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Les-Structures-sociales-de-l_economie-Pierre-Bourdieu[1]

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<strong>de</strong> leur discours lorsqu’ils se trouvent affrontés, par exception, à <strong>de</strong>s clients possédant une parfaite<br />

maîtrise du langage économique – un professeur <strong>de</strong> droit, dans tel cas observé.) C’est ainsi que, dans la<br />

bouche <strong>de</strong>s réceptionnistes <strong>de</strong> banque, qui en font pourtant un usage souvent approximatif et mécanique, le<br />

langage économique peut fonctionner comme instrument <strong>de</strong> distanciation <strong>de</strong>stiné à désarmer le client en le<br />

déconcertant et en affaiblissant son système <strong>de</strong> défense : l’impersonnalité du langage technique est un <strong>de</strong>s<br />

moyens d’obtenir <strong>de</strong> lui qu’il abolisse toute référence personnelle à ses problèmes « personnels » tout en<br />

livrant les informations (faussement) « personnelles » qui sont nécessaires à l’établissement d’un contrat 2 .<br />

Mais le détenteur du langage dominant peut s’accor<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s changements <strong>de</strong> registre linguistique<br />

lorsque les clients, incapables <strong>de</strong> soutenir un ton aussi soutenu, traduisent les propos du réceptionniste<br />

dans le langage <strong>de</strong>s rapports personnels. « Nos bureaux sont ouverts sans interruption », dit le<br />

réceptionniste ; et le client reprend, par un jeu <strong>de</strong> traduction qui ai<strong>de</strong> à comprendre et permet <strong>de</strong> vérifier<br />

que l’on a bien compris en même temps qu’il représente un effort pour réduire la distance (et l’anxiété) :<br />

« Ah bon, vous êtes ouverts toute la journée. » « Oui, dit le réceptionniste, vous venez quand vous<br />

voulez. » (<strong>Les</strong> réceptionnistes, qui doivent toujours donner leur nom en début <strong>de</strong> conversation, insistent<br />

longuement sur l’aspect presque « amical » <strong>de</strong> la relation qu’ils établissent avec les clients : « Le premier<br />

contact est primordial, il faut mettre le client à l’aise et le laisser parler. D’habitu<strong>de</strong>, ils sont crispés<br />

quand ils entrent et, pour qu’ils se déten<strong>de</strong>nt, il suffit d’être aimable. Généralement, nous suivons jusqu’à<br />

l’instruction les clients assez fidèles. Je ne dis pas que nous <strong>de</strong>venons amis avec le client, mais cela<br />

<strong>de</strong>vient un peu comme un mala<strong>de</strong> et son mé<strong>de</strong>cin : ils nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt notre nom, etc. »)<br />

vaillez-vous dans la même société ? » Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si l’autre constructeur ne leur a pas fait un prêt PAP et déci<strong>de</strong> : « Alors on fera un<br />

prêt PAP sur vingt ans et un prêt complémentaire… Oui, c’est ça, on va faire un prêt PAP, majoré, il n’y a pas <strong>de</strong> problème…»<br />

M. et Mme F. ne peuvent qu’être d’accord. Le ven<strong>de</strong>ur enchaîne : « Alors, maintenant, au niveau <strong>de</strong> la maison, qu’est-ce que vous<br />

recherchez, qu’est-ce qu’il vous faut ? » M. et Mme F. déclarent souhaiter une chambre par enfant « au moins », « dans les 100 m 2 ,<br />

par là », « tout au même niveau », « avec un garage ». Le ven<strong>de</strong>ur acquiesce : « D’accord. Alors moi, actuellement qu’est-ce que je<br />

peux vous proposer <strong>de</strong> cet ordre-là ? » Il feuillette un catalogue.<br />

M. F. : On en a vu une sur vos publicités affichées dans la cuisine qui a l’air bien…<br />

Il la nomme, désignant une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières maisons produites par le constructeur et unanimement décrétée invendable par les ven<strong>de</strong>urs<br />

qui, la jugeant trop compliquée et inadaptée en général aux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s clients, ne la proposent jamais.<br />

LE VENDEUR (continuant, l’air <strong>de</strong> rien, à parcourir les pages du catalogue) : Comme possibilité <strong>de</strong> maison, 100 m 2 , avec un garage…<br />

Il y a plusieurs possibilités… (tourne les pages)… ben voilà, un exemple, celle-là. (Il montre les plans. C’est la <strong>de</strong>rnière maison sortie<br />

par le constructeur et qui, contrairement à la précé<strong>de</strong>nte, a reçu l’approbation <strong>de</strong>s ven<strong>de</strong>urs.) On va vous rajouter le garage ici… Il y<br />

a tellement <strong>de</strong> possibilités hein ! On peut tout faire.<br />

M. et Mme F. en parcourant le catalogue essaient <strong>de</strong> faire parler le ven<strong>de</strong>ur sur d’autres modèles, mais en vain. Il se contente <strong>de</strong><br />

continuer à remplir son formulaire, faisant les calculs financiers du garage (« ça fait tant »), ajoutant l’APL, le montant du prêt PAP,<br />

et répondant <strong>de</strong> loin aux questions que M. et Mme F. tentent <strong>de</strong> lui poser, notamment sur l’aspect technique <strong>de</strong> la maison.<br />

MME F. : Et les clients que vous avez dans le coin, ils ont bien supporté le froid qu’il y a eu il n’y a pas très longtemps ?<br />

LE VENDEUR (en profite pour s’impliquer) : Bien sûr, je l’ai bien supporté. J’ai moi-même une maison G.<br />

Suit un long <strong>de</strong>scriptif technique <strong>de</strong>s maisons G.<br />

M. et Mme F. apprennent alors que leur prêt « sera progressif » sans que les termes leur soient expliqués.<br />

M. F. : De toute façon, bien sûr, on aura d’autres frais, mais pour être chez nous peinards, tout ça, on fait <strong>de</strong>s sacrifices, y a pas <strong>de</strong><br />

problème…<br />

LE VENDEUR (proteste) : Ah non, non, comme on dit : chacun son boulot… Moi je pose <strong>de</strong>s questions, ça nous permet d’être<br />

d’accord pour le financement…<br />

Il annonce le coût total du résultat <strong>de</strong> ses opérations, avant <strong>de</strong><br />

…/…<br />

De même, comme pour encourager la propension du client à i<strong>de</strong>ntifier l’intérêt tout professionnel<br />

qu’ils portent à ses caractéristiques personnelles à un intérêt pour sa vie privée, les ven<strong>de</strong>urs reprennent<br />

souvent à leur compte ses traductions en langage ordinaire ou les opèrent spontanément à sa place. Ainsi,<br />

au client qui se plaint <strong>de</strong> la copropriété, le ven<strong>de</strong>ur déclare : « Je sais ce que c’est, j’en suis. » La

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