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10 / Même pas peur N o 8 / MAI 2016 MAI 2016 / Même pas peur N o 8 / 11<br />
Les contes qu’on nous raconte<br />
Se libérer du travail<br />
ou en prendre le contrôle ? Sokolov<br />
Se libérer du travail grâce à un revenu<br />
inconditionnel ? Allocation universelle,<br />
revenu de citoyenneté, depuis trente<br />
ans, l’idée d’accorder à tout membre<br />
de la société un revenu sans condition<br />
revient périodiquement et peut séduire 1 .<br />
Gare aux miroirs aux alouettes…<br />
Imagine, un collectif où, tous égaux,<br />
en droit et en fait, chacun aurait droit,<br />
sans condition, à une part identique de la<br />
richesse 2 produite tous ensemble… Imagine<br />
que les orientations quant à ce qu’il<br />
faut produire, comment il faut le produire<br />
soient décidées tous ensemble… Qu’on<br />
puisse décider s’il est préférable d’utiliser<br />
plus de travail humain ou plus de<br />
machines, selon ce qui est produit, selon<br />
les moyens dont on dispose et ce qu’on<br />
veut en faire : plus de travail humain<br />
dans l’agriculture bio pour moins de produits<br />
phyto, plus de machines pour un<br />
boulot sale, répétitif, qui n’intéresse personne…<br />
Enfin bref, fais un effort quoi !,<br />
et imagine qu’on puisse choisir et décider<br />
plutôt que se soumettre et obéir. Décider<br />
que « tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur<br />
» 3 et que chacun a également droit<br />
d’accès, d’usage et que lui revient une<br />
part égale de la richesse produite.<br />
D’autres rêvent d’ores et déjà de<br />
quelques légers changements dans<br />
le monde dans lequel nous vivons<br />
aujourd’hui. On ne change rien au mode<br />
et aux rapports de production. Tu ne<br />
décides, nous ne décidons toujours de<br />
rien. Mais, une « allocation universelle »<br />
serait allouée à chaque membre de la<br />
« communauté politique », adulte ou<br />
enfant. L’idée est soutenue tant par des<br />
gens de gauche que par des acteurs et des<br />
intellectuels libéraux, voire droite de chez<br />
droite décomplexée. Autant dire que les<br />
contenus, les conditions de concrétisation<br />
et de financement diffèrent quelque peu.<br />
Même l’appellation n’est pas contrôlée et il<br />
n’est pas sûr que le produit soit bio et équitable.<br />
Quant au montant, il oscille selon les<br />
propositions de 300 à 1000 euros par mois.<br />
Pourquoi certains à gauche en<br />
rêvent-ils ?<br />
Principalement parce que la critique<br />
du travail accompli dans la relation de<br />
subordination du salariat, la critique du<br />
travail dans l’organisation capitaliste, a<br />
emporté avec elle la réflexion sur l’appropriation<br />
des conditions de travail par les<br />
travailleurs. Un revenu de base ou une<br />
allocation universelle devrait permettre<br />
de se libérer, au moins partiellement, du<br />
travail salarié aliéné, pour choisir sa vie<br />
et son temps, s’épanouir dans des activités<br />
autonomes, librement choisies et<br />
organisées. Il semble, - je n’y étais pas -<br />
que l’idée soit même venue dans les premières<br />
Nuits debout bruxelloises.<br />
1 Pour un exposé et une discussion critique, lire l’excellent<br />
petit livre de Matéo Alaluf, L’allocation universelle,<br />
nouveau label de précarité, Éditions Couleur<br />
livres, 2014, 88 pages.<br />
2 Il faudrait distinguer soigneusement La richesse, la<br />
valeur et l’inestimable (Jean-Marie Harribey, Les liens<br />
qui libèrenet, 2013). Version courte (relativement)<br />
>http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/evaluer-richesse-mesh.pdf<<br />
3 Le triomphe de l’anarchie, paroles et musique de<br />
Charles d’Avray<br />
Pourquoi certains libéraux en<br />
rêvent ?<br />
Parce que cela permettrait de libérer<br />
l’individu de l’emprise de l’État-providence<br />
qui, en assurant la redistribution<br />
des revenus et en garantissant le fonctionnement<br />
de la sécurité sociale, serait<br />
aussi un État trop intrusif, trop contrôleur.<br />
Aussi parce que les bénéficiaires<br />
des allocations sociales seraient stigmatisés<br />
comme des assistés, alors qu’une<br />
allocation universelle octroyée à chacun,<br />
pauvre ou riche, ayant ou non un boulot,<br />
rendrait la différence indiscernable.<br />
Enfin, parce que, d’un point de vue technique,<br />
les bénéficiaires d’allocations de<br />
remplacement (chômage, revenu d’insertion...)<br />
ne seraient pas incités à accepter<br />
un (petit) boulot dont le salaire serait<br />
à peine supérieur à ladite allocation<br />
(« trappe à chômage »).<br />
Tant chez les promoteurs de gauche que<br />
chez les libéraux, sont annoncées la fin<br />
du plein emploi et la fin des jobs à temps<br />
plein à durée indéterminée. L’avenir du<br />
travail capitaliste serait celui des boulots<br />
à temps partiel, qu’il faut multiplier pour<br />
malgré tout rester travailleur pauvre.<br />
Une allocation universelle offrirait un<br />
socle de sécurité.<br />
Pourquoi des libéraux plus<br />
ultras en rêvent ?<br />
L’existence d’un revenu de base jointe à<br />
la multiplication des boulots à temps partiel<br />
aurait au moins deux effets intéressants<br />
: primo, de casser ce qui subsiste de<br />
collectifs de travail. Lorsqu’il faut enchaîner,<br />
parfois sur la même journée, deux ou<br />
trois « petits » boulots, avec des collègues<br />
différents, dans des organisations du<br />
travail différentes, avec des sous-chefs,<br />
chefs, patrons différents, difficile de<br />
construire la solidarité entre collègues,<br />
de participer à la représentation syndicale<br />
et même de prendre du recul par<br />
rapport à l’organisation du travail. Deuxio,<br />
l’existence d’un revenu de base aurait<br />
un effet à la baisse sur les salaires : implicitement<br />
ou explicitement, le travailleur<br />
ne pourra plus exiger un salaire permettant<br />
une vie digne, puisqu’une part de<br />
son revenu sera assurée par l’allocation.<br />
De plus, l’éclatement de l’emploi rendra<br />
la tâche des organisations syndicales<br />
pour la négociation de barèmes sectoriels<br />
minimaux nettement plus difficile, voire<br />
impossible.<br />
Pourquoi d’aucuns à gauche n’en<br />
rêvent-ils pas ?<br />
D’abord pour les raisons qui font rêver<br />
la droite. Multiplier les jobs partiels, à<br />
durée déterminée pour compléter une<br />
allocation insuffisante, c’est généraliser<br />
la précarité et la subordination aux<br />
employeurs. Mais aussi parce qu’ils font<br />
une analyse différente de la situation. La<br />
sécurité sociale est un ensemble de droits<br />
qui ont été conquis et construits sur la<br />
base du travail. Ce n’est pas de l’assistance,<br />
c’est un mode de reconnaissance de ce que<br />
les travailleurs produisent la valeur économique,<br />
marchande et non marchande.<br />
De plus, la sécurité sociale, financée sur<br />
la base du travail, jointe à la concertation<br />
sociale collective, est une socialisation des<br />
revenus qui « démarchandise » le travail,<br />
le dégage partiellement des mécanismes<br />
du marché. Une allocation inconditionnelle<br />
en déliant travail et revenu ne libère<br />
pas. Elle achève de rendre invisible le fait<br />
que seul le travail est producteur de valeur<br />
économique. Certes, il est d’autres formes<br />
de richesse que la valeur économique4.<br />
Mais pour distribuer un revenu monétaire<br />
inconditionnel, c’est-à-dire pour répartir<br />
de la valeur économique, il faudra continuer<br />
à en produire.<br />
Et aussi...<br />
Un revenu de base risque aussi de renvoyer<br />
les femmes à la maison pour s’occuper<br />
des mômes et des vieux, le cas échéant<br />
avec un petit boulot en complément afin<br />
de « rester agiles » dans l’emploi.<br />
Ensuite parce que la fin du plein emploi<br />
n’est assurée que dans les conditions<br />
actuelles d’exploitation du travail dans<br />
lesquelles certains subissent une pression<br />
toujours accrue au travail tandis que<br />
d’autres sont laissés sans emploi, précarisés<br />
et culpabilisés. Sachant que le travail,<br />
au sens de la production de valeur,<br />
ne va pas disparaitre, autrement dit que<br />
la valeur ne va pas être produite par<br />
magie, que le capital seul ne produit rien,<br />
la réduction du temps de travail, sans<br />
perte de salaire, jointe à l’exigence de<br />
jobs de qualité a l’avantage de libérer du<br />
temps, d’améliorer la répartition du profit<br />
en faveur du travail et de préserver les<br />
possibilités concrètes que les travailleurs<br />
s’approprient leurs conditions de travail.<br />
Complétez la réduction du temps de travail<br />
par une exigence de revenus dignes,<br />
salaires et revenus de remplacement, et<br />
par le plafonnement des plus hauts revenus,<br />
et l’égalité progressera.<br />
Un revenu égalitaire n’a de sens que<br />
dans une organisation socio-économique<br />
où la valeur produite est également partagée,<br />
où le pouvoir de décision est également<br />
partagé. Dans un système qui reste<br />
structurellement un système de domination<br />
et d’exploitation, délier revenu et travail<br />
ne fera que le jeu des maîtres.<br />
Si tu veux anticiper le changement de<br />
système, reprends le pouvoir sur le travail<br />
là où tu bosses, essaye la coopérative,<br />
l’autogestion... mais ne cède pas le terrain<br />
de la détermination du contenu et des<br />
conditions de la production contre un<br />
plat de fayots garanti à vie.<br />
Délires et confusion<br />
Au rayon de « demain on rase gratis »,<br />
on en lit de belles. La Banque centrale<br />
européenne (BCE) réfléchirait à distribuer<br />
des sous à chaque citoyen européen,<br />
sans contrepartie. D’aucuns y voient la<br />
prémisse d’une allocation universelle<br />
européenne. Même Peter Praet, digne<br />
représentant belge à la BCE, s’y dit favorable.<br />
D’où sort ce truc ? Dans le jargon<br />
des économistes, jamais avares d’images,<br />
cela s’appelle la « monnaie hélicoptère »<br />
(Milton Friedman). On largue de la<br />
monnaie d’en haut, directement chez le<br />
consommateur. Le constat est que toute<br />
la liquidité injectée par la Banque centrale,<br />
via les banques nationales, pour<br />
faire redémarrer l’économie ne sert à rien.<br />
L’économie ne redémarre pas, les prix,<br />
donc l’inflation, stagnent, la demande et<br />
la croissance aussi. Donc, contournons<br />
les banques qui semblent ne pas savoir<br />
CYANTOLOGIE<br />
Le grand blues de la Justice belge<br />
Descente en apnée<br />
OBLIGATOIRE<br />
John Ellyton<br />
Parmi les nombreux effets désastreux et<br />
pervers des attentats à répétition sur nos<br />
démocraties, il y a le blast émotionnel sur<br />
le dessin de presse.<br />
Le dessin de presse est un art futile,<br />
fragile, compliqué, éphémère, périssable.<br />
Sylvie Kwaschin<br />
faire leur job et donnons directement de<br />
l’argent au citoyen-consommateur pour<br />
qu’enfin il dépense. Dépenser à quoi ?<br />
On semble s’en foutre. Du moment qu’il<br />
consomme.<br />
Depuis 2008 (la crise dite « financière »),<br />
de plus en plus d’économistes, de moins<br />
en moins hétérodoxes, plaident, supplient<br />
pour une politique budgétaire qui autorise<br />
des investissements publics afin de<br />
relancer la croissance. L’avantage d’une<br />
politique serait d’orienter les investissements<br />
vers des objectifs souhaitables :<br />
transition énergétique, soutien à des activités<br />
de production durables, innovation<br />
dans le domaine des transports, soutien<br />
à l’éducation et à la culture... La BCE dit<br />
et redit « niet ! » Pas question, austérité,<br />
équilibre budgétaire et tutti quanti.<br />
Mais, elle est prête à lâcher du pognon<br />
pour que chacun en fasse n’importe quoi<br />
(y compris l’épargner).<br />
Cherchez l’erreur.<br />
Le dessin de presse,<br />
victime collatérale<br />
du terrorisme de masse Yakana<br />
À la charnière de l’idée et de l’image, du<br />
sens et de l’humour, jamais tout l’un ni<br />
tout l’autre. Il est pratiqué par des vagabonds<br />
casaniers, des poètes ricaneurs.<br />
Des alcooliques, des drogués, des mystiques<br />
contemplatifs et solitaires. De<br />
solides libertaires. Des écrivains<br />
liquides. Des punks aristocrates. Des<br />
sales gosses, de mauvais esprits. En<br />
tous cas des désaxés, des marginaux,<br />
des pirates. Les plus fortunés sont<br />
corsaires du Roy. Des sans-dents, des<br />
traîne-savates, des moins que rien.<br />
En voilà un qui flambe à la lumière,<br />
pendant que les autres se brûlent les<br />
ailes. Pour un dessin qui tue, combien<br />
de dessinateurs qui vivotent, mais<br />
meurent à l’économie.<br />
Ils sont aujourd’hui tués une deuxième<br />
fois. Par le dessin d’attentat.<br />
Répétitif, massif, uniforme, obligatoire,<br />
puéril, graphique, circulatoire.<br />
Viral. Et dans 99% des cas, d’une mièvrerie<br />
abominable. À faire se retourner<br />
les victimes dans leurs tombes<br />
encore fraîches.<br />
Pratiqué par le « fantassin de la<br />
démocratie » chevronné comme par<br />
le fragile collégien traumatisé par son<br />
exposition aux médias, lesquels sont<br />
notamment pleins de dessins d’attentats,<br />
le dessin d’attentat déboule<br />
comme un rhinocéros qui charge<br />
en pleurant. Il écrase tout sur son<br />
passage. Le sens comme l’image. En<br />
inondant le terrain de larmes et de<br />
cris guerriers.<br />
Il y avait une petite maison dans la<br />
prairie sauvage où poussaient les iconoclastes.<br />
Le rhinocéros iconovore à<br />
peau dure piétine tout cet écosystème<br />
Dans les paradis fiscaux, on ne<br />
reçoit pas 72 vierges, mais on a les<br />
moyens de les acheter.<br />
A. Cl.<br />
en poussant le mugissement bouleversé<br />
du « Je suis… ! », au coup de<br />
clairon des réseaux sociaux.<br />
Les personnes traumatisées par<br />
des chocs graves sont « prises en<br />
charge » par des psychologues.<br />
Encore un ou deux attentats graves,<br />
et ils seront « pris en charge » par des<br />
dessinateurs…<br />
Émotion oblige, dira-t-on, et en ces<br />
moments où l’humour doit se faire<br />
tout petit devant l’Histoire, légitime<br />
réaction du groupe blessé qui se serre<br />
les coudes, qui serre les rangs.<br />
Sauf que les dessinateurs de presse<br />
ont besoin d’air et d’espace pour dire<br />
« J’ai … ! ». J’ai une idée intéressante,<br />
par exemple. Originale. Poétique. Ou<br />
politique, ou philosophique. Ou stupide.<br />
Mais différente.<br />
Et c’est ainsi qu’on n’aurait même<br />
pas peur.<br />
Nous savons bien que les terroristes<br />
ont l’intention de nous pomper l’air,<br />
mais c’est dans l’émotion médiatique<br />
étouffante qui suit leur forfait<br />
que nous suffoquons. Le crime est<br />
presque parfait.<br />
Le dessin d’attentat viral déboulera<br />
encore, hélas. Pourvu qu’il ne soit pas<br />
le virus qui tue définitivement le dessin<br />
de presse lui-même. Et la démocratie<br />
avec.<br />
S’il faut haïr le travail,<br />
doit-on pour autant haïr le travailleur ?<br />
André Clette<br />
Il n’est pas rare que des jeunes gens et jeunes filles, avides des conseils et<br />
convaincus que l’expérience et les années ont fait de moi un sage vieillard,<br />
me demandent s’il est bon de haïr le travailleur.<br />
Ma réponse est simple : tout est affaire de jugement.<br />
Si le travailleur ne dérange pas, s’il ramasse nos poubelles, dans le petit<br />
matin glacé, en prenant soin de ne pas nous réveiller, alors non, nous ne<br />
devons pas haïr le travailleur. Car le travailleur, ne l’oublions pas, peut<br />
rendre de menus services.<br />
En revanche, si nous l’avons engagé pour réparer notre toiture et qu’il en<br />
tombe en hurlant et en faisant gicler son sang sur notre façade, alors oui,<br />
nous avons le droit de le haïr, voire de l’achever. On ne le paie quand même<br />
pas pour se vautrer.