22en couverture“On m’avait demandéde ne pas chantermes chansons engagées,mais je n’ai que ça”
Musique / en couverture23Les chantsdu jasminEmel MathlouthiTexte : Benjamin MiNiMuM Photographies : D.R.Un an après la révolution de Jasmin qui a renversé le régime dictatorial de son pays,la chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi publie Kelmti Horra, un premier album d’oreset déjà emblématique de la toute jeune démocratie. Portrait d’une jeune femme quichante et réclame depuis l’enfance le droit à s’exprimer librementEn attendant les boissons qui doivent nous accompagner durantl’entretien, Emel Mathlouthi feuillete le livret de Kelmti Horra, qu’ellevient juste de récupérer. « Le tirage est un peu sombre et j’auraispréféré du papier mat. Mais je vois ça avec un œil de graphisteet le brillant attire sans doute davantage le regard. » Depuis toutesces années que la jeune Tunisienne travaille à faire naître ce premieralbum, elle a eu le temps de penser à chaque détail. Mais bien sûr,l’essentiel est ailleurs, dans la musique et son message.« Ces chansons ont été écrites entre 2005 et 2011 et forment unhommage au combat qui a mené à la révolution », déclare-t-elle.Fin 2010, Emel était en Tunisie pour une petite tournée. « Le dernierconcert a eu lieu le 23 décembre, au CCF de Sfax. On m’avait demandéde ne pas chanter mes chansons engagées, mais je n’ai queça... Sur scène, j’ai regardé mes musiciens et je leur ai dit “On y va”.On a joué ces morceaux. J’avais appris qu’un jeune s’était immoléquelques jours plus tôt et qu’un soulèvement s’était produit à SidiBouzid. Mais l’information n’était pas relayée par les médias. J’en aiparlé au public. La salle s’est rallumée, l’organisateur s’arrachait lescheveux et criait qu’on allait lui faire perdre son travail. »Emel ne le sait pas encore, mais son pays est sur le point d’accomplirl’impensable. Dans les jours qui suivent, elle rejoint Tunis où l’UnionGénérale des Travailleurs a organisé un rassemblement. Trois centmanifestants sont encadrés par des policiers nerveux et désorientés,il faut déjouer leur vigilance pour rejoindre le groupe. Des photosd’elle à la manifestation circulent sur le web. Ses parents s’inquiètent,craignent que la police ne l’arrête au moment de reprendre l’avionpour la France. A l’aéroport, le 3 janvier, sa cousine l’appelle et luiannonce que sa page Facebook, forte de 30 000 fans, a été effacée.« C’était mon bien le plus précieux, car c’est par internet que macarrière se construit. J’avais le choix entre être anéantie ou appelerà poursuivre le combat. » Elle rentre à Paris, s’active sur le web,relaie les infos des cyberdissidents, rencontre les médias français,participe à des manifestations. Emel veut rentrer à Tunis, mais sesamis l’en dissuadent car elle est plus utile à Paris. Le 14 janvier, BenAli quitte le pouvoir, le lendemain Tunis est en fête et à Paris une manifestationde joie se déploie dans les grandes artères. Le 19, Emelest de retour à Tunis et rejoint la foule assemblée rue Bourguibapour rendre hommage aux martyrs. Là, une bougie à la main, ellese met à chanter : « Nous sommes des hommes libres qui n’avonspas peur/Nous sommes des secrets qui jamais ne meurent ». Lesradios et les télévisions s’emparent de Kelmti Horra et matraquent lachanson. Dans la rue, Emel est reconnue et félicitée. Les invitationsofficielles tombent : le Festival de Carthage, celui de la Médina, lesgrands évènements tunisiens, lui déroulent le tapis rouge. Son payslui ouvre les bras. Une situation qu’elle n’aurait jamais osé espérerquelques années plus tôt.Chanteurs libertins et militantsParmi ses souvenirs d’enfant, un est particulièrement vivace. Etécomme hiver, tous les dimanches, son père réveillait la famille avecLes Quatre Saisons de Vivaldi. La conscience politique d’Emel futsans aucun doute éveillée par ce père professeur d’histoire contemporaineet avocat, qui éduqua ses enfants avec Victor Hugo ou OscarWilde et plaida pour le jazz, le blues et les spirituals. Sur la platinefamiliale, Billie Holiday, Champion Jack Dupree ou Mahalia Jacksontournent plus souvent qu’Oum Kalsoum. « Mon père avait passé dixans en France et n’aimait pas du tout les classiques orientaux », explique-t-elleaujourd’hui. Il leur préfère les chants libertins du judéo-tunisienCheikh el Afrit et les chanteurs militants comme l’Egyptien CheikhImam ou le Libanais Marcel Khalife. M. Mathlouthi est un homme engagé,séduit par les idéaux situationnistes ou anarchistes. Ses prisesde positions sont beaucoup trop à gauche pour l’administration, qui len°49 jan/fev 2012