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1 MEME PAS PEUR n°8 leg

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6 / Même pas peur N o 8 / MAI 2016 MAI 2016 / Même pas peur N o 8 / 7<br />

LES OIGNONS,<br />

OUSKE J’TROUVE !<br />

« Les oignons, où c’que j’trouve ! » La<br />

question, formulée dans mon dos tandis<br />

que je suis accroupi devant un bel étalage<br />

de bananes (ou « bénènes », comme<br />

on dit par chez moi en Wallifornie) parfumées<br />

au thiabendazole, tient lieu de<br />

bonjour. La voix est celle d’une dame<br />

âgée - contrairement aux idées reçues, les<br />

seniors sont souvent nettement plus mal<br />

élevés que leurs cadets - et, malgré le ton<br />

impératif de cette tournure approximative,<br />

le silence qui suit me confirme qu’il<br />

s’agit bien d’une question, et qu’elle m’est<br />

adressée. Une question où perce une<br />

pointe d’agacement, même. C’est que la<br />

dame ne trouve pas ses oignons... J’abandonne<br />

donc mon édifiant ouvrage, non<br />

sans essuyer le regard réprobateur d’un<br />

autre client, gêné dans sa progression<br />

par ma caisse de « bénènes » un instant<br />

délaissée, et me redresse pour faire face<br />

à mon interlocutrice, une momie parée<br />

de fourrures ; je la salue (après tout, il<br />

n’est jamais trop tard pour apprendre les<br />

bonnes manières) et lui désigne aimablement<br />

le rayon où s’entassent les bulbes<br />

convoités. Je suis payé pour ça. Mais<br />

je garde un goût amer en bouche tandis<br />

qu’elle s’éloigne sans me remercier :<br />

j’aurais tellement aimé lui répondre plutôt<br />

quelque chose comme : « Dans ton<br />

cul ! », « Chez Jawad ! », ou « Bonjour,<br />

hein, paysanne ! » - ou alors simplement<br />

rien du tout, pour lui apprendre la courtoisie,<br />

à cette vieille bique nécrophile.<br />

Faut dire que je suis du genre teigneux.<br />

Pas besoin, dès lors, d’avoir lu Marx pour<br />

piger à quel point le travail est aliénant :<br />

quelques jours de boulot suffisent. Or,<br />

le phénomène ne s’arrête pas aux outils<br />

de production ni aux rapports économiques<br />

: c’est toute notre personnalité<br />

qui se trouve altérée par ce fléau qui tire<br />

son nom d’un instrument de torture !<br />

Je suis végétarien, mais je suis amené à<br />

cuire des poulets industriels gavés aux<br />

antibiotiques et à vendre des poussins<br />

Benoit Doumont<br />

préemballés. Je conchie Nestlé 1 , mais<br />

je suis censé mettre leurs saloperies de<br />

céréales en valeur. Je me fous complètement<br />

du temps qu’il fait (d’autant que je<br />

suis coincé à l’intérieur), mais je passe<br />

mes journées à commenter la météo. Et<br />

ainsi de suite. Il est d’ailleurs intéressant<br />

de noter que même les indépendants, qui<br />

sont soi-disant « leur propre patron »,<br />

subissent cette influence néfaste du travail<br />

; il suffit pour s’en convaincre de les<br />

regarder se soumettre aux désirs de leurs<br />

banquiers ou s’aplatir servilement devant<br />

leurs gros clients...<br />

Le travail est une forme de<br />

prostitution non sexuelle<br />

« Il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que<br />

des cons pour les faire », disait Charb...<br />

D’où ces troublantes questions : suis-je<br />

donc devenu la pute du grand capital ?<br />

Ou est-ce justement le contraire ? Et<br />

comment en suis-je arrivé là ? Le lecteur<br />

voudra m’excuser de parler encore de<br />

moi, mais je pense que mon cas est assez<br />

symptomatique et suffisamment représentatif<br />

pour justifier cette faute de goût.<br />

Pendant mes études en histoire de l’art,<br />

je travaillais comme étudiant dans un<br />

magasin près de chez moi. Et une fois mon<br />

diplôme en poche, je me suis mis à chercher<br />

un emploi en postulant tous azimuts<br />

dans ma branche. J’ai reçu tant de lettres<br />

de refus que j’ai pu en tapisser le mur de<br />

mes chiottes 2 ... Me restait donc le choix<br />

entre le chomdu (c’est-à-dire la dèche et<br />

les comptes à rendre à tout le monde) ou<br />

le magasin « en attendant », vu que le<br />

boss, qui comprenait que j’avais « fait des<br />

1 Bon client de Monsanto et gros actionnaire de L’Oréal,<br />

Nestlé a notamment trempé dans le travail d’enfants<br />

(Côte d’Ivoire), l’assèchement de nappes phréatiques<br />

(Nigéria, Pakistan), les magouilles financières (Éthiopie),<br />

le ré-étiquetage de produits périmés (Colombie),<br />

la malnutrition infantile (affaire « Nestlé tue des bébés<br />

»), la déforestation (Indonésie) et les tortellinis à<br />

la viande de cheval (France, Italie, Espagne, Portugal).<br />

2 Véridique !<br />

Invité à s’exprimer sur La Première à propos des mesures que le gouvernement<br />

compte mettre en œuvre sur le travail et en particulier sur la flexibilité des travailleurs<br />

(en gros, tu vas bosser quand ton patron le décide), Élio Di Rupo s’est<br />

fendu d’un commentaire outré en expliquant qu’il ne pouvait admettre que son<br />

patron lui impose des horaires de travail incompatibles avec sa vie privée…<br />

Dans la phrase suivante et sans sourciller, il a dit qu’il avait demandé à tous ses<br />

experts de potasser le texte de loi durant le week-end !<br />

JPh<br />

études qui ne servent à rien » [sic], était<br />

prêt à m’engager en CDI comme employé.<br />

J’ai signé et, dix-sept ans plus tard, j’y suis<br />

toujours. Entretemps, j’ai passé l’agrégation<br />

d’enseignement (AESS), mais comme<br />

je reste prof d’histoire de l’art et que les<br />

écoles préfèrent initier les ados au marketing<br />

ou « faire de l’immersion », il n’y<br />

a pas d’offre pour ma discipline et toutes<br />

mes candidatures ont abouti à un nonlieu<br />

(mention spéciale au système de<br />

recrutement de la FWB, qui mériterait à<br />

lui seul tout un article).<br />

Aujourd’hui, je bosse à temps partiel, en<br />

soirée ; je dirige l’équipe d’étudiants. La<br />

boucle est bouclée. Et ça me donne l’occasion<br />

de constater à quel point le monde<br />

du travail dicte sa loi à celui des études.<br />

La plupart des étudiants que je côtoie au<br />

boulot ont choisi le trading, le management,<br />

l’immobilier, voire le droit, non<br />

par goût personnel, mais comme la seule<br />

option perçue comme « raisonnable »<br />

pour répondre à la demande du marché<br />

de l’emploi. Alors qui se prostitue ?<br />

L’idéologie dominante (largement entretenue<br />

par les parents) consiste donc à<br />

soutenir que les étudiants inscrits en psychologie,<br />

en philosophie, en anthropologie<br />

ou en égyptologie auraient, somme<br />

toute, perdu la raison. Pourquoi, en effet,<br />

entreprendre ces études « qui ne servent<br />

à rien » ?<br />

Les employés souffrent de burnouts<br />

et de harcèlements, les fonctionnaires<br />

sont névrosés et les ouvriers dépressifs<br />

? Qu’importe, les psychologues sont<br />

des inutiles. Fermons les consultations<br />

de quartier et continuons à supprimer<br />

les lits en psychiatrie. Les déséquilibrés<br />

mentaux n’auront qu’à errer sans but<br />

dans les rues, comme aux États-Unis, il<br />

paraît que ça se passe très bien.<br />

Notre société est en pleine quête de<br />

sens et les religiosités de toutes sortes<br />

remontent en flèche ? Peut-être, mais les<br />

philosophes ne servent à rien. Je vous le<br />

demande : a-t-on vraiment besoin, dans<br />

le monde actuel, de ces guignols qui nous<br />

rappellent les présupposés des questions<br />

éthiques, enseignent l’argumentation critique<br />

aux générations futures et posent<br />

en des termes clairs la question du fondement<br />

des religions ? Soyons sérieux.<br />

Les hôpitaux humanitaires construits<br />

à grands frais en Afrique occidentale<br />

sont désertés par les populations locales<br />

sous prétexte que leur entrée principale<br />

fait face au « vent mauvais » ? Soit, mais<br />

on n’allait quand même pas demander<br />

aux anthropologues d’aller discuter avec<br />

les autochtones de leurs préférences en<br />

matière de points cardinaux uniquement<br />

pour éviter le gaspillage de quelques milliards<br />

de dollars.<br />

Les enfants du pays se laissent monter<br />

le bourrichon par des vidéos de propagande<br />

et partent faire le djihad en Syrie ?<br />

D’accord, mais les historiens (d’art) restent<br />

des bons à rien. À quoi bon payer des<br />

gens à transmettre la mémoire des génocides,<br />

apprendre à décoder des images ou<br />

documenter les sites antiques ? Ridicule<br />

dans le contexte actuel, convenons-en...<br />

En finir avec le diktat de<br />

l’entreprise<br />

Le problème des sciences humaines,<br />

c’est qu’elles ne rapportent pas directement<br />

d’argent (même si elles permettraient<br />

souvent d’en économiser beaucoup).<br />

Peu rentables à court terme, elles<br />

n’intéressent pas l’entreprise. Elles indiffèrent<br />

également le secteur public, qui<br />

travaille main dans la main avec cette<br />

dernière, et qui préférera toujours une<br />

bonne grosse découverte bien tape-àl’œil<br />

en astrophysique à une avancée des<br />

résultats en musicothérapie pour enfants<br />

autistes.<br />

Comment en finir avec ce diktat ? Imposons<br />

au marché de l’emploi de demain<br />

une société plus humaine, faite de philologues,<br />

de musicologues, et surtout d’artistes,<br />

seuls remparts contre la déferlante<br />

actuelle de juristes et de comptables. Eux<br />

sauront corrompre le système de l’intérieur.<br />

Et nous avons un atout : malgré<br />

le curieux renversement de la situation<br />

auquel nous assistons actuellement, c’est<br />

bien l’enseignement qui se trouve en<br />

amont de l’industrie. Autrement dit, les<br />

entreprises seront bien obligées de faire<br />

avec ce qui sort des écoles... Alors parents,<br />

si votre enfant manifeste de l’intérêt pour<br />

une de ces sciences « non exactes », surtout,<br />

ne le détournez pas et ne tentez pas<br />

de le dissuader au nom d’un funeste principe<br />

de raison : il refuse simplement de se<br />

prostituer.<br />

Couille Molle fait campagne<br />

Cherchez l’erreur<br />

C’est quoi cette histoire de souffrance<br />

au travail ? m’a lancé mon pote Couille<br />

Molle 1 . Tu souffres au travail, toi ? Moi<br />

non, sais-tu.<br />

Ceux qui souffrent au travail, c’est les<br />

incapables, les coincés qui n’ont pas su<br />

se faire leur place dans la boîte pour se<br />

donner des marges de manœuvre. Bien<br />

faire ne suffit pas, fieu. Il faut gagner<br />

la confiance de son chef. La confiance<br />

du manager, c’est synonyme de liberté<br />

pour le managé. 2<br />

Bien sûr, ça ne se fait pas en un jour.<br />

Tiens, moi qui te parle, j’ai commencé<br />

tout en bas de l’échelle. Quand je suis<br />

entré dans la boite, il n’y avait pas encore<br />

de machines pour traiter le courrier.<br />

C’est moi qui fermais les enveloppes<br />

et qui collais les timbres, à longueur<br />

de journées, avec ma petite éponge<br />

humide. On m’appelait Mouille-Colle.<br />

Ça faisait rigoler. Maintenant, plus personne<br />

n’oserait me donner un surnom.<br />

J’ai pris du galon.<br />

Comme je faisais bien mon travail,<br />

et que je comprenais les besoins de<br />

la direction, j’ai gravi les échelons.<br />

Aujourd’hui, j’ai mon bureau à moi.<br />

Avec même une plante verte et un dessin<br />

de Folon au mur. Tu penses bien<br />

qu’on ne devient pas consultant interne<br />

en comprehensive monitoring du jour<br />

au lendemain, hein. Et à ceux qui me<br />

demandent ce que je fais, je réponds<br />

qu’ils n’ont qu’à apprendre l’anglais.<br />

Il faut savoir se montrer proactif,<br />

tu comprends. Là, tu marques des<br />

points. Montrer à son manager qu’on<br />

est capable d’appréhender un problème<br />

dans sa globalité, savoir poser<br />

les bonnes questions, c’est la clé, fieu.<br />

Et surtout ne pas poser les mauvaises,<br />

hein. Là tu perds des points.<br />

Acquérir la confiance, fieu, c’est un<br />

travail à long terme où il faut savoir<br />

repérer les moments propices et saisir<br />

les occasions. Tiens, par exemple, le<br />

DRH, je sais bien où il va et ce qu’il fait<br />

après le bureau, avant de rentrer chez<br />

sa femme. Et il sait que je le sais. Mais je<br />

ne le dirai pas. Il peut avoir confiance.<br />

C’est ça la clé du succès.<br />

Je vais te donner un exemple de la<br />

confiance qu’on me fait dans cette boite,<br />

fieu. Tu sais qu’on va bientôt avoir des<br />

élections sociales. Eh bien, figure-toi<br />

que Monsieur Proetmacher m’a appelé<br />

dans son bureau. Couille Molle, m’a-t-il<br />

dit, il faut sortir de la culture du conflit<br />

1 NDLR : les noms et prénoms ont été changés pour<br />

préserver l’anonymat des intéressés.<br />

2 Couille Molle emprunte ici sa rhétorique à Philippe<br />

Van den Bulke, consultant expert en platitudes managériales<br />

et autres roublardises patronales, auteur<br />

de nombreux ouvrages qui se vendent bien.<br />

et de la suspicion. Les parties autour<br />

de la table doivent cesser de douter<br />

mutuellement des bonnes intentions<br />

des autres 3 . C’est dommage que vous ne<br />

soyez pas délégué du personnel. Vous<br />

avez la personnalité idéale pour cette<br />

fonction. Bien que vous soyez syndiqué,<br />

vous ne menacez personne, vous êtes<br />

toujours d’accord avec tout le monde.<br />

Vous n’êtes pas du genre à cracher dans<br />

la main qui vous nourrit. Quand vous<br />

participez à une réunion, vous mettez<br />

de la bonne humeur et tout le monde<br />

se sent intelligent en face de vous. Je<br />

n’entrerai pas dans les détails, mais<br />

nous allons avoir besoin d’interlocuteurs<br />

conciliants… Les temps sont difficiles,<br />

il faut nous moderniser. L’heure<br />

n’est plus aux conflits archaïques, mais<br />

au consensus… La direction sait qu’elle<br />

peut compter sur vous. Si vous étiez<br />

élu délégué, nous saurions nous montrer<br />

reconnaissants. Entre nous, ce sera<br />

donnant-donnant… pardon, je veux<br />

dire gagnant-gagnant.<br />

Tu te rends compte ? Notre chef comptable<br />

qui me dit ça ! Du coup, j’ai proposé<br />

ma candidature. Pourquoi pas,<br />

hein ? Depuis le temps que je cotise au<br />

syndicat. Si avec ça on me donne un<br />

IPad et peut-être une voiture de fonction,<br />

ça ne se refuse pas.<br />

Évidemment, ce bobo gauchiste de<br />

Poil Decul* m’est tout de suite rentré<br />

dedans, tu penses. Il m’a traité d’arriviste.<br />

Je lui ai répondu : je ne suis pas<br />

arriviste, je suis arrivé. Et toc ! Il m’a<br />

accusé de vouloir manger à tous les<br />

3 Monsieur Proetmacher cite ici Laurence Parisot,<br />

ex-présidente du MEDEF.<br />

André Clette<br />

râteliers. Je lui ai répondu : et alors,<br />

on n’a pas le droit d’être gastronome ?<br />

Et re-toc ! Il m’a traité de girouette.<br />

Eh bien, je vais te dire un truc, fieu :<br />

c’est pas la girouette qui tourne, c’est<br />

le vent ! Moi, je suis un stratège, fieu.<br />

C’est de ça qu’on a besoin. Un type qui<br />

sait sentir d’où vient le vent et saisir les<br />

opportunités.<br />

Cet imbécile de Poil Decul* dit que je<br />

manque de caractère, que je n’ai aucune<br />

authenticité, et en même temps, il me<br />

traite d’authentique lèche-cul. Bonjour<br />

la contradiction !<br />

Il me traite d’opportuniste, alors que<br />

c’est lui qui a profité du moment où il<br />

y avait plein de monde à la machine à<br />

café pour me lancer :<br />

– Alors, tu vas t’opposer au licenciement<br />

de Chaude Biesse* ? Chaude<br />

Biesse, c’est la secrétaire de Monsieur<br />

Proetmacher. Au début, il la trouvait<br />

chaude, mais maintenant, il la trouve<br />

biesse. Alors, il veut la virer. C’est<br />

comme ça dans la vie professionnelle,<br />

fieu. « On t’engage pour ce que tu sais<br />

faire, et on te licencie pour ce que tu<br />

es » 4 .<br />

Tu penses bien que je ne vais pas<br />

m’opposer à Monsieur Proetmacher,<br />

hein. Alors, j’ai retiré ma candidature.<br />

Ils n’ont qu’à se défendre sans moi.<br />

« Mieux vaut prendre un tournant<br />

qu’un mur » 5 . J’ai pas raison ?<br />

4 Couille Molle cite ici Byrne Mulrooney, CEO du<br />

cabinet de recrutement FutureStep.<br />

5 Forte pensée empruntée à Philippe Van den Bulke,<br />

déjà cité.<br />

L'oe i l de l’Observatoire<br />

Bruxellois du Clinamen<br />

Du déclin<br />

des Bateaux<br />

à Aube<br />

Dr Lichic<br />

Volet oublié de l’histoire de la navigation<br />

et des techniques, le déclin des<br />

bateaux à aube est par trop souvent attribué,<br />

à tort comme nous le vairon (poisson<br />

qui ment beaucoup en raison de son<br />

hétérochromie oculaire) au déclin concomitant<br />

des moteurs à vapeur, remplacés<br />

non sans paradoxes par le moteur à<br />

explosion (ou moteur à usage unique). En<br />

vérité, si les armateurs déclinèrent bientôt<br />

les avances de ces élégants navires,<br />

ce fut plutôt en raison de leur propension<br />

à ne fonctionner —comme leur nom<br />

l’indique — qu’aux aurores. Il en est ainsi<br />

des chalutiers comme des jolies femmes ;<br />

à trop miser sur l’esthétique et à se parer<br />

de caprices, on se retrouve un jour ou<br />

l’autre à quai.<br />

À l’image du sort funeste de ces paquebots,<br />

les églises du Réveil semblent également<br />

pâtir de cette obstination des<br />

Laudes, qui lance la louange au potronminet<br />

et dédaigne les ombres courtes de<br />

la mi-journée. Quel fidèle l’est donc assez<br />

pour ne loger sa foi que dans cet agaçant<br />

demi-agencement, qui oblige le dévot<br />

à délaisser le livre d’Heure une grande<br />

partie de la journée, je vous le demande ?<br />

Dans le même ordre d’idées, l’État islamique<br />

en Irak et au Levant souffrait d’un<br />

semblable handicap. Comme son nom le<br />

faisait comprendre au reste du monde,<br />

celui-ci n’existait qu’aux heures matutinales.<br />

Le reste de la journée, le djihad<br />

s’interrompait, ce qui était perturbant<br />

à la longue. Car enfin égorger l’infidèle<br />

seulement au point du jour présente<br />

un côté déprimant. On ne parvient pas<br />

à la pleine exaltation de sa foi dans de<br />

pareilles conditions, croyez-moi. C’est à<br />

vous faire perdre le plaisir de la lapidation.<br />

Heureusement, les communicants<br />

de Daech ont depuis pallié cette erreur<br />

stratégique, et les attentats pleuvent<br />

enfin à toute heure.<br />

Je pourrais encore vous citer bien<br />

d’autres exemples, lecteurs, de ces demimesures.<br />

Sans citer la trop fameuse<br />

Île du Soleil Levant, qui disparaît des<br />

cartes maritimes dès 11h, évoquons tout<br />

de même pour mieux les disgracier ces<br />

fameux 4 heures pour enfants (que l’instituteur<br />

interdit de manger à 3, pour la<br />

bonne raison que la boite à tartine est<br />

à ce moment étrangement vide), ces<br />

démons de midi (qui chôment le reste de<br />

la journée, ce qui minimise tout de même<br />

vous l’avouerez la portée de ces adultères).<br />

Et que dire de ces scientifiques<br />

qui cherchent midi à quatorze heures et<br />

passent le reste de leur potentiel autour<br />

de la machine à café ? Et des combats<br />

organisés entre chiens et loups et qui ne<br />

durent que 10 pauvres minutes ? Et de ce<br />

canal du Midi, fermé la plupart du temps<br />

à la navigation ? Il adviendra, lecteur,<br />

ce jour attendu où ces anachronismes<br />

vivront leur dernière heure, et où j’aurai<br />

l’heur d’annoncer que le progrès a mis fin<br />

à leurs jours. L’heure viendra, patience.

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