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Faim de vie. Le témoignage poignant d'une fin de vie

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A<strong>de</strong>la Diaz<br />

<strong>Faim</strong> <strong>de</strong> <strong>vie</strong><br />

<strong>Le</strong> <strong>témoignage</strong> <strong>poignant</strong> d’une <strong>fin</strong> <strong>de</strong> <strong>vie</strong><br />

dans une unité <strong>de</strong> soins palliatifs<br />

fidélité


<strong>Faim</strong> <strong>de</strong> <strong>vie</strong>


© Editions Fidélité • 61, rue <strong>de</strong> Bruxelles • B-5000 Namur<br />

ISBN : 2-87356-220-X<br />

Dépôt légal : D/2001/4323/16<br />

Illustration <strong>de</strong> couverture : Isabelle Herpoel


Première partie<br />

Elle s’appelait Laurence…


<strong>Le</strong> 6 mars<br />

Ma petite sœur Laurence était belle :<br />

Terre <strong>de</strong> contrastes, pays <strong>de</strong> passion.<br />

Elle était le feu et l’eau.<br />

Tous les sentiments passaient en elle, rien<br />

ne la laissait indifférente.<br />

Elle riait ou souffrait avec la même force,<br />

donnait ou se fermait avec la même intensité.<br />

En tous ceux qu’elle a approchés, elle a<br />

laissé une image : le clown rieur, la petite<br />

fille désemparée, la femme passionnée,<br />

l’animatrice motivée et tant d’autres facettes<br />

qu’on pourrait dépeindre à l’in<strong>fin</strong>i.<br />

Laurence était comme les images d’un<br />

kaléidoscope, changeant suivant l’angle <strong>de</strong><br />

vue ou <strong>de</strong> la lumière. Elle avait une nature<br />

riche,profon<strong>de</strong> et passionnée. Elle pouvait<br />

être tout à la fois selon le lieu où elle se<br />

trouvait, les personnes qu’elle rencontrait.<br />

Ainsi aujourd’hui, personne ne pourrait<br />

dire : «J’ai bien connu Laurence.»<br />

Elle était insaisissable et elle l’est restée<br />

jusqu’au bout.<br />

Et nous l’aimions, et nous l’aimons et elle<br />

nous manque.<br />

Dans ce récit, je voudrais vous parler <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers<br />

moments <strong>de</strong> son existence terrestre. Car je<br />

5


FAIM DE VIE<br />

veux croire qu’elle existe encore, que sa flamme<br />

ne s’est pas éteinte, que même si je <strong>de</strong>meure<br />

dans l’obscurité, elle brille pour moi, pour nous<br />

et qu’un jour je la reverrai.<br />

Je veux vous parler <strong>de</strong> sa manière à elle <strong>de</strong><br />

porter le far<strong>de</strong>au <strong>de</strong> sa maladie, <strong>de</strong> sa manière à<br />

elle <strong>de</strong> quitter le rivage et comment elle nous a<br />

conduits malgré elle, malgré nous, sur <strong>de</strong>s chemins<br />

inconnus, inattendus qui ont bouleversé<br />

notre <strong>vie</strong> et notre façon <strong>de</strong> voir les choses.<br />

Je veux rendre <strong>témoignage</strong> à cette part d’elle<br />

et <strong>de</strong> nous-mêmes qui jaillit d’on ne sait où au<br />

moment où nous pensions perdre pied.<br />

Quand on regar<strong>de</strong> <strong>de</strong> loin une situation, on<br />

pense : «Si cela m’arrivait, je ne pourrais jamais»<br />

ou bien «Moi, je ferais ceci ou cela.»<br />

Quand on se trouve plongé en quelques minutes<br />

dans l’enfer, on ne pense plus, on se redresse<br />

et on part en avant. Ce chemin <strong>de</strong> douleur<br />

qui s’ouvre <strong>de</strong>vant soi, on n’a pas d’autre choix<br />

que <strong>de</strong> le suivre. Tout est dans la manière dont<br />

on se lance <strong>de</strong>dans.<br />

Nous avons choisi <strong>de</strong> le parcourir ensemble,<br />

dans l’amour, la mise en commun <strong>de</strong> toutes nos<br />

volontés pour arriver, là où il nous mènerait, <strong>de</strong>bout<br />

et aimés.<br />

Car ce que nous avons senti en premier,<br />

c’était l’urgence d’aimer. Ne plus perdre une minute,<br />

tout faire pour être là à chaque instant,<br />

donner chacun sa part <strong>de</strong> cœur pour que ce<br />

chemin aboutisse quelque part.<br />

Nous n’avons pas pu sauver notre sœur, nous<br />

n’avons pu nous épargner ni la souffrance ni le<br />

6


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

chagrin. Mais quel amour partagé!<br />

Combien <strong>de</strong> moments sans paroles mais tellement<br />

riches <strong>de</strong> nos cœurs donnés. Et elle, toute<br />

souffrance, toute silence, au cœur <strong>de</strong> cet amour,<br />

fermant le lien, l’assurant.<br />

Elle est partie, mais notre amour reste, grand,<br />

ouvert au chemin qui se continue vers on ne sait<br />

quel autre horizon.<br />

Accompagner Laurence m’aura appris la valeur<br />

<strong>de</strong> l’amour. Il n’y a rien <strong>de</strong> plus grand, rien<br />

<strong>de</strong> plus beau!<br />

L’amour nous a permis <strong>de</strong> vivre l’in acceptable<br />

sans casser, se déchirer, éclater!<br />

Seul l’amour nous a permis <strong>de</strong> vivre ce qui<br />

n’avait plus goût <strong>de</strong> <strong>vie</strong>. Et si un peu <strong>de</strong> lumière<br />

a persisté dans notre nuit, c’était le rayonnement<br />

<strong>de</strong> ce feu intérieur qui animait nos cœurs unis.<br />

Ce n’était pas facile <strong>de</strong> lâcher Laurence. Nous aurions<br />

tant voulu la gar<strong>de</strong>r vive et joyeuse auprès<br />

<strong>de</strong> nous!<br />

On l’a regardée s’en aller sans pouvoir rien<br />

faire d’autre que lui dire inlassablement : «Nous<br />

t’aimons, nous sommes là avec toi.»<br />

Aujourd’hui, ce sont encore ces mots-là qui<br />

<strong>vie</strong>nnent à ma bouche lorsque le soir je lui parle<br />

avec l’espoir intime qu’elle peut m’entendre.<br />

Que dire <strong>de</strong> plus puisque l’essentiel est là :<br />

par-<strong>de</strong>là le silence et l’obscurité, notre amour <strong>de</strong>meure<br />

comme un lien mystérieux; elle est en<br />

nous, nous sommes en elle, nous nous retrouverons…<br />

*<br />

7


FAIM DE VIE<br />

Comment en sommes-nous arrivés là ?<br />

Nous n’avons pas reconnu les signes précurseurs.<br />

Laurence n’allait pas bien. Nous étions inquiets,<br />

mais ce n’est qu’à l’approche <strong>de</strong> son intervention<br />

que notre alarme intérieure s’est mise<br />

à sonner.<br />

Nous avons senti le danger mais nous ne pouvions<br />

pas imaginer quelle en était la nature.<br />

A son entrée à l’hôpital, le 15 février, Laurence<br />

connaissait la vérité intime qui l’habitait. Cette<br />

réalité n’avait encore ni nom, ni figure, mais déjà<br />

elle avait inscrit la peur au plus profond <strong>de</strong> ses<br />

entrailles.<br />

Ce sont les premiers mots <strong>de</strong> Laurence : «J’ai<br />

peur <strong>de</strong> mourir.»<br />

Elle pensait déjà que peut-être elle ne se réveillerait<br />

pas <strong>de</strong> son intervention.<br />

Alors qu’aucun d’entre nous n’avait encore le<br />

moindre doute sur une bonne issue à ce mal encore<br />

inconnu, elle avait déjà rencontré l’angoisse,<br />

reconnu la menace silencieuse qui grondait<br />

dans ses entrailles.<br />

Je l’ai accompagnée ce matin du 16 février 99<br />

jusqu’à la porte du bloc opératoire. J’avais accroché<br />

à son lit une petite croix en cor<strong>de</strong> tressée<br />

et une médaille <strong>de</strong> Marie Auxiliatrice.<br />

Pour lui signifier que Jésus resterait avec elle,<br />

j’avais tracé, au bic, une croix <strong>de</strong>rrière son<br />

oreille.<br />

Petits gestes simples comme le rituel qui précè<strong>de</strong><br />

l’endormissement <strong>de</strong> l’enfant. Signes pour<br />

rassurer, rappeler une présence invisible toujours<br />

réelle.<br />

8


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

Pour Laurence, cela ressemblait plus à <strong>de</strong>s<br />

gestes magiques : «Cette croix me protégera!»<br />

Je sais que sur nos chemins <strong>de</strong> souffrance, le<br />

Christ ne peut rien effacer. Au cœur <strong>de</strong> cette<br />

souffrance, il nous accompagne, il nous tient la<br />

main et nous gar<strong>de</strong> «<strong>de</strong>bout» pour traverser le<br />

chemin.<br />

J’ai laissé Laurence aux mains <strong>de</strong>s chirurgiens<br />

et j’ai continué à l’accompagner par le cœur et<br />

l’esprit.<br />

C’est seulement vers treize heures que cette<br />

idée m’a traversée : «Et si les nouvelles n’étaient<br />

pas bonnes ?»<br />

Je suis allée rejoindre mon beau-frère, Xa<strong>vie</strong>r,<br />

qui attendait avec impatience le retour <strong>de</strong><br />

Laurence. Son papa était là aussi.<br />

Au fond, nous nous préparions à recevoir<br />

cette croix trop lour<strong>de</strong> à porter, Déjà, nous<br />

avions pressenti la nécessité d’être ensemble<br />

pour la relever.<br />

Lorsque la gynécologue nous a expliqué la situation<br />

exacte, une douche glacée s’est abattue<br />

sur mon dos. Chaque parole ressemblait à un<br />

coup <strong>de</strong> fouet.<br />

Je restais là, pétrifiée <strong>de</strong> douleur, assourdie <strong>de</strong><br />

peine.<br />

Ces paroles, je ne pouvais pas les entendre,<br />

elles ne pouvaient être vraies.<br />

Comme j’aurais aimé me réveiller soudain et<br />

découvrir que ce n’était qu’un mauvais rêve!<br />

Mais la doctoresse était bien là <strong>de</strong>vant moi;<br />

mon beau-frère et son papa étaient effondrés.<br />

Moi, je me tenais immobile, incapable <strong>de</strong><br />

9


FAIM DE VIE<br />

verser une larme, <strong>de</strong> faire jaillir le cri qui montait<br />

<strong>de</strong> mon âme : «Non!»<br />

Quelle a été la force qui m’a habitée à partir <strong>de</strong><br />

ce jour pour me rendre capable <strong>de</strong> marcher sur<br />

cette route escarpée ?<br />

Quelle a été la lumière qui m’a permis <strong>de</strong> sourire<br />

et d’aimer ma petite sœur sur ce chemin <strong>de</strong><br />

désolation ?<br />

Quelle a été la sagesse qui m’a fait trouver les<br />

mots, les gestes pour nous faire avancer sur ce<br />

chemin <strong>de</strong> <strong>vie</strong>, <strong>de</strong> mort ?<br />

Souvent j’ai crié vers Dieu :<br />

«Ai<strong>de</strong>-nous Seigneur! Ne nous abandonne<br />

pas! Pourquoi Seigneur ? Où es-tu quand j’appelle<br />

? quand j’ai peur ? quand j’ai froid ?»<br />

Je peux témoigner <strong>de</strong> cette vérité : quand<br />

j’étais près <strong>de</strong> Laurence, je n’avais plus peur.<br />

Une profon<strong>de</strong> sérénité me remplissait, une<br />

gran<strong>de</strong> paix, un amour puissant. Aucune question<br />

ne venait me troubler. Une seule chose<br />

comptait : aimer aujourd’hui, aimer à cet instant,<br />

saisir le moment présent, vivre intensément dans<br />

le partage d’un amour vrai.<br />

Pendant cette traversée du fleuve «souffrance»,<br />

je n’ai pas douté un instant <strong>de</strong> la présence<br />

<strong>de</strong> Dieu. J’ai marché avec assurance sur ce<br />

qui aurait pu être un chemin d’enfer.<br />

Il est resté chemin <strong>de</strong> douleur mais surtout<br />

chemin d’amour!<br />

Tout d’abord, nous nous sommes lancés à<br />

corps perdu dans l’espérance. Après ses <strong>de</strong>ux<br />

premières chimios, Laurence était tellement bien<br />

que nous avions presque oublié sa maladie. Elle<br />

10


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

faisait <strong>de</strong>s projets <strong>de</strong> construction avec son mari<br />

et nous faisions <strong>de</strong>s projets à vivre avec elle.<br />

Tout a basculé lors <strong>de</strong> sa troisième chimio.<br />

Cette <strong>de</strong>rnière a été reportée d’une semaine<br />

parce que Laurence manquait <strong>de</strong> plaquettes.<br />

C’est assez courant dans un traitement <strong>de</strong> chimiothérapie.<br />

Que s’est-il passé dans l’esprit <strong>de</strong> ma petite<br />

sœur ? Etait-ce le premier pas <strong>de</strong> sa montée vers<br />

la mort ? C’est en tout cas ce qu’elle a crié dix fois<br />

par jour : «Je ne veux pas mourir!»<br />

A partir <strong>de</strong> ce moment, elle s’est alimentée <strong>de</strong><br />

moins en moins. Son corps n’était que souffrances,<br />

mais elle refusait <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s antidouleurs<br />

car elle se sentait trop endormie.<br />

Insensiblement, elle est entrée dans une<br />

phase <strong>de</strong> rejet complet du mon<strong>de</strong> : nourriture,<br />

dialogue, famille, enfants.<br />

C’est la <strong>vie</strong> qu’elle niait en bloc, cette <strong>vie</strong> qui<br />

doucement lui échappait.<br />

Souvent, nous lui disions : «Laurence, ne<br />

laisse pas filer ces moments importants. Ta <strong>vie</strong>,<br />

c’est aujourd’hui.»<br />

Elle restait <strong>de</strong> longs moments dans le mutisme<br />

le plus complet. Elle allumait la télévision<br />

pour meubler le silence. Lorsqu’elle se manifestait,<br />

c’était par une violence verbale qui révélait<br />

la <strong>de</strong>struction morale qui s’opérait en elle.<br />

C’était la colère contre tout ce qui allait lui<br />

être enlevé, le désespoir d’une <strong>vie</strong> en plein essor<br />

qui va trop tôt se terminer.<br />

C’étaient tous les pourquoi, les comment<br />

qu’elle n’osait se poser.<br />

11


FAIM DE VIE<br />

C’était l’enfant perdu qui ne sait plus qui il est,<br />

où il va.<br />

Que <strong>de</strong> pleurs en ces jours-là!<br />

Nous, nous assistions impuissants à l’auto<strong>de</strong>struction<br />

<strong>de</strong> Laurence et nous n’avions aucun<br />

mot, aucun remè<strong>de</strong> pour la ramener à nous.<br />

Nous nous sentions complètement impuissants,<br />

déroutés.<br />

La situation s’est encore aggravée, lorsqu’on a<br />

reporté la chimio d’une semaine supplémentaire,<br />

pour cause d’anémie cette fois-ci.<br />

On lui a fait une transfusion sanguine.<br />

Ce jour-là, j’étais chez elle lorsqu’elle est rentrée,<br />

tremblante <strong>de</strong> froid, tétanisée par la douleur.<br />

Elle refusait toujours les antidouleurs. Elle<br />

était persuadée d’avoir le nerf sciatique coincé.<br />

Elle entendait bien les signaux <strong>de</strong> détresse <strong>de</strong><br />

son corps mais comment admettre que la maladie<br />

gagne du terrain ?<br />

Sa belle-mère l’a emmenée chez un ostéopathe<br />

qui n’a rien pu faire pour la soulager.<br />

Alors, j’ai appelé le mé<strong>de</strong>cin qui a réussi à la persua<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong> prendre ses antidouleurs.<br />

Qu’il était profond, le désespoir <strong>de</strong> ma petite<br />

sœur en ces jours-là! Il a fallu peu <strong>de</strong> choses<br />

pour qu’elle ne se laisse glisser dans la mort; elle<br />

en était à <strong>de</strong>ux pas.<br />

Bourrée d’antidouleurs et <strong>de</strong> tranquillisants,<br />

elle s’est enfermée progressivement dans un<br />

sommeil réconfortant dont on n’arrivait pas à la<br />

tirer. Douce lassitu<strong>de</strong>, bienfaisant endormissement<br />

qui aurait pu la faire passer dans la mort<br />

presque sans s’en rendre compte.<br />

12


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

C’est dans cette apathie qu’elle a reçu sa troisième<br />

chimio.<br />

<strong>Le</strong>s effets secondaires <strong>de</strong> cette troisième<br />

partie du traitement ont été terribles. Personne<br />

n’était préparé à cela. <strong>Le</strong>s mé<strong>de</strong>cins ne nous<br />

avaient rien expliqué.<br />

Dans l’état d’extrême faiblesse où se trouvait<br />

Laurence, nous avons vraiment pensé que la <strong>fin</strong><br />

était proche.<br />

Elle venait <strong>de</strong> passer vingt jours sans prendre<br />

presque aucune alimentation et durant les <strong>de</strong>rnières<br />

quarante-huit heures, elle n’avait pas<br />

quitté le lit.<br />

Nous avons appelé le mé<strong>de</strong>cin à son insu. Il a<br />

réussi à la sortir <strong>de</strong> sa torpeur.<br />

Avec une force inespérée, Laurence a repris<br />

pied dans la <strong>vie</strong>. Cette semaine qui a suivi semblait<br />

avoir ramené ma petite sœur sur le chemin<br />

<strong>de</strong> la vraie lutte pour la <strong>vie</strong>. Elle est sortie avec<br />

ma secon<strong>de</strong> sœur, Marie-Ange, et quelques jours<br />

plus tard, avec son mari.<br />

Elle s’est acheté <strong>de</strong> nouveaux vêtements et<br />

nous l’avons taquinée sur sa taille <strong>de</strong> guêpe.<br />

A la moindre éclaircie, nous étions prêts à rire<br />

<strong>de</strong> nouveau, à oser toutes les espérances, à<br />

croire à tous les possibles.<br />

Mais notre «bonheur» a été <strong>de</strong> courte durée.<br />

Dès le dimanche suivant, les douleurs et les<br />

larmes sont revenues comme une vague déferlante.<br />

Nous ne savions que faire. Nous nous sentions<br />

tous éprouvés. Personne ne comprenait ce<br />

qui se passait et surtout, nous ne savions pas<br />

comment ai<strong>de</strong>r Laurence.<br />

13


FAIM DE VIE<br />

Elle se sentait coupable <strong>de</strong> notre désarroi et<br />

cela ajoutait encore du poids à son désespoir.<br />

Alors, j’ai décidé d’aller voir le cancérologue.<br />

Cela m’a pris tout à coup; un besoin immédiat <strong>de</strong><br />

savoir, <strong>de</strong> comprendre le pourquoi <strong>de</strong> cette souffrance<br />

et le chemin à venir.<br />

<strong>Le</strong> cancérologue m’a reçue dès l’instant <strong>de</strong><br />

mon arrivée à l’hôpital. Ce qu’il m’a dit, je le<br />

pressentais <strong>de</strong>puis le début. Mais entendre<br />

énoncer cette vérité d’une manière claire et distincte,<br />

sans possibilité <strong>de</strong> doute, quelle cruauté!<br />

Ce 10 mai, j’ai entendu <strong>de</strong> la bouche du cancérologue<br />

la cruelle réalité : «Votre sœur n’a aucune<br />

chance <strong>de</strong> s’en sortir. Son cancer est <strong>de</strong><br />

type 4, il ne guérira pas! <strong>Le</strong>s chimios n’ont pas<br />

l’effet espéré. On ne sait pas si on pourra les<br />

poursuivre.»<br />

<strong>Le</strong> mé<strong>de</strong>cin a expliqué ensuite les nombreuses<br />

complications qui pourraient survenir et a terminé<br />

en me disant : «<strong>Le</strong> pire reste à venir!…»<br />

Que mes épaules étaient lour<strong>de</strong>s! Jamais je<br />

n’avais eu à porter une telle responsabilité.<br />

Comment partager ce triste message aux<br />

autres membres <strong>de</strong> la famille, ouvrir la porte du<br />

calvaire, mettre soudain tout le mon<strong>de</strong> sur le<br />

chemin <strong>de</strong> croix ?<br />

Car cette vérité, il fallait la partager. J’ai senti<br />

dès ce moment combien il serait important <strong>de</strong><br />

vivre dans la vérité.<br />

Quelle que soit l’issue d’un chemin, il faut le<br />

suivre les yeux ouverts, la tête levée vers l’horizon<br />

qui est le sien.<br />

J’ai d’abord rencontré Marie-Ange que l’idée<br />

14


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

<strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Laurence n’avait pas encore effleurée.<br />

Marie-Ange avait opté pour la bataille.<br />

Elle croyait <strong>de</strong> toutes ses forces qu’avec <strong>de</strong>s<br />

idées positives et la volonté <strong>de</strong> vivre, on peut être<br />

plus fort que la maladie. Elle avait décidé <strong>de</strong> se<br />

battre avec Laurence, pour Laurence!<br />

L’échec possible <strong>de</strong> cette bataille n’avait jamais<br />

traversé son esprit. Aussi, ce n’était pas une<br />

douche froi<strong>de</strong> mais un glacier tout à coup qui recouvrait<br />

son cœur, son esprit et qui la paralysait<br />

tout entière.<br />

Non! Mille fois non à cette odieuse vérité!<br />

Pourquoi, comment ? C’est la révolte qui<br />

cogne à l’intérieur, mais il n’y a aucune réponse<br />

pour ces questions.<br />

A cet instant tragique, j’étais mue par une<br />

force étrange. J’avais l’impression <strong>de</strong> savoir ce<br />

qu’il fallait faire. Ma priorité absolue était :<br />

«Laurence ne doit pas souffrir. Il faut l’ai<strong>de</strong>r à terminer<br />

sa <strong>vie</strong> le plus dignement possible sans oublier<br />

l’amour avec lequel nous l’avions tous entourée<br />

dès les premiers moments <strong>de</strong> sa maladie.»<br />

J’ai contacté, par ma belle-sœur Anne-Marie<br />

qui y travaille, le centre <strong>de</strong> soins palliatifs. On<br />

m’avait dit beaucoup <strong>de</strong> bien <strong>de</strong> ce centre et je<br />

voulais que Laurence reçoive les meilleurs soins.<br />

Il fallait dès à présent soulager les violentes<br />

crises <strong>de</strong> douleur auxquelles elle était soumise<br />

<strong>de</strong>puis trop longtemps déjà.<br />

Laurence <strong>de</strong>vait passer cinq jours à la maison<br />

parce que Xa<strong>vie</strong>r partait à la foire <strong>de</strong> Hanovre<br />

pour son travail.<br />

Je n’ai pas annoncé la nouvelle à Xa<strong>vie</strong>r, j’en ai<br />

15


FAIM DE VIE<br />

parlé à ses parents en leur <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> juger <strong>de</strong><br />

ce qu’il fallait faire. Ils ont décidé d’attendre son<br />

retour pour lui partager la triste réalité.<br />

Laurence est arrivée chez moi le mardi 11<br />

mai, après avoir subi sa quatrième chimio. Elle<br />

était épuisée, transie <strong>de</strong> douleur et toute désespoir.<br />

J’ai partagé sa nuit <strong>de</strong> souffrances. J’ai pensé<br />

qu’il était urgent d’améliorer son confort <strong>de</strong> <strong>vie</strong><br />

car ses douleurs ne la laissaient pas dormir. Elle<br />

ne mangeait presque rien et, bien sûr, son moral<br />

était au plus bas.<br />

Tout ce mercredi après-midi a été un cri <strong>de</strong><br />

désespoir. Laurence savait qu’elle allait mourir.<br />

Elle connaissait cette vérité intime que lui révélait<br />

son corps meurtri. Elle voyait aussi son mari,<br />

seul avec ses trois enfants à élever et elle ressentait<br />

la souffrance <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>venir.<br />

Comme cela a été dur lorsqu’elle s’est tournée<br />

vers moi pour me dire : «Si tu savais quelque<br />

chose, tu me le dirais…, tu ne me mentirais<br />

pas…»<br />

Pendant une fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>, tout a<br />

tourné dans ma tête.<br />

Comment lui répondre ? Mentir ? Lui dire la<br />

vérité ? Pouvait-elle l’entendre cette vérité ?<br />

Je <strong>de</strong>vais pourtant répondre rapi<strong>de</strong>ment et<br />

sans doute une lumière spéciale m’a permis <strong>de</strong><br />

trouver la bonne réponse.<br />

Je lui ai dit que j’avais vu le Docteur B. et que<br />

sa tumeur n’évoluait pas comme il l’avait espéré.<br />

Elle m’a dit : «Alors, je vais mourir ?»<br />

J’ai répondu : «Tu as encore d’autres chimios<br />

16


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

<strong>de</strong>vant toi. Personne ne sait comment tu vas réagir.<br />

Tout est possible. Il faut empêcher la douleur<br />

<strong>de</strong> t’épuiser.»<br />

Je lui ai alors parlé <strong>de</strong> l’équipe <strong>de</strong> soins palliatifs<br />

comme étant <strong>de</strong>s spécialistes du traitement<br />

<strong>de</strong> la douleur.<br />

Méfiante, elle m’a <strong>de</strong>mandé : «Ce ne sont pas<br />

<strong>de</strong>s soins palliatifs ? C’est parce que je vais<br />

mourir que tu fais tout cela ?»<br />

Je n’ai pas pu tenir plus, nous avons pleuré<br />

dans les bras l’une <strong>de</strong> l’autre.<br />

«Tu vois, tu penses que je vais mourir puisque<br />

tu pleures!<br />

— Je pleure parce que je t’aime et que j’ai mal<br />

<strong>de</strong> te voir souffrir.»<br />

Laurence a accepté ma réponse et aussi <strong>de</strong><br />

rencontrer Martine C., responsable <strong>de</strong>s soins palliatifs<br />

à domicile.<br />

C’est Josette qui nous a envoyé Martine.<br />

C’était le jeudi <strong>de</strong> l’Ascension, mais pour la souffrance,<br />

il n’y a pas <strong>de</strong> «congé».<br />

Martine a passé une heure et <strong>de</strong>mie à écouter<br />

et rassurer Laurence. C’était une bouffée d’air<br />

frais qui entrait dans la maison. Elle trouvait les<br />

mots justes : ceux qui disent la vérité sans mettre<br />

le cœur à vif.<br />

L’après-midi, elle est revenue avec le Docteur R.<br />

Durant <strong>de</strong>ux heures, elles ont patiemment aidé<br />

Laurence à comprendre l’importance du combat<br />

contre la douleur. Elles ont mis en place, avec son<br />

accord, un traitement d’essai qui serait évalué<br />

chaque jour avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Martine et réajusté si<br />

nécessaire.<br />

17


FAIM DE VIE<br />

Laurence était apaisée dans son corps et dans<br />

son âme.<br />

Durant les jours qui ont suivi, elle a repris goût<br />

à la <strong>vie</strong>. Elle a retrouvé <strong>de</strong>s nuits paisibles, un<br />

peu d’appétit et le plaisir <strong>de</strong> partager quelques<br />

bons moments en famille.<br />

<strong>Le</strong> soleil était <strong>de</strong> la partie et lorsqu’elle est retournée<br />

chez elle au retour <strong>de</strong> son mari, elle m’a<br />

embrassée en me disant : «Ces quelques jours<br />

ont ressemblé à <strong>de</strong>s vacances.»<br />

Ces paroles ont caressé mon cœur. Il était bon<br />

<strong>de</strong> voir sourire ma chère petite sœur, mais une<br />

douleur sour<strong>de</strong> criait au fond <strong>de</strong> mes entrailles :<br />

«Jusqu’à quand ? Quel répit nous laissera cette<br />

sale maladie ?»<br />

Mais il fallait se lancer à corps perdu dans cet<br />

aujourd’hui. Recevoir chaque jour, jour <strong>de</strong> ténèbres<br />

ou <strong>de</strong> clarté et le porter!<br />

Durant <strong>de</strong>ux semaines, la <strong>vie</strong> nous a semblé<br />

belle. Nous avons goûté chaque instant <strong>de</strong> joie<br />

passé auprès <strong>de</strong> Laurence. Elle ne s’y est pas<br />

trompée. Elle a voulu nous réunir autour d’elle à<br />

l’occasion du sixième anniversaire d’Antoine.<br />

Ce dimanche-là, chacun avait mis son habit<br />

<strong>de</strong> fête. On a tous apporté notre part <strong>de</strong> gaîté,<br />

notre part du repas. C’était le jour du partage suprême;<br />

le <strong>de</strong>rnier jour où nous avons tous été réunis<br />

dans la joie.<br />

C’était comme les <strong>de</strong>rniers beaux jours <strong>de</strong><br />

l’automne : on profite <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers rayons <strong>de</strong> soleil<br />

parce qu’on sait que le froid <strong>de</strong> l’hiver <strong>vie</strong>ndra<br />

bientôt glacer et endormir toute <strong>vie</strong>.<br />

On chantait, on riait, mais déjà un goût doux-<br />

18


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

amer montait au fond <strong>de</strong> notre gorge : «Ma petite<br />

sœur chérie, tu es là et ailleurs; je te touche mais<br />

tu t’en vas; tu es ici et déjà un peu là-bas; la maladie<br />

te tient et elle gagnera!»<br />

Elle est revenue en force, la vilaine «bête».<br />

Depuis ce mercredi 25 mai, les crises <strong>de</strong> douleur<br />

ont repris <strong>de</strong> plus belle et le dimanche 29, Xa<strong>vie</strong>r<br />

a dû appeler son mé<strong>de</strong>cin traitant.<br />

Laurence vomissait tout; ses <strong>de</strong>rniers résultats<br />

sanguins reflétaient une forte anémie. J’ai interpellé<br />

le docteur sur l’opportunité d’une hospitalisation<br />

ou plutôt d’une entrée dans un centre <strong>de</strong><br />

soins palliatifs.<br />

<strong>Le</strong> docteur a décidé l’hospitalisation. Il a fortement<br />

défendu sa position, prétextant que<br />

Laurence <strong>de</strong>vait subir d’autres examens. J’avais<br />

surtout la sensation qu’il avait peur <strong>de</strong> ce qui aurait<br />

pu arriver et qu’il préférait ne pas avoir à déci<strong>de</strong>r<br />

lui-même, ni à annoncer à Laurence que<br />

les choses ne se passaient pas comme prévu.<br />

Nous avions commencé la <strong>de</strong>scente vers la<br />

<strong>fin</strong>. Laurence semblait perdue. Elle ne comprenait<br />

pas l’échange que j’avais eu avec le mé<strong>de</strong>cin<br />

mais elle savait mieux que nous que l’instant<br />

était grave.<br />

Elle m’a interrogée : «Je vais mourir ?»<br />

J’ai tenté <strong>de</strong> la rassurer, <strong>de</strong> lui expliquer mon<br />

point <strong>de</strong> vue : «Je voudrais que tu aies les<br />

meilleurs soins, Laurence. Je ne sais pas si c’est<br />

à l’hôpital que tu les recevras.»<br />

Pendant que je la lavais, elle m’a dit : «Je crois<br />

que le Docteur ne croit plus en ma guérison.»<br />

Cela m’a beaucoup surprise qu’elle ait perçu cela<br />

19


FAIM DE VIE<br />

car le docteur a tout fait pour lui faire penser le<br />

contraire.<br />

Toute l’après-midi, à l’hôpital, elle était habitée<br />

d’une profon<strong>de</strong> tristesse. Elle ne parlait pas,<br />

elle nous regardait tristement. Elle a dit : «Vous<br />

avez <strong>de</strong> la chance!»<br />

Elle avait pris conscience, sans pouvoir encore<br />

l’exprimer, <strong>de</strong> la vérité intime <strong>de</strong> son <strong>de</strong>stin.<br />

Qu’y avait-il à dire ?<br />

Il y avait à hurler! A crier : «Pourquoi ?» A se<br />

révolter contre cette injustice!<br />

Elle avait encore tant <strong>de</strong> choses à vivre, tant<br />

<strong>de</strong> fruits à cueillir!<br />

Elle a choisi le silence. Et c’était si fort, si douloureux<br />

ce silence…! Il disait mieux que toutes<br />

les paroles du mon<strong>de</strong> le poids qui écrasait nos<br />

cœurs.<br />

J’ai passé la nuit auprès d’elle. Malgré les calmants,<br />

le somnifère, elle n’a pas dormi. Sans<br />

cesse, elle s’est levée pour uriner. Une agitation<br />

intérieure la secouait. Elle a compris le grand mystère<br />

<strong>de</strong> la <strong>vie</strong> qui passe, <strong>de</strong> la mort qui approche.<br />

Cette vérité effrayante, repoussante, l’étouffait,<br />

faisait éclater son cœur en mille morceaux.<br />

Moi, j’étais là, témoin silencieux <strong>de</strong> cette tempête<br />

invisible. J’avais mal <strong>de</strong> voir «ce petit oiseau fragile»<br />

entre les griffes <strong>de</strong> ce cancer qui allait l’emporter.<br />

C’était trop dur!<br />

Elle a quitté l’hôpital avec un masque <strong>de</strong> tristesse<br />

in<strong>fin</strong>ie, dans un silence pesant, avec un regard<br />

qui voit au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> nous-mêmes, un regard<br />

qui nous disait qu’elle savait et qu’il n’y avait rien<br />

à dire.<br />

20


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

A ce moment, nous étions là pour l’aimer,<br />

pour l’accompagner sur ce chemin qu’elle <strong>de</strong>vait<br />

faire toute seule car c’était le chemin <strong>de</strong> son<br />

<strong>de</strong>stin!<br />

Ce mercredi 2 juin, quand je suis arrivée près<br />

<strong>de</strong> sa maison, ma sœur Marie-Ange m’attendait<br />

dans la rue pour m’intercepter. Il fallait amener<br />

les enfants chez leur grand-mère; Laurence était<br />

aveugle <strong>de</strong>puis le matin et elle vomissait sans<br />

arrêt.<br />

<strong>Le</strong> docteur était auprès d’elle avec Martine C.<br />

Il pensait à une hémorragie cérébrale qui pouvait<br />

comprimer une partie du cerveau ou à une métastase<br />

qui aurait envahi le cerveau. Il avait fait<br />

une injection <strong>de</strong> cortisone et proposait qu’on la<br />

conduise au centre <strong>de</strong> soins palliatifs si après son<br />

passage, vers dix-sept heures, la situation ne<br />

s’était pas améliorée.<br />

Quand j’ai vu Laurence, je ne pouvais pas<br />

parler tellement l’émotion m’étreignait. Elle qui<br />

n’avait jamais aimé le noir, voilà qu’elle se trouvait<br />

enfermée dans son corps, dans le noir le plus<br />

complet.<br />

«Dieu, n’a-t-elle pas assez souffert ? Sa croix<br />

n’était-elle pas déjà assez lour<strong>de</strong> ?»<br />

Laurence ne comprenait pas pourquoi il fallait<br />

attendre jusque dix-sept heures. Elle voulait qu’on<br />

la prenne en charge tout <strong>de</strong> suite, elle voulait retrouver<br />

la vue. Nous lui avons bien fait comprendre<br />

que personne ne pouvait lui promettre<br />

cela mais qu’on ferait tout ce qui était possible.<br />

Nous avons accompagné Laurence au centre.<br />

Xa<strong>vie</strong>r conduisait et Marie-Ange et moi entou-<br />

21


FAIM DE VIE<br />

rions Laurence. Pour la rassurer, nous lui décrivions<br />

tout ce qui défilait sur notre route.<br />

Avec beaucoup <strong>de</strong> chaleur, l’équipe du centre<br />

nous a accueillis. On a installé ma sœur dans<br />

une belle chambre en la rassurant du mieux que<br />

l’on pouvait.<br />

Elle avait très mal à la tête, on lui a fait une injection<br />

<strong>de</strong> novalgine.<br />

Pendant quelques heures, elle a dormi plus ou<br />

moins paisiblement. Elle était agitée <strong>de</strong> mouvements<br />

impulsifs <strong>de</strong>s jambes et <strong>de</strong>s bras. Nous<br />

étions tous auprès d’elle.<br />

Elle s’est levée plusieurs fois pour aller aux toilettes<br />

et elle a commencé à s’agiter. Elle voulait<br />

savoir quand l’ophtalmologue <strong>vie</strong>ndrait la visiter.<br />

Vers dix-neuf heures, j’ai dit que j’allais partir<br />

car on avait prévu que Xa<strong>vie</strong>r passerait la nuit<br />

près d’elle.<br />

Elle m’a dit : «Tu pars déjà ?»<br />

J’ai répondu : «Tu veux que je reste ?»<br />

A ce moment, j’étais tout près d’elle, je lui tenais<br />

la main.<br />

Elle m’a dit : «J’ai peur, A<strong>de</strong>la, appelle l’infirmière.»<br />

L’infirmière était à peine arrivée que Laurence<br />

est entrée dans une violente crise d’épilepsie.<br />

C’était affreux! Nous étions là, impuissants <strong>de</strong>vant<br />

cette souffrance!<br />

Que <strong>de</strong>vrait-elle encore subir ?<br />

A suivi un moment d’intense angoisse.<br />

Laurence ne pouvait pas s’abandonner au sommeil.<br />

Elle voulait parler, mais nous ne la comprenions<br />

pas. Elle se redressait, se recouchait…<br />

22


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

Finalement, le docteur F. est venue lui parler.<br />

«Tu as peur <strong>de</strong> ne plus te réveiller, Laurence ?»<br />

— Oui.<br />

— Ce ne sera pas pour cette nuit, tu peux<br />

dormir tranquille.»<br />

Alors, je lui ai dit que j’allais rester avec Xa<strong>vie</strong>r<br />

et que nous monterions la gar<strong>de</strong> sur son sommeil,<br />

à tour <strong>de</strong> rôle.<br />

Quand Marie-Ange est venue lui dire au revoir,<br />

elle a levé la main et agité la tête en fronçant<br />

les sourcils. Je lui ai dit que Marie-Ange resterait<br />

et elle s’est apaisée <strong>de</strong> nouveau.<br />

Finalement, papa, maman, Xa<strong>vie</strong>r, Marie-Ange<br />

et moi sommes restés près d’elle car personne ne<br />

pouvait prévoir la suite <strong>de</strong>s événements.<br />

Au matin, Laurence était sereine. Elle avait un<br />

peu oublié les souffrances <strong>de</strong> la veille et la qualité<br />

<strong>de</strong> l’attention qu’on lui portait avait ramené<br />

un certain bien-être.<br />

Ce 3 juin restera une <strong>de</strong>s journées les plus importantes<br />

pour nous, car Laurence nous a livré<br />

son «testament».<br />

Ce jour-là, malgré sa peine immense, elle a<br />

été capable <strong>de</strong> parler parce que l’échéance <strong>de</strong> sa<br />

mort n’était pas immédiate, elle le sentait bien.<br />

Ses amis, Martine et Philippe sont venus la<br />

voir. Martine a voulu «parler à l’oreille» <strong>de</strong><br />

Laurence qui m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> rester près d’elle.<br />

Je voudrais ici, relater le plus fidèlement possible<br />

ce qui a été échangé durant cette journée.<br />

Martine : «Laurence, je suis venue te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

pardon. Je t’avais promis que je ne te<br />

23


FAIM DE VIE<br />

mentirais pas, pourtant, je ne t’ai pas dit la vérité<br />

sur ton état. Je n’en avais jamais eu le courage.<br />

Aujourd’hui, je suis venue te donner la permission<br />

<strong>de</strong> partir.»<br />

Laurence s’est dressée sur son lit d’un seul<br />

coup : «A<strong>de</strong>la, est-ce vrai que je vais partir ?»<br />

Je l’ai serrée dans mes bras et j’ai exprimé pour<br />

la première fois cette réalité que nous partagions<br />

tous dans le silence : «Oui Laurence, tu vas partir.<br />

Peut-être pas aujourd’hui, ni <strong>de</strong>main. Tu as peutêtre<br />

encore <strong>de</strong> beaux jours <strong>de</strong>vant toi. Personne<br />

ne sait quand tu vas partir, mais tu vas partir!»<br />

Quand le Docteur est venue la voir, elle lui a<br />

dit : «Je veux être sûre d’être vraiment morte. Je<br />

ne veux pas souffrir.»<br />

Je lui ai <strong>de</strong>mandé si elle avait quelque chose<br />

d’important à dire pour ses enfants.<br />

«Mes enfants, je les aime plus que tout au<br />

mon<strong>de</strong>.»<br />

Pour tous, elle a dit : «Ceux que j’ai aimés, je<br />

les ai vraiment aimés!»<br />

Ses enfants sont venus la voir et le Docteur F.<br />

les a accompagnés avec Xa<strong>vie</strong>r. Ils ont eu un entretien<br />

intime et le docteur a essayé <strong>de</strong> préparer<br />

les enfants à ce qui les attendait.<br />

Personne n’a fait <strong>de</strong> commentaire. <strong>Le</strong>s garçons<br />

se sont lancés dans <strong>de</strong>s jeux dès qu’ils ont<br />

quitté la chambre.<br />

L’être humain a <strong>de</strong>s ressources in<strong>fin</strong>ies pour<br />

s’adapter et affronter les dures réalités <strong>de</strong> l’existence.<br />

<strong>Le</strong>s enfants ne savent pas dire leur peine<br />

ou leur angoisse. Ils se jettent à corps perdu <strong>de</strong>rrière<br />

un ballon et ils shootent <strong>de</strong> toutes leurs<br />

24


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

forces. C’est une sagesse spontanée qui leur<br />

permet <strong>de</strong> survivre à ce présent trop dur pour eux.<br />

Un peu plus tard, elle m’a dit :<br />

«A<strong>de</strong>la, ce n’est pas encore pour aujourd’hui ?<br />

J’ai encore quelques jours. Pourquoi tout le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>vie</strong>nt ?<br />

— C’est parce que quand les moments sont<br />

comptés, ils sont précieux et on veut te voir le<br />

plus possible.»<br />

Dans l’après-midi, elle nous a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> la<br />

gui<strong>de</strong>r dans le couloir. Elle s’arrêtait par moments,<br />

elle pensait apercevoir <strong>de</strong>s choses. Elle a<br />

souri par <strong>de</strong>ux fois lorsque les infirmières ont<br />

confirmé que ce qu’elle disait voir était exact.<br />

Elle a dit à papa :<br />

«Je voudrais voir pour pouvoir dire au revoir à<br />

tout le mon<strong>de</strong>.»<br />

<strong>Le</strong> soir, elle a exprimé pour chacun <strong>de</strong> nous ce<br />

qu’elle ressentait au fond d’elle-même.<br />

«C’est dur <strong>de</strong> savoir que l’on ne va pas voir<br />

grandir sa petite fille!<br />

Il faudra m’apporter <strong>de</strong>s vêtements convenables.<br />

On ne sait jamais, si je suis mieux, je<br />

pourrais m’habiller. Il me reste peut-être encore<br />

quelques beaux jours ?<br />

Pourquoi vous ne m’avez pas amenée ici tout<br />

<strong>de</strong> suite ? Je n’aurais peut-être pas souffert pour<br />

rien.»<br />

Elle venait à peine d’assimiler la réalité <strong>de</strong> son<br />

état que déjà elle se forgeait <strong>de</strong> nouveaux espoirs.<br />

Délivrée momentanément <strong>de</strong> la douleur<br />

grâce aux traitements palliatifs, elle rêvait <strong>de</strong><br />

len<strong>de</strong>mains ensoleillés.<br />

25


FAIM DE VIE<br />

Elle nous disait : «Si je pouvais tenir au moins<br />

un an comme ça…! Je pourrais voir grandir ma<br />

fille un peu!»<br />

Un instant après, l’angoisse reprenait le<br />

<strong>de</strong>ssus : «Mais maintenant, vous n’allez pas me<br />

laisser ici ? Vous allez me soigner jusqu’au bout ?»<br />

Maintenant, je m’interroge sur ces questions :<br />

avait-elle compris qu’elle se trouvait dans une<br />

unité <strong>de</strong> soins palliatifs et craignait-elle qu’on<br />

abandonne le combat ? Ou avait-elle seulement<br />

peur qu’on arrête <strong>de</strong> l’accompagner ?<br />

Bien sûr, nous aurions fait tout ce qui était possible<br />

pour continuer à la soigner. Nous étions prêts<br />

à entrer par toutes les portes qui ouvraient sur un<br />

peu d’espoir, mais pas à n’importe quel prix!<br />

Bien sûr, nous resterions présents, jour après<br />

jour, le temps qu’il faudrait pour l’accompagner<br />

dans son combat. Mais y avait-il un combat possible<br />

?<br />

En tous cas, on ne pouvait pas se battre à<br />

armes égales. L’adversaire était beaucoup trop<br />

fort! On pouvait, un instant rêver qu’on vaincrait.<br />

Mais si vite, le monstre venait nous écraser <strong>de</strong> sa<br />

force dévastatrice!<br />

Que restait-il «au pauvre petit soldat» que son<br />

armure <strong>de</strong> courage pour oser simplement regar<strong>de</strong>r<br />

le monstre bien en face et se présenter à<br />

lui <strong>de</strong>bout ?<br />

<strong>Le</strong> seul combat qui nous restait possible était<br />

le combat pour la Vie; la vraie Vie jusqu’au bout,<br />

dans la relation constante <strong>de</strong> l’amour donné et<br />

reçu!<br />

Lorsque tout le mon<strong>de</strong> est parti, elle a com-<br />

26


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

mencé à ressentir <strong>de</strong> fortes angoisses et à avoir<br />

<strong>de</strong>s propos confus.<br />

Comme elle disait avoir froid, Xa<strong>vie</strong>r et moi<br />

avons voulu la recouvrir.<br />

Elle s’est agitée, nous disant que le plafond allait<br />

tomber sur elle, qu’elle ne pouvait rester là.<br />

L’infirmière lui a fait une injection et, peu à<br />

peu, elle s’est calmée. L’infirmière est restée à lui<br />

tenir la main, je lui tenais l’autre.<br />

Au bout d’un moment, elle a dit à l’infirmière :<br />

«Vous pouvez me laisser car vous avez d’autres<br />

occupations.»<br />

Comme elle ne lâchait pas ma main, l’infirmière<br />

a posé sa main sur la mienne en disant<br />

: «C’est <strong>de</strong> cela qu’elle a besoin.»<br />

Marie-Ange et moi avons rapproché les <strong>de</strong>ux<br />

lits <strong>de</strong> la chambre et nous nous sommes couchées<br />

toutes les trois côte à côte, unies par les mains.<br />

Nous aurions voulu que toute notre force vitale<br />

passe en Laurence, qu’elle sente notre présence<br />

et que notre amour la soutienne. C’était si<br />

triste et en même temps unique, cette union <strong>de</strong><br />

trois sœurs dans l’adversité. C’était l’union <strong>de</strong><br />

notre enfance, quand nous n’étions que nous<br />

trois pour affronter nos peurs, cachées sous une<br />

couverture!<br />

Nous avons passé ainsi toute la nuit. Elle n’a<br />

pas quitté ma main et elle a dormi paisiblement.<br />

Toujours, nos cœurs et nos corps se sou<strong>vie</strong>ndront<br />

<strong>de</strong> cette union dans la nuit! Quand la<br />

science et les mots ont atteint leur limite, il reste<br />

le langage <strong>de</strong> la tendresse, <strong>de</strong> la présence silencieuse<br />

et aimante; moments précieux, dépourvus<br />

27


FAIM DE VIE<br />

d’artifice; moments d’intense vérité; moments <strong>de</strong><br />

<strong>vie</strong> qui <strong>de</strong>meureront à jamais!<br />

<strong>Le</strong> 4 juin<br />

Au réveil, Laurence voyait et c’était un bonheur<br />

pour elle. Nous avons eu la chance <strong>de</strong> voir<br />

encore son visage éclairé d’un sourire lumineux.<br />

Elle a voulu faire sa toilette elle-même. Ses<br />

mouvements restaient lents et elle <strong>de</strong>vait se<br />

concentrer très fort avant <strong>de</strong> pouvoir s’exprimer.<br />

Ses idées étaient très claires.<br />

Ensuite, elle s’est endormie un peu, jusqu’à l’arrivée<br />

du Père Gaston, le prêtre <strong>de</strong> sa paroisse. Alors,<br />

elle s’est dressée sur son lit en s’adressant à moi :<br />

«Je ne vais pas mourir maintenant, pourquoi<br />

le Père Gaston <strong>vie</strong>nt-il ?»<br />

Père Gaston a tenté <strong>de</strong> la rassurer :<br />

«Je suis venu voir ma petite fille.»<br />

Comprenant l’agitation extrême que sa visite<br />

provoquait, il est parti très vite. Laurence s’est<br />

assise sur les talons, signe chez elle d’une profon<strong>de</strong><br />

angoisse. Marie-Ange a tenté <strong>de</strong> la ramener<br />

à la sérénité :<br />

«Ce n’est pas le Père Gaston qui est venu te<br />

voir, mais Gaston, ton ami.»<br />

Elle s’est un peu apaisée et s’est recouchée.<br />

Quand le Docteur R. est venue la saluer, elle a<br />

eu un beau sourire parce qu’elle l’a reconnue. <strong>Le</strong><br />

docteur lui a parlé <strong>de</strong> l’évolution du traitement.<br />

Elle lui a bien fait comprendre qu’avoir retrouvé<br />

la vue pouvait ne pas être dé<strong>fin</strong>itif, mais qu’on<br />

pouvait continuer la prise <strong>de</strong> cortisone puisque<br />

les résultats semblaient positifs.<br />

28


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

Alors Laurence a abordé avec le Docteur R.<br />

l’idée <strong>de</strong> son prochain départ. Elle était majestueuse<br />

<strong>de</strong> courage et <strong>de</strong> dignité dans son expression.<br />

C’était un instant solennel où elle nous livrait<br />

ses pensées les plus intimes.<br />

Laurence : «Vous vous ren<strong>de</strong>z compte <strong>de</strong> tout<br />

ce que je dois laisser ?»<br />

A<strong>de</strong>la : «Laurence, tu nous donnes tout.»<br />

Laurence : «Et moi, qu’est-ce qu’il me reste ?»<br />

A<strong>de</strong>la : «Un passage que tu dois faire toute<br />

seule. Mais <strong>de</strong> l’autre côté, une nouvelle <strong>vie</strong> t’attend.»<br />

Laurence : «Mais je ne vous verrai plus.»<br />

A<strong>de</strong>la et Marie-Ange : «Tu nous verras autrement.<br />

Tu nous verras mieux que nous te verrons.»<br />

Marie-Ange : «Tu sais que je vois <strong>de</strong>s choses le<br />

soir. Tu <strong>vie</strong>ndras me faire signe. <strong>Le</strong>s présences<br />

que je sens le soir, je saurai que c’est ta présence.»<br />

Elle a voulu faire le tour du couloir, découvrir<br />

son environnement. Elle s’est assise sur le fauteuil<br />

dans le couloir et elle a pleuré.<br />

Docteur R. : «Je n’ai pas une très gran<strong>de</strong> foi,<br />

mais je sais qu’il y a longtemps, un homme, qui<br />

n’avait aucune raison <strong>de</strong> mentir, a dit : “Là où je<br />

vais, vous serez vous aussi.”»<br />

Nous avions tant besoin <strong>de</strong> croire que notre<br />

relation d’amour ne pouvait pas s’arrêter, qu’elle<br />

passerait seulement <strong>de</strong> l’autre côté du miroir et<br />

que d’une manière ou d’une autre, son image<br />

continuerait à nous toucher!<br />

Chacun <strong>de</strong> nous lui a exprimé à sa manière la<br />

29


FAIM DE VIE<br />

foi qu’il avait dans une <strong>vie</strong> qui se continue. Et tout<br />

ce que nous disions, nous le pensions vraiment.<br />

Espoirs ou illusions ?<br />

Espérer que Laurence ne nous quitterait pas<br />

vraiment, qu’on pourrait d’une autre manière<br />

poursuivre le chemin ensemble, c’était une force<br />

qui nous permettait d’avancer, <strong>de</strong> vivre cet instant<br />

sans éclater en mille morceaux. Paroles<br />

échangées pour nous confirmer que ce que nous<br />

vivions ne pouvait pas être absur<strong>de</strong>, qu’il y aurait<br />

un len<strong>de</strong>main meilleur.<br />

Laurence : «En attendant, je suis encore là!…»<br />

Elle a dit cela avec un petit air espiègle qui<br />

nous a tous fait sourire. Elle a voulu manger avec<br />

nous et nous avons fait une gran<strong>de</strong> table. C’était<br />

un moment <strong>de</strong> fête, une fleur qui jaillit au milieu<br />

du rocher. Nous mangions à trois. C’était le<br />

temps présent. Elle était avec nous; nous partagions<br />

le pain et l’eau, nous partagions la <strong>vie</strong>.<br />

Après la sieste, le Docteur F. est venue lui parler.<br />

Elle proposait, si l’amélioration se maintenait, <strong>de</strong><br />

faire un scanner du cerveau le lundi suivant.<br />

Laurence : «Alors, j’ai encore une chance ? Je<br />

peux encore me battre ?»<br />

Comme il était difficile <strong>de</strong> maintenir le cap!<br />

Dire la vérité sans briser. La tentation du mensonge<br />

était brûlante. Cela aurait semblé plus facile,<br />

mais où cela nous aurait-il menés ?<br />

Non, Laurence, la bataille était perdue. Cet<br />

examen ne pouvait servir qu’à mieux cerner ce<br />

qui se passait dans ton cerveau. Il fallait se préparer<br />

avec lucidité pour les jours à venir.<br />

Après cette visite, Laurence a subi un nouvel<br />

30


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

assaut d’angoisses. Elle s’est remise à quatre<br />

pattes dans son lit. On sentait que tout tournait<br />

<strong>de</strong> nouveau dans sa tête. Comment pouvait-il en<br />

être autrement ? Savoir que l’on est condamné à<br />

mourir, qu’aucun recours n’est possible, que<br />

l’échéance est proche, <strong>de</strong> plus en plus proche!…<br />

Peut-on se résoudre à cela quand on a trentequatre<br />

ans et qu’on est mère <strong>de</strong> trois petits enfants<br />

à peine sortis <strong>de</strong> leur cocon douillet ?<br />

Il n’y avait rien à faire! Attendre seulement<br />

l’heure du départ!…<br />

Comment être assez fort pour marcher tête<br />

haute vers ce <strong>de</strong>stin-là ?<br />

Malgré les angoisses qui l’envahissaient par<br />

moments, Laurence a marché, tenant tête à la<br />

mort, lui arrachant une secon<strong>de</strong>, le temps d’un<br />

souffle <strong>de</strong> plus.<br />

Elle n’a pas fait <strong>de</strong> grands discours, mais elle a<br />

regardé bien en face ce qu’elle aurait préféré nier.<br />

Et nous aussi, on aurait préféré nier cette sombre<br />

réalité. Mais il nous fallait emprunter ce chemin<br />

ari<strong>de</strong> et ai<strong>de</strong>r notre chère Laurence à hisser les<br />

voiles pour voguer vers cet horizon inconnu où,<br />

paraît-il, «Dieu effacera toute larme <strong>de</strong> nos yeux».<br />

En attendant, la réalité était bien lour<strong>de</strong> à<br />

porter. Pourtant, Laurence n’a cessé <strong>de</strong> l’exprimer<br />

à tous ceux qui sont venus la voir ce jour-là.<br />

A maman : «Maman, je vais mourir. Je ne<br />

verrai plus mes enfants, je vais tout quitter.»<br />

Elle ne voulait pas qu’on la prenne dans nos<br />

bras. Ce jour-là, elle ne voulait pas être touchée.<br />

Comment gar<strong>de</strong>r toutes ses forces en se laissant<br />

toucher ? Il fallait qu’elle resserre son armure,<br />

31


FAIM DE VIE<br />

qu’elle commence d’une certaine manière à se<br />

séparer <strong>de</strong> nous.<br />

Nous avions tant en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> la prendre contre<br />

notre cœur, <strong>de</strong> la bercer doucement, <strong>de</strong> lui dire<br />

tout notre amour, <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>r encore un instant!<br />

Mais elle avait commencé cette part <strong>de</strong> la<br />

route que l’on doit accomplir seul. Elle restait<br />

proche mais déjà elle avait commencé à s’éloigner<br />

et nous ne pouvions que respecter cette<br />

façon à elle d’avancer sur son chemin.<br />

Quand ses enfants sont venus, elle a beaucoup<br />

caressé et câliné Clara; avec les garçons,<br />

elle est restée plus distante. Je pense que pour<br />

elle, c’était la seule voie possible : comment<br />

partir en sentant son désir <strong>de</strong> rester à leur côté et<br />

leur besoin à eux <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>r ?<br />

Pour Clara, c’était plus facile, car Clara pourrait<br />

continuer à sourire dans les bras <strong>de</strong> son<br />

Abuela, <strong>de</strong> Mamijo et <strong>de</strong> ses titas.<br />

Alors, elle pouvait encore libérer ses flots <strong>de</strong><br />

tendresse, sans se perdre <strong>de</strong>dans!<br />

Ses collègues <strong>de</strong> travail sont venus la voir. A<br />

Thierry, elle a dit :<br />

«C’est foutu, il n’y a plus rien à faire.»<br />

Et comme pour rendre dérisoire cette tragédie,<br />

elle est sortie <strong>de</strong> son lit en levant une<br />

jambe à la fois, à la manière <strong>de</strong>s danseuses. Puis,<br />

elle a fait quelques grimaces pour nous faire rire.<br />

C’est le <strong>de</strong>rnier moment qu’elle a partagé avec<br />

ses collègues. Après, elle a <strong>de</strong>mandé que plus<br />

personne ne <strong>vie</strong>nne la voir. Elle a réservé ses<br />

<strong>de</strong>rniers moments à ses plus proches, à ses intimes.<br />

32


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

<strong>Le</strong> moment le plus dur s’est passé le soir. On<br />

prenait tous le café dans la chambre quand elle a<br />

commencé à pleurer.<br />

A<strong>de</strong>la : «Qu’est-ce qui se passe, Laurence ?»<br />

Laurence : «Je pense que plus jamais je ne<br />

verrai Xa<strong>vie</strong>r boire du café sur un parking d’autoroute<br />

comme lorsque nous allions en vacances.<br />

Tu sais Xa<strong>vie</strong>r, notre tasse <strong>de</strong> café, c’était<br />

important! J’aurais aimé partir en vacances cette<br />

année. J’ai <strong>de</strong>s choses très importantes à dire à<br />

Xa<strong>vie</strong>r. J’ai beaucoup à lui dire!»<br />

Nous avons voulu les laisser seuls pour qu’ils<br />

puissent se parler dans l’intimité, mais elle a désiré<br />

que l’on reste. Xa<strong>vie</strong>r était assis sur le lit, le<br />

front contre le front <strong>de</strong> Laurence.<br />

Laurence : «Xa<strong>vie</strong>r, tu peux faire ce que tu<br />

veux. Aime les enfants, fais le mieux pour<br />

eux. Va voir les prostituées s’il le faut mais ne<br />

mets pas n’importe quelle femme dans la<br />

maison. Laisse les enfants dans un milieu sain<br />

où ils seront vraiment aimés.»<br />

Xa<strong>vie</strong>r : «Laurence, tu seras toujours dans mon<br />

cœur. Tu m’ai<strong>de</strong>ras à bien m’occuper <strong>de</strong>s enfants.<br />

Tu me secoueras, si je ne fais pas ce qu’il<br />

faut, comme tu l’as toujours fait. Tu sais aussi<br />

que je ne suis pas seul. Toute la famille est là<br />

pour m’ai<strong>de</strong>r à veiller sur les enfants.»<br />

Il n’est jamais facile pour une maman <strong>de</strong><br />

confier ses enfants à la gar<strong>de</strong> et aux soins <strong>de</strong><br />

quelqu’un d’autre, quelle qu’en soit la raison. Et<br />

il faut réaliser un acte <strong>de</strong> confiance total pour<br />

pouvoir s’en éloigner. <strong>Le</strong> cœur serré, elle leur dit<br />

au revoir, elle a pourtant la certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> les re-<br />

33


FAIM DE VIE<br />

trouver un peu plus tard. Mais Laurence partait<br />

pour un voyage sans retour!<br />

Nul ne pouvait mesurer l’inquiétu<strong>de</strong> qui étreignait<br />

son cœur.<br />

Nos réponses n’avaient <strong>de</strong> valeur que par la<br />

sincérité qui habitait nos cœurs et en cela, elle<br />

avait toute confiance.<br />

Nous étions tous bouleversés au plus profond<br />

<strong>de</strong> nous-mêmes. Aucun mot ne pourra jamais<br />

rendre l’intensité <strong>de</strong> ce moment.<br />

Après cela, Laurence était épuisée; elle s’est<br />

endormie.<br />

Je me sentais exténuée aussi. Xa<strong>vie</strong>r, Pierre,<br />

Marie-Ange, Eric, Mickaël et Cécile sont allés discuter<br />

dans la gran<strong>de</strong> salle. Je me suis couchée près<br />

<strong>de</strong> Laurence et j’ai somnolé en lui tenant la main.<br />

Elle a passé une nuit très agitée. Elle s’asseyait<br />

sur son lit, regardait tout autour; elle disait<br />

qu’elle cherchait sa place.<br />

Marie-Ange l’a veillée toute la nuit pendant<br />

que Xa<strong>vie</strong>r et moi nous dormions.<br />

<strong>Le</strong> 5 juin<br />

Durant cette journée, le visage <strong>de</strong> Laurence a<br />

été empreint d’une profon<strong>de</strong> tristesse, mais elle<br />

ne nous a rien dit <strong>de</strong> particulier.<br />

Tous ses gestes ont été <strong>de</strong>s gestes <strong>de</strong> <strong>vie</strong> : elle<br />

s’est lavée seule, a mangé, a marché dans le couloir.<br />

Elle est venue nous rejoindre dans la petite<br />

salle où nous étions réunis pour la laisser dormir.<br />

Elle a pris un morceau <strong>de</strong> saucisson… Elle montrait<br />

à travers cela combien elle avait en<strong>vie</strong> <strong>de</strong><br />

vivre! Elle disputerait à la mort, même le temps<br />

d’un soupir!<br />

34


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

<strong>Le</strong> soir, les mé<strong>de</strong>cins ont augmenté la dose <strong>de</strong><br />

somnifère pour qu’elle puisse s’endormir profondément.<br />

La dose était tellement forte que les effets<br />

se sont prolongés jusqu’à midi.<br />

Laurence avait bien dormi et elle est restée paisible<br />

dans ses rencontres avec chacun <strong>de</strong> nous.<br />

<strong>Le</strong> 8 juin<br />

Ce jour-là, elle <strong>de</strong>vait se trouver à neuf heures<br />

à l’hôpital pour un scanner du cerveau. Nous<br />

avions <strong>de</strong>mandé qu’elle passe très vite car l’attente<br />

sur <strong>de</strong>s chaises en bois était pénible pour<br />

notre Laurence maintenant décharnée et couverte<br />

d’hématomes.<br />

Heureusement, on l’a fait passer dès son arrivée.<br />

Ensuite, nous sommes montés à l’hôpital <strong>de</strong><br />

jour pour rencontrer le cancérologue.<br />

Ce fut un moment d’intense émotion car<br />

Laurence s’est entendue confirmer le verdict impitoyable.<br />

Pourtant, elle restait prête à tenter<br />

toutes les possibilités.<br />

Laurence : «Je ne veux pas qu’on m’abandonne.<br />

J’aurais voulu continuer les chimios.»<br />

Elle avait encore en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> combattre, même si<br />

les résultats étaient <strong>de</strong> continuer dans une <strong>vie</strong> <strong>de</strong><br />

plus en plus limitée; mais continuer encore un<br />

peu!<br />

Au fond, Vivre, qu’est-ce que cela veut dire ? Il<br />

nous arrive parfois <strong>de</strong> penser : «Cela n’est pas<br />

une <strong>vie</strong>!» Mais <strong>fin</strong>alement, tout dépend du projet<br />

personnel qu’on y met.<br />

Pour Laurence, voir grandir ses enfants, les<br />

accompagner encore un peu sur leur route,<br />

35


FAIM DE VIE<br />

c’était un projet suffisamment fort pour lui<br />

donner la force d’aimer même cette <strong>vie</strong>-là!<br />

<strong>Le</strong> cancérologue : «Avec ce qui s’est passé dans<br />

votre cerveau, ce ne serait pas raisonnable <strong>de</strong><br />

faire une chimio. Elle vous ferait plus <strong>de</strong> mal que<br />

<strong>de</strong> bien. Mais on ne vous abandonne pas. Si vous<br />

alliez mieux, on pourrait reparler <strong>de</strong> tout cela.<br />

Maintenant, il faut surtout maîtriser les symptômes<br />

pour vous donner un confort <strong>de</strong> <strong>vie</strong>.<br />

Que ressentez-vous après mes paroles ?»<br />

<strong>Le</strong> Docteur n’a pas voulu tuer l’espoir <strong>de</strong><br />

Laurence; c’était déjà tellement difficile <strong>de</strong> lui<br />

parler ainsi! Mais elle ne s’est pas trompée sur la<br />

signification <strong>de</strong> ces paroles.<br />

Laurence : «Je sens que je vais mourir et que<br />

c’est dur!»<br />

<strong>Le</strong> cancérologue : «Vous pouvez encore avoir<br />

quelques bons jours. Profitez-en pleinement.»<br />

Laurence m’a regardée dans les yeux, dans un<br />

silence impressionnant qui séparait chacune <strong>de</strong>s<br />

paroles prononcées dans ce bureau. Elle a regardé<br />

«jusqu’au fond <strong>de</strong> mon âme» pour<br />

«écouter» l’écho que les paroles du mé<strong>de</strong>cin faisaient<br />

en moi.<br />

Qui aurait pu mentir ?<br />

C’était le moment <strong>de</strong> la vérité vraie, mise à nu<br />

complètement. Il n’y aurait plus <strong>de</strong> traitement, il<br />

n’y avait plus d’espoir! Nos paroles n’étaient que<br />

<strong>de</strong> « maigres caresses » pour donner un peu <strong>de</strong><br />

douceur au moment.<br />

A<strong>de</strong>la : «Maintenant Laurence, il faut vivre<br />

chaque jour qui te sera donné.» Vivre, partager<br />

tout l’amour qui nous habitait, s’imprégner l’une<br />

36


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

<strong>de</strong> l’autre, gar<strong>de</strong>r une image immortelle au fond<br />

<strong>de</strong> notre cœur. Il n’y avait rien d’autre à faire!<br />

Nous sommes rentrés au centre <strong>de</strong> soins palliatifs<br />

sans un mot. A présent, Laurence avait compris<br />

qu’elle se trouvait dans une unité <strong>de</strong> soins palliatifs.<br />

Nous avons parlé d’un éventuel retour à la<br />

maison. Ce jour-là, elle était trop épuisée pour envisager<br />

cela. Elle m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> rester pour la<br />

nuit avec Xa<strong>vie</strong>r car elle se sentait très angoissée.<br />

Laurence : «J’ai peur <strong>de</strong> re<strong>de</strong>venir aveugle.»<br />

A<strong>de</strong>la : «Tu as <strong>de</strong>s signes qui te font penser à<br />

cela ?»<br />

Laurence : «Non, mais j’ai peur. Je sais que je<br />

vais mourir. Je le savais, c’était évi<strong>de</strong>nt. C’est injuste!<br />

Je laisse trois enfants et un mari!»<br />

Elle n’a pas voulu qu’on s’approche.<br />

«Laisse-moi pleurer seule, A<strong>de</strong>la.»<br />

Quelle gran<strong>de</strong>ur face à ce <strong>de</strong>stin absur<strong>de</strong>!<br />

De tout mon cœur, j’ai supplié le Seigneur <strong>de</strong><br />

rendre ses <strong>de</strong>rniers jours plus doux. Que pouvons-nous<br />

faire sinon crier au ciel notre désespoir,<br />

notre peine immense ?<br />

Et le ciel semble sourd à nos appels! Nous<br />

sommes confrontés à la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> notre impuissance.<br />

Un être cher s’en va, il souffre, il peine<br />

et nous ne pouvons rien faire, rien soulager.<br />

Nous n’avons que l’ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> notre amour,<br />

une présence silencieuse qui respecte le cheminement<br />

<strong>de</strong> celle qui doit accomplir son parcours.<br />

Recevoir comme un trésor ses paroles, être là<br />

avec le meilleur <strong>de</strong> nous-mêmes, prêts à donner<br />

tout ce qu’elle voudra bien prendre <strong>de</strong> nous et<br />

prêts à gar<strong>de</strong>r tout ce qu’elle voudra nous laisser.<br />

37


FAIM DE VIE<br />

Accepter l’instant et pourtant ne rien vouloir<br />

<strong>de</strong> tout cela!<br />

Un seul choix nous reste : aimer jusqu’au<br />

bout, aimer par <strong>de</strong>là tout ce qui arrive, aimer,<br />

parce que cela seul a du sens, c’est une question<br />

<strong>de</strong> Vie!<br />

<strong>Le</strong> 9 juin<br />

Avant <strong>de</strong> rentrer chez elle, elle a répété au<br />

Docteur F. :<br />

«Je voudrais ne pas souffrir et que vous ne<br />

m’abandonniez pas. Je veux rester digne pour<br />

vivre avec mes enfants et mon mari et rester une<br />

bonne mère.»<br />

Chez elle, elle a repris les gestes <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>. Elle<br />

a préparé les tartines d’Antoine et après le repas,<br />

elle s’est reposée sur la chaise longue.<br />

<strong>Le</strong> Docteur traitant est venu. Maintenant,<br />

chacun sait à quoi s’en tenir. <strong>Le</strong> dialogue est <strong>de</strong>venu<br />

vrai.<br />

Laurence était couverte d’un masque <strong>de</strong> tristesse.<br />

Elle nous gardait à distance. On sentait<br />

qu’elle <strong>de</strong>vait rassembler toutes ses forces pour<br />

ne pas pleurer, pour tenir <strong>de</strong>bout!<br />

Quel chemin <strong>de</strong> croix!<br />

<strong>Le</strong> 10 juin<br />

Dès son lever, elle a souhaité retourner au<br />

centre. Elle nous a dit que là-bas, elle se sentait<br />

plus en sécurité; que s’il lui arrivait «quelque<br />

chose», elle aimerait mieux être là-bas.<br />

De nouveaux signes faisaient penser que la<br />

maladie progressait <strong>de</strong> manière galopante.<br />

38


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

Laurence avait mal aux jambes. Elle a expliqué<br />

au Docteur que c’était comme si une partie <strong>de</strong> ses<br />

muscles était anesthésiée. Probablement que la<br />

tumeur comprimait <strong>de</strong>s terminaisons nerveuses.<br />

Laurence comprenait le langage <strong>de</strong> son corps.<br />

Elle savait bien mieux que nous où elle en était,<br />

mais paradoxalement, elle agissait comme si<br />

rien n’était arrivé. Elle semblait nier totalement<br />

la réalité. On aurait cru qu’elle avait oublié nos<br />

échanges <strong>de</strong>s jours précé<strong>de</strong>nts.<br />

Elle voulait qu’on reprenne un ren<strong>de</strong>z-vous<br />

chez la gynécologue.<br />

Au début du traitement, il avait été décidé<br />

qu’elle reverrait Laurence dans le courant du mois<br />

<strong>de</strong> juin a<strong>fin</strong> <strong>de</strong> préparer éventuellement une<br />

<strong>de</strong>uxième intervention pour la libérer <strong>de</strong> sa stomie.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> avait compris l’enjeu <strong>de</strong> ce ren<strong>de</strong>zvous<br />

: si le traitement avait <strong>de</strong>s résultats positifs, il<br />

y aurait opération; dans le cas contraire, on laisserait<br />

Laurence terminer sa <strong>vie</strong> avec sa stomie.<br />

Malgré les signes alarmants que lui lançait<br />

son corps, Laurence voulait encore espérer, se<br />

raccrocher à cette ultime possibilité : si le<br />

Docteur G. peut m’opérer, tout reste possible!<br />

A partir <strong>de</strong> ce moment, elle a choisi <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />

le silence. C’était si dur pour nous tous <strong>de</strong> voir sa<br />

souffrance silencieuse dans son regard! C’était<br />

bien plus fort que tous les cris du mon<strong>de</strong>!<br />

C’étaient les cris d’une âme tourmentée qui se<br />

dévoile dans un regard à la dérive.<br />

Comme nous étions impuissants! Nous étions<br />

là, spectateurs d’une souffrance physique et morale<br />

incommensurable. Que pouvions-nous dire<br />

39


FAIM DE VIE<br />

ou faire ? Y avait-il un autre choix que le silence<br />

du veilleur aimant ?<br />

Nous étions maintenant à ce qui fut son <strong>de</strong>rnier<br />

lundi. Cet après-midi-là, après son repos,<br />

elle m’a accompagnée jusqu’à la petite boutique<br />

du centre. Nous avons acheté une frangipane et<br />

nous l’avons partagée comme au temps <strong>de</strong> notre<br />

enfance. Moment <strong>de</strong> douceur et <strong>de</strong> tendresse<br />

dans la grisaille <strong>de</strong> nos jours.<br />

Un instant, notre complicité enfantine est revenue<br />

vers nous. Ma sœur m’a rappelé que c’était<br />

toujours elle qui mangeait le morceau avec la cerise.<br />

La frangipane que nous partagions en trois<br />

aux temps où nous nous gardions l’une l’autre<br />

pendant que nos parents travaillaient…<br />

Elle avait le goût du précieux; c’était chaque<br />

fois un moment <strong>de</strong> douceur arraché aux difficultés<br />

<strong>de</strong> la <strong>vie</strong>.<br />

Comment pouvoir encore manger une frangipane<br />

sans la partager en trois ?<br />

Cette chose si simple nous disait clairement<br />

combien Laurence nous manquerait à Marie-<br />

Ange et à moi. Nous formions un tout à trois et il<br />

manquerait toujours «sa part».<br />

Profitant <strong>de</strong> ce moment d’intimité, j’ai voulu<br />

relancer le dialogue.<br />

A<strong>de</strong>la : «Laurence, tu ne parles pas beaucoup.<br />

Pourtant tu as toujours été une gran<strong>de</strong> bavar<strong>de</strong>.<br />

Mais au fond, <strong>de</strong> toi-même, tu n’as jamais dit<br />

grand chose. Pour le moment, tu nous parles si<br />

peu, pourquoi ?»<br />

Laurence : «C’est parce que je n’ai pas toujours<br />

les idées claires.»<br />

40


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

Je lui ai dit que nous étions là pour l’écouter,<br />

qu’elle ne <strong>de</strong>vait pas tout gar<strong>de</strong>r pour elle mais<br />

qu’elle <strong>de</strong>vait partager avec nous ses sentiments<br />

profonds, quels qu’ils soient.<br />

<strong>Le</strong> Docteur F. (Marie) est venue donner les résultats<br />

<strong>de</strong> sa <strong>de</strong>rnière prise <strong>de</strong> sang. Bien sûr, ils<br />

n’étaient pas bons!<br />

Laurence : «Elle n’est pas plus mauvaise que<br />

celle d’avant ?»<br />

Dr F. : «Oui, elle est plus mauvaise. On voit<br />

<strong>de</strong>s signes qui montrent que la maladie progresse.»<br />

Laurence : «Alors que dois-je faire pour le<br />

Docteur G. ? Dois-je y retourner ?»<br />

Dr F. : «Non, Laurence…»<br />

Laurence : «Alors, je ne serai pas réopérée ?»<br />

Dr F. : «Non Laurence, on ne peut plus te réopérer.»<br />

Laurence : «Alors, combien <strong>de</strong> temps… ?»<br />

Dr F. : «Ce ne seront pas <strong>de</strong>s mois et <strong>de</strong>s mois.<br />

On ne peut pas dire avec exactitu<strong>de</strong> car cela dépend<br />

<strong>de</strong> chaque individu. Tu as beaucoup <strong>de</strong> vitalité,<br />

mais cela ne durera pas <strong>de</strong>s mois et <strong>de</strong>s<br />

mois. Tu le savais Laurence ? Tes douleurs dans<br />

les jambes, tu savais que c’était ta maladie ?»<br />

Laurence : «Oui! Surtout, je ne veux pas souffrir!<br />

J’ai peur <strong>de</strong> souffrir!»<br />

Dr F. : «Tu sais qu’on s’est engagé à tout faire<br />

pour cela et à ne pas t’abandonner. Ta famille<br />

sera toujours là pour t’accompagner.»<br />

Tout cet échange a été ponctué par <strong>de</strong>s moments<br />

<strong>de</strong> silence, intenses d’émotion. Laurence<br />

était mise une nouvelle fois <strong>de</strong>vant l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong><br />

41


FAIM DE VIE<br />

sa mort prochaine. Mais cette fois, elle se faisait<br />

proche, tellement proche!<br />

Dans cette chambre où nous étions tous accablés<br />

<strong>de</strong> peine, on pouvait déjà la palper. Elle était<br />

dans ce corps décharné, couvert d’hématomes,<br />

douloureux <strong>de</strong> toutes parts.<br />

Laurence s’est tournée vers moi.<br />

Marie : «Tu regar<strong>de</strong>s A<strong>de</strong>la, pourquoi ?»<br />

Laurence : «Elle sait maintenant pourquoi je ne<br />

parle pas!»<br />

C’était peut-être ce choix-là le seul possible<br />

pour elle. Moi, j’avais en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> hurler, <strong>de</strong> crier face<br />

à cette injustice : «Pourquoi cet arbre vert que l’on<br />

coupe déjà ? Ce fruit à peine mûri que l’on croque<br />

déjà ? Elle n’a pas été stérile, cette vigne, pour<br />

qu’on la coupe et qu’on la brûle! C’était une jeune<br />

vigne. Elle avait encore son meilleur fruit à donner<br />

et voilà que la maladie sournoise est venue l’envahir.<br />

Tel un ver, elle la ronge et la laisse vi<strong>de</strong>. Seul<br />

un souffle l’habite; un souffle léger et fragile, prêt<br />

à s’envoler vers d’autres cieux.<br />

Nous ne pouvons rien faire pour la retenir, elle<br />

nous est enlevée. Et nos cœurs sont lourds <strong>de</strong><br />

chagrin, chargés <strong>de</strong> révolte.<br />

Qu’est-ce qui pourra adoucir les jours qui<br />

<strong>vie</strong>nnent ?<br />

Mais les jours ne se sont pas adoucis. <strong>Le</strong>s symptômes<br />

ne cessaient <strong>de</strong> s’aggraver. La nuit, elle<br />

n’arrivait pas à dormir et ses douleurs <strong>de</strong>venaient<br />

si diffuses qu’il était difficile <strong>de</strong> les maîtriser.<br />

Ce mardi 15, elle a vu ses enfants pour la <strong>de</strong>rnière<br />

fois. Ils ont eu un entretien intime avec le<br />

Docteur F.<br />

42


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

Laurence a essayé <strong>de</strong> leur dire qu’elle ne rentrerait<br />

plus à la maison.<br />

Antoine a pleuré, Mathias a eu l’air <strong>de</strong> passer<br />

cela sous silence.<br />

Ont-ils pu prendre la mesure <strong>de</strong> ce qui allait<br />

arriver ? Pour le moment, leur maman était encore<br />

là. Ils pouvaient la voir, la toucher, être regardés…<br />

<strong>Le</strong> temps <strong>de</strong> l’absence ne se mesure<br />

que lorsqu’on y est. <strong>Le</strong>s enfants peuvent mieux<br />

que personne vivre le présent et c’est ce qu’ils<br />

faisaient. Très vite, ils sont partis jouer au football.<br />

Taper sur un ballon <strong>de</strong> toutes leurs forces,<br />

leur permettait <strong>de</strong> sortir toutes les angoisses qui<br />

habitaient leur petit cœur inquiet. <strong>Le</strong> temps <strong>de</strong>s<br />

larmes <strong>vie</strong>ndrait après.<br />

Laurence savait que c’était leur <strong>de</strong>rnière rencontre.<br />

<strong>Le</strong> soir elle a pleuré :<br />

Laurence : «Je ne verrai plus mes enfants, je vais<br />

mourir.»<br />

Quand l’infirmière <strong>de</strong> l’après-midi est venue<br />

lui dire «à vendredi», elle s’est tournée vers moi et<br />

elle a dit : « Elle me dit «à vendredi», quel jour<br />

sommes-nous ?<br />

A<strong>de</strong>la : «Mardi, Laurence.»<br />

Laurence : «Et elle me dit à vendredi…»<br />

Elle a dit cela en nous faisant comprendre<br />

qu’elle ne serait peut-être plus là. Dans son corps<br />

amoindri, perdant à chaque instant <strong>de</strong> ses forces,<br />

Laurence sentait le moment approcher. Elle avait<br />

commencé la <strong>de</strong>rnière étape <strong>de</strong> son parcours et<br />

même si elle n’était pas prête, elle s’abandonnait<br />

aux détours <strong>de</strong> ce chemin <strong>de</strong> <strong>vie</strong> et <strong>de</strong> mort.<br />

Vie et mort se côtoyaient sans cesse dans<br />

43


FAIM DE VIE<br />

cette chambre : <strong>vie</strong>, dans l’amour partagé, les<br />

gestes du quotidien sans cesse renouvelés; mort<br />

dans les signes qui révélaient l’avancée implacable<br />

<strong>de</strong> cette vilaine maladie.<br />

Nous avons tenté <strong>de</strong> blaguer; elle nous a arrêtés.<br />

Laurence : «Je n’aime pas les blagues.»<br />

A<strong>de</strong>la : «Pourtant, tu aimais bien blaguer avec<br />

nous.»<br />

Laurence : «Oui, mais maintenant, je n’aime pas.<br />

Bientôt, je ne blaguerai plus.»<br />

Quand Pierre et Eric lui ont dit «à <strong>de</strong>main», elle<br />

n’a pas répondu.<br />

Qui connaît <strong>de</strong>main ?<br />

Demain a commencé par un blocage <strong>de</strong>s reins.<br />

La montée <strong>de</strong> l’urée dans le cerveau se manifestait<br />

par un état d’agitation et <strong>de</strong>s divagations.<br />

Laurence avait perdu pied avec la réalité. Il était<br />

possible qu’elle entre dans le coma.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> s’est réuni à son chevet, guettant<br />

les signes d’éveil, espérant pouvoir encore<br />

échanger un peu <strong>de</strong> notre amour. Fidèles à notre<br />

promesse, nous étions là.<br />

«Non Laurence, nous ne t’abandonnerons<br />

pas!»<br />

Je glisse ici une page que j’ai écrite pour elle<br />

ce jour-là :<br />

Mercredi 16 juin<br />

44<br />

Quand je te regar<strong>de</strong>,<br />

Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> où sont tes pensées maintenant<br />

? Elles ont gardé tout leur mystère.


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

Tu nous parlais beaucoup, mais <strong>de</strong> toi,<br />

que nous as-tu dit ?<br />

Tu pars et tu nous laisses plein <strong>de</strong> questions.<br />

«J’ai peur!»<br />

Cette parole est revenue si souvent dans<br />

ta bouche tout au long <strong>de</strong> cette maladie.<br />

Dans les contes, il y a toujours un vilain<br />

loup, une vilaine sorcière… qui fait peur.<br />

Mais à la <strong>fin</strong>, le héros est toujours sauvé.<br />

Un jour, un vilain monstre a envahi tes entrailles,<br />

mais nous n’avons rien pu faire pour<br />

l’éloigner <strong>de</strong> toi et l’empêcher <strong>de</strong> te dévorer.<br />

Nous t’avons entourée d’une chaîne<br />

d’amour. Nous avons cru <strong>de</strong> toutes nos<br />

forces qu’elle pourrait combattre le maléfice.<br />

Mais notre amour n’a pas suffi.<br />

Insidieuse, la bête a gagné du terrain. Elle<br />

a envahi ton corps entier. Elle t’a consumée.<br />

Et pourtant, aujourd’hui, j’ose encore te<br />

regar<strong>de</strong>r et t’aimer.<br />

Ce que la bête a dévoré, c’est ton enveloppe,<br />

une écorce qui se vi<strong>de</strong>.<br />

Mais toi Laurence, tu es toujours là, au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> nos regards et pourtant si près <strong>de</strong><br />

nos cœurs.<br />

Tu seras celle qui fermera la chaîne <strong>de</strong><br />

notre amour et tout continuera.<br />

Tu seras dans nos pensées, dans nos regards.<br />

Tu seras la flamme qui nous gui<strong>de</strong>ra dans<br />

la nuit <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>uil.<br />

45


FAIM DE VIE<br />

Car nous sommes tristes, et il sera long<br />

notre chemin <strong>de</strong> larmes parce que tu<br />

comptes tellement pour nous! Et nos yeux<br />

ne peuvent se résoudre à ne plus regar<strong>de</strong>r<br />

ton beau visage, nos mains voudraient encore<br />

prendre les tiennes, et que ce serait bon<br />

<strong>de</strong> rire encore ensemble, <strong>de</strong> chanter en trio,<br />

<strong>de</strong> danser à tout fendre!<br />

Il nous reste les souvenirs, <strong>de</strong>s images <strong>de</strong><br />

toi, <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> tes mains, tes chers enfants!<br />

Il nous reste la mémoire <strong>de</strong> tout notre<br />

passé et l’espoir d’un avenir certain, où réunis<br />

en<strong>fin</strong>, nous poursuivrons le chemin.»<br />

A partir <strong>de</strong> ce moment, nous n’avons plus<br />

quitté le chevet <strong>de</strong> Laurence, alternant veilles et<br />

repos.<br />

Contre toute attente, ses reins se sont remis à<br />

fonctionner et Laurence a retrouvé sa lucidité.<br />

Elle était très affaiblie et malgré les doses massives<br />

<strong>de</strong> calmant, tout son corps était douloureux.<br />

Malgré cela, elle voulait se lever pour uriner, elle<br />

voulait prendre elle-même son verre pour boire.<br />

La petite étincelle <strong>de</strong> <strong>vie</strong> qui subsistait en elle<br />

voulait se manifester à tout prix.<br />

Elle souriait encore aux infirmières et au docteur;<br />

elle les remerciait <strong>de</strong> leurs soins attentifs.<br />

Avec nous, c’était la tristesse. <strong>Le</strong> moment <strong>de</strong><br />

se quitter était tellement proche! Larguer les<br />

amarres, s’éloigner du rivage connu, ne plus voir<br />

les visages aimés… il n’y avait vraiment plus <strong>de</strong><br />

quoi sourire.<br />

46


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

D’heure en heure, nous avons vu ses forces<br />

décroître et le mal gagner du terrain. Il était <strong>de</strong>venu<br />

impossible <strong>de</strong> lui injecter quoi que ce soit<br />

car toutes ses veines éclataient. <strong>Le</strong> Docteur R. a<br />

<strong>de</strong>mandé à son mari, anesthésiste, <strong>de</strong> leur venir<br />

en ai<strong>de</strong>.<br />

La souffrance <strong>de</strong> Laurence <strong>de</strong>venait intolérable!<br />

Il est venu, a trouvé une bonne veine et on a<br />

pu administrer à Laurence les doses nécessaires<br />

pour calmer sa douleur.<br />

Doucement, elle est entrée dans le coma.<br />

Cela pouvait sembler apaisant <strong>de</strong> la regar<strong>de</strong>r<br />

ainsi, tranquille sur son lit. Une immense douleur<br />

a jailli en moi, je pensais : «Ton corps est <strong>de</strong>venu<br />

ton cercueil. Tu ne voulais pas être enfermée dans<br />

une boîte, mais te voilà prisonnière <strong>de</strong> ton propre<br />

corps, incapable <strong>de</strong> communiquer, <strong>de</strong> manifester<br />

tes peurs, tes angoisses, ta révolte!»<br />

J’étais certaine d’une chose : Laurence était<br />

toujours vivante, présente à nous et au mon<strong>de</strong><br />

qu’elle n’avait pas encore quitté.<br />

Puisqu’elle transpirait, respirait, urinait, pourquoi<br />

<strong>de</strong>vions-nous penser qu’elle ne sentait plus<br />

rien ? Qui pourra nous dire les images qui habitaient<br />

son âme ? Ce qu’elle entendait, ce qu’elle<br />

pensait, ses sentiments emprisonnés ?<br />

Pendant les premières heures <strong>de</strong> son «endormissement»,<br />

elle nous a paru paisible. Sa respiration<br />

était régulière, ponctuée d’un petit bruit<br />

mécanique à intervalles réguliers.<br />

Nous étions tous près d’elle; nous savions que<br />

les heures étaient comptées.<br />

47


FAIM DE VIE<br />

Vers vingt-<strong>de</strong>ux heures, ce vendredi 18 juin, ma -<br />

man est allée avec Xa<strong>vie</strong>r choisir les vêtements<br />

qu’on lui mettrait pour son grand voyage. <strong>Le</strong> docteur<br />

pensait que ce ne serait pas très long. Mais<br />

Laurence avait décidé <strong>de</strong> livrer une <strong>de</strong>rnière bataille.<br />

C’est vers quatre heures du matin qu’elle s’est<br />

manifestée pour la première fois : c’était une<br />

plainte profon<strong>de</strong>, le gémissement d’un enfant qui<br />

a mal mais qui n’a plus la force <strong>de</strong> pleurer.<br />

Et j’ai essuyé sa première larme!<br />

A partir <strong>de</strong> cette heure-là, ces moments <strong>de</strong><br />

«détresse» sont survenus plusieurs fois. Je sentais<br />

sa peur, son angoisse, sa douleur, le poids <strong>de</strong><br />

tout ce qu’elle <strong>de</strong>vait quitter.<br />

Nous la touchions, nous lui parlions. J’ai tenté<br />

avec mes faibles mots <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r à trouver la paix,<br />

<strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r à lâcher prise, car c’était là le seul<br />

choix qui lui restait.<br />

Elle <strong>de</strong>vait se jeter dans l’inconnu, se laisser<br />

porter par le courant, se détacher du rivage où<br />

tous ceux qu’elle aimait resteraient, abor<strong>de</strong>r<br />

seule cette traversée qui reste pour chacun <strong>de</strong><br />

nous unique et mystérieuse.<br />

<strong>Le</strong> matin, les infirmières l’ont lavée une <strong>de</strong>rnière<br />

fois avec tout le respect qu’elles lui avaient<br />

manifesté <strong>de</strong>puis le début. Elles ont parfumé l’eau<br />

parce qu’elle aimait sentir bon, ont découpé ses<br />

vêtements pour la déranger le moins possible, lui<br />

ont lavé les <strong>de</strong>nts car elle aimait tant être fraîche.<br />

Jusqu’au bout et même après, elle est restée<br />

Laurence, une personne à soigner et à aimer.<br />

Papa est arrivé dans la chambre, il a voulu<br />

embrasser sa petite Laurence. Alors, pour la <strong>de</strong>r-<br />

48


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

nière fois, elle a pleuré; un frisson parcourait son<br />

bras droit que je caressais. Dans un <strong>de</strong>rnier geste<br />

<strong>de</strong> <strong>vie</strong>, elle a serré les <strong>de</strong>nts comme pour retenir<br />

ce <strong>de</strong>rnier souffle, pour rester encore un instant<br />

accrochée au rivage!<br />

«Petite Laurence, tu voulais retenir la <strong>vie</strong>, ta<br />

volonté n’a pas suffi. A bout <strong>de</strong> force, tu as dû te<br />

laisser partir.»<br />

Nous avons eu si mal et j’ai encore mal aujourd’hui<br />

en écrivant ces lignes, mais jamais je<br />

n’oublierai la force <strong>de</strong> son combat.<br />

Il était onze heures cinq d’un samedi radieux.<br />

Elle est passée <strong>de</strong> l’autre côté sous le soleil, dans<br />

la lumière qu’elle aimait tant. Nous espérons,<br />

j’espère <strong>de</strong> toute mon âme, que c’est dans cette<br />

lumière qu’elle vit maintenant, qu’elle est belle et<br />

radieuse sa nouvelle <strong>vie</strong>.<br />

Elle était venue en ce mon<strong>de</strong> un 19 décembre,<br />

s’était mariée un 19 septembre et nous a quittés<br />

un 19 juin. Hasard ? Que <strong>de</strong> questions resteront<br />

sans réponse!<br />

Pour nous, c’est la route qui continue, sans<br />

elle, et cela fait une peine immense. Tant <strong>de</strong> jours<br />

ont passé et notre peine <strong>de</strong>meure.<br />

Nous pouvons espérer <strong>de</strong>s retrouvailles, une<br />

fête sans <strong>fin</strong> dans le pays <strong>de</strong> la lumière. En attendant,<br />

nous vivons l’absence et le silence, le<br />

manque <strong>de</strong> son rire, <strong>de</strong> son ar<strong>de</strong>ur. Il restera toujours<br />

un morceau <strong>de</strong> frangipane que personne ne<br />

<strong>vie</strong>ndra manger…<br />

Que dire ?<br />

Nous avons mal, c’était injuste, c’est notre<br />

<strong>vie</strong>!<br />

49


FAIM DE VIE<br />

Comment justifier la mort d’une personne<br />

jeune, qui avait encore tant à accomplir ?<br />

Un jour, je pensais que les fruits d’un arbre ne<br />

sont pas tous mûrs au même moment. Peut-être<br />

que Laurence était arrivée à la pleine maturité <strong>de</strong><br />

ce qu’elle pouvait donner. Comme un fruit mûr,<br />

elle a craqué pour libérer la nouvelle <strong>vie</strong> qui était<br />

en elle.<br />

Mais nous nous n’étions pas prêts. Nous aurions<br />

voulu la gar<strong>de</strong>r accrochée à notre arbre,<br />

belle et douce à regar<strong>de</strong>r, tendre à toucher.<br />

On nous l’a enlevée et nos cœurs pleurent et<br />

crient : «C’est trop tôt!»<br />

*<br />

Je voudrais terminer par un hommage à<br />

l’équipe <strong>de</strong>s soins palliatifs qui s’est occupée <strong>de</strong><br />

ma sœur.<br />

Quand nous sommes arrivés dans ce service,<br />

nous sommes entrés chez <strong>de</strong>s amis. On nous a<br />

pris la main, on nous a guidés, on nous a<br />

consolés.<br />

J’y ai appris la valeur <strong>de</strong> l’être, le respect dû à<br />

toute personne quel que soit l’état physique ou<br />

mental dans lequel elle se trouve.<br />

J’ai vu ces femmes soigner avec tendresse ma<br />

petite sœur souffrante, éclairer <strong>de</strong> leur joyeuse<br />

présence le chemin obscur qu’elle <strong>de</strong>vait traverser.<br />

Elles nous ont donné les clefs <strong>de</strong> la vérité<br />

qui libère et permet <strong>de</strong> se regar<strong>de</strong>r dans les yeux :<br />

savoir dire le vrai sans blesser, sans briser.<br />

Elles ont fait place à Laurence avec tout son<br />

environnement affectif. Elles ont ouvert leur<br />

50


ELLE S’APPELAIT LAURENCE<br />

porte à notre gran<strong>de</strong> famille, mettant à notre disposition<br />

une pièce pour nous réunir et alterner les<br />

temps <strong>de</strong> veille et <strong>de</strong> repos. Elles étaient là pour<br />

notre sœur souffrante, mais aussi pour le grand<br />

groupe en souffrance que nous formions.<br />

Grâce à elles, nous avons pu accompagner<br />

Laurence et lui dire le prix qu’elle avait pour<br />

nous. Et Laurence a pu nous dire toutes ces<br />

choses qui étaient en elle et qu’elle a osé nous<br />

partager. Elles nous ont accompagnés dans notre<br />

désolation avec discrétion, compétence et<br />

amour.<br />

Jamais elles n’ont parlé <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong>s sacrements,<br />

mais c’est bien là que j’ai vu l’Evangile le<br />

plus authentiquement vécu.<br />

Je voudrais les remercier et leur redire ma reconnaissance<br />

éternelle pour ce qu’elles nous ont<br />

donné.<br />

Cuesmes, le 19 jan<strong>vie</strong>r 2001<br />

51


Deuxième partie<br />

Trois sœurs, un seul cœur


Nous avons perdu une sœur, nous avons perdu<br />

une part <strong>de</strong> nous-mêmes!<br />

Pour comprendre à quel point ce que je dis est<br />

juste, il faudrait revenir en arrière, au temps <strong>de</strong><br />

notre arrivée en Belgique, pénétrer un peu dans<br />

l’intimité <strong>de</strong> notre enfance; vous verrez alors<br />

comment trois petites filles ont uni leur cœur<br />

pour faire face à l’adversité et trouver leur part<br />

<strong>de</strong> bonheur.<br />

Cette complicité, tissée au fil <strong>de</strong> longs moments<br />

d’intimité, a fait <strong>de</strong> nous un trio inséparable<br />

et a fait naître un lien d’amour si profond qu’il <strong>de</strong>meure<br />

encore aujourd’hui et pour l’éternité.<br />

Nous sommes arrivées en Belgique un 19<br />

mars 1964. Nous avions laissé au loin la lumière<br />

et le bleu éclatant du ciel andalou, les couleurs<br />

chau<strong>de</strong>s, les chants et les rires légers, la tendresse<br />

<strong>de</strong> notre grand-mère maternelle.<br />

Ma sœur Marie-Ange, maman et moi avions<br />

fait un interminable voyage en train <strong>de</strong>puis<br />

Séville jusqu’à Paris où papa nous attendait. A<br />

une époque où les voyages n’étaient pas chose<br />

courante pour le commun <strong>de</strong>s mortels, cela représentait<br />

une véritable aventure. Aucune <strong>de</strong><br />

nous ne savait un mot <strong>de</strong> français, maman ne savait<br />

ni lire ni écrire, Marie-Ange avait quatre ans<br />

et j’en avais huit.<br />

Ma grand-mère chérie nous a accompagnées<br />

jusqu’à Madrid, lieu <strong>de</strong> notre première escale;<br />

lieu <strong>de</strong> notre premier déchirement lorsque nous<br />

55


FAIM DE VIE<br />

avons vu la petite silhouette noire <strong>de</strong> notre<br />

grand-mère s’éloigner tandis que le train prenait<br />

la direction <strong>de</strong> Irún, étape suivante <strong>de</strong> notre périple.<br />

Nous étions ébranlées par les larmes <strong>de</strong><br />

notre maman, mais nos jeunes cœurs d’enfants<br />

viraient comme le tournesol se tourne vers le soleil;<br />

déjà nous pensions à papa qui nous attendait<br />

et nous imaginions un pays riche et généreux où<br />

tout ne pouvait être que bien puisque papa nous<br />

y faisait venir.<br />

A Paris, malgré nos manteaux d’hiver (venant<br />

d’Andalousie!), le froid nous a saisies. A peine<br />

débarquées, nous <strong>de</strong>vions faire face à l’hostilité<br />

du climat. Pourtant, en parcourant les <strong>de</strong>rniers<br />

kilomètres qui nous amenaient jusqu’à Ghlin, je<br />

découvrais un paysage magique. Dans le jour<br />

naissant, les maisons, les jardins, les trottoirs recouverts<br />

d’un doux manteau blanc me donnaient<br />

l’impression d’entrer dans un rêve. Je voyais la<br />

neige pour la première fois et je pensais que<br />

c’était très beau!<br />

Mais la neige du mois <strong>de</strong> mars fond aux premiers<br />

rayons du soleil et très vite le «velours<br />

blanc» s’emplit <strong>de</strong> taches; la boue envahissait<br />

tout et la grisaille remplaçait la blancheur <strong>de</strong> ce<br />

premier matin.<br />

J’étais ainsi plongée dans un environnement<br />

triste et froid autant pour notre corps que pour<br />

notre cœur. Ne comprenant pas un seul mot, les<br />

gens autour <strong>de</strong> nous, nous apparaissaient aussi<br />

hostiles que les lieux et le climat.<br />

Où étaient la lumière, les conversations animées<br />

entre voisins, les retrouvailles journalières<br />

56


TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR<br />

avec mes cousins dans la chaleureuse maison <strong>de</strong><br />

ma grand-mère ?<br />

Ici, les gens se saluaient à peine, les rues semblaient<br />

désertes, les portes et les volets fermés à<br />

cause du mauvais temps, la nuit tombée si tôt!<br />

Peu <strong>de</strong> gens nous avaient fait un signe d’accueil.<br />

Il y a eu mon institutrice <strong>de</strong> troisième primaire<br />

à l’école communale <strong>de</strong> Ghlin qui est<br />

venue, dès le premier soir où j’ai suivi les cours,<br />

proposer à mes parents <strong>de</strong> me prendre en charge<br />

après quatre heures pour m’apprendre le français.<br />

C’est à elle que je dois d’avoir si vite et si<br />

bien appris le français, c’est elle et son mari qui<br />

sont <strong>de</strong>venus nos premiers amis en Belgique. Ils<br />

nous ont aidés à trouver un logement, ont<br />

contribué à notre installation car nous n’avions<br />

rien que nos effets personnels; ils sont <strong>de</strong>venus<br />

les parrain et marraine <strong>de</strong> Laurence dont ils ont<br />

choisi le nom.<br />

Il y a eu Pru<strong>de</strong>nce, une espagnole plus âgée<br />

qui habitait en Belgique <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> nombreuses<br />

années. Elle est <strong>de</strong>venue notre grand-mère<br />

d’adoption. Elle a été un point <strong>de</strong> repère pour<br />

nous dans ce pays étranger.<br />

En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ces personnes, le mon<strong>de</strong> nous<br />

apparaissait hostile et fermé.<br />

Nous avons fermé notre porte pour gar<strong>de</strong>r la<br />

chaleur qui était en nous, nous avons fermé le<br />

cercle pour alimenter notre feu intérieur au<br />

souffle <strong>de</strong> chacun.<br />

C’est dans cette intimité que Laurence est née,<br />

le 19 décembre <strong>de</strong> cette même année. Nous habitions<br />

une petite maison <strong>de</strong> quatre pièces à la<br />

57


FAIM DE VIE<br />

rue du Moulineau. L’humidité montait <strong>de</strong> tous les<br />

murs, aussi, nous nous étions réfugiés dans la<br />

pièce la plus salubre que nos parents chauffaient<br />

jour et nuit.<br />

Papa avait installé un petit lit d’un mètre vingt<br />

pour eux près <strong>de</strong> la cheminée, pour Marie-Ange,<br />

on regroupait les <strong>de</strong>ux fauteuils du salon face à<br />

face et je dormais sur le divan. Un matin, papa<br />

nous a réveillées en nous annonçant que maman<br />

était allée «chercher» une petite sœur. Nous baignions<br />

dans une telle naïveté que nous n’avions<br />

pas remarqué que le ventre <strong>de</strong> maman s’était arrondi<br />

et qu’une <strong>vie</strong> s’y était préparée en silence.<br />

Laurence était l’enfant <strong>de</strong>s retrouvailles, fruit<br />

<strong>de</strong> la rencontre d’amour <strong>de</strong> mes parents au soir<br />

<strong>de</strong> notre arrivée le 19 mars après une séparation<br />

<strong>de</strong> plusieurs mois.<br />

Laurence portait en elle toute la peine <strong>de</strong><br />

maman qui pleurait l’éloignement <strong>de</strong> ses parents,<br />

son déracinement sur une terre étrangère;<br />

elle portait tout l’espoir d’une <strong>vie</strong> nouvelle où<br />

tout était à découvrir.<br />

Mais cet espoir était empreint d’angoisses car<br />

tout était «peurs» pour maman :peur <strong>de</strong> ne pas<br />

comprendre, d’être incompris; peur <strong>de</strong> déranger,<br />

d’être agressés, rejetés.<br />

Pour tout cela, nos parents nous gardaient à<br />

distance <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> méconnu.<br />

Marie-Ange et moi avions connu l’ouverture<br />

sans limites <strong>de</strong> l’Andalousie, les maisons aux patios<br />

communautaires où petits et grands se regroupaient<br />

pour <strong>de</strong> longues soirées, les portes<br />

ouvertes à toute heure, les enfants qui passaient<br />

58


TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR<br />

d’une maison à l’autre sans aucune crainte ni<br />

contrainte, la liberté <strong>de</strong>s mouvements dans <strong>de</strong>s<br />

vêtements légers, les courses pieds nus, les bains<br />

dans le patio avec l’eau chauffée au soleil, l’accueil<br />

familier dès qu’on passait le seuil…<br />

Nous avions eu la chance <strong>de</strong> grandir ainsi,<br />

portées non seulement par nos parents mais<br />

aussi par une famille large, étendant ses bras jusqu’à<br />

l’in<strong>fin</strong>i <strong>de</strong> nos horizons enfantins.<br />

Laurence a d’abord connu les bras <strong>de</strong> sa<br />

maman. Pour maman, Laurence était le soleil, le<br />

trésor <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>. Elle l’a comblée <strong>de</strong> toute son attention,<br />

baignée dans l’océan <strong>de</strong> sa tendresse.<br />

Marie-Ange et moi allions à l’école, Laurence<br />

restait pour recevoir sans <strong>fin</strong> les sentiments<br />

mêlés du cœur <strong>de</strong> notre maman trop seule dans<br />

un mon<strong>de</strong> dans lequel elle ne trouvait pas sa<br />

place.<br />

A toutes les peurs qu’il fallait affronter, venait<br />

s’ajouter l’inquiétu<strong>de</strong> du len<strong>de</strong>main. Certains<br />

jours, mes parents n’avaient pas <strong>de</strong> quoi payer<br />

notre «pain quotidien». Ces angoisses, Laurence<br />

les ressentait plus que quiconque, elle qui se<br />

trouvait si près du sein <strong>de</strong> notre mère.<br />

Dès que l’occasion s’est présentée, maman<br />

s’est mise à travailler. Elle faisait <strong>de</strong>s ménages et<br />

au début, elle prenait Laurence avec elle. Dans<br />

une ancienne poussette, maman emmenait<br />

Laurence partout où on l’appelait pour travailler.<br />

C’est au courage exemplaire <strong>de</strong> nos parents que<br />

nous <strong>de</strong>vons notre situation actuelle dans la société<br />

belge.<br />

Papa travaillait à l’usine et faisait souvent<br />

59


FAIM DE VIE<br />

double pause, c’est-à-dire qu’il commençait à six<br />

heures du matin et ne rentrait à la maison qu’à<br />

vingt-trois heures.<br />

Maman se faisait connaître par la qualité <strong>de</strong><br />

son travail et on venait <strong>de</strong> plus en plus souvent lui<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> nettoyer <strong>de</strong>s maisons. Elle a <strong>fin</strong>i par<br />

avoir du travail pour chaque jour et bien sûr cela<br />

<strong>de</strong>venait difficile avec un petit enfant qui avait besoin<br />

<strong>de</strong> s’ébattre et <strong>de</strong> jouer. Maman ne connaissait<br />

personne qui aurait pu s’occuper <strong>de</strong> Laurence<br />

et comme elle était très avancée, on a accepté <strong>de</strong><br />

la prendre à l’école communale <strong>de</strong> Ghlin.<br />

Laurence n’avait que dix-sept mois quand<br />

maman l’a laissée à l’école pour la première fois.<br />

Pour cette petite fille, presque un bébé, qui<br />

n’avait jamais connu d’autres bras que ceux <strong>de</strong><br />

maman, ce premier jour d’école fut un jour d’enfer.<br />

L’institutrice ne savait que faire pour arrêter<br />

ses pleurs. Elle nous a appelées au secours<br />

Marie-Ange et moi, mais Laurence restait inconsolable.<br />

Pendant un mois, le même scénario s’est répété,<br />

puis, en<strong>fin</strong>, elle s’est résolue et s’est fondue<br />

dans la trame scolaire.<br />

Aux premières vacances, nous nous sommes<br />

trouvées en «trio». J’avais onze ans, Marie-Ange<br />

sept, et Laurence à peine <strong>de</strong>ux ans.<br />

Qui d’entre nous était «sage» ? Nous étions<br />

trois enfants. J’étais la plus gran<strong>de</strong>, responsable<br />

sans doute, mais si peu capable en réalité <strong>de</strong><br />

porter une telle charge. Nous nous sommes arrangées<br />

à trois, donnant et recevant l’une <strong>de</strong><br />

l’autre affection, tendresse, joie.<br />

60


TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR<br />

Nos parents étaient toujours présents dans<br />

notre pensée. Nous comprenions qu’ils travaillaient<br />

très dur pour nous faire sortir <strong>de</strong> la précarité.<br />

Maman préparait nos repas avant <strong>de</strong><br />

partir, nous <strong>de</strong>vions juste les réchauffer à midi.<br />

Nous savions bien ce qui était interdit et nous<br />

respections très fort nos parents.<br />

Mais nous étions trois enfants dans une<br />

maison solitaire et seule la fenêtre <strong>de</strong> nos rêves<br />

nous permettait l’évasion et la liberté auxquelles<br />

nous aspirions.<br />

Nous avons été heureuses car nous n’avons<br />

jamais douté <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong> nos parents et nous<br />

sentions malgré leur absence physique une sorte<br />

<strong>de</strong> présence active par leur volonté <strong>de</strong> nous apporter<br />

le mieux qu’ils pouvaient pour notre présent<br />

et pour notre avenir. Et surtout, nous avons<br />

ouvert les portes <strong>de</strong> notre imaginaire!<br />

Pas toujours d’une manière positive, la peur<br />

était instinctivement inscrite en nous.<br />

Lors <strong>de</strong>s veillées en Espagne, les adultes<br />

avaient coutume <strong>de</strong> raconter <strong>de</strong>s légen<strong>de</strong>s dans<br />

lesquelles d’étranges faits surnaturels avaient<br />

frappé notre imagination.<br />

Je me sou<strong>vie</strong>ns <strong>de</strong> mon grand-père maternel<br />

décrivant à maman tous les périls <strong>de</strong>s peuples<br />

«étrangers» vers lesquels nous partions et les<br />

mille recommandations <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce pour qu’il<br />

ne nous arrive rien <strong>de</strong> mal.<br />

La peur et l’ignorance font bon ménage. Cette<br />

peur habitait en nous et surgissait sans vergogne<br />

au moindre signe inattendu.<br />

Nous habitions alors à la rue Fernand Piron,<br />

61


FAIM DE VIE<br />

une maison en<strong>fin</strong> parfaitement salubre avec le<br />

luxe suprême <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r une baignoire dans ce<br />

qui faisait office <strong>de</strong> cuisine.<br />

Lorsque nous <strong>de</strong>scendions le matin, nous entendions<br />

<strong>de</strong>s bruits étranges que nous n’arrivions<br />

ni à localiser, ni à i<strong>de</strong>ntifier. Dès que nous<br />

étions prêtes, après le petit déjeuner, nous nous<br />

serrions sous une couverture dans le coin <strong>de</strong> la<br />

cheminée. Laurence coincée entre Marie-Ange<br />

et moi. Nous passions <strong>de</strong>s heures à «l’abri» <strong>de</strong><br />

cette couverture, sursautant dès que nous entendions<br />

un bruit.<br />

Nous échappions à ce bouclier dérisoire le<br />

temps <strong>de</strong> réchauffer notre repas, <strong>de</strong> manger<br />

comme trois enfants «sages» avec quelques grimaces<br />

et bêtises, <strong>de</strong> tout ranger pour ensuite<br />

nous couvrir <strong>de</strong> la couverture protectrice.<br />

Il fallait l’innocence <strong>de</strong> trois jeunes cœurs<br />

pour croire naïvement que cette couverture pouvait<br />

éloigner le danger. Pourtant sous cette frêle<br />

armure, nous nous sentions en sécurité. Nous<br />

laissions vagabon<strong>de</strong>r nos rêves et nous nous racontions<br />

<strong>de</strong>s histoires sans <strong>fin</strong>.<br />

Ces heures étaient <strong>de</strong>s moments d’un partage<br />

intime. Notre mon<strong>de</strong> avait l’allure d’un cocon<br />

tout chaud dans lequel n’existaient que trois petites<br />

filles vivant angoisses et espérances, larmes<br />

et rires, attentes et projets; trois petites filles qui<br />

se donnaient l’une à l’autre l’affection, le courage,<br />

la joie d’exister.<br />

Notre petite sœur était là au milieu <strong>de</strong> nous.<br />

Que comprenait-elle à tout cela ?<br />

Elle avait peur avec nous, riait <strong>de</strong> nos rires,<br />

62


TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR<br />

pleurait bien souvent. Nous étions incapables <strong>de</strong><br />

comprendre ses chagrins et il nous arrivait <strong>de</strong> la<br />

malmener à cause <strong>de</strong> cela. Mais l’amour qui<br />

nous unissait était plus grand que tout. C’était un<br />

lien qui s’affermissait au fur et à mesure <strong>de</strong> tous<br />

ces moments uniques si intimement partagés.<br />

Il nous arrivait <strong>de</strong> secouer notre petite sœur<br />

parce qu’elle pleurait trop à notre goût mais nous<br />

aurions tout fait pour elle.<br />

Quand le bruit nous paraissait venir <strong>de</strong> l’étage,<br />

nous partions bravement au combat. Marie-<br />

Ange, la plus audacieuse, se mettait <strong>de</strong>vant, une<br />

raclette menaçante dans les mains, je suivais<br />

avec une chaussure et Laurence fermait la<br />

marche accrochée à ma jupe. Il nous arrive parfois<br />

<strong>de</strong> nous rappeler ces moments, alors nous<br />

rions tendrement <strong>de</strong> ces pauvres petits soldats<br />

prêts à se battre contre <strong>de</strong>s moulins à vent. Mais<br />

quelle que fut la réalité ou non du danger, nous<br />

étions prêtes à nous défendre et à protéger<br />

Laurence.<br />

Après avoir séjourné quelques mois dans<br />

cette maison, nos parents ont eu l’occasion <strong>de</strong><br />

déménager pour une autre maison qui leur<br />

convenait mieux dans la même rue. C’était une<br />

maison non attenante et les bruits qui nous<br />

avaient tant effrayées dans la première habitation<br />

ne faisaient plus partie <strong>de</strong> notre nouvel environnement.<br />

<strong>Le</strong> «péril» éloigné, nous avons retrouvé le goût<br />

du jeu. Nous n’en possédions pas beaucoup mais<br />

nous avions <strong>de</strong> l’imagination à revendre pour inventer<br />

<strong>de</strong>s scènes où nous étions princesses,<br />

63


FAIM DE VIE<br />

fées, chanteuses… Nous jouions ces scènes avec<br />

le plus grand sérieux, nous chantions, nous dansions,<br />

parfois nous réalisions une véritable chorégraphie.<br />

Pendant la journée, la maison se transformait<br />

au gré <strong>de</strong> notre imaginaire en théâtre, salon <strong>de</strong><br />

thé, restaurant, magasin… mais nous rangions<br />

tout avec soin avant l’arrivée <strong>de</strong> nos parents qui<br />

nous trouvaient sagement assises <strong>de</strong>vant la télévision.<br />

Que d’aventures nous avons partagées <strong>de</strong>rrière<br />

la faça<strong>de</strong> d’une maison quelconque!<br />

Parfois nous jouions au magasin : avec <strong>de</strong>s<br />

cailloux, <strong>de</strong>s herbes, nous montions un étalage<br />

parfaitement achalandé; nous fabriquions notre<br />

monnaie et puis nous faisions notre commerce.<br />

D’autres jours, nous inventions <strong>de</strong> faire un<br />

restaurant : avec les petits verres à alcool et une<br />

petite carafe remplie d’eau, nous servions <strong>de</strong>s<br />

apéritifs. Ces jours-là, on ne risquait pas la<br />

déshydratation.<br />

Nous nous amusions beaucoup avec un <strong>vie</strong>ux<br />

tricycle que Laurence avait reçu. Nous y grimpions<br />

à trois : Laurence <strong>de</strong>vant, moi, assise sur la<br />

barre <strong>de</strong> protection, et Marie-Ange <strong>de</strong>bout sur les<br />

barres transversales.<br />

Aujourd’hui, en repensant à cela, nous nous<br />

<strong>de</strong>mandons comment nous pouvions réaliser un<br />

tel exploit; nous <strong>de</strong>vions être bien petites en taille.<br />

Nous avons tant roulé sur ce <strong>vie</strong>ux tricycle que<br />

la planche a <strong>fin</strong>i par se crevasser; quand nous<br />

nous asseyions <strong>de</strong>ssus, elle nous pinçait les<br />

cuisses.<br />

64


TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR<br />

Temps béni du bonheur simple surgi <strong>de</strong>s<br />

sources secrètes que refermaient nos cœurs.<br />

Notre situation <strong>fin</strong>ancière s’était beaucoup améliorée<br />

mais nous gardions la conscience <strong>de</strong>s difficultés<br />

rencontrées par nos parents pour nous<br />

faire progresser. Tous les <strong>de</strong>ux jours, un boulanger<br />

venait déposer le pain à la maison. Nous<br />

aimions beaucoup les frangipanes mais nous<br />

pensions à raison que nos parents ne pouvaient<br />

pas nous en acheter à tout moment. Alors, nous<br />

<strong>de</strong>mandions au boulanger une frangipane que<br />

nous partagions en trois.<br />

C’était une opération délicate car chacune<br />

avait droit au même morceau et puis il n’y avait<br />

qu’une cerise!<br />

Je suis <strong>de</strong>venue experte pour réaliser <strong>de</strong>s tiers<br />

parfaits. La cerise revenait d’office à notre petite<br />

sœur.<br />

<strong>Le</strong> plus amusant dans tout cela, c’est que nous<br />

pensions que nos parents ne pouvaient pas<br />

s’apercevoir <strong>de</strong> notre achat puisque nous n’en<br />

prenions qu’une. Jamais nous n’avons songé que<br />

le boulanger en présentant sa note à la <strong>fin</strong> <strong>de</strong> la<br />

semaine comptait notre chère frangipane et que<br />

nos parents gardaient le silence en ca<strong>de</strong>au<br />

d’amour!<br />

Cette frangipane partagée en trois reste encore<br />

aujourd’hui le symbole <strong>de</strong> cette unité tissée dans<br />

le partage <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> moments d’intimité absolue.<br />

Quand notre chère Laurence est partie, c’est une<br />

«part» <strong>de</strong> nous-mêmes qui s’en est allée.<br />

Autour d’elle, sur son lit <strong>de</strong> mala<strong>de</strong>, cette<br />

même intimité s’est établie.<br />

65


FAIM DE VIE<br />

Un danger menaçait notre sœur chérie et<br />

comme au temps <strong>de</strong> notre enfance, bravement,<br />

avec nos pauvres armes, nous avons fait front<br />

avec elle. Malgré tout notre amour et notre courage,<br />

nous n’avons pas pu éloigner le mal.<br />

Devenues adultes, nous ne nous sommes pas<br />

contentées <strong>de</strong> nous mettre à l’abri <strong>de</strong>rrière une<br />

couverture, nous avons bercé le chagrin <strong>de</strong> notre<br />

petite sœur, pansé ses blessures, soulagé ses angoisses.<br />

Nous l’avons accompagnée jusqu’au<br />

bord du rivage, avons gardé sa main jusqu’à son<br />

<strong>de</strong>rnier souffle.<br />

Maintenant sur la table, il reste une part <strong>de</strong><br />

frangipane que personne ne <strong>vie</strong>ndra manger. En<br />

ce moment, j’ai l’espoir qu’un jour nous en partagerons<br />

une dans la lumière chau<strong>de</strong> d’un pays<br />

où il fera bon s’aimer.<br />

Aujourd’hui, je crois que cette part invisible <strong>de</strong><br />

nous, trouvera sa plénitu<strong>de</strong> lorsque nous serons<br />

réunies en<strong>fin</strong>!<br />

<strong>Le</strong>s années passées à la rue Fernand Piron<br />

étaient le temps <strong>de</strong> l’innocence et <strong>de</strong> notre trio<br />

parfait. Nous avions peu <strong>de</strong> contacts avec les<br />

autres enfants <strong>de</strong> la rue. Nous vivions à trois au<br />

rythme <strong>de</strong>s temps scolaires et <strong>de</strong>s vacances.<br />

J’avais quinze ans lorsque nous sommes<br />

partis habiter dans une maison <strong>de</strong> la cité<br />

Sorelobo. Nous étions très excitées car pour la<br />

première fois, nous allions bénéficier d’une vraie<br />

salle <strong>de</strong> bains, du chauffage central, d’une cuisine<br />

mo<strong>de</strong>rne et pour ma part, j’allais avoir une<br />

chambre pour moi toute seule!<br />

A la cité, le mon<strong>de</strong> s’est ouvert pour nous.<br />

66


TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR<br />

Papa et maman ne pouvaient plus nous retenir à<br />

l’abri <strong>de</strong> la maison. Nous retrouvions les autres<br />

enfants dans la voirie pour partager leurs jeux et<br />

leurs horizons, parfois très différents du nôtre.<br />

J’avais abordé le cycle supérieur du secondaire<br />

et je réservais beaucoup <strong>de</strong> temps à l’étu<strong>de</strong><br />

et à la lecture.<br />

Notre douce complicité s’est un peu relâchée.<br />

D’autres personnes étaient entrées dans le cercle<br />

et j’étais <strong>de</strong>venue la «gran<strong>de</strong> sœur». C’est ainsi<br />

que mon frère et mes sœurs me présentaient à<br />

leurs connaissances. Et cela représentait un réel<br />

statut.<br />

Marie-Ange et Laurence se sont rapprochées<br />

un peu plus. Elles partageaient la même chambre<br />

et maintenaient une gran<strong>de</strong> complicité. Mon<br />

petit frère est né et Laurence a connu à son tour<br />

le statut <strong>de</strong> «gran<strong>de</strong> sœur».<br />

J’avais pris un peu <strong>de</strong> distances, c’était le<br />

temps <strong>de</strong> mon adolescence; temps difficile <strong>de</strong> recherche<br />

<strong>de</strong> ma propre personnalité. Etant l’aînée,<br />

j’étais la première à me confronter aux limites<br />

fixées par nos parents; mes <strong>de</strong>ux sœurs observaient<br />

et tiraient <strong>de</strong>s leçons <strong>de</strong>s difficultés que je<br />

rencontrais.<br />

Quand est venu le temps <strong>de</strong> l’adolescence <strong>de</strong><br />

Laurence, Marie-Ange et moi étions mariées. Ses<br />

angoisses, ses chagrins d’amour, ses révoltes,<br />

c’est chez nous qu’elle venait les partager. Nous<br />

étions là pour elle, toujours prêtes à l’écouter, à<br />

la gui<strong>de</strong>r, à la protéger.<br />

Aux <strong>de</strong>rniers jours <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>, elle nous a dit<br />

que nous ne lui avions pas fait confiance parce<br />

67


FAIM DE VIE<br />

que toujours, on essayait <strong>de</strong> lui épargner les difficultés.<br />

Peut-être que par notre surprotection, nous<br />

avons contribué à maintenir ce manque <strong>de</strong><br />

confiance qu’elle avait en elle-même. Nous<br />

avions peur pour elle et nous lui «coupions les<br />

ailes» sans le savoir. Mais aurions-nous pu nous<br />

comporter autrement ?<br />

Nous l’avions entourée dès notre plus jeune<br />

âge; nous n’avions pas assez <strong>de</strong> recul pour savoir<br />

qu’il faut oser croire en l’autre pour que tout<br />

<strong>de</strong><strong>vie</strong>nne possible. Mais nous n’osions même<br />

pas croire en nous, alors comment oser croire en<br />

elle, notre plus petite ?<br />

Il a fallu qu’elle traverse son chemin <strong>de</strong> croix,<br />

qu’elle nous livre sa <strong>vie</strong> pour <strong>de</strong>venir notre<br />

«gran<strong>de</strong> sœur». Par sa mort, elle a brisé nos<br />

peurs. Par la force silencieuse <strong>de</strong> son combat,<br />

elle nous a propulsées en avant, nous permettant<br />

en<strong>fin</strong> <strong>de</strong> déployer nos ailes et <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir les<br />

femmes qui étaient cachées <strong>de</strong>rrière nos âmes<br />

d’enfant.<br />

Nos parents avaient tellement peur qu’il nous<br />

arrive du malheur, qu’ils nous avaient soigneusement<br />

gardées dans «l’enclos» <strong>de</strong> leur amour. Et<br />

pour nous éviter <strong>de</strong>s envolées périlleuses, ils<br />

nous avaient «coupé une aile». Ainsi, nous restions<br />

sages et en sécurité.<br />

Par la fantaisie et le rêve, nous dépassions les<br />

«grilles <strong>de</strong> notre enclos». Nous partions au loin,<br />

nous vivions <strong>de</strong>s aventures incroyables. Mais<br />

comme une mauvaise graine, la peur prenait racine<br />

au plus profond <strong>de</strong> notre être. Cette peur<br />

68


TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR<br />

nous gardait réservées, pru<strong>de</strong>ntes, alors que le<br />

feu brûlait en nous.<br />

La mort <strong>de</strong> Laurence a été un véritable cataclysme.<br />

Tout a éclaté en nous, libérant le feu ar<strong>de</strong>nt,<br />

si profondément enfoui.<br />

Depuis, je me suis attachée à déraciner la<br />

peur : vivre au risque <strong>de</strong> mourir vaut mieux que<br />

<strong>de</strong> mourir sans avoir vécu!<br />

Après son mariage, Laurence est re<strong>de</strong>venue<br />

notre partenaire à part entière. Par un heureux<br />

«hasard», nos maris partageaient une vive<br />

amitié.<br />

Aussi, nous étions heureux <strong>de</strong> nous retrouver<br />

régulièrement autour <strong>de</strong> la table pour un moment<br />

<strong>de</strong> chau<strong>de</strong> convivialité. Laurence n’était jamais<br />

pressée. Elle aimait s’attar<strong>de</strong>r dans <strong>de</strong><br />

longues discussions, sirotant son café!<br />

Elle avait l’air très sûre d’elle dans son rôle<br />

d’épouse et <strong>de</strong> maman. Mais ce n’était qu’une facette<br />

<strong>de</strong> sa personnalité. Son âme sensible était<br />

bien souvent livrée aux tempêtes et c’est chez<br />

Marie-Ange ou chez moi qu’elle venait chercher<br />

un peu <strong>de</strong> paix. Nous ne pouvions plus alors nous<br />

abriter sous la couverture pour éloigner nos angoisses;<br />

les choses étaient bien plus compliquées.<br />

Nous n’étions pas <strong>de</strong>s psychologues, nous<br />

n’étions pas revêtues <strong>de</strong> la Sagesse; avec notre<br />

cœur <strong>de</strong> chair, nous essayions d’entendre le<br />

désarroi <strong>de</strong> notre petite sœur et d’y apporter un<br />

peu <strong>de</strong> sérénité. Cela ne réussissait pas toujours<br />

et nos réponses n’avaient que la justesse <strong>de</strong><br />

notre amour pour elle; un amour qui lui voulait<br />

du bien!<br />

69


FAIM DE VIE<br />

Après sa mort, nous nous sommes torturées<br />

au sujet <strong>de</strong> ces échanges, <strong>de</strong> ces conseils donnés<br />

qui n’étaient peut-être pas les meilleurs. Nous<br />

avons eu mal <strong>de</strong> n’avoir pas trouvé la clé pour<br />

ouvrir la porte <strong>de</strong> la paix à notre petite sœur<br />

tourmentée. Il aurait fallu pour l’ai<strong>de</strong>r avoir le regard<br />

large, le regard qui voit au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’horizon,<br />

qui traverse le temps, qu’aucune limite ne<br />

retient. Nous aurions peut-être pu voir qu’il y<br />

avait suffisamment <strong>de</strong> forces en elle pour livrer<br />

tous les combats et qu’elle attendait seulement<br />

un signe <strong>de</strong> confiance, une parole qui autorise<br />

son envol : «Va!»<br />

Mais nos envolées sauvages n’avaient existé<br />

que dans nos rêves et nous n’étions au fond que<br />

<strong>de</strong>s enfants!<br />

Dans la <strong>vie</strong>, nous restions soumises aux limites<br />

que nos parents avaient établies. L’horizon<br />

<strong>de</strong> nos parents était simple et rectiligne; ils souhaitaient<br />

que nous <strong>de</strong>venions <strong>de</strong> bonnes mères<br />

<strong>de</strong> famille, bien éduquées et courageuses. C’était<br />

sans doute un objectif louable, mais nos petites<br />

têtes fertiles avaient élaboré mille autres projets.<br />

Il nous arrivait parfois d’avoir l’audace d’en<br />

essayer un mais au bout d’un moment, notre respect<br />

pour nos parents nous ramenaient à plus <strong>de</strong><br />

«raison».<br />

Il y avait pourtant en nous un goût d’autre<br />

chose, une soif d’aller plus loin, <strong>de</strong> laisser germer<br />

les nombreuses graines <strong>de</strong> notre terre intérieure.<br />

Nous avons pu le faire un peu, dans l’âge adulte,<br />

dans le court espace <strong>de</strong> liberté que nous laissaient<br />

notre rôle d’épouses, <strong>de</strong> mères, <strong>de</strong> tra-<br />

70


TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR<br />

vailleuses. Marie-Ange s’est plongée dans <strong>de</strong>s<br />

cours <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssin, <strong>de</strong> peinture, <strong>de</strong> chant. Elle a pu<br />

participer à <strong>de</strong>s expositions <strong>de</strong> peintres amateurs,<br />

a même vendu <strong>de</strong>s toiles, elle chante dans<br />

une chorale et a son petit succès.<br />

Laurence a suivi également <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong><br />

chant, <strong>de</strong>s formations <strong>de</strong> clown où elle a pu développer<br />

son goût pour l’art dramatique.<br />

Moi, j’ai toujours suivi la voie spirituelle, cherchant<br />

la lumière <strong>de</strong> mon Dieu, l’oreille attentive<br />

à son appel.<br />

Mais nous ne faisions qu’entrouvrir les portes.<br />

La mort <strong>de</strong> Laurence, nous a propulsées en<br />

avant, dévoilant <strong>de</strong>vant nous un horizon sans limite.<br />

Elle a libéré nos ailes pour que nous puissions<br />

sans crainte prendre notre envol vers la<br />

<strong>de</strong>stinée in<strong>fin</strong>ie qui est inscrite en nous. Plus rien<br />

ne retient notre oui à la <strong>vie</strong>; plus rien ne retient<br />

mon oui à Dieu!<br />

71


Troisième partie<br />

<strong>Le</strong> temps du <strong>de</strong>uil


<strong>Le</strong> temps du <strong>de</strong>uil<br />

Elle est partie dans le soleil. Ce mois <strong>de</strong> juin<br />

nous a fait ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> ses plus belles journées<br />

chau<strong>de</strong>s et claires comme elle les aimait.<br />

Elle était partie et pourtant, l’espace qui nous<br />

entourait semblait être rempli d’elle. Partout,<br />

j’avais l’impression <strong>de</strong> sentir son souffle.<br />

A la messe <strong>de</strong> funérailles, sa photo trônait à<br />

côté du cercueil; une <strong>de</strong> ses plus belles photos<br />

que son mari avait tirée lors d’une petite escapa<strong>de</strong><br />

pour leur anniversaire <strong>de</strong> mariage. Elle<br />

semblait tellement présente que l’on oubliait<br />

presque son corps couché dans le cercueil.<br />

Je n’avais alors aucun doute <strong>de</strong> sa présence au<br />

milieu <strong>de</strong> nous.<br />

<strong>Le</strong>s premières semaines qui ont suivi son<br />

décès étaient le temps du premier chagrin. <strong>Le</strong>s<br />

larmes coulaient comme pour nettoyer mes yeux<br />

<strong>de</strong> toutes les heures <strong>de</strong> souffrance vécues au<br />

chevet <strong>de</strong> ma sœur. C’était un chagrin simple,<br />

sans questions. Je parlais à Laurence, dans la<br />

certitu<strong>de</strong> absolue qu’elle pouvait m’entendre.<br />

Je pleurais sur elle, je pensais à tous ses rêves<br />

qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion <strong>de</strong> réaliser,<br />

à ses enfants, à sa petite fille qui ne la connaîtrait<br />

pas.<br />

75


FAIM DE VIE<br />

Parfois, le <strong>de</strong>rnier parfum qui l’avait baignée<br />

venait affleurer mes narines. J’étais bouleversée<br />

à ces moments-là. Je m’interrogeais : était-ce un<br />

signe <strong>de</strong> sa présence auprès <strong>de</strong> moi ou était-ce<br />

l’effet <strong>de</strong> ma mémoire ?<br />

Nous avions été si proches que mes sens<br />

avaient gardé la mémoire <strong>de</strong> toute sa personne.<br />

Il m’arrivait <strong>de</strong> l’entendre rire à l’intérieur <strong>de</strong><br />

moi et son image remplissait mon âme. Cette<br />

sensation était tout à fait extraordinaire : je<br />

voyais le visage heureux <strong>de</strong> ma sœur, je l’entendais<br />

rire; mais tout cela était une vision intérieure,<br />

une vision <strong>de</strong> mon cœur car mes oreilles<br />

n’entendaient rien et mes yeux ne voyaient rien.<br />

Pourtant cette vision était très réelle, rien à<br />

voir avec une représentation que l’on chercherait<br />

volontairement. Cette image surgissait comme<br />

un ca<strong>de</strong>au, sans que je l’atten<strong>de</strong> ni la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />

Et chaque fois que je percevais cette image, je<br />

ressentais une gran<strong>de</strong> paix intérieure; c’était<br />

comme si Laurence avait voulu me faire savoir<br />

qu’elle était heureuse. Du moins, c’était mon interprétation<br />

du moment.<br />

<strong>Le</strong> 28 juin, nous nous sommes réunis chez<br />

Marie-Ange pour «fêter» le premier anniversaire<br />

<strong>de</strong> Clara. C’était notre première «fête» <strong>de</strong> famille<br />

sans elle.<br />

Nous avons joué la joie pour la petite Clara.<br />

Nous voulions qu’elle ait un bel anniversaire,<br />

avec un gâteau et <strong>de</strong>s bougies à souffler comme<br />

les grands frères l’avaient eu à leur tour.<br />

Dure épreuve que <strong>de</strong> jouer la comédie du bonheur<br />

quand tout le mon<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> la table a le<br />

76


LE TEMPS DU DEUIL<br />

cœur brisé. Il aurait suffi d’une larme brillant au<br />

coin d’un regard pour que tout le mon<strong>de</strong> laisse<br />

éclater son chagrin ainsi qu’un torrent intarissable!<br />

Sur la route <strong>de</strong>s vacances, je pensais encore à<br />

elle et à sa petite famille, partie en même temps<br />

que moi, vers une autre <strong>de</strong>stination.<br />

Elle avait tant rêvé <strong>de</strong> ces vacances en famille!<br />

Dans ce but, son mari et elle avaient<br />

acheté un monospace.<br />

Lui est parti avec les trois enfants, sans elle!<br />

A chacune <strong>de</strong> nos haltes, je repensais à ce<br />

soir, dans l’unité <strong>de</strong>s soins palliatifs, lorsque elle<br />

avait dit à son mari qui buvait une tasse <strong>de</strong> café :<br />

«Plus jamais je ne partagerai avec toi une tasse<br />

<strong>de</strong> café sur un parking d’autoroute.»<br />

<strong>Le</strong> café, pour Laurence, qu’elle sirotait lentement,<br />

c’était le temps du partage, le temps <strong>de</strong>s<br />

longues discussions qu’elle aimait tant.<br />

Sur cette route <strong>de</strong>s vacances, mon chagrin<br />

était celui-là : Laurence ne partira plus jamais en<br />

vacances; <strong>de</strong>s enfants sont partis sans leur<br />

maman; un homme se sent seul et perdu sans sa<br />

femme.<br />

Je me suis arrêtée à Lour<strong>de</strong>s et j’ai déposé tout<br />

mon chagrin aux pieds <strong>de</strong> Notre Dame : «Marie,<br />

tu es une maman. Une famille est orpheline,<br />

veille sur ces enfants.» Telle a été ma prière. Elle<br />

a jailli ainsi, sans que j’aie à chercher les mots.<br />

C’était le cri d’un enfant : «Maman, <strong>vie</strong>ns à notre<br />

secours!»<br />

<strong>Le</strong>s semaines ont passé et peu à peu, je suis<br />

entrée dans ce que j’appellerai le temps du<br />

77


FAIM DE VIE<br />

<strong>de</strong>uxième chagrin; le temps <strong>de</strong> l’absence, le<br />

temps du silence.<br />

J’avais déjà perdu <strong>de</strong>s êtres chers, mais leur silence<br />

ne m’avait jamais posé question. L’intimité<br />

que nous avions vécue avec Laurence était tellement<br />

gran<strong>de</strong> que je n’avais pas imaginé qu’un tel<br />

silence s’établirait entre nous. En quelque sorte,<br />

j’attendais <strong>de</strong>s signes concrets <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong><br />

ma petite sœur près <strong>de</strong> moi. J’espérais que d’une<br />

manière ou d’une autre, elle répondrait à mes<br />

questions. Mais les jours, les semaines s’écoulaient<br />

et je ne rencontrais que le silence et l’absence.<br />

Même cette image intérieure, qui me faisait<br />

tant <strong>de</strong> bien, tendait à s’éloigner.<br />

Alors, j’ai rencontré le doute. Il s’est engouffré<br />

dans mon âme comme un poison <strong>de</strong>structeur,<br />

voilant progressivement tout ce qui m’avait porté<br />

jusqu’à ce jour : ma foi en Dieu, mon espérance<br />

d’une <strong>vie</strong> après la mort, le sens même <strong>de</strong> mon<br />

existence.<br />

«Qui suis-je ? Pourquoi suis-je venue au<br />

mon<strong>de</strong> ? Quelle est ma <strong>de</strong>stinée ?»<br />

Toutes ces questions venaient m’assaillir<br />

comme une violente tempête.<br />

«Où es-tu ma petite sœur ? Est-ce que tu<br />

existes encore ? Ne sommes-nous qu’une poussière<br />

d’étoile perdue dans l’univers ?»<br />

Je recopie ici une lettre que j’ai adressée à ma<br />

sœur Laurence en ces jours-là et qui montre bien<br />

mon état d’esprit du moment :<br />

78


LE TEMPS DU DEUIL<br />

17 octobre<br />

A Laurence<br />

Tu es partie en gardant tout ton mystère.<br />

Quel horizon lointain voyais-tu ?<br />

Vers quel rivage t’en es-tu allée ?<br />

<strong>Le</strong>s tempêtes, les profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> tes pensées,<br />

nul n’a pu les connaître.<br />

Tu nous as quittés en silence, avec ce regard<br />

qui voulait dire… «maintenant, tu sais!»<br />

Mais je ne savais pas et je ne sais pas!<br />

Maintenant, je vis l’espérance sèche.<br />

Où es-tu ?<br />

Que fais-tu ?<br />

Es-tu heureuse ?<br />

As-tu les réponses aux mille questions qui<br />

assaillaient ton cœur ?<br />

C’est moi qui regar<strong>de</strong> vers là-bas, maintenant.<br />

Mais là-bas semble si loin, mon regard<br />

s’y perd!<br />

Comme le marin dans le brouillard, je<br />

cherche la lumière du phare.<br />

<strong>Le</strong> brouillard est trop épais, impossible <strong>de</strong><br />

l’apercevoir.<br />

Je voudrais croire qu’il est là, allumé; que<br />

bientôt, je l’apercevrai.<br />

Mais en ce moment la grisaille m’entoure.<br />

J’essaie <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r le cap!<br />

La peur, l’angoisse me prennent aux<br />

tripes.<br />

Y a-t-il un port ?<br />

79


FAIM DE VIE<br />

Ce rivage nouveau existe-t-il vraiment ?<br />

Ou mon bateau va-t-il tout simplement<br />

sombrer et disparaître au fond <strong>de</strong> l’océan ?<br />

Se fondre doucement pour revenir à la<br />

terre qui l’a fait naître ?<br />

Boucler le cycle, est-ce <strong>fin</strong>alement ma<br />

<strong>de</strong>stinée ?<br />

Mes espérances ne sont-elles que <strong>de</strong>s<br />

rêves, <strong>de</strong>s chimères pour m’ai<strong>de</strong>r à lever les<br />

voiles, à oser avancer en eau profon<strong>de</strong> ?<br />

Que serait en effet ma <strong>vie</strong> sans cette espérance<br />

?<br />

Il n’y aurait ni gran<strong>de</strong>ur, ni ar<strong>de</strong>ur; une<br />

<strong>vie</strong> sans sel, fa<strong>de</strong> à en mourir!<br />

Pourquoi aimer, recevoir et donner, si le<br />

chemin ne mène nulle part; si je suis là pour<br />

nourrir la terre qui m’a fait germer,<br />

Fermer le cercle biologique, quelle haute<br />

<strong>de</strong>stinée!<br />

Cela me coupe les ailes, cela m’arrache<br />

les bras, cela me gèle le cœur.<br />

Il me faut croire pour donner sens à mon<br />

existence.<br />

Et là, justement, surgit la question qui me<br />

tourmente : Avons-nous inventé notre foi<br />

pour vivre ? Pour pouvoir regar<strong>de</strong>r chaque<br />

matin nouveau et se dire : «Cela vaut la<br />

peine <strong>de</strong> m’habiller, d’aller travailler, <strong>de</strong> partager,<br />

<strong>de</strong> rire, <strong>de</strong> chanter, d’avoir mal, <strong>de</strong><br />

pleurer! Cela vaut la peine <strong>de</strong> risquer le<br />

temps qui passe, le jour nouveau, le poids<br />

<strong>de</strong>s soucis, le combat pour la justice, le prix<br />

<strong>de</strong> l’amour!»<br />

80


LE TEMPS DU DEUIL<br />

Oui, si la parole du Christ — «Là où je<br />

serai, vous serez vous aussi» — si cette parole<br />

est autre chose qu’une belle illusion,<br />

alors, toutes les larmes, toutes les peines, les<br />

obstacles à contourner, les orages, rien ne<br />

pourrait me décourager.<br />

Alors, dans le brouillard comme dans le<br />

soleil, je pourrais poursuivre le chemin, risquer<br />

tout, oser tout, parce que je verrais<br />

cette terre «où Dieu effacera toute larme <strong>de</strong><br />

nos yeux».<br />

Et je pourrais dire : «Aujourd’hui, cela<br />

vaut la peine», parce qu’il y aurait ce <strong>de</strong>main<br />

<strong>de</strong> Dieu, ce rivage doux où je pourrais accoster<br />

et retrouver ceux que j’ai tant aimés.<br />

Mais Laurence, aujourd’hui, je ne sais<br />

pas ce qui est vrai!<br />

Mes larmes disaient alors mon amertume, ma<br />

colère <strong>de</strong> ce chemin traversé pour quoi ? Pour -<br />

quoi vivre s’il faut livrer <strong>de</strong> tels combats et<br />

mourir en <strong>fin</strong> ?<br />

Je ne savais plus quoi faire pour retrouver la<br />

paix <strong>de</strong> mon âme, reprendre pied dans mes fon<strong>de</strong>ments.<br />

La prière m’était <strong>de</strong>venue une torture; j’ai crié<br />

vers Dieu bien souvent : «Pourquoi ? Es-tu vraiment<br />

là ? M’entends-tu ? Relève-moi!»<br />

Toutes les horreurs du mon<strong>de</strong> dans lequel<br />

nous vivons venaient se bousculer dans ma tête :<br />

les guerres, la pauvreté, les enfants maltraités,<br />

tant <strong>de</strong> personnes souffrantes, tant <strong>de</strong> mal; pourquoi<br />

?<br />

Que fait Dieu dans tout cela ? Pourquoi laisse-<br />

81


FAIM DE VIE<br />

t-il tout cela se passer ? Peut-être avons-nous inventé<br />

Dieu pour nous ai<strong>de</strong>r à vivre, pour tenir le<br />

coup dans cet enfer! Dieu n’est-il qu’une illusion<br />

<strong>de</strong>s hommes ?»<br />

J’étais livrée au plus grand désespoir.<br />

Je suis allée passer une journée <strong>de</strong> silence chez<br />

les sœurs Bénédictines <strong>de</strong> Quévy. Une journée<br />

dans le désert, portée par la prière <strong>de</strong>s sœurs;<br />

cela a été comme un baume sur mon cœur saignant,<br />

un temps <strong>de</strong> repos pour mon âme.<br />

J’étais comme Elie au bord du désert, épuisée,<br />

découragée, incapable <strong>de</strong> poursuivre le chemin.<br />

Et là, j’ai reçu un peu <strong>de</strong> nourriture, assez pour<br />

me remettre <strong>de</strong>bout et commencer la traversée.<br />

Un peu plus tard, j’ai reçu une invitation pour<br />

participer à une formation pastorale <strong>de</strong>stinée aux<br />

personnes travaillant auprès <strong>de</strong>s handicapés.<br />

C’était la première fois que j’étais invitée à ce<br />

type <strong>de</strong> rencontre car je ne fais pas partie du<br />

groupe auquel ces conférences étaient <strong>de</strong>stinées.<br />

<strong>Le</strong> thème <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux premières rencontres m’a<br />

directement interpellée : «D’où venons-nous ? Où<br />

allons-nous ? Quel est le sens <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>stinée ?<br />

L’au-<strong>de</strong>là ?»<br />

Elles étaient animées par un prêtre philosophe<br />

que je ne connaissais pas.<br />

J’y ai assisté en compagnie <strong>de</strong> ma sœur Marie-<br />

Ange qui se posait elle aussi ces questions.<br />

Je ne relaterai pas ici ce qui a été dit durant<br />

ces <strong>de</strong>ux matinées <strong>de</strong> réflexion mais ce qui a déterminé<br />

mon retour sur le chemin <strong>de</strong> la foi.<br />

Durant la pause, j’ai abordé mes questions<br />

avec le conférencier. La réponse qu’il m’a<br />

82


LE TEMPS DU DEUIL<br />

donnée était simple et très imagée : «<strong>Le</strong> doute,<br />

m’a-t-il dit, c’est comme le frein d’une voiture;<br />

vous pouvez pousser les gaz autant que vous le<br />

voulez, tant que vous ne lâchez pas le frein, la<br />

voiture ne peut avancer. Pour avancer dans la<br />

foi, il faut opter pour la confiance!»<br />

A partir <strong>de</strong> ce jour, malgré le doute qui montait<br />

en moi, j’ai fait un acte <strong>de</strong> confiance à Dieu.<br />

A chaque moment difficile, je répétais les paroles<br />

<strong>de</strong> Pierre à Jésus : «Seigneur, à qui irions-nous, tu<br />

as les paroles <strong>de</strong> la <strong>vie</strong> éternelle!»<br />

J’ai réalisé que la foi sans la confiance ne pouvait<br />

exister et je repensais à la parole <strong>de</strong> Jésus à<br />

Thomas : «Heureux ceux qui croient sans avoir vu.»<br />

En effet, même si on a vu, on peut à un moment<br />

donné être soumis au doute. Car je me souvenais<br />

que lorsque j’accompagnais ma sœur sur son<br />

chemin <strong>de</strong> douleur, une main invisible me guidait<br />

et me soutenait sans cesse. Et pourtant, cela ne<br />

m’empêchait pas, maintenant, <strong>de</strong> douter <strong>de</strong> l’action<br />

<strong>de</strong> Dieu dans notre <strong>vie</strong>; existait-il seulement ?<br />

Et le «hasard» qui avait fait aboutir cette invitation<br />

pour ces conférences qui m’ont permis <strong>de</strong><br />

trouver le chemin du retour ?<br />

On peut voir et être aveugle; on peut entendre<br />

et être sourd.<br />

La confiance est la clé qui nous permet <strong>de</strong><br />

vivre le mystère <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> Dieu dans<br />

notre <strong>vie</strong>.<br />

A partir <strong>de</strong> là, j’ai regardé «ma boussole», j’ai<br />

reconnu «mon étoile du nord» et j’ai retrouvé<br />

l’orientation <strong>de</strong> ma <strong>vie</strong>. Et si mes larmes coulaient<br />

encore, c’était pour dire simplement ma<br />

83


FAIM DE VIE<br />

peine d’être séparée <strong>de</strong> celle que j’aimais tant et<br />

que j’aurais voulu gar<strong>de</strong>r auprès <strong>de</strong> moi.<br />

Laisser partir ma sœur, la laisser prendre le<br />

large, c’est la <strong>de</strong>rnière étape <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>uil. Je n’y<br />

suis pas encore arrivée tout à fait.<br />

Nous étions à Taizé pour la semaine sainte.<br />

Jamais la figure du crucifié ne m’avait parue<br />

aussi proche; frère <strong>de</strong> douleur, homme souffrant!<br />

Ce ne sont ni ses gestes, ni ses paroles qui ont<br />

retenu mon attention, mais la conscience d’un<br />

être humain meurtri, brisé, défiguré.<br />

Je regardais pour la première fois, mon Dieu,<br />

venu partager notre condition humaine, jusque là!<br />

Venu nous rejoindre sur tous nos lits <strong>de</strong> souffrance,<br />

dans tous nos coins <strong>de</strong> misère. Là où<br />

l’homme est débarrassé <strong>de</strong> tous ses artifices, nu,<br />

pauvre, dépouillé, souvent même défiguré.<br />

La souffrance révèle notre être profond, nous<br />

remet face à nous-mêmes : tous nos masques<br />

tombent, aucune assurance ne subsiste, les remparts<br />

<strong>de</strong> nos avoirs s’écroulent, les bonnes figures<br />

ne sont plus <strong>de</strong> mise!<br />

Au plus profond <strong>de</strong> la souffrance, l’homme se<br />

révèle dans sa nudité originelle : grand ou petit à<br />

l’image <strong>de</strong> son âme.<br />

Notre sœur Laurence a été gran<strong>de</strong>, belle, admirable!<br />

Ainsi, Jésus crucifié m’apparaissait dans sa<br />

volonté totale <strong>de</strong> rejoindre tout homme, <strong>de</strong> rejoindre<br />

tout l’homme.<br />

Je retrouvais, mêlés à ma confiance, l’amour<br />

pour mon Dieu et une admiration toute nouvelle<br />

pour l’Evangile.<br />

84


LE TEMPS DU DEUIL<br />

«Bonne Nouvelle» <strong>de</strong> Jésus Christ, «Bonne<br />

Nouvelle» <strong>de</strong> Jésus Christ! En reprenant en<br />

chœur l’Alléluia avec toute l’assemblée, la joie<br />

<strong>de</strong> cette bonne nouvelle rejaillissait en moi et la<br />

source que je croyais tarie surgissait <strong>de</strong> nouveau,<br />

belle et lumineuse; c’était l’amour <strong>de</strong> mon<br />

Seigneur, lui qui <strong>de</strong>meurait en moi et moi en lui.<br />

J’ai beaucoup pleuré à Taizé, mais ces larmes<br />

étaient le far<strong>de</strong>au que l’on pose aux pieds <strong>de</strong> son<br />

Bien-aimé. On sait alors que plus jamais il ne<br />

semblera si lourd parce qu’on n’est pas seul à le<br />

porter. L’Ami est là, pour recevoir et donner.<br />

<strong>Le</strong> vendredi saint, à Taizé, celui qui veut peut<br />

aller poser le front sur la croix qu’on a couchée à<br />

terre. Je n’ai pu approcher tant il y avait <strong>de</strong> gens<br />

qui s’avançaient pour poser ce geste symbolique.<br />

Mais dans mon âme, j’y étais, collée à la croix <strong>de</strong><br />

mon Seigneur, fortifiée par elle.<br />

Tout l’amour jailli du cœur <strong>de</strong> Jésus venait<br />

laver ma peine, bercer le cri <strong>de</strong> mes entrailles,<br />

apaiser mon angoisse.<br />

Mon Seigneur souffrant, mon Seigneur aimant<br />

me relevait doucement : «N’aie pas peur, je suis<br />

avec toi!»<br />

<strong>Le</strong> samedi matin, le frère qui <strong>de</strong>vait nous<br />

donner la méditation du jour a été empêché <strong>de</strong><br />

venir; il a été remplacé par un autre frère, qui<br />

n’ayant pu préparer la parole prévue dans le programme,<br />

nous a proposé une réflexion à partir<br />

d’un texte qu’il connaissait mieux. Il s’agissait <strong>de</strong><br />

la première rencontre <strong>de</strong> Marie <strong>de</strong> Magdala avec<br />

Jésus ressuscité près du tombeau.<br />

85


FAIM DE VIE<br />

Je retranscris ici le texte :<br />

Marie était restée <strong>de</strong>hors, près du tombeau,<br />

et elle pleurait. Tout en pleurant, elle<br />

se penche vers le tombeau et elle voit <strong>de</strong>ux<br />

anges vêtus <strong>de</strong> blanc, assis à l’endroit même<br />

où le corps <strong>de</strong> Jésus avait été déposé, l’un à<br />

la tête et l’autre aux pieds.<br />

«Femme, lui dirent-ils, pourquoi pleurestu<br />

?» Elle leur répondit : «Ils ont enlevé mon<br />

Seigneur et je ne sais où ils l’ont mis.»<br />

Tout en parlant, elle se retourne et elle<br />

voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait<br />

pas que c’était lui.<br />

Jésus lui dit : «Femme, pourquoi pleurestu<br />

? qui cherches-tu ?»<br />

Mais elle, croyant qu’elle avait à faire au<br />

gardien du jardin, lui dit : «Seigneur, si c’est<br />

toi qui l’as enlevé, dis-moi où tu l’as mis et<br />

j’irai le prendre.»<br />

Jésus lui dit : «Marie.» Elle se retourna et<br />

lui dit en hébreu : «Rabbouni», ce qui signifie<br />

maître. Jésus lui dit : «Ne me retiens pas! car<br />

je ne suis pas encore monté vers mon Père.<br />

Pour toi, va trouver mes frères et dis-leur<br />

que je monte vers mon Père qui est votre<br />

Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu.»<br />

Marie <strong>de</strong> Magdala vint donc annoncer<br />

aux disciples : «J’ai vu le Seigneur, et voici ce<br />

qu’il m’a dit.»<br />

(Jn 20, 11-18, trad. <strong>de</strong> la TOB)<br />

86


LE TEMPS DU DEUIL<br />

Ce texte, je l’avais lu et médité bien <strong>de</strong>s fois,<br />

mais l’Evangile est une Parole vivante et ce jourlà,<br />

Jésus avait quelque chose à me dire.<br />

Depuis <strong>de</strong>s mois, je me penchais vers le «tombeau»<br />

<strong>de</strong> ma sœur, la cherchant en vain, pleurant<br />

parce qu’on me l’avait enlevée!<br />

Mais les vivants n’ont pas leur place dans un<br />

tombeau! Ils sont allés rejoindre notre Père, notre<br />

Dieu. Et nous ne pouvons pas les retenir!<br />

Il a fallu que Marie <strong>de</strong> Magdala se retourne<br />

pour voir son Seigneur vivant. Et encore, elle ne<br />

le reconnaît pas du premier coup!<br />

C’est qu’il faut regar<strong>de</strong>r avec le cœur, écouter<br />

avec son âme, pour reconnaître les signes qui<br />

<strong>vie</strong>nnent <strong>de</strong> Dieu. Se tourner vers Dieu, regar<strong>de</strong>r<br />

vers la lumière, c’est un chemin <strong>de</strong> conversion!<br />

Laisser partir ma sœur, me détourner du tombeau<br />

et regar<strong>de</strong>r autrement vers un horizon à la<br />

fois proche, car fixé au plus intime <strong>de</strong> nousmêmes,<br />

lointain parce qu’ il reste un chemin <strong>de</strong><br />

conversion à parcourir pour l’atteindre.<br />

C’est dans cette <strong>de</strong>rnière partie du <strong>de</strong>uil que je<br />

me trouve aujourd’hui; il me reste un grand pas<br />

à franchir!<br />

<strong>Le</strong>s disciples d’Emmaüs ont <strong>de</strong>mandé à Jésus<br />

<strong>de</strong> rester avec eux et Marie <strong>de</strong> Magdala près du<br />

tombeau aurait bien voulu retenir son Seigneur!<br />

Oui, mes sens se sou<strong>vie</strong>nnent encore <strong>de</strong><br />

Laurence, <strong>de</strong> son sourire, <strong>de</strong> ses yeux ar<strong>de</strong>nts, <strong>de</strong><br />

ses mille facettes. J’aimerais tant pouvoir la toucher,<br />

l’entendre, lui donner tout mon amour!<br />

Je sais que ma <strong>vie</strong> est ici, que j’ai mon chemin<br />

à parcourir comme elle a parcouru le sien; que<br />

87


FAIM DE VIE<br />

sans doute, elle avance toujours plus loin dans la<br />

lumière, alors que moi, j’essaie <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r le cap,<br />

dans le brouillard!<br />

J’ai encore bien souvent mal <strong>de</strong> son absence;<br />

<strong>de</strong>s images <strong>de</strong> douleur <strong>vie</strong>nnent parfois m’assaillir.<br />

L’espace temps est tellement subjectif! Il<br />

est <strong>de</strong>s choses qui semblent toujours avoir existé<br />

juste hier et d’autres qui paraissent n’arriver jamais!<br />

Quand je prie, à la messe, je pense qu’elle est<br />

là, autour <strong>de</strong> la table et qu’elle <strong>vie</strong>nt me rejoindre<br />

un moment dans la chaîne visible et invisible <strong>de</strong><br />

tous ceux qui communient en Jésus.<br />

Je voudrais terminer en redisant que l’Amour<br />

est tout. Une <strong>vie</strong> n’a <strong>de</strong> sens que par l’amour reçu<br />

et donné. C’est l’amour qui nous fait exister, c’est<br />

l’amour qui <strong>de</strong>meure même lorsqu’on est passé<br />

<strong>de</strong> l’autre côté!<br />

Mons, le 16 juillet 2001


<strong>Faim</strong> <strong>de</strong> <strong>vie</strong><br />

Laurence avait encore faim <strong>de</strong> <strong>vie</strong>, mais la <strong>vie</strong> a pris <strong>fin</strong>.<br />

A<strong>de</strong>la, sa sœur, nous livre ici le récit <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers mois <strong>de</strong><br />

Laurence, traversés <strong>de</strong> révolte et d’acceptation, <strong>de</strong> souffrance<br />

et <strong>de</strong> paix, <strong>de</strong> désespoir et d’élans <strong>de</strong> foi.<br />

Nous approchons ici, avec respect, l’épreuve <strong>de</strong> la personne<br />

en <strong>fin</strong> <strong>de</strong> <strong>vie</strong>, et celle vécue par ses proches. Nous<br />

sentons aussi toute l’humanité et la compassion vécues au<br />

quotidien dans une unité <strong>de</strong> soins palliatifs.<br />

Un livre qui éclaire d’un jour nouveau les débats en cours.<br />

ISBN 2-87356-220-X<br />

Prix TTC : 40 FF - 6 €<br />

9 782873 562205<br />

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