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Chronique de Lyon<br />

Réflexion<br />

Lundi 7 octobre 1850<br />

Les ouvriers<br />

Jamais on n’a montré aux ouvriers autant de zèle et autant d’amour que depuis la révolution de février ; jamais leur cause n’a été plus<br />

longuement plaidée, leurs intérêts plus pompeusement invoqués ; jamais aussi procès n’a autant rapporté aux avocats. Parler des<br />

ouvriers et se faire leur organe, cela conduisait à tout, même au Luxembourg ; c’était le moyen le plus sûr d’acquérir de la popularité,<br />

des honneurs et des places ; il y a même beaucoup de représentants, fort nuls d’ailleurs, qui ont dû leur nomination à l’habileté qu’ils<br />

mettaient à traiter ce sujet inépuisable. Cela a profité à tout le monde, sauf aux ouvriers ; leur position, en effet, n’a pas changé : ils sont<br />

restés avec les mêmes misères, avec la même organisation, et à part quelques améliorations partielles, on n’a rien fait pour eux. Cela<br />

tient aux incertitudes politiques, qui rendent le gouvernement impuissant et la société stérile, en faisant du premier un rouage affaibli<br />

et de l’autre un édifice menacé ; cela tient aussi aux flatteries dont on a enivré les ouvriers, aux espérances dont on les a bercés ; on leur<br />

a tant et si bien montré l’impossible que tout le monde lui court après, et qu’on néglige le possible, le réalisable, vers lequel il n’y a, pour<br />

ainsi dire, qu’à étendre la main ; cela tient enfin à ce que la plupart de ceux qui ont traité les questions ouvrières s’en sont occupés non<br />

pas comme d’études sérieuses d’où le bien pouvait sortir, mais comme d’immenses réclames à leur avantage exclusif. Ils travaillaient<br />

pour eux-mêmes, le mot d’ouvriers n’était là que comme une annonce attrayante à la porte d’une mauvaise boutique.<br />

Avant de songer aux mesures dont l’application pourrait amener un changement dans le sort des ouvriers, il est bien de diviser les<br />

travailleurs en deux catégories distinctes. En les confondant et en les soumettant aux mêmes réformes, aux mêmes règlements, on<br />

commettrait une grave erreur.<br />

Il y a d’abord les ouvriers des fabriques et des manufactures, les tisseurs de soie à Lyon, les tisseurs de coton à Rouen et Mulhouse, etc.<br />

Il y a encore, dans cette même catégorie, certains ouvriers spéciaux : les mineurs à St-Etienne, Blanzy, Anzin, etc. ; les fondeurs à Alais,<br />

Lavoulte, le Creuzot, etc. L’existence de ces divers ouvriers, leurs salaires, leurs chômages, leurs caisses de secours et de retraite mêmes,<br />

sont avant tout des affaires commerciales et industrielles. Il y a certainement des institutions à refondre et d’autres à créer ; il y a des<br />

lacunes à combler et des abus à faire disparaître. Mais avant tout il y a notre industrie à activer et notre commerce à étendre. Vainement<br />

on ferait des règlements sur le travail et sur le prix de la journée ; vainement on déterminerait des conditions spéciales pour l’admission<br />

des apprentis, pour les droits de l’ouvrier, pour les obligations des patrons, on n’arriverait à rien si les commandes manquaient. Pour tous<br />

ces ouvriers, le point essentiel n’est point tant dans la production, il est dans l’écoulement. Ils ont d’ailleurs leurs habitudes particulières,<br />

leurs besoins spéciaux ; il n’y a pas jusqu’à leur genre de vie qui, partout varié, n’exerce partout une influence différente sur eux et sur<br />

leurs familles. On n’a pas songé à tout cela ; on a mis les ouvriers en avant comme une merveilleuse amorce. Le parti socialiste a si bien<br />

menti, si bien flatté, il a tant promis surtout, qu’il a presque le monopole de la question ouvrière. Quant aux résultats, c’est lui qui leur a<br />

fait le plus de mal, moralement et matériellement.<br />

A côté des ouvriers de l’industrie, mais en dehors d’eux et dans une position tout-à-fait dissemblable, viennent se placer les ouvriers des<br />

différents corps d’état, serruriers, charpentiers, menuisiers, etc., etc. La plus grande différence entre eux et leurs frères de l’industrie, c’est<br />

que ces derniers restent le plus souvent ouvriers toute leur vie, tandis que les autres, une fois leur tour de France achevé, s’établissent<br />

pour la plupart, travaillent à leur compte et deviennent maîtres. Ils possèdent, en général, un petit patrimoine ; s’ils viennent dans les<br />

villes pour faire l’apprentissage de l’état qu’ils ont choisi, c’est avec l’intention de rentrer un jour au pays natal, auprès de leur famille.<br />

Cette pierre d’attente posée quelque part, ce projet de stabilité, cette espérance de retour au toit paternel, tout cela donne à l’ouvrier des<br />

corps d’états des habitudes moins remuantes. Il cède moins facilement aux séductions politiques, et s’il prend part aux barricades, s’il<br />

coopère aux révolutions, c’est qu’il est brave, que le danger l’attire, que la poudre l’enivre, et qu’il se bat pour se battre, le plus souvent<br />

sans savoir pourquoi et surtout pour qui.<br />

On reconnaîtra, dans les deux classifications que nous venons d’établir, des besoins et des intérêts essentiellement divers. Ce sont donc,<br />

par conséquent, des mesures d’une nature bien différente qui doivent être prises pour les uns ou les autres de ces ouvriers.<br />

Aux premiers, à ceux de l’industrie, des institutions locales, des contrats d’apprentissage sérieux, des livrets sévèrement tenus, des<br />

salaires en harmonie avec les dépenses du producteur, et le prix du produit, puis des caisses de secours et de prévoyance affectées à<br />

chaque cité industrielle, à chaque ville manufacturière.<br />

Aux seconds, la réforme du compagnonnage en le perfectionnant, des règlements généraux, des secours mutuels, et les livrets soumis à<br />

des formalités tutélaires pour la société, mais pourvus de droits bienfaisants pour l’ouvrier.<br />

Telles sont non pas les réformes à accomplir, mais tel est l’ordre dans lequel nous croyons qu’elles doivent être conçues. Sous le terme<br />

collectif d’ouvrier, dont abusent les révolutionnaires, il y a mille intérêts, mille organisations et, par suite, mille moyens à employer pour<br />

arriver au mieux. L’erreur est dans la confusion des ouvriers en une masse identique ; la vérité est dans leur division infinie en petits<br />

groupes de nuances opposées. Que les améliorations ouvrières soient recherchées au point de vue que nous nous bornons à indiquer<br />

aujourd’hui, et on les trouvera faciles, fécondes et surtout immédiatement réalisables.<br />

Chronique de Lyon<br />

Autrefois n°26 • Février 2017<br />

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