fa.,foiblelte eet air abattu qui atm/ïoit,fa phyiionomie. Quand le fouper £u&


AMUSANTERavance, tl s'enhardit \ a de vagues propofitions,il fit fuccéder la galanterie,On lui répond froidement:. il eft furpris.,mais il croit que le momentn'eft pas encore venu , & il attend.Au. deflert, il quitta la place pouraller s'aCeoir a cóté d'elle. Son regard,devient plus animé , fon entretienplus vif i il prend une main d'un airfamilier, mais la furprife de Saint-Leu redouble , quand il fè fent repouftepar Pétronille. Pétronille ccartafa main, non pas avec eet air étudiéqui ne femble fe refufer au défir quepour Pirriter davantage 5 ce n'étoit nidu mépris, ni méme de la fierté %c'étoit un refus doueement exprimé ymais qui paroiftoit réellement fentLSaint-Leu alloit s'en plaindre ou témoignerau moins fa furprife; maisfes yeux rencontrerent ceux de Pétronille, & le reproclie expira fur fa,bouclie. Si un regard de Pétronille:


1% L E S S O I R E E S1'empécha de parler, il ne 1'empéchapas de réfléchir a fa fituation, qui nelaiilbit pas d'étre fïnguliere. II étoitloin de pouvoir expliquer ce qu'ilvoyoit. Quand ils eurent quitté latable, ils s'arlirent auprès du feu \ onétoit alors en hiver. Un momentaprès, méme liberté de la part deSaint-Leu, &: méme conduite de Pétronille.Ces refus réitérés infpiroienta Saint - Leu un dépit fecret, & iln'ofoit le témoigner. Sa pofition paroïtraencore plus embarrafifante ,quand on faura que de moment enmoment Pétronille 1'intérelToit davantage.S'il avoit peine a lire dans 1'amede cette fille fingultere, il commen-^ok a ne pas voir plus clair dans fonpropre cceur: ce n'avoit été d'abordque curiofité, fantaifie ; ce qu'il éprouvoitalors étoit un fentiment, fentimentvague encore a la vérité, Scdont il n'avoit pas cherché a fe ren-


AMUSANTE S. 3$dre compte; mais quoique fon cceurfemblat fe mettre de Ja partie, unepareille conduite 11e Jui paroifioit pasmoins étrange. Enfin, difoit-il enlui-même, voyons la fin de tout ceci.II fe faifoit tard; Sc ce moment devenoittrès-délicat pour 1'un & pour1'autre. MademoifelJe, Jui dit-il enfin ,il eft fort tard , tout le monde va fecoucher dans la maifon. Faut-il que jeferme, ou que je vous ouvre maporte ? Monlieur, lui répondit Pétronille,je vous ai déja dit que je n'avoispoint d'afile. Elle prononca ces motsd'un ton fi intéreftant ! II y avoit dansfes regards une douceur ingénue, unfentiment difficile a définir, Sc queSaint-Leu ne put interpréter. Milleidéés fe croifoient dans fa tête : plufieursfëntimens fe combattoient dansfon cceur. II voulut parler; il netrouva rien a dire , Sc il fe tut. CependantTefpérance s'étoit gliflée dans


40 LES S O I R E É Sfon ame. Pétronille, de fon cötésfembloit le regarder avec intérêt j &en effet tant de réferve en pareillecirccnltance étoit remarquable dansun jeune homme; il avoit d'ailleurs dela figure 8c de 1'amabilité; 8c n'êtrepas infolent dans une telle fituation,c'étoit une grande preuve de modeltie,Mais a la fin, impatient de voir ledénouement de cette aventure, il demandala permiffion de fe coucher,pour voir comment cette propofitionferoit recue. II le faut bien, dit-elle.avec un air cmbarraue. Et vous, repritSaint-Leu, qu'allez-vous faire?-Saint-Leu ne fit point cette quefrionfans trembler de la réponfe qu'il alloirrecevoir. Elle fut peu fatisfaifante..Pétronil'le lui demanda a pafier Januit dans un fauteuil au coin du.feu ; 8c elle fit cette de mande aveceet air qui ne permettoit pas a Saint-J-eu de contredire. Comme il ne:


'AMUSANTE S: 4*rcpondoit pas, elle renouvela fa demande, mais avec plus d'inftarice , &pria Saint-Leu de fe coücher. Sa phyfionomiene s 'étoit pas cgayée\ & G.fa beauté parloit aux fens de Saint-Leuéfon air de trifteue touchoit foncceur, & le défarmoit. Enfin il fe mitau lit j & Pétronille , <strong>les</strong> yeux baiffés& tournés vers ie feu , s'enfonca dansfon fauteuil.Vraifemblablement ils dormirentpeu 1'un 8c 1'autre. Quand le jourfut venu , Saint-Leu, a qui la rénexionavoit infpiré fans doute plus decourage , ofa commencer un difcoursqui tendoit k un édairciiTement. Mademoifelle,lui dit-il, vous avez jetémon efprit & mon cosur dans un troubleque je ne faürois fupporter pluslong-temps. Permettez-mpi de vousfaire remarquer que mon aventure efi:bien étrange , 8c que votre conduiteavec moi ofFre des concradicüons au


4i LES S O I R E E Smoins apparentes, très-diffici<strong>les</strong> a expliquer.II eft vrai, lui répondit Pétronillemais ma conduite enversvous, ma démarche , que la néceftitéa déterminée, & non pas la réflexion, me furprend bien autant qu ellevous étonne. Peut-étre votre phyfionomie, qui ne paroit pas m'avoirtrompée fur ks difpofitions de votrecceur , m'a -1 - elle infpiré le couragedont j'avois befoin ; peut-étre auroisjefait la méme démarche avec moins.de raifon de m'y hafarder. Quoi qu'ilen foit, vos procédés mentent de mapart une entiere franchife , Sc vousallez connoitre enfin la malheureufePétronille, c'eftainfi qu'onme nomme.A ces mots ayant gardé un momentle filence, comme pour recueillir fesforces , elle commen^a ainfi:Je fuis née en Province , de parenshonnêtes, mais pauvres; unetante qui avoit quelque bien, Sc qui-


AMUSANTE S. 45m'avoit recue chez elle ï Paris, memit en apprentiffage chez une Brodeufè, a qui elle devoit donner unecertaine fomme. Le malheur qui m'atoujours pourfuivie , m'enleva matante , qui, avant de mourir, venoitde perdre fa fortune par un proces.La femme qui m'avoit recue ne putplus, ou ne voulut plus me garder.Un homme riche du voifinage me fitofïrir chez lui une place que je mevis förcée d'accepter. Je fus afïez contentedu traitement qu'il me fit d'abord,fans doute paree que je nefoupconnois pas fon véritable deffein;mais il ne tarda pas a me le faireconnoitre , Sc j'appris bientót quemon honneur devoit payer fes bienfaits.11 fit jouer auprès de moi tous<strong>les</strong> relforts que peut employer Ie richecorrompu contre la vertu indigente.II attaquoit tantot mon cceur, tantötma 1vanité. Après avoir perdu fes


44 LES S O I R E E Sprieres, il employa jufqu'a la menace iayant réfifte a tout , je 1'ai vu difpoféa pafler jufqu'a la viole.nce \ & Ja peurd'y fuccomber m'a jetée dans le déliredu défefpoir. J'ai cru devoir prendrela fuite; Sc n'emportant rien avecmoi, de peur d eveiller le foupc;onSc de rendre ma fortie plus difficüe ,je me fuis échappée des le grand matin.Ne fachant oü por ter mes pas,n'ayant pas méme de quoi acheter unafïle d'un moment, la' peur m'a faitentrer dans une ÈglifQ ; Sc je m'y fuiscachée au fond d'une Ghapelle, ouj'ai paiïé le jour entier & la nuitfuivante. Le matin j'en fuis fortie fansprojet, fans efpoir. Etrangere, inconnuea tous <strong>les</strong> habitans de cette Capitale, clans quel fein aurois-je purépandre mes malheurs ? J'errai longtempsencore, toujours pourfuivie parla crainte de tomber dans <strong>les</strong> mainsde mon tyran. J'avois paüe prefque


AMUSANTE S. 45-deux jours entiers fans prendre aucunenourriture; j'avois peine a me foutenir,mais mon efprit étoit fï préoccupéde mes chagrins, que j'ai fentima foiblelfe avant d'avoir fenti mesbefoins. Tout prés d'y fuccomber, jevenois d'entrer dans le jardin du Luxembourg;Sc quand vous m'avez rencontrée, je m'aiTeyois fur le bancou vous êtes venu vous placer. Vousfavez tout le refte, Sc vous favezaufli, d'après le récit de mon infortune, quels font <strong>les</strong> fentimens de moncceur. Vous voyez , Monfeur , quej'ai tout facrifié pour conferver 1'honneur.Cela peut vous fervir a expliquerma conduite envers vous; Scvous pouvez , d'après cela , décidercelle que vous devez tenir envers mof.Je fens que mon malheur elt telqu'il peut rendre ma franchife fufpecte; mais je préfere ma vertu,méme a ma réputation; Sc n'ayant pu


46 LES S O I R E E Sconferver 1'une Sc 1'autre a la fois, jeme confolerai, s'il le faut, d'être foup-£onnée, accufée méme par la bouched'autrui, li je fuis innocente a mespropres yeux.Ce récit de Pétronille étoit dans laplus grande vérité ; & il eft temps de1'affirmer ici pour détruire <strong>les</strong> injuftesfoupcons que fon aventure a pu fairenaïtre dans 1'efprit de quelques lecteurs.Cet éclairciflement détruifoit <strong>les</strong>efpérances de Saint-Leu , Sc il ne putfe défendre d'un mouvement de joieen 1'écoutant. Pétronille qui s'intéreffóitde plus en plus au cceur de Saint-Leu , parut contente de la fenfationqu'elle venoit de produire fur fonefprit. Elle ajouta a fon récit des chofesbonnétes pour lui; Sc fon vifage plustranquille , annoneoit que fon cceurétoit moins affligé. L'amour enfin,par un effet contraire , mais affez natureldans la fïtuation oü ils fe trou-


AMUSANTE S. 47voient, avoit rafitiré Pétronille , &rendu Saint-Leu plus timide. II tachade la confoler & de lui faire efpérerun avenir plus heureux. Enfuite ayanta fortir, il la pria de permettre qu'ilfermat fa porte, & qu'il emportat laclef, pour ne pas 1'expofer a être appercuede fes parens. 11 ne tarda pasa rentrer; & de nouveaux entretiensavec elle , enfoncerent le trait plusprofondément dans fon cceur. Bientötil ne put fe diffimuler qu'il avoitconcu pour elle 1'amour le plus paffïonné.II ne balanca plus ; il couruttrouver un parem qui logeoit dans lamême maifon, & qui avoit pour lui1'amitié la plus tendre. II lui racontafon aventure, dont Alinval ( c'eft lenom de ce parent) ne fit que rire d'abord.II regarda cette hiltoire commeune fable débitée a un jeune hommeétourdi par une aventuriere intérelfée;mais pour y croire fans héfiter, U


48 LES S O I R E E Sneut befoin que de voir 3c d'entretemrPétronille un feul moment. Ce parentavoit un cceur fenfible 3c une philofophiedouce. Les préjugés de naiffance3c <strong>les</strong> confidérations de fortuneétoient nuls pour lui, II s'intérefla aleurs amours; mais avant de rien entreprendre,il voulut donner a Pétronilleun logement ou Saint-Leu putla voir fans demeurer avec elle: <strong>les</strong>deux amans fe virent en effet, Tunetoujours honnête, 3c 1'autre toujoursamoureux.Pendant ce temps-la, Alinval avoitécrit dans 1'endroit ou étoit née Pétronille, 3c avoit pris a Paris des informationsfur la conduite. Contentdu fuccês de fes démarches, il s'étoitbien promis de rendre heureux cesdeux amans, dont 1'amour mutuel nefaifoit que s'affermir de jour en jourpar 1'eftime. Pétronille, en échappant;aux embuches du corrupteur qu'elleavoit


'A MUSANTE S. 49avoit quitté, croyoit bien avoir évitéle plus grand péril qui put menacer favertu. Elle reconnut bientöt fon erreur.Jufque-la elle n'avoit été attaquée quepar <strong>les</strong> richeflés qu'une ame noblepeut méprifer, ou par la menace qu'onpeut braver avec du courage; maisauprès de Saint-Leu, elle avoit a combattrefon propre cceur. C'eft un ennemid'autant plus dangereux, qu'ons'en méfie d'autant moins , 6c qu'onvit toujours avec lui. Enfin un jour ,a la fuite d'un entretien des plus tendres, ils fe trouverent tellement enivrésd'amour, que Saint-Leu alloitremporter une vidoire qu'il n'avoitpas fongé a pourfuivre : Saint - Leun'ayant point eu le projet de féduire,6c Pétronille, avec le ferme defleinde réfilter a la féduclion , étoient présPun 6c 1'autre de fuccomber, lorfqu'Alinvalvint frapper a la portepour leur annoncer leur bonheur. IITornt I,C


co L E S S O I R E E Savoit li bien travaillé auprès des pereSc mere de Saint - Leu , qu'il <strong>les</strong> avoitfait confentir a fon mariage avec Pétronille,Ainfï un moment plus tard,la vertu de Pétronille faifoit naufrageaprès avoir rélifté aux affauts <strong>les</strong> plusorageux : elle apprit par-la qu'on abien plus befoin d'être en garde contrefa foiblefle que contre la forced'autrui. Elle époufa Saint-Leu, Scils furent heureux 1'un Sc 1'autre ; maiselle n'oublia jamais le quart-d'heurequi avoit précédé leur union. Elle fitplus : la tendrefle maternelle 1'emportafur fon amour - propre j elleeut le courage de raconter a fes enfans<strong>les</strong> dangers qu'elle avoit courus;êc eet exemple fut peut-être pour euxune lecon plus éloquente Sc plus utileque tous <strong>les</strong> livres de morale qu'elleeut pu mettre dans leurs mains,


A M U S A N T E S. f iE L L E F I T B I E N ,C O N T É ,• HORTENSE n'avoit qne quinzcans. A eet age on eft encore jeune ;mais fon efprit ne 1'ctoit plus, Ce n'eftpas que le monde 1'eüt formée : ellefortoit a peine du couvent. Quelleécole que le couvent ! Comme vingtjeunes Penfionnaires reünies enfémblevont loin ! On diroit qu'el<strong>les</strong> ontune efpece d'inftincl: qui leur fait preffentir&deviner ce qu'el<strong>les</strong> ignorent,Sc rarement el<strong>les</strong> fe trompent; inftincl:charmant, qui leur apprend toutes cesfineffes, ces efpiégleries, Sc ce manegeenfin que fix mois d'ufage développentaffez.Pour ce qui eft de la trempe de fonefprit & de fon caradere, Hortenfeétoit déja bien loin de la nature. ElleC ij


ji LES S O I R E E Sn'avoit plus que eet efprit & ce caractereque la ledure des romans compofeaux jeunes perfonnes. Elle enavoit lu, grace a 1'indulgence de laTouriere , de toutes <strong>les</strong> efpeces ; &,fans connoïtre le monde , elle étoit enétat de deffiner dans fon imaginationle portrait d'un Lovelace ou d'unGrandiffon. Sa tête exaltée ne voyoitle bonheur que dans 1'amour, Sc voyoit1'amoLir par-tout. Elle s'étoit pétri uncceur a fa manicre , Sc ce cceur-ladevoit 1'infpirer Sc la conduire. Voustremblez déja pour elle.... Raflurezvous.Heureufement elle fe fit unplande conduite, finguiier a ia vérité, uniquepeut-étre, Sc qui la préferva debien des faux pas.Je reviens au couvent, Sc je n'oublieraipoint le parloir. Le parloirinflue plus qu'on ne penfe fur 1'éducationdes jeunes Penfionnaires. Lestête-a-tête y font bien longs \ tête-a-


A M U S A N T E S.


ï4 LES S O I R E E Sfage de dix ans , Hortenfe étoittout au plus connue de fa familie Scdes ainis de fa familie. Parmi ces amisla,il en eft qui ont toujours une fillea propofer en mariage au garcon, ouun garcon a la jeune fille. Du momentqu'ils font nés jufqu'a Fage deleur entrée dans le monde, ils ne <strong>les</strong>perclent pas de vue, Sc arrangent deloin le fufeau de leur deftinée future.A point nommé ces amis-la fe préfentent,Sc tout eft fi bien concerté, qu'ilsne manquent jamais de réuftir ; car ilsont toujours dans la bouche ces termesfacramentaux: Vunion efi j'ortabh.Tout ce manege , il eft vrai, n'a lieuque quand 1'héritiere ou 1'héritier fontriches.Un confeiller d'Etat, qui avoit unfils tSfllé complétement pour remplacerM. fon pere, fut le premier aannoncer fes prétentions fur Hortenfe.C'eft trop , dit - il a fon ami, retenir


AMUSANTE S mffHortenfe au couvent \ elle a vingt ans.ïl faut la rendre au monde : on ditqu'elle eft bien. Le monde cependanteft bien contagieux ! II feroit très-aproposde la marier. —- On fe doutebien qu'il propofa fon fils \ que fon filsfut accepté, Sc que 1'entrevue des jeunesgens ne fut renvoyée qu'a la huitaine.Hortenfe en fut prévenue,mit fa plusbelle robe, fe fit coiffer le plus éiégammentpoffible. MéÜdor ( c'eft le nomdu jeune confeiller ) avoit couvert falongue taille d'un habit de foie biennoir Sc bien moiré. Sa blonde chevelureretomboit longuement fur fon longdos. II tenoit dans fes mains, avec desgants blancs, un beau bouquet. Mélidorauroit bien voulu jouer Yétourdi ,fe permettre ce franc-parkr qui fied fibien fous le plumet Sc la coearde jmais fous <strong>les</strong> yeux de fon pere Sc drefféde bonne heure a la fatigante monotonied'un coftume férieux , il s'obfer-C iv


y6 LES S O I R E E Svoit fans relache. Par exemple , quandil étoit tenté de rire aux éclats, il fecontentoit de fourire avec gravité. IIrégloit jufqu'au mouvement de fesyeux, Sc n'en laiiToit échapper que desrayons lucides, qui répandoient autourde fa perfonne un demi-jour décent Scmagiftral. La méme retenue Sc la mémegravité fe faifoient remarquer dans fonallure, Sc tout ce qu'il difoit avoit aumoins le tonpenféoupenjif. Hortenfe,qui reflembloit a toutes <strong>les</strong> jeunes perfonnesqui recoivent le mouvementqu'on veut bien leur donner, paria avecréferve,ne développa point la moitiéde fes graces, Sc répondit par monofyllabes.Elle étoit embarraifée-, car la vifted'unfutur époux aquelque chofe de bienembarraffant pour une jeune demoifelle.Elle recut le grand bouquet deMclidor, 1'attacha modeftement, avecun ruban, a fon cóté gauche , Sc écoutaenrouguTant par interval<strong>les</strong>. Son pere


A M U S A N T E S. j7«yam jugé a propos de terminer laféance, la conduifit dans un des coinsdu parloir , Sc la, pour fatisfaire a'J'ufage , il lui prit la main, la ferra ,Sc lui dit : — Ma fille , je ne veuxpoint vous voir malheureufe. Je hixnaginepoint vous 'préparer des regretsen vous propofant Mélidor ; il eftriche Sc, fans attendre fa ré-;ponfe, il ajouta :— Vous vous convenezon ne peut pas mieux. — Dansle méme moment , le confeiller d'Értatavoit tiré Mélidor a part. — Jete félicite, mon fils ; elle eft charmante.Et, fans lui donner le temps•de parler., vous vous convenez a merveille.— Les deux peres s embrafte-:rent aufli-tót, en s ecriant: Ces enfansfont fatts i'un pour 1'autre , / ' » efiitrïs-fortabk. .Ainfi le fort d'Hortenfede Mélidor fut décidé, fans qu'ils.ceuifent été confultés ; Sc on appela«cela une union fortabkC y


f3 LES S O I R E E SLe lendemain Mélidor ne manquapas d'envoyer a Hortenfe un billet &des fleurs. Le billet étoit une fleur


AMUSANTE S. 5^ces moyens foient employés fouvent;mais il eft bien vrai que <strong>les</strong> femmesferoient en général des époufes plusheureufes. Je me hate de préfenter ames lecteurs la fcene que j'ai a décrire.Dans une falie richement meublée,ou s'élevoit un lit nuptial fuperbementparé, dont une jeune femme-dechambredétachoit en fouriant <strong>les</strong>rideaux, Hortenfe avoit été conduitepar Mélidor. Mélidor ( car enfinil étoit époux ) fe préfenta le momentd'après en robe-de -chambre.Hortenfe promena fur lui des yeuxétonnés, öc lui dit avec le fourire leplus gracieux: — Que prétendez-vous,Monfieur ? En vérité ceci me paroitd'un fingulièr Ah ! du moins veuillezpermettre que nous ayons faitconnoiffance. — Mais, Madame. —Mais, Monfieur. — On fe figure aifémentla furprife de Mélidor. II tombeaux genoux d'Hortenfe; prie , preffe...»C vj


Co LES $ o i R i E SMadame, 1'hymen a des droits facrés :je fuis bien éloigné de <strong>les</strong> réclamer ;mais quand 1'amour.... — L'amour,dit Hortenfe en le regardant avec <strong>les</strong>plus beaux yeux du monde, je ne demandepas mieux. Aimez-moi 3Monfeur, aimons-nous , j'y confens maisje vous préviens que je ne veux pointreffembler a toutes ces époufes qu'onaime3qu'on quitte, & qui, dupes d'unefatiété qu'el<strong>les</strong> infpirent par trop decomplaifance, font vraiment a plaindre.Oubliez, je vous prie, que vousêtes mon époux , Sc tacbez d'ètremon amant. Voici mon appartement,chercbez ailleurs le vótre. -— Quoi!tout de bon, Madame ! — Un jourpeut-étre me faurez-vous gré de eetarrangement.Mélidor fut contraint de fe retirer,Sc de fe réfgner. Le lendemain il fepréfenta de bonne heure a la porte4'Hortenfe j il n'étoit pas joun Hor-


AMUSANTE S. 61tenfe lui fit mille excufes , Sc lui annoncaqu'elle ne recevoit perfonnependant qu'elle étoit dans fon lit. Mélidorvoulut avoir accès a fa. toilette ;il n'y eut pas moyen. Hortenfe n'avoitgarde de fe montrer fous un li grandnégligé, Sc de découvrir tout ce qu'elleétoit forcée d'emprunter a 1'art. Ellene fut vifible pour Mélidor que dansfon boudoir, Sc après que toutes <strong>les</strong>glacés 1'eurent ralïurée fur le pouvoirde fes charmes Sc 1'effet de fa. parure.Elle reent fon époux comme une aimableconnoiiTance dont on veut fairefon ami 5 Sc pendant qu'elle brodoitau tambour elle laifia a Mélidor toutle temps de revenir de fon étonne-•ment , Sc de lui dire <strong>les</strong> plus jolies•chofes. On eut dit de la plus aimabledes coquettes, fouriant aux décentesagaceries d'un aimable féducteur. Ilsavoient 1'un Sc 1'autre beaucoup d'efprit,Sc 1'on imagine bien tout le fel


AMUSANTE S. 6$Hortenfe, de fon cóté, fidelle a fonplan , faifoit de fon mieux pour tenirMélidor en haleine. Elle ne fe montroka lui que fous des jours avantageux.Jamais en négligé, jamais d'humeur, jamais cette franchife de caracterequi détruit prefque toujours laconfiance, en ne ménageant point ladélicatefle. Toujours bien, elle favoitprévenir le moment ou elle alloit êtrede trop. Mélidor croyoit vivre avecune aimable étrangere , dont il effayoitde parler la langue. Enfin Mélidorfut heureux. Eh ! combien demoyens il employa pour 1'être ! IImérita fon bonheur. — J'ai tout donnéa mon amant, diloit Hortenfe, monépoux ne poffede rien encore. — Eten effet, Mélidor , qui, comme tantd'autres maris, s'imaginoit follementque le relte de fa vie dépendoit de cepremier pas, fut détrompé. Hortenfeparut bientöt avoir oublié un moment


«4 LES S O I R E E Sde foiblelfe , fe défendit comme parie paffe 5 Sc Mélidor enivré d'un bonbeurqui s'échappoit comme un beaufonge , courut de nouveau fur <strong>les</strong> pasd'Hortenfe qui avoit toujours 1'air defuir fans jamais difparoïtre.Ces deux époux pafïèrent ainfï leursbeaux jours; je dis beaux jours, car ilsvécurent toujours enfemble comme detendres amans. Hortenfe, ingénieufe•a paroitre jolie, a n'accoutumer fonépoux a rien, & a lui faire tout recevoircomme un bienfait; Mélidor toujoursaiguillonné par un défïr, Sc ranimépar une jouilfance.O vous qui êtes bien perfuadés qu'unferment prononcé a 1'autel , vousdonne fur vos femmes une entierefuzeraineté, Sc prefque droit de vieSc de mort, détrompez - vous. C'efïde cette fauflfe idéé que naiffent 1'ennui& <strong>les</strong> dégouts du mariage ; Sc vous$ui vous plaignez de vos infidelies


AMU SANTÉ S. 6"fepoux, fouvenez-vous que pour <strong>les</strong>cnchamer il faut imiter Hortenfe ,avoir toujours toutes <strong>les</strong> graces de lanouveauté Sc le piquant d'une maitrelïè.Je lens bien que ce n'eft paspeu de chofe. Aufli voit * on peu debons mariages.


66 LES S O I R E E SAVENTURESDE VOYAGE,N O U V E L L ELmitée de VItalien deMALESPINI.ISÏDORE , Gentilhomme de Pavie,fe mit en voyage , fur la fin de Pautomne, pour fe rendre aux invitationsdu Prince de Maifa , fon parent &"fon ami. II s'arrêta quelques jours aGenes, 8c après avoir vifité <strong>les</strong> curiofitesde cette fuperbe ville , il réfolutde s'embarquer dans une tartane, lechemin par terre étant devenu tropdangereux a caufe des guerres civi<strong>les</strong>qui troubloient 1'État. Le patron dunavire vint avant le jour Pavertir dudépart. On déploya <strong>les</strong> voi<strong>les</strong> par unvent favorable : la tartane étoit pourvuede bons matelots, 8c ne renferanoitque fept paffagers3parmi lef-


AMUSANTE S. 6jquels un jeune homme d'tme figuretrès-avantageufe qui couvroit de fonmanteau une dame pour la garantirdu froid Sc de 1'humidité de fair. Lesautres étoient deux femmes-de-chambreSc des hommes du commun. Apeine eut-on fait douze mil<strong>les</strong> en mer,que le vent changea, Sc devint fiviolent que <strong>les</strong> matelots ne pouvoient,fe fervir de leurs rames, ni gouvernerle petit batiment. Ifidore engageale patron de débarquer a Porto-Fino.Ce qu'il exécuta avec beaucoup depeine. Nos voyageurs fe réfugierentdans une auberge, ou le noble Pave-£an fit faire un grand feu , Sc apprêterun bon repas. Cependant le jeunehomme Sc la dame fe tenoient a J'écart,Sc fembloient n'ofer le montrer.II fallut <strong>les</strong> plus vives inftances duPavefan pour <strong>les</strong> engager de fe rendrea fes offres. Quel fut fon étonnenementquand il vit la beauté de cette


6$ LES S O I R E E SDame ! II concut dès-lors le plus vifintérèt pour ces aimab<strong>les</strong> ctrangers,6c fut bientót gagner leur confiancepar fes foins obligeans. La mer continuoitd etre fï orageufe qu'elle ne permettoitpas de fe remettre en voyage.En attendam: , Ifidore 6c 1'étrangerlaiflant la dame avec FhoteiTe 6c <strong>les</strong>gens de lequipage , monterent furune éminence pour voir le fpe&acleimpofant des flots agités. Alors lejeune homme jetant un profond foupir, dit au Pavefan : 35 Seigneur,5> J'état déplorable ou je me trouvesa avec mon époufe, m'arrache enfin33 le fecret de mes malheurs.*, maisM j'efpere , en vous <strong>les</strong> confiant, met-» tre en füreté fon honneur 6c nos33 jours , menacés des plus grands« dangers cc. Daignez, répondit Ifidore, me faire part de vos craintes 6cde vos infortunes, 6c comptez quefemploirai mes richeffes9mes amis9


AMU SANTÉ S, 6$ma vie même?s'il le faut a votre fervice.L'étranger encouragé par desfentimens auffi généreux, lui dit :53 Vous faurez donc que je fuis lefils unique du Comte de Tolingue,Je devins éperdument amoureux deMclanie, fille du Marquis de Mague-Ionne. Je n'ai rien négligé pour obtenirfa mam; mais une vieille inimitiéqui fubfifte entre nos deux maifons,s'eft toujours oppofée au fuccèsde mes vceux. Informé que , pourm'óter tout efpoir , fes parens avoientchoifi pour fon époux le Chevalierde Ramure , qu'elle ne pouvoit fouffrir,j'ai pris le parti, d'accord avecMélanie, de 1'enlever de chez fonpere , qui ne craignant rien de pareil,ne veilloit pas de fort prés a fes actions.Une belle nuit, afFiflé de quatrede mes vaffaux <strong>les</strong> plus affidés,j'entrepris de la conduire en Picardiedans une terre d'une de mes paren-


•ja LES S O I R E E Stes, pour la foultraire aux perfccutionsde fa familie. Avec le renfortde quelques amis bien montés, nousfuivions notre route , lorfqu'au fortird'un bois nous rencontrames le Comtede Rones , coufin de Mélanie, hommefier & violent, qui prétendoit aufii afa main , mais qu'elle avoit toujoursrejetée. II étoit accompagné de gensa cheval; il avoit fans doute fait épiernotre marche. Aufii-töt qu'il nous appergut:Quon arrête ces gens-la , dit-ild'un ton impérieux , je yeux favoirqui ils font , & ou ils emmenent cettejeune perfonne. Nous fümes en mémetemps inveftis de toutes parts. Perfuadéqu'avec ma foible efcorte je ne pouvoisréffter a tant de monde, je crusmettre fin a cette aventure , en déclarantqui nous étions, & notre deffein.Que je fus cruellement détrompé !Dès que le Comte de Rones entenditmon nom, devenu encore plus fu-


AMU SANTÉ S. 71rieux , il s'écria : Traitre ! infame rayiffeur! j 'arrêterai tes odieux projets ;tu vas périr de la mort la plus affreufi , pour fervir a jamais d'exempleaux fcelerats de ta forte l A ces motsil me porte un coup cfépée fï terrible, que , li je n'eufTe effacé le corpsen me précipitant de cheval, il m'auroittué. Mes gens me croyant mort,1'attaquerent avec intrépidité , Sccomme il étendoit fon bras pourfaifïr aux cheveux Mélanie , ils le biefferent dangereufement. Le combatdevint général avec ma troupe Sc lafïenne. Sans doute que la nuit, quiapprochoit, aura donné aux miens,qui étoient en trop petit nombre,la facilité de s'échapper. Pour moi,fongeant a fauver Mélanie, qui étoitétendue par terre fans co.nnoilfance ,je m'approchai d'elle en tremblant,Elle m'appercoit, fe fouleve , Sc feprécipite dans mes bras, je lui dis


yi LES S O I R E E Sd'une voix baffe Sc prefque étoufïee;Idole de mon cceur, iï jamais il fallutmontrer du courage & de l'agilité 9c'eft a préfent;, rappelez toutes vosforces Sc fuivez-moi. Aufti-töt je 1'entrainaidans la forèt. Nous y courumeslong-temps , jufqu'a ce que fuccombanta la laflitude Sc a la détrefle3nous nous jetames au pied d'un arbre.Nous ne favions comment fortir dece bois touffu , ou il ne paroiftoit nivoie ni fentier ; nous appréhendionsde n'avoir été préfervés par notre barbaredeftinée , que pour devenir laproie des bêtes fauvages qui pouffoientdes hurlemens affreux. Danscette extrémité, au milieu des hailiersSc des ronces, nous entendimes le tré*pignement de quelque animal qui s'avancoitvers nous; craignant, nonfans fondement, que ce ne fut quelquebete carnaftiere, j'aidai Mélaniea grimper fur 1'arbre, Sc je me misen


A M V S A N T E S. y$tri défenfe. Heureufement que ce n'étoitqu un mulet fort pacifique. Je 1'armai,me doutant bien qu'il s'étoitéchappé de quelque maifon ou cabanevoifine. Je fis delcendre ma compagne,8c la placai fur le mulet, quenous laiflames aller en liberté, le prenantpour notre guide. En effet, ilnous conduiik a la chaumiere d'unbucheron, qui nous regut avec d'autantplus de joie que nous lui ramenionsfa monture , qu'il croyoit dévoréepar <strong>les</strong> loups dont le bois eftrempli. Obiigés de fuir précipitamment,nous avions laifté fur le champde bataille, équipages, argent, bijoux;il ne nous reftoit que nos habits, unecbaine d'or que j'avois au couT8cquelques pierredes. Nous fimes leprojet de palier en Italië, 8c d'y demeurerinconnus jufqu'a ce que letemps, remede univerfel de tous <strong>les</strong>maux, mit fin a nos miferes. Le len-rTornt ƒ.D


74 LES S O I R E E S''demain nous priames le bücheron Scfa femme de nous donner quelquesunsde leurs vétemens en place desnótres; a quoi ils acquiefcerent volontiers, dans 1'efpérance de quelquegain : car la fmplicité ruftique n'exclutpoint la cupidité, Sc 1'amitié'dupayfan 1'aveugle rarement fur fes intéréts.Habillés en villageois, Sc inftruitspar ces bonnes gens, qui nous accompagnerenquelque temps }de la routequ'il falloit tenir, nous <strong>les</strong> quittames.Arrivés a Marfeille , nous nous embarquamespour Genes , ou Mélanie ,fatiguée de fa mer, me propofa defaire quelque féjour. Nous vendimesla chaïne d'or Sc le peu de pierredesqui nous reftoient, Sc , abandonnantnos habits ruftiques, nous achetamesceux que vous nous voyez. La fortunen'avoit pas épuifé tous fes traits contrenous - , elle nous préparoit encore denouvel<strong>les</strong> difgraces. Nous avions pris


AMUSANTE S. 7£dans Gencs , a 1'auberge de Sainte-Marie, un logement fort ifolé. Certainjour que fétois forti du matin pourquelques affaires, le vaiet de Thótellerte, qui avoit été fans doute gagné,introduiflt un jeune homme fuperbementvêtu dans la chambre de Mélanie,Je ne fais comment ce galant avoitpu la voir, pour en être fi paffionnémentépds, car elle vivoit extrêmementretircc. II employa <strong>les</strong> ofFres <strong>les</strong>plus riches, <strong>les</strong> flatteries5Sc tous <strong>les</strong>moyens de fédu&ion; mais ne pouvantréuffir dans fon criminel deffein,il vouloit recourir a la violence : Mélaniecrioit, fe défefpcroit, appeloitdu fecours, lorfque j'arrivai, fort apropos fans doute. J'enfonce la porte;je melanee fur eet homme , Sc le percede mon épée , délivrant a la fois MélanieSc moi d'un commun opprobre:ce malheureux tomba roide mort. Iemeurtre s etant fait fans éclat3j'en-D i)


7S LES. S O I R E E Straïnai auffi-tót Mélanie, fermant lachambre , ou la frayeur nous fitoublier encore nos hardes Sc 1'argcntqui nous reftoit de la vente de nosbijoux. C'étoit avant-hier. Nous nousréfugiames, fans être appercus de perfonne, chez un Franeois dont j'avoisfait depuis peu connoiffance : nous luiavons caché notre funefïe aventure,prétextant des affaires tres-preffantes,nous Favons engagé d allervoir au mole , fï aucun vaifïêau nemettoit a la voile. II nous a rapportéqu'une tartane devoit partir pourLêrici. Nous avons alors follicité lepatron d'accélérer fon départ: il nousa dit qu'il étoit obligé de vous attendrej mais nos inftances réitérées Fontdéterminé a vous aller chercher degrand matin. Dieu fait le trouble ScFinquiétude ou nous avons été piongésjufqu'a votre arrivée. Enfin , nouscomptions être en füreté, lorfque la


AMUSANTE S. ?jMier, <strong>les</strong> vents Sc Ia fortune ont coitjurécontre nous, pour que la juftice,informée de 1'homicide, puifte encoreenvoyer fur nos traces, nous faire arrêterSc nous livrer au fupplice cómmede vils aflaffins. Jugez , Seigneur, s'il.fut jamais une fituation plus cruelleSc plus alarmante ! ccLe jeune Tolingue termina fonrécit en fuppliant le généreux Pavefaude lui accorder fes confeils&fon appur.I/ïdore ne put refufer des iarmes dattendriflementaux malheurs de cesétrangers. Comptez, dit-il, fur tous<strong>les</strong> fecours qui feront en ma puiflance,Sc regardez - moi comme un ami Sccomme un frere qui vous eft inviolablementattaché. Je veux, en dépïtdes ouragans Sc de la mer, vous tirerd'ici, Sc vous arracher au danger quivous menace. Si le chemin par terren'étoit pas impraticable , nous monterionstout-a-i'heure a cheval, maisD iij


y% LES S O I R E E Squelque temps qu'il faiTe , il faut nousrembarquer cette nuit. II promittriple paye au patron & aux matelotss'ils mettoient fur le champ a la voile3Sc <strong>les</strong> détermina a partir fans délai,quoique le vent fut tres-contraire. Onétoit a la vue de Monurmorpaffagefort dangereux , ou la mer fe divifant,s'engouffre dans des grottes profondesavec un fracas épouvantable. Le tempsdevint tellement orageux , que le patrondit a fes gens , qui étoient immobi<strong>les</strong>d'effroi: Si la tempéte continue%je me jette a Peau, & fauve qui pourra.Chacun paltt a ces mots : Mélanieconlternée , embraflé le Pavefan , quila raflure de fon mieux. II va trouverle pilote au gouvernail, & , manceuvrantavec lui, il le dirige avec prudencecontre la fureur des ondes •> ilharangue <strong>les</strong> matelots, leur diftribuedes liqueurs fortes , & leur rend lecourage & la vigueur. Tolingue tra-


A M U S A N T E S. y$vailloit aufii avec <strong>les</strong> autres paftagers.Enfin on parvint3avec des effortsïncroyab<strong>les</strong> , a Porto - Fenere, ou legénéreux Pavefan régala tout 1 equipagej Sc le lendeinain on arriva debonne heure a Lérici. ïfidore retint <strong>les</strong>deux fil<strong>les</strong> au fervice de Mélanie , ScJes conduiiit avec Tolingue a MaiTa,qui eft a peu de diftance de cette ville.Le Prince recut avec diftinótion fonparent Sc <strong>les</strong> deux jeunes étrangers ,Sc leur aftigna un logement dans fonpalais. II prit le plus yif intérêt airfort de ces Amans infortunés ; Sc, ayanteuautrefois quelques Üaifons avec leursfamilies , dont il avoit connu plufieursOfficiers dans <strong>les</strong> guerres d'Italie > ilfit palfer un de fes gentilsbommes enFrance pour ménager leur réconciliation.L'envoyé agit avec tant de zeleSc d'adrefte, qu'il parvint a réconcilierleurs intéréts : le plus prelfant detous étoit de revoir leurs enfans, dontD iv


So LES S O I R E E Sils pleuroient Pabfence &<strong>les</strong> malheurs.Ils envoyerent vers eux des gens deconfiance, pour <strong>les</strong> ramener dans leurpatrie, ou ils étoient attendus avecun tendre empreffement. Ils prirentdonc congé du Prince , après 1'avoirremercié mille fois de fes bontés officieuss.Ils exigerent du bienfaifaniïlidore qu'il <strong>les</strong> accompagnat, Sc vimafiifter a leurs noces : el<strong>les</strong> furent célcbréesavec grande pompe au fein desdeux families reünies. Les deux épouxSc leurs parens ne pouvoient affezfèter a leur gré leur commun bien>faióteur. Dans ce même temps, unecoufïne de Mélanie, riche, aimable, Scencore dans la fleur de la jeuneflé, ayantperdu un vieux mari qui lui laiifoitde grands biens, ils la lui firent épou?-fer-, ce qui le fixa pour toujours enFrance, cm ces deux coup<strong>les</strong> charmansgoüterent long - tems <strong>les</strong> délices de1'amour Sc de Famitié,,


A M U S A jtf T E $.§ rTHÉRITIER MAIHEUREUX,A N E C D O T E.A H ! maudite fortune ! tu es encoreplus ingrate que légere. Tu n'as pascï'yeux pour faire le bien, tu vois trèsclairk faire le mal; fouvent on tetrouve fans te ehercher , & fon tefait fuk en courant après toi.On na jamais eu pour cette ingrateun amour plus vrai & plus naïf que iepauvre Oriphile. II avoit un gout déeidépour <strong>les</strong> héritages , paree qu'iljugeoit que de toutes <strong>les</strong> manieres des'enrichir, celle d'hcriter étoit toujoursla plus commode & ia plus innocente.Tous <strong>les</strong> habits noirs en pieureufes.qu'il rencontroit le faifoient fourire& lui donnoient des idees agréab<strong>les</strong>.Joiü peut-être un héritier, fe difoitil!il prétendoit que ce mot- étoit h;D v


Si LES S O I R É E Splus doux & le plus harmonieux de la.langue fran9.0i.fe.Oriphile avoit un oncle & une tante..Tous deux étoient ricfies, êc tous deux1'appeloient auprès de leurs perfonnes.Eft-ce a la tante , eft-ce a Tonele,qu'il donnera la préférence ? C'eft cequ'il ne voulut décider qu'après unemiïre délibération. Comme Oriphilevouloit n'avoir rien a fe reprocher, il11'épargnoit ni <strong>les</strong> interrogations, ni <strong>les</strong>'démarches*. Avantde prendre fon partiil s'étoit fait dormer un état de leursbiens; il avoit fait lever leur extraitbaptiftere , pour favoir au jufte leurage; & enfin il avoit pris fur leur fantéFavis de leurs Médecins. II fe décidapour la tante , paree qu'avec autant defortune que Tonele, elle avoit au moinsdouze ans de plus. On voit qu'Oriphilen'agifloit point en étourdi, &«qu'il raifonnoit fa conduite.Rendu auprès d'elle, il mit en pra*


M V S A N T £ s; $


84 LES $ O I R É E Sbruit de la voix de fon Lecteur5ellefe réveilloit auilï dès que la voix letaifoit.Le jour il n'étoit pas queftion d'allerprendre un feul repas en Ville itn'avoit point a fe négliger, paree qu'ily avoit d'autres parens Sc de prochesparens j enfin la vie d'Oriphile n'étoitqu'un travail Sc un facrifice continuels.AulTi Madame Erbine ne parloitque de fon charmant neveu. Ifétoit charmant en effet; avec le titred'héritier , il avoit <strong>les</strong> graces de Fétat.II avoit appris a être maniéré dansfes révérences, minutieux dans fesfoins, ingénieux dans fes complaifances,il faifoit Féloge"du temps pafie rSc la fatire du temps préfent, il ne fe iplaifoit qu'avec la vieilleife ; <strong>les</strong> jeunesgens1'excédoient, il ajoutoit fur cela^de nombreufes réfiexions : Que des;quatre ages de 1'homme il y en avoirdeux a réformer j.que de plein faut on*.


AMUSANTE S* gV' anroit du paffe* de 1enfance a Ja vieillelTe; que lmtervalle qui s'écouloirentre ces deux points de la vie hurnaine, étoit réellement du tempsperdu, puiiqu'il étoit toujours partagéentre des projets fous & des démarchesinfenfées ; enfin c'étoient milleautres difcours, tous auffi profonds ,qui enchantoient la bonne tante, mémeun peu trop pour <strong>les</strong> intéréts d'Oriphile-i car la fatisfaótion qu'elle enavoit, influoit fur fa fanté 5c fembloitla rajeunir. Oriphile fe plaignoit toutbas du fuccès de fes foins : ce qui luifournifioit une reflexion morale, Heitbien malheureux, difoit-il en lui?même, qu'un galant homme ne puüTemériter un héritage que par des foinsqui fervent a en retarder le moment!Tandis qu'il s'enfoncoit dans cesréflexions, il recut une lettre qui luiapprenoit que fon oncle étoit bienmalade & abandonné des Médecins,,


'66 LES S O I R È E SOriphile , toujours fenfé, raifonnantfesmoindres actions, fit des réflexionsnouvel<strong>les</strong>; & il conclut, en fe réfumant,qu'il falloit quitter la tante pouraller trouver Tonele , paree qu'unejeune perfonne agonifante eft naturellementplus pres de la mort qu'uneautre plus agée, mais en bonne fanté,Voila ce qui s'appelle raifonner, fongera tout. Sa confeience même y étoitintéreffée : car enfin <strong>les</strong> malades ontplus befoin d'être fecourus que ceuxqui fe portent bien. II écrivit doncfon départ a Ia tante, qui cria beaucoupymais inutiiement, puifqu'Oriphileétoit déja auprès de fon oncle.Cet oncle s'appelloit d'Herminy.Oriphile eut affez d'adrefTe pour s'excuferde n'être pas venu plutót auprèsde lui. II montra tant de zelepour le fervir, que par <strong>les</strong> foins dirpréfent, il fit oubiier la négligencejdu pafte.. Enfin il ne tarda point $


AMUSANTE S. tjgagner la confiancc Sc Pamitié du ma-Jade. Mon ehcr neveu , lui dit unjource dernier dans un moment d epanchement,li tu avois toujours été auprèsde moi, je ne ferois pas dans1'étatou je fuis. Et Oriphile fut fur le pointde lui répondre :'Si vous n'étiez pasdans Fétat oü vous êtes, je ne feroispas auprès de vous.Cependant d'Herminy,q u ela FacultéSc la Société Royale avoientsbandomié, fe mit entre <strong>les</strong> mains.d'un Charlatan qui parvint a le guérir,foit par fcience, foit par hafard. Ceguérifièur avoit cherché Sc cherchoitencore la pierre philofophale. D'Herminy, revenu enfanté, lui ayant unjour demandé comment il avoit pu leguérir, quand <strong>les</strong> plus fameux Médeeins1'avoient condamné, il répondirque c'étoit par des fecrets qu'il avoit:découverts dans Fetude de FAlchimie,.5'étant liés tous deux étroitement, ÈéM


$8 LES S O I R E E Schimifte, qui étoit de bonne foi, découvrita d'Herminy une partie de Tesfecrets.Un jour ce dernier entra chez fonneveu , avec un air de fanté formidable.Mon cher Oriphile, lui dit-ilavec une erTufion de joie Sc de tendrelfe, je viens te faire une confidence,qui , j'en fuis sur, te fera leplus grand plailir. Tu connois Thommequi m'a guéri ? Oüi mon oncle ,dit Oriphile , Sc je fais quelle recomnoiifance je lui dois pour un tel fervice.Oh ! reprend d'Herminy, tu ne faispas encore toutes <strong>les</strong> obligations quetu lui as. Oriphile, qui connoilfoit <strong>les</strong>prétentions de rAlchimifte, s'imaginad'abord qu'il avoit communiqué a fononcle le fecret de faire des lingots; Scauffi-töt , avec un air d'attendrnTement,il demanda a d'Herminy li fonami lui avoit appris a faire de 1'or BMieux que cela, répond fon- oncle*


AMUSANTE S. 8>Mieux que cela, s'écria Oriphile ! jene vous entends plus. Alors djïerminycroyant combler de joie fontendre neveu, lui confia, en baiiTamla voix , que 1'Alchimi/te lui avortdonné une liqueur qui devoit le fairevivre des fiec<strong>les</strong> entiers. On devineaiTez rimpreffion que fit fur le tendreneveu cette confidence inattendue. Cefecret-Ja ne méritoit pas plus de foi,que tant d'autres qui nen méritentaucune ; mais un tel difcours étoitd'autant plus fait pour alarmer, quela guérifon inefpérée de d'HerminyJui prêtoit de la vraifemblance , Scdevoit infpirer de la confiance pourle favoir de l'Alchimi/te. Oriphile enfut fi erfrayé , qu'il s'enfuit a toutesjambes, en fouhaitant a fon oncle unedouce immortalité.En attendant qu'il put faire négocierfa réconciliation avec fa tante, ilfe logea dans une maifon oü logeoit


t)o LES S O I R E E Saufii la vieille Orphife. C'étoit uneperfonne auili chargée d'années quede richeffes, & encore plus accabléed'infirmités. Dans le chagrin ou étoitOriphile, elle neut pas excité fonattention , s'il n'eüt appris, par hafard,qu'elle étoit riche &fims parens.Cette circonftance 1'intérefia. La pauvrefemme, fe dit-il ! étre riche &n'avoir pas le moindre neveu auprèsde foi! il lui fit, en qualité de voifin,une vifite d'honnèteté. II prit fort bien,revint très-vite , enfuite fort fouvent,Sc avec tant de fruit, que, fans-avoireu la moindre explication avec elle,il fut regarde comme 1'héritier de lamaifon il en recevoit prefque <strong>les</strong> complimens.Depuis peu il venoit aulfi chez Orphifeun jeune homme arïez aimablequi alarmoit un peu Oriphile. Unjour Orphife fe trouvant feule avec cedernier, lui dit du ton le plus affec-


A MUSANTE S. $1tueux : Mon cher Oriphile , j'ai fait1'cpreuve ,de vos fentimens pour moi,J'ai reconnu votre attachement, votreamitté délmtéreftee; il faut que je vousfafle part d'un projet que j'ai concu.Oriphile a ces mots croyott dqa voirun Notaire pret a écrire fon nom entoutes lettres fur un bon 8c valide teftament,lorfqu'Orphife ajouta: Je memarie ; vous connoüTez ce jeune hommequi vient ici fort fouvent: c'eft luique j'époufe, 8c je lui fais donation detous^mes biens.A cette confidence, qui valoit biencelle qu'il avoit recue de fon oncle ,Oriphile demeura muet 8c immobile,.Félicitez - moi donc, lui dit Orphife,puifque vous vous intéreftèz a monbonheur,car vous favez que ce jeunehomme eft aimable. Oriphile, en balbutiant,lui ftt un compliment quin'avoit pas le fens commun. Un momentaprès il lui dit adieu ; 8c dès le


pi LES S O I R E E Slendemam il quitta Ion appartement,Oriphile étoit furieux : pour acheverde le défoler,on lui apprit en mémetempsque fa tante ne vouloit plusentendre prononcer fon nom. II fautavouer néanmoins que jufqu'ici Oriphileeft irréprochable , ck que s'iln'eft pas encore arrivé fau précieuxgrade d'héritier, il na rien négligépour y parvenir.II étoit li piqué de n'avoir pu réuf-Gr encore, qu'il avoit juré de renoncera ce genre de pourfuite. Je ne fuispas heureux, dit-il ; la peite moiffonneroit<strong>les</strong> deux tiers du Royaume ,que je n'hériterois de perfonne. II feretira dans un petit appartement, ouil peftoit contre 1'Alchimie qui donnoitdes fecrets pour ne jamais mourir,contre la rancune des tantes quirefufoient de fe réconcilier avec leursneveux, contre la fureur du mariagequi fruftroit un galant homme d'un


AMUSANTE S. 9$béritage bien mérité. Ce pauvre Oriphile! toutes ces réflexions, loin de leconfoler, le livroient a la plus noiremélancolie. Enfin, faute de voir fonnom écrit fur le teftament d'autrui ,il fe voyoit bientót lui-méme au momentde dicter le fien. II étoit danscette langueur mortelle , lorfqu'unnouvel incident vint réveiller dansfon cceur 1'efpoir d'hériter un jour. IIlut dans <strong>les</strong> papiers publics qu un particulierfort agé, rapportant de chez1 etranger une grande fortune , s'informoits'il lui reftoit encore des parens.La reflèmblance de fon nomavec celui de la mere d'Oriphile, fitconcevoir a ce dernier <strong>les</strong> plus flatteufesefpérances. II fe préienta commeparent de 1'étranger. Je ne faispoint s'il Pétoit, mais il le prouva.Le vieillard le pria de refter auprès delui poür lui fermer la paupiere. Oriphilene demandoit pas mieux: commq


94 LES S O I R E E Sil étoit bon parent, il ne tarda pas agagner 1'amitié du vieillard, qui étoitbon homme : on 1'appeloit Valémon,Bientót il ne vit plus que par <strong>les</strong>yeux d'Oriphile, ne jugea que par fonefprit *, il avoit pour lui toute la tendrelTed'un pere. Après le lui avoirprouvé par fes difcours, par fes éloges,il en vint a la grande preuve,au teftament. Oh ! pour le coup levoila héritier ! «Sc, comme pour luifaire fentir plus vivement cette jouiffance,on eut dit que Valémon, enafturant fa fucceflion a Oriphile , vouloiten accélérer le moment *, car, leteftament a peine écrit, il tomba malade.Enfin la fortune avoit mis unterme a fon ingratitude ; le temps dela juftice étoit venu & Oriphile nenégligea rien pour mériter de plus enplus fon bonheur.Depuis quelque temps Valémonétoit en procés; le procés devint plus


A MUSANTE S. £feonfidérable qu'on ne 1'avoit d'abordimaginé ; il devint même défaftreux.Valémon le perdit, je veux dire Oriphile: car Valémon eut 1'adreiTe demourir un quart d'heure avant qu'onapprit fon Jugement. Oriphile futreconnu pour fon véritable héritier:mais comme il étoit écrit que la fortunele perfécuteroit jufqu'au bout, laperte de ce procés entrama toute lafortune du défunt. Enfin le malheureuxOriphile, en qualité d'héritier,ayant plus a payer qu'il ne recueilloitde la fucceflion, fut obligé d'y renoncerlégalement. Et voila , fanscontredit, un héritier malheureux IAprès avoir couru toute fa vie après<strong>les</strong> héritages , il n'en put attraperqu'un feul, 8c il fe vit forcé de le répudier.II n'eut d'autre confolationque le témoignage de fa confcience,car il n'avoit jamais rien épargné pour?liériter fruótueufement,


$r» LES S O I R E E SA L M A M O Ü L I N ,C O N T E O R I E N T A L .Sous le regne de Gengis-Kan, leconquérant de TAfie , vivoit a Samarcande,Nouradinle Ma-rchand, célebredans toutes <strong>les</strong> régions de 1'Inde par Pétenduede fon commerce, fes richelfesSc fon intégrité. Ses magalins étoientremplis de toutes <strong>les</strong> produótions quepeuvent fournir <strong>les</strong> contrées <strong>les</strong> pluséloignées de la terre. Ce que la natureoffre de plus rare , Tart de plus curieux, <strong>les</strong> ehofesprécieufes Sc <strong>les</strong>chofes uti<strong>les</strong> , fe trouvoient entre fesmains. Les chemins étoient couvertsde fes chariots, <strong>les</strong> mers de fes vaiffeaux<strong>les</strong> ondes de TOxus gémiffoientfous le poids de fe


AMUSANTER. 5,7du globe fembloient ne fouffler quepour lui apporter des tréfors.Nouradin, au milieu de fes richeffes,fut attaqué d'une maiadie lente,qu'il eiTaya d'abord de dilfiper par lerepos 6c <strong>les</strong> amufemens <strong>les</strong> plus recherchésque peut procurer le luxe ;mais fentant fes forces s'affoibiir, il s'effraya,6c appela auprès de lui <strong>les</strong>' Sagesqui s'occupent de I'art de guérir. Ilsremplirent fes appartemens d'aiexipharmaques, de reltaurans 6c d'effences; on fit diffoudre <strong>les</strong> per<strong>les</strong> dePOcéan, on dillilh <strong>les</strong> épices de1'Arabie; toutes <strong>les</strong> puiflances de la natureturent employées pour feurnir denouveaux efprits a fes nerfs, 6c unnouveau baume a fon fang.Pendant quelque temps il futamufépar des promeiTes , fortifié par descordiaux, fouiagé par des topiques ;mais la maiadie continuant fes progrès,attaqua <strong>les</strong> parties vita<strong>les</strong> ; ilTome I. £


c$ LES S O I R E E Srecomuit avec chagrin que la fanté nes'achete point \ il refta confiné dansfa chambre, abandonné par fes Médeeins, oc rarement vifité par fes amis,Cependant fa répugnance a mourir leflatta encore de Tefpérance de vivre.Enfin, ayant pafte une nuit dans <strong>les</strong>angoh<strong>les</strong> de la fouffrance, épouvantéde la langueur dans laquelle elle1'avoit laiflé, il fit venir Almamoulin9fon fils unique , & après avoir renvoyétout le monde il lui paria ainfi:» Mon fils, lefpe&acle qui fe préfenteicia tes yeux, eft un exemple terriblede lafoiblefle & de lafragilité deFhomme. Porte tes regards enarriere,remonte a quelques jours feulement: tuvoyois ton pere grand & heureux , fraiscomme la rofe du printemps, & égalanten forces le cedre des monta*gnes. Les nations de PAfie travailloientpour lui j le commerce & <strong>les</strong>arts lui apportoient <strong>les</strong> tributs de la


AMUSANTE S. ^terre entiere. Ia malveilJance le regardoit,Sc foupiroit. Sa racine , s'écrioit-elle , eft affermie dans <strong>les</strong> profondeursde la terre, Sc arrofée par<strong>les</strong> fources de FOxus. Ses branches? e t e n d e n t a u Wn> & défient toutes<strong>les</strong> influences pernicieufes. Ia prudencefait la folidité de fon tréneautour duquel danfe la profpé>itiMamtenant, Almamoulin, regardemoicouché fur le Jit de douleurs ;vois - moi fouffirant, depénflant , Scecoute.J'aitraflqué, j'ai profpéré, j'ai faitdes gams immenfes. Ie luxe Sc IVbondance étalent leurs magnificencesdans ma maifon. Mon domeftique eftnombreux; je pafte pour le plus richepropriétaire de TAfe5cependant jen'ai montré que la plus petite partiede mes richeftes. Ie refte , dont Iacrainte dexciter 1'envie ou de temerla cupidité m'a empêché de jouirEijje


ico L E S S O I R E E S1'ai entaffé dans des tours, je Pai enterrédans des cavernes, je 1'ai cachédans divers depóts inconnus & fecrets,que ce papier feul peut te faire découvrin Mon deflèin étoit de continuerencore mon commerce pendanttftx mois, de me retirer enfuite avecmes tréfors dans une contrée plussure que celle-ci,de pafler fept ansdans<strong>les</strong> plaifrs, <strong>les</strong> fètes 8c <strong>les</strong> jeux,öc de confacrer le refte de mes joursa la folitude & a la priere ; mais lamain de la mort déconcerte mes projets8c s'appefantit fur moi. Je fensmon fang refroidi circuler a peine dansmes vcines j 8c fon mouvement ra^lenti m'avertit de fa fufpenfion totale& prochaine. II faut que je te laiife leproduit de mes travaux ; ton aftaireeft d'en jouir avec fageftè. «Nouradin ne put en dire davantage.Lidce de quitter fes richeftes le trouhhtellement, qu'il tomba dans des,


AMUSANTE S. 101convulfïons qui furent fuivies d'un délireterminé par la mort.Almamoulin, qui aimoit fon pere,montra d'abord une jufte douleur. IIrefta pendant deux heures affis a cótedu lit de Nouradin , plongé dans uneprofonde méditation, fans ouvrir lepapier qu'il avoit pris des mains dumourant, auffi-tót qu'il 1'avoit vuperdre connoifiancc. II fe retira enfindans fa chambre avec 1'air d'un hommeétoui-di de'fa perte. II ne sy fut pasplutót enfermé qu'il J LU1'inventairede fes nouvei<strong>les</strong> poileiTions; el<strong>les</strong> leremplirent de tant de tranfports, que,dés eet inftant, il n'eut plus le tempsde fentir la mort de fon pere. II f etrouva alors alfez tranquille pour enordonner Ia pompe funebre. II y mieune magnificence mode/te, convenablea la profemon de Nouradin , Sca 1'opinion qu'on avoit de fa fortune.Ces devoirs templis, il employa <strong>les</strong>E iij


io2 LES S O I R E E Sdeux nuits fuivantes a reconnoitre 5ca vifiter <strong>les</strong> tours & <strong>les</strong> cavernes oufes tréfors étoient dépofés. Ils furpafferentencore a fes yeux Pidée ques'en étoit faite une imagination avideSc ardente.Elevé dés Penfance dans la plusgrande frugalité , par un pere plusemprefle d'amalfer des richeftes qued'en jouir , Almamoulin avoit fouventénvié le fort des jeunes gens de fonage , qu'il avoit vu briller -par la magnificencede leurs habits Sc par leurdépenfe. II ne douta pas qu'il n'eütentre <strong>les</strong> mains <strong>les</strong> moyens d'étre aufiiheureux qu'il étoit poffible, puifqiul luiétoit aifé de fe procurer toutes <strong>les</strong> chofesdont il avoit fi long-temps regrettéde manquer. II réfolut donc de fatisfairetous fes défirs, de multiplier fesjouidances , perfuadé qu'il éloigneroitloin de lui le chagrin Sc la peine, enne permettant pas aux privations dePapprocher.


AMUSANTE S, 105II acheta fur Je champ un fuperbeéquipage, rëyctit fes gens des habits<strong>les</strong> pJus riches , fit répandre <strong>les</strong> métaux<strong>les</strong> plus précieux fur <strong>les</strong> harnoisde fes chevaux, & jeter de i'argent ala populace , dont <strong>les</strong> acclamationsflattent fa vanité, le mirent hors delui-meme. Dautres voix seleverentpour 1'y faire rentrer. Les Grands ,que fon luxe infultoit, Je regarderentavec envie, & rappelerent infolence,paree qu'il furpailbit le leur. Les Mini/besSc <strong>les</strong> Gens de Lor méditerentde lui enlever fes biens, 8c <strong>les</strong>Militaires , par-tout plus vifs 8c peuendurans, le menacerent de Ie tuer.La terreur dilfipa 1'ivreffe de lavanité. Effrayé des dangers qu'il couroit,Almamoulin revetit des habitsde deuil, & f e préfenta devant fesennemis, qui daignerent recevoir enniême-temps fes excufesafon or 8c fesdiamans.E iy


io4 L E S S O I R E E SL'envie de fe dérober pour jamaisa leur fureur, lui fit concevoir le projetde fe fortifier par une alliance avec<strong>les</strong> Princes de Tartarie. II offrit lavaleur de pluiieurs Royaumes pourobtenir une femme dont la naiffanceilluftre couvrk en quelque forte 1'obfcuritéde la fienne. Toutes fes demandesfurent rejetées généralement,t]c fes préfens refufés. La feule Princefï'ed'Aitracan daigna condefcendre aPadmettre en fa préfence. Ellelerecutafiife fur un tróne, revétue des ornemensfouverains , la tête parée desjoyaux de Golconde, le commandements'exprimant dans fes yeux , & lamajefté repofant fur fon front. Almamoulinn'approclia qu'en tremblant.Elle vit fa confufion, & le dédaigna.Un malheureux qui tremble a mavue peut - il, dit - elle , efpérer monobéiffance ? Retire - toi ; jouis detes biens: tu ne naquis que pour


A M 17 S 'A N T E S.Tof«être riche 5 tu ne peux jamais êtregrand.Almamoulin renoncant a salJier ades PrincefTes, borna majgré lui fesdéfirs a ces jouiflanees particulieres Scdomeltiques , qui portent feulementPempreinte d'une grande fortune. IIbatit des palais avec des jardins enchantésj il changea la face de la terre 5il aplanit des montagnes pour ouvrirdes vues plus vaftes qui s'étendoientjufque dans des contrées étrangeres ;il tranfplanta des forêts , fit jaillir desfontaines a la cime des tours qu'il avoitélevées, Sc couler <strong>les</strong> rivieres dans denouveaux canaux.Ces amufemens du luxe Sc de hvanité l arracherent pendant quelque•temps a Pennui qui reparnt bientót.Les fleurs qui croi/Toient fous fes pasperdirent devant lui leur odeur Scleur éclat 5 fon oreille accoutuméeau murmure. des eaux , ny faifö^


ïos LES S O I R E E Splus attention , ou s'en trouvoit fatiguée.II acheta de vaftes terrains dans différentesProvinces éloignées <strong>les</strong> unesdes autres. II y fit batir des palais deplaifance fuperbes. Le changement deplace , la nouveauté des jouuTances letirerent d'abord de fa langueur habituelle.Mais cette nouveauté, qu'onfe procure fi difiicilement, Sc qu'onpaye fi cher, difparoit bientót, ScPhabitude ramene la fatiété. Le cceurd'Almamoulin fe trouva de nouveauvidé; Sc , faute d'objets étrangers quipuffent <strong>les</strong> occuper , fes défirs le tourinenterentencore.II prit le parti de revenir a Samarcande5Sc d'ouvrir fa maifon a tousceux que Pennui Sc Poifiveté conduifentfans cefTe a la pourfuite duplaifir qu'ils ne trouvent jamais. Destab<strong>les</strong> couvertes des mets <strong>les</strong> plus dé-•Jicats, des vins exquis, une mufique


AMUSANT ES. 107'délicieufe, <strong>les</strong> voix 8c <strong>les</strong> pas des Danfeufes,8c des Chanteufes <strong>les</strong> plus fameufes& <strong>les</strong> plus bel<strong>les</strong> de 1'Orient,ofTroient'dans fon palais de quoi chartertous <strong>les</strong> fens , 8c attiroient la fouleempreflèe de prendre part aux fetesqui syperpétuoient, en commencantavec le jour, 8c ne finiffant que Jongtempsaprès lui.J'ai donc enfin trouve le véritablecmploi des richeffes, s'écria un jourAlmamoulin ! jc fuis entouré de compagnonsqui voient ma fortune fansenvie, 8c je jouis a la fois des agréjnensde la fociété 8c de la furetéinféparable d'un état obfcur. Quellemquiétude peut agiter celui a qui touss'empreffent de plaire, paree qu'ilpeut <strong>les</strong> payer par le plaiiïr ? Queldanger peut craindre 1'homme donttout le monde eft 1'ami ?Ainfi parloit Almamoulin en jetant«<strong>les</strong> yeux fatisfai-ts fur <strong>les</strong> convivesE vj


10S LES S o I R È E èjoyeux qui fe réjouiflbient a fes dé-«pens ; mais au milieu de ce ïoliloque3il fut interrompu par un Officierde 1'Empereur, qui entra dansfa maifbn, & lui fïgnifia Fordre dele fuivre fur le champ au palais , enlui montrant un detachement de gardesprêts a Fy trainer de force3s'ilofoit refufer d'obéir.Ses convives troublés en entendanteet ordre, fe haterent de fe lever 8cde fuir. Tous s'éclipferent ; il n'enrelta pas un leul qu'il put prier deFaccompagner , pour attefter fonintégrité par fon témoignage , dansle cas ou fes ennemis 1'auroientcalomnié.Tremblant, ignorant Ie motif dumelfage qu'il avoit recu , Almamoulinprit le chemin du palais. Le premierhomme qu'il appercut au piedidu tróne , étoit le plus affidu de fesconvives3qui' étoit venu Faccufer d§,


trahifon, dans 1'efpérance d'avoir parta la confifcation de fes biens.L'innocence elf quelquefois plu*facile a confondre que le crime ; maiscelui dont on 1'accufoit étoit ft petivraifemblable , qu'il n'eut pas depeine a fe jultifier devant un Souverainéclairé. Son calomnieux délateur,forcé de convenir de fa bafleiTe, futcondamné a périr en prifon, tandis*que 1'accufé abfous fut renvoyé avechonneur.Cette derniere épreuve fut la plusfenftble pour Almamoulin ; il fentitqu'il avoit eu fort de compter fur lajuftice 8c la probité de ces hommesqui ne voient qu'eux dans la nature,a qui tout eft étranger hors eux-mêmes^8c dont le cceur étroit eft incapablede fentiment. Las des vaines tentatiyesqu'il avoit faites, ne fachant plus- ou trouver le bonheur , il eut recoursa un Sage qui avoit beaucoup voyagé


iro LES S O I R E E S8c obfervé, 8c qui, retiré dans une pe*tite cabane fur <strong>les</strong> bords de POxus,avoit prefque rompu avec <strong>les</strong> hommes,Sc ne recevoit que ceux qui venoientdemander fes confeils.Frere, lui dit le Sage , après avoirentendu fon hiftoire , des illufionsvaines ont jufqu'a préfent égaré taraifon &c tu 1'as bien voulu : pareeque tu as d'abord défiré <strong>les</strong> richeifes,tu as appris a <strong>les</strong> eftimer plus qu'el<strong>les</strong>ne valent, 8c tu as attendu d'el<strong>les</strong> ceque 1'expérience vient enfin de t'apprendre,qu'el<strong>les</strong> ne peuvent pro-Curer.Tu es fans doute convaincu qu'el<strong>les</strong>ne donnent point la fageife : tu n'asqu'a te rappeler pour cela a quel prixel<strong>les</strong> t'ont fait acheter <strong>les</strong> frivo<strong>les</strong> acclamationsd'une populace infenfée ata première entree dans le monde.L'homme qui n'a paru qu'en tremblantdevant un être que la nature a


A M V § A N T E S.ttffait fon inferieur, &: que <strong>les</strong> circonftancesfeu<strong>les</strong> ont élevé, doit être certainqu'el<strong>les</strong> ne donnent pas non plusle courage 8c la magnanimité.EUes ne procurent pas des plai/ïrsqui durent toujours : jette <strong>les</strong> yeuxfur tes palais 8c tes jardins, batis 8cpJantés a fi grands frais, abandonnésenfuite 8c negligés !El<strong>les</strong> n'achettent pas <strong>les</strong> amis ; tu1'as découvert tout-a-l'heure, quand ,accufé devant 1'Empereur, il a fallute préfenter feul, fans appui, fans dé-sfenfeur au pied de fon tröne.Ne crois pas cependant que cesricheifes foient inuti<strong>les</strong>. II y a desmages auxquels 1'homme peut trouverun plaifir pur a <strong>les</strong> employer. En enfaifant une part raifonnable a ceuxqui en manquent,- il adoucit <strong>les</strong> peinesd'un malade privé de fecours : ilrappelle a la vie une familie défolée& manquant de pain ; il arrache 1'in-


km LES S O I R E E Snocence a Toppreffion qui cherche aabufer du malheur , Sc a mettre unprix a fes bienfaits. Fais tout le bienqu'el<strong>les</strong> te mettent en état de faire.Cet emploi te procurera le feul bonheurdont nous pouvons jouir furcette terre oü nous ne faifons quepaifer.Ainli paria le Philofophe. Le voileétendu fur <strong>les</strong> yeux d'Almamoulin fedéchira. II fe jeta aux pieds du Sage.Tu m'éclaires Sc tu me confo<strong>les</strong>, luidit - il je fuivrai tes confeils ; maisnovice dans la carrière de la bienfaifance,je crains de m'égarer encore t,j'aurois befoin d'un guide.Le vieillard le releva, 1'embraiTa3& lui promit de le diriger dans la diftributionde fes bienfaits.Les richef<strong>les</strong> accumulées par Nouradinfervirent au foulagement d'ungrand nombre de families. Leurs bénedictionsémurent le cceur d'Almamou^


AMUSANTE S. iljIin, bien autrement que ne 1'avoientfait <strong>les</strong> acclamations achetces de lapopulace de Samarcande. II fe paffokpeu de jours qu'il ne <strong>les</strong> entendit ;& fréquemment il alloit fur <strong>les</strong> bordsde 1'Oxus remercier le Sage de fonbonheur.


ix4 L.ES S O I R E E SLTLLUSION DEL'AMOUR,O VL'ERREUR DE L'AMITIÉ,C O N T E.CAROLINE & Zelmire naquirentprefque le ïnême jour. Fil<strong>les</strong> de deuxintimes amis , el<strong>les</strong> furent élevéescoirime deux fceurs. Les jeux de leurenfance , <strong>les</strong> travaux de leur éducation, peines & plaifrs , tout fut cominunentre el<strong>les</strong>. Enfin on <strong>les</strong> mitenfemble dans le méme couvent. Ons'attend déja, fans doute, a trouverici deux perfonnes charmantes, maisdifférentes d'humeur; Fune piquantepar fa vivacité, 1'autre intérefiante parune fenfbilité douce j en un mot, cequ'on appeile deux caracteres contraftés.II ne tiendroit qu'a moi de <strong>les</strong>


A M U S A N T E S. I15peindre ainn", fans m'expofer a êtredémenti par aucun hiftorien. Mais lanature, quoiqu'on lui- doive de fortbeaux ouvrages, ne fonge pas toujoursaux contraftes pour varier fabeauté. Quand elle deftine deux perfonnesa vivre enfemble , elle ne cherchepas toujours a leur donner lecharme des oppofïtions, comme unAuteur qui <strong>les</strong> met en fcene. Je laifferaidonc mes héroïnes tel<strong>les</strong> qu'el<strong>les</strong>font forties de fes mains, c'eft-a-dire ,avec cette feule différence que 1'uneétoit brune, Sc 1'autre blonde. Du refteleur caraéfere étoit parfaitement lemême. Aufli furent - el<strong>les</strong> toujoursd'accord, hors dans <strong>les</strong> jeux de leurpremier age i car 1'égoïfme de 1'enfanceeft d'autant plus exigeant, qu'ilne fent pas encore le befoin de (ecacher. Mais quand la railon vintapprouver Sc fortifler leurs fentimens,leurs efprits adopterent <strong>les</strong> mêmes


\i6 LES S O I R É E Sopinions , contracterent <strong>les</strong> mêmeshabitudes. Leur converfation n'avoitpas befoin d'être nourrie par la contradiction; elle n'avoit pas befoin devariété pour être piquante ; elle étoitmonotone fans ennui j tant el<strong>les</strong>étoient charmées de fe trouver deméme avis, tant el<strong>les</strong> prcfcroient auxagrémens de 1'efprit <strong>les</strong> jouiflances dufentiment.Dans leur couvent on ne <strong>les</strong>* appeloitjamais que <strong>les</strong> deux amies j & ilfaut avouer en effet que c'ctoit-la unvrai modele d'amitté. Cependant ,plus d'une fois, en fongeant a Pamitiédes femmes , il m'eft venu uneidéé que je n'ai jamais voulu adopter, de peur qu'elle ne fut calomnieufe.J'ai donc penfé plus d'une fois(je veux le dire tout haut, ne fut-ceque pour expier ma faute par monaveu ) j'ai penfé qu'entre deux jeunesperfonnes Famitié n'eft fouvent, pour


AMUSANTE S. 117ainfi dire , qu'un prête-nom, ou , 111'on veut, le prélude d'un cceur quiie difpofe a s'occuper mieux; que cequ'el<strong>les</strong> font Tune a 1'autre ne fertqu'a faire entrevoir ce qu'el<strong>les</strong> férontpour un mortel plus fortuné ^ 3c qu'enun mot, <strong>les</strong> foins que chacune desdeux rend a Famitic, ne font que desarrhes qu'elle donne a 1'amour. Cetteidéé eft fans doute chimérique ; peutêtrecette anecdote fervira - t - elle amettre la queftion dans un plus grandjour 3c le leóteur pourra prononcerenfuite : car, pour moi, je n'y veuxêtre pour rien , 3c je me récufe dVvance.M. de Vernouillet, pere de Zelmire,homme opulent 3c magnifique, avoitune fuperbe campagne auprès de Paris,C'étoit un endroit charmant, proprea appeler, a fixer tous <strong>les</strong> plaiiirs. IIvoulut que fa fille , qui avoit alorsc^uatorze ans, vint y pafter avec lui


118 LES S O I R E E Sla belle faifon. Mais 1'y amener feule}c'eft-a-dire , la féparer de Caroline \c'eüt été changer en exil pour toutesdeux une partie de plaifïr. Aufïi M.de Vernouillet, qui <strong>les</strong> aimoit Tune8c 1'autre, ne balanca pas un moment.11 écrivit au pere de Caroline, a M.de Vilfont. Les deux peres furentbientöt d'accord , <strong>les</strong> deux amiesencore plus facilement - }8c voila Zelmire& Caroline a la campagne.Ce déplacement ne fervit point a.diftraire leur amitié. Les délices du lieune firent qu'ajouter a cel<strong>les</strong> de leurliaifon, au plaifir de vivre enfemble,D'ailleurs, el<strong>les</strong> voyoient un mondequ'el<strong>les</strong> ne connoiiloient pas, & biendifférent de celui ou el<strong>les</strong> avoient vécu.De la le befoin des confidences. Qued'aveux , que de queftions a fe faire !Cert bien alors qu'on a befoin d'êtredeux.Zelmire 8c Caroline avoient perdu


AMUSANTES.leurs meres dès leur bas age , M. deVernouillet étoit un galant homme,8c méme un honnête homme ; ce quin'eft pas toujours la même chofe. Sarichelfe & le grand monde n'avoientpü altérer fa vieille candeur militaire;8c a. la bonté du cceur il joignoit <strong>les</strong>lumieres de Fefprit. II aimoit tendrementfa fille ; 8c M. de Vilfont, quieonnoiifoit fon cceur , 8c qui d'ailleursvivoit dans le voifinage, n'avoitaucune inquiétude fur fa chere Caroline.M. de Vernouillet étoit fait pourrecevoir beaucoup de monde > mais ilfavoit fubordonner fes plaifirs a fesdevoirs. En appelant fa fille auprèsde lui, il avoit prévu tous <strong>les</strong> dangers, ou plutót il avoit fu s'en garantir.II avoit pris fon parti en peretendre 8c courageux. Comme fa fortunelui donnoit la faculté de choiiïr9il fe fit une fociété qui ne pouvoit luiII?


iio LES S O I R E E Sfaire craindre aucun regret. II n'admkque des jeunes gens qui pouvoientprétendre a la main des deux amies,Sc d ont il connoifloit <strong>les</strong> mceurs Sc lafortune. II penfoit qu'il n'eft plustemps de dire a une jeune fille quiaime, de n'aimer plus; que le cceurn'examinc pas avant de fe donner jque la jeunefïe eft faite pour aimer,comme la beauté pourqu'enfin, quand on aime uneplaire j Scfois,il n'y a prefque plus de raifons den'aimer pas. Lorfqu'une fille bien neereconnoit qu'elle a fait un choix indigned'elle , elle peut cefler d'être foible*, mais elle ne ceffe point d'êtremalheureufe , paree qu'il lui eft plusfacile d'immoler fon cceur que de leguérir. D'après ces principes, M. de•Vernouillet s'étoit fait une loi irrévo-£able de ne pas recevoir unfeuljeune homme chez lui qu'il ne putdonnerpour époux a fa fille ou a la fillede


AMUSANTE S. mde fon ami. Tout Je monde na pasle courage ni méme la facuJté de prendreun parti fembJabJe; mais ij f autconvenir que rien n'eft plus fagePar-Ü M. de VernouiJJet n'étoit pointdans Je cas d'irriter Jes défrs par Jadcfenfe , ou de condamner un jeunecceur a une trifte foJitude; par-lk il f edéroboit a Ja crueJJe alternative, ou detyrannifer <strong>les</strong> fentimens de fa Glleou d'approuver un choix qui pfo farendre malheureufe.J'ai déja dit que Zelmire & Carolinefurent auffi bonnes amies £ l acampagne qu'au couvent. Rien n'étoitplus intéreftant que leur amitié,q ufavoit tous <strong>les</strong> charmes d'une candeurnaïve. Déja depuis long - temps el<strong>les</strong>s'étoient promis de s'aimer toujours;& c'étoit fort bien fait afturément.'Mais a cette promefte eJJes en avoientjoint une autre qui tenoit beaucop dela témérité, ou plutót qui provenoitTornt ƒ.p


i l i LES S O I R E E Sde leur inexpérience. Leur jeune ima^gination , trop a Pétroit dans <strong>les</strong> marsd'une celluie ou entre <strong>les</strong> gril<strong>les</strong> d'unparloir, s'étoit plus d'une fois élancéehors de leur en-ceinte. Leur entre^tien avoit fouvent roulé fur 1'amitié ,fur Famour, fur le mariage , fur toutce qu'el<strong>les</strong> eonnoiifoient , &" mémefur ce qu'el<strong>les</strong> ne connoifloient pasencore : Fon a le temps de parlera& Fon parle de tout au couvent.Enfin , dans Penthoufiafme de leuramitié, el<strong>les</strong> s'étoient promis de nejamais fe marier i promefie qui dokfaire rire tout homme raifonnable ,mais qui doit intérefier le leeteur fenfible.De tous <strong>les</strong> jeunes gens querecevoit M. de Vernouillet, <strong>les</strong> plusaimab<strong>les</strong> étoient Meicour & d'Erly.,Ils ne virent pas avec indilférence labeauté & <strong>les</strong> graces des deux jeunesamies. Le pere foupconna leur fecret >mais il n/en fut pas alarmé, paree qu©


A M V S A N T E S. n 3Pun Sc 1'autre étoient dignes de fonalliance. On fent bien qu'ils étoientaffidus a venir viriter M. de Vernouillet.D'Erly Sc Meicour fe rencontrerentfort fonvent; ils fe devinerentfans beaucoup de peine; Sccomme ils étoient liés par 1'amitié, ilstrembloient de s'interroger fur leurchoix, de peur de fe trouver rivaux.Mais enfin leur bonheur voulut queFun (Meicour) s'enflammat pour Zelmkc, Sc 1'autre pour Caroline. C'étoitbeaucoup, ce n'étoit pas afïèzpour le cceur des deux amis. Ilsnavoient rien k craindre pour leuramitié; mais leur amour n'étoit pastranquilie. Zelmire Sc Caroline , parleur aimable naïveté , fembloienttenir encore k 1'enfance. Tous leursvceux paroinoient fe borner k 1'amitié; Sc cette amitié qui, commeon le verra bientöt , ne fut pasinutile a 1'amour , jetoit le plusF ij


ii4 LES S O I R E E Sgrand effroi dans le cceur des deuxMeicour parut le premier attirer1'attention de Zelmire ; elle écoutoitvlonders fa converfation , mais ellene foupconnoit pas encore qu'elleeut du plaifr a 1'entendre parler. Latendre Caroline toujours attentive auxdémarches , au moindre mouvementde fon amie , £c toujours occupée defon bonheur, s'en appercut la première; mais elle ne foupconnoit pointque 1'amour put s'en meier, 1'amourétoit loin encore de leur penfée. Desqu'elle s'appercut que la converfationde Meicour amufoit Zelmire , loinde vouloir empêcher leur entretien,elle cherchoit au contraire a le faciliter.Elle ne pouvoit pas être jaloufed'un tiers qui fembloit faire plaifir afon amie.Bientót Caroline de fon cóté s'accoutumapar degrés a voir & a écouter


- AMUSANTE S.d'Erly. Elle parut s'intérefTer de jouren jour a ce qui le regardoit; elleinterrogeoit fouvent Zelmire fur fonefprit, fur fa figure , & lui demandoitcomment elle le trouvoit. Cequ'il y a de fingulier , 8c même d'intérelfant3c'eft que Zelmire s'en étantappercue, crut devoir, par amitiépour Caroline, favorifer <strong>les</strong> afliduitésde d'Erly auprès de fon amie. Dèsce moment-la, Zelmire s'attacfia afaire de fréquens éloges de d'Erly; 8cCaroline en confirmant ces éloges,croyoit parler d'après 1'efprit de fonamie , tandis qu'elle parloit d'après fonpropre cceur.M. de Vernouillet connut bientötpourquoi d'Erly 8c Meicour étoientü affidus chez lui; 8c il crut s'appercevoirqu'ils ne 1'étoient pas en vain.Comme <strong>les</strong> deux amies ne fe fcparoientprefque jamais, il ne pouyoitpas voir clair dans cette doublé intri-F iij


n6 LES S O I R E E Sgue ' yce qui le fit trembler un moment,paree qu'il craignit que <strong>les</strong> deuxamies ne fuftent riva<strong>les</strong>: mais quandil vit un accord ü parfait entre <strong>les</strong>quatre perfonnes intérefiées , il n'appréhendaplus de rivalité facheufe.Cependant <strong>les</strong> deux amis faifoientchaque jour des progrès fur le cceurde leurs maitreftes, qui ne s'en doutoientpas encore , Sc qui ne travailloientque pour 1'amour , en croyantfervir 1'amitié. Ma chere Zelmire>difoit quelquefjis Caroline , je terecommande Meicour il a de 1'amitiépour toi, Sc fon efprit eft eftimable.II eft vrai, répondoit Zelmire , quis'imaginoit répéter la penfée d'autruiquand elle exprimoit fes propres fentimens:elle louoit, fêtoit Meicour,Sc ne faifoit qu'obéir a fon cceur,quand elle croyoit ufer de complaifanceenvers fon amie. De fon cóté%Zelmire3quand il s'agifloit de quel-


A M V $ A N T É S.que jeu de fociété , trouvoit toujoursque d'Erly y étoit fort adroit, afinde pouvoir 1'y appeler pour Caroline.Caroline renchérifioit toujours fut*1'éloge avec une iiidulgence qu'ellecroyoit délmtéreifée ; elle fe plaifoitbeaucoup a voir , a entendre d'Erly,;Öc elle regardoit chaque plaifir qu'ellegoutoit ainfi, comme un fervice qu'ellerendoit a 1'amitié.Enfin M. de Vernouillet parvint 4lire dans leur cceur beaucoup mieuxqu'el<strong>les</strong>^mêmes. Bientót <strong>les</strong> deux jeunesamis, qui avoient de 1'honnêteté,crurent devoir mettre le pere dansleur confidence. II agréa leur pourfuite,il feconda méme leur fuccés,en leur laiflant autant de liberté quefa fagefTe & la décence le permettoient;öc un beau jour il écrivit ences termes a fon vieil ami, M. deViifont:33 Vicloire! nos deux cceurs deF tvilf


•il8 LES S O I R E E S" quatorze ans font, ma foi, pn's.33 UArchzrot qui vole , pour parler33 comme nos vieux Poëtes , <strong>les</strong> tient33 dans fes filets. C'eft un rude chaf-33 leur ! mais je ne vois pas grand33 mal a cela. II faut que tout le33 monde paye, 8c mon grand regret23 a moi, c'eft d'être quitte. J'ai tou-33 jours trouve 1'amour bon créancier,«3 3c je lui rendrois volontiers fa quit-33 tance. Au refte, il" faut voir nos33 bonnes gens ! pour moi, cela me33 rajeunit38c je compte bien danfer33 aux deux noces, car je regarde33 ceci comme arrangé. J'ai un fils33 qui feroit plus riche héritier ft je33 faifois ma fille teligieufe , mais je33 n'entends rien a ces calculs •> 8c je33 n'aime point ces vceux-la. J'en ai33 fait un auparavant?quand mes33 enfans font venus au monde, c'eft33 de <strong>les</strong> aimer tous. Oh ' pour ce53 vceux - la , il tiendra?je vous en


AMUSANT ES. iic,» réponds. Quand je parle ainu*,* mon vieux camarade, je fuis bien33fur de dire ce que vous penfez.=» A'mCi, je n'attends plus que votre* préTence : j'ai examiné tout, j'ai" Pourvu a tout, & tout ira bien.w Mais , vous ne favez pas ? ceci9 5 v a v o u samufer. Vous voyez que»> je vous parle de cette affaire comme» avancée. Hé bien, je crois, Dieu33 me pardonne, que nos fii<strong>les</strong> ne fe» doutent point de ce qui fe paffe*> dans leur pauvre cceur. El<strong>les</strong> ont» une fécuri-té qui m'enchante. Jl y33 a plus : dans mes interrogations je33 crois avoir découvert qu'au couvent33 el<strong>les</strong> s'étoient promis de ne pas fe»3 marier, pour s'aimer toutes <strong>les</strong> deux» plus a leur aife. Trouvez - vous33 rien de plus plaifant que cette33 extravagance-la ? elle m'a fait rire33 comme un fou. Je gagerois que«3 voila tout ce qui <strong>les</strong> raflure ContreF v


130 LES S O I R E E S33 1'amour. El<strong>les</strong> ont promis de ne33 pas aimer , donc el<strong>les</strong> n'aiment33 point. Voila leur raifonnement „>3 j'en fuis fur. Ah ! le beau projet !>3 il a été fuggéré par 1'amitié j mais33 1'amour n'a pas figné cela y8c je33 compte fur lui. ccDans le refte de la lettreyquiétoit fort longue , paree qu'il parloitde fa fille 8c de la fille de fon ami5;Ie bon M. de Vernouillet s'étendoitfur la fortuneyle. cara&ere 8c <strong>les</strong>moeurs de d'Erly 8c de Meicour. M„de Vilfont n'héfita pas un moment ° ril connoiffoit la ïincérité & la prudencede M^de Vernouillet; commeluiil avoit des fils, mais comme luiil étoit bon pere. Cette nouvelle luicaufa beaucoup de joie ,. 8c il partitauffi - tot pour aller gouter un plusgrand plaifir encore , celui d'embra£ferfa- fille , 8c de lui. anno 11cer urnbonheur,.


A M U S A N T E S, |'Arrivé chez fon ami, M. cie Vilfontrecut <strong>les</strong> careifes de fa fille; &après une converfation affez vagueiil fallut bien parler affaires de cceur.Mais <strong>les</strong> peres Sc <strong>les</strong> enfans ne s'entendoientguere. Les peres parloientamour, <strong>les</strong> fil<strong>les</strong> répondoient amitié,Pour s'expliquer encore plus clairement,M, de Vernouillet prononcale mot de mariage. A ce mot, foitque nos deux amies n'euffent pas fentïencore la fïtuation de leur cceur, foitque chacune rougït devant 1'autre defe parjurer envers 1'amitié , el<strong>les</strong>demanderent de concert que ce projetfut différé , el<strong>les</strong> finirent. mémepar dire qu'el<strong>les</strong> avoient réfolu devivre dans le célibat. Ah ! quel grosmot, ma fille, s'écria M, de Vilfont tpar bonheur tu ne le comprends pas..On ne voulut pourtant pas <strong>les</strong> con*trarier d'abord ouvertement; on vonktlaiffer agir 1'amour, qui perfuadöF vj


132 LES S O I R E E Sencore mieux fans parler que touteréloquence des peres. Quelques joursaprès M. de Vernouillet ayant prisZelmire a part, lui dit: Ma fille ,quelques-uns de nos parens défiroientque tu fulTes religieufe, moi j'ai voulute marier. Mais mon intention n'étoitpas de contrarier tes fentimens, 8cde t'expofer a être malheureufe. L'amitiéte paroit préférable a 1'amour;tu peux avoir raifon; c'eft un bonheurplus tranquille & moins fujetaux revers. Hé bien , mon enfant, jene veux point mériter tes reproches ,je ne te parle plus de te marier : maisMeicour t'aime ; bien qu'il n'ait avectoi qu'une liaifon de fociété , le publicqui ne lit pas dans <strong>les</strong> cceurs , peutinterpréter fes afliduités autrement; ileft temps de <strong>les</strong> faire cefter. Zelmire ,que le nom de Meicour avoit faitd'abord rougir, paJit a ces derniersmots. Meicour avoit fait de nouveaux


A M U $ A N T E S. 153progrès fur fon cceur, Sc elle fentoitbien qu'il n'y avoit que lamme quicombatnt encore 1'amour. Cependantelle recueillit fes forces; Sc tout foncourage ne l'empêcha pas de trembleren difant a fon pere qu'il fit ce qu'iljugeroit a propos. Moi, reprit M.de Vernouillet, je n'ai rien k faire:j'ai permis k Meicour de t'aimer; ficela te déplait, c'eft a toi de Ie luidéfendre : je ne veux point paftertout-a-la-fois pour un homme impoliSc pour un inconféquent; il faut quetu lui écrives toi-même pour lui ftgnificrfon congé.M. de Vernouillet, qui vit fa fillecroublée, ne lui laifta point le tempsde fe remettre. Allons, continua-t-il>voila de 1'encre Sc du papier; écris.Zelmire fans favoir ce qu'elle faifoit,choifit parmi <strong>les</strong> plumes qui étoientla; pas une n'alloit bien; fa mainalloit encore plu^ mal : enfin elle


Ï34 LES S O I R E E Sdemanda a fon pere ce qu'il ralloi'cécrire. Tout ce que tu voudras , luirépondit M. de Vernouillet > tu peuxlui écrire pour 1'appeler ou pourle chafler. Ma conclu/ion a moi, c'eftque tu es libre de prendre un partt,mais qu'il faut le prendre fur le champ,Choilis. Je ne m'oppofe pas au vceude ton amitié. Dès ce moment, fi tuveux, tu ne quitteras plus ton amie 5mais tu ne reverras plus Meicour.Ces dernieres paro<strong>les</strong> cauferent kZelmire la plus vive émotion el<strong>les</strong>éclair er ent fon cceur , ou tout aumoins le déciderent. Elle avoit bienfongé au plaifir de vivre toujoursavec Caroline mais elle n'avoit pasencore fongé a la douleur d'êtreféparée a jamais de Meicour.. Cettecruelle image écarta toute autre idééêc tout fentiment étranger. T/amourtriompha, & la pauvre amitié perdisIon proces*


A M V S A N T E $.r^fTandis que M. de Vernouilletentretenoit ainiï Zelmire , la mémefcene fe pafloit entre M. de VilfontSc Caroline. Les deux peres avoientconcerté leurs démarches ; mêmesobjeclions öc méme réfultat. Les deuxamies fe pardonnerent mutuellement,,fe remercierent méme au fond ditcceur. Le doublé mariage fut célébréde part Sc d'autre avec beaucoup depie, Sc fut aufli heureux qu'il avoitcté défré.J'ai promis de n'attacher aucuneconclufïon a mon récit.. Le le&eusdécidera li , dans cette aventure ,1'amitié avoit travaillé contre ellemémefans le favoir, ou fi Pamousavoit agi fous le nom de 1'amitié^


\$6 LES SOIREESI A R É P A R A T I O N ,C O N T E.D ORMENON recut un jour de fonfrere la Lettre fuivante : M Je vous ai33 demandé votre fils, vous me 1'avez33 confié des fa plus tendre enfance.33 Avant de le nommer mon héritier,33 j'ai voulu m'en faire un ami, doué33 d'un cceur tout paternel, j'ai voulu33 me donner ce que m'avoit refufé la33 nature, un fils que je pu(fe aimer.33 J'ai défïré 1'avoir tout jeune auprès33 de moi, voir fes organes fe déve-33 lopper fous mes yeux, 8c 1'accou-33 turner, par de longs bienfaits, a33 voir en moi, non pas un oncle33 riche, mais un pere tendre. Vous33 avez cédé a< mes inltances; vous33 vous êtes féparé de ce que vous33 aviez de plus cher au monde j 8c


AMUSANTE S. i$y» mettantcent Jieues entre votre fils &* vous, vous avez cru avoir fait au=» moins le bonheur d'un fiere. Hé"bien, mon frere, mon ami, nos» efpérances font trompées. C'eft un» aveuque j'ai re tardé plu/ie urs années,' 5 P a y ce 1 ue j'ai preftenti le chagrin^ qu'il vous cauferoit. Mais jenepeux» le différer plus long - temps , Mer-^33 e n e r til indigne de vous & de moi,33 &f aconduite paffee ne me laiffe33 plus aucun efpoir pour 1'avenir. Je33 ne vous parle point des torts de fon^ enfance, <strong>les</strong> défauts, a cette époque,^ font plutót attribués a lage qu'aucara&ere. Que dis-je > fon extreme33 vivacité me fembloit le gage öc <strong>les</strong>33 peémices de fon efprit; je ne voyois33 dans fon indocilité qu'un noble33 orgueil : en adoptant le titre de33pere , j'en avois contracèé <strong>les</strong> foi-33 bleftes. Et il faut 1'avouer aufli, <strong>les</strong>'3 défauts de Merfenil avoient un éclat


138 LES S O I R E E S03 fait pour féduire. J'etois aveugle,w que ne m'eft - il permis de 1'être33 encore! II ne me quitte plus fans33 me laifler dans <strong>les</strong> plus vives alarmes,33 en proie a toutes <strong>les</strong> paffions de fon33 age , ily porte une effetvefcence que33 la raifon ni 1'autorité ne peuvent30 calmer enfin il ne fe paffe pas un33 feul jour qu'il ne mette en péril Sc33 fa fortune & fa fanté. Ni mes cha-33 grins ni <strong>les</strong> fiens propres n'iniluent33 fur fa conduite; & il eft a chaque33 inftant puni fans être corrigé. Je33 fens que je déchire votre cceur; mais33 le mien a long-temps faigné avant33 que j'ai pu me réfoudre a rompre le33 filence. II me refte encore un efpoir,33 c'eft vous. Ecrivez-lui; faites parler33 le cceur & 1'autorité d'un pere. Si33 ce dernier effort ( & je le crains) ne33 nous réuflit point, je renonce a toutes33 mes efpérances; je vous rends un33 préfent qui fera funefte a tous deux,


AMUSANTES.*> car on ne change point de cceur en« fe déplacant; & j'aurai ce malheur^ encore, de ne pouvoir me défaire33 d'un neveu ingrat, fans être pref-J3 que sur de vous charger d'un fils33 dcnaturé. «Cette Lettre plongea Dormenondans le plus violent chagrin, II polfédoita Lyon une fortune bornée qu'ilavoit mife dans le commerce. II n'avoitque ce fils, qu'il aimoit tendrement;öc pour lui affurer un riche héritage,il 1'avoit envoyé a Paris auprès de fonfrere. Ce facrifice rendoit plus amerle fentiment de fes maux. Peut-êtremême un refte d'illufion, qui ne quitteguere un cceur paternel , lui perfuadoitque fi fon fils étoit demeuré fousfes yeux, il eut été plus fidelle a fondevoir. II lui en coutoit moins pouraccufer le fort > que pour condamnerfon fils.Cependant il avoit befoin d'un cceur


140 LES S O I R E E Spour y épancher tant de chagrins, II vatrouver Florimel, qui étoit moins fonaflbcié que fon ami: ils habitoientenfemble ; Sc ils étoient plus unis parleurs fentimens que par leur commerce.Aprcs s'étre affiigés d'un malheurqui leur devenoit commun parFamitié, Dormenon écrivit a Merfenil.Merfenil recut la lettre , pleurapeut-étre en lalifant, Sc ne changearien a fa conduite. C'étoit un des agréab<strong>les</strong>du jour, il en avoit toutes <strong>les</strong>graces Sc tous <strong>les</strong> ridicu<strong>les</strong>. II fit degroftès pertes au jeu , joua des toursfanglans aux femmes, fes pertes 1'engagerentdans des aétions que Fhonneurcondamnoit; fes tours fanglans luifirent des affaires; Sc il expofa plufieursfois le repos de fes parens Sc fa proprevie, pour des objets qu'il méprifoit. Lesprieres , <strong>les</strong> menaces de fon oncle neportoient qu'un vain bruit a fes oreilksj Sc <strong>les</strong> lettres de fon pere ne lui


AMUSANTE S. 141parurent bientót plus que de ridicu<strong>les</strong>déclamations. Eh ! comment corrigerun fat ? il tire vanité des égaremensqu'on lui rcproche. L'entrée de toutes<strong>les</strong> maifons honnêtes lui fut fermée.Les uns étoient indignés , <strong>les</strong> autresle plaignoient, perfonne n'ofoit lerecevoir. Enfin il alla fi loin, que1'autorité des lois crut devoir s'armercontre fon inconduite : 1'une de fesaótions fut dénoncée , empoifonnéepeut-étre par des ennemis j & bientóteet exil, dont il avoit été fi fouventmenacé par fon oncle , devint fa reffourceunique 6c fon feul moyen d'impunité.Forcé de s'enfuir, abandonnépar fon oncle , n'ofant reparoitredevant fon pere , quel afile ira-t-ilchercher ? Quel fecours implorera-t-il ?II ne voyoit d'autre perfpecFive que lamifere 6c Phumiliation. Ce tableauétoit d'autant plus effrayant pour lui,que la fortune 6c la conlidération dont


142 LES SOIREESfon oncle jouiftoit, ne lui avoientlaifté connoitre encore que 1'aifance dela richefte 8c <strong>les</strong> jouiflances d'amourpropre.Enraftemblant d'un coup d'ceilfon état préfent, fa fortune paffee , 8cce qu'il devoit attendre de 1'avenir,il refta un moment comme accabléfous le poids de fes douleurs, maisbientót recueillant toutes <strong>les</strong> forces defon ame, il concut un projet qui étonnerapeut-être.Quandypar <strong>les</strong> égaremens de fajcunefle, Thomme a perdu fon bienêtre,8c, ce qui eft plus effrayantencore , Feftime publique •, alors lefort de fa vie- entiere dépend de lapremière réfolution qu'il embralfe,8c cette première réfolution eft déterminéepar fon carac5lere particulier.Alors celui qui eft né foible, mêmeavec 1'amour des chofes honnêtes , netrouve aucune reftource en lui-même;il ne fait oppofer a fes malheurs que


AMUSANTE S. 145des larmes & de vains regrets. Leremords qui le pourfuit eft toujoursfuivi du découragement; il fent lerepentir de fes fautes, fans avoir laforce de <strong>les</strong> réparer. Des qu'il s'appercoitqu'il a perdu 1'eftime des.hommes, il eft effrayé des eftbrts qu'illui faudroit faire pour la recouvrer,öc le défefpoir d'éviter la honte faitqu'il s'y devotie volontairement. Celuique le Ciel, au contraire, a douéd'une ame énergique, n'a pas plutótvu 1'abyme ou fes paftions 1'ont précipité,qu'il s'indigne des obftac<strong>les</strong>qui Ty enchainent , le remords nelui apprend pas feulement a pleurerfes fautes, il le poufte a <strong>les</strong> effacer:il ne cherche point cette philofophiequi fait fupporter <strong>les</strong> malheurs , maisle courage qui fait <strong>les</strong> vaincre. C'eftpar-la que des hommes célebres dans1'hiftoire, après avoir traïné leur jeunefledans le fentier méme du vice


144 LES S O I R E E Sfont parvenus enfin a la gloire quiaccompagne la vertu.Cette fermeté active, qui elt prefquetoujours couronnée par le {acces,étoit dans 1'ame de Merfenil. Ses yeuxn'étoient plus couverts du bandeau de1'illufion , il vit fon inconduite avec<strong>les</strong> yeux de la raifon & de lequité,ils'avoua juftement puni, il fentit qu'ilavoit mérité f abandon de fes parens& le mépris des hommes vertueux,mais il crut que ne faire aucun effortpour s'y foultraire , c'étoit <strong>les</strong> mériterdeux fois. Puni par le malheur, corrigépar le repentir , il commenca parvouloir recouvrer fa propre eftime. Lemouvement le plus naturel peut-êtrea fa fituation, étoit d'aller fe jeter auxpieds de fon pere ; mais il ne vouloitpas demander fa grace, il vouloit lamériter. Les talens divers qu'on ne luiayoit procurés que pour fon amufetïtent,il <strong>les</strong> fit fervir a fes befoins.II


AMVSANTES.II parcourut pluiïeurs vil<strong>les</strong> de la Provincefous un nom ctanger; il ajoutoitpar 1 etude aux connoifïances qu'ilavoit déja 5 mais il entroit fur - toutdans fes vues de s'inlfruire dans Partdu Commercant.Déja quelques années s'étoient écouléesdepuis qu'il avoit quitté la maifonde fon oncle. Son pere, averti de fesdéportemens & de fa fuite , avoitprefque renoncé a 1'efpérance de lerevoir ; mais il n'étoit pas encoreconfolé de faperte. II avoit condamnéfon- fils, tk il le pleuroit encore. IIn'avoit d'autre confolation que 1'amitiéde Florimel qui avoit celfé de luiparler de fon fils, & qui cherchoit ale lui faire oublier. Ce Florimel étoitun bon-homme, qui avoit peu d'efprit,mais un bon cceur. Son intelligencefe bornoit a la fcience de fon commerce,qu'il favoit faire profpérer fansinanquer a la probité la plus rigoureufe,Tom. L Q


146 LES S O I R E E SII étoit refré veuf de bonne heure avecune fille de feize ans, qui , a la franchifequ'elle avoit héritée de fon pere >joignoit la pudeur qui appartient a fonfexe , c3c la timidité qui eft naturellea fon age. Aux charmes de fa figurefe réunifloit la grace qui embellit laplus jolie femmeaöc cette fleur d'efpritqui doublé le pouvoir de la beauté.Marianne (c'eif ainfi qu'on 1'appeloit}partageoit fes foins entre fon pere öcDorménon qui Paimoit tendrement ,Sc qui tachoit de retrouver en elle lefils qu'il avoit perdu.Les chofes en étoient la, quand Merfenil,bien différent de ce qu'il étoitchez fon oncle , bien appauvri, maisbien changé de mceurs öc de principes,revint dans la Ville que fon pere habitoit.II fit plus: toujours fidelle au vceuqu'il avoit formé, d'expier & de réparerfon inconduite , il s'étoit promisde pénétrer jufque dans la maifoa


AMUSANTE S. i 4?paternelle; mais ij „e vouloit pas SVprefenter commeu nfils coupablem pai- le repentir. Peut-être pouvoit-dfeflateer d'obtenirg r a c e a u xyeux d un pereq u in'avoit pas ététemoin de fes égaremens ; mais moinsjalouxdetrepardonnéque de mériterfon pardon, ilv o u I o i t p m w e tdes fans que fon cceur étoit changé,& acquerir des droits effedifs a hclemence paternelle.; " " e f a u t P as °»Wier ici que Merfentlayant été éloigné de fon pere dè Sfa première enfance, ne devoit pasen etre reconnu. Cette circonftanceravonfoit fon projet; & il ne négligeanen pour le faire réuffir. Je n'entreraipomt dans le détail de tous <strong>les</strong> relTomquil employa. II fuffira de rappelerm qu'il avoit férieufement travaillé is'inftruire de 1'art du négoce , Scd'ajouter que fous le nom qu'il a'voicadopté i il s'y étoit fait une réputationGij


i 4g LES S O I R E E S&z que, recommandé de Ville en Ville,il eut le bonheur d'arriver jufqu'auprèsde Florimel, qui avoit alors befoind'un Commis. Merfenil fut charmé deeet heureux hafard: mais j'ai dit queFlorimel & Dorménon vivoient enfernble;8c ce ne fut pas fans frémirque Merfenil mit le pied dans leui?maifon. II fut un peu raflurépar 1'acrcueil qu'on lui fit. Sa phyfionomieprévint d'abord. II étoit naturellementbeau & bien fait; 8c quoiqu'il füt unpeu changé par fes chagrins, 8c mémepar fes plaifirs, il étoit encore affezbien pour plaire par <strong>les</strong> feuls agrémensde fa figure. II ne tarda pas a faireconnoitre fon intelligence ; 8c Fon vitbien que fon habileté fe trouveroittoujours au niveau des affaires <strong>les</strong> plusdélicates: mais pour lui accorder uneentiere confiance , il falloit des titresflus eflentiels ; 8c il ne tarda pas a<strong>les</strong> acquérir. On mit, fans, 1'en avertir?


• A M U S A N T E S. J 4$ta probité a Iepreuve 5 elle n eut pasde peine a demeurer intacFe. Sa fen&bilitc fe manifefta dans plufieurs occafions;&ladélicateffe de fes feminienséclatoit encore plus dans fes acFionsque dans fes difcours. Quant a fesmceurs, el<strong>les</strong> ne fiirent pas fbupconnéesun feul moment. Ces qualités luiacquirent Feftime des deux peres, Sca ce fentiment fe joigait bientót Familie.Des complaifances fans bM?3k ,des égards fans affectation, cette politeifequi eft un befoin du cceur , Scnon une coquetterie de Fefprit 5 toutconcourut a le faire aimer de DorménonSc de Florimel. II entroit toujoursdans la confidence de leurs affaires , Scil partageoit tous leurs plai/irs. Ocomme le premier mot affecfueux quelui adreffaDorménon fans le connoitratoucha fon cceur ! comme il étoit confolé!comme il fentoitfes remords s'appaifer!il lui fembloit au moins queG iij


tfö LES S O I R E E Sehaque louange que fon pere lui donnoit,effacoit une des fautes de faje une (Fe.Cependant la conduite de Merfenil,en obtenant 1'eftime de Dorménon,renouveloit fes chagrins paternels. IIcomparoit le jeune Sérigny (c'eft lenom qu'avoit pris Merfenil) a ce filsqu'il croyoit perdu , & il gémiftbit.Un jour que cette idéé, trop préfentea fon imagination, peignoit fa douleurfur fon vifage , le fenfible Merfenilofa lui demander s'il avoit quelquechagrin. Oui, mon ami, lui réponditDorménon, & ce chagrin ne finiraqu'avec ma vie. J'eus un fils autrefois^mais tous <strong>les</strong> peres ne font pas heuleux.Vous pleurez , m'avez-vous dit,un pere tendre. O cruelle bizarreriedu fort! iln'eft plus, celui qui pourroitêtre heureux par le fpectacle desvertus de fon fils & moi, moi, jevis encore! A ces mots fes larmes


AMUSANTES.iyicoulerent fur la main de Merfenil qu'ilavoit prife, öc qu'il ferroit affecfueufement.Merfenil fentit alors fa poitrinefe gonfler, öc fes larmes coulerentmalgré lui. Dorménon, charméd'un attendriffement dont il ne foup-^onne point la caufe, 1'embraffe avectranfport, öc leurs larmes fe confondent.On fe figure fans doute la doucejoie de Merfenil , quand il fe fentitdans <strong>les</strong> bras de fon pere. II eut dela peine a garder fon fecret; mais ileraignit de perdre tout fon mérite enfe nommant; il né croyoit pas encoreavoir mérité fon pardon.Cependant <strong>les</strong> affaires des deux amisétoient de beaucoup améliorés depuis


i f 2 LES S O I R E E Sniment , non comme un moyen defortune , mais comme le témoignageëc le garant d'une amitié qui lui étoitchere Sc préckufe.Une maiadie qui furvint quelquesjours après a Dorménon, alarma latendrefie de Merfenil, & fit connoitre•encore mieux fa fenfibilité. Toutes <strong>les</strong>heures qu'il n'étoit pas obligé dedonner a fon devoir , il <strong>les</strong> pafibitauprès du lit de fon pere. Sous prétextequ'il favoit un peu de Médecine,il préparoit lui-même tous <strong>les</strong> remedesqu'on ordonnoit , Sc ne vouloit pasfouffrir qn'un autre <strong>les</strong> lui préfentat.II le foignoit le jour, le veilloit lanuit v Sc fi cette maiadie eut duré pluslong-temps, il fut devenu malade luimême,& de fatigue Sc de chagrin.Tout cela ne faifoit qu'augmenter dejour en jour la tendre(fe que Dorménonavoit pour Merfenil. II auroitvoulu ne pas le quitter un moment>


AMUSANTE S.ï yj& il Te piaifoit a lui ouvrir fon cceur,a lui parler de fes chagrins. Pourquoi'luidifoit-il quelquefois en le regardanttendrement, le Ciel ne m'a-t-il paspermis d'être votre pere ? Je ferois liheureux ! Alors il lui racontoit <strong>les</strong>égaremens de fon Bs. Ce récit puniffoit,affligeoit Merfenil ; mais <strong>les</strong>careftès qui Faccompagnoient, le confoloientauffi-tót. Combien de foismt-il fur le point de fe découvrir!mais ia crainte venoit toujours J'arrêtcr.Non, fe difoit-ii, reftons tel queje fuis, puifqu'ain/ï je fuis heureux.Eh ! pourquoi rappeler ce que j'ai été,quand je voudrois 1'oublier moi-même ?J'ai Feftime & 1'amitié de mon pere;pourquoi hafarder 1'une & 1'autre ?Serigny eft aime, cftimé ; Merfenilferoithaïpeut-être. Aprèscelailredoubloitd'attentions auprès de Dorménon,& il f econfoloit du déplaifïr de nepouvoir Tappeler mon pere , en luiG yr


1^4 LES S O I R E E Srendant tous <strong>les</strong> devoirs d'un nis*Telle eft lavie que menoitr Merfenil jelle ne s'écouloit point dans le bruitöc dans <strong>les</strong> plaifrs, öc fon cceur lapréféroit a ces jours de tumulte ÖCd'éclat qui 1'avoient rendu coupable.Mais ce cceur , pour être changé9n'étoit pas dcvenu infenfible j 1'amitié ,1'amour méme y avoit confervé fesdroits. II voyoit, il entendon tropfouvent la jeuneMarianne, pour n'êtrepas touché de fa beauté öc des charmesde fon efprit. II avoit eftayé d'arrêter<strong>les</strong> progrès de cette pafiion dans fanaiftance; mais comment pouvoit-iléteindre fon amour, quand il étoitobligé de voir a chaque inftant cellequi pouvoit le rallumer d'un coupd'ceil? D'ailleurs 9. outre que la confciencede ce qu'il étoit né, fervoit at1'enhardir, Florimel lui avoit laiiTéentrevoir plus d'une fois qu'il ne feroit!>as faché de le vok plaire a fa fille*


AMUSANT ÉS. ijyII n'en falloit pas tant pour encouragerun cceur ardent & amoureux. IIofa donc Te livrer aux douces impreffionsde 1'amour; mais ce Merfenil,eet audacieux conquérant, pour quiune déclaration amoureufe n'étoitautrefois qu'un jeu , ofeapeine aujourd'huilaiffcr parler fes regards.ils furent pour tant aifez expreffifs pourfe faire entendre, Sc alfez timides pourintéreffer. Merfenil étoit auffi aimableque fa conduite étoit honnête. Samorale étoit pure fans êtrefauvage,& il avoit de la vertu fans pedanterie!II polfédoit plufieurs talens; la danfe,la mufique, plufieurs inftrumens &le delfein; tout cela formoit une féductiond'autant plus puüfante qu'il avoitFair d'en faire ufage pour amufer,fans y chercher un moyen de plaire!Enfin , foit que Marianne regardat <strong>les</strong>talens de Merfenil , Sc la diftindHonqu'on ki avoit accordée, comme unG vj


LESS O I R E E Séquivalent a la fortune qui lui man-'quoit, foit qu'elle eut deviné la-deflus<strong>les</strong> difpofïtions de fon pere, foit enfinqu'elle eut plutót écouté fon cceur quefa raifon , Merfenil obtint 1'aveu d'unamour qu'il avoit peut - être infpireavant d'avoir ofé déclarer le fien.Dés que leurs deux cceurs fe furentexpliqués , quel charme fe répanditfur tous leurs entretiens t L'amour deMarianne fembloit augmenter par1'aveu qu'elle en avoit fait* & lanaïveté de fon caradere y ajoutoit unintérêt nouveau. Son efprit öc foncceur avoient des graces que Merfeniln'avoit point connues., qui nefe trouvoientpoint ailleurs* Enfin elle mettoitdans 1'expreffion de fes fentimensnne franchife ingénue, qui favoit tout1 la fois enflammer le défir öc infpirerle reipect.J'aurois pu dire déja que de toutsemps <strong>les</strong> deux peres avoient projeté


AMUSANTE S. U7'de refierrer <strong>les</strong> nceuds de leur amitiépar Fhymen de Merfenil Sc de Mawanne.On <strong>les</strong> en avoit informés 1'unSc 1'autre : Sc avant d'être inftruit dela conduite de Merfenil, Dorménonavoit cru devoir lui en parler plu-,fieurs fois dans fes lettres. CommeMerfenil étoit déja jeté dans le tourbillondes jeunes gens de fon age,il en avoit pris le langage ordinaireillui avoit répondu qu'il étoit bienjeune pour fonger au mariage, &q u ed'ailleurs il fentoit beaucoup de goutpour le célibat. Dorménon avoit infifté;Merfenil, dans 1'ivrelfe de fadilfipation, s'étoit méme permis furle compte de Marianne des traits delégéreté , de fatuité méme ; Sc en piaifantantfur fa beauté, qu'il ne connoilfoitpas, il avoit, comme ie Dorantcdu Méchant, parlé de fes beauxyeux da Province. Cette infulte avoitété réparée depuis par fon amourreP


x^S LES S O I R E E Spe&ueux , Sc expiée par fon repentlr;mais Marianne, dans le temps, ayantfurpris une de fes lettres, fon amourpropreen avoit été juftement offenfé,Sc elle gardoit la lettre, peut - êtrepour s'en faire un titre de refus , &1'on vouloit un jour 1'obliger d'épouferMerfenil.Un foir, comme nos deux amanss'entretenoient feuls de ce qui fe paffoitdans leur cceur, Marianne apprita Merfenil ce qu'il favoit au moinsauliï- bien qu'elle, qu'on avoit promisfa main au fils de Dorménon *, maisque ce fils , par fon inconduite , avoitmérité la colere de fon oncle Sc defon pere ; Sc que même , depuis longtemps, il avoit difparu tout-a-fait.Mais, lui dit Merfenil avec une efpecede tremblement, fi ce fils revenoit unjour, votre cceur Oh! non,interrompit Marianne , il ne reviendrapoint, on le croit mort; Sc d'ailleurs


AMUSANTE S. iyjquand je pourrois difpofer dc moncceur , il fe 1'eft ferme par fa conduite8c par des affronts que je ne lui pardonneraijamais. Ces mots firent frémirle tendre Merfenil; 8c la naïveMarianne lui montrant la lettre qu'elleavoit furprife:Tenez, lui dit-elle,voyez comme il me traite ! moi, quine lui avois jamais rien fait; moi, qu'ildevoit époufer ! Non, ajouta-t-elle,je ne fuis point méchante; mais jen'épouferai jamais un homme qui maméprifée. Merfenil reconnut bien cettelettre fatale; il eut voulu effacer avecfes larmes, laver de fon propre fangces affreux caraderes. Ce fut de bienbon cceur qu'il traita de blafphémesces coupab<strong>les</strong> plaifanteries. Son cceur(la crainte accompagne toujours1'amour ) étoit en proie aux plus vivesalarmes ; il regardoit le difcours deMarianne comme un arrêt qu'ellevenoit de prononcer contre lui. II ne


Ï^O L\gs S O I R E E Srépondit que des mots entre-coupés Sc,fans fuite; Sc tout ce qu'il put prononeerd'intelligible, ce fut: Ah! belleMarianne !'fes remords ont fans douteexpié fon crime ; Sc il eft affez puni s'il aperdu 1'efpoir de vous pofleder. Allons5reprit Marianne , ne parions plus decette lettre qui nous aftlige tous deux.Enfin, un jour (Sc c'étoit un beaujour) Florimel, après avoir confultéDorménon , fit appeler Merfenil, Sclui propofa la main de fa fille. Merfenilaccepta cette offre avec des tranfportsde reconnoiftance, Sc il fut décidéque le jour méme on figneroit le contrat.Le foir, quand onfe fut raftem-;blé pour mander le Notaire Sc quelquestémoins, Merfenil^ pret a donnerfa fignature , ne crut pas pouvoir garderplus long-temps Vincognito, Sc iltrembloit de lequitter. Jamais il n'avoitfenti tant de troubk Sc d'effroi, fatriftefte fut bien remarquée, Sc on lui


A M U S A N T E S.T#%en demanda la caufe. O mes bienfaicreurs, leur dit-il, pardonnez ft la trifteffefemble me pourfuivre au momentle plus heureux de ma vie. II manquea mon bonheur un confentementQuel confentemem , interrompit Florimel? celui d un tuteur ? vous êtesorphelin. Quoi, demanda prefque enmeme temps Dorménon, auriez-vousun pere ? Je Pignore, Monfieur, s'écriaMerfenil en fe jetant l fes pieds,f ignore s'il me refte un pere : c'eft avous feul a me Fapprendre. Vousvoyez ce coupable Merfenilq uiamérité votre colere & votre abandon..J ai voulu commencer une nouvellecarrière , me punir de mes fautes , <strong>les</strong>expicr. Vous m'avez vu, non tel quej etois , mais tel que je ferai toute mavie. En parlant ainii, il le regardoit enfondant en larmes , Sc dans Fattituded'un homme qui attend la vie ou lamort. Dorménon avoit eu ie temps


i6i LES S O I R E E Sde revenir de fa furprife en Fécoutaut.Son cceur ne put réfifter l ce fpecFacle;il tombe dans <strong>les</strong> bras de Merfenil,Farrofe de fes larmes , & non - contentde lui pardonner, ce bon perele remercie encore de lui avoir rendufon fils. Florimel mêla fes larmes acel<strong>les</strong> de fon ami & de fon gendre;Marianne brula bien vite fa lettre ; lcmariage fut célébré comme un événementqui faifoit quatre heureux a lafois, &c le bon-bomme d'oncle , quiapprit cette nouvelle avec autant defurprife que de plaifir, affura toute fafortune aux deux époux.


AMUSANTE S.AZÉMA ou IL FIT BIEN,C O N T E.AZÉMA étoit un homme cie boafens. II avoit d'abord réfolu de nepoint fe marier, paree qu'on Fait ceque font <strong>les</strong> maris d'aujourd'hui. Cependantil fe maria. On lui avoit propofédeux partis. L'un étoit une jeunecoquette, foupconnée delégéreté, Scqui auroit été fidelle ; Fautre étoit uneveuve dont tout le monde vantoit lavertu, Sc qui pouvoit n'être pas vertueufeen fecret. II n'ignora aucunede ces particularités ; il époufa cettederniere, Sc il fit bien. Cela paroitraun paradoxe; mais c'eft une vérité, «Scfon hiftoire va le démontrer.Irene, mere d'Azéma, voyant approcherfa derniere heure, appela leGénie dans lequel elle avoit mis fa


i5"4 LES S O I R E E Seonfiance, Prenez foin, je vous prie ,lui dit - elle , de féducation de monfils. Ayez foin de perfeótionner fonentendement, de maniere qu'il puilfevoir <strong>les</strong> chofes comme el<strong>les</strong> font réellement.Rien n'eft plus difficile, je lefaismais il eft encore jeune. II fautqu'il fe livre a toutes <strong>les</strong> erreurs defon age pour en connoïtre ia folie.Faites - lui fréquenter <strong>les</strong> femmes pourle préferver du vice. Ce font el<strong>les</strong> quiforment 1'ame d'un jeune homme ; ilapprendraa excuferleurs défauts, Sc ilpourra tirer des lec^ons uti<strong>les</strong> de leursfoibleifes. Quand il aura vu affez lemonde pour en être dégouté, mariez-le,afin qu'il tienne une maifon qui puifiefervir d'afile a une compagnie choifie.Le bonheur d'un jeune homme confiftea vivre toujours avec fes égaux ;celui d'un être raifonnable feroit d'ctrefouvent feul, Je n'afpire pas a leprocurer a mon fils ; il me fuffit qu'il


AMUSANTE S. iètyjouifie de celui qui eft a la portee duplus grand nombre. II eft plus agréablede recevoir un ami, que de fairedes vifttes a des connoiftances. L'ami*tié eft le plaiftr de lage mur.Irene expira après avoir tenu ce di£cours;


\6G LES S O I R E E Smaginez pas fans doute avoir befoind'avis pour cela. Je ne vous en donneraipoint. Je vous lailfc a vousmêmejufqu'a ce que vous ne fachiezplus que faire alors je ne vous abandonneraipas.Azéma entreprit de répondre a ccdifcours par un compliment gaucheSc mal-tourné. Je ne vous prefcrispas de dire des fottifes , mais d'enfaire , interrompit brufquement leGénie. Lorfque vous aurez envie deparler, que la raifon 6c la réflexionconduifent votre langue. Après avoirachevé ces mots, il difparut.Azéma abandonné a lui-même , 6cconfidérantfadeftination, ne fe trouvapas fort a plaindre. II réfléchit unmoment fur <strong>les</strong> moyens de la remplirloyalement, 6c de bonne foi.Dans le nombre des folies qui entroientdans le plan de fon Inftituteur,il y en ayoit fans doute qui méritoient


%AMUSANTE S. \6jla préférence ; mais il ne pouvoit <strong>les</strong>choi/ir fans <strong>les</strong> connoitre, 8c il nepouvoit acqucrir cette connoiffancequ'en allant de Tune a 1'autre. II ncréfléchit plus, 8c il pritle parti de felivrer avec excès a toutes cel<strong>les</strong> qui fepréfenteroient fur fon chemin.Ses commencemens furent brillans,II fortoit d'une familie ancienne 8chonorable , mais point aflez cependantpour pouvoir dire : Un hommede ma nanTance. 11 ne s'amufa pas afaire cette diftinction. La différencequi elt iï feniible aux yeux d'autrui,n'eit qu'une nuance imperceptible aceux de Thomme qui devroit naturellementla faire. II dédaigna <strong>les</strong> vertusfimp<strong>les</strong> 8c obfcures d'un particulierpour <strong>les</strong> vices brillans d'un courtifan.II eut une meute de chiens, des attelagesfuperbes , des voitures élégantes,un nombreux domeftique, deuxcoureurs , trois cuifinierssplufieurs


i£g LES S O I R E E Smaitref<strong>les</strong>, & pas un ami. II paflfa Cavie dans la recherche des amufemens -,& 1'ennui qui dirigeoit toutes fes démarches, tous fes mouvemens, toutesfes occupations, en fut auffi le réfultat.En peu de temps il eut diflipetoute fa fortune, Sc il apprit qu'ungrand Seigneur n'eft confidéré qu'autantqu'il eft riche , Sc qu'il ne differepas d'un pauvre particulier lorfqu'ilne 1'eft plus. II fe trouva ruinéfans avoir méme entrevule plaifir, Scil reconnut, mais trop tard, qu'il nes'achette point.Preflé par fes créanciers, trompépar fes maïtreftes, abandonné par fesflatteurs, il tomba dans le défefpoir ,Sc s'écria : Que ferai-je maintenant ?Une voix aérienne fe fit entendre ,Sc lui dit : Vas gagner des plumes.C'eft une belle reflource , réponditiAzéma !XJn avis fi ridicule le plongea dansune


AMUSANTE S. %r >9une profonde rêverie , qui Poccupalong-temps, Sc pendant laquelie ilmarcha devant lui fans favoir ou ilalloit. Iln'en fortït qu'a IVntrée de lanuit , qu'il fe trouva dans une belleavenue qui conduifoit.a un palais verslequel il porta fes pas.La porte en étoit gardée par unSunfe dont <strong>les</strong> épau<strong>les</strong> étoient ornéesde plumes , Sc le corps chamarré derubans de toutes <strong>les</strong> couleurs. A eethabillement , Azéma ie prit pour leGénie de fon fiecle, Sc, dans cetteidee* il lui fit un compliment convenable.Ami , ki dit le SuilFe , jevois que vous n'êtes pas familier avec<strong>les</strong> Génies : je n'ai pas 1'honneur deTêtre ; j'appartiens a la Fée des rubans.Ala Fée des rubans , s'écria Azéma !j'en ai entendu parler : elle eil pui£famment riche ; elle cherche par-toutun mari, ü jepouvois le devenir! Jene fais pas , réponiu le Suiue, d vous


Ï 7O LES S O I R E E Slui conviendrez •, mais vous pouvezeftayer. Je vais vous mettre entre <strong>les</strong>mains de fon Ecuyer qui vous préfentera.L'Ecuyer parut. II examina le nouveauvenu 5 3c après avoir marmottéd'un ton de proteófceur, Cela peut réuCfr, il 1'introduift dans un appartementfuperbe , ou il le laifta, en luidifant : Mettez toute votre attentiona gagner <strong>les</strong> plumes.; Pendant quelques momens, Azémafe crut feul | bientót il entendit uneVoix qui partit d'un lit magniftque ,3c qui appela : Roufcha, Roufcha ?Une femme parut auiïi-tot pour demanderce que 1'ori fouhaitoit. Je veuxvoir 1'Étranger, répondit la Voix, quiétoit celle de la Fée des rubans. Tirezmes rideaux. Hé bien, c'eft un joiijeune homme , en vérité. Roufcha ,laiffez - nous. Roufcha fortit, en répétanta Azéma de ne rien négligé*pour gagner <strong>les</strong> plumes.


AMUSANTE S. r»f'•Azéma, en voyant Ja Fée affife furfon lit, f utpenétré de refpect , &refta immobiJe. Approchez , jeunehomme, lui dit-eUe. Le jeune hommefit une profonde révérence , Sc reculadeux pas au lieu d'avancer. Q u eveut dire cela, s'écria la Fée ? Quelietimidité ! QueJJe enfance ! Peut-onattacher fi peu de valeur } mes plumes ?Azéma, que le refpecF avoit tem!jufqu'i ce moment <strong>les</strong> yeux baififés <strong>les</strong>leva fur la Fée , dont il vit la tetecoiffée de la maniere la plus élégante& chargée d'une multitude incroyablede plumes. Perfuadé, par tous <strong>les</strong>avis qu'il avoit recus, qu'il n'avoitnen de pl u simportant que de s'enrendre maitre , il s'approcha , Sc yporta <strong>les</strong> mains : II n'eut pas plutöttouché ces plumes, qu'el<strong>les</strong> fe trouverentconverties en diamans. Ah Madame!s'écria-t-il,quelle riche parure rLa trouyez-vous de votre goüt ré-Hij


t 7ï LES $ o i R EE Spondit ia Fée ? Jugez-vous qu'ellepeut vous aider a vaincre votre HmHdité ? Hé bien, cette parure eft a vous 3ie ne demande pas mieux que de vousdonner toutes ces plumes Tune aprèsPautre mais ilfaut <strong>les</strong> mériter. Chaquefois que vous me direz une chofeagréable ou ingénieufe , vous en aurezune. Ne faut-il que cela, répondie, Azéma avec toute la vivacité du tranfport& de la confiance ? f efpere bien<strong>les</strong> emporter toutes. Je ne <strong>les</strong> regretteraipoint, reprit la Fée \ mais je vousavertis que je fuis difficile.On fervit une collation élégante acbté du lit de la Fée. Azéma , pleinde 1'efpoir de redevenir plus richequ'il ne Favoit eté, mit fonimaginationa la torture pour faire de Pefprit.% eftaya fucceflwement <strong>les</strong> épigrammes, <strong>les</strong> calambours , <strong>les</strong> bonsmots, <strong>les</strong> railieries, <strong>les</strong> réparties fines,<strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong> politiques, & fur-toi^


AMUSANTE S. 173<strong>les</strong> fcandaleufes. Pas une plumc he fedétacha. Cela le déconcerta un peu jmais redoublant d'efforts, ilpaffa deJa Ville a la Cour, du lever des Mi--niflres a la toilette des AcFrices, auxfpecFac<strong>les</strong> , aux bals. Ce fut en vain;il n'oublia rien, & rien ne réuffit. LaPee fut a la vérité, tentée une fois dedéfaire la plus petite de fes plumes >mais, après une courte rérlexion, elleia kiffa a fa place. Elle ordonna enfin aRoufcha de faire deiïervir ; Sc fe trouvantde nouveau (eule avec Azéma,elle lui dit: Voila donc, mon enfant,•tout ce qu'on appelle efprit dansle monde ? Oui, Madame , réponditAzéma , Sc je n'en connois pas d'autre.En ce cas , je garderai donc mesplumes , reprit la Fée.Azéma fort embarrafie , fort afHige, propofa une partie de piquet, oiiil fe fiatta d'être plus heureux. II lefuten effet. II joua d'aborcl avec tantH lij


i74 LES S O I R E E Sde fuccès, qu'il gagna plufieurs plumesqui devinrent des diamans, a mefureque la Fée 5qui perdoit, <strong>les</strong> luiremettoit entre <strong>les</strong> mains. II éprouvaqu'il eft plus aifé a bien des hommesde faire fortune par le jeu que par1'efprit s mais il éprouva aufli que <strong>les</strong>richeifes ainfi acquifes, ne font pasbien, folides. La chance, qui lui avoitété favorable, tourna *, & fon reversfut li conftant, qu'il auroit perdu toutce qu'il avoit gagné, fi la Fée par compalfionpour fa jeunelfe & pour fesbefoins, n'eiït voulu quitter abfolumentle jeu. Ne rifquez pas davantage, lui dit - elle. J'attends ce foirun nouvel étranger dont la fortunehe fera pas fi rapideymais elle feraplus durable. Retirez - vousj réalifez'<strong>les</strong> diamans qui vousreftent, & puiflcle fouvenir du moyen par lequel vous<strong>les</strong> avez acquis, vous préfcrver de <strong>les</strong>perdre de même!


AMUSANTE 5".Azéma fuivit ce confeil. II vendit fesdiamans., payafes dettes, racheta tousfes biens, & reparut dans le monde.II n'y eut pas vécu quelque temps,que craignant la vie folitaire & trifted'un célibataire, il fongea a fe marier.Mais après avoir fait tant de fottifes,ïl fe défia de lui ; ëc tremblant d'enfaire une nouvelle, il refta plufieursjours fans ofcr prendre une réfolution.Enfin, tourmenté par fes incertitudes,il s'écria : O mon Génie I mWbandonneras - tu dans ce moment critique? Le Génie parut. Me marieraije? lui demanda Azéma. — Sansdoute. — Mais fi je me rnarie , neferais-je point expofé au fort communatant de maris? — La bonnequeftion, répondit le Génie !Suis-moi,je vais voir tout-a-1'beure fi tu faisclioifir.II le conduifit dans un hotel nabitépar <strong>les</strong> plus jolies femmes du monde.H iv


tyé LES S O I R E E SLa vivacité de leur efprit ajoutoit aleur beauté. L'amour dans leur boucheavoit perdu 1'ufage des foupirs3


AM V s A N T E S. i ?7taufent: m a i s J e G, n i e J > a f f. u r aeet hotel étoit Je Céjom des dupes ;?•*• k s m a r i s s'affligeoient de craintesimagmaires, qui l e sempêehoient deJouir des agrémens qu'ils avoient autourd'eux 5q u eJ e s a m a n s^redoutoient ne VéMént que de nom* que toutes ces femmes attachéesaux ilktons.aux vanités & aux foliesde la mode, étoient dans Je fait vertueufes,avec J'apparence d'une conduitequi ne J'étoit pas.II fe trouvoit dans cette fociétéune jeune perfonne qui n'étoitp a s«iee & q u i f o r m a^»oin sfur le cceurq u efurl a m a i nd Azema. Elle n'avoit d'autre but quede changer de nom 5 & d'avoir unema.fon a elle, pour la monter fur leton de celle-ci; mais Azéma craignoitencore plus 1'opiniondu monde qu'unemfidelite réelle mais cachée.le Génie Je conduifit enfdte dansH v


T 78 LES S O I R E E Sla maifon d'un riche citoyen : -leléganceSc 1'abondance s'y réuniifoientpour le bonheur du maitre. La maitref<strong>les</strong>'empreifoit de montrer Tattachementle plus tendre pour fon mari,fans employer une liberté indécente,ni uneréferve affeeStée. Gaie en fociété,fenfible avec fes amis, elle n 'invitoitjamais que <strong>les</strong> perfonnes qui pouvoientêtre également agréab<strong>les</strong> a elle Sc afon mari Sc quand celui - ci arrivoit,elle le recevoit comme un aimableami dont elle défiroit la préfence plusqu'elle ne 1'attendoit.Azéma diftingua dans cette maifon•une jeune veuve , qui joignoit a labeauté Sc aux graces un jugement &une difcrétionrares. Le Génie 1'avertkqu'elle avoit une inclination fecrete,Sc que s'il 1'époufoit, il ne pouvoitlui garantir que cette inclination nefut un jour plus forte que fa vertikMais, ajouta-t-il, vous pouvez cö&p-


AMUSANTE S. iy 9ter fi bien far fa prudence, que vousttêmevous ne la foupgonnerez jamais


iSo LES S O I R E E Stourmenter a chercher mon propremalheur ?C'eft ainft que raifonna. Azéma%8cil eut. rai fon. Le Génie convint aveclui que- la prudence dans une femmeeft aufti eftimable que la conftanceTSc méme préférable dans un temps outoute apparenee de. vertu eft hors demode. &• facrifice a la vanité & au tond'un fiecle , quiquoi qu'en difentdesMoraliftes chagrins , eft plus diftlpé.jeutrêtre que corrompu..,


A M V S A N T E S.iSlS O P H R O N I M E ,NOUVELLEGRECQUE.•^OPHKONIME naquit a Thebes; fonpere, d'une familie ancienne de Corinthe,étoit venu setablir dans lacapitale de la Béotie : il y mourut,fa femme le fuivit bientót. Sophronimea douze ans fe trouva fansparens , fans fortune öc fans protecteur.De tout ce qui lui manquoit, Üne regrettoit que fon pere & fa mere.Le pauvre enfant alloit pleurer tous<strong>les</strong> jours fur leur tombe - ril revenoitenfuite manger le pain que lui donnoitpar charité un prétre de Minerve.Un jour que Ie malheureux orphelinsetoit perdu dans la ville>Üentra dans Pattelier du fameux Pra-


iSi LES S O I R E E Sxitele. II eft faift d'un tranfport involontaire, a la vue de tant de chefd'ceuvres;il regarde , il admire ; &s'adreftant a Praxitele , avec cettehardiefle Sc ces graces qui n'appartiennentqu a 1'enfance: *> Mon pere;os lui dit-il, donne-moi un cifeau,n Sc apprends - moi a devenir un» 3grand homme comme toi «. Praxiteleregarde ce bel enfant; il eftctonné du feu qui brille dans fesyeux 5 Sc 1'embraftant avec tendrefte :33 Oui je ferai ton maïtre, lui répondaot-il j refte avec moi, j'efpere que& tu me furpaftèras. «Le jeune Sophronime, heureux Screconnoiflant, ne quitta plus Praxitele,Sc fentit bientót fe développerle grand talent qu'il avoit recu de lanaturea dix - huit ans il faifoit déjades ouvrages que fon maïtre auroitavoués.Malheureufement pour lui, a cette


A M V $ A N 7 E S.j$fépoque , Praxitele mourut, & laitfapar fon teièament une fomme affezconlidérable a fon éleve favori. Sophronimefut inconfolable. Le féjourcie Thebes lui devint odieux ; il quittafa patrie, & employa le legs de fonbienfaicteur a parcourir la Grece.Comme il portoit dans toutes <strong>les</strong>vil<strong>les</strong> eet amour du beau, le défïrd'apprendre qui Pavoit enflammé desPenfance \ chaque jour le rendoitplus inftruit, chaque chef - d'ceuvrequ'il voyoit lui apprenoit un fecret.Le befoin de plaire acheva de polirfon caraótere & fon efprit ; plusmodefte ï mefure qu'il devenoit plusfavant, penfant toujours a ce qui luimanquoit, & jamais a ce qu'il avoitacquis , Sophronime a vingt ans futle plus habile & le plus aimable deshommes.Réfolu de fe fixer dans une grandeville, il choint Milet, Coionie Grec-


ϧ4 LES S O I R E E Sque , fur la cóte d'Ionie : il y achetaune petite maifon, des bloes de marbre,& fit des ftatues pour vivre.La réputation trop lente quelquefois a fuivre le mérite, ne le fut paspour Sophronime. Ses ouvrages furenteftimés j 1'on ne paria bientót plusque de fon talent. Le jeune Thébain,(ans fe laiiTer enivrer de ces éloges,redoubla d'efforts pour <strong>les</strong> mériter.Tranquille 8c folitaire dans fon attelier, il confacroit fa journée au travailjle foir il fe repofoit en lifantHomere : ce plaifir utile élevoit foname , 8c fourniifoit a fon génie <strong>les</strong>idees du lendemain. Satisfait du jourpaffe 8c pret pour le jour a venir , ilremercioit <strong>les</strong> Dieux, 8c fe livroit aufommeil.Ce bonheur ne dura pas. Le fèulennemi qui puiffe óter le repos a lavertu , ne laüla pas Sophronime enpaix, Carite , fille d'Ariftée , premier


AM U SANTÉ S. igj.Aagifl&c de Miict, vint , avec fonPere, vi/Iter Tattelier du jeune Thébain.Carite efFa ?oit toutes <strong>les</strong> Beautésd Ionfe, & fo„ ame étoit encore plusbelle que fon vifage. Ariftée fon pere* plus^ riche Hes Miléfiens, s'étoitconfacre tout entieraféducation defa fille. II n' £ut pas de peine 4 luifaire aimer la vertu , fes tréfors prod>gueslui donnerent tous <strong>les</strong> taIén Squi 1 embelhffent. Carite j avec feizeans un efprit fin, Une ame tendre,une figure charmante, penfoit commerUton , & chantoit comme OrphéeSophronime , en la voyant, fentit•in trouble , „ne émotion qui luietotent inconnus. II baifia <strong>les</strong> yeuxÜ balbutia. Arirtée attribuant fon embarrasau refpeét, le raflura par desparo<strong>les</strong> pleines de bonté : » Montrez-» nous, lui dit-il, votre plus belle*l t a t u e ; t o u c J emonde vante votre


tU LES S o i « i É Ssa talent. Hélas ! répondit Sophro-» mme , j'ai ofé faire une Vénus ,33 dont j'étois content jufqu'a ce jour,w mais je vois bien qu'il faut la re-33 faire «. En difant ces mots, üdéeouvroit fa Vénus , Sc jetoit uncoup-d'ceil timide fur Carite. Celle-ci,qui avoit compris fes paro<strong>les</strong> , faifbitfcmblant de s'occuper dê la ftatue3&penfoit au jeune fculpteur.Ariftée , après avoir admiré <strong>les</strong>ouvrages de Sophronime , fortit def attelier , Sc lui promit de venir lerevoir. Carite, en le quittant, le faluad'un air gracieux. Le pauvre Sophronimes'appercut pour la première fois,quand elle fut partie , qu'il reftoittout feul dans fa maifon.Ce foir-la il ne lut point Homere;il réfléchit \ ü fe répéta bien qu'ilalloit faire le malheur de fa vie, s'ilofoit aimer celle qu'il ne pouvoitjamais poneder. Le lendemain , au


AMUSANT ES* t$?Iieu de travailler, il fe redit tout cequ'il avoit penfé la veille. Sa raifoncombattit de toute fa force contre lepenchant qui lentramoit: mais depuisQue le monde elf monde , aucun deces combats n'a fmi 4 1'avantage dela raifon»Déja depuis long - temps Sophronimefe difoit tous <strong>les</strong> jours qu'il falloitoublier Carite , Sc tous <strong>les</strong> joursH couroit la ville dans 1'efpérance dela voir un moment. Plus de travail,plus de repos ; <strong>les</strong> ftatues' imparfaitesreftoient au fond de 1'attelier , fansqu'il daignit <strong>les</strong> regarder. Apollon ,DianesJ u pi t e rn'étoient plus rienpour Sophronime ; toujours occupéte Carite, il p a{foit fa vie dans <strong>les</strong>cirques, dans <strong>les</strong> lieux publics, dans<strong>les</strong> promenades. Quand il ne 1'avoitpas vue, il revenoit penfer a elle ;quand il 1'avoit appercue, il revenoitsoccuper des moyens de la revoir.


iS8 LES S O I R E E SEnfin , fa réputation, fa conftance,fon adrefTe lui ouvrirent la maifond'Ariftée. II vit plus foüvent Carite,il n'en fut que plas amoureux. Commentofer le lui dire ? Comment unfculpteur fans fortune, fans parens ,pouvoit-il prétendre au premier parride la ville ? Tout jufqu'a fa délicateiTe, lui défendoit de parler. Cariteétoit fi riche, qu'il n'étoit pas per-,mis a un homme pauvre de la trouverbelle. Sophronime favoit toutcela j il étoit fur de fe perdre en fedeclarant, mais il falloit mourir ou fedéclarer. II écrivit a Carite. Cettelettre fi tendre, fi foumife , fi re£peclueufe,fut confiée a un efclaved'Arifèée, a qui Sophronime donnatout ce qu'il avoit amailé du prix defes ftatues. L'infidelle efclave, au lieude porter la lettre a Carite , courutla livrer a fon pere.Le vieux Arifiée, indigné de 1'au-


AMUSANTE S. iS?dace , abufa , pour la première fois ,du droit que lui donnoit fa charge.II fuppofa des crimes I Sophronime,1'accufa lui-même dans le confeil5Scle fit bannir de la ville.Le malheureux attendoit chaquejour, en tremblant, la réponfe delefclave; il recut J'ordre de quitterMilet. II ne douta pas que Cariteöffenfée n'eüt elle-même follicité cettevengeance : J'ai mérité mon fort ,s'écria-t-il ; mais je ne puis m'enrepentir. O Dieux 1rendez - la heu*reufe, Sc raifemblez fur ma téte tous<strong>les</strong> maux qui pourroient troubler favie. Sans murmurer de la rigueur defes juges il s'achemina triftement versle port, Sc s'embarqua fur un vaiffeauCrctois, qui mettoit a la voile:ce ne fut pas fans verfer des larmesqu'il perdit de vue cette ville oü illailToit tout ce qu'aimoit fon cceur.Cependant le pere de Carite crut


IJO LES S O I R E E Sdevoir cacher a fa fille le véritablemotif qui avoit fait bannir Sophronime; Carite s'en douta. Elle avoitlu dans <strong>les</strong> yeux du Thébain tout cequ'elle n'auroit ofé lire dans fa lettreyelle donna quelques pleurs au louvenird'un homme devenu malheureuxpour 1'avoir aimée : mais Carite étoitbien jeune , elle 1'oublia bientót ScAriftée , tranquille , ne fongeoit plusqu'a marier fa fille , lorfqu'un événementextraordinaire répandit la confternationdans Milet.Des pirates de Lemnos furprirentun quartier de la ville. Avant que <strong>les</strong>citoyens ar més fuffent accourus pour<strong>les</strong> chalfer, ces barbares pillerent letemple de Vénus, &" enleverent jufqu'ala ftatue de la Déelfe. Cetteftatue étoit le Palladium de Milet: afa poiTefiion étoit attachée la félicité«<strong>les</strong> Miléfiens.J-e peuple confterné envoie des


AMUSANTE S. ijfAmbaftadeurs a Delphes, pour confulterApoilon. L'Oracle répond que» Milet ne fera en furetc que lorf-» qu'une nouvelle ftatue de Vénus ,* aufli belle que la Déefte méme,»3 aura remplacé celle que 1'on a>• perdue. ccSur le champ <strong>les</strong> Miléfiens fontpublier dans toute la Grece, que laplus belle fille de Milet, öc quatrctalens d'or, feront la récompenfe dufculpteur qui remplira <strong>les</strong> conditionsde 1'Oracle. Plufieurs fameux artiftesarrivent avec leurs ouvrages ; on<strong>les</strong> expofe fur la place publique ; <strong>les</strong>Magiftrats , le peuple admirent: maisdés que la ftatue eft pofée fur Pau*tel, un pouvoir furnaturel la renverfe.Les Miléfiens défefpérés regrettentalors Sophronime ; ils demandenta grands cris que Pon s'occupe de lechercher.Ariftée lui-même eft obligé de


i$i LES S O I R E E Sprendre des informations fur le vaiiTeaurCrétois ou le mallieureux banni s'étoitembarqué. L'on rapproche <strong>les</strong> époques, <strong>les</strong> jours ; Ton envoie jufqu'enCrete; Sc l'on apprend que ce vaifteaua péri avec tout fon équipage a labauteur de i'ille de Naxe.Les Miléliens défolés, s'en prennenta leur Magiftrat, Sc de fon peu devigilance, caufe de 1'invafion des Barbares, Sc de la mort de Sophronime,qu'il avoit fait bannir injuftement. Lepeuple paffe bientót du murmure aja révolte : il court a la maifon d'Ariftée,il fentoure , il la force. Leslarmes de Carite , fes cris , .fes prieresne peuvent fauver fon pere-, Ariftéeeft faifi , chargé de fer Sc traïné dansun cachot. Le peuple décide qu'il n'enfortira que lorfque la ftatue de Vénusaura été remplacée.Carite au défefpoir , veut aller elle*jinême a Athenes, a Corinthe , ou aJhebes»


'AMUSANTE S. IJJThebes , chcrcher un artifte qui pmfedélivrer fon pere. Elle prend d'aborddes mefures pour adoucir fa prifon ;un efclave fur doit veiller a tous fesbefoins. Carite, tranquille de ce cöté,équipe un vaiffeau , le charge de'tréfors , 8c part.Les premiers jours <strong>les</strong> vents fembl«ntla protéger; Ia moitié du chernineft déja faite, lorfqu un orageepouvantable détourne le vaifteau defa route, 8c force Je pilote de feréfugier dans une anfe qui lui étoitinconnue. A. peine y eft>il 5 q u e]' 0.rage cefte, le foleil revient, & Carite, invité?par la beauté du temps,•veut defcendre * terre , pour fe repc^fer quelques heures de la fatigue deJa mer. Elle eft bientót fur le rivage.Jj T n doux fommeil , fur un Jit degazon , la délafte , & lui feit oublierpour un moment toutes fes peines.Ce fommeil ne fut pas long: Carit§Tome J. j


Ï94 LES S O I R E E Ss'éveille , Sc voyant que fes efclavesdormoient encore , elle ne veut pas<strong>les</strong> troubler. Seule avec fes chagrins,elle fe promene fur la rive ; Sc défirantconnoïtre ces Üeux inhabités,elle franchit <strong>les</strong> rochers qui mettoienta 1'abri des flots Tintérieur de 1'Iile,Elle appereoit une vallée délicieufe ,traverfée par deux petits ruiiOfeaux , Sccouverte d'arbres fruitiers. Elle s'arrêtepour contempler ce beau fpectacle.La nature étoit alors dans <strong>les</strong>plus beaux jours du printemps j tous<strong>les</strong> arbres font fleuris *, <strong>les</strong> gouttestfeau de 1'orage paifé , pendent en*core a Textrémité de chaque fleur,Sc le foleil, en <strong>les</strong> frappant de fesrayons , parfeme <strong>les</strong> branches depierres précieufes. Les papillons, heureuxde revoir le beau temps, recommencenta voler fur <strong>les</strong> campanel<strong>les</strong>*des légions d'abeil<strong>les</strong> bourdonnentmi-defïus des arbres, n ofant pas ton-


AMUSANTE S. tmcher aux fleurs, de peur de mouillerleurs ai<strong>les</strong> tranfparentes. Le roirignolöc la fauvette, revenus de leurfrayeur, font retentir 1'écho de leurramage, tandis que leurs femel<strong>les</strong>,plus tendres , öc ne fongeant qui1'amour , voltigent fur la prairie,efTayent avec leur bec le foin encore'trop vert pour el<strong>les</strong>; & lorfqu'el<strong>les</strong>ont trouve un brin d'berbe fee &flexible, pleines de joie, el<strong>les</strong> 1'emportenta tire d'ai<strong>les</strong> au nid qu'el<strong>les</strong>ont commencé.Carité adrnira ce fpectacle, Öc foupira.Elle defcendit dans le vallon,öc traverfant la prairie , elle appereutune petite cabane , entourée denoyers verts. Un bofquet lui en déroboit1'entrée $ elle entre dans ce bofquet, elle entend le murmure d'unruilïeau qui ferpentoit a fes pieds;bientót <strong>les</strong> accens d'une lyre fe mêlenta ce bruit fi doux j elle ccoutelij


jy6 LES S O I R E E Sune voix douce & tendre chante cesparo<strong>les</strong> :J'ai payé cher ce court moment d'erreur »Oü j'ai cru que 1'amour fuffifoit pour lui plaire»Je reffemble a ce téméraireDont la Reine du Ciel avoit féduit le cceur %Junonyplus barbare que fage ,Feignit jufques a lui d'abaifler fes appas;II crut la ferrer dans fes bras.....Le malheureux n'embraffoit qu'un nuage.;Tel eft mon trifte fort, hélas !Et je fens trop que ma peine cruelleDoit furvivre même au trépas.Si 1'ame eft immortelle ,L'amour ne 1'eft-il pas ?La voix n'avoit pas achevé , queCarite , reconnoiflant Sophronime ,tombe évanouie : au bruit qu'elle fait,il aceourt, il la voit, il la prend dansfes bras , il la regarde encore, il nepeut croire a fon bonheur il la portem bord du ruiffeau: de 1'eau jetce fur ;


•AMUSANTE Si ipffon beau vifage la fait bientót reve*nir a elle ; Sophronime étoit a genoux: Êtes-vous Carite , difoit-il , oubien une divinité ? Je fuis la fille. d'Ariftée , lui réponciit-elle avec douceurj mon pere eft en danger, vousfeul pouvez le fauver. Ah ! parlezsreprit Sophronime avec tranfport $que faut-il faire ? ma vie eft a luicomme a vous.Carite alors lui raconta le fervicequ'il pouvoit rendre a fa patrie Sc £fon pere. A mefure qu'elle parloit,la joie brilloit dans <strong>les</strong> yeux de Sophronime: Raffurez-vous, lui dit-ild'un air fier; j'ai dans ma cabane unouvrage qui dok plaire a votre Déefte,comme a vos concitoyens: il eft avous,des ce moment, Carite; maisj'exige que vous ne le voyez quedans le tempie de Milet.La fille dAriftée y confentit, &Sophronime lui raconta comment ilI iij


Ï^S LES S O I R E E Ss'étoit fauvé du naufrage, feul avecfes outils de fculpture. II avoit trouvedans cette Me déferte, de 1'eau, desfruits Sc du marbre. Tranquille dansla cabane qu'il s'étoit conftruite, ilavoit travaillé au chef - d'ceuvre quidevoit délivrer Ariftée. Venez, ajouta-t-il,venez voir 1'afile ou je vivoisen penfant a vous.Carite fuit Sophronime, Sc entreavec lui dans fa chaumiere: par-toutle nom de Carite étoit écrit, par-toutfon chiffre Sc celui de Sophronimeétoient enlacés : Pardonnez , lui ditle fculpteur, feul dans cette ifle,j'ofoïs tracer <strong>les</strong> fentimens de moncceur , je n'avois pas peur d'ètre exilé.Ce mot fit venir <strong>les</strong> larmes aux yeuxde la tendre Carite 5 elle regarda Sophronime, Sc lui ferrant prefque lamain : Ah ! lui dit-elle , ce n'efl: pasmoi Elle n'acheva pas , Sc eonfidérantune ftatue couverte d'un voile


AMUSANTE S. 15^qui étoit fur une efpece d'autel: Hatons-nous,ajouta-t-elle5d'aller trouvermes efclaves, ils emporteront cechef-d'ceuvre , que je ne dois voirqu'a Milet: vous viendrez avec moi;Sc quel que foit Tévénement, je fensque nous ne nous quitterons plus.Sophronime tranfporté, ofa baiferIa main de Carite , qui ne s'en fachapas. Ils alloient prendre le chemindu rivage , quand ils furent joints par<strong>les</strong> efchves Sc <strong>les</strong> matelots , qui,alarmés de 1'abfence de leur maitreffe,parcouroient Flfle en la cherchant.Carite leur ordonna de porter avecprécaution fur le vaiffeau la ftatuevoilée; 011 lui obéit. Sophronime nequitta pas fa cabane fans remercieravec des larmes <strong>les</strong> divinités champêtresqui 1'avoient protégé dans eetafile. II pofa fur 1'autel ou avoit étéla ftatue , tous fes outils, Sc <strong>les</strong> confacraau Dieu Pan, enfuite baifantI iv


2oo LES S O I R E E Srefpectueufement le feuil de la porte:Je reviendrai, s'écria-t-il, mourir ici,fï je ne peux vivre pour Carite. Aprèsces adieux, ils gagnerent le vaiftèau,Sc reprirent la route de Milet.La traverfée ne fut pas longue,heureufement pour Carite, qui vouloitque Sophronime eut délivré fonpere avant de lui avouer fa tendrefte.Si le voyage eut dure plus long-temps,peut - ètre le fculpteur eut - il étérécompenfé par eet aveu, avant d'avoirmérité de l'étre. Mais la fageftede Carite, Ie refpect de Sophronime,Öc fur - tout le vent hivorable, firentarriver <strong>les</strong> deux amans comme ilsétoient partis de 1'Ifle déferte.Le nom de Sophronime répanditla joie dans Milet. Le peuple qui1'aimoit, s'aftemble , öc décide que faftatue n*a pas befoin d'être examinéepar <strong>les</strong> citoyens, Öc qu'elle doit furle champ fubir 1'épreuve de 1'autei


AMUSANTE S. lol


2o i LES S O I R E E SSophronime, il lui demande avedtranfport de choiftr fa récompenfe.Dclivrez Ariftée , rcpond^il, Sc jefuis trop payé. On vole a la prifondu vieillard , Carite, preflee dans lafoule , veut être la première a brifer<strong>les</strong> fers de fon pere , elle 1'embrafte, elle 1'inftruit de fon bonheur,& bailfe <strong>les</strong> yeux toutes <strong>les</strong> fois qu'elleprononce le nom de Sophronime.Ariftée reconnoüTant, demande fonlibérateur j il fe jette dans fes bras ,il le baigne de fes larmes : Mon ami,lui dit-il, je fus bien coupable ; maisCarite doit réparer mon crime. Endifant ces mots, il joint dans fesmains cel<strong>les</strong> des deux amans. Toutle peuple applaudit , tous font heureuxde leur bonheur , & SophronimeSc Carite vont fe jurer une éternellefidélité au pied de cette ftatue ,preuve certaine de la beauté de CaliteSc de 1'amour de fon époux.,


AMUSANTE s: laf.L'ÉDUCATION PÉDANTESQUE^o uRIEN DEC O N T E,TROPjLE théatre de la fcene qu'on va lire,eft aflez, loin de nous pour la dateöc pour la diftance j <strong>les</strong> Acteurs exiftoientavant le ftege de Troye, a Troyeméme. Paris n'avoit pas encore traverfé<strong>les</strong> mers pour aller faire unemaitrefte, öc Ménélas n'avoit pas renverfétout un empire pour ravoir fafemme 5 mais Priam étoit déja depuislong-temps fur le Tróne.Policléas avoit un fils • c'étoit unbon vieillard qui favoit beaucoupmieux aimer fes enfans que <strong>les</strong> élever.II avoit de la tendrefte de refte jSc il lui manquoit des lumieres. fieut au moins aftez de jugement pou£I vj


204 L JE s S O I R E E Sfe méficr de fon cceur & de fon efpnr.II choifit un inftituteur a fon fils ; ilvouloit, a quelque prix que ce fut,faire de ce fils un fort bon fujet. On vavoir file maitre qu'il avoit choifi étoitpropre a remplir fes vues. Ce qu'onpeut aflurer , c'eft que Policléas n'épargnarien pour le fuccès. II fit mémece qu'on n'auroit pas du attendre delui> pour ne point géner fon édueation,il confentit a fe priver de lavue de fon fils, qu'il envoya avecfon maitre a quelques lieues de Troye.Le maitre s'appeloit Manaftus , ScTéleve avoit nom Lénidor. Ce Manaftusétoit 1'homme le plus méthodiquementfavant qu'on ait vu avantSc après le fiege de Troye. II connoiftbitfort bien fes anciens Auteurs ,que nous ne connoiftbns point, Sc il<strong>les</strong> citoit avec la plus fcrupuleufefidélité. Egalement correcl; dans faconduite Sc dans fes difcoursjil fem-,


AMUSANTE S. 2 0fbloit, en parlant, compter öc mefurertous fes mots, comme il comptoitSc mefuroit fes pas en marchant.Depuis trente ans, il fe levoit, dïnoit,foupoit Sc fe couchoit a la mémeheure. II régnoit dans fon cabinet unordre merveilleux. II prétendoit qu'unhomme dont le domeftique étoitdérangé , ne pouvoit pas avoir unebonne logique. II difoit fouvent a fonéleve: Comment voulez-vous rangervos idéés, li vous ne favez pas rangervotre appartement? Croyez-moi,ajoutoit-il , chaque livre hors de faplace dans un cabinet, annonce uneidee dérangée dans la tête de fonmaitre.Mais s'il étoit méthodique dans feslecons, il étoit bien auffi exaéc èrendre compte a Policléas de Ja conduiteSc des progrès de fon éleve.Tous <strong>les</strong> jours il écrivoit ce que Léni-**or avoit fait le jour d'auparavant $


tos LES S O I R E E SSc chaque matin , Policléas recevoi'cle bulletin de la veille , ou chaqueaótion de fon fils étoit bien articulée,bien motivée , 8c datée fort exaótementpour 1'heure 8c le lieu. L'Inftituteuravoit voulu par gout s'affujettira cette loi, 8c Policléas y avoitfoufcrit d'autant plus volontiers, qu'ily étoit engagé , comme on va voir,par des motifs particuliers.Policléas étoit un des premiers perfonnagesde 1'État ; 8c comme ilavoit obtenu la faveur de la Courpar fa naiffance 8c par fes fervices ,il avoit aufli mérité la proteéKon desDieux par fa longue piété. Jupiter ,qui ne fait plus de mirac<strong>les</strong> , mais quien faifoit alors , lui avoit promis, parfon oracle , d'exaucer <strong>les</strong> fix premiersvceux qu'il lui adrefferoit. Or ce bonvieillard étoit fort aife d'apprendrefréquemmênt des nouvel<strong>les</strong> de Léni-r4or , afin de pouvoir implorer a pro-?


AMUSANTE S. 207pos le pouvoir de Jupiter , Sc faire,pour ainfï dire, conconrir le Maitredes Dieux 3 1 education de fon fils.Lénidor avoit déja pris lage depuberté, quand le pere recut un jourle bulletin qu'on va lire:« Hier matin, a fix heures & dix» minutes , prés la porte de Scée , le» penchant naturel d'un fexe vers» 1'autre, s'eit déclaré dans Lénidor» d'une maniere effrayante. ccAprès cela , Manaffus racontoitcomment <strong>les</strong> yeux de fon éteve s'étoientenfiammés, en voyant palierune jeune fille ; comment il avoitvoulu courir après elle ; comment favoix i comment, ó^c. Enfuite ils etendoitfavamment fur <strong>les</strong> dangers de lapaffion de 1'amour, Sc rendoit comptea Policléas des efForts d'éloquencequ'il avoit faits auprès de fon éleve,afin de lui infpirer de 1 eloignementpour <strong>les</strong> femmes.


toS LES S O I R E E SLe pere épouvanté lui-même parla frayeur du pédagogue , courut auxautels de Jupiter , fon protecteur,8c le pria de vouloir bien, fuivantle vceu de Manalfus, infpirer a fonfils de Téloignement pour <strong>les</strong> femmes.Jupiter, lié par fa promeffe enversPolicléas, fut obligé de 1'exaucer.Manaifus aimoit <strong>les</strong> hommes, 8cpar conféquent il n'aimoit point laguerre. Un jour il s'appercut que Lénidorayant trouvé par hafard fous famain une épée , s'en étoit faifi avecardeur, 8c ne vouloit pas la quitter.A cette vue, 1'indignation & la terreurs'emparerent de Manalfus; 8c lelendemain de grand matin, nouveaubulletin en campagne.33 Hier a trois heures précifes, au33 bord du Simoïs, prés d'un bofquet33 ou la belle Vénus venoit trouver3j le jeune Anchife , une fievre mar-» tiale efc venue pour la deuxieme.


AMUSANTE S. zo$». fois agiter le cceur de Lénidor,* qui annonce une violente paffion33pour la guerre. ccNouvel<strong>les</strong> alarmes de la part dupere , nouvelle priere a Jupiter, 8cJupiter de 1'exaucer.Un troifieme bulletin vint apprendrea Policléas que fon fils étoit bienfaifant;mais que fouvent il placoitmal fes bienfaits, 8c qu'il ne pouvoitfe mettre dans la tête qu'on ne doitjamais donner, fans favoir a qui l'ondonne.Une autre fois , grande femoncea Lénidor , 8c grandes plaintes aupere , fur ce que fon fils avoit étéconvaincu d'avoir joué aux échecsquelques minutes plus tard qu'il n'auroitdu : ce qui annongoit une grandepairion pour le jeu.C'eft ainfi que Manaftus épioit chezfon éleve <strong>les</strong> moindres défauts, pourJes extirper dés leur naiftance; 8c


iio LES S O I R é E SPolicléas alloit implorer Jupiter, quïmettoit toujours la derniere main aPouvrage.Quand le maitre eut cru avoifrempli fa tache , il écrivit en ces ter*mes a Policléas:» Ce jourd'hui a quatre heures, je35 vous écris pour vous avertir que33 demain a la méme heure , nous33 nous mettrons en route , mon éleve33 Sc moi, pour aller vous rejoindre.?3 D'un enfant informe que vous33 m'aviez confié , j'ai fu faire un être33 parfait, ccEn effet, le lendemain a quatreheures très-précifes, il fe mit en marcheavec fon être parfait, Sc ils arriverentle mêmc jour auprès de Policléas,qui penfa mourir de joie enembra(fant fon fils.Lénidor fut annoncé avec falie dansle monde; Sc l'on ne manquoit pasde motifs pour fon éloge. II n'avoit


•AMUSANT ES. lilni la paftion du jeu, ni celle desfemmes, Sc il avoit vingt ans, üprouvoit démonftrativement,. par desraifons Sc par des exemp<strong>les</strong> , que laguerre étoit le fléau de Phumanité , ilraifbnnoit vertu, Sc s'y connoiflbitcomme Socrate lui-même, enfin onne lui trouvoit aucun des défauts deJa jeunefle.Lénidor recut par-tout un accueildiftingué, le pere des compümens,Sc le pédagogue des éloges Sc despenfions. Mais quand on| le fut familiariféavec ce prodige, la critiquetrouva bientót a mordre a la perfectionde Lénidor.Son cceur auprès d*une jolie femme,étoit auffi invulnérable que celui d'unvieux Philofophe 5 mais on ne tardapas a s'appercevoir que par-la mémeil étoit groflïer, impoli, quand il fetrouvoit dans un cercle.C'eft un mal que d'aimer trop le


m LES S O I R E E Sjeu , mais on jugea, dans plufieursmaiforts , que c'étoit encore un grandmal que de ne Paimcr point du tout.Plus d'une fois, s'étant trouvé néceffairepour une partie3il refufa ( affezpoiiment pourtant, quoiqu'il parlata des dames), & l'on dit prefque touthaut, qu'il étoit abfurde que tout lemonde s'ennuyat, paree qu'un feulhomme ne vouloit pas s'amufer. Onle décida un être inutile, & un fortmauffade perfonnage.Cependant 1'enlevement d'Héleneétoit confommé , Sc le fiege de Troyecommen^oit. Policléas étant un despremiers hommes de PEtat, on luiperfuada, quoique avec beaucoup depeine, qu'il devoit envoyer fon filscontre 1'ennemi, Sc comme Lénidorpafloit pour être d'une fageffe miraculeufe, on le détacha avec une petitetroupe bien aguerrie, contre Ménélasqu'on favoit être cantonné dans une


AMUSANTE S. 115efpece de petit bourg voiiin, avecun detachement de 1'armée. Sa marchefut li prompte Sc Ci fecrete, queMénélas n'apprit leur arrivée que parle cri des mourans qui tomboientpele - mèle fous <strong>les</strong> épées Troyennes.Le carnage devoit être général, c'é^lo.it pour <strong>les</strong> Troyens une viótoire ,peut-être même le falut de la malheurreufe Troye 5 car la mort de Ménélaseut pu terminer cette guerre quonn'entreprenoit que pour lui. Mais ala vue du fang qui ruüTeloit, 1'ame4u philofophe Lénidor fe fouleva :O fainte humaniré, dit-il, j'entends,ta voix! En même temps il crie,armes bas, a fa troupe, avec unevoix tonnante. Le fer tombe des mainsdes affaillans, Sc Lénidor ordonnefoudain la retraite. Les Grecs, prefqueaufli étonnés de leur départ qu'ils1'avoient été de leur arrivée , eiirentle temps de prendre <strong>les</strong> armes; ils


214 LES S O I R E E Scoururent après <strong>les</strong> fuyards, qu'ilstaillerent en pieces *, Sc Lénidor vainqueur,ne revint a Troye que pourannoncer fa défaite. Cette affaire luifit peu d'honneur*, Sc Ton décida que,pour avoir été trop bon philofophe,il avoit été mauvais citoyen.On le furprit encore dans d'autresImgularités a-peu-près pareil<strong>les</strong>, Sc quipartoient également d'un principe louable.Par exemple, inftruit a ne pasdonner le titre de vertu a ce qui n'enavoit que 1'apparence , il fcrutoit fifort <strong>les</strong> motifs des bel<strong>les</strong> actions qu'onracontoit devant lui, qu'il <strong>les</strong> réduifoitprefque a rien. II oublioit que <strong>les</strong>vertus humaines tiennent néceffairernentun peu de Phumanitéj Sc commeaflez fouvent ce qui étoit éloge dansla bouche d'autrui, devenoit, fansméchanceté, une fatire en pailant parla fienne , il fe fit des ennemis enfoule, & pas un ami.


AMUSANTE 5. ïïfII aimoit pourtant Ia bienfaifancesmais il avoit une plaifante manierede 1'exercer. II s'étoit fait une loi fiinviolable de placer bien fes fervices,qu'un jour ayant a fecourir un infortunéqu'une heure de retard pouvoitfaire périr , il voulut auparavant s'informerde fa vie Sc de fes mceurs.Policléas , étonné des reprochesqu'on faifoit k fon fils, confulta unvieux camarade , qui lui répondit :Mon ami, celui quiaélevé Lénidor,eft vraiment Pennemi du vice & 1'amide la vertu; mais il me paroit ignorerdeux points capitaux : le premier,c'eft qu'il y a tel<strong>les</strong> qualités qui tiennenteffentiellement a tels défauts; Scque fouvent, en déracinant trop fortun vice , on rifque d'extirper unevertu; le fecond, c'eft que la maximequi dit, Rien de trop , doit être ladevife du fage,A ces réftexions, Pami ajouta un


iitT LES S O I R E E Sconfeil qui fut fuivi par Policléas. Onmit <strong>les</strong> farouches vertus cie Lénidoraux prifes avec la beauté d'une jeuneTroyenne qui en avoit plus apprisde la ïimple nature, que de longuesétudes n'en avoient enfeigné au maitre& a 1'éleve tout a la fois. II fallutdu temps & des foins pour entreprendrece grand oeuvre, mais quand el<strong>les</strong>'appercut que Lénidor commeneoita la trouver jolie , elle arrangea pourlui un nouveau plan d'éducation. L'écoliertrouva bientót que <strong>les</strong> leconsde Zanire ( c'étoit fon nouveau maitre) avoient un charme que n'avoientpas cel<strong>les</strong> de Manaffus. Cependant,comme el<strong>les</strong> étoient bien différentes(de cel<strong>les</strong> qu'il avoit recues du dernier,il eut toutes <strong>les</strong> peines du monde as'y accoutumer; mais a mefure queZanire prenoit un nouvel afcendantfur lui, elle lui donnoit une nouvellelache a remplir,Elle


AMUSANTE S. lijElle lui fit apprendre quelques jeuxde fociété ; elle ne vouloit pas qu'ilfut joueur , mais elle vouloit qu'iljouat.Dès Ie commencement elle lui avoitprefcrit la maniere dont il devoit luifaire la cour ; 8c elle avoit arrangéfon plan de facon que Lénidor fe corrigeatpar <strong>les</strong> mémes moyens qu'ilcmploiroit pour lui plaire. Par exemple,<strong>les</strong> douceurs qu'il devoit lui dire,c'étoit de lui communiquer tantót unelettre de remerciment de la part dequelque malheureux qu'il auroit fecouruprefque fans examen; tantót,quelque autre chofe du même genre :1'éloge de quelque brave Militaire qutavoit bien fervi PEtat, avoit auprèsd'elle la valeur d'un compliment faita fa beauté: on lui tenoit compté d'unfaiut gracieux, d'un honnête proposadreffé a quelque jolie femme ; 8c larécompenfeétoit toujoursprête. C'étoitTomé 1,K


n8 LES S O I R E E Sun mot tendre , un regard amoureux;on alloit même un peu plus loiniC'eft: ainfi que Zanire fut faire a lafois de Lénidor un honnête homme$c un homme aimable; c'eft ainfïqu'une folie femme corrigea 1'ouvraged'un Dieu & d'un Savanu A la finZanire époufa fon eleve , qui la renditheureufe après qu'elle 1'eut rendnfage*


AMUSANTES. t ïpIE G E N T I L H O M M E£ TL E V A N N I E R ,CONTÉ.L'HO MME, dans <strong>les</strong> fociétês policées,femble attacher plus de prix a*ce qui lui eft étranger, qu'a ce quilui eft perfonnel. Les diftindtions, <strong>les</strong>rangs, <strong>les</strong> richeftes, ces chimères deconvention, que l ehtigd diftribue,&dont il tire tant de vanité, ne fontchez lui que des acceftbires, 8c ne leconftituent pas. » Laifle-z a 1'homme*> civilifé le temps de raftembler fes>» machines autour de lui, on ne peutdouter qu'il ne furmonte facilement1'homme fauvage. Mais ft» vous voulez voir un combat plus» inégal encore , mettez - <strong>les</strong> nus 8c«défarmés vis-a-vis 1'un de 1'au-


120 LES S O I R E E S *>3 tre «. Ce que Jean-Jacques a cfttau phyfique, peut s'entendre auni aumoral.Les If<strong>les</strong> de Salomon, répanduesdans le vafèe océan qu'on appelle laMer du Sudont regu ce nom de laplus confidérable de ces If<strong>les</strong>, dontun homme de genie tira <strong>les</strong> habitans.de la longue barbarie dans laquelleils avoient vécu jufqu'a lui. II <strong>les</strong> raffembla, <strong>les</strong> poli9a , leur donna deslois, leur fit connoitre <strong>les</strong> douceurs,de la fociété, & leur apprit <strong>les</strong> premiersaits qui la rendent agréable..Les peup<strong>les</strong> fenfib<strong>les</strong> reeonnurent leurbienfaiéfeur pour leur Roi. 'Ses def->cendans marchant fur fes traces , perfe&ionnerentfon ouvrage, & régnex-entcomme lui par <strong>les</strong> bienfaits. Cetteorigine de la dignité fouveraine, fufaufli celle des diltinétions dans i'Iflede Salomon, Les premiers Nob<strong>les</strong> furentceux qui feconderent le Fonda*


AMUSANTE S, 221t-e-ur de 1'Empire dans Pexécution defes pro jets, Sc le titre qu'ils acquirencSc tranfmirent a leur poltérité, ne pouvoitêtre plus honorable.Pendant plus de deux liec<strong>les</strong> on nevit point dans cette Me heureufe &civilifée ce que l'on voit fréquemmentparmi <strong>les</strong> autres Nations de la terre :des Nob<strong>les</strong> , fiers de leurs prérogatives,oublier que leurs aïeux n'ctoientfortis de 1'égalité primitive quepar leur talens & leurs vertus, dedaignerces titres précieux de leurnobleflè, Sc, contens du hafard qui<strong>les</strong> avoit fait naitre de ces hommesvertueux, ne pas fentir qu'ils feroientreftés confondus dans la foule , s'ilsavoient été a la place de leurs ancêtres.Onotama en donna le premierexempie , 2co ans après la fondationde 1'Empire de Salomon.II n'avoit que le mérite que luidonnoient fes aïeux : fier de porterK iij


ui LES S O I R E E Sun nom refpedé, paree qu'il rappeloicun grand homme, il crut ne de voiren foutenir 1'éclat que par 1'orgueil8c 1'oiiiveté , dont il ne fortoit quepour fe livrer a tous <strong>les</strong> plaifrs quede grandes riche(fes le mettoient enétat de fe procurer. La chaffe 8c lapêche étoient fes amufemens favoris *,8c pour <strong>les</strong> goüter plus facilement 8cplus fréquemment , il padoit la plusgrande partie de Tannée dans une fuperbemaifon de campagne fituée furla cöte la plus agréable de Tlfle.Entre fa maifon 8c la mer , étoitune petite portion de terrain bas 8cmarécageux, couvert de joncs 8c derofeaux , bordé d'une haie épaüTed'olier. Elle appartenoit a un pauvrehabitant appelé Tayo, qui en tiroit<strong>les</strong> matieres premières qui fervoient afon métier de Vannier }dont il vivoit.Onotama ne pouvoit fe rendre fur lebord de la mer fans faire un détour.


A M Ü $ A M T E S, 223paree que ce terrain étoit fur fon paflage;lorfqu'il chaffoit, fon gibier s'égaroitfouvent au milieu de ces rofeauxoü il ne pouvoit pénétrer. Pourfè débarrafl er de eet obflacle, qu'il n'éprouvoitqu'avec impatience , il propofaplufieurs fois aTayo de lui vendrefon terrain , mais celui-ci ne pouvantfe réfoudre a fe défaire d'un objet quifourniiïoit a fon travail5& par-la a fafublifrance , le refufa conftamment.Onotama , indigné de la réfiftancequ'un vil artifan oppofoit aux défirsd'un homme de fa fortune & de fon"rang, éclata en menaces. Un accidentarrivé a fon chien favori3qui fe bleffaa la patte en pourfuivant une piecede gibier dans ces rofeaux , Pirfita ann tel point qu'il réfolut de <strong>les</strong> exécuter.II faifit Foccafion d'un grandvent qui fouffloit, 6V fit mettre le feuaux rofeaux qui furent entiérementréduits en cendres.


124 LES S O I R E E STayo ruiné par ce défaflre , fe plangnit en termes très-vifs Sc plus conformesau fentiment de ï'injure qu'ilavoit recue, qu'au refpeft du au rangde 1'offenfeur. Cette imprudence luifut encore funefte , Sc lui attira denouveaux outrages Sc des coups, dontOnotama le fit accabler par fes gens.Tayo battu Sc réduit a la mendieité,n'avoit qu'une reffource pour fevenger de fon opprefïeur, «3c en obtenirune réparation. II fe rendit a lacapitale, portant dans fes yeux toutes<strong>les</strong> marqués du défefpoir, Sc fur foncorps cel<strong>les</strong> des plus mauvais traitemens.II fe jeta aux pieds du Souverain, lui montra fes' meurtriffures ,Sc implora fa prote&ion Sc fa juftice.Le Roi, acceiTible au dernier commeau premier de fes Sujets , 1'accueillitavec bonté , le plaignit Sc fit venirOnotama, qui, non moins étonné dumeüage qu'indigné du motif, déclara


'A M U S A N T E S. 22cavec fierté qu'il n'avoit fait a Tayoque le traitemem que méritoit un vilouvrier qui avoit oublié le refpeócqu'il devoit a un homme comme lui.Un homme comme vous, lui réponditleRoi! Eh ! dites-moi, quelle différencey avoit-il entre eet artifan dontvous parlez avec tant de mépris5Sc1'aïeul de votre grand-pere , lorfqu'enrécompenfe d'une marqué éclatante decourage &'de fidélité qu'il donna endéfendant la vie de fon maïtre, onle tira de la fonclion fervile de couperdu bois pour le Palais de mes ancêtres? II dut a fes vertus <strong>les</strong> diffinctionsdont on 1'honora. Quoique lepremier nobie de fon fang, il l efutplus que vous , il le fut par 1'ame, Scnon par la naiflance ; fon mérite , Scnon le hafard, fit fon titre , il fut lepremier de vos aïeux , Sc vous nenrappelez que le nom. Je vois avecregret, continua le Monarque , unK y


'ix6 LES S O I R E E Shomme comme vous ignoxer que Iavéritable noblefle n'enrichit celui quien eft décoré , 3c ne le difpenfe duravail des mains, que pour qu'il puiftefe li /rer tout entier a une occupationdigne de lui : celle d'employer foncceur , fa tête 3c fon bras a la protectionde fes inférieurs, 3c non a leuropprefiion.Ce difcours , loin de faire rentreren lui-même Onotama , ne fit querévolter fon orgueil. — De pareilsprincipes font-ils faits pour fe trcuverdans la bouche d*un Roi ? Neferoit-ce pas donner trop d'importanceau peuple que de fuppofer envers luides devoirs de la part de ceux qu'ildoit fervir 3c refpecler ? Le lot de1'infede obfcur eft de ramper 3c des'anéantir devant 1'aigle, dont il doitcraindre de blefter 1'ceil en fe montranta fa vue.II eft inutile , dit le Roi avec le fou-


AMUSANTE S. zijlire du dédain, de raifonner avec 1'infenféincapablede réflexion. L'hommeégaré par 1'orgueil doit trouver fonchatiment öc i m elecon dans eet orgueilméme. Yanhamo , ajouta-t-ilen fe tournant vers le Général de fesGaleres, prenez FofFenfeur öc Toffenfé;conduifez-<strong>les</strong> dans une des M e s<strong>les</strong> plus éloignces de cel<strong>les</strong>-ci 5 choifuTezla plus barbare ; expofez-<strong>les</strong>nus fur le rivage pendant la nuit ,öc abandonnez-<strong>les</strong> a leur fortune.Lordre fut exécuté fur ie champ.Onotama öc Tayo furent fai/is 1'un öc1'autre , conduits a travers <strong>les</strong> mer$dans une Me fauvage, dépouillés, débarquésÖc lailfés fur un rivage folitaire.Le lieu oü on <strong>les</strong> mit a terre étoitcouvert de joncs Öc de rofeaux, dans1'épaiffeur defquels le grand feigneurfe propofa de fe cacher pour fe dérobera fon compagnon, qu'il accu-K vj


22.8 LES S O I R E E Sfoit d'être 1'auteur de fon infortune ;dont la baifefle, dans 1'état d'humiliationou il fe trouvoit lui - même , excitoittoujours fes dédains *, & aveclequel il auroit été honteux d'être rencontré.II exécuta ce projet, tk s'enfoncadans <strong>les</strong> rofeaux, réfolu de n'enfortir que lorfque Tayo fe feroit éloigné.Mais celui-ci, fans fonger a foncompagnon , ramalfa des rofeaux Scen fit une haie derrière laquelle il femit a 1'abri d'un vent du nord qui fouffloit,Sc s'endormit tranquillement enattendant le jour. Son fommeil duroitencore, lorfque Onotama fortit de faretraite dans laquelle il rentra fur lechamp pour fe cacher de nouveau kFArtifan qu'il gémit de retrouver fi presde lui.Les flambeaux allumés fur la galerequi <strong>les</strong> avoit débarqués pendant lanuityavoient été appercus dans 1'éloignementpar <strong>les</strong> habitans de 1'Ifle.


AMUSANTE S. 119Ignorant d'oii venoient ces feux , 8ccraignant une invafion, ils avoientpaffe cette nuit a fe raffembler 8c ks'armer; 8c lorfque le jour fut venu,ils prirent le chemin du rivage pourfaire la recherche & la découverte desobjets qui <strong>les</strong> avoient effrayés. Ilsétoient en grand nombre , armés demaffues , d'arcs , de fleches 8c de frondes.Ils pouffoient des cris menacansqui porterent la terreur dans i'amed'Onotama. II leva fa tête du milieude fes rofeaux, 8c la cacha incontinenta 1'afpect de cette troupe qu'iljugea barbare 8c fans quartier. II fentitque la nobleffe de fon fang le défendroitmal contre eux, 8c qu'ilsne reconnoitroient pas fa fupériorité.Nu, a demi-mort du froid rigoureuxde la nuit, qu'il n'avoit jamaiséprouvé; tremblant de 1'approche desSauvages dont il ne favoit commenttalmer qu détourner laférocité; plus


i$o LES S O I R E E Stimide dans fon alile ou il étoit ifolé,il en fortit pour fe rapprocher deTayo ; 3c, avec un effroi plus facilea imaginer qu'a décrire , il fe plagaderrière lui, abandonnant volontiersle pofte d'honneur a celui qu'un momentauparavant il regardoit commele dernier degré de 1'opprobre d'avoirpour compagnon.Tayo , que la pauvreté de fa con*dition avoit accoutumé depuis longtempsa fe pafter de vêtemens, 3c aqui une fuite de befoins 3c de mauxphyftques 3c moraux avoit rendu lavie pénible , ne voyant pas la mortlous un afpecf ft redoutable , puifqu'elledevoit être le terme de fespeines , conferva fon fang froid, faforce 3c fa fermeté. Se fouvenant qu'ilfavoit un art abfolument ignoré deces Sauvages, il fe flatta qu'il pourroitfervir a lui concilier leur amitié,öc qu'il réufliroit peut-être a fe pré-


AMU SANTÉ S. 23 %ferver de leur fureur, en leur faifantvoir qu'il pouvoit leur être utile. Danscette confiance , il continua d'agiravec fa froideur 8c fa liberté ordinairesjilarracba une braiïée de rofeaux,8c s'aiféyant a terre , fans laiifer paroitrela moindre émotion , il leurfit fïgne qu'il alloit leur montrer quelquechofe quiméritoit leur attention,8c il fe mit a 1'ouvrage en fouriant ,& en y joignant <strong>les</strong> gelfes dun hommequi leur préparoit un préfent digned'eux. Les Sauvages lentendirent, 8cs'arrêterent <strong>les</strong> yeux flxcs fur lui ,dans 1'attente de quelque chofe d'important8c de rare.Le Vannier qui travailloit avec emprelfement, eut bientót fini un ouvragede fon métier; c'étoit une efpecede couronne de rofeaux treffés avecart. Se levant auffi-tót 8c s'approchantdes Sauvages d'un air refpectueux8c übre en même-temps, il la


i$i LES S O I R E E Spofa fur la tête de celui qu'il jugea leprincipal de la troupe. Cette parurefit tant de plailir a celui qui en étoitdécoré 8c aux au tres qui la virent>que fe prenant tous par la main, ilsfe mirent a danfer autour de 1'auteurde cette invention nouvelle , eftiméeen raifon de fa nouveauté.Tous <strong>les</strong> Sauvages ne manquerentpas de défirer d'être auffi braves queleur Chef, 8c ils témoignerent leurenvie d'une maniere fi claire 8c fi preffante, que Tayo fe remit au travailau grand contentement de la troupe,pénétrée d'admiration pour fon adreffe,8c enchantée de la poflefiion prochained'un ornement fi nouveau.En fe prelfant autour de 1'étranger,dont l'indufirie excitoit leur vénération, & en lui allant chercher <strong>les</strong>rofeaux nécefiaires pour hater fa befogne, leurs yeux fe porterent parhafard fur fon iiluftre compagnon?


AMUSANTE S. 13)§ui, jufque-Ja n'avoit pas attiré leurattention. Etonnés d'abord de le voiroilif Sc <strong>les</strong> bra« croifés, tandis que1'autre s'occupoit avec tant d'applicationSc d'empreifement pour leur fervice,ils finirent par le trouver mauvais,Sc le regardant d'un ceil irrité,ils leverent leurs ïnalïues pour enfaire juftice3réfolus de le punir de fanégligence ou de fon mépris, ou dele forcer a travailler.Tayo, quoique attentif a fon ouvrage,apperyut cependant leur ITJOUvement.La pitié étouffa dans foncceur le fouvenir de fes injures. II feleva Sc cour ut au fecours de fon opprelfeur; il fe mit entre lui Sc <strong>les</strong>Sauvages, leur faifant entendre parlignes que ce n'étoit pas fa faute s'ilne travailloit point, puifqu'il ignoroitfon art. Cet avis n'adoucit point <strong>les</strong>infulaires, peu difpofés a des égardspour un être qu'ils jugeoient leur être


154 LES S O I R E E Sinutile, lorfque le Vannier ajouta qu'ilpouvoit être employé a cueillir <strong>les</strong>rofeaux dont il avoit befoin Sc a <strong>les</strong>lui apprêter, pour ne pas interromprcfa befógne, qui en iroit plus vïte.Certe derniere ouverture eut Feffetqu'il en attendoit. Ils confentirent volontiersa le charger d'une peine qu'ilsavoient prife, Sc dont leur gout pour1'oi/ïveté leur fit trouver agrcable defe difpenfer , pour ne pas perdre devue 1'habile ouvrier dont <strong>les</strong> mamstravailloient pour eux. Ils forcerencle Gentilhomme a fervir 1'Artifan ; ilsle conftdérerent dès eet inftant commeun homme fort inférieur a leur bienfaiéteur,Sc ils le traiterent en coniequence.Les hommes, <strong>les</strong> femmes, <strong>les</strong> enfansde tous <strong>les</strong> cantons de 1'Ifie vinrenten foule pour fe procurer uneparure dont aucun infulaire ne vouloitplus fe palier. Ils employerent Ono-


AMUSANTE S.tama a couper des arbres, des rofeaux,öc a ramaflér de la terre öc du gazon,dont ils fe fervirent pour batir unejolie hutte a Tayo; ils lui apportoientjournellement toutes fortes de provifïons; avec Tattention de n'en jamaisoffrir la plus petite partie a celui qu'ilsjugeoient digne d'être tout au plus fonvalet, avant que le maitre n'eütchoüifa portion.Onotama, pendant quelque temps,ne fit que gémir de la difiinction qu'onfaifoit entre le Vannier öc lui. Sonorgueil humilié lui infpiroit fouvent1'envie de réfifter aux Sauvages ; la vuede leurs mafiiies, prêtes a tomber furfes épau<strong>les</strong> , lui impofoit la néceflitéde lobcilfance. IIne put que céder öcfe déleipérer.Trois mois écoulés dans cette tri/tefituation, firent prendre un nouveautour a fes réfiexions ; <strong>les</strong> larmes quelui arrachoit fon état accuel fe tari-


%$6 LES S O I R E E Srent •, le fcntimcnt de <strong>les</strong> injuftices s'éveilla,Sc lui en fit vcrfer de nouvel<strong>les</strong>.J'ai mérité le chatiment que je fubis,dit-il un jour a Tayo. J'ai été coupable; mais je ne 1'ai été que pouravoir manqué de jugement. Né dansun rang que donne le hafard , élevéau fein des richeifes Sc dans la vanitéqu'el<strong>les</strong> infpirent, j'ai dédaigné touthomme qui n'avoit pas mes avantages,que j'ai trop appréciés, Sc quin'étant qu'accidentels , pouvoient m'êtreravis. Les diftinctions de la fortuneSc des cpnventions font bien audeiïousde cel<strong>les</strong> que l'on ne doit quafoi-même Sc a la nature. Les feu<strong>les</strong>chofes uti<strong>les</strong> lont véritablement honorab<strong>les</strong>.J'ai honte de moi-même quand jefonge a ma méchanceté Sc a votre humanité.Mais fi <strong>les</strong> dieux me rappellentjamais a la pofleffion de mon rang Scde mes richelfes, je n'en jouirai point


A 14 U S A N T E S. iz jfans <strong>les</strong> partager avec vous. C'eft decette maniere feule que je puis, Sc queje dois eftacer le fouvenir de mon arrogance,qui eft trop juftement punie.Onotama tint parole, quand le Roide Salomon envoya peu de tempsaprès fur ce rivage ie même Capitainequi 1'y avoit débarqué. II apportoitdes préfèns pour <strong>les</strong> Sauvages, Sc 1'ordrede ramener <strong>les</strong> deux exilés.Depuisce temps, 1'ufage dans 1'Iftede Salomon eft de dégrader tout Gentilhommequi ne peut donner d'autreraifon pour juftifier fon infolence Scfon oiftveté, ftnon qu'il eft ne pour nerien faire ; Sc le mot de forme qu'onemploie dans la Sentence qui le condamneainfi , eft : Qu'il prmm umkgon du Vannier.


i$S LES S O I R E E S1'AMOUR V O Y A G E U R ,CONTÉ AL LEG ORI QUE.ENCORE une allegorie !... Pourquoinon ? Eft-ce ma faute, fi, intempérantdans tous nos plaifirs9nous tombons/1-töt dans la fatiété ? Ce voile ingénieuxme paroit très-propre a envelopperquelques vérités uti<strong>les</strong>. Je commence.Je rapproche afTez volontiersle temps pafle , le temps préfent & <strong>les</strong>fiec<strong>les</strong> mythologiques : d'un faut mevoila dans la Cour de Louis XIV j 8cd'un autre faut a un fouper d'une petitemaitrefle d'hier. Qu'importe ! la moralitén'en fera pas moins claire, ni letrait moins expreffif..L'Amour avoit offenfé Vénus; caril offenfe quelquefois la beauté. Plusieune, bien plus pudibond qu'il ne 1'eftaujourd'hui, il craignitle courroux de


AMUSANTE S. z$ffa mere. Heureufement pour Jui, Üavoit deux ai<strong>les</strong>. Son premier vol luifervit a fuir la beauté courroucée.Voici ce qu'il chantoit en prenant foncflor, & c'étoit une lecon pour <strong>les</strong>bel<strong>les</strong> a venir.L'amour fi'aime point <strong>les</strong> querel<strong>les</strong>;Aux moindres cris il prend 1'effor :C'eft pour <strong>les</strong> fuir qu'il a des ai<strong>les</strong> ,Vénus, gronderez - vous encor ?Voulez-vous qu'il fuive vos traces ?N'ayez point ces yeux de courroux;Imitez Ia douceur des Graces ,Et ce Dieu tombe a vos genoux.II mit pied a terre dans un hameau.Oh , oh , dit - il, du chaume ! tantmieux. Les Romains ne furent /amasfi vertueux que quand leurs maifousétoient de bois. Lesfoupers fins d'Atticuspréfageoient déja la défaite dePharfale & 1'aviliilèment du Sénat.(II étoit philofophe eet Amour-Ja.)


240 LES S O I R E E SII heurta du bout de fon are a la ported'une cabane : je me trompe ; il pofale doigt fur un loquet; la porte s'ouvrit.Une douzaine de jeunes PayfansSc autant de Patres aux cheveux dorés,aux joues pommelées Sc rouges, étoientraftemblés autour d'un foyer. Le feune petilloit point. Ils avoient froid.Attendez , leur dit 1'Amour : il jetteaufli-tót quelques fleches dans 1'atre.La flamme qui en jaillit,pénetre bientót.Le Patre réchaufté ouvre deux grandsyeux clairs, préfente, fans favoir pourquoi, fa main a la Bergère, qui la preflefans le vouloir. L'Amourprie VAnciende fermer fon gros livre , Sc débite fonart d'aimer, non pas le notre, mais celuiqu'on mettoit en pratique au lïecle d'orde 1'amour. La nuit parut bien longueaux Paftoureaux qui avoient entendule Dieu. Les Paftoureaux rêverent auflitoute la nuit. C'eft depuis ce temps-Ja qu'on a connu <strong>les</strong> rêves d'amour,mais


A M U SANTÉ S. 241mais nous y avons ajouté des rêves d'intérêt,des rêvesd'ambition, enfin millerêves. Des le point du jour, des chanfonsfirent retentir <strong>les</strong> échos , Pair futfrappé le foir des fons du flageolet öcdelacorne mufe. Pendant le jour, unvent du midi fembla ne s'élever quepour porter au gai Berger <strong>les</strong> ardensfoupirs de la Bergère. Aflife fur iebord d'un petit niifïe'au, fuivant deFceil deux blanches geniflés, elle filoitSc ne cueilloit plus la violette öc lethym. Son cceur lui difoit tout bas:Une main plus chérie doit cueiilir déformais<strong>les</strong> fleurs dont je parerai monfein. Le Berger, pour étancher la foifd'Annette, ne courut plus rempltr foncbapeau de Peau d'une fontaine. IIprefik <strong>les</strong> mamel<strong>les</strong> de fa brebis, 8cvint lui préfenter une liqueur blancbeöc fucrée, dans une talie dargent. C'eftpour Louife que Colin, pendant lanuit, préparoit dans une panetiereTomé I %'


242 L E S S O I R E E Sd'ofler la crème 6c le fromage. Qued'inventions nous devons a FAmour! IIdevoit refter plus long-temps au village.II y faifoit des amans inventifsSc heureux. II voulutvenir a la Ville,il eut tort.II prit le cfiemin de la Cour. UnMonarque couvert de gloire, ami desplaifirs 6c des femmes, faifoit tournestoutes <strong>les</strong> tetes : il fembloit fier dexecevoir <strong>les</strong> Ambaffadeurs de Siam 6cde Perfe dans une fuperbe galerie qu'ilavoit élevée par un pouvoir magiqueSc que tous <strong>les</strong> arts avoient embellie.X'Amour vit le falon d'Hercule, celuide la Guerre, de la Viótoire: J'aurailans doute lemien, dit-il , car je fuistin dieu comme un autre. En atten*dant le lever du Roi, il fut a Faudiencedu grand Louvois ; (car, par flatteriefans doute , tout étoit grand fousLouis XIV) : il y entendit formerbien des vceux a PAmbition, pas un £


A M U S A N T S S. 1411'Amour. Cependant, au nombre desfoliiciteufes , ilyit quantité de minoisquiavoientdesprojets furie Minutre 8cifefc premier Commis. I audience dugrand Colbert étoit moins brillante.Plutus , ce dieu écourté 8c maffif,en perruque carrée , canne a bec-acorbin,habit de velours cramoifi alarge broderie, longues manchettes,diamant au doigt, tapoit du pied enparlant auMiniilre, & <strong>les</strong> derniersmots étoient: Impót 9impét! Le Miniftre,qui étoit forcé de vendre <strong>les</strong>gouvernemens , <strong>les</strong> armoiries , <strong>les</strong>lanternes , pour fournïr aux befoinsde TEtat, répondit: Argent, urgent'!Ce langage étoit étrangef a 1'amour.L'heure du lever fonne; il fe renditdans f appartement du Roi : Qu 3 ü elfaimable, dit le dieu en ie voyant. LeMonarque fourioit avec bonté auxDames qui fe prcfentoient : Qu'il e/cgalant, pour un Roi! Ah! fans douteL ij


244 LES S O I R E E Sï Arnour neft pas loin I Ce dieu atteiv'doit la venue d'une jolie femme pourêtre en pays de connonTance. Les bel<strong>les</strong>ne manquerent point j mais le Monar--que n'aimoit pas, ou n'étoit pas aiméSc cela, paree qu'il étoit Roi. Oü elldonc1'Amour, s'écria le dieu ? — Ilvient de partir en verfant des larmes ,lui répondit-on : la fiere Montefpan achafie la tendre la Valkn : un cilice,une haire, un cloitre, c'eft-la fon partagela,gémiifante, abandonnée, ellefoupire encore pour un ingrat couronné.Je volai a fon couvent, ditTAmour,3c je la fuivis jufqu'au pieddes autels ouelle prononca <strong>les</strong> vceux... Vceux ter*rib<strong>les</strong>! Eh ! qui 1'a remplacée ? Confole-toi,tendre Ducheife de Vaujour.,la vieiile Maintenon va bientót teven'ger ! Fontange , moins ambitieufexaufii peu fenfible que Monufpan9mais plus avare, mérita, dit 1'Amour ,toute ma colere, Jufques-a elle on avoi^


AMUSANTE S. 24^toujours reconnu <strong>les</strong> amans au bandeauqu'ils portoient fur <strong>les</strong> yeux. Fontangecoupa le fien en bandes légeres; ce nefut plus qu'un ruban dont elle orna facoiffure, & a qui elle a donné fonnom. Les femmes ont fuivi eet exemple,el<strong>les</strong> ont été punies : plus de bandeau, plus d'amour*- Le dieu vint a la Ville, & frappé dufrontiipice impofant & du nom plusimpofant encore, qui étoit gravé enlettres dor fur la porte d'un hotel,il s'arrêta & s'introduifit chez Artémife.Artlmifi étoit belle , elle f êtoitimpunément; lencens qu'on br'&Ioitautour d'elle ne lui porton point a latête : belle & infenlïble , c'étoit uncrime de lefc - nature. Je me gliiTaidans fon cceur pour éclaircir ce myftere, dit 1'Amour. Je fus étonné devoir que j'avois été prévenu: tout étoitfi biendifpofé, qu'une légere étincelley caufa un embrafement. Des adora-L iij


i 46 LES S O I R E E Steurs fans nombre fe préfenterent;mais ils étoient refpecfueux : Les fenvmes de qualité, difoient-ils , font <strong>les</strong>avances, il n'eft pas befoin de demandercomme a des roturieres. J'infirmaicette vieille maxime, Sc j'établis cetteégalité li néceftaire en aimant c'eftdepuis ce temps-la que le Prince devientBerger dès qu'il aime , Sc la Bergèreune Princefte. Mais Artémife, plusavide de réputation que de bonhenr, mita fa porte un grand Suifte, pour repouffer<strong>les</strong> importuns «Sc: 1'Amour; mais ceSuifte... Ici 1'Amour s'arréte, Sc ajoute :Je pris la fuite en la menacant dedévoiler fa bonte, Sc > pour prévenirdéformais une femblable confuiion,je frappai de ftupidité toute cette claftede la poftérité Helvétique.Aminte, continue 1'Amour, ralentitma courfe. Qui jamais connut mieuxqu'elle eet art charmant dont on n'avoitpas befoin au fiecle d'or , Sc qui fait


-AMUSANTE S. 24^valoir <strong>les</strong> plus petites chofes! Laidea fon lever, A min te étoit jolie aprèsdeux heures de toilette, Sc très-aimablequand elle avoit lu fes brochures,parcouru <strong>les</strong> papiers publiés , cauféavec fon Médecin, qui au lieu de differterfur le pronoftic ou diagnofric,lui récitoit Fhifcoire fecrete des boudoirs,<strong>les</strong> anecdotes des foupers, dulever, Sc la chronologie de toutes <strong>les</strong>fantés délabrées. En peu de tempsJe lui fis une ample moillbn de cceurs.•J'imaginois qu'elle feroit un choix,Sc qu'un cceur, un feul cceur.... Elle<strong>les</strong> gardoit tous, Sc bruloit toujoursd'en conquérir de nouveaux. Quellefemme ! Ce fut la que j'appris toutesces perfidies qu'on met fur le comptede l'Amour : la, j'entendis tenir pourla première fois des propos.... Quelspropos! Aminte s'écrioitavec dignité:Finffii, MeJJieurs , je me fdcherai. Onn'avoit pas 1'air de 1'entendre , Sc on£ iv


1^8 LESSOIREESpouiTbit la témérité fi loin j mais fï loin...Je me fdche , difbit-elle; & cependantelle ne fe fichoit jamais. La je rus convaincuque de toutes <strong>les</strong> métamorphofesde Jupiter, la pluie d'or paroiffoitmême plus ingénieufè que celiedu taureau. Je ne pus diffimuler lemépris qu'Aminte m'infpira. En partant,j'aflichai fur fa porte un grandplacardou on lifoit en gros caraclere:Point d'argent3point de femme.J'allois quitter la terre... Le hafardme conduift dans un jardin trè,s-connu 3dont un régent aimable a ouvert laporte aux Amours. II étoit nuit: j'yvis des femmes, des femmes charmantes.On <strong>les</strong> couroit, on <strong>les</strong> environnoit.Serois-je ici a ma place , dis-je ?& je me placai fur la ceinture de laplus belle. On monta chez Théone.Sa maifon étoit un temple dont <strong>les</strong>fondemens fembloient pofer fur desimages. Je crus qu'un Amour complai*


AMUSANTE S. 24*Tant avoit confié a larchitecte le plande celui d'Amathonte. Des Nyniphesen plumets , tref<strong>les</strong> tombantes, robeslégeres, avoient déja pris place: je crusvoir <strong>les</strong> Graces, mes fceurs & une douzainede Plaife. On chantoit en chceurces anciennes parol<strong>les</strong> de Lully.^ Suivons 1'Amour, c'eft lui qui nous mene,Tout doit fentir fon aimable ardeur ;Ce Dieu charmant fait moins de peineQue 1'embarras de garder notre cceur.' Ah ! m'écriai-je, je refpire. VoicfFa£le que je cherchois. J'animai tous<strong>les</strong> convives, &lechceur recommenca,le plafond retentit du nom d'AmourA ce nom une Pfyché , qui étoit peintêdans un tableau, parut treflaiïlir. Déjade tous <strong>les</strong> yeux jaillüToient des étincel<strong>les</strong>auffi brillantes que <strong>les</strong> rayonsqui partoient de cent bougies allumées.Les Plaif rs conduifïrent <strong>les</strong> Graces dans*la falie épulatoire , ou je <strong>les</strong> {m Vi s.L v


a^o LES S O I R E E SJ'y rencontrai Bacchus. Ce dieu jeune&r volage y verfoit lui-même, a petitsflots, une liqueur qu'il avoit apportéedes Indes. Théone me préfenta facoupe : la coupe de Théone! aurois-jepu refufer ? Je bus.... Liqueur perfide!.Je tournai aufli - tot mes regards fur<strong>les</strong> Plaifirs convives; ils étoient difparus.Je ne vis plus que des traitslivides, & a la place de Théone , unefemme qui paroüfoit avoir été belle ,& que je reconnus pour la Débauche.Soudain, Téciat de mes plumes fe ternit,& mes ai<strong>les</strong> retomboient fans force»Dans eet état, comment me préfentera Vénus ? comment remonter auxCieux? J'étois sur que l'innocenteVolupté, ma faeur > me repoufleroitavec mépris. — ïci finit.l'allégorie. Onfent que j'aurois pu faire entrer dans cecadre ingénieux, biend'autres tableaux.Rien ne m'empcche d'y revenir uneautre fois.


AMUSANTE S.1'HONNÊTEFAMILIE,T-dXECDOTE.e f t d e sperfonnes fans doute dontIa foible fenfibilité ne peut embraflerqu un feul objet. Mais il en eft auffi(öc cela confole) a qui aucun fentimentn'eft étranger ; qui conferventa la fois une ftncere amitié pour leurscompagnes ou leurs amis; un attachémentvrai pour leur frëre ou fceur >une vive tendreffe pour leurs pere &mere, öc un amour paffionné pourleur amant ou leur maitrefte.Telle eft 1'héroïne de cett'e Anecdote.Rofe( c'eft ainft qu'on la nommoit)avoit toujours rempli <strong>les</strong> devoirsde la nature öc de 1'amitié. Son dixleptiemeprintemps arrivaj on fentbien que 1'Amour ne fe fit pas Jongtempsattendre. Joinval ne put la voirL vj


2^2 LES S O I R E E Sfans brul er pour elle , & Rofe ne pariapas a joinval fans reflentir ce troublequi eft 1'avant - couleur de Famour ,ft ce n'eft pas Famour même. Le jourou leurs cceurs s'expliquerent , ilsrfavoient rien de nouveau a fe confier-,leurs yeux s'étoient déja tout dit.La nature leur avoit donné a tous deuxla beauté & un cceur fenfible \ leurnaiftance & leur fortune étoient a peupres <strong>les</strong> mêmes \ aufti en jetant <strong>les</strong> yeuxfur 1'avenir, ils ne voyoient rien quiput alarmer leur amour.Tout paroifloit donc favorable auxdéiirs de Joinval. Le fort voulut luifaire trouver un obftacle dans le cceurmême de Rofe, dans ce cceur ou ilrégnoit avec tant d'empire : encoreétoit-il obligé de refpeder le motifqui retardoit fon bonheurcar Rofe,comme on va voir, ne chagrinoit fonamant que paria tendrefte qu'elle avoitpour fon pere. Ce pere , que j'appel^


AMUSANTE S. itflerai Firmin, étoit déja d'un age avancé;il étoit veuf, Sc n'avoit d'atitre enfantque Rofe, dont <strong>les</strong> foins lui devenoientde jour en jour plus nécelfaires. Rofe,fans rougir de fon amour, n'ofoitFavouer a fon pere. Elle appréhendoitqu'un pareil aveu ne chagrinat la tendrelfeun peu ombrageufe de ce bonvieillard-, il pouvoit craindre en effetque le cceur de Rofe, en fe partageant,ne fe refroidit pour lui, 5c qu'elle neprït, fur <strong>les</strong> foins qu'elle lui donnoit,ceux qu'elle voudroit donner a fonamant ou a fon époux. Rofe n'oppofoitpourtant pas un refus formel auxinftances de Joinval elle s'étoit mémefouvent décidée a rompre le filence;mais le courage lui manquoit aubefoin, Sc elle différoit fans ceife.Enfin Joinval n'étoit pas méme connudu pere de fa maitreife.Si <strong>les</strong> tendres foins, <strong>les</strong> témoignagesde Famour le plus vrai, avoient pu


LESS O I R E E Sdédommager Joinval, il eut encoreété le plus heureux des amans.Rofe 1'aimoit Cl tendrenaent, Sc elleavoit tant de plaifïr a lui ouvrir foncceur !... Elle n'oublioit rien, en unmot, pour le confoler d'un chagrinqu'elle fentoit plus vivement que luimêmej car elle s'accufoit d'en être1'auteur. Ces délais faifoient gémirJoinval; mais que ne fouffre-t-onpas quand on aime Sc qu'on efl: aimé ?1'efpérance du bonheur tient alors lieudu bonheur même.Rofe fe partageoit entre la natureSc 1'amour, mais avec une aótivité licontinue, qu'on eut dit qu'elle prodidiguoittout fon temps a 1'un d'eux jce qu'elle donnoit a fon amant ne faifoitrien perdre a fon pere. Mais tandisqu'elle étoit heureufe dans 1'attented'un plus grand bonheur encore, unorage inattendu étoit prés de mettrefa fennbilité ala plus cruelle des épren-


AMUSANTE S. i.^ves. Son pere qui vivoit du revenud'un commerce honnête , fe trouvatout-a-coup hors d'état de le pourfuivre; des pertes imprévues Sc accumuléeslui óterent la faculté , même1'efpoir de fatisfaire a fes engagemens;Sc il vit renverfer en un feul jour fafortune, fa réputation; il perdit mêmece qui pouvoit lui fervir a recouvrer1'un Sc 1'autre , fa liberté.Parmi fes créanciers fe trouvoit unde ces hommes inexorab<strong>les</strong> qui mettentle malheur au rang des crime^;qui dans un commercant regardent dumême ceil un faux calcul Sc un vol préméditéjpour qui enfin , malheureuxSc innocens, font deux mots inconciliab<strong>les</strong>.Que dis-je ? n'attribuons pasa un amour exeeffif de 1'ordre , cerigorifme de Durmont (c'eft ainftqu'on 1'appeloit.) 11 prenoit fa fourcedans une ame dure , intéreftée , implacable.II n'eüt pas donné la plus vile


2)£ LES S O I R E E Smonnoie pour foulager un malheureux,& il eut payé eher le plaifir defe venger; il étoit avarc, Sc cependantil étoit encore plus méchant qu'intéreflé.Enfin, quand par-tout on plaignoitFirmin, quand tout le monderenoncoit a le poürfuivre, Durmontfeul paria de punir. On eut beau folliciterfa clémence, <strong>les</strong> prieres fembloient1'endurcir encore. ïl donna Tordre d'arrêterle pauvre Firmin, avec la voluptéque goute une ame (enfible a fecourirui,> infortuné. II fembloit fe dédommagerde i'argent qu'il perdoit, par lemal qu'il alloit faire.Tous ces coups avoient été portésfi rapidement , que Joinval ignoroittout encore , lorfqu'il vint trouverRofe le foir même dans la maifond'une amie , ou ils avoient coutumede fe voir. Cette amie étoit chargéede lui dire <strong>les</strong> chofes <strong>les</strong> plus tendresSc <strong>les</strong> plus trifies a la fois. On lui


AMUSANTS S. Itfrendit <strong>les</strong> témoignages de Famour leplus fidelle , mais en le priant de neplus chc'rcher a voir Rofe , tant que<strong>les</strong> circonftances feroient <strong>les</strong> mêmes :enfin on lui dit de compter fur foncceur, comme elle comptcit fur fadifcrétion.Cette nouvelle frappa d'autant plusJoinval, qu'elle étoit inattendue; 8cla douleur ne lui laiiïa qua peine laforce de répondre quelques mots malarticulés.En fe retirant, il demandala permilfion d'écrire au moins quelqueslettres, & Famie lui promit de<strong>les</strong> rendre. Des le lendemain il eutoccafiond'en profiter; 8c voici ce qu'ilécrivit a Rofe.33 Par votre douleur, ma chere amie93 jugez de mon accablement. Vous" fouffrez , & je ne puis vous con-33 foler l Une lettre que je regois a33 l'inftant même acheve de mettre le33 comble a mes chagrins. Vous favez


ifS LES SOIREES» que je ne fuis pas né ici, Sc que33 Je reftc de ma familie habite Ja ViJJe» Ja plus prochaine. Je fuis mande33 pour affaire qu'on ne peut, dit-on,33 reculerj Sc Ponme Jaiffe a peine Je" temps de vous écrire. C'étoit donc33 peu du malheur qui nous accable33 1'un Sc 1'autre; il falloit y joindre33 encore <strong>les</strong> tourmens de 1'abfence.33 Non que j'euffe réfolu de braver la33 défenfe que vous m'avez faite, Sc33 que je dois refpecier; mais du moins33 j'aurois habité la même enceinte que33 vous ; mes lettres , vos réponfes33 auroient été rendues plus vite, Sc33 <strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong> de votre fort me33 feroient parvenues plutót Sc plus33 facilement Hélas! fenfible Rofe i33 <strong>les</strong> chagrins qui déchirent votre33 cceur y laifïèront-ils encore un peu33 de place pour 1'amour ? Pardon fi93 j'ofe vous rappeler ici un fentiment«• qui ne peut être coupable, puifque


AMUSANTE S.P vous avez daigné le partager?oi Adieu , <strong>les</strong> minutes me font comp-« tées. Demain j'efpere me dédom-33 mager de ce court billet par une33 lettre plus longue. Adieu, rappelez33 tout votre courage •> le mien n'elt,33 foutenu que par 1'efpoir d'être en->3 core aime de vous.


iGo L É S S O I R E E SMais fi dans <strong>les</strong> foins qu'elle rendolea fon pere , fa tendreffe pour lui larendoit infatigable , il n'en eft pasmoins vrai que fes forces n étoient plusqu un mouvement convuiftf, Sc qu'ellene pouvpit long-temps réfilter a unecrife G violente. Elle commencoit ellemêmea s'en appercevoir ; Sc ce qui1'erTrayoit étoit bien moins lapcrte defa fan té que le malheur d'être inutilea fon pere qu'elle voyoit fur le pointde fuccomber a fes chagrins.Malgré <strong>les</strong> foins Sc <strong>les</strong> fecours quele malheureux Firmin recevoit de fachere Rofe , malgré <strong>les</strong> confolationsque procuroit a celle-ci un amour innocent, c'étoit fait du-pere Sc de la fille.Mais fi 1'innocence Sc la vertu fonttrop fouvent perfécutées, el<strong>les</strong> trou-Vent auffi quelquefois de généreuxdéfenfeurs qui pouffent le courage Scle délintérefTement jufqu'a l'hcroïfme.Tel étoit le bonheur que le Ciel réferi


AMUSANTE S. l6lvoit a Rofe Sc a fon malheureux pere.Un jour qu'elle avoit été forcée de lelaiffer feul un moment dans faprifon,elle achevoit chez elle un ouvragequ'elle avoit commencé pour lui, ScCe difpofoit a 1'aller rejoindre. Touta-coup,ó furprife ! elle le voit, lui,fon pere lui-même, entrer avec 1'expreffiondu bonheur, Sc Ce jeter dansfes bras en pleurant de joie. Rofe n'ofecroire a ce qu'elle voit \ elle craintd'être le jouet d'une illufion douce ,mais paflagere. Quand fon étonnementlui laifla la force de parler:Quoi, mon pere , c'eft vous, s'écriat-elle! c'efl vous que je revois, & vousêtes libre. Oui, répond le vieillard,c'eft moi, Sc je fuis libre enfin.Rofe alors 1'ayant fait afïeoir, Sc enefluyant fon front (car ce bon vieillardfuoit, moins de fa marche quede fa foibleffe): Repofez-vous, luift? dit-elle, ó mon pere , Sc quand vos


iCi LES S O I R E E S*» forces vous le permettront, daignez33 m'apprendre qui vous a rendu a33 mes larmes. Un homme , un ange,33 s'écrie le vieillard, vient de brifer33 mes fers. Et le croiras-tu , ma fille?33 c'eft en prenant ma place. II eft« refté dans ma prftbn... Un moment,w Rofe: que ta délicatefte ne me con-M damne pas avant de m'a voir entendu.33 J'ai rejeté d'abord fa propofition;33 mais, je 1'avouerai, je n'ai pu ni33 réfifter a fes prieres, ni réfuter <strong>les</strong>33 raifons qu'il me donnoit. Toi-mcme,33 j'en fuis sur, il t'auroit vaincue par33 la chaleur Sc le fentiment qu'il met-33 toit dans fes difcours. II m'a dit33 d'abord, que fa liberté'lui étoit pour33 le moment inutiie , a lui Sc a fa33 familie; au lieu que la miemie pou-33 voit fervir a rétablir ma fortune Sc«3 ma réputation. II acherché enfuite»3 a me toucher ^ il a pris mes mains ,Sc <strong>les</strong> ferrant avec tranfport: Non.,.


AMUSANTE S.+> m'a-t-il dit, vous ne concevez pas» tout ce que je vous devrai, fi vous» vous rendez a mes prieres. Vous» devenez par-la mon bienfaicleur.» Je fuis arrangéavec vos crcanciers;« Je féroce Durmont a confenti ames» vceux; ferez-vous plus inexorabJe* 1 u e I u i ? Enfin, a-t-iJ ajouté, ni Rofe,•> ni vous ne pouvez réfifter plus Jong-»> temps a cette captivité j Sc vous» ne pouvez refufer d'en fortir fans» abandonner Je foin de votre vie &" d e v o t r e bonneur qui doit être ré-» paré, Sc fans aflaffiner une fiJJequiv vous adore.* Ah ! chere Rofe , ces dernièrs» mots m'ont fait frémir, Sc je n'ai pu» combattre plus Jong-temps fa géné-*r o l I t é- tailleurs il m'a dit qu'il» favoit que jamais par aucun autre'> moyen je ne recouvrerois ma Jiberté,» & qu'il étoit sur, lui, d'en être*v quitte pour quelgues jours de détea-


4/5*4 LES SOIREES33 tion. — Ah ! mon pere, s'ccria" Rofe, fouffrez que j'aille me jeter33 aux pieds de eet homme fi bienfai-33 fant. Non, ma fille, interrompitm Firmin. II m'a demande le fecret,33 auquel, il a , m'a-t-il dit, intereffé33 le geolier même; Sc j'ai promis que^3 nous n'irions le voir que lorfqu'il33 nous appelleroit. Peut-être le cruel93 Durmont n'a -t-il confenti a ma li-33 berté que fous la condition du fecret;33 peut-être a-t-il voulu faire paffer33 pour un ade de bienfaifance envers33 moi, ce qui n'eft qu'un vil calcul33 de fon avarice , puifqu'il n'a faitM qu'échanger un prifonnier que Ia33 mort pouvoit lui enlever dans peu,33 contre un homme dont 1'age Sc la33 fanté affurent mieux a tous égards33 fa créance. Mais tu dois t'y atten-»3. dre, ajouta Firmin ; fi la captivité dew ce galant homme fe prolongeoit, je*? le faurois, ma fille; Sc pour lorsj'irois


AMUSANTE S. irtc» j'irois le tirer de Ia prifon, & j e n> en» lortirois plus qu'avec lui. «^ Ces deux emirs fenfiblcs fe livroient«leur joie.quoiqu'elleÖt imparfaitePar la detention de leur libérateur Cebon vieiilard s'eftima heureux ce jour-Kdesendormir dans Ton lit, fans gu'unafremt geolier , en agitant fes énorme*elefs vïnt fermer fa porte i grandbrute. Rofe, après avoir confié fon pereau fommeil, crut pouvoir prendre furfon repos pour écrire h fon cher Joinval.Elle lui marquoit que fonp er eetott libre, &Mcomm lmiq„ oit J e sderads de ce bienfait inefpéré ; elle luiapprenoit qu'a ce bonheur fe joignoitlelperancede voir rétablir leurs affaires; & après <strong>les</strong> affurances de famourleplus tendre, elle terminoitfa lettrepar 1'mviter k accélérer fon retourLafituation de Rofe étoit bienchangéejilluiétoit permis de refpirer aprèstant de fatigues: & cependant tel eftTornt I. |^


2^ LES S O I R E E Sle cceur humain, tel eft fur-tout lecaraccere de Famour-, elle fe plaignitamérement de fon fort, paree que laréponfe de Joinval arriva deux joursplus tard qu'elle n'étoit attendue : maisla lettre étoit fort tendre%fort amoureufej elle annoncoit un promptretour, & tout fut oublié. Rofe crutméme devoir enfin récompenfer la fidélitéde fon amant, & elle réfolut dedéclarer tout a fon pere. En effet, quelquesjours après , comme le vieillardrentroit chez lui après une abfcnce dequelques heures, elle ouvrit la bouchepour lui parler de fon amour, lorfqu'el<strong>les</strong>'appercut qu'il avoit quelquenouvelle a lui communiquer. Elle nefe trompoit point. Le bon Firmin lafaifant afteoir a cöté de lui, lui dit:» Ma fille, j'ai une grande nouvelle a3o t'apprendre. Je viens de chez mons» libérateur, qui m'avoit fait appeler.y> J'ai voulu lui parler de notre recon-*> noiffance. Hé bien , m'a-t-il dit, fi


AMUSANTE S. xe 7» vous croyez m'en de voir, vous pou-» vez me la témoigner d'une maniere» a m en impofer une éternelle -k moi-" m ê m e - A ) °" il a demande le prix» de fes bienfaits , prix quUappeloit*u n no"veau bienfait de ma part II» a demande avec crainte, avec mo-» neftie; mais iladenwwdé beau-» coup , oh ! beaucoup ,m a c h e r =" e ! i } t e connoït,ilfavueplu-» &ur Sfois... üm > a d e m a n d,t a» mam. Me pardonneras-tu, conti-» nua-t-tl en la prenant & la ferrant' n s f e s b r a s > me pardonneras-tu*d E l u i a, voiraccordée? J'auroi*" voulu te confulter, mais tu tfétois» pas la. Je ne pouvois refufer fans" S ra »tude. Tu la hais comme moi* Wratitude; j'aip r o m i s CTQ^Jcoup de foudre pour le tendre cceurde Rofe 1 au moment oü elle va par-.Ier de fon amant, il fe préfente u»nval.&cerivaleftle libérateur deMij


2-53 LES S O I R E E Sfon pere ! Elle n'y réTifta point; elletomba dans <strong>les</strong> bras du vieillard,muette & fans connoiifance. Le perefe douta bien qu'il s'étoit engagé contrele vceu de fa fille, Sc une explication1'en auroit bientbt convaincu , fiune vifite qui furvint neut rompu laconverfation. On donna des feeours aRofe , qui, reprit fes efprits & feretira dans fa chambre. .Le foir , Firmin3pénétré de douleur, fe fit informer de la fanté de fafille; mais il évita de la voir , pourne pas la forcer fi vite a un éclairciffement.Quelle foirée venoit de paflecRofe ! quelle nuit elle alloit pafierencore ! Le fommeil ne put fermerfa paupiere un feul inftant, & foncceur refta en proie aux combats <strong>les</strong>plus douloureux. Tantót elle appellefon amant, qui ne peut répondre a fesfoupirs; tantbt elle fonge au chagrinqu elle va caufer au plus tendre, au


AMUSANTES. iG 9plus chéri cie tous <strong>les</strong> peres, ü ellerefufe de lui obéir. Mais, s'écrie-telleun moment après, pourquoi cenouvel amant, que je ne connois pas,veut-il que je fois fon époufe, fa victime? Qu'a-t-il fait pour me mériter?- Ce qu'il a fait! il a fauvé mon pere jje lui dois tout; il peut tout me demander.A ces mots, elle fe croyoitprête a fuivre ce qu'elle. appeloit fondevoir> elle renoncoit a Joinval. Renoncera Joinval, s'écrioit-elle auffitot.Eh ! qu'a-t-il fait pour être malneureux? de quel crime ai - je a lepunir ? Alors <strong>les</strong> larmes de Rofe couloientabondamment. Après cette luttepénible entre la nature & l'amour,elle pouffe un profond foupir, & s'écrieavec douleur: Ah ! Rofe , fanston amour , tu ferois une fille tendre, docile; tu ferois le bonheur d'unpere. Et quel pere ! Auffi-tót elle ferepréfente ce fenlible vieillard charméM iij


lyo LES S O I R È E Sde pouvoir témoigner fa recormoiffancea fon bienfaióteur; Sc fe croyanttout-a-coup en butte au reproché d'ingratitude: II ne me tyrannifcra point,dit-elle, mais il en mourra de chagrin.Je ne peux donc prétendre au bonheurque par unparricide! C'en eft fait, continue-t-elleenfe relevant avec courage,il faut y renoncer. Mon amour étoit innocent;il devient coupableaujourd'hui.A ces mots , Rofe recueille toutesfes forces ( elle en avoit befoin ); elleécrit a fon amant la lettre la plus tendre, lui annonce le facrifice qu'elleva faire , 1'exhorte a oublier fonamour, fans ofer lui promettre d'enfaire autant. J'efpcrois vivre pourvous, lui difoit-elle ; je vais mourirde chagrin d'avoir renoncé a vous.Cette lettre , dont prefque toutes <strong>les</strong>lignes étoient eftacées par fes larmes ,fut envoyce bien vite a la pofte, Scpour ne pas laifter refroidir cette effer-


A M Ü $ A N T Ê S.lyivefeence de courage, Rofe va trouverfon pere; öc sexcufant du mieux qu'ellepeut s Mon pere , lui dit-elle , pardonnez,li j ai ïaiifé voir hier marépugnance pour le mariage. La raifona diffipé mon effroi öc me rend amon devoir; me voila prête a vousobéir. Ces mots remirent le calmedans fame du vteilfard; il eut enfuitedes inquiétudes fur le cceur de Rofe.Ma fille , lui dit-il, fi en m obcifTant,tu allois facrifier ton bonheur aumien ? Rofe eut bien de la peine arépondre, Non, mon pere ; mais enfinelle le dit; öc ils s'acheminerent enfemblevers la prifon ; car le prétenduavoit demande a voir Rofe lemême jour. Hélas ! elle marchoit commeune vicfime qui s'avance vers le couteaumortel. La prifon s'ouvre devanteux ; Rofe y entre avec fon pere. Ellen ofoit lever <strong>les</strong> yeux. Tout-a-coup leprétendu tombe a fes pieds; elle neM iv


iy± LES S O I R E E Speut s'empêcher de le regarder. Ociel! elle voit, elle reconnoit, qui ?Joinval, fon amant lui-même. Ellepouffe un cri, & ne peut proférerun feul mot. Elle eft arrivée mourantede douleur, elle eft prête a mourir dejoie. Oui, c'eft moi5s'écrie fon amant,c'eft Joinval qui ne ceftêra jamais devous adorer un feul inftant. Tenez ,eontinua-t-il en fe tournant vers Firmin, & lui remettant un papier ftgnépar fes créanciers, voila toutes vos affairesarrangées. Je n'ai parlé de bonheurpour moi, que paree que le votre eft faitdes aujoLird'hui. Tout eft terminé, Firmin,nous fommes tous libres, fi vousvoulez, nous allons être tous heureux.On fbupconne bien que <strong>les</strong> queftions,<strong>les</strong> pourquoi, ne finirent point du cötédu pere de la fille , mais le le&eur y répondrade lui-même. Laiffons ces cceurshonnêtes & fenfib<strong>les</strong>, jouir d'une fidouce furprife, & favourer un bonheurqu'ils ont fi bien mérité.


AMUSANTE S. 275THONNÊTEVENGEANCE,CONTÉ IMITE DEïlTALIEN.&J A N s la. ville de Milan , vivoientautrefois deux jeunes gens de familie,Ubaldi & Lélio, unis par la plus intimeamitié. Ils avoit étudié enfembleau même College. Cette eonrraternitélaforme toujours une liaifondamitié,ou tout au moins une habitude qui yreffemble. Depuis Ie College, UbaldiSc Lélio ne s étoient point quittés, ScTon devine bien que chacun des deuxétoit devenu amoureux. Lélio aimoitune jeune perfonne qui pouvoit s e-galer a lui pour la naüTance Sc pour lafortune ; mais des raifons particulieresa fa familie, soppofoient a ce mariage,Sc <strong>les</strong> deux amans étoient forcesde saimer Sc de fe voir en cachette.Ubaldi aimoit un peu moins férieu-M v


2 74 LES S O I R E E Sfement. Le hafard avoit fait tomberfon choix fur une perfonne a qui lanature avoit tout prodigué, Sc a quila fortune n'avoit rien accordé. Elleétoit fort jolie , mais fans bien Sc fansnaiifance. C'étoit ce qu'on appelle unegrifette. Les parens d'Ubaldi n'auroientpas confentia cette union, &ileft douteux que lui - même eut cherchéa 1'obtenir. Son amour refternbloitaftez a ce qu'on homme une fantaifie; du moins eft-il vrai qu'il n'avoitpas interrogé fon cceur la - deifus,Avant de favoir s'il auroit le couraged'époufer fa maitrefte , il 1'aimoit toujoursen attendant ; mais il étoit obligé,comme Lélio, de mener fecrétementfon intrigue, a caufe des parensde la jolie perfonne, qui auroient pu1'embarraflér en 1'interrogeant fur fesintentions.Nos deux amis n'avoient pas tardéa fe confier leurs aventures amou-


AMUSANTE S. ijjreufes. Leur liaifon eut été moinsintime, que leur confiance eut peutêtretoujours été la même , caraflêz fouvent, tel qui fait un pareiiaveu, fe donne pour un ami confiant,tandis qu'il n'eft qu'un amant indifcret,Une affaire indifpenfable obligeaLélio de s'abfenter pendant quelquetemps. Ce n'eft pas avec un ceil feequ'il en porta la trifte nouvelle aOrette; c'étoit le nom de fa maitreflè.II la confola de fon mieux , quoiqu'ileut bien autant befoin d'être confolélui-même. Enfin, en 1'embraftant pourlui dire adieu, il lui annonea que fonami Ubaldi viendroit fecrétement luitendre fes lettres, 8c fe chargeroit decdks qu'elle voudroit bien luiconfier,Orette, qui favoit leur liaifon, confentita tout, 8c lui promit bien den'avoir que deux plaiftrs pendant fonabfence : lire fes lettres, 8c s'entretetiiravec Ubaldi»M vj


tj6 LES S O I R E E SLélio, en la quittant, courut chezce dernier, 8c le pria de vouloir bienfe charger de fa correfpondance avecfa chere Orette. II lui dit qu'il avoitcru ne devoir confier qu'a lui <strong>les</strong> intérétsde fon amour. II la lui recommandacomme ce qu'il avoit de pluscher au monde. II lui dit ( car il étoittendrement amoureux, 8c 1'amour difpofenaturellement aux idéés paftora<strong>les</strong>)qu'Orette étoit comme un agneauchéri qu'il mettoit fous la houlettede 1'amitié ; qu'il 1'en faifoit le pafteur.De pareils pafteurs font quelquefoisdes loups. Mais n'anticiponspoint fur <strong>les</strong> événemens. Ubaldi promittout, 8c Lélio partit.Ubaldi, demeuré feul, fe confoloitde fon mieux avec fa maïtrelfe deTabfence de fon ami, quand il rec;utde lui une lettre pour Orette. Suivant<strong>les</strong> intentions de fon ami, il fe renditfecrétement chez ellè , de la maniere


AMUSANTE S. ±77qui Jui avoit été indiquée. II ne putrendre la lettre a Orette fans lui parler, il ne put lui parler fans la regarder: il vit qu'elle étoit jolie ; il trouvaqu'elle avoit de 1'efprit , il caufa avecelle avec plaiiir, Sc ne la quitta quaregret. Deux jours après ilrevint chezelle pour prendre fa réponfe. Leur entredenfut plus long, Sc Ubaldi trouvaOrette plus aimable encore que lapremière fois. A force de parler d'amourpour fon ami, il fut tenté denparler auftï pour lui-même : il eutenvie de remplacer tout-a-fait fon ami,c'étoit pouflèr 1'amitié un peu troploin. Peut-être qu'en cherchant aplaire a Orette, il n'avoit pas le projetde 1'enlever a fon ami, mais de lagarder feulement jufqu'a fon retour.Au fond , difoit - il en lui-même , jen'aurai fait qu'ent-retenir Orette dansrhabitude'd'aimer. C'eft toujours travaillerpour mon ami , Sc ft a fon


%jZ LES S O I R E E Sretour je lui rends tout ce qu'il m'aconfié , pourvu qu'il ne factie rien, jene lui aurai fait aucun mal.Avec ce beau raifonnement, il fittaire fa confcience, qui apparemmentne parloit pas bien haut. II continuafes vifites , 8c tout en rendant des lettres,ou en venant chercher des ré*ponfes, il finit par une déclaration enforme. Par malheur elle fut fort malrecue. Ubaldi, maitre du fecret d'Orette,croyoit 1'avoir enchaïnée, ou parla reconnoillance , ou par la crainte jmais elle lui répondit avec une fiertéfi courageufe , qu'Ubaldi, qui n'avoitpas encore fini la phfaie de Ca déclaration, n'eut pas envie de la reprendre.Tout honteux d'avoir parlé, il lapria d'oublier ce qu'il avoit ofé luidire., 8c lui demanda le fecret fur cetteaventure, avec autant de chaleur qu'ilen auroit mis a folliciter un tendreretour. II Ia fupplia de n'en rien écrire


A MUSANTE S. lyc)a Lélio, en lui repréfentant qu'elle nepouvoit lui en parler fans <strong>les</strong> brouillertous deux , Sc fans <strong>les</strong> expofer peutétrea un danger plus cruel encore.Orette fe laifle défarmer; foit qu'ellecraigmt en effet d'expofer fon amant,foit qu'une femme, en rejetant un aveutéméraire , ne punfe défendre fon cceurd'un mouvement de reconnoiflance ,elle promit de fe taire Sc d'oublier cequ'elle avoit entendu •, mais elle luidéfendit de la revoir,s'il avoit la téméritéde garder encore quelque prétention.Ubaldi protefta que le refpeclavoit étouffé tous fes défirs; il tomba afes pieds, il la loua fur fa vertu, contrelaquelle il peftoit peut-étre au fonddu cceur *, Sc quand il crut avoir expiéfes torts par 1'expreifion de fon repentir,il prit congé d'Orette fort humblement.II revint encore lui porterdes lettres, mais il fe renferma toujoursdans <strong>les</strong>fbornes du refped, voyant


iSo LES S O I R E E Sbien qu'il lui feroit diflicile den fortiravec iuccès.Cependant Lélio revint a Milan; öcUbaldi f ayant appris , courut vïtechez lui pour 1'embrauer. On jugebien que Lélio ne tarda pas a* lui demanderdes nouvel<strong>les</strong> de fa chereOrette. Son ami lui répondit qu'elleétoit toujours auili belle que tendre,öc qu'elle n'avoit pas celfé un momentde le défïrer. Cependant, malgré lapromeffe d'Orettesil craignit qu'ellen'allat tout raconter , Öc il crut faireplus fagement d'en parler le premiera Lélio. II lui dit donc qu'ayant vouluéprouver le cceur de fa maïtreffe , ilavoit rifqué une feinte déclaration :mais qu'il avoit reconnu avec plaifirque le cceur d'Orette étoit un modelede fidélité öc de tendreife, Öc que favertu étoit égale a fa beauté.Cette conlidence , malgré 1'élogedont elle étoit aflaifonnée, ne fut point


AMUSANTE S, iSl'du goiit de Lélio, & quand il auroiteu ia force de fe taire, fon vifage eutrévélé malgré lui ce qui fe paftoit dansfon cceur. Quoiqu on lui eut annoncéune heureufe iftue, il ne put s'empêcherde trembler en écoutant ce récit.De pareils dangers font effrayans, lorSmême qu'ils font paffes; & un tel aveueft toujours fufpecl a un amant. Léliodit a Ubaldi qu'il s'étoit donné beaucoupplus de foin que 1'amitié ne luien impofoit , qu'il ne 1'avoit pointchargé d eprouver fa maitreffe, qu'iln'auroit jamais eu une curioftté auftïimpertinente. Tu as échoué, continuat-il,& tu m'en fais confidence ; & fttu avois réufti , ferois - tu .... ? Ah !mon ami, s'écrie Ubaldi en 1'interrompant,peux-tu croire ? Je necrois rien. Mais enfin, je ne vois pasquel avantage jepouvois retirer d'unepareille épreuve. Je ne doutois pointde fon cceur; & tout le changement


i8iL E S S O I & È M Sque pouvoit opérer cette tentative ;c'étoit cie me le faire perdre tout-afait.Et en mppofant que tu aurois eula franchife de m'avertir de fa foibkds,fans en profiter , le beau ferviceque tu me rendois-la! Ce font-Ia desaveux bien agréab<strong>les</strong> pour un amant!Plus Lélio fongeoit a cette aventure,plus il étoit tenté de croire Ubaldicoupable , & il n'en douta plus ,lorfqu'ayant revu fa maitreife , il laror9a de lui tout avouer. Dès-lorsïl n'en paria plus a Ubaldi j mais iljura bien cordialement de s'en venger.Comme il en défïroit ardemment 1'occafon, il ne tarda pas a la trouver.On fe fouvient fans doute qu'Ubaldiavoit aulïi une maitre (fe. Maisplus léger dans fes amours, ou moinsamoureux que Lélio , il avoit 1'air dene chercher qu'un amufement. CependantRofïne ( c'étoit le nom de lajeune perfonne ), aulïï honnête qu'elle


AMUSANT ES, 18$étoit jolie, méritoit autant l'efiime que1'amour d'un galant homme. Le lecteurs'imagine fans doute que Léliochercha a fédairc Rofine, afin de fevenger d'Ubaldi de la même manierequ'il en avoit été offenfé. Point ctutout : rien n'eft plus éloigné du projetde Lélio ; Sc l'on va voir, par lafacon dont il vöulut punir Ubaldi ,qu'il cherchoit a faire un acle d'équité,tout en fe donnant Ie plaifir de la vengeance.Comme il ne parloit plus a Ubaldide ce qui s'étoit palïë, cedernier étoitfans méfiance, Sc lui confioit commeauparavant fes Cccrets. Lélio favoitdonc quand & comment fon ami alloitvoir fa belleRoime. Gr, un foirqu'il<strong>les</strong> favoit tous deux enfermés, il courutauffi-tót chez <strong>les</strong> parens de la jeunefille, leur dit qu'elle étoit enferméefeule avec Ubaldi, Sc leur confeillad'aller bien vite <strong>les</strong> furprendre , Sc


284 LES S O I R E E Sd'obliger, s'il le falloit par la force ,1ejeune homme a réparer leur honneur.La familie ne perdit pas un moment»On courut vite au rendez-vous, oüTon furprit en effet <strong>les</strong> deux amans.Lés parens étoient venus armés, öc ilspréfcnterent a Ubaldi le choix de lamort ou du mariage. Quelque effrayantque parut le mariage aux yeuxd'Ubaldi , mourir lui fembla pis encore»II n epargna pourtantrien pour éluder ,car depuis peu de jours il étoit touta-faitdccidc a ne pas époufer Rofine.Mais voyant qu'on ne vouloit pas entendreraifon, il fut forcé de dire oui;öc auffi-tót un Notaire, qui étoit a laporte, entra pour prendre fa iignature,qu'il donna quoiqu en rechignant. Alors<strong>les</strong> parens qui vouloient le tuer, luifirent beaucoup de carelTes; ök il feretira tout confus Öc marié.II rencontra chemin faifant Lélio,qui lui demanda d'ou il venoit. Ubaldi


AMUSANTES. 1%$lui raconta comme il venoit d'époufermalgré lui Roftne; 8c Lélio, de lui direavec beaucoup de fang froid, Je lefavois. Embrafte - moi, continua-t-il;c'eft moi qui t'ai marié. Ubaldi demeuroitmuetde furprife, quand Lélio, aprèslui avoir rendu compte en peu de motsde fa démarche, ajouta d'un ton aftectueux: Eh quoi ! injufte ami, tu mepi;enois donc pour un cceur ingrat ?Après le fervice que tu m'as renduauprès d'Orette , penfois - tu que jeferois en rcfte avec toi auprès de Roline? Mais tu dois avouer que mareconnoiftance a été plus loin que lebienfait. Tu n'as fait que me tranquilliferfur le cceur de ma maïtrefte, 8cmoi je viens de t'afturer la poflèflionde la tienne, car Roftne eft a toi déformais,8c l'on ne peut plus te la difputer.Ubaldi ne répondit rien. II gardafa femme, 8c renonga a fe charger desmaïtreftes de fes amis.


i%6 LES S O I R E E SIE BIENFAÏT INATTENDU,C o JV r £,BKADDOCK & GRAHAM, deux anciensamis qui ne s étoient point vusdepuis Jong-tcmps, fe rencontrerentun jour dans le pare de Londres. Grahamne put voir fans attendriftementfon ami dévoré de quelque peine fecreteAifeyons-nous fur ce banc,lui dit-il, & racontez-moi ce qui vousrend fi chagrin. — Je fuis auffi malheureux,répondit Braddock, que peut1'être un Officier réformé , fans biensni prote&ion, qui plus eft, marié 8cpere de quatre enfans. Ce qu'il y a deplus accablant pour moi dans mon malheur, c'eft de m'être vu forcé, aprèshuit ans de 1'union la plus chere, devivre féparé de ma tendre HenrietteMolemort, qu'il ne m/etoit plus pof-


AMUSANTE S.fble de foutenir a Londres. Nous nousfommes mariés fans impru'dence , 8cnous avons vécu enfemble fans inconduite.Je n'ai négligé aucune occaiïonde faire mon de voir en brave Soldat;mais j'ai perdu mon bien par la banqueroutedu malheureux Henville , 8cj'ai offènfé <strong>les</strong> amis du Lord *** parun témoignage que je n'ai rendu quetrop fidellement. Malade des blelfuresque j'avois regues a 1'armée, réduit ala moitié de ma folde, 8c ne pouvantprendre fur moi d'avouer ma pauvrete,je perfiftai a vouloir foutenir <strong>les</strong>apparcnces d'une fortune aifée. Maisbientót mes amis m'abandonnerent<strong>les</strong> efpérances dont ils m'éblouiffoient,s'évanouirent, 'je me vis forcé de vendretous mes effets , 8c 1'indigence devint mon partage.Juge de mon fupplice, mon cherGraham ! je voyois manquer du néceffaireceux a qui j'avois donné le jour 5y


iS8 L E S S O I R E E Sje voyois la jeunefle de ma tendreépoufe , fe rlétrir dans la mifere ; 8cj'aurois fuccombé, fi fon courage nem'avoit foutenu, 8c n'eut ramené lecalme dans mon ame, quand le défefpoirs'en étoit emparé. Elle réfolutenfin de fe retirer chez fa nourrice, enattendant que j'euffe obtenu de 1'emploi.Je différai tant que je pus unefeparation aufli cruelle; mais enfin ilfallut céder , tk la meilleure des femmesme quittapour fe réfugier dans unmiférable hameau , ou le fort le plusdoux qu'elle puiffe efpérer, c'elf devivre péniblement du travail de fesmains.Depuis ce moment, je follicitcfans fucccs, 8c pour comble d'amertumej j'ai été forcé d'entendre le Lordme répondre que j'avois 1'air de nepas avoir tiré un grand parti de monfaux témoignage.En achevant ces mots, Braddockfe leva avec fureur. Son ami le eonfola3


AMUSANTE S.fola, lui oftfit fa bourfe , & lui ditque fans être , a la vérité , plus richequ'auparavant, il avoit au moins dequoi le foutenir tant qu'il auroit befoinde fon fecours.Braddock alloit rcmercier le braveGraham d'une offre aulfi généreufe,lorfqu'ils virent pafter le Duc de Montague.Braddock le falua avec un re£peet marqué. Quel eft ce feigneur, demandaGraham ? — Le Duc de Montague.— Probablement , reprit fonami, un de ces grands feigneurs dujour , qui vous protégé — Non ,on dit beaucoup de bien du Duc , jefis autrefois fa connoiftance a Bath ,dans un temps ou ma fttuation étoitplus heureufe, & je n'ai jamais recherchéfa prote&ionsje doute même qu'ilait quelque crédit.De ce moment, Braddock ne quittoitguere fon ami, il étoit certain queGraham ne pouvoit rien pour lui jTome I.N


ic)o LES S O I R E E Smais cétok une douce confolationd'avoir retrouvé un ami que fon fortintéreffoit, öc dans le fein duquel il $pouvoit dépofer fes peines.Quatre jours après leur rencontredans le pare , au moment ou Braddockfe difpofoit a aller folliciter leMiniftre, il apprit qu'un domeftiquedu Duc de Montague demandoit alui parler. ïl fut plus furpris encore%lorfque ce domefrique Pinvita a dinerde la part du Duc. II craignit d'abordque ce ne fut une méprife du domef*tique , mais celui-ci s'étant fort bienexpliqué: Apparemment, dit Braddock.en lui-même , le Duc n'eft pas encoreinltruit de ma trifte fituation.Le malheur öc la pauvreté jettentune ame noble dans le découragement.Dans 1'infortunc , on fent uneefpece de répugnance a fe préfentegde van t ceux qu'on a connus dans destemps heureux. Braddock éprouva ce


A MUSAKTES.l 9iftmtment, Sc refufa finvitation duDuc; mais ie domeftique revint furies pas, Sc Jui dit que fon maitreavoit Jes chofes <strong>les</strong> pJus importantesa Jui communiqucr, & qu'il le prioit^e ne point fe refufer 4 fes inftances.Braddock ne put fe défendre ; Sc il ferendit chez Je Duc.II étoit feul dans fon cabinet. Moncheramijui dit-il, en 1'embraftknt ,comment avez-vous pu prendre furvous de vous refufer a ma premièreinvitation ? Renonceriez - VOus a uneWon, dont le commencement m'afait tant de plaiïïr? Milord, lui réponditBraddock, je connois tout Je prixde vos bontés; pardonnez a Ja dmiditéd'un homme que J'infortune Sc<strong>les</strong> chagrins ont banni de la fociété. Jefais vos malheurs, répliq uaJe Duc;il ne tiendra qu'a vous de <strong>les</strong> termi'ner; je peux vous faire donner uneCompagnie. Mais, monfteur BraddockNij


%y% L ES S O I R E E Scela ticnt a une condition , fanslaquelle je ne puis rien: II faut quevous acceptiez la main d'une femmejeune Sc jolie, qui, de plus, a une fortuneafFez honnête. Q'endites-vous? —Cet infortuné avoit écouté Ie Duc avecune agitation qu'il cherchoit vainementa diilimuler. II étoit entré danscette maifon, avec le preilentimentd'un événement heureux. On lui avoitpeint le caraftere du Duc avec deseouleurs avantageufes, lui-même, autrefois,avoit cru reconnoïtre en lui unhomme délicat Sc généreux. A cetteindigne propofition , il fe fentit lecceur déchiré : elle lui ótoit la hauteopinion qu'il avoit du Duc , & le fentimentde fa fierté bleffée ajoutoitencore a fes chagrins. Je fuis donctombé dans un état aifez vil, fe difoit-ila lui-même, pour que cet horn^me, qui me connoit depuis iong-temps,me deftine hardiment a ie remplacei?


'A MUSANTE S. 293"dans le lit de quelque maitrefie délaiffée,comme un malheureux que 1'efpérancede voir fintt fes peines, doitdécider a tout. Cependant, commefes malheurs lui avoient appris a fepolféder , même dans une fituationhumiliante, il répondit avec un fourireamer: Mylord, vos bonnes intentionspour moi ne fauroient avoir leureffet; je fuis marié. — Marié ! secriale Duc avec une furprife apparente.Mais vous ne 1'éticz point, lorfquenous nous fommes vus a Bath, a préfentméme vous vivez feul. — En effet, je ne ïétoïs point, Mylord , lorfquenous nous fommes vus a Bath;Sc il eft vrai que je vis feul ici: lafituation ou je fuis, ma forcé d'envoyerma familie dans le comtéd'Yorck. — Vous marié! répétoit leDuc en fe promenant dans fon appartement.Ma foi, c'eft une circonftancemalheureufe pour vous, Sc je douteN iij


X94 HES S O I R E E Smême , a préfent, que je puifle vousêtre utile. Mais avec quoi contez-vousdonc foutenir votre familie ? QuoiqueBraddock fe fut déja fait mille foiscette queftion a lui-même , il n'avoitjamais fenti, comme dans ce moment,1'impolBbilité de la réfoudre. II ne futplus le maitre de garder le fang-froidqu'il afFedoit. Mylord, dit-il, puifquevous convenez vous-même que vousne pouvez point m'aider a réfoudrecette trifte queftion, il feroit mieux,ie crois , de n'en plus parler. Non,monfteur Braddock, répliqua le Ducavec 1'air de ne point s'appercevoirqu'il fut piqué, traitons plutót enfemblecomme des amis. Je veux vous parlera cceur ouvert. J'avois bien entenduparler de votre manage; maisj'en doutois , ou plutót, je ne le regardoispoint comme un obftacle amon projet. Car , de quoi peut fervirce mariage a votre époufe, puifqu'il


AMUSANTE S.faut que vous viviez féparés i'un de3'autre ? Je ne doute nuUement qu'ellene confente a un divorce, moyennantune peniïon annuelle qu'on lui offrira:je me charge de 1'arrangement. Paria, vous devenez libre , 6c vous êtesa même d'accepter une propofitionque je ne vous fais, puifqu'il faut 1'avouer,que paree que vous plaifezfïnguliérement a la Dame dont il elfqueftion. Braddock ne put retenir fonindignation: Mylord, répondit-il avecun ton 6c un regard qui marquoient toutfon mépris, vous êtes bien heureuxd'avoir choifi votre maifon, pour m'outragerauffi cruellement. Par-tout ailleurs,rien au monde ne vous auroitfouftrait a ma vengeance. II alloit feretirer en difant ces mots; mais leDuc 1'embraffa, & le retint malgrélui. Je n'ai point voulu vous offenfer,lui dit-il *, je ne pouvois pas imaginerque ma propofition dut vous courrou-Niv


t$6 LES S O I R E E Seer a ce point. Je vous en eftime davantage•, Sc je vous aflure que je feraïtout pour vous obtenir de 1'emploi,quoiquc vous dérangiez le plan quej'avois formé. Mais j'attends de vousune petite complaifance ; j'ai prié adiner la Dame dont il s'agiifoit : ilfaut bien que vous reftiez avec nous^Sc que vous preniez un air plus ferein.C'eft précifément-la , Mylord , ce queje ne ferai point, reprit Braddock; jene vous donnerai aucun efpoir de venira bout de votre indigne projet. — Vousvous emportez, mon ami, continuale Duc ; fi vous voulez vous remettre,vous reconnoitrez qu'une impolitefteferoit inuttle pour me convaincre quevous penfez plus noblement que votrefituation ne femble le permettre.— A ces mots, il fonna un domeftique, ordonna de fervir, Sc 1'entrainaprefque par force dans la falie a mangei'.


AMUSANTE S. 2r> 7A peine étoit-il entre" clans Je fallon,qu'il fe trouva dans Jes brasd'une femme que fon étonnement Juipermit a peine de reconnoitre. C 'étoitfon époufe elle-même. Ses quatre enfansembrafloient fes genoux, éV Iefalon retentilfoit des noms d'époux &de pere. Pour achever le tableau decette fcene touchante , on voyoit Grahamau milieu du falon qui jouüToitde ce fpe&acle délicieux avec toutela chaleur de 1'amitié. Le fentimentde la reconnoillance rappela Bvadockè lui-même. IJ s'arracha des bras defon époufe, pour fe jeter aux pieds duDuc de Montague. Qu'ai - j efait ?homme généreux ! secria-t-il• ë®~Hpoffible que I'apparence m'ait tromptau point de me faire méconnoïtre leplus digne des mortels ! Pourrez-vousjamais me pardonner tout ce que /evous ai dit dans mon emportement >Le Duc le ferra dans fes bras: N'enN v


it/8 LES S O I R E E Sparlons point, mon cher Braddock ,lui dit-il •> je vous eftimerois moins ,fi vous eufliez regu autrement un badinageque j'ai poufte plus loin que jen'aurois dü le faire. Je vous ai vu dansle Pare , j'ai écouté , fans en être foupgonné, ce que vous difiez de vos malheursa votre ami. Je n'ai pu voir ,fans le plus vif intérêt> qu'un braveOfficier que j'avois connu pour tel,fut auffi mal récompenfé de fes fervices.Je projetai aufii-tót d'employertout mon crédit pour vous obtenir de1'emploi 5 j'ai réufli : voici votre brevet.Vous êtes mandé pour vous rendrea Gibraltar: j'ai prévu que vousy meneriez certainement une époufeü chere, il étoit donc néceflaire queje la fiffe venir a Londres. Vous êtesbien heureux de ne pas vouloir lachanger pour une autre , elle a entendunotre converfation. J'avois pariécent livres fterling, que je ferois


AMUSANT ES. z 99faire une infidélité a M. Braddock.Je Jes ai perdues, il eft jufte que jem'acquitte. En méme-temps, il préfentaa Madame Braddock une lettre de•ehange de cette valeur. Ces tendresépoux , tenterent inutilement de prouvera leur bienfai&eur , qu'ils fuccomboientdéja fous le poids de la reconnoiftance;ils furent obligés de 1'acceptcr.Dans ce moment, Braddocks'appergut que fes enfans (trois petitsgargons & une fille, que Fair de Iacampagne n'avoit fait qu'embellir)étoient tous habilJcs de neuf, Sc avecbeaucoup de goüt. Sachant combiencela étoit au-deftüs des .moyens de fonépoufe , il ne put retenir fes larmes acette nouvelle marqué d'attention defon noble bienfaiéteur. Quand on futa table , Graham, qui fe trouvoit aunombre des convives, dit a fon amique le Duc 1'avoit inftruit la veille deJa furprife qu'il lui préparoit, Sc qu'ilNvj


3oö LES S O I R Ê E S1'avoit invité a venir prendre part a.la joie que ce changement fubit defortune , cauferoit a Braddock Sc -afa familie. Aulfi leur reconnoiftanceétoit-elle fi vive , que le Duc crut ydevoir mettre des bornes. Ce que j'aipu faire pour vous, dit-il a Braddock,eft bien peu de chofe. J'en fuis troprécompenfé , Sc vous avez le cceurtrop fenfible ,pour ne pas voir que cefpeétacle me rend plus heureux quevous-mêmes.


A M U S A N T E S. 3OIL'HOSTILITÉGALANTE,N O U V E L L E .JVIADAME de Mérival étoit veuve,Sc n'avoit encore que vingt ans. Elleavoit fait d'abord un de ces mariagesque <strong>les</strong> Amans trouvent toujours déraifonnab<strong>les</strong>,Sc que <strong>les</strong> parens appel-Jent des mariages de raifon. On luiavoit donné un mari, qui n'eut d'autremérite que de fe laüTer mourirbientót, Sc Je veuvage Jui avoit rendufa gaieté naturelle. Enjouée avee efprit;vive jufqu'a 1'étourderie; toujours irréprochable,mais fouvent inconfidérée;donnant quelqüefois , fans le vouloir,des efpérances qu'elle n'avoit jamaisenvie de réalifer; ne bravant point<strong>les</strong> bienféances, mais <strong>les</strong> ncgligeantquelqüefois fans y fonger: telle étoitmadame de Mérival. Elle vivoit chez


*|02, LES SOIREESun oncle , M. de Rincour, dont lecaractere étoit oppofé au fien , Sc quine Ten aimoit pas moins.M. de Rincour étoit 1'homme dumonde le plus formalifte. Les étourderiesde ia niece le mettoient fouventen colere , Sc il lui faifoit quelqüefoisdes fermons qui 1'auroient fortennuyée , li elle n'avoit eu 1'art de <strong>les</strong>abréger, mais fïtót que le fermon com*mencoit, elle fautoit au cou de fononcle, Sc le faifoit taire en 1'embrafjfant.Un matin cependant M. de Rincourvint trouver fa niece, Sc lui dit: Maniece, votre conduite eft irréprochable, mais j'en réponds au public. IIeft temps que vous changiez de caution,Sc qu'un mari prenne la placede votre oncle. Je ne veux pas forcervotre choix, mais j'exige que vous enfaftiez un. II vient ici plufieurs perfonliesqui afpirent a votre mam , il faut


AMUSANTÊS. 303vous décider. Par exemple , cc M.Morbrock eft un fort galant homme ;je 1'attends ce matin. II demande at'entretenir un moment: il faut 1'écouter,ma niece. Je préfume qu'il ades propofitions a te faire; il eft fortriche , je ferois charmé qu'il put teconvenir. Comme il achevoit de parler, on vint annoncer M. Morbrock.Le voila juftement, continua M. deRincour, je te laifte avec lui • c'eftun fort galant homme , un hommeriche , fonges-y bien , ma niece.M. Morbrock étoit un Anglois despks opulens, öc qui avoit autant d'eftimepour <strong>les</strong> richeftes, que de hainepour la Nation Francoife. On auroittort, ft d'après cela on 1'accufoit d'avarice.Sa manie n'étoit point d'entaffer1'or , mais de croire que ce mot-larenfermoit tout. On eut dit, a 1'entendre,que 1'or diftipoit tous <strong>les</strong> chagriens,&: guériftbit toutes <strong>les</strong> mala-


304 LES S O I R E E Sdies. S'il vous eut privé d'un ami,d'un pere , il auroit cru vous confolerSc vous dédommager avec de 1'argent.Si l'on parloit devant lui d'un hommede génie , il demandoit qu'elle étoit fafortune. II prétendoit qu'il n'y avoitqu'un bien Sc un mal dans le monde :la richeife Sc la pauvreté. Du re^e,fa liberté d'efprit naturelle , jointe a1'indépendance qui accompagne unegrande fortune, lui faifoit attacherpeu de prix a ce que nous nommonspoliteiïê. II rendoit peu d'égards dans lafociété, mais aufli il en cxigeoit peului-même.Reffé feul avec Madame de Mérival,il eut avec elle une converfation quidut 1'étonner. II lui dit qu'il la trouvoitbien, fort bien , mais qu'elle n'étoitpas riche , Sc qu'il falloit le devenir.Moi, je le fuis, continua-t-il, jele fuis trop. Nous pourrions nousarranger de maniere a 1'être tous deux,


AMUSANTE S* 5®faftez. Cela peut être , lui réponditMadame de Mérival , mais je ne comprendspas comment. Je vais mieuxme faire entendre , reprit-il: je vousaime , je viens me propofer Nevous alarmez point, ce n'eft pas d'unmariage que j'ai a vous parler. Jefais que vous aimez votre liberté, jetiens beaucoup a la mienne; tenez, nenous marions pas. — Ah ! bon , j'yconfens très-volontiers, dit Madamede Mérival, ne nous marions pas. Madamede Mérival commencoit a voirfon pro jet, Sc piquée au vif de fonimpertinente propofttion , elle réfolutnéanmoins de 1'attendre jufqu'au bour.Rafturez-vous encore un coup , dit-il;je viens vous oftrir un fmple engagement, une liaifon d'efprit Sc de cceur,c'eft-a-dire ma fortune fans ma main.Ah! dit Madame de Mérival, cetarrangement eft bien plus honnête.Quand je dis honnête, c'eft en fup-


AMUSANTE S. 507faut, je me mets a bien plus bautprix ! Comment, Madame , interrompit-ü'!y penfez-vous? mais c'eftun prix fou. II alloit continuer, Madamede Mérival prenant un air férieux, lui impofa ftlence, & il fortitun peu honteux. Madame de Mérivalne revenoit point de fa furprife. Quoi!difoit-ellc dans fon dépit, me parlerd'amour fans me parler d'bymenée!Expliquer fes déftrs comme un vraiSultan ! Ah ! Monfteur Morbrock,vous avez cru commencer & finir lemême jour votre Roman ! Le trait eft:lefte ! Nous verrons. Tandis qu'elleroule dans fon efprit des projets devengeance , entre M. de Rincour , quifans avoir fu leur converfation, a vufortir M. Morbrock mécontent, êcvient pour en faire des reproches a faniece. Eh bien ! lui dit-il, vous 1'avezdonc éconduit ? Oui , mon oncle .Tant pis, ma niece, tant pis.—Quoi!


'308 LES S O I R E E Svous auriez voulu que j'eufte acceptéfa propofition? — Afturément, ilfalloitle prendre au mot. Madame deMérival Finterrompit par un grandéclat de rire , qui faillit le mettre encolere. En vérité, lui dit-il, ma niece,voila un rire bien incivil i je n'auroisjamais cru que je ferois forcé de vousrappeler un jour'que vous me devezdu refpecf. Après quelques excufes,qui 1'appaiferent bien vite , on repritla converfation. Mais enfin , dit M.de Rincour, fa propofition... — étoittrès-avantageufe. Je devois partagerune fortune immenfe. — Hé ! fansdoute , quand on eft marié.... — Marié? Oh ! non, mon oncle; il ne femarie pas, lui. — Comment ? il ne femarie pas, qu'eft - ce a dire ? M. deRincour furieux alloit le configner a faporte , quand fa niece Tarrêta. Non,laiftez-moi faire, lui dit-elle, le dépitvient de me fuggérer un projet de


AM U S A N T E S. 509vengeance , permettez - moi dc 1'exécuter.II cut bien de la peine a s'yprêter *, mais enfin il y confentit.Cependant M. Morbrock, en fongeantau peu de fuccès de fa demarche, étoit tout honteux de 1'avoir hafardée , & comme la contradicfionirrite fouvent le défir , il fentit le goütqu'il avoit pour Madame de Mérival,fe changer en amour. II vint fairedes excufes, qu'on fit femblant d'agréer,paree que , pour en venir oul'on vouloit, il falloit feindre de luiavoir pardonné. On fit plus, on s'efforcade lui paroïtre aimable ; Sc Madamede Mérival pouvoit aller loindans ce genre-la.M. Morbrock étoit d'autant plusenchanté de fon pardon, qu'il avoittremblé de ne pouvoir 1'obtenir. IIcrut devöir expier fa faute , Sc commeü ne connoiffoit qu'un genre de réparation,il répanditl'or a pleines mains j


5io LES S O I R É E Sil prodigua des fêtes qu on trouva fortgalantes, 8c offrit des cadeaux qui furentrefufés, mais avec tant de grace,qu on n'ofa infilter, ni fe facher durefus. Enfin il crut avoir tout fait,quand il eut fait de la dépenfe, 8c ilfongea a renouer, mais avec le projetde s'y prendre mieux. II jeta <strong>les</strong>yeux tout autour de lui, pour voir s'iln'avoit point cl'obftacle a redouter ; 8cil s'appercut qu'il n'étoit pas la feuleperfonne qui fut fenfible aux charmesde Madame de Mérival.Sinville, jeune homme fort bienné , qui venoit afiidument chez M. deRincour, aimoit aufii fa charmanteniece : il étoit moins riche que fonrival, mais beaucoup plus aimable ;il fit plus de progrès auprès de faMaitreife. Madame de Mérival ne diffimulapoint, ou, pour mieux direxlaifia voir exprès a M. Morbrock,qu'il avoit Sinville pour rival; mai«


A M U S A N T E S.$itelle ne lui dit point que c'étoit unrival aime. M. Morbrock ne pouvoit fediffimuler que Sinville étoit aimable;cette rivalité 1'efFraya: le bon Angloiscrut avoir trouve un expédient infaillible;il courut chez Sinville, Sc luioffrit de 1'argent pour le Faire défifterde fes pourfuites. Avec moins degénérofïté que n'en avoit Sinville , oneut mal reeu cette propofition; auflirejeta-t-il fes offres aflez brufquement,Sc M. Morbrock fe retira bien furprisd'avoir été refufé.En quittant Sinville, ilrevint auprèsde Madame de Mérival. II la trouvaplus aimable, car elle cherchoit a luiplaire ; Sc il fortit de chez elle plusamoureux. II ne tarda pas a s y remontrer,ce dernier entretien ne fit quelenflammer davantage , Sc c'étoit-lace que vouloit Madame de Mérival.Enfin il fit reparler fon amour; maiscet amour n'ofa reparoitre que fou*


312. LÉS S O I R E E Sla fauve-garde de fhyménée : il n'ofapropofer fa fortune qu'avec fa main.Madame de Mérival le voyant enfinparvenu ou elle avoit defiein de 1'amener,ne fongea plus qu'a jouir defon ouvrage. Quoi! lui dit-elle , vouspourriez aller jufqu'au mariage ! Pouren venir a cette extrémité, fongezqu'il faut avoir beaucoup d'amour. IIjura aufii-tót qu'il fentoit fon amours'accroïtre de moment en moment.Monfieur , répondit Madame de Mérivalqui s'entendoit a merveille, fivotre amour eft au plus haut degré,je vous avouerai que c'eft-la ce que jedéfirois. M. Morbrock cnhardi par cedifcours , la prefik plus vivement; öcMadame de Mérival, qui afiaifonnoittoutes fes réponfes d'une maligne équivoque,lui dit qu'elle voyoit bien qu'ilfalloit céder a 1'amour. D'ailleurs,ajouta-t-elle , 1'équité m'en fait un deyoir;elle m'ordonne d'accorder enfink


tTa 9 U i 1>aCe Sder n^im n. M o r b r o c k »q«i nedoutapasuninftant qu'ellp n,» j« .lui All » " e v o u , « parler de5 ^«.Monfieur, reprit fur 1=-eme ton Madame de Mérival, all ez^eu„ tourde Mrdi„ ; )e v eu jetd^adanspeupoflefleurdemamainUallctferépandreenaftionsdegra-Jafemme&leNotaireC e, P e n d a « Sinville, qui n'avoitp a sacramdre ee rival, &q u i J e^Pounant carillon bien a m o ueu*ü e J e u ilim f. , converfation.? e " fot , a d "P^ ainfi que M. Morbroekrnaic A 3M a u t r eilP nnkre;rol r* de chagrin r foa


$ l 4L E s S O I R E E Srival en avoit de joie : & Madame deMérival acheva de combler fon défefpoirpar ces mots, qu elle pronongatout haut en 1'appercevant: M. Morbrock, vous reviendrez dans un momentSinville , attendez - moi, vousm etes nécetfaire ici ; je vous quittepout mander le Notaire : vous fereztémoin.... Adieu.Cet adieu faillit rendre fou Sinville.O ciel! s'écria-t-il, que veut-elle doncdire ? Elle mande un Notaire , & jeferai témoin ! Je friffonne ! Un momentaprès, Madame de Mérival rentrafuivie d'un Notaire êc de fon onclequi n'étoit plus dans la confidence.Elle fit avertir M. Morbrock;& quand tout le monde fut raflemblé: Madame , dit Sinville avec leton du dépit , d'après tout ce que ,evois je ne vous fuis pas néceflaire.Pard'onnez-moi, lui répondit - elle ,très-néceffaire. Puis fe tournant vers


AMUSANT BS. jI fM. Morbrock,q u i n a g e o i t^ j;oie:M. Morbrock, lui dit-eUe, J'AnfoisSc le Fran 5ois fonte l lguerredans ce moment - ci; chez ces deuxieup<strong>les</strong>nvaux, <strong>les</strong> bons citoyens fermentdivers projets: 1'un arme desvauTeaux ; 1'autre court lui-même af,fronter<strong>les</strong> périls de la mer ;un au-VX V O i e e"f« Propres fils; moi,"V' ' ° u l u ea *y «ne hoftiüté d'ungenre tout nouveau, & j e m e f uyiervte des armes que la nature m'avoitdonnees Mes yeux ont attaqué votretente. II „e me manque pl u s q u ededonner devant vous ma main 1 SinvJie. Ah .- CorfaW, s'écria 1'ondeto«t etonné ! M. Morbrock fortit fu-«» & Sinville demeura quelque7P S fflUet


$16 LES SOIREES AMUSANTE®.fourire. Madame, lui répondit Sinvilleen fouriant aufli, fapprouve, j'admfremême , fi vous voulez , cetriomphe, puifque je n'en fais point <strong>les</strong>frais. Mais croyez-moi, Madame, laguerre a trop de hafards tenez, après cette victoire, donnez lapaix a tous <strong>les</strong> cceurs Anglois.Fin du premier Volume*


T A B L EDe ce qui eft comenu dans cepremier Volume.LA Soirée EfpagnoU, Conté,p a rM d t F l o r i' , Page iTout cela ,faute de s'tntendre , Conté .par M. Imbert,2 0Le plus grand des dangers , Anecdote ,par le même, ,,Elle fit bien, Conté, par M. de May er ,Aventures de Voyage , Nouvelle imitétde ritalien de Malefpini, par unAnonyme,€ &VHéritier malheureux , Anecdote>parM. Imbert, gx"Almamoulin , Conté Oriental, par unAnonyme,^Vlllufwnde Famour ou VErreur de1'amitié , par M* Imbert, 1 1 4


T A B 1 E.La Réparation , Contc, par le même,Azéma ou II fit bien , Conté , par unAnonyme ^ 16$Sophronyme , Nouvelle Grecque , parM. de Florian , ISIVEducation pédantefque ou Rien detrop , Conté , parM. Imbert, 203Le Gentilhomme & le Vannier, Conté ,par un Anonyme, 115?Ü Amour voyageur , Conté allégorique ,par M. de May er, 238lïhonnêu Familie , Anecdotz , par M.Imbert, 251Vhonnête Vengeance , Conté imité deVItaliën , par un Anonyme, 273Le Bienfiait inattendu , Conté , par M.de Friedel,1S6VHojlilitê galante , Nouvelle , par M»Imbert, 301Fin de la Table du premier Volume,

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