Les-Structures-sociales-de-l_economie-Pierre-Bourdieu[1]
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possè<strong>de</strong> le plus souvent qu’un seul, peuvent faire alterner le langage neutre <strong>de</strong> la bureaucratie bancaire et<br />
le langage personnel et familier <strong>de</strong> l’existence ordinaire. Ainsi, une question comme « Faut-il acheter du<br />
neuf ou <strong>de</strong> l’ancien ? » appelle <strong>de</strong>ux réponses possibles. Ou bien : « Nous conseillons toujours à nos<br />
clients d’acheter du neuf parce qu’ils peuvent bénéficier du réescompte <strong>de</strong> la Banque <strong>de</strong> France. » Ou<br />
bien : « Vous savez, je ne suis pas indiqué pour vous répondre parce que moi j’ai acheté <strong>de</strong> l’ancien. »<br />
Dans le premier cas, l’employé parle en porte-parole autorisé et en représentant officiel du savoir ; dans<br />
le second, il se comporte en simple particulier conseillant un autre particulier. <strong>Les</strong> employés <strong>de</strong> banque<br />
doivent, en principe, signifier par leur langage et leur ton que ce n’est pas la vie privée du client qui les<br />
intéresse mais certaines caractéristiques génériques et abstraites <strong>de</strong> son opération immobilière qui sont<br />
nécessaires pour le ranger dans telle ou telle classe et lui assigner le barème approprié. Et tout se passe<br />
bien ainsi avec <strong>de</strong>s spécialistes (banquiers, patrons, directeurs d’agence, ingénieurs conseil) qui<br />
téléphonent pour le compte d’un tiers : le langage technico-bureaucratique, chargé <strong>de</strong> mots spéciaux,<br />
propres à conférer aux propos un ton <strong>de</strong> neutralité technique (hypothèque, subrogation <strong>de</strong>s privilèges,<br />
etc.) et <strong>de</strong> doublets « nobles » <strong>de</strong> mots ordinaires (tiers, jouissance, ensemble immobilier, immeuble<br />
rési<strong>de</strong>ntiel, acquisition, prêt complémentaire, effectuer, etc.), est ce qui permet <strong>de</strong> « se mêler », comme on<br />
dit, « <strong>de</strong>s affaires » <strong>de</strong>s clients autant que l’exige la situation sans empiéter pour autant sur leur vie privée<br />
et tout en gardant les distances.<br />
avant <strong>de</strong> conclure : « Est-ce que vous seriez intéressés <strong>de</strong> rencontrer un collaborateur qui pourrait vous proposer les différents<br />
styles <strong>de</strong> maison et surtout les terrains accompagnants ? » Devant l’acquiescement <strong>de</strong> M. et Mme F., elle les accompagne dans une<br />
pièce voisine transformée en bureau et les fait asseoir. Quelques instants après, un homme fait son entrée :<br />
LE VENDEUR : Messieurs-dames, vous voulez vous renseigner, je présume ? (Il s’installe <strong>de</strong>rrière un bureau.).<br />
M. ET MME F. : Ben, on serait intéressés par une maison, une maison dans le coin, là, par là… Et votre collègue nous disait que c’est<br />
avec vous qu’il faut voir pour les terrains.<br />
LE VENDEUR : Il faut voir, il faut voir l’ensemble, ce que vous souhaitez comme maison, le budget dont vous disposez et puis le<br />
terrain sur lequel, enfin dans quel coin… enfin dans quelle région vous souhaitez construire.<br />
Il commence alors à poser les premières questions, « Vous habitez sur où actuellement ? » « Vous travaillez à quel endroit à Paris ? »<br />
Pour enchaîner : « Et au niveau <strong>de</strong> votre enveloppe, au niveau budget, terrain plus maison, vous savez exactement ce que vous<br />
pouvez obtenir ? »<br />
M. F. : Oui, là, on a été chez… (il mentionne le nom d’un autre constructeur), ils nous ont fait une étu<strong>de</strong> financière, on était donc…<br />
LE VENDEUR : … chez l’adversaire, OK. Et vous arrivez à quelle enveloppe ? 50… 60… ?<br />
M. F. : Eh bien, 65 millions.<br />
LE VENDEUR : 650 000 F terrain et maison tout inclus. Vous faites un financement par un prêt conventionné, un prêt PAP ? Vous<br />
avez vu ça ?<br />
M. F. : Eh bien, il nous a fait <strong>de</strong>s calculs…<br />
Le ven<strong>de</strong>ur se lance alors dans une explication très succincte.<br />
LE VENDEUR : Il y a <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> financement actuellement. Vous avez soit en fonction <strong>de</strong> vos conditions familiales, donc du<br />
nombre <strong>de</strong> personnes à charge, et vos conditions d’imposition fiscale, vous pouvez obtenir un prêt d’État, le prêt PAP. Soit d’un côté<br />
votre condition familiale et votre imposition fiscale vous permettent d’obtenir les prêts d’État à 9,6 % d’intérêts, ou alors vous passez<br />
par les prêts conventionnés. C’est <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> financement, mais qui font la différence au niveau du financement.<br />
Puis il attaque un questionnaire très serré auquel M. et Mme F. répondront alternativement pendant que le ven<strong>de</strong>ur reporte toutes<br />
leurs réponses sur un formulaire : « Leur apport initial ? » « Sont-ils propriétaires ou locataires ? » « Le nombre d’enfants ? » « Leurs<br />
revenus ? » <strong>Les</strong> allocations familiales : « Mais, attention, les banques ne les prennent pas en considération. » Il vérifie les calculs du<br />
constructeur-concurrent (« Un tiers <strong>de</strong> 12 000 F, ça fait 4 000 F : oui, c’est ça ») et continue son interrogatoire : « Y a-t-il un emprunt<br />
possible auprès <strong>de</strong> votre employeur ? » « Avez-vous votre imposition fiscale ? » « Depuis combien <strong>de</strong> temps tra –<br />
…/…<br />
Il en va tout autrement dans les échanges avec les clients « ordinaires ». Sans doute la force propre<br />
du discours savant continue-t-elle à s’exercer lors même qu’il est employé par <strong>de</strong>s agents qui ne<br />
détiennent pas toute la compétence qu’il est censé garantir. (Quoiqu’il puisse arriver que le caractère un<br />
peu forcé <strong>de</strong> leur aisance d’employés parlant un langage <strong>de</strong> cadres se trahisse dans les fêlures et les ratés