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Fanzine n°1 - 1740

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<strong>1740</strong><br />

LE SPECTACLE<br />

EST UNE MISÈRE<br />

BIEN PLUS<br />

QU'UNE CONSPIRATION<br />

Guy Debord


Les cinq prochaines années, de 2018 à 2022, seront le dernier plan<br />

quinquennal de Transquinquennal.<br />

Mettre un terme à Transquinquennal est un acte artistique. Nous<br />

accorder 5 ans pour finir, c’est faire le deuil du connu et nous ouvrir à la<br />

curiosité de l’inconnu, c’est nous donner à nous-mêmes toute latitude<br />

pour nous servir de ce suspense spectaculaire et de cette attente. C’est<br />

l’opportunité de retrouver notre nature proprement théâtrale, celle de<br />

l’obsolescence auto-programmée et de la beauté de l’éphémère.<br />

Nous avons exploré la question du changement dans tous nos<br />

spectacles, à la recherche du point d’appui et du levier qu’Archimède<br />

avait imaginés pour soulever le monde.<br />

“La” question obsédante aujourd’hui est la suivante : comment se<br />

positionner par rapport à toutes les transformations qui affectent le<br />

monde, tant positives que négatives, ou le plus souvent incertaines?<br />

Si ce monde résiste à nos désirs, semble s’éloigner de notre idéal,<br />

est-ce parce que nous échouons à influer sur ce changement, ou plus<br />

simplement parce que nous avons nous-mêmes peur de changer avec<br />

lui ? La tentation la plus forte, c’est le conservatisme. Notre décision<br />

d’arrêter a pour but de résister définitivement à cette tentation,<br />

d’expérimenter et d’embrasser tout ce que la fin annoncée de notre<br />

projet entraînera de changement pour nous et notre pratique.<br />

La preuve que notre projet de changement définitif s’oriente vers<br />

une réussite, sera que ce processus ne se déroule pas comme nous<br />

le prévoyons, mais soit bousculé par les surprises et l’imprévisible.<br />

Ensuite, nous serons (enfin) spectateurs du dénouement – inscrit dans<br />

l’ironie même du théâtre – de notre longue prestation publique, et<br />

Transquinquennal interprétera l’oubli.<br />

❉ <strong>1740</strong>, c’est le nombre de jours qui sépare la date de parution de cet<br />

opus de la fin de Transquinquennal.<br />

«Lemmings»<br />

Wikipedia


FROM: MIGUEL DECLEIRE – TRANSQUINQUENNAL<br />

SENT: TUESDAY, FEBRUARY 6, 2018 3:34:44 PM<br />

TO: FRANÇOISE BERLANGER<br />

CC: EQUIPE@TRANSQUINQUENNAL.BE<br />

SUBJECT: SUR NOTRE FIN<br />

Salut Françoise,<br />

On a discuté à propos de ta réaction sur notre « fin<br />

annoncée qui est dans si longtemps ». On trouve très<br />

intéressant ton point de vue, et on aimerait beaucoup<br />

pouvoir en discuter avec toi. Le problème c’est que ce ne<br />

serait pas avant un petit temps...<br />

Mais on a une autre proposition à te faire, si jamais ça<br />

te convient. On compte publier une petite brochure un peu<br />

sauvage, genre fanzine, qui ne serait pas de la promotion<br />

de nos spectacles, mais des textes qu’on écrit où on se<br />

lâche un peu, et des textes qu’on a lus qu’on trouve<br />

intéressants. Si ça te dit d’écrire ce que tu aurais à nous<br />

dire, et qu’on le mette dans notre petit journal punk, on<br />

trouverait ça génial.<br />

Surtout si tu n’es pas d’accord avec nous. Mais on peut<br />

aussi essayer de se voir quand même, et retranscrire notre<br />

conversation. Mais alors on sera sans doute un peu tard<br />

pour notre brochure.<br />

Dis-nous ce que tu en penses.<br />

Je t’embrasse, et les autres aussi.<br />

Miguel<br />

FROM: FRANCOISE BERLANGER<br />

SENT: FRIDAY, FEBRUARY 6, 2018 3:50:37 PM<br />

TO: MIGUEL DECLEIRE – TRANSQUINQUENNAL<br />

CC: EQUIPE@TRANSQUINQUENNAL.BE<br />

SUBJECT: RE: SUR NOTRE FIN<br />

Ok super l’idée du <strong>Fanzine</strong> post punky...<br />

Ok je vais essayer de rassembler ce que j’avais déjà<br />

écrit et ce que je voulais vous dire,en français, plus que<br />

possible… Et puis vous voyez si ça vous intéresse, en effet<br />

c’est une réaction, surtout, en fait, à votre vidéo.<br />

Ce serait pour quand? Pour que j’ai une sorte de dead punky<br />

line?<br />

Bizzzzzzzzoux<br />

Fre.<br />

Lien vers la vidéo :<br />

1


Rory Calhoun et Dean Jagger dans<br />

Crépuscule sanglant (Red sundown) Jack Arnold (1956)


MANIFESTE<br />

ACCÉLÉRATIONNISTE<br />

Ce vers quoi nous pousse l’accélérationnisme, c’est vers un avenir qui<br />

soit plus moderne, et d’une modernité alternative que le néolibéralisme<br />

est intrinsèquement incapable d’engendrer.<br />

A. INTRODUCTION : SUR LA CONJONCTURE<br />

1<br />

En ce début de seconde décennie du XXI e siècle, la civilisation<br />

globale doit faire face à une nouvelle espèce de cataclysme. Les<br />

apocalypses à venir rendent ridicules les normes et les structures<br />

organisationnelles de la politique, telles qu’elles ont été forgées au<br />

moment de la naissance de l’État-nation, de l’émergence du capitalisme<br />

et d’un XX e siècle scandé par des guerres sans précédents.<br />

2<br />

Le dérèglement du système climatique planétaire est l’élément<br />

le plus important de la situation actuelle. À terme, cela menace<br />

la poursuite de l’existence de la population humaine globale. Quoique<br />

cela constitue la menace la plus critique à laquelle doive faire<br />

face l’humanité, il existe aussi une série de problèmes de moindre<br />

envergure, mais potentiellement aussi déstabilisants, qui se déploient<br />

à côté et parfois en intersection avec le dérèglement climatique. La<br />

destruction terminale de certaines ressources, comme l’eau douce<br />

et l’énergie, fait entrevoir des perspectives de famines de masses,<br />

d’effondrement des paradigmes économiques, de guerres chaudes et<br />

froides. Une crise financière permanente a conduit les gouvernements<br />

à embrasser la spirale paralysante des politiques d’austérité, de la<br />

privatisation des services sociaux, du chômage de masse et de la<br />

stagnation des revenus. L’automatisation croissante des processus de<br />

production, y compris dans le domaine du travail intellectuel, illustre<br />

la crise séculaire du capitalisme, qui va s’avérer rapidement, incapable<br />

de maintenir les niveaux de vie actuels, même chez les (anciennes)<br />

classes moyennes du Nord globalisé.<br />

3<br />

En contraste frappant avec ces catastrophes en voie d’accélération,<br />

les politiques actuelles sont plombées par leur incapacité à<br />

générer les nouvelles idées et modes d’organisation nécessaires à la<br />

3


transformation de nos sociétés, pour leur permettre de confronter<br />

et de résoudre les menaces d’annihilation à venir. Tandis que la crise<br />

gagne en force et en vitesse, la politique dépérit et bat en retraite.<br />

L’avenir se trouve annulé du fait de cette paralysie de l’imaginaire<br />

politique.<br />

4<br />

Depuis 1979, le néolibéralisme a été en position d’idéologie<br />

politique globale hégémonique, à travers diverses variantes selon<br />

les puissances économiques dominantes. Malgré les profonds défis<br />

structurels que les nouveaux problèmes globaux lui ont présentés – à<br />

commencer par les crises monétaires, financières et fiscales qui se sont<br />

succédé depuis 2007-2008 – les programmes néolibéraux n’ont évolué<br />

que dans le sens d’un approfondissement. Cette évolution du projet<br />

néolibéral – ou néolibéralisme 2.0 – s’est contentée d’appliquer un<br />

nouveau tour d’ajustements structurels, surtout en encourageant de<br />

nouvelles incursions, plus agressives encore, du secteur privé dans ce<br />

qui reste des institutions et des services issus de la social-démocratie.<br />

Cela s’est imposé en dépit des effets sociaux et économiques<br />

directement négatifs de telles politiques, et en ignorant les limites<br />

fondamentales contre lesquelles viennent buter, dans le long terme,<br />

les nouvelles crises globales.<br />

5<br />

Si<br />

les politiques de droite, qu’elles relèvent de milieux<br />

gouvernementaux, non gouvernementaux ou des grandes<br />

entreprises, ont eu la force d’imposer une telle néolibéralisation,<br />

c’est au moins partiellement du fait de la paralysie et de l’inefficacité<br />

chronique de ce qui reste de la gauche. Trente ans de néolibéralisme<br />

ont laissé la plupart des partis de gauche démunis de toute pensée<br />

radicale, vidés de toute substance et de tout mandat populaire. Au<br />

mieux, ces partis ont répondu aux crises actuelles en appelant à un<br />

retour vers des politiques économiques keynésiennes, en dépit du<br />

fait, pourtant évident, que les conditions qui ont permis la démocratie<br />

sociale d’après-guerre ont largement disparu. Nous ne pouvons pas<br />

revenir par décret ou par coup de baguette magique à l’emploi de masse<br />

qui prévalait à l’âge industriel du fordisme. Même les régimes néosocialistes<br />

de la Révolution bolivarienne d’Amérique latine, en dépit<br />

de leur encourageante capacité à résister aux dogmes du capitalisme<br />

contemporain, restent malheureusement incapables d’avancer une<br />

alternative allant au-delà d’un socialisme datant du milieu du xx e siècle.<br />

Les syndicats, systématiquement laminés par les transformations<br />

néolibérales, sont sclérosés sur le plan institutionnel, et uniquement<br />

capables – au mieux – d’atténuer un peu les nouveaux ajustements<br />

structurels. Mais faute d’un effort systématique pour construire une<br />

nouvelle économie, et faute des solidarités structurelles capables de<br />

promouvoir de tels changements, les organisations ouvrières restent<br />

relativement impuissantes. Les nouveaux mouvements sociaux qui<br />

4


ont émergé après 2008 ont été incapables, eux aussi, d’articuler<br />

une vision idéologique politiquement nouvelle. Au lieu de cela, ces<br />

mouvements ont dépensé une énergie considérable sur des processus<br />

de démocratie directe qui ont privilégié l’auto-valorisation affective<br />

plutôt que l’efficacité stratégique, cultivant fréquemment une variante<br />

de localisme néoprimitiviste, comme si, à la violence abstraite du<br />

capital globalisé, ne pouvait s’opposer que l’« authenticité » douteuse<br />

et éphémère de communes valorisant l’immédiateté.<br />

6<br />

En l’absence d’une vision sociale, politique, organisationnelle et<br />

économique radicalement nouvelle, les puissances hégémoniques<br />

de droite continueront à promouvoir leur imaginaire rétréci, au déni<br />

des plus évidentes réalités. La gauche, au mieux, parviendra à résister<br />

temporairement et partiellement à quelques-unes des pires incursions.<br />

Mais ce ne sera qu’un baroud d’honneur contre la montée d’une marée<br />

irrésistible. Faire émerger une nouvelle hégémonie globale de gauche<br />

exige de retrouver des avenirs possibles aujourd’hui perdus – ou plutôt<br />

de retrouver la possibilité même de l’avenir.<br />

B. INTER-RÈGNE : SUR LES ACCÉLÉRATIONNISMES<br />

1<br />

S’il y a un système qui s’est trouvé associé aux idées d’accélération,<br />

c’est bien le capitalisme. Son métabolisme essentiel repose<br />

sur la croissance économique, la compétition entre les entités<br />

capitalistes individuelles mettant en mouvement des développements<br />

technologiques toujours plus poussés, sous l’aiguillon de l’avantage<br />

compétitif, entraînant toujours davantage de dislocations sociales.<br />

Sous sa forme néolibérale, son idéologie se présente comme libérant<br />

les forces de destruction créatrice qui entraînent des innovations<br />

technologiques et sociales en accélération constante.<br />

2<br />

Le<br />

philosophe Nick Land a saisi cette dynamique de la façon la plus<br />

fine, fort d’une croyance myope mais hypnotique en la capacité<br />

qu’aurait la vitesse capitaliste de conduire par elle-même à une<br />

transition globale vers une singularité technologique sans précédent.<br />

Dans ce capitalisme visionnaire, l’humain peut finir par être liquidé<br />

comme un simple rebut, devenu inutile à une intelligence planétaire<br />

abstraite se construisant à grande vitesse à partir de bricolages<br />

fragmentaires tirés des civilisations antérieures. Le néolibéralisme<br />

de Nick Land confond toutefois la rapidité avec l’accélération. Nous<br />

avançons peut-être à grande vitesse, mais seulement à l’intérieur<br />

d’un ensemble strictement défini de paramètres capitalistes qui,<br />

pour leur part, n’évoluent aucunement. Nous ne connaissons qu’une<br />

vitesse croissante à l’intérieur du même horizon local, sur le mode<br />

d’une ruée en avant décervelée. Cela n’a rien à voir avec une véritable<br />

accélération, qui soit également navigationnelle, comme le serait un<br />

5


processus expérimental de découverte dans un espace universel de<br />

possibilités. C’est seulement ce second mode d’accélération que nous<br />

tenons pour essentiel.<br />

3<br />

Pire encore, comme l’ont reconnu Deleuze et Guattari, dès le<br />

début, ce que la vitesse capitaliste déterritorialise d’une main, elle<br />

le reterritorialise de l’autre. Le progrès se trouve emprisonné dans le<br />

cadre étroit de la plus-value, de l’armée de réserve de main-d’œuvre,<br />

et de la libre circulation du capital. La modernité se voit réduite<br />

aux mesures statistiques de croissance économique, tandis que<br />

l’innovation sociale s’encroûte dans les restes kitch des communautés<br />

du passé. La dérégulation reagano-thatchérienne fait bon ménage avec<br />

un « retour aux sources » vers les valeurs du passé, arc-boutées sur la<br />

famille et la religion.<br />

4<br />

Une<br />

tension plus profonde taraude pourtant le néolibéralisme<br />

entre, d’une part, l’image qu’il aime à donner de soi comme<br />

véhicule d’une modernité synonyme de modernisation et, d’autre<br />

part, la promesse d’un avenir dont il est intrinsèquement incapable<br />

d’accoucher. De fait, au fur et à mesure que le néolibéralisme a<br />

augmenté son emprise, au lieu de favoriser la créativité individuelle,<br />

il a tendanciellement conduit à éliminer l’inventivité cognitive<br />

pour instaurer une chaîne de montage affective faite d’interactions<br />

programmées, couplée avec des réseaux de production globaux<br />

branchés sur un néofordisme désormais localisé en Asie. Le cognitariat<br />

de travailleurs intellectuels d’élite se rétrécit chaque jour, menaçant<br />

de s’évaporer au fur et à mesure que l’automation algorithmique<br />

progresse au sein des sphères du travail intellectuel et affectif. Le<br />

néolibéralisme, malgré ses prétentions à être un développement<br />

historique nécessaire, n’aura été en fait que le moyen contingent de<br />

retarder la crise de la valeur qui a émergé dans les années 1970. Il n’en<br />

a été que la sublimation provisoire, et non la solution durable.<br />

5<br />

C’est<br />

Marx, en parallèle à Nick Land 1 , qui reste le penseur<br />

paradigmatique de l’accélérationnisme. Contrairement à la<br />

critique qu’on lui adresse trop fréquemment et au comportement de<br />

certains Marxiens d’aujourd’hui, il faut se rappeler que Marx lui-même<br />

s’est emparé des outils théoriques et des données disponibles les plus<br />

avancées, pour mieux comprendre et transformer son monde. Loin<br />

d’être un penseur cherchant à résister à la modernité, il s’est efforcé<br />

de l’analyser pour mieux y intervenir, comprenant que, malgré toute<br />

son exploitation et toute sa corruption, le capitalisme constituait<br />

le système économique le plus avancé de son temps. Ses acquis ne<br />

demandaient pas à être renversés pour revenir à un état antérieur,<br />

1. Nick Land (né en 1962) est un philosophe anglais, auteur de nouvelles, bloggeur et<br />

«père de l’accélérationisme».<br />

6


mais à être accélérés au-delà des contraintes de la forme de valeur<br />

capitaliste.<br />

6<br />

En réalité, comme Lénine l’a écrit en 1918 dans son texte « Sur<br />

l’infantilisme “de gauche” » : « Le socialisme est impossible sans<br />

la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de<br />

la science la plus moderne, sans une organisation d’État méthodique<br />

qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observa tion la plus<br />

rigoureuse d’une norme unique dans la produc tion et la répartition<br />

des produits. Nous, les marxistes, nous l’avons toujours affirmé ; quant<br />

aux gens qui ont été incapables de comprendre au moins cela (les<br />

anarchistes et une bonne moitié des socialistes‐révolutionnaires de<br />

gau che), il est inutile de perdre même deux secondes à discuter avec<br />

eux. »<br />

7<br />

Comme<br />

Marx en avait bien conscience, le capitalisme ne saurait<br />

être l’agent d’une véritable accélération. De même, présenter<br />

les politiques de gauche comme antithétiques à l’accélération<br />

technosociale constitue, au moins en partie, une grave erreur. Si la<br />

gauche politique doit avoir un avenir, c’est dans la mesure où elle saura<br />

le mieux embrasser cette tendance accélérationniste refoulée.<br />

C. MANIFESTE : DE L’AVENIR<br />

1<br />

Nous estimons qu’à l’intérieur de la gauche actuelle, le clivage le<br />

plus important sépare ceux qui s’accrochent à un folklore politique<br />

nourri de localisme, d’action directe et d’horizontalisme intransigeant,<br />

d’avec ceux qui ébauchent une politique « accélérationniste » sans<br />

complexe envers une modernité faite d’abstraction, de complexité, de<br />

globalité et de technologie. Les premiers se satisfont de l’instauration<br />

de petits espaces temporaires de relations sociales non-capitalistes,<br />

esquivant les véritables problèmes suscités par l’émergence de<br />

menaces qui sont intrinsèquement non locales, abstraites et enracinées<br />

au plus profond de nos infrastructures quotidiennes. L’échec de ce<br />

type de politiques était inscrit dans leur nature dès le commencement.<br />

Une politique accélérationniste cherche au contraire à préserver<br />

les gains du capitalisme tardif, tout en les poussant bien au-delà de<br />

ce que peuvent permettre son système de valeurs, ses structures de<br />

gouvernance et ses pathologies de masse.<br />

2<br />

Nous<br />

voulons tous travailler moins. Il vaut la peine de se demander<br />

pourquoi les principaux économistes de l’après-guerre crurent<br />

qu’un capitalisme éclairé progresserait vers une réduction radicale du<br />

temps de travail. Dans ses Perspectives économiques pour nos petitsenfants<br />

(rédigées en 1930), Keynes prédisait un avenir capitaliste<br />

dans lequel les individus verraient leur temps de travail réduit à<br />

7


trois heures par jour. Ce que nous avons vécu, tout au contraire, c’est<br />

l’élimination progressive de la distinction entre la vie et l’emploi, le<br />

travail envahissant tous les aspects de la nouvelle fabrique du social.<br />

3<br />

Le capitalisme a commencé à limiter les forces productives de<br />

la technologie, ou pour le moins à les diriger vers des finalités<br />

inutilement rétrécies. Les guerres de brevets et la monopolisation<br />

des idées sont des phénomènes contemporains trahissant à la fois le<br />

besoin du capital d’avancer au-delà des logiques compétitives et son<br />

approche de plus en plus rétrograde de la technologie. Les facteurs<br />

d’accélération du néolibéralisme n’ont pas conduit à moins de travail<br />

ni de stress. Et au lieu d’un monde fait de voyages dans l’espace, de<br />

chocs du futur ou de potentiels technologiques révolutionnaires, nous<br />

vivons une époque où les développements concernent essentiellement<br />

des améliorations marginales de techno-gadgets consuméristes.<br />

La répétition incessante des mêmes produits de base ne soutient la<br />

demande de consommation marginale qu’aux dépens de l’accélération<br />

humaine.<br />

4<br />

Nous<br />

ne voulons aucunement retourner à l’époque du fordisme.<br />

Il ne saurait y avoir de retour possible au fordisme. L’« âge d’or »<br />

capitaliste reposait sur le paradigme productif de l’environnement<br />

discipliné de l’usine, où les travailleurs (mâles) recevaient une<br />

sécurité d’emploi et un niveau de vie basique, en échange d’une<br />

existence d’ennui abrutissant et de répression sociale. Un tel système<br />

s’appuyait sur une hiérarchie internationale de colonies, d’empires<br />

et de périphéries sous-développées ; sur une hiérarchie nationale de<br />

racisme et de sexisme ; et sur une hiérarchie familiale rigide fondée<br />

sur l’assujettissement des femmes. Quelle que soit la nostalgie que<br />

certains ressentent à l’égard d’un tel régime, il n’est ni désirable ni<br />

possible d’y revenir.<br />

5<br />

Les<br />

accélérationnistes veulent libérer les forces productives<br />

latentes. Au sein de ce programme, la plateforme matérielle du<br />

néolibéralisme n’a pas besoin d’être détruite. Elle demande à être<br />

réorientée vers des finalités communes. L’infrastructure actuellement<br />

existante ne constitue pas les tréteaux capitalistes d’une scène à<br />

abattre, mais un tremplin sur lequel s’élancer vers une société postcapitaliste.<br />

6<br />

Étant<br />

donné l’asservissement de la technoscience aux<br />

objectifs du capitalisme (particulièrement depuis la fin des<br />

années 1970), nul ne peut certes déterminer ce que peut faire un<br />

corps technosocial moderne. Qui parmi nous peut se faire une<br />

idée claire des potentiels inexplorés des technologies qui ont<br />

déjà été développées ? Nous faisons le pari que les potentiels<br />

véritablement transformateurs de beaucoup de nos découvertes<br />

8


techniques et scientifiques restent encore inexploités, pleins de<br />

caractéristiques (ou de pré-adaptations) aujourd’hui redondantes<br />

qui, par la réorientation d’un socius capitaliste à courte vue,<br />

peuvent contribuer à des changements décisifs.<br />

7<br />

Nous voulons accélérer le processus d’évolution technologique.<br />

Mais nous ne promouvons nullement une forme de technoutopisme.<br />

Ne croyons jamais que la technologie suffira à nous sauver.<br />

Elle est certes nécessaire, mais jamais suffisante en l’absence d’action<br />

sociopolitique. La technologie et le social sont intimement liés,<br />

et les transformations de l’un rendent possibles et renforcent les<br />

transformations de l’autre. Alors que les techno-utopistes promeuvent<br />

l’accélération parce qu’elle supplanterait automatiquement les conflits<br />

sociaux, nous estimons que la technologie devrait être accélérée afin<br />

de nous aider à gagner ces conflits sociaux.<br />

8<br />

Nous<br />

pensons que le post-capitalisme aura besoin de planning<br />

post-capitaliste. Croire que, après une révolution, les gens<br />

pourraient constituer spontanément un nouveau système socioéconomique,<br />

différent d’un simple retour au capitalisme, cela relève<br />

d’une foi au mieux naïve, au pire ignorante. Pour faire face à ce défi,<br />

nous devons développer à la fois une cartographie cognitive du<br />

système existant et une image spéculative du système économique à<br />

venir.<br />

9<br />

Pour<br />

ce faire, la gauche doit tirer parti de toute avancée<br />

scientifique et technologique rendue possible par la société<br />

capitaliste. Nous déclarons que la quantification n’est pas un mal à<br />

éliminer, mais un outil à utiliser de la façon la plus efficace possible.<br />

Les modélisations économiques sont nécessaires à rendre intelligible<br />

un monde complexe. La crise financière de 2008 révèle les risques liés<br />

à une foi aveugle accordée à certains modèles mathématiques, mais<br />

ceci est un problème relatif à leur autorité illégitime, non à leur nature<br />

mathématique. Les outils développés dans le champ de l’étude des<br />

réseaux sociaux, de la modélisation des comportements, de l’analyse<br />

des big data et des modèles économiques non équilibrés, constituent<br />

des médiations nécessaires pour qui veut comprendre des systèmes<br />

aussi complexes que l’économie moderne. La gauche accélérationniste<br />

doit s’alphabétiser dans ces domaines techniques.<br />

10<br />

Toute transformation de société doit impliquer des<br />

expérimentations économiques et sociales. Le projet chilien<br />

Cybesyn était emblématique de cette attitude expérimentale,<br />

qui associe des technologies cybernétiques de pointe avec des<br />

modélisations économiques sophistiquées et une plateforme<br />

démocratique inscrite au sein de l’infrastructure technologique ellemême.<br />

Des expérimentations comparables ont également été menées<br />

9


par les économistes soviétiques des années 1950 et 1960, utilisant<br />

la cybernétique et la programmation linéaire pour surmonter les<br />

nouveaux problèmes auxquels devait faire face la première économie<br />

communiste. Le fait que ces deux expériences se soient finalement<br />

soldées par des échecs peut s’expliquer par les contraintes politiques<br />

et technologiques sous lesquelles devaient opérer ces précurseurs de<br />

la cybernétique.<br />

11<br />

La gauche doit développer une hégémonie sociotechnique : à<br />

la fois dans la sphère des idées et dans celle des plateformes<br />

matérielles. Les plateformes constituent les infrastructures de la<br />

société globale. Elles établissent les paramètres de base de ce qui est<br />

possible, d’un point de vue à la fois comportemental et idéologique.<br />

En ce sens, elles incarnent ce que la société a de matériellement<br />

transcendantal : elles sont ce qui rend possible des ensembles<br />

particuliers d’actions, de relations et de pouvoirs. Même si la plus<br />

grande partie de la plateforme globale actuelle est biaisée en faveur<br />

des relations sociales capitalistes, il ne s’agit pas là d’une nécessité<br />

irrévocable. Les plateformes matérielles de production, de finance, de<br />

logistique et de consommation peuvent et devront être reprogrammées<br />

et reformatées en direction de finalités post-capitalistes.<br />

12<br />

Nous ne croyons pas que l’action directe puisse suffire à atteindre<br />

de telles fins. Les tactiques habituelles de manifestations de<br />

rue, de banderoles et de zones d’autonomie temporaire risquent de<br />

devenir des palliatifs se contentant de nous consoler de notre manque<br />

d’effectivité. « Au moins nous aurons fait quelque chose » semble<br />

être le cri de ralliement de ceux qui privilégient l’estime de soi plutôt<br />

que l’efficacité d’action. Le seul critère d’une bonne tactique est de<br />

conduire à des victoires significatives. Il faut arrêter de fétichiser<br />

certains modes d’action particuliers. La politique doit être traitée<br />

comme un ensemble de systèmes dynamiques, traversés de conflits,<br />

d’adaptations et de contre-adaptations, ainsi que de courses aux<br />

armements stratégiques. Cela implique que tout type particulier<br />

d’action politique tend à s’émousser et à perdre en efficacité avec le<br />

temps, au fur et à mesure que les autres agents s’y adaptent. Aucun<br />

mode donné d’action politique n’est historiquement à sacraliser.<br />

Avec le temps, il devient de plus en plus nécessaire de renoncer aux<br />

tactiques familières au fur et à mesure que les puissances et entités<br />

auxquelles elles s’opposent ont appris à s’en défendre et à contreattaquer<br />

efficacement. C’est en partie l’incapacité de la gauche actuelle<br />

à procéder à cette adaptation qui explique le malaise présentement<br />

ressenti en son sein.<br />

13<br />

10<br />

Il faut abandonner le privilège exagéré actuellement accordé à la<br />

démocratie-comme-processus. La fétichisation de l’ouverture,


de l’horizontalité et de l’inclusion, qui caractérise une large part de<br />

la gauche radicale d’aujourd’hui, la voue à l’inefficacité. Le secret,<br />

la verticalité et l’exclusion ont tous également leur place dans une<br />

action effective (même si cette place n’est, bien entendu, aucunement<br />

exclusive).<br />

14<br />

La démocratie ne saurait se définir simplement par les moyens<br />

auxquels elle recourt – ni par le vote, ni par la discussion, ni<br />

par les assemblées générales. La démocratie réelle doit être définie par<br />

son but – le développement d’une maîtrise de soi collective. C’est un<br />

projet qui doit aligner la politique avec l’héritage des Lumières, dans la<br />

mesure où c’est seulement en bénéficiant au maximum de nos capacités<br />

à nous comprendre nous-mêmes et notre monde (notre univers social,<br />

technique, économique, psychologique) que nous pouvons nous<br />

gouverner nous-mêmes. Nous devons établir une autorité verticale<br />

légitime et collectivement contrôlée, en complément des formes<br />

diffuses de socialités horizontales, pour éviter de nous asservir aussi<br />

bien à un centralisme totalitaire tyrannique qu’à un ordre émergent<br />

capricieux échappant à notre contrôle. Les commandements du Plan<br />

doivent être conjugués avec l’ordre improvisé du Réseau.<br />

15<br />

Nous ne considérons aucune organisation particulière comme<br />

l’incarnation idéale de ces vecteurs. Ce dont nous avons besoin<br />

– ce dont nous avons toujours eu besoin – c’est d’une écologie des<br />

organisations, un pluralisme de forces, en résonances et en boucles<br />

récursives avec leurs forces comparatives. Le sectarisme constitue la<br />

plaie mortelle de la gauche, tout autant que la centralisation – et de ce<br />

point de vue, nous continuons à considérer comme bienvenue toute<br />

expérimentation faite avec des tactiques différentes (même celles avec<br />

lesquelles nous sommes en désaccord).<br />

16<br />

À moyen terme, nous nous fixons trois objectifs concrets.<br />

D’abord, nous avons besoin de construire une infrastructure<br />

intellectuelle. À l’imitation de la Société du Mont Pèlerin 2 de la<br />

révolution néolibérale, la tâche est de créer une nouvelle idéologie,<br />

des modèles économiques et sociaux ainsi qu’une vision du bien, afin<br />

de remplacer et dépasser les idéaux émaciés qui gouvernent notre<br />

monde actuel. Il s’agit là d’une infrastructure au sens où il ne suffit<br />

pas de construire des idées, mais aussi des institutions et des frayages<br />

matériels capables d’inculquer, d’incarner et de diffuser ces idées.<br />

2. La Société du Mont-Pèlerin (en anglais Mont Pelerin Society, MPS) est une société<br />

de pensée créée en 1947 et composée d’économistes (dont 8 Prix Nobel d’économie),<br />

d’intellectuels ou de journalistes. Fondée par, entre autres, Friedrich Hayek, Karl Popper,<br />

Ludwig von Mises, ou Milton Friedman, la Société du Mont-Pèlerin défend les valeurs<br />

libérales, telles que la liberté d’expression, l’économie de marché et la société ouverte.<br />

11


17<br />

Deuxièmement, nous avons besoin de construire une<br />

réforme à grande échelle des médias. En dépit de l’apparente<br />

démocratisation permise par Internet et les réseaux sociaux, les<br />

médias traditionnels continuent à jouer un rôle crucial dans la<br />

sélection et dans le cadrage des récits, de même que dans l’accès aux<br />

financements permettant de mener un journalisme d’investigation.<br />

Pousser ces corps aussi près que possible d’un contrôle populaire<br />

est une tâche cruciale pour qui entend s’attaquer à la présentation<br />

actuelle de l’état des choses.<br />

18<br />

Troisièmement, nous avons besoin de reconstruire différentes<br />

formes de pouvoir de classe. Une telle reconstruction<br />

doit dépasser l’idée qu’il existe déjà un prolétariat global généré<br />

organiquement. Il faut travailler à tricoter de multiples fils disparates<br />

d’identités prolétariennes partielles, souvent incarnées sous des<br />

formes postfordistes d’emplois précaires.<br />

19<br />

Des groupes et des individus travaillent déjà à chacune de<br />

ces trois tâches, mais aucune d’elles ne constitue un objectif<br />

suffisant par elle-même. Ce qu’il faut atteindre, c’est qu’elles<br />

développent entre elles une synergie, pour que chacune d’elles affecte<br />

la conjonction présente de façon à rendre les deux autres de plus en<br />

plus effectives. L’objectif est d’établir une boucle récursive de feedback<br />

entre les transformations infrastructurelles, idéologiques, sociales et<br />

économiques, capable de générer une nouvelle hégémonie complexe ;<br />

une nouvelle plateforme technosociale post-capitaliste. L’Histoire<br />

nous apprend que c’est toujours un large agencement de tactiques<br />

et d’organisations qui a réussi à provoquer des transformations<br />

systématiques ; nous devons tirer les conséquences de ces leçons.<br />

20<br />

Pour atteindre ces objectifs, du point de vue le plus pratique,<br />

nous soutenons que la gauche accélérationniste doit se<br />

préoccuper plus sérieusement des flux de ressources et d’argent<br />

nécessaires à la construction d’une nouvelle infrastructure politique<br />

efficace. Au-delà du « pouvoir populaire » des corps descendant<br />

dans la rue, nous avons besoin de financements, qu’ils proviennent<br />

de gouvernements, d’institutions, de think-tanks, de syndicats ou<br />

de bienfaiteurs individuels. Nous considérons la localisation et<br />

la canalisation de tels flux de financement comme des prémisses<br />

essentielles à la reconstruction d’une écologie d’organisations d’une<br />

gauche accélérationniste efficace.<br />

21<br />

Nous déclarons que seule une politique prométhéenne de<br />

maîtrise maximale sur la société et son environnement peut<br />

permettre de faire face aux problèmes globaux ou d’atteindre une<br />

victoire sur le capital. Cette maîtrise doit être distinguée de celle prônée<br />

par les penseurs des Lumières. L’univers-horloge de Laplace, si facile<br />

12


à maîtriser pour autant qu’on dispose d’assez d’information, a depuis<br />

longtemps disparu de l’agenda des recherches scientifiques sérieuses.<br />

Mais cela ne doit pas pour autant nous aligner avec les reliquats<br />

fatigués d’une postmodernité qui dénonçait la maîtrise comme protofasciste,<br />

ou l’autorité comme intrinsèquement illégitime. Au lieu de<br />

cela, nous soutenons que les problèmes qui affectent notre planète et<br />

notre espèce nous obligent à réaménager la notion de maîtrise sous le<br />

jour d’une nouvelle complexité ; quoique nous ne puissions pas prédire<br />

le résultat précis de nos actions, nous pouvons déterminer de façon<br />

probabiliste des effets d’attracteurs et des échelles de conséquences.<br />

Ce qui doit être couplé à l’analyse de tels systèmes complexes, c’est<br />

une nouvelle forme d’action : une improvisation capable d’exécuter<br />

un dessein par une pratique travaillant avec les contingences qu’elle<br />

découvre au fur et à mesure de son déroulement, au sein d’une<br />

politique de géosocialité artiste et de rationalité rusée. Une forme<br />

d’expérimentation abductive en quête des meilleurs moyens d’action<br />

au sein d’un monde complexe.<br />

22<br />

Nous avons besoin de ressusciter l’argument traditionnel d’une<br />

aspiration post-capitaliste : non seulement le capitalisme est un<br />

système injuste et pervers, mais c’est aussi un système qui fait obstacle<br />

au progrès. Notre développement technologique est tout autant<br />

réprimé qu’exacerbé par le capitalisme. L’accélérationnisme repose sur<br />

la croyance fondamentale que ces capacités peuvent et devraient être<br />

libérées en dépassant les limites imposées par la société capitaliste. Le<br />

mouvement visant à dépasser les limites actuelles implique davantage<br />

qu’une simple lutte pour une société globale plus rationnelle. Nous<br />

croyons que cela exige également de retrouver les rêves qui ont<br />

animé tant de gens, depuis le milieu du xixe siècle jusqu’à l’aube de<br />

l’ère néolibérale, rêves d’un homo sapiens en quête d’expansion audelà<br />

des limites de la Terre et de notre forme corporelle immédiate.<br />

De telles visions sont aujourd’hui envisagées comme les reliques<br />

d’un âge d’innocence. Elles constituent pourtant tout à la fois<br />

le diagnostic du terrible manque d’imagination qui caractérise<br />

notre époque, et la promesse d’un avenir qui soit affectivement<br />

revigorant aussi bien qu’intellectuellement énergisant. Après<br />

tout, seule une société post-capitaliste, rendue possible par une<br />

politique accélérationniste, peut s’avérer capable de remplir les<br />

promesses des programmes spatiaux du milieu du xxe siècle, pour<br />

passer d’un monde de mises à jour techniques minimales vers des<br />

transformations de grande ampleur – vers une époque de maîtrise<br />

collective de soi, et vers un avenir proprement alien, riche d’autres<br />

opportunités et d’autres capacités. Vers la réalisation du projet<br />

des Lumières, un projet de critique de soi associée à une maîtrise<br />

de soi, plutôt que vers sa liquidation.<br />

13


Le choix auquel nous devons faire face est dramatique : soit<br />

23 un post-capitalisme globalisé, soit une lente fragmentation<br />

vers le primitivisme, la crise perpétuelle et l’effondrement écologique<br />

planétaire.<br />

24<br />

L’avenir a besoin d’être construit. Il a été démoli par le<br />

capitalisme néolibéral pour être réduit à une promesse à prix<br />

réduit d’inégalités croissantes, de conflits et de chaos. L’effondrement<br />

de l’idée d’avenir est symptomatique du statut historique régressif de<br />

notre époque, bien davantage que d’une maturité sceptique, comme<br />

les cyniques essaient de nous le faire croire de tous les bords du<br />

champ politique. Ce vers quoi nous pousse l’accélérationnisme, c’est<br />

vers un avenir qui soit plus moderne, d’une modernité alternative que<br />

le néolibéralisme est intrinsèquement incapable d’engendrer. Il faut<br />

casser la coquille de l’avenir une fois encore, pour libérer nos horizons<br />

en les ouvrant vers les possibilités universelles du Dehors.<br />

Srnicek Nick 1 et Williams Alex 2<br />

Traduction : Yves Citton<br />

Plus sur l’accélérationisme :<br />

1. Enseigne la géopolitique et la globalisation dans le département de géographie de<br />

l’University College London. Il est le coéditeur, avec Levi Bryant et Graham Harman, de<br />

The Speculative Turn : Continental Materialism and Realism (Re. press, 2011), ainsi que<br />

l’auteur, avec Alex Williams, du livre Inventing the Future (Verso, 2015).<br />

2. Travaille sur son doctorat de l’University of East London, dont le titre courant est<br />

Hegemony and Complexity. Il est également l’auteur, avec Nick Srnicek, du livre Inventing<br />

the Future (Verso, 2015).<br />

14


FROM: FRANCOISE BERLANGER<br />

SENT: FRIDAY, FEBRUARY 16, 2018 12:14:37 PM<br />

TO: MIGUEL DECLEIRE – TRANSQUINQUENNAL<br />

CC: TRSQ_EQUIPE@TRANSQUINQUENNAL.BE<br />

SUBJECT: RE: SUR NOTRE FIN<br />

Ah! Malheur!<br />

C’est pour ça que je vous avais proposé sur facebook une<br />

rencontre, car dans la rencontre les choses se disent<br />

forcément, on pourrait enregistrer, et y a plus qu’à piocher<br />

dans ce qui vous intéresse....<br />

Tandis qu’ici SEULE FACE À L’IMMMMMMENSITÉ !!!????!<br />

C’est difficile d’écrire une bafouille quand tu la relis<br />

c’est toujours tellement stupide, que je jette.<br />

J’arrive pas à écrire quand je ne suis pas en confrontation<br />

ou en rencontre. C’est dingue. C’est ma façon, mon<br />

caractère: je réagis.<br />

Donc soit vous zavez pu l’temps et pas grave.<br />

Soit vite on se voit aujourd’hui à la sauvette, c’est ça<br />

aussi les nouveaux punk… la sauvette.<br />

Soit ce sera pour la prochaine fois, vous allez faire un<br />

journal, donc pas ANNUEL j’espère?<br />

Soit j’ai raté l’occasion. Wwwhhaaaahahaha. Et on ne se<br />

verra plus jamais. Comme quand tu demandes à un producteur<br />

belge francophone 25 000 € de coproduction....Tu ne le vois<br />

plus jamais.<br />

Voila, pour te dire que c’est pas faute d’avoir essayé,<br />

c’est plutôt le résultat qui est nul, et qui ne correspond<br />

plus à la réaction à chaud du départ… ma réaction qui était<br />

de vous dire que je ne supporterai pas votre disparition.<br />

Avec plein d’arguments, tous aussi originaux les uns que les<br />

autres, avec mon souvenir inouï d’un des plus beau moment<br />

de théâtre que j’ai vécus avec vous, de la photo, de vous<br />

en train de jouer aux échecs au Greenwich, qui s’efface, en<br />

pleurant de l’eau propulsée par un vaporisateur, lentement<br />

sous nos yeux, qui coule. Oui la disparition je ne la<br />

suppoooooooorte PAS et surtout quand il s’agit de théâtre!<br />

C’est encore pire!!!! Est-ce que vous pourriez vous imaginer<br />

un seul instant que Kristian Lupa (Pologne) arrête de faire<br />

du théâtre? Est-ce que vous pouvez vous imaginer que tous<br />

les morts de théâtre sont en train de vous crier ce que<br />

vous pourriez encore écrire sur scène, parce que vous êtes<br />

juste vivants? Parce que vous avez cette chance d’être en<br />

vie? Vous l’entendez ça? ou c’est un lointaiiinnnn chuchot…<br />

JCL, ML, CBP, YS... Moi j’ai un ami metteur en scène (pas<br />

15


JC, lui c’est pas un ami c’est mon mari — mon Love for<br />

ever) un ami donc, avec qui j’ai fait du théâtre, un théâtre<br />

qui m’a ouvert le crâne. Il a eu des problèmes avec la<br />

justice bancaire, s’est retrouvé en prison administrative,<br />

c’est-à-dire, plus droit de cartes de banque pendant<br />

quelques années. Et bien lui, ce génie de la scène, il a<br />

arrêté le théâtre. J’en pleure encore aujourd’hui tant son<br />

travail scénique me manque, nous manque. Car il ne s’agit<br />

pas de moi mais de tout un monde, un style, un geste,<br />

une ACTION, une parole, une génération, des savoirs, des<br />

mémoires, des connaissances… qui disparaissent. Des gens<br />

en théâtre qui PERDURENT Y EN A PEU… DANS LE MONDE, et je<br />

ne ris pas, évidemment, regardez autour de vous, vu notre<br />

âge, à part les cadavres, nous avons aussi tous ceux qui<br />

malheureusement n’ont pas tenu le coup, n’ont pas su tenir…<br />

tenir teniiiiiiir comme on se dit mon frère et moi quand on<br />

n’en peut plus. Quand la xième demande de subside est encore<br />

refusée. Quand on continue de créer en riant, malgré tout<br />

les refus, refus, refus, refus… et on rit et on continue…<br />

voilà. J’en parlerais pendant des heures ce sujet… et les<br />

savoirs… vous vous rendez compte que vous avez des savoirs<br />

que personne ne connait plus, et que ça passera jamais à la<br />

TV la radio les revues et les éditions… le savoir c’est vous<br />

les gars, si vous arrêtez de travailler vous allez créer un<br />

GAP. Franchement, moi je vais appeller Alain van Crugten<br />

pour qu’il me raconte comment il a traduit Schulz… mais<br />

bon, c’est assez rare m’a-t-il dit, quelqu’un qui connaît<br />

Schulz, puis qui fait la connection avec lui, improbable,<br />

puis qui cherche son numéro de téléphone, qui le trouve,<br />

le fixe hein, puis qui va jusqu’à lui parce que quand même<br />

il a très mal aux genoux, puis on boit du café, on rit,<br />

on parle pendant 3h, le temps indéfini, il me raconte tout<br />

tout… enfin ce genre de moment… vous n’êtes pas vieux hein<br />

les gars, mais quand même, vous avez déjà rempli pas mal de<br />

registres comptables hein!!!!! Bon je m’arrête parce que je<br />

suis en train d’écrire 2 pièces de théâtre et d’en monter<br />

une… jusqu’au bord de la mort les gars le théâtre c’est pas<br />

un choix!!!! Bizoux glace, Fre.<br />

FROM: FRANCOISE BERLANGER<br />

SENT: FRIDAY, FEBRUARY 16, 2018 12:56:07 PM<br />

TO: MIGUEL DECLEIRE – TRANSQUINQUENNAL<br />

CC: EQUIPE@TRANSQUINQUENNAL.BE<br />

SUBJECT: RE: SUR NOTRE FIN<br />

Franchement je suis démontée… faites-moi la liste des 90<br />

ans qui font du théâtre (FAIRE du théâtre, pas regarder<br />

le théâtre, pas lire le théâtre, pas produire du théâtre…<br />

FAIRE du théâtre).<br />

Ok c’est bien vous avez 3 noms. BRAVO. maintenant les<br />

80... Ha, c’est difficile hein, et n’oubliez pas les<br />

femmes il y en a au moins une en France… Mnouchkine! Puis…<br />

descendez vers les 70, puis 60... Ok, là, on a déjà plus<br />

de noms, hein, mais pensez aux Belges maintenant, HA!!! Ça<br />

16


se rétrécit hein… puis ben ensuite c’est vous les gars…<br />

allez allez osez faire une liste de noms ET n’oubliez pas<br />

les femmes ménopausées hein, et peut-être que vous vous<br />

rendrez compte que les gens âgés qui font du théâtre… y en<br />

a très peu. Et pourquoi être âgé c’est important? Surtout<br />

au théâtre? Pourquoi… allez osons poser cette question.<br />

Pourquoi les gens âgés créateurs de théâtre sont importants?<br />

Lesquels vous avez fréquentés? Lesquels vous fréquentez<br />

maintenant? Qui est-ce qui vous a appris quelque chose, en<br />

fait, dans votre parcours? C’est qui? Il est où maintenant?<br />

Est-ce une femme? Est-ce qu’il ou elle pratique encore?<br />

C’est quoi la difference entre un jeune qui crée et un<br />

vieux qui crée? Est-ce que les jeunes qui sont magnifiques<br />

maintenant seront encore là dans 10 ans? 20 ans? 30 ans? 40<br />

ans? Qui va teniiiiiiiiir? Pourquoi? Qui raconte l’histoire<br />

de quoi? Une génération c’est combien d’années? Qui est le /<br />

la premier·e à avoir mis des caméras sur scène qui filment<br />

en direct et qui diffusent l’image en direct sur une scène<br />

de théâtre? Qui? En quel année?<br />

Argument de merde: quand on n’a PAS d’argent pour créer, de<br />

subvention, comme moi, on se démerde : on va à la banque<br />

faire un prêt. Quand on A de l’argent une subvention on<br />

fait quoi? On en profffiiiiiiiiiiiite. C’est trop dur les<br />

bilans et les recherches de coproduction avec la subvention<br />

c’est ça? Essayez sans vous allez voir! Si envie de suicide<br />

appelez-moi, vous serez toujours bien accueillis : café,<br />

thé, patates et rires à gorge déployée garantis. La seule<br />

choses que je peux accepter dans votre rupture… c’est une<br />

envie de solitude. De ne plus être à trois, Stephane,<br />

Miguel et Bernard, mais tout seul. Ça je comprends. Et c’est<br />

punk. La solitude pour créer, c’est très punk, Et c’est une<br />

belle épreuve à vivre. Mais renoncer à une subvention c’est<br />

massacre. Seul Ok, sans subvention pas Ok. Isolez-vous dans<br />

votre propre structure hein. Faites le jeu. On ne peut plus<br />

se voir pendant 1 an, et on doit créer chacun de son côté.<br />

Hahahahahaha ça peut être un beau projet ça… À l’heure de<br />

la totale nécessité de se solidariser!!!! S’isoler. Aller<br />

contre! Jusqu’à vomir. Tout seul chez soi face à soi.<br />

Prôner l’individu face au monde. La grotte quoi. C’est bien<br />

la grotte. Après Transquin à la plage, Transquin dans 3<br />

grottes… bon allez je vous embrasse. S’exclure soi-même,<br />

c’est bien aussi! Plein d’amour!<br />

17


«Zeno au Masque»<br />

Bernard Breuse (2017)


j’ai pas les chaussettes célibataires<br />

mais je souffle sur mes doigts glacés<br />

cette chanson ne passera pas l’hiver<br />

c’est celle de mes gants divorcés<br />

ils se sont perdus de vue<br />

ils ne seront plus amis<br />

ils se perdent dans la rue<br />

les gants désunis<br />

du bout de mes lèvres gercées<br />

laissez-moi chanter<br />

les gants divorcés<br />

ils s’oublient à gogo<br />

à qui mieux mieux on les égare<br />

dans un café, sur un villo<br />

c’est ainsi qu’ils se séparent<br />

n’en avoir qu’un, ce n’est plus assez<br />

laissez-moi chanter<br />

les gants divorcés<br />

on avait l’autre, y en avait deux<br />

sur les dix doigts, y en a moins cinq<br />

si loin du cœur si loin des yeux<br />

de le savoir, ça me rend dingue<br />

c’est à prendre ou à laisser<br />

laissez-moi chanter<br />

les gants divorcés<br />

survit alors ce gant unique<br />

celui qui n’a plus le cœur à rien<br />

et le prendre comme manique<br />

on sait tous que ça l’fera pas bien<br />

ce ne sera certainement pas un succès<br />

je vais quand même vous les chanter<br />

les gants divorcés<br />

Edgard<br />

19


«Saint-Jérôme dans son cabinet de travail»<br />

Antonello Da Messina


“IL Y A DE BRAVES GENS<br />

QUI NE SAVENT PAS<br />

TIRER. ET DES CRAPULES<br />

QUI NE RATENT JAMAIS<br />

LEUR COUP.”<br />

--<br />

Ce sont des mots que prononce Alec Longmire dans Crépuscule<br />

Sanglant (Red Sundown) le western de Jack Arnold (1956).<br />

--<br />

Et alors ?<br />

--<br />

Je voudrais savoir si je suis du côté des braves gens ou de celui<br />

des crapules ?<br />

--<br />

Tu trouves que le texte qui précède nous parle de ça.<br />

--<br />

Il m’en parle.<br />

“Ce vers quoi nous pousse l’accélérationnisme, c’est vers un avenir<br />

qui soit plus moderne, et vers une modernité alternative que le<br />

néolibéralisme est intrinsèquement incapable d’engendrer.”<br />

J’aimais bien les manifestes étant plus jeune. J’ai collectionné les<br />

manifestes, celui du parti communiste, du réalisme, du surréalisme,<br />

du futurisme, du constructivisme, du suprématisme. Tout ces isthmes<br />

qui semblaient surnager dans l’océan de la connerie ambiante. L’avantgarde<br />

comme le salut du monde, l’île flottante de la pensée, l’espoir<br />

du meilleur porté par quelques-uns. L’espoir, le combat, et puis la<br />

libération.<br />

En 1980, j’avais 15 ans et j’étais plein de manifestes. J’ai été voir La<br />

vie de Brian. J’ai étranglé un rire en m’apercevant qu’à l’évidence le<br />

Front populaire de Judée, le Front du Peuple Judéen, les séparatistes<br />

du Front Populaire Judéen n’étaient que la métaphore des groupes<br />

d’extrême gauche que je fréquentais, des sectes religieuses que<br />

j’abhorrais, des avant-gardes artistiques auxquelles je m’identifiais et<br />

du Reform Club auquel je rêvais.<br />

“Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie<br />

et de la témérité. Les éléments essentiels de notre poésie seront le<br />

21


courage, l’audace et la révolte. La littérature ayant jusqu’ici magnifié<br />

l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le<br />

mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut<br />

périlleux, la gifle et le coup de poing.” Manifeste Futuriste<br />

Peu à peu, je me suis mis à haïr l’avant-garde et tous ceux et celles<br />

qui s’en réclamaient, sans les comprendre, mais en sentant qu’il y<br />

avait là une erreur, une méprise. Vers 1987, on m’a conseille de lire<br />

La logique du pire de Clément Rosset (1971). Je pense que c’était pour<br />

contrebalancer l’influence qu’avait sur moi la lecture du Rire d’Henri<br />

Bergson (1900).<br />

La lecture de ce passage (ou plutôt sa relecture compulsive) m’a<br />

changé : “De cette assimilation sommaire du silence à l’inconscient<br />

il résulte, chez beaucoup de penseurs d’une nouvelle génération qui<br />

se voudrait anti-idéologique dans le sillage de Marx, Nietzsche et<br />

Freud, une conception superficielle de l’objet même de leur souci<br />

majeur : l’idéologie. Pour avoir confondu l’impensé et l’imparlé,<br />

on a réduit l’économique, le psychologique, l’érotique, à l’impensé<br />

auquel il s’agissait seulement de donner, selon le vieux dessein du<br />

toujours inévitable Hegel, « les lumières de la conscience ». Or, ni chez<br />

Marx, ni chez Nietzsche, ni chez Freud, il ne s’est jamais agi de telles<br />

lumières. Il s’agissait de faire parler (de rendre économiquement ou<br />

psychologiquement utile), non de faire penser. En considérant ainsi<br />

que le silence dans la parole de l’idéologue reflétait un silence dans<br />

sa conscience, les apprentis anti-idéologues se sont accordé une<br />

conception un peu trop optimiste de l’entreprise anti-idéologique : il<br />

suffit désormais de « faire voir » les blancs, de contraindre l’idéologue<br />

au spectacle des « censures » qui émaillent son discours. Ce n’est<br />

pas seulement Hegel, c’est la sagesse de Platon qu’on appelle ici à la<br />

rescousse, pour le plus grand dommage de la pensée de ceux qu’on<br />

trahit ainsi en prétendant les servir par une « théorisation » : quittez<br />

votre ignorance, et vous deviendrez justes et bons. Ah, si seulement<br />

on savait ! Si le capitaliste savait qu’il exploite une certaine classe<br />

sociale ! Si le prêtre savait qu’il prêche aux hommes, non l’amour, mais<br />

la vengeance ! Si le névrosé savait qu’il ne se pardonne pas d’avoir<br />

tel désir incestueux ! Mais voilà : ils ne savent pas. Disons-leur donc<br />

la vérité : ils sauront. On la leur a bien dit, notamment depuis une<br />

vingtaine d’années. Or, aucun changement ne s’est produit, ni dans<br />

la lutte des classes, ni dans l’évolution des idées religieuses, ni dans<br />

les manifestations sociales d’interdit sexuel. Que s’est-il donc passé ?<br />

La réponse est nette : il ne s’est rien passé. Mais pourquoi ne s’est-il<br />

rien passé ? N’ont-ils donc pas compris ? Si, mais apparemment sans<br />

bénéfice. S’ils n’ont pas changé, c’est qu’on ne leur a rien appris : tout<br />

ce qu’on leur a dit, ils le savaient déjà. Il fallait leur apprendre à le<br />

parler. “ (p. 32). L’avant-garde n’a toujours et jamais que ce but, faire<br />

22


savoir, parce que les cons ne savent pas. Et non, en fait, les cons savent,<br />

mais ils ne parlent pas. Dans une avant-garde, quelle qu’elle soit, on<br />

privatise la parole.<br />

--<br />

Qui “on” ?<br />

--<br />

Qu’est-ce que cela pouvait signifier apprendre à le parler ?<br />

--<br />

Il ne peut s’agir que de langage, de syntaxe, de signes.<br />

Je pensais qu’il s’agissait de fiction, de forme de paroles organisées,<br />

de discours, de métaphore. Je croyais qu’il s’agissait de construire<br />

de nouveaux mythes, pour un monde nouveau. J’ai essayé d’en faire.<br />

J’étais à l’INSAS, je voulais faire des films.<br />

--<br />

Je dois confesser quelque chose…<br />

--<br />

Mmmm.<br />

Cela m’a toujours échappé. Ça m’échappe, la fiction, son sens, sa<br />

nécessité file entre mes doigts comme de l’eau. Je l’accepte comme<br />

une convention, mais je m’y reconnais aussi comme cela. Je lisais des<br />

livres, je voyais des films, j’aimais ça, je voulais en être, comme on veut<br />

jouer au ballon avec les autres, pour faire partie de quelque chose.<br />

Mais le matin, je me réveillais avec le poids d’une culpabilité dont je<br />

ne trouvais pas le sens.<br />

--<br />

Je me suis dit que c’était ma dyslexie.<br />

--<br />

Tu es dyslexique ?<br />

--<br />

Ma mère dirait que je suis seulement dysorthographique.<br />

Je me suis dit que si je ne comprenais pas, c’est que j’étais inapte,<br />

handicapé. Je me suis acharné. Je m’acharne encore.<br />

J’ai dévoré de la fiction compulsivement. Je suis boulimique, de<br />

nourriture, de fiction. Je suis un sisyphe de l’apaisement.<br />

Ces dernières années, j’ai regardé The Wire avec passion, West Wing et<br />

Newsroom avec jalousie, Deadwood avec mes enfants, Westworld avec<br />

crainte, The Americans et Rubicon avec malice. Mais qu’est-ce que j’ai<br />

vu ? Je donne cours de dramaturgie aux étudiants de l’INSAS, je fais et<br />

je joue des spectacles. Je sais que je retire de tout ça du plaisir, de la<br />

connaissance, du lien social. Mais est-ce que j’ai appris à parler ? Je ne<br />

comprends toujours pas - au-delà du sentiment de jouer au ballon avec<br />

les autres - la nécessité de la fiction.<br />

Que dit la fiction? D’où est-ce qu’elle nous parle ? La fiction nous parle<br />

de nous ; pour nous, à partir de nous. À notre place. Je m’approprie<br />

chaque fiction que je vois, parce que chacune d’entre elles m’apporte<br />

une raison, une causalité à l’inacceptable. Mais en fait, c’est elle qui me<br />

dévore, me phagocyte, j’en suis un symbiote.<br />

--<br />

Je pourrais avoir foi en la fiction, y croire. Mais non.<br />

--<br />

“Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !” (François Villon,<br />

La Ballade des Pendus)<br />

23


Wendell Pierce et Dominic West dans<br />

«The Wire» de David Simon etEd Burns (2002-2008)<br />

Ian McShane, Timothy Olyphant et W. Earl Brown dans<br />

«Deadwood» de David Milch (2004-2006)


--<br />

La fiction est une absolution. Le pardon de nos culpabilités.<br />

Le mot absolution. Absolution vient du verbe absoudre et signifie être<br />

pardonné de ses fautes. Notre intenable responsabilité collective dans<br />

tout ce qui nous entoure. La fiction est un aménagement avec le réel.<br />

--<br />

Tu entends ? Un aménagement, un bricolage.<br />

--<br />

Tu blasphèmes…<br />

--<br />

Je constate.<br />

Il faut à Sydney Pollack 117 minutes pour raconter Les Trois Jours<br />

du Condor (Three Days of the Condor), il faut ± 676 minutes à Jason<br />

Horwitch pour raconter – somme toute – la même histoire dans<br />

Rubicon. Si 123 minutes suffi à John Frankenheimer pour faire The<br />

Manchurian Candidate, il faut 5 saisons et ± 3.770 minutes pour<br />

Joe Weisberg pour raconter la même histoire ou presque dans The<br />

Americans. Si Westworld est un film de 88 minutes réalisé par Michael<br />

Crichton, qu’il a déjà été adapté deux fois en série, la dernière en date<br />

réalisée par Jonathan Nolan (après avoir scénarisé les film de son frère<br />

Christopher) fait 623 minutes (pour la première saison).<br />

Si, comme le défend Vincent Colonna, la série est la forme d’art la plus<br />

aboutie du XXI e siècle, doit-on la considérer comme un divertissement<br />

et seulement comme tel? Le théâtre, le cinéma, l’opéra, la série<br />

partagent ce qualificatif de divertissement. Divertissement, du latin<br />

divertere (« détourner »).<br />

--<br />

Le divertissement nous détourne. Il nous détourne du réel.<br />

Comme si pour donner plus de valeur à sa vérité la fiction se<br />

comportait comme un Marcel Proust tentaculaire opérant par des<br />

corrections additives, un approfondissement infernal et expansif de la<br />

cause des mêmes effets. Sans résultat qu’un autre constat sisyphéen:<br />

“reprenons”.<br />

Et il y a de la fiction partout, elle occupe le terrain comme la renouée du<br />

Japon envahit nos jardins. “Je suis partout” dit-elle. Mais pourquoi ?<br />

--<br />

Elle nous divertit. Ce n’est pas rien.<br />

Blaise Pascal a affirmé et défini : “Divertissement. Les hommes n’ayant<br />

pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se<br />

rendre heureux de n’y point penser.” (Les Pensées, Laf. 133). Si j’avais le<br />

temps, je pourrais comme Frazer réincarné dans une sorte d’Hercule<br />

Poirot, faire la topologie des mythes du XXI e siècle à travers les séries.<br />

--<br />

Ne remets pas ça à plus tard.<br />

Je soutiens que le rôle effectif de la fiction est un substitut au paradis<br />

terrestre. Elle n’a comme but que de nous faire accepter notre<br />

condition, et dans le cas spécifique du capitalisme, notre soumission.<br />

Et comme un reflet dans un miroir, je défends que le paradis terrestre<br />

est comme tous ses avatars, un artefact spécifique de la fiction, ou<br />

25


plus exactement un blockbuster. Tout manifeste, que ce soit celui du<br />

parti communiste ou n’importe quel autre, est une fiction qui cherche<br />

à affronter une autre fiction. Je soutiens que cela ne mènera à rien.<br />

J’affirme que la fiction est le capitalisme, parce que le capitalisme est<br />

une fiction. Et que la fiction est aujourd’hui l’outil du capitalisme. Et<br />

que pour sortir du capitalisme, il faudra sortir de la fiction.<br />

À la manière de la fiction, ou à son image, le capitalisme se réinvente<br />

sans cesse, il accélère, mais sans aucune invention, confondant comme<br />

lui accélération, production et créativité, confondant la quantité et la<br />

variation avec l’imaginaire. La fiction aura immuablement un début,<br />

un milieu et une fin, et ce schéma se répétera sans fin. Et cette forme,<br />

parce qu’elle s’attache à se sertir dans notre conscience, ne pourra<br />

jamais changer le réel, ou notre condition humaine. Le capitalisme<br />

s’invente un début, se construit une fin et s’annonce comme une vérité<br />

sans alternative. «Il n’y a pas d’alternative», c’est cela, cette forme – la<br />

fiction – qui est figée à jamais.<br />

Dans The invention of Lying, Ricky Gervais dépeint une dystopie où<br />

le mensonge est inconnu, et donc la fiction, son propos d’athéisme<br />

militant est de démontrer la dimension mensongère et fictionelle de<br />

la religion. Mark Bellison, le héros, travaille pour la télévision, qui ne<br />

présente que des lectures de faits historiques. Malheureusement il a<br />

choisi la peste noire comme domaine et ce sujet ne rencontre aucun<br />

succès tant il ne porte aucun espoir.<br />

--<br />

Et tu penses que le réel, le vrai, celui qui n’est pas la fiction, est<br />

perceptible par nos esprits normalisés ?<br />

--<br />

Le réel est à jamais – pour nous – insaisissable et terrifiant.<br />

--<br />

…<br />

--<br />

Parce que ce n’est qu’un effet.<br />

On ne manquera pas de faire une fiction des actes du médecin sportif<br />

Larry Nassar qui a agressé sexuellement au moins 265 gymnastes, et<br />

même si celle-ci présente in extenso les 265 témoignages des victimes,<br />

ce ne sera rien d’autre qu’une reductio ad absurdum tentant d’intégrer<br />

l’innommable dans le régime rassurant de l’effet et de la cause. Il nous<br />

est intolérable que quoi que ce soit échappe à notre entendement.<br />

Que reste-t-il de l’affaire Dutroux, que reste-t-il de ce réel qui nous a<br />

frappé ? Que reste-t-il de nos larmes ? De la nostalgie ?<br />

--<br />

Je propose que tu n’ailles pas dans cette direction. C’est<br />

indécent.<br />

Le lemming qui se jette de la falaise en entraînant ces congénères<br />

pourrait-il simplement avoir eu un instant de lucidité ? Quelle est<br />

la fiction, cette histoire de suicide collectif qui serait un mythe, ou<br />

l’impossible conscience supérieure de ce petit rongeur, “so kawai” ?<br />

--<br />

Tu devrais créer une peluche, un doudou, à l’image du lemming.<br />

26


Ça se vendrait comme des petits pains.<br />

Derrière la fiction, il y a l’illusion de la causalité. La foi, la certitude<br />

que “D’une cause déterminée résulte nécessairement un effet ; et,<br />

inversement, si aucune cause déterminée n’est donnée, il est impossible<br />

qu’un effet se produise” comme l’écrit Baruch Spinoza. Je soutiens que<br />

la relation de cause à effet provoque un plaisir, une extase à laquelle<br />

nous sommes drogués, et que nous sommes enfermés sans perspective<br />

de désintoxication. N’est-ce d’ailleurs pas là l’effet de la drogue, nous<br />

faire voir des causes à ce qui nous semble en être dépourvu ? Je<br />

consomme de la fiction comme une drogue, il m’en faut toujours plus,<br />

toujours plus forte. Mais je m’en méfie comme un vieux toxicomane,<br />

et au-delà du produit je ne ressens que ma propre dépendance, et j’en<br />

viens à espérer ma fin dans une épectase transie.<br />

--<br />

Si tout est fiction, est-ce qu’il y a une autre issue que notre<br />

mort ?<br />

L’argent est une fiction. “L’argent n’est qu’une fiction et toute sa<br />

valeur celle que la loi lui donne. L’opinion de ceux qui en font usage<br />

n’a qu’à changer, il ne sera plus d’aucune utilité et ne procurera pas<br />

la moindre des choses nécessaires à la vie. On en aurait une énorme<br />

quantité qu’on ne trouverait point, par son moyen, les aliments les plus<br />

indispensables. Or il est absurde d’appeler « richesse » un métal dont<br />

l’abondance n’empêche pas de mourir de faim ; témoin ce Midas à qui<br />

le ciel, pour le punir de son insatiable avarice, avait accordé le don de<br />

convertir en or tout ce qu’il toucherait. Les gens sensés placent donc<br />

ailleurs les richesses et préfèrent (en quoi ils ont raison) un autre genre<br />

d’acquisition. Les vraies richesses sont celles de la nature ; elles seules<br />

font l’objet de la science économique.” À l’évidence, ce n’est pas sur<br />

cette pensée d’Aristote, que le monde d’aujourd’hui s’appuie, mais sur<br />

son opposée. L’argent est le réel révélé, annoncé et immuable.<br />

--<br />

Tu ne réponds pas à ma question.<br />

La propriété est une fiction. Pierre-Joseph Proudhon écrit “La<br />

propriété est une fiction légale”, et la loi elle-même est une fiction. On<br />

ne peut comprendre que la loi d’État s’oppose à la loi religieuse que si<br />

on accepte qu’elles ont en commun leur caractère fictionnel.<br />

L’amour est une fiction. En 2014, quand je me suis moi-même séparé,<br />

je ressentais l’amour comme une fiction. L’amour n’existe pas. Certains<br />

aiment prendre de la drogue, d’autres se jettent à corps perdu dans<br />

le sport, le travail, les voyages. Du jour au lendemain, à notre grand<br />

étonnement d’ailleurs, l’amour peut éclater et n’être plus rien de<br />

commun, de partagé… et disparaître. L’amour n’existe pas dans le réel.<br />

--<br />

Tu ne t’aimes pas. Ça pourrait se résumer à ça.<br />

L’amour est une composante indispensable de la fiction, parce que<br />

c’est en somme une fiction originelle, qui se bâtit avec peu de moyens,<br />

27


qui a besoin de peu de preuves (un regard dit-on suffit) pour être<br />

validée. Pas de fiction sans histoire d’amour. Hitchcock, en panne<br />

d’inspiration décide de se réveiller la nuit et d’écrire sur un carnet<br />

ses rêves qui au réveil lui laissent l’impression d’être de formidables<br />

histoires. Le premier matin, certain d’avoir trouvé la meilleure histoire<br />

qui soit, il découvre la phrase “boy meets girl” griffonnée sur son<br />

carnet. L’histoire d’amour, ataraxique et salvatrice, est un phantasme,<br />

et le phantasme est une auto-fiction. L’histoire d’amour nous donne la<br />

certitude qu’autre chose a commencé, autre chose que notre minable<br />

existence. L’amour c’est encore une tentation de paradis terrestre.<br />

Adam et Eve sont des prototypes exemplaires de l’histoire d’amour.<br />

--<br />

Oui ? Et le rêve alors…<br />

Le sexe est une nécessité biologique, comme la reproduction. Larry<br />

Nassar a plus à voir avec le réel que votre dernière histoire d’amour.<br />

Ou que la mienne.<br />

Honnêtement j’ai besoin de sexe, souvent, de façon satisfaisante,<br />

avec un femme qui a du désir pour moi et pour qui j’ai du désir, du<br />

sexe aventureux et surprenant. J’ai aussi besoin de quelqu’un qui me<br />

comprenne, ou qui fasse tout pour, qui me soutienne, qui avec moi<br />

partage les doutes et les angoisses, quelqu’un qui parfois me laisse être<br />

faible, mais me laisse être fort aussi, quelqu’un qui me rend meilleur<br />

à mes yeux, et qui passe outre mes pires défauts, quelqu’un qui a mon<br />

humour et plus encore de l’humour. Ça aussi c’est une fiction, je peux<br />

me mentir à moi-même, mais ça n’existe pas.<br />

--<br />

Pour toi, tout n’est que mensonges. Il n’y a donc pas de discussion<br />

possible. Tu n’écoutes pas.<br />

Dans la syntaxe marxiste-léniniste, la vérité est l’organe de la cause.<br />

La Pravda est depuis 1912 le journal du parti communiste russe, La<br />

Vérité est le journal des trotskystes français, The Truth est le titre d’un<br />

journal de la gauche de Melbourne (mais aussi d’un journal à scandales<br />

de Sydney), et celui de l’organe des radicaux de Nouvelle-Zélande. La<br />

vérité s’oppose symboliquement et vigoureusement au mensonge, à<br />

l’ordre établi. Et Donald Trump, assassinant les propagateurs de “Fake<br />

News” s’incarne – en fait – dans la même continuité, la vérité contre<br />

la fiction.<br />

--<br />

Point Trump.<br />

--<br />

Le point Godwin est dépassé.<br />

--<br />

Peut-on opposer la fiction à la fiction, ou est-ce que tout ce qui<br />

s’y oppose est toujours condamné à s’y voir avalé, englouti ?<br />

--<br />

Point Trump à ton tour.<br />

--<br />

Toute les causes sont-elles condamnées si elles sont racontées<br />

à devenir elles aussi de la fiction, à partager la même nature ?<br />

La fiction n’est que limites. À la mort de mon grand-père, le jour de<br />

mon cinquième anniversaire – et il s’agit bien d’un moment fondateur<br />

28


de ma conscience – je n’ai pas pu aller à l’enterrement. On pensait<br />

préserver les enfants. Mais je suis allé sur sa tombe, avec ma mère,<br />

avec ma pelle. Je ne l’ai pas plantée dans la terre. Le réel était plus fort<br />

que la fiction. Comme toujours.<br />

--<br />

La fonction de la fiction, ce serait de nous limiter, de nous<br />

contraindre au sens, à la raison.<br />

On n’utilise pas ou plus l’expression “la dictature du prolétariat”,<br />

parce que la lutte des classes nous est présentée comme au-delà de<br />

la fiction. Que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature<br />

du prolétariat, et que cette dictature elle-même ne représente qu’une<br />

transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans<br />

classes et totalement emmancipée, n’a plus aucune importance ou<br />

aucune valeur. La fiction dans son totalitarisme nous absout du travail<br />

de l’imaginaire. La fiction, dans ses règles et ses exigences, est une<br />

arme contre l’imagination. Qui n’a jamais eu le pouvoir.<br />

Sauf que dans les bukkakes, tout ne se passe pas toujours comme<br />

prévu. Une jeune actrice de 23 ans, qui reste anonyme à cause d’une loi<br />

japonaise qui requiert que sa famille proche soit informée en premier,<br />

est décédée après s’être noyée dans du sperme durant le tournage<br />

d’une scène dans le district Shinjuku, à Tokyo. Le directeur de la<br />

production s’est exprimé en disant que “pour cette scène, il y avait<br />

environ 30 hommes tous alignés” et ajoute que “l’actrice était à genoux<br />

sur le sol pendant que les hommes lui éjaculent un à un dans la bouche,<br />

ce qui est pratique commune dans les films japonais”. L’actrice aurait<br />

apparemment commencé à s’étouffer sans pour autant que les hommes<br />

ni le directeur ne s’en rendent compte tout de suite. Et ce, juste avant<br />

de tomber au sol. Après une tentative de réanimation, il s’est avéré<br />

qu’il n’y avait rien à faire.<br />

--<br />

Et qu’est-ce qui fait que toi, petit prétentieux, tu n’es pas comme<br />

les autres…<br />

--<br />

Je me suis dit que c’était ma dyslexie.<br />

--<br />

Nous y voilà…<br />

J’ai une affection qui me fait résister au sens. Le jeu du signifiant et du<br />

signifié, ça ne marche pas. Ce n’est pas fonctionnel chez moi. Quand j’ai<br />

lu Glissement du Temps sur Mars de Philip K. Dick, je me suis dit qu’il<br />

avait raison. La maladie mentale est un privilège, la capacité d’être “à<br />

côté”.<br />

--<br />

Alors j’ai commencé un analyse.<br />

--<br />

Freudienne ?<br />

--<br />

Sur le divan. Pour apprendre à parler, à me le dire.<br />

--<br />

Et ça a marché ?<br />

29


J’ai maintenant de la tendresse pour ce qui veut se mettre au-delà de<br />

la compréhension, ce qui est irréductible à la parabole de la fiction, ce<br />

qui rend à la métaphore sa vrai passion.<br />

--<br />

Et tu appelles ça comment ?<br />

--<br />

L’imagination.<br />

--<br />

Tu as un exemple ?<br />

--<br />

“Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage…” de Marcel<br />

Duchamp, cette façon de masquer le sens, de le dérober à la<br />

démonstration de la pensée.<br />

--<br />

Larvatus prodeo.<br />

--<br />

Ce qu’il faut retenir du cartésianisme.<br />

Si on ne peut opposer la vérité à la fiction, on doit lui opposer quelque<br />

chose qui a la même nature, qui est aussi irréductible que le réel. Aussi<br />

idiot que lui.<br />

--<br />

Clément Rosset, encore.<br />

Le réel nous rappelle sans cesse la faiblesse de la fiction, et dans une<br />

ironie – d’une dimension galactique (au minimum) – nous n’en tirons<br />

aucune conséquence, aucune signification, comme si là, dans ce cas<br />

précis, effet et cause étaient sans lien. Alors ministre de l’Intérieur,<br />

Nicolas Sarkozy proposait fin 2005 dans son avant-projet de loi sur<br />

la prévention de la délinquance un «dépistage précoce des enfants<br />

présentant des troubles du comportement», abandonné dans le texte<br />

définitif voté en février 2007. Cet avant-projet évoquait notamment la<br />

création d’un «carnet de comportement» censé répertorier et garder la<br />

trace de ces signes précoces de la naissance à la vie adulte. «Il faut agir<br />

plus tôt, détecter chez les plus jeunes les problèmes de violence. Dès<br />

la maternelle, dès le primaire, il faut mettre des équipes pour prendre<br />

en charge ces problèmes», déclarait-il au au journal Le Parisien. Cette<br />

proposition s’appuyait sur un rapport de l’Inserm préconisant «le<br />

repérage des perturbations du comportement dès la crèche et l’école<br />

maternelle». Les «colères et actes de désobéissance» y étaient décrits<br />

comme «prédictifs» de la délinquance. Le rapport recommandait «un<br />

examen de santé vers 36 mois : à cet âge, on peut faire un premier<br />

repérage d’un tempérament difficile, d’une hyperactivité et des<br />

premiers symptômes du trouble des conduites». Une pétition contre<br />

ce projet, intitulée «Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois<br />

ans», avait recueilli près de 200.000 signatures. Une pétition, pas de<br />

meurtre d’État, pas de dissolution de l’Institut national de la santé et<br />

de recherche médicale, 200.000 signatures, puis, plus tard, 18.983.138<br />

voix. Le mirage d’un sens, d’une cause à l’impensable, d’une fiction<br />

qui jette un voile sur le patent, l’emporte sur le réel et sa complexité<br />

insensée.…<br />

--<br />

Tu ne dis rien. J’ai marqué un point?<br />

Dois-je écrire ici que le sens, la signification a tout de la fiction ?<br />

30


Trouver une cause à chaque effet a tout de la fuite en avant. Ne serait-il<br />

pas plus raisonnable de se gargariser en riant du sens comme d’un bain<br />

de bouche mentholé, de lui trouver autant de valeur qu’une chanson<br />

folk grattée sur une mauvaise guitare dans la pièce d’à côté alors qu’on<br />

cherche à trouver le sommeil ?<br />

En 2011, les représentations de la pièce de Romeo Castellucci Sur<br />

le concept du visage de dieu a provoqué l’ire des catholiques (qui<br />

n’avaient d’ailleurs pas vu le spectacle), parce qu’il y avait en fond de<br />

scène une reproduction (ou plutôt l’agrandissement d’un détail) d’une<br />

peinture d’Antonello da Messina, “Salvatore Mundi” (Sauveur du<br />

monde) représentant le visage du christ. Reproduction qui subissait<br />

sur scène les dernier outrages : la contemplation de la déliquescence<br />

de la vieillesse en odorama et l’humiliation de la jeunesse à coup de<br />

grenades. C’est la même peinture qu’avait utilisé George Lucas dans<br />

THX1138 pour incarner le dieu d’une “future” religion consumériste.<br />

Émotionnellement j’ai été plus touché par le dernier film transgressif<br />

de Lucas que par la transgression somme toute fort convenue de la<br />

pièce. Peu importe, c’est une histoire de goût. Ce qui par contre est<br />

atterrant, c’est le manque de cohérence des religieux. Le film a touché<br />

sans nul doute plus de gens que ne le fera jamais Romeo Castellucci,<br />

le blasphème était sans nul doute plus grand à l’écran, sans doute<br />

aussi plus réel, mais n’a provoqué aucune réaction. Cette inconstance<br />

reste pour moi une preuve, s’il en fallait encore, de l’incommensurable<br />

stupidité de la religion, de la croyance. La stupidité, mot emprunté<br />

au latin stupiditas, dérivé de stupere « être engourdi, demeurer<br />

immobile », pléonasme de la foi. Et de la fiction.<br />

--<br />

Tu insistes.<br />

J’ai deux reproductions de peintures accrochées chez moi, l’une est<br />

dans mon dos derrière mon épaule droite Saint-Jérôme dans son<br />

cabinet de travail, et une autre à l’entrée de ma chambre Le Condottiere,<br />

elles sont toutes les deux d’Antonello da Messina.<br />

Antonello da Messina. La légende veut que ce soit lui, après avoir<br />

été illuminé par un portrait de Van Eyck, qui est venu à Bruges pour<br />

subtiliser le secret de la peinture à l’huile, qu’il a ensuite ramené en<br />

Italie et maitrisé.<br />

Saint-Jérôme et le Condottière sont plein de mystères. On ne sait<br />

pas qui est le condottiere, mais il porte une petite cicatrice à la lèvre<br />

supérieure du côté gauche comme en avait une Georges Perec (dont<br />

le premier roman porte d’ailleurs ce titre) et Jacques Spiesser, son<br />

double cinématographique dans Un homme qui dort. Jérôme se<br />

convertit vers l’âge de 18 ans à la suite d’un rêve mystérieux, c’est un<br />

des, ou le, traducteurs de la bible en latin. Patron des traducteurs, c’est<br />

donc le premier traître. Gloire à eux. Un mercenaire, un traître.<br />

31


«Sur le concept du visage de Dieu»<br />

Roméo Castelucci (2011)<br />

Donald Pleasance dans «THX1138»<br />

Georges Lucas (1971)


--<br />

En t’écoutant, je me disais que tu faisais ici, entre les lignes,<br />

comme une parodie du Cabinet d’amateur.<br />

--<br />

Tu aurais pu dire “un hommage”.<br />

--<br />

…<br />

Il y a parfois du rêve dans la fiction, comme un repentir. Une trace.<br />

C’est ce qui fait que je m’y attache.<br />

Je ne conduis pas, je roule parfois à vélo, depuis peu je suis capable<br />

de courir pour attraper un tram. Outre le temps qui passe mon seul<br />

souvenir de véritable accélération est celle que j’ai ressenti sur<br />

un HobbyCat 16 au large de Concarneau. “L’accélération est une<br />

grandeur physique vectorielle, appelée de façon plus précise « vecteur<br />

accélération », utilisée en cinématique pour représenter la modification<br />

affectant la vitesse d’un mouvement en fonction du temps. La norme<br />

(l’intensité) de ce vecteur est appelée simplement « accélération » sans<br />

autre qualificatif.” (Wikipédia). En voile, à une certaine vitesse au vent<br />

réel se substitue le vent apparent qui résulte de l’addition du premier<br />

à l’accélération. C’est l’imaginaire qui fait avancer le bateau.<br />

--<br />

Tu penses qu’en accélérant à mort on va en sortir ?<br />

--<br />

Peut-être.<br />

À la fiction, j’oppose l’imagination, qui n’est pas son contraire, mais<br />

un chemin parallèle. L’imagination est consciente de la fiction : de son<br />

usage, de son pouvoir, de ses limites, de sa vacuité. La fiction est inerte,<br />

elle n’est plus – si elle n’a jamais été – conscience de rien.<br />

Marcel Duchamp fait usage d’imagination.<br />

--<br />

C’est ton dernier mot ?<br />

--<br />

Oui.<br />

--<br />

N’est-ce pas un manifeste que tu signes ici ? Ce que tu viens<br />

d’écrire, tu l’a étayé d’exemples de fiction.<br />

--<br />

“Qui a vecu par le colt, périra par le colt”. Tu veux dire que tout<br />

ceci est un échec.<br />

--<br />

En quelque sorte. Une autofiction.<br />

--<br />

Est-ce que je peux dire que j’ai raté mon coup ?<br />

--<br />

C’est toi qui l’écrit.<br />

--<br />

Alors j’ai le dernier mot.<br />

Tout ça me fait penser à l’Annus horribilis d’Elizabeth II et au fait que<br />

pour mon 50 e anniversaire je voulais me refaire un ex-libris et je me<br />

suis dit que celui-ci méritait une devise, en latin. Je voulais une phrase<br />

ironique, j’ai pensé à “Je pisse dans un violon”.<br />

Stéphane<br />

33


«La belle vue»<br />

Bernard Breuse (2017)


j’aime l’expression :<br />

« qui bene amat bene castigat »<br />

c’est dommage que vous ne compreniez pas le latin<br />

mais franchement<br />

vous auriez dû en faire à l’école<br />

ou du grec<br />

ça paraissait dépassé<br />

mais c’est payant<br />

ça en a impose en politique<br />

informatique-latin<br />

ça, ça réduit tout le monde au silence<br />

grec-sciences commerciales<br />

et golf comme troisième langue<br />

j’aime le golf<br />

les pelouses taillées<br />

avec un soin maniaque<br />

désinfectées<br />

au golf, tout le monde a un handicap,<br />

mais personne n’a de chaise roulante<br />

j’aime les animaux<br />

les animaux de compagnie<br />

les autres, n’en parlons plus<br />

j’aime les poissons rouges<br />

les canaris<br />

les perroquets<br />

les hamsters<br />

les cochons d’Inde<br />

les lapins nains cardiaques<br />

garantis 6 jours<br />

sans infarctus<br />

j’aime tous les chiens<br />

Les chiens-chiens,<br />

et les do-dogues<br />

35


36<br />

sans muselière et sans laisse,<br />

ça amène un peu de piquant<br />

dans les parcs avec des enfants<br />

j’aime les mots brefs qui claquent comme des<br />

aboiements<br />

les « ici »<br />

les « au pied »<br />

les « assis » et les « attaque »<br />

sachant qu’on va être<br />

obéi au doigt et à l’oeil<br />

attaque le doigt!<br />

attaque l’oeil!<br />

j’aime les maîtres-chien<br />

développer une relation à ce point intime avec un<br />

animal<br />

en faire à la fois son enfant et son meilleur ami,<br />

son arme et son instrument de travail,<br />

aimer et être aimé de tout coeur et sans<br />

arrière-pensée, pour soi-même<br />

j’aime les fourgonnettes grillagées remplies à<br />

l’arrière de loi et d’ordre<br />

le doberman on n’a jamais fait mieux<br />

et le rottweiler<br />

de la qualité allemande !<br />

et le berger malinois<br />

Il y avait des moutons à Malines ?<br />

Il y avait bien la caserne Dossin<br />

molosse<br />

milice<br />

ça sonne tout ça<br />

visites domiciliaires<br />

remplies de promesses<br />

les chiens pissent-ils encore dans la rue ?<br />

difficile de les faire pisser dans un sac en plastique<br />

pisser dans la rue<br />

derrière les autos<br />

être à la limite, presque se pisser dessus<br />

mouiller ses chaussures<br />

pisser des dessins d’anneaux dans la neige,


se donner une note artistique et une note<br />

technique<br />

je me rappelle<br />

qu’une dame en loden vert marchait devant moi<br />

dans les années 80<br />

elle portait ce genre de loden que portent les<br />

personnages de Thomas Bernhardt dans mon<br />

imagination<br />

tout à coup, elle s’est arrêtée, dans cette toute<br />

première partie de l’avenue Louise, et, à la<br />

perpendiculaire du magasin Gucci, elle a fait un<br />

pas de côté dans le caniveau, elle a écarté les<br />

jambes, et elle a pissé debout avec un jet fier et<br />

puissant, assez bref,<br />

puis elle a continué sa route sans que j’aie pu voir<br />

sa figure.<br />

les professions qui se terminent en « pisse »<br />

pompisse<br />

les pompisses<br />

on les a enterrés avec les pompes automatiques<br />

artisses<br />

ça vaudra peut-être la peine d’y installer<br />

l’automation<br />

les caissières de supermarché<br />

on les génocide avec les self-scan<br />

chez delhaize, ils te demandent ta carte<br />

chez colruyt ils te demandent ta carte<br />

arrêtez de me faire des cadeaux<br />

je me conchie assez comme ça<br />

laissez-moi pisser dans l’épicerie<br />

Edgard<br />

37


«Notre dernier T-Shirt»<br />

Transquinquennal (2023)


FROM: FRANCOISE BERLANGER<br />

SENT: FRIDAY, FEBRUARY 16, 2018 1:12:35 PM<br />

TO: MIGUEL DECLEIRE – TRANSQUINQUENNAL<br />

CC: EQUIPE@TRANSQUINQUENNAL.BE<br />

SUBJECT: RE: SUR NOTRE FIN<br />

HA OUI ....Et annoncer la fin dans 5 ans ahahahahah<br />

OUI ça c’est tellement ? Donc la fin. Dans 5 ans. Alors que<br />

5 ans pour moi c’est comme... c’est énorme pour moi 5 ans.<br />

C’est une longue vie dis 5 ans. Imagine un enfant entre 10<br />

ans et 15 ans, ou 0 ans à 5 ans? Ou entre 15 ans et 20 ans?<br />

C’est énorme ce qu’il se passe pendant 5 ans la moitié de 10<br />

ans quand même. Quand je vois ce que je fais en 1 an!? puis<br />

en 2 ans… mais en 5 ans??? et alors d annoncer une fin????<br />

Mais la fin c’est DEMAIN. La fin de la pièce c’est ma fin.<br />

Après ma sortie de scène je me sens ok pour mourir. C’est<br />

bon, j’ai joué ça maintenant je peux mourir de l’avoir dit.<br />

Comment dire que la fin est dans 5 ans? Et de plus la fin<br />

ne se décide pas. Jamais. Est-ce que nos morts du théâtre<br />

qui sont vraiment morts ont décidé de mourir? Mais NON!<br />

FROM: FRANCOISE BERLANGER<br />

SENT: FRIDAY, FEBRUARY 16, 2018 1:51:35 PM<br />

TO: MIGUEL DECLEIRE – TRANSQUINQUENNAL<br />

CC: EQUIPE@TRANSQUINQUENNAL.BE<br />

SUBJECT: RE: SUR NOTRE FIN<br />

Imaginez !<br />

- On fête notre fin dans 5 ans.<br />

- Ha ok. Et vous faites heuuuu un enterrement alors?<br />

- Oui bien sûr.<br />

- Ok je viendrai à l’enterrement pour fêter votre fin. C’est<br />

quand l’enterrement?<br />

- Demain.<br />

- Ha ok, donc on fait DEMAIN l’enterrement pour la mort<br />

dans 5 ans?<br />

- Oui.<br />

- Ok, je prépare des tartes au sucre et j’apporte le thermos<br />

pour le café.<br />

- Super, merci. On va être beaucoup j’crois mais si chacun<br />

apporte quelque chose ça ira.<br />

- Et vous avez un bocal pour cette fête?<br />

- Oui mais on pense que c’est un peu petit.<br />

- Bon ben alors vous pouvez venir chez moi, si vous voulez,<br />

et puis ce sera plus facile pour transporter la tarte au<br />

sucre, seule sans voiture.<br />

- Ok donc Rdv demain pour fêter l’enterrement dans 5 ans<br />

39


sans voiture avec thermos et tarte au sucre.<br />

- Vous amenez vos textes de condoléances et invitez vos<br />

amis?<br />

- Wai faut qu’ils prennent chacun leur chaise pliante.<br />

Je prépare le micro qui fait wwwwiiiiiiiii wwiiii<br />

hhhhhhhhhhwwww zzzzhhhhhhh vvvvvviiiiii.<br />

- Si chacun écrit un petit mot pour la mort de<br />

Transquinquennal j’imagine qu’il faudra beaucoup de café<br />

non?<br />

- Oui prépares-en beaucoup, on se dit rdv à 10h, et on en<br />

aura au moins jusqu’à....<br />

Ch’ais pas. Faut voir. Enterrer une compagnie de théâtre ça<br />

dure longtemps non?<br />

- …<br />

- Mwai, ch’ais pas.<br />

An unnamed gunman gestures after<br />

shooting the Russian Ambassador to<br />

Turkey, Andrei Karlov, at a photo<br />

gallery in Ankara, Turkey, Monday,<br />

Dec. 19, 2016.<br />

Photo: Burhan Ozbilici/Turkey/AP<br />

40


CONTRE L’HUMOUR<br />

L’humour. Qui aurait envie d’être contre l’humour ?<br />

Il y a des choses auxquelles il serait absurde de s’attaquer : la vie,<br />

l’amour, le respect, la solidarité, la liberté... Ce genre de choses. Qui<br />

serait assez malade, pervers, hypocrite pour vouloir le faire ? À part<br />

des nihilistes, des provocateurs outranciers, voire des intégristes<br />

religieux sinistres et obscurs ? Et pourtant, chacune de ces notions,<br />

de ces valeurs, a été démontée, critiquée au cours de l’histoire. La<br />

vie ? Elle n’a pas de sens, le suicide est la seule issue raisonnable.<br />

L’amour ? C’est une illusion, un affect incontrôlable, un fantasme<br />

fondamentalement égoïste, qui nous rend complètement irrationnels.<br />

Le respect, la solidarité et la liberté peuvent être aisément détournés<br />

en leur contraire, et trouvent leur source dans l’égoïsme : on proclame<br />

comme valeur ce dont on voudrait bénéficier soi-même.<br />

Et pour mettre en doute leur valeur absolue, c’est bien souvent à<br />

l’humour précisément qu’on a eu recours.<br />

Seul l’humour, comme valeur, semble invulnérable à la critique, comme<br />

s’il était enduit d’une graisse comme celle du plumage des canards, qui<br />

le rendrait étanche au soupçon, à l’égal d’un savon. C’est sans doute<br />

aussi que sa futilité même en fait une cible mineure, facile à oublier<br />

parmi les nombreux sujets de société qui nous occupent l’esprit en<br />

permanence.<br />

Dans une perspective où tout ce qui constitue l’humain devrait être<br />

à même d’être mis en question, je pense au contraire qu’il serait<br />

bénéfique de s’y attaquer, et d’au moins tenter une approche critique<br />

de de cette pratique, cet état d’esprit, de cette valeur — car d’aucuns<br />

n’hésitent pas à lui accorder ce statut.<br />

Commençons par constater qu’il est effectivement difficile de décrire<br />

l’humour, qu’il échappe, peut-être de par sa nature même, à une<br />

catégorisation stricte. C’est précisément là que git, peut-être, sa<br />

plus grande dangerosité. En ce qu’il est avant tout un mécanisme<br />

d’échappatoire, un dispositif dont à la fois l’objectif et le modus<br />

operandi est le faux-fuyant.<br />

Oui, à l’encontre des idées reçues et des lieux communs, de leur<br />

bonhommie insupportable et de leur épaisse jovialité, je soutiens<br />

41


que l’humour est dangereux, et qu’il a des propriétés délétères qu’il<br />

est périlleux de sous-estimer. C’est un frein au progrès, qui fait lever<br />

le pied à la première difficulté ; un agent démobilisateur qui, en<br />

apportant un soulagement temporaire, empêche une concentration<br />

d’énergie de pouvoir se constituer. En permettant d’accepter des<br />

situations intolérables, même temporairement, il en fait disparaitre le<br />

poids, et par là la nécessité de le changer. L’obstacle subsiste, mais il<br />

devient supportable de se coucher à son ombre. L’humour, vu sous cet<br />

angle, apparait comme le petit frère espiègle du fatalisme. Il est antiprogressiste,<br />

il est subversif dans le pire sens du terme.<br />

En mettant perpétuellement toute chose en perspective, l’humour<br />

réduit et déconstruit l’échelle des priorités, et, surtout, s’en extrait<br />

lui-même. C’est la meilleure manière de jeter le trouble, le discrédit,<br />

tout en s’en prémunissant soi-même. Les différences s’estompent,<br />

on est contraint bientôt de voir tout de loin et de s’accommoder des<br />

imperfections ; on ne parvient plus à les distinguer. Ce n’est même pas<br />

que, comme grâce à l’ascèse, l’on parvienne à un état de détachement<br />

grâce auquel on pourrait accéder au « satori » japonais ; non, c’est<br />

simplement qu’on trouve des aménagements avec l’insupportable —<br />

parce qu’en fin de compte, en rire, c’est déjà admettre qu’on ne peut<br />

rien y changer.<br />

C’est la politesse du désespoir, dit-on. C’est vrai, mais à condition d’y<br />

entendre qu’il polit le désespoir, littéralement, il le rend séduisant,<br />

on peut s’y mirer comme en un miroir, s’y reconnaitre, s’y sentir chez<br />

soi, se l’approprier. Il en devient presque réconfortant, c’est une zone<br />

connue. Il cesse d’être cet endroit pénible et insupportable, à quitter<br />

absolument, dès lors qu’on s’est résigné à ce qu’il n’y avait pas d’issue.<br />

On ne s’y sent plus si mal finalement, et l’on est soulagé de pouvoir<br />

se passer des efforts et de la tension que nécessite de s’y soustraire.<br />

Or c’est précisément cette tension qui constitue la source de l’énergie<br />

vitale, la volonté d’évoluer, de changer les choses, de les améliorer, de<br />

progresser.<br />

L’humour empêche également de distinguer, d’exercer son jugement,<br />

en considérant finalement toutes choses comme égales, également<br />

dérisoires, également vaines. La révolution, la volonté d’influer sur<br />

les choses demandent de l’énergie car la tâche est considérable, et<br />

il est d’autant plus important de pouvoir en déceler précisément les<br />

points d’appui les plus efficaces. L’humour ne fournit qu’une illusion<br />

d’intelligence, un vernis de lucidité. La lucidité nécessite un état<br />

d’équanimité, un état mental dégagé, vierge, propre à devenir le miroir<br />

fidèle de la chose contemplée. Or l’humour introduit précisément une<br />

perturbation de cette équanimité d’âme. Et si l’humour peut sembler<br />

apporter un apaisement, il nous prive de l’énergie considérable de la<br />

42


colère pour servir de moteur à la recherche de la vérité et de l’action,<br />

de la réaction, de la révolution. L’humour la désarme, et disperse cette<br />

belle énergie en vains gloussements.<br />

On m’objectera que l’humour constitue précisément le moyen d’obtenir<br />

le décalage nécessaire, parfois, pour se libérer d’attachements<br />

trop aveuglants. Peut-être. Mais je soutiens pour ma part que, ce<br />

détachement passé, l’humour ne fait qu’en annuler l’effet après l’avoir<br />

mis au jour, car l’attachement passé est reconnu avec bonhommie,<br />

presque tendresse, et il n’y a plus de problème finalement à s’y laisser<br />

aller ; ce qui annule définitivement le bénéfice de la prise de conscience.<br />

Car l’humour est le contraire de la prise de conscience claire et nette.<br />

L’humour implique de l’implicite, du non-dit, du presque formulé.<br />

Et donc du malentendu. L’humour déplace les lignes, apporte de la<br />

confusion, perturbe l’entendement, détruit la tension nécessaire à<br />

exercer un jugement réellement objectif.<br />

Bien sûr, on pourrait m’objecter que tous les types d’humour ne se<br />

valent pas, qu’ils font appel à des facultés bien différentes de l’esprit.<br />

On pourrait ainsi argüer que certains types d’humour sont déplacés,<br />

l’humour grivois, l’humour de corps de garde, l’humour noir, celui qui<br />

fait rire jaune, mais que certains autres sont tout à fait honorables,<br />

appréciables, voire qu’ils sont une marque de délicatesse, que c’est une<br />

affaire de tact et de raffinement de l’esprit.<br />

Peut-on rire de tout ? C’est la grande question des moralistes<br />

de l’humour, ceux qui essayent de ménager la chèvre et le chou.<br />

Certainement non, on ne peut pas rire de tout. Peut-on rire tout<br />

court ? Je serais tenté d’être radical, et de dire tout simplement Non.<br />

On ne peut pas rire du tout. Le rire est le propre de l’homme ? Non, au<br />

contraire. Le rire nous ravale à un état de bête, où la pensée se relâche<br />

complètement, où ce sont les réflexes physiques qui prennent le relais<br />

de l’intellect lorsque celui-ci, pas assez fort sans doute pour supporter<br />

la tension, laisse le reste de l’être en proie à la confusion.<br />

Est-ce que tout ça n’est pas un peu déplacé ? Moi j’irais jusqu’à dire que<br />

tout humour est déplacé, parce que l’humour est intrinsèquement un<br />

déplacement. Un déplacement de sens, un déplacement de valeur, un<br />

déplacement de notre sens du réel, une altération. En fin de compte,<br />

l’humour ne mène qu’à la dépréciation, à la moquerie, au mépris, à<br />

l’aberration, et, in fine, à la déshumanisation.<br />

Pour revenir à l’une des valeurs humaines universelles que j’évoquais<br />

plus haut, force est de constater l’humour est également un tuel’amour.<br />

Comment espérer mener une relation amoureuse à son<br />

terme, si on laisse toute la place à l’humour? Non, amour et humour<br />

ne font pas bon ménage. Comment l’acte sexuel, au cœur de la relation<br />

43


amoureuse, pourrait-il survenir s’il est constamment interrompu pas<br />

des fou-rires, des gloussements, qui ne sont finalement qu’autant<br />

de résistances face à l’authenticité de l’acte, aux ramifications de<br />

ses implications symboliques, de la complexité de ses sensations ?<br />

Le plaisir, c’est sérieux. Il y a certaines choses qu’il faut réellement<br />

prendre au sérieux. Moi je voudrais dire : il faut tout prendre au sérieux.<br />

C’est la seule manière de considérer la valeur des choses. Si certaines<br />

choses se révèlent, à la réflexion, comme de peu d’importance, ce n’est<br />

pas pour cela qu’elles doivent se charger du mépris dont les accable,<br />

discrètement mais inévitablement, l’humour.<br />

Bien sûr, toute l’entreprise culturelle et artistique dans son ensemble<br />

connait bien et pratique à l’envi cette posture de l’humour. Le théâtre,<br />

le cinéma, la littérature en offrent des exemples fort nombreux, la<br />

peinture également, la sculpture, pour ne pas parler de la chanson, de<br />

la bande dessinée, et j’en passe. Mais il en est, peu nombreuses, qui<br />

sont absolument hermétiques à l’humour, la plus manifeste étant la<br />

musique. Bien sûr, il y a eu des tentatives de faire rire lors de concerts,<br />

certains humoristes s’en sont d’ailleurs fait une spécialité. Mais c’est<br />

extrêmement marginal, et, surtout, toujours référentiel. Dans ces<br />

cas-là, ce n’est que la musique qui se moque d’elle-même. De ce fait,<br />

l’humour perd tout son potentiel destructeur, subversif, pour renforcer<br />

le caractère inaltérable de la musique. Certains l’ont considérée comme<br />

la discipline artistique la plus élevée. Peut-être par son caractère<br />

universel. Mais sans doute à cause de son imperméabilité à l’humour.<br />

Tordons le cou également à une autre idée reçue : l’humour serait<br />

universel. Rien n’est plus faux. Ce lieu commun est même à la source<br />

de nombreux malentendus entre les cultures, et a eu des conséquences<br />

désastreuses. Ce n’est qu’une fuite. Qu’on y pense un instant : pourquoi<br />

ferait-on semblant de dire autre chose que ce qu’on dit en tenant<br />

pour acquis que l’autre serait au fond le même que nous, et ne peut<br />

que nous comprendre ? C’est projeter un déni de la différence qui ne<br />

fait que renforcer notre désir d’occidentalo-centrisme, c’est-à-dire de<br />

racisme. Si nous voulons réellement comprendre les autres et accepter<br />

les différences, il nous faut commencer par nommer les choses telles<br />

qu’elles sont, et non tergiverser en usant de l’ambigüité, de la dérision,<br />

de l’ironie, du paradoxe, de la confusion ou de la fausse modestie.<br />

Un fait particulier viendra étayer ma thèse : pour commencer une<br />

conférence, dans le monde occidental, un orateur tentera de « détendre<br />

l’atmosphère » par une blague, un trait d’humour. C’est une pratique<br />

tellement courante chez nous qu’il semble qu’elle soit universelle.<br />

Mais au Japon, au contraire — et on connait notre attachement,<br />

à Transquinquennal, à cette culture — l’orateur commencera par<br />

s’excuser. C’est même la façon admise de se saluer : « Excusez-moi. »<br />

44


C’est là le contraire de l’humour, une manière de se mettre à la merci de<br />

l’autre, d’accepter franchement la complexité du monde, avec humilité<br />

et sérieux, une manière de se mettre à niveau.<br />

Une dernière chose : peut-être certains d’entre vous resterontils<br />

incrédules devant cette démonstration, un peu sommaire il est<br />

vrai, et supposeront que c’est à nouveau là, de ma part, une preuve<br />

d’humour. Humour à froid, humour en creux, humour au énième degré.<br />

Il est vrai qu’ils auraient des raisons de le penser, car la pratique de<br />

Transquinquennal peut être lue selon ce biais, et nous avons laissé<br />

plus d’une fois place à l’ambigüité. Nous l’affectionnons, c’est vrai.<br />

Mais ce serait une erreur de penser que notre seul but est d’amuser la<br />

galerie en faisant les pince-sans-rire. Notre projet, intellectuel, social,<br />

politique, est tout de même beaucoup plus ambitieux. Si nous avons<br />

recours à la provocation, à l’humour dans son caractère subversif,<br />

déplaçant, c’est que nous voulons avant tout pousser les gens à<br />

réfléchir, et à prendre conscience de jusqu’où ils sont manipulables,<br />

à quel point ils prennent avec légèreté et inconséquence les thèmes<br />

que nous abordons. Les choses ne sont pas si simples. Pourquoi<br />

vouloir résoudre systématiquement la tension intellectuelle que nous<br />

suscitons par la dérision et le soi-disant « second degré » ? Nous<br />

croyez-vous vraiment si nihilistes ? Pourquoi ne nous accorderiezvous<br />

pas le crédit que nous sommes absolument sérieux, et que nous<br />

pensons peut-être réellement ce que nous disons ? Certaines choses<br />

qui vont à contre-courant de la pensée ambiante seront récusées,<br />

désamorçées avant même d’avoir été analysées en profondeur. Pour<br />

pouvoir les considérer sous un autre œil, il faut certes passer par une<br />

certaine perturbation, mais sans pour autant céder à la désopilation,<br />

sous peine de retomber dans la confusion d’où nous nous sommes à<br />

peine extraits.<br />

Le monde n’est pas drôle. Pour le changer, il faut commencer par<br />

nous défaire de nos œillères. La première est peut-être l’humour.<br />

Osons nous détacher du confort protecteur de l’ironie, de la dérision,<br />

et donnons, de bonne foi, une chance à l’esprit de sérieux. Certaines<br />

choses méritent d’être regardées droit dans les yeux. Sans être<br />

remises en question.<br />

Miguel<br />

45


EDITEUR RESPONSABLE :<br />

TRANSQUINQUENNAL asbl<br />

siège social : Quai des Charbonnages 34, boîte 5, 1080 Bruxelles<br />

bureau : c/o Le Bocal, Rue Van Eyck 11A, 1050 Bruxelles<br />

tel mob : + 32 (0)475 96 25 18<br />

info@transquinquennal.be - www.transquinquennal.be<br />

www.facebook.com/transquinquennal<br />

Vous pouvez nous envoyer vos réactions et/ou vos commentaires à<br />

l’adresse : reaction@transquinquennal.be.<br />

The fear after shooting the Russian Ambassador to Turkey,<br />

Andrei Karlov, at a photo gallery in Ankara, Turkey, Monday,<br />

Dec. 19, 2016. Photo: Burhan Ozbilici/Turkey/AP

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