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Décaméron 2020<br />
Projet littéraire collaboratif<br />
au temps du confinement
AgnèsAccorsi• JeanAlesandri•Peter<br />
Jean-JacquesAndreani• AlexiaAngeli<br />
DominiqueAppietto(♂)•DominiqueAppietto<br />
SvevaAssembri•ÉlianeAubert-<br />
MikaelBalmont•Barabì• Marie-<br />
•AnneBenedetti•CatherineBenedetti<br />
BernardBiancarelli•LinaBiancarelli•<br />
CamilloBongiovanni•AlainBorrat•Alain<br />
VanninaBruna•GhjuvanfeliceCacciamosca•<br />
NoëlCasale• JérômeCasalonga•Tonì<br />
Xavier Casanova•PhilippeCastellin•Franck<br />
NicolasCinieri•LolaChazal•ElieClada•Marielle<br />
RobertColonnad'Istria• Robinson<br />
LetiziaCosimi•JeanDalColletto•Cyril<br />
SophieDemichelBorghetti•PaulDesanti<br />
BertrandDucreux• Marcu-AntoneFaure<br />
Jean-PierreFleury•MarinaFondacci•<br />
•CharlieGalibert•FlorianGalinat•Mathée<br />
Pierre-Jean Giannesini•DavidGnansia•Yves
Amfav• BrandonAndreani•<br />
•MarianghjulaAntonetti-Orsoni•<br />
(♀)•GeraldineArrighi•Jean-PierreArrio•<br />
Colombani • SergeAyala•<br />
DominiqueBartoli• FrancescoBasso<br />
• LauraBenedetti•GuiduBenigni•<br />
DumenicuBighelli• JimmyBlue•<br />
Bouchy• AntoniaBreckwoldt•<br />
SylviaCagninacci•CathyCampana•<br />
Casalonga• JackyCasanova•<br />
Castellani• RaphaëlCavallero•<br />
Clementi•Paul-AntoineColombani•<br />
Corsoe • VendrediCorsoe•<br />
Debost• AlphonseDelannoy•<br />
• SandrineDespré•MartinDinkov•<br />
• KathyFerrari• MartineFerrari•<br />
GhjuvanGhjaseppuFranchi•JérômeFranchi<br />
Giacomo-Marcellesi•<br />
Goulm• PhilippeGrimaldi•
Christiane Guidoni•KristofHiriart•K(aliasRémy<br />
• RenéeLabadie• MalouLab<br />
EmmanuelleLeBaler-Ferrandi•Anne-<br />
PierreLieutaud•TittòLimongi•Nicolas<br />
SophieLuciani•GillesLuneau•FrancescoMacciò<br />
•Anne-MarieMarcelli• AgnèsMarin•<br />
Simon-PierreMattei•OlivierMaurizi•Paul<br />
ChristineMurat•Nanou•JocelyneNormand<br />
BarbaraPanelli•UgoPandolfi•SabahPantalacci<br />
GianmarcoParodi•AntoineParodin•Federico<br />
ÉmiliePerreard•ElisabetaPetrescu•Stefanu<br />
Jean-LouisPieraggi•ChristianPinelli•<br />
YvesRebouillat•François-XavierRenucci<br />
Jean-PierreSantini•GloriaSantoni•Paul-Mathieu<br />
•Petr’AntòScolca•Jean-PierreSimoni•<br />
PetruGhjuvanniSusini• Dominique<br />
Diana-EvaTeillaud-Muraccioli•<br />
JeanTorregrosa•AntoineTranchet•<br />
RobertWaterhouse
Tenneroni) • Tiger-LilyKeyser<br />
recque • AnoukLanganey•<br />
MarieLeca • NielluLeca •<br />
Lopes•JamesLovell•ClaireLoyon•<br />
•VincentMarcantoni•LiseMarcellesi<br />
AlexandreMaroselli•S.PierreMassoni•<br />
Milleliri• JacquesMondoloni•<br />
• AngelaNicolaï• KentaroOkuba•<br />
• DumèPaolini• AnnaPapalia•<br />
Pedazzini• EstellePeroni•<br />
Pergola • FilippuPiazzoli•<br />
Marie-CatherineRaffalli•DelphineRamos•<br />
•SylvainRivière•NicoleSantarelli•<br />
Santucci•GuillaumeSciumaguadella<br />
ChantalSintenacPaoli•YannickStara•<br />
Taddei • AnnadeTa ve ra •<br />
M a r i e l l a F r a n c e s c aT e p p a •<br />
PabloTrevisi• LilianeVaillant•
Lettre aux lecteurs<br />
Chère lectrice, cher lecteur,<br />
Le livre que tu tiens entre tes mains est exceptionnel. Il est un animal littéraire<br />
bizarre… une sorte de vigoureux ornithorynque né, disent certains, de l’accouplement<br />
d’un pangolin et d’une chauve-souris dans un pays lointain, très lointain, exotique. Un<br />
peu à gauche, là, juste après le pays des Merveilles.<br />
D’autres affirment qu’il serait le fils caché d’un virus invisible, minuscule, inconnu…<br />
« Ceci une chimère ! », répondent d’autres.<br />
J’aimerais dire que c’est l’habit versicolore d’Arlequin, retrouvé sur scène, quand le<br />
théâtre avait été déserté par la foule. Comme une preuve de vie, une trace irréfutable de<br />
son existence. Mais ce serait divaguer…<br />
Car j’ignore beaucoup de lui, même si je l’ai vu naître et grandir.<br />
Il est officiellement né, cela est sûr, au début d’avril 2020 quand la planète entière s’était<br />
mise à retenir son souffle. Quand une idée germa. Celle de faire appel aux bonnes volontés<br />
pour nous raconter des histoires, nous dire des poèmes, nous expliquer l’inexplicable et nous<br />
enseigner ce que nous ne savions pas ou que nous feignions d’oublier par confort, par paresse,<br />
par coupable négligence… Nous avions alors un besoin immense de nous endormir<br />
rassurés la nuit venue. Car nous vivions un cauchemar collectif.<br />
Cette idée est toute simple… tellement simple qu’elle est en fait venue du fond des<br />
âges, quand l’imaginaire servait à colmater les brèches du réel, à panser les plaies nées<br />
des incertitudes de la vie, à effacer les peurs et enchanter les mondes gris. Quand on se<br />
racontait des histoires au coin du feu… pour rire ou pour pleurer et surtout se sentir<br />
ensemble.<br />
Elle vient précisément de Giovanni Boccaccio et de son fameux Decamerone. Un chefd’œuvre<br />
né en pleine peste à Florence. Je n’en dis pas plus, il te suffira de lire, cher lecteur,<br />
chère lectrice, le texte princeps (j’adore ce mot !) placé (judicieusement) un peu plus loin, au<br />
début du présent recueil.<br />
Il me faudra juste rappeler que cet appel, placé sous un tel patronage, n’avait pas pour but<br />
d’atteindre de tels sommets littéraires. Cela aurait été bien présomptueux. C’est au contraire<br />
avec une grande humilité et un grand respect pour l’œuvre indépassable de Boccaccio qu’il a<br />
pris le nom de Décaméron 20/2.0. La témérité se bornait donc à faire un clin d’œil au maître<br />
par-delà les siècles et à proposer de s’imaginer en Dioneo contant les frasques de Frate<br />
13
décaméron 2020<br />
Cipolla, en Panfilo celles de Cepparello, en Elissa, Emilia, Fiammetta, Filomena, Filostrato,<br />
Lauretta, Neifile ou encore Pampinea. Rien de plus. Mais déjà, quel vaste programme ! Mais<br />
quel immense champ allions-nous parcourir si nous étions entendus…<br />
Cet appel a été entendu par presque 140 conteurs contributeurs… Ils sont tous<br />
représentés dans le présent recueil. En cela, déjà, ce recueil est un objet inédit… un<br />
monstre éditorial pour tout dire !<br />
D’où viennent-ils ? qui sont-ils ? Je n’en savais rien pour la grande majorité, jusqu’à<br />
recevoir leurs biographies (rassemblées en fin d’ouvrage). Mais en sait-on plus à la lecture<br />
de ces autoportraits ? Le mystère ne s’est-il pas au contraire épaissi ? J’aime à te<br />
laisser répondre, cher lecteur, chère lectrice…<br />
Ce que je sais par contre, c’est qu’un même élan les a portés jusqu’à toi. Un désir<br />
d’ouvrir portes et fenêtres de leurs maisons (soi-disant confinées !) et de t’accueillir, sans te<br />
connaître, comme aux temps anciens où l’hospitalité obligeait chacun à garder une assiette<br />
pour le voyageur, l’inattendu… Le désir de partager en ces moments de pure cruauté où<br />
s’embrasser, se serrer la main, se toucher étaient devenus interdits, était devenu d’autant<br />
plus fort, d’autant plus impérieux… Il fallait parler, dire, raconter, échanger… Tous les<br />
textes réunis ici portent cette belle marque d’humanité, indélébile.<br />
Alors bien sûr, la littérature, éternelle gamine ébouriffée, n’a pas su se contenir : elle<br />
a envahi tous les espaces qui lui étaient offerts : poème, récit, conte, fable, roman, nouvelle,<br />
théâtre, histoire, analyse politique, cinématographique… Et elle s’est bien amusée :<br />
sérieux, ludique, coquin, grave, enjoué… elle a fait ses gammes sur tous les tons ! Quelle<br />
richesse, quelle diversité… quelle générosité !<br />
Parce qu’il fallait bien te contenter, toi lecteur, toi lectrice… on t’imaginait seul(e),<br />
triste, cherchant éperdument du sens ou seulement du réconfort dans tout ce silencieux<br />
fracas. Il fallait que tu sois heureux-se, parce que ton malheur ressemblait tellement au<br />
nôtre. Et que nous voulions tant être heureux-se, à nouveau, malgré tout…<br />
Alors chacun y a mis du sien : un brin de poésie, un peu prose majestueuse, un<br />
zeste d’histoire vraie, une idée, des souvenirs, quelques faits divers, de l’anticipation, du<br />
voyage, de joyeux délires, du sentencieux ou du léger, de l’humour et de la gravité…<br />
tout, vraiment tout, a été essayé pour te plaire.<br />
Même de t’attraper par les sentiments : en te parlant avec les langues du cœur, celle de<br />
l’enfance, celles de l’exil, celle de ton lieu chéri. En français, en anglais, en allemand, en italien<br />
et, bien sûr, en corse, chacun avait l’ambition de t’attirer dans les rets de ses mots.<br />
Te voilà maintenant pris… une seconde fois…<br />
Te voilà toi, cher lecteur, chère lectrice, devant ce qui sera pour tous une incroyable<br />
expérience de vie : un Décaméron qui lie et consolide, et dure et durera… Car l’esprit<br />
est indestructible.<br />
14
lettre aux lecteurs<br />
À toi d’ouvrir n’importe quelle porte, à n’importe quelle page, et d’entrer comme<br />
tu es, selon tes envies, ton moment, ton fil de pensée… Tu trouveras, je te l’assure, ici et<br />
là, l’impérial bonheur de lire…<br />
Bernard Biancarelli<br />
Pour les éditions Albiana<br />
P.S. : Si j’avais eu le privilège d’écrire une préface à cet ouvrage, j’aurais certainement<br />
choisi de placer cet exergue en tête :<br />
« Mort au ciel et se survivant ici-bas, Dieu se niche dans les détails. Le monde<br />
est une somme de détails. Il n’y a qu’à ouvrir les bras, et, paumes retournées,<br />
faire qu’ils s’y déposent. Ainsi s’écrit un texte tendre. J’appelle tendresse cette<br />
calme disposition au singulier qui vient. J’ai toujours voulu que ce soit simple,<br />
toujours voulu que ce soit tendre. »<br />
Il est emprunté à un beau bouquin de François Bégaudeau lu juste après le confinement,<br />
dans la continuité des questionnements soulevés par l’expérience littéraire du Décaméron<br />
2020 (Antimanuel de Littérature, 2008). J’aurais tellement voulu écrire cela moi-même…<br />
P.P.S. : J’aurais hésité avec cette pensée de Blaise Pascal qui s’applique tellement<br />
bien à la littérature et à cet ouvrage : « L’univers : c’est une sphère infinie dont le centre<br />
est partout, la circonférence nulle part.»
Appel à participation<br />
en forme de manifeste<br />
Le projet Décaméron 20/2.0<br />
À l’origine du projet, il y a la littérature. Comme un désir d’échapper au monde,<br />
l’envie de le dire aussi, de dévoiler le mystère de la Création – et ses ratés – par la création<br />
elle-même.<br />
Quelque part dans la Bible (Genèse 2,20), il est dit que l’homme en premier lieu<br />
nomma les animaux qui l’entouraient (Dieu les lui présenta « pour voir comment il les<br />
appellerait »). Il fit cela parce que le Verbe est nécessaire à l’intelligence du monde. Car<br />
nommer c’est aussi commencer à maîtriser le monde, à dominer ses peurs. La littérature<br />
est tout simplement le processus abouti de ce premier élan vital. Mais comme tout<br />
processus humain, il n’est pas simpliste et revendique au contraire une liberté absolue et<br />
n’obéit qu’aux règles que chaque écrivain se donne à lui-même. Il est créativité, ré-création<br />
et non obsession de nomenclature. Voici la première étape du projet.<br />
Le confinement auquel chacun est soumis aujourd’hui n’est pas une nouveauté<br />
dans l’histoire de l’Homme. Il fut largement pratiqué lors des épidémies de peste au<br />
Moyen Âge, par exemple. L’un de ces épisodes nous est raconté par le grand écrivain<br />
florentin Boccace dans le fameux Décaméron.<br />
En 1348, menacés par la peste, dix jeunes gens, sept filles et trois garçons, se retirent à la<br />
campagne pour une quarantaine (de quatorze jours, déjà !) salvatrice. Prisonniers d’un temps<br />
qui se fige et menace les esprits les plus solides, ils décident de combler l’absence de contact<br />
avec le monde en emplissant l’inquiétant silence nocturne de récits – par la littérature, en<br />
somme, comme une thérapie conjuratoire. Chaque jour, un roi ou une reine est désigné pour<br />
choisir un thème sur lequel chacun élaborera une histoire avant de la raconter aux autres lors<br />
de longues veillées. Le Décaméron est la réunion de cette production originale : en tout, dix<br />
récits chacun des dix jours consacrés à ce jeu littéraire (deux jours par semaine sont consacrés<br />
au repos). Cent récits qui ont traversé le temps et qui ont aussi influé sur notre perception du<br />
Moyen Âge et du tragique de l’épidémie de peste.<br />
L’intemporel Décaméron est donc l’idée structurante du présent projet. C’est la seconde<br />
étape.<br />
17
décaméron 2020<br />
Les éditions Albiana proposent de mettre en place un fabuleux chantier littéraire<br />
commun. Chacun, guidé par le goût de la littérature partagée, peut participer en confiant<br />
à notre comité de lecture, spécialement constitué pour l’occasion, une nouvelle, un récit,<br />
un poème, une idée de lecture éclairante, un fragment de miroir personnel. Chacun<br />
de ces éclats intimes, publié sur notre site et relayé par nos outils de communication,<br />
viendra quotidiennement, grâce à la puissance de la littérature, illuminer l’obscurité actuelle.<br />
Émergera alors un instantané éclairant du phénomène que nous vivons collectivement<br />
malgré le confinement et la distanciation.<br />
Les textes les meilleurs, plébiscités par les lecteurs, seront publiés, dès que le vent<br />
mauvais aura cessé, et constitueront une mémoire vivante, mais non éphémère, sous<br />
la forme d’un ouvrage, exceptionnel kaléidoscope d’une société résiliente grâce, entre<br />
autres, à la création.<br />
Ce projet éditorial, intitulé aujourd’hui Décaméron20/2.0, est à la fois un hommage à la<br />
littérature salvatrice, celle d’hier et celle de demain, mais aussi à la créativité et à la puissance<br />
de l’humain pour peu qu’il soit rassembleur et solidaire.<br />
[3 avril 2020]<br />
Retrouvez les critères<br />
et modalités ici :
il était une fois…<br />
le monde d'avant
Pablo Trevisi<br />
Puzzle<br />
[Durant la dernière dictature argentine (1976-1983), l’armée kidnappa les enfants mineurs de<br />
personnes « disparues » et les remit à des familles proches du régime. Ces familles, de préférence catholiques,<br />
s’appropriaient illégalement les enfants, à qui ils cachaient leur véritable origine en changeant<br />
leur identité.]<br />
Durant l’enfance nous n’avons quasiment pas de souvenirs, mais en vieillissant,<br />
tous les bons souvenirs viennent de l’enfance ; c’est du moins ce que j’ai lu quelque part.<br />
Je n’ai pas encore atteint la vieillesse pour vérifier cette affirmation, mais cependant j’ai<br />
un certain âge pour pouvoir commencer à me remémorer ma propre enfance.<br />
Chaque fois que je reviens sur cette époque de ma vie, je le fais comme si j’accomplissais<br />
un rituel : toujours suivre un seul et même trajet qui m’emmène jusque-là sans<br />
heurts, ouvrant les mêmes portes que je laissais entrebâillées et fouillant les mêmes endroits<br />
que la dernière fois. Je n’ai jamais aimé les surprises. Revenir sur mon passé par un<br />
chemin que j’ai largement fréquenté a été un moyen, peut-être inconscient, de les éviter.<br />
Depuis quelque temps, cependant, je suis assailli par des souvenirs que j’ignorais – ou<br />
que, qui sait, j’avais oublié – ; si bizarres que bien qu’ils m’appartiennent, ils me semblent<br />
étrangers ; si lointain dans le temps que bien que proches maintenant, ils me paraissent inaccessibles.<br />
Bruits, odeurs, textures me conduisent aveuglément à travers des passages secrets<br />
de ma mémoire jusqu’à des pièces dissimulées de cette enfance pure, qui à l’âge adulte m’a<br />
souvent servi de refuge.<br />
La semaine dernière, sans aller plus loin, l’odeur d’amidon qui se dégageait de ma<br />
chemise, la même odeur que ma blouse blanche, celle que ma mère repassait chaque<br />
matin avant de m’envoyer en classe, m’a transporté à travers un de ces sombres couloirs<br />
de la mémoire jusqu’à mon école primaire, en classe élémentaire, à mes sept ou huit<br />
ans. J’étais vêtu de ce tablier impeccable, assis à un pupitre de bois sombre, verni par<br />
la saleté accumulée durant des années, sur lequel j’avais sculpté avec la pointe fine d’un<br />
stylo en métal, converti pour l’occasion en un efficace poinçon, le prénom d’une petite<br />
fille : Estelita.<br />
nouvelle<br />
21
il était une fois… le monde d'avant<br />
« Qu’est-ce que vous faites Olivera ? » s’enquit la maîtresse María Julia depuis le<br />
tableau noir, à l’autre bout de la classe, en me découvrant en flagrant délit dans mon<br />
rôle improvisé d’artisan.<br />
« Rien, mademoiselle, répondis-je rapidement comme par réflexe, tandis que je faisais<br />
semblant d’écrire dans mon cahier opportunément laissé ouvert à la page du jour, pour me<br />
fournir un éventuel alibi.<br />
– Il me semble que vous, Olivera, vous êtes en train de faire des travaux manuels<br />
pendant les heures de mathématiques », glissa avec sarcasme la maîtresse.<br />
Je n’avais cependant pas remarqué l’ironie ; mes compagnons non plus. Mais personne<br />
ne douta qu’il s’agissait d’un grave avertissement. Crispée, M lle María Julia m’ordonna<br />
de passer devant et de répéter à toute la classe ce qu’elle disait.<br />
« Allons, Olivera, me pressa-t-elle devant mon absolu désarroi, nous vous attendons<br />
! »<br />
Stupéfait et intimidé par l’ordre menaçant de la maîtresse et les regards compatissants<br />
de mes camarades, je me levai et, haussant les épaules, je marchai droit devant<br />
– ou, du moins, je pensais que c’était ce que j’étais en train de faire –, comme un<br />
condamné à mort qui fait ses derniers pas dans ce monde. Mais je ne sentais pas mes<br />
jambes bouger. Je savais que j’étais debout parce que mon angle de vision était différent<br />
; maintenant, par exemple, je pouvais voir Virginia Via au premier rang ; ma cousine<br />
Sofia, dont les cheveux blonds éclairaient intensément la salle de classe, assise à gauche,<br />
à côté de la fenêtre donnant sur l’avenue ; et à droite, à côté de la porte, seule devant son<br />
pupitre, Estelita, encore une fois Estelita. J’avais une vue d’ensemble de toute la classe,<br />
donc il n’y avait aucun doute que j’étais debout, mais, comme je l’ai dit, je ne sentais pas<br />
mes jambes. C’était comme si je n’avais plus les pieds sur terre, comme si je flottais dans<br />
l’espace ; et une partie de cela dut être perçue par la maîtresse parce que, au milieu de<br />
cette expérience presque surnaturelle, elle leva à nouveau la voix comme un fusil pointé<br />
sur ma tête :<br />
« Olivera, vous êtes dans la lune ? Qu’est-ce que je viens de vous dire ?! Allez au<br />
tableau tout de suite », hurla-t-elle si fort que, si j’avais été sur la lune, je l’aurais tout<br />
aussi bien entendue.<br />
Quelle déception devait ressentir M lle María Julia à devoir me réprimander moi, qui<br />
appartenais au groupe d’élève le plus acharné de sa classe !<br />
« Olivera, insista-t-elle, je vous le dis pour la dernière fois : soit vous passez au tableau<br />
soit vous allez immédiatement chez le directeur. »<br />
J’étais terrifié. Je n’avais aucune idée de ce que je devais répéter devant la classe, puisque<br />
durant la dernière demi-heure, j’avais été concentré sur mon bas-relief sur le pupitre que,<br />
d’ailleurs, j’avais fini de sculpter juste au moment où la maîtresse m’avait transpercé de son<br />
premier cri. Devant la probabilité qu’elle m’envoie chez le Directeur, je pus enfin, peut-être<br />
par instinct de survie, sentir à nouveau mes jambes, même si maintenant elles étaient clouées<br />
22
puzzle<br />
au sol. Je me souviens même avoir pensé que si mes jambes prenaient racine avec la même<br />
facilité avec laquelle j’avais été propulsé sur la lune, je ne pourrais jamais exécuter l’ordre de<br />
M lle Maria Julia, ni même la pénitence de me rendre chez le directeur si je n’obéissais à son injonction.<br />
Je me précipitai donc avant que mes ongles ne percent la semelle de mes chaussures<br />
canadiennes et ne griffent le parquet à la recherche d’un endroit fertile où s’ensevelir. J’allai<br />
au tableau aussi vite que possible, tandis que la maîtresse prenait ma place sur mon pupitre<br />
et de là, sans bouger, elle me pressa :<br />
« Nous vous écoutons, Olivera ».<br />
Comme on pouvait s’y attendre, son plan pour me faire parler s’avéra un échec<br />
total ; mon silence ne pouvait pas être plus hermétique. Elle insista avec le discours<br />
propre aux enseignantes quand elles veulent faire peur à un enfant.<br />
« On dirait que vous avez perdu votre langue. Si vous ne répétez pas exactement ce<br />
que je viens d’expliquer en cours aujourd’hui, l’école est finie pour vous, Olivera. Vous<br />
comprenez ce que je vous dis ? »<br />
Bien sûr que je comprenais ce qu’elle me disait, évidemment que je comprenais. Je<br />
transpirais comme un cochon et mourais d’envie de pleurer.<br />
« Et… ? » insista-t-elle de nouveau.<br />
Je crus que c’était la dernière fois avant qu’elle accomplisse sa menace. Je ne pouvais pas<br />
attendre plus longtemps. Je devais réagir rapidement car sous peu elle me tirerait par l’oreille<br />
pour me traîner chez le directeur et ce serait ma fin. J’ai donc commencé à réciter, avec les<br />
mêmes paroles, la seule chose que j’avais entendue :<br />
« On dirait que vous avez perdu votre langue, entonné-je avec une naïveté totale, croyant<br />
échapper à la pénitence, si vous ne répétez pas exactement ce que je viens…<br />
– Olivera… ! m’interrompit-elle en criant. Chez le directeur ! »<br />
La voix imposante de M lle Maria Julia franchit les frontières insondables du temps ;<br />
j’étais de retour dans le présent, à l’âge adulte, écoutant encore et toujours ses cris, mais<br />
à l’abri de ses menaces ; cependant, un autre danger me guettait : celui que mon passé ne<br />
s’effondre à partir du souvenir ravivé par ce jour de classe, souvenir que ma mémoire<br />
avait jusqu’alors ignoré : le souvenir d’Estelita, de cette petite fille mystérieuse, de cette<br />
petite fille oubliée.<br />
Lire son nom sculpté dans le bois du pupitre et voir apparaître son visage dans la salle<br />
de classe, avec Virginia Via et ma cousine Sofia, fut une révélation pour moi, une pièce<br />
secrète de mon enfance à laquelle j’avais accédé grâce à l’odeur d’amidon de ma chemise,<br />
après avoir erré dans les galeries brumeuses de mon esprit. Estelita ne faisait pas partie de<br />
ma mémoire, de cette mémoire fallacieuse qui sélectionne à son goût et à sa convenance<br />
des morceaux du passé pour construire le récit tempéré de nos vies ; Estelita faisait partie<br />
de mon souvenir, et dans le souvenir il n’y a pas de récit.<br />
La mémoire exige la conscience des faits passés pour pouvoir les raconter ; le souvenir<br />
évoque des émotions, des expériences personnelles plutôt que des événements.<br />
Le souvenir est ingérable. En lui, il n’y a rien à comprendre ; ce n’est pas comme la<br />
nouvelle<br />
23
il était une fois… le monde d'avant<br />
mémoire, un artifice de la psyché. C’est pourquoi avoir de la mémoire n’est pas la même<br />
chose que d’avoir des souvenirs. Nous faisons confiance à la mémoire. Mais la mémoire<br />
est partiale et arbitraire ; sa construction est erratique. De même, elle ne dure pas non<br />
plus dans le temps comme les souvenirs, toujours immuables, dont pourtant nous doutons.<br />
On dit que notre foyer intime c’est la mémoire. Mais parfois, la mémoire peut<br />
aussi être un mensonge. À quel point les fondations de notre foyer sont-elles solides ?<br />
L’apparition inattendue d’Estelita, son souvenir jusque-là ignoré, était venue briser les<br />
fondations de mon foyer. Qui était Estelita ? Pourquoi l’avais-je oubliée ?<br />
***<br />
La première fois que j’ai vu Estelita, mon père était avec elle, lui tenant la main,<br />
devant la porte du garage. C’était un jour de mars et il faisait une chaleur étouffante à<br />
Buenos Aires. Mes frères, mes cousins et moi n’étions pas allés à l’école et nous jouions<br />
en nous jetant de l’eau avec un tuyau d’arrosage dans la cour de la maison. La petite<br />
arriva vêtue d’une blouse bleue, d’une jupe écossaise et de bas bleus qui montaient sur<br />
ses jambes maigres jusqu’aux genoux. Elle avait avec elle un petit sac en cuir jaune avec<br />
des bords rouges. C’était une belle petite fille, avec une peau très blanche maculée de<br />
taches de rousseur. Elle portait une paire de boucles d’oreilles en perles et des cheveux<br />
ramassés en deux tresses parfaites qui tombaient sur ses épaules délicates. Elle avait à<br />
peine sept ans, tout comme ma cousine Sofia, qui avait quelques mois de moins que<br />
moi.<br />
Son arrivée ne fut pas une surprise pour moi durant cette chaude après-midi. En<br />
fait, j’attendais Estelita avec beaucoup d’anxiété. La veille, mon père avait réuni toute la<br />
famille autour de la table en granit construite à l’ombre d’un Damas dans le jardin – il<br />
nous convoquait toujours dans ce lieu isolé et inhospitalier de la maison quand il voulait<br />
nous dire quelque chose de capital, comme si les autres dépendances, corrompues par la<br />
vie quotidienne, ne pouvaient servir à telle intention –, là, il nous annonça sa décision :<br />
le lendemain, vers midi, il viendrait enfin avec elle.<br />
Il y avait quelques semaines de cela, le sujet avait déclenché une vive dispute entre<br />
mes parents. Maman s’était opposée à ce qu’Estelita vive avec nous.<br />
« Nous avons assez à faire avec quatre garçons pour en plus devoir prendre en<br />
charge une fillette », avait-elle argumenté.<br />
Je n’avais de contact avec les filles qu’à l’école. Là-bas, le seul territoire qui était<br />
interdit aux garçons était les toilettes des filles ; à la maison, évidemment, il n’y avait pas<br />
de toilettes pour filles. « Comment va faire Estelita ? », me demandais-je. Même si je ne<br />
le verbalisais pas, je donnais raison à ma mère.<br />
« Elle dormira dans le salon », déclara mon père.<br />
24
puzzle<br />
Je n’avais pas conscience que les filles devaient avoir leur propre chambre. Et il n’y avait<br />
pas non plus de « dortoir » réservé aux filles. Mes frères et moi étions répartis par paires dans<br />
deux chambres : « les grands » dans celle, petite et lumineuse, qui avait naguère été la cuisine ;<br />
et « les petits » (j’étais l’un des deux), dans la plus large, carrée, sombre, sans fenêtres et avec<br />
de nombreuses portes.<br />
« Estelita est une petite fille, m’inquiétais-je, elle ne peut pas dormir avec les garçons<br />
».<br />
« Je ne parle pas de ça, Joaquin. Une fillette de six ans peut bien dormir avec les<br />
petits dans leur chambre ce n’est pas le problème ; ce n’est pas cela qui m’inquiète »,<br />
répondit ma mère à son mari, sans donner d’autres indices.<br />
Mes grands-parents, qui vivaient à la maison, n’aimaient pas non plus l’idée qu’Estelita<br />
vive avec nous, mais ils n’avaient pas leur mot à dire. Ils connaissaient le caractère<br />
irritable de mon père, leur fils unique, et évitaient de le contrarier.<br />
« Bien, si tu le dis pour l’argent, c’est réglé : au collège, on m’a promis que j’aurais<br />
plus d’heures de cours », avait répondu notre père, à la limite de perdre patience, à son<br />
épouse.<br />
Il était un homme habitué à se réserver le dernier mot sur tous les sujets qui l’intéressaient<br />
et personne n’osait le contredire. Quand il parlait, tout le monde se taisait ; et<br />
ce qu’il disait était définitif comme la mort. Ses dialogues étaient des monologues. Il ne<br />
s’intéressait pas à ce que les autres pouvaient dire, il voulait juste que les autres l’entendent.<br />
C’était comme ça avec les cadets du Collège militaire où il donnait des cours de je-ne-saisquoi,<br />
c’était comme ça avec les fidèles de la paroisse où il officiait comme diacre et c’était<br />
comme ça avec ma mère.<br />
« Ce n’est pas non plus ce qui m’inquiète, Joaquin », persista-t-elle à ce moment-là,<br />
ennuyée.<br />
Elle allait dire : « Tu sais de quoi je parle, Joaquin, ne fais pas l’idiot », mais elle ne<br />
le fit pas. Jamais elle n’aurait osé parler ainsi à son mari ; celui-ci l’aurait battue ; il l’avait<br />
déjà fait une fois, dans l’intimité de leur chambre. Mon frère aîné avait tout entendu<br />
derrière la porte : les insultes, les coups, les pleurs, puis un silence angoissant.<br />
« Et qu’est-ce qui te "perturbe", si on peut savoir ? » l’interrogea-t-il, supposant que<br />
sa femme ne terminerait pas sa phrase ; il était évident qu’elle ne désirait pas parler de<br />
l’affaire devant ses enfants.<br />
Quelques jours plus tard, malgré l’opposition de ma mère, la décision fut entérinée.<br />
« Demain vers midi, je viendrai avec Estelita, nous informa mon père assis à la table<br />
de pierre du jardin. Au début, elle dormira sur le canapé du salon, ensuite on verra. »<br />
Il fit une pause lourde de sens et, subitement, il décréta :<br />
« Et on n’en parle plus. »<br />
nouvelle<br />
25
il était une fois… le monde d'avant<br />
Cette dernière phrase s’adressait sans aucun doute à Maman, bien qu’à aucun moment<br />
il ne l’ait regardé dans les yeux. Elle gardait le silence et n’avait pas besoin de parler.<br />
La gravité de son visage disait tout.<br />
« Nous aurons une sœur », s’écria un des « grands », le cadet, toujours prêt à dédramatiser<br />
les situations tendues par un commentaire frivole.<br />
« Ils auront une cousine, rectifia, avec sérieux, mon père, une cousine qui vient de<br />
la campagne ».<br />
En entendant cela – que Estelita était une cousine de la campagne – mes inquiétudes<br />
sur l’endroit où elle allait se soulager et celui où elle allait dormir disparurent soudainement ;<br />
je savais qu’entre cousins il n’y avait pas de gêne. Ma cousine Sofia, par exemple, dormait<br />
dans ma chambre et utilisait les mêmes toilettes que moi quand elle restait à la maison.<br />
Finalement, mon père s’adressa à Maman :<br />
« En fait, chérie (ce « chérie » n’avait rien d’affectueux, il était plutôt péjoratif),<br />
quand j’arriverai demain avec Estelita, je veux que les enfants de ta sœur soient là aussi »,<br />
lui ordonna-t-il.<br />
Le lendemain on aurait école, lui rappela ma mère.<br />
« Qu’ils manquent l’école, résolut-il soudain, qu’ils restent à la maison avec leurs<br />
cousins à jouer au carnaval. Beaucoup d’enfants jouent au carnaval…, ajouta-t-il, de<br />
façon réfléchie. Y aurait-il une image plus heureuse à offrir à cette petite quand elle<br />
viendra demain ? »<br />
C’était une question rhétorique. Tout ce que Maman pouvait répondre était sans<br />
intérêt pour lui.<br />
Peu après son arrivée, après qu’elle eut été baptisée « d’urgence » par un aumônier<br />
ami de mon père, Estelita alla à l’école avec ma cousine Sofia et moi-même. Nous<br />
étions tous les trois dans la même classe. Et cela ne prit pas longtemps avant qu’elle ne<br />
dépasse les autres élèves. Ses notes étaient exceptionnelles et la maîtresse María Julia<br />
en était ravie ; elle la prenait toujours en exemple. « Tu devrais apprendre de ta cousine<br />
Estelita », me grondait-elle, non sans affection, chaque fois que je faisais une bêtise.<br />
Estelita s’était, en effet, forgé une telle réputation de petite fille intelligente et appliquée<br />
que l’enseignante pensait avoir découvert un génie parmi ses élèves.<br />
La rumeur qu’il y avait une fille surdouée à l’école se répandit si vite que les autres<br />
enseignantes commencèrent tout à coup à voir ma cousine de la campagne de manière<br />
spéciale, avec un mélange d’admiration et de respect. « C’est une petite fille brillante »,<br />
répétaient-elles à ma mère jusqu’à épuisement, à la sortie de l’école. Et je n’avais pas de<br />
camarade qui n’aimait pas Estelita. Même Sofia avait été reléguée à un décevant second<br />
rôle – décevant pour elle bien sûr – dans les petites listes que mes amis faisaient des filles<br />
les plus belles de la classe.<br />
26
puzzle<br />
Dans le quartier, sa popularité n’était pas moindre à celle de la classe, ce qui donnait lieu<br />
à des commérages. « C’est la cousine des garçons, mais pas la fille de la sœur de sa mère », les<br />
vieilles pies qui connaissaient la généalogie de toute notre famille causaient.<br />
Le boulanger n’était pas non plus à la traîne avec sa curiosité. Il s’appelait Victor et<br />
il avait mauvaise réputation à la maison. Il avait une barbe si sombre et touffue que s’il<br />
avait décidé de se raser, personne n’aurait pu l’identifier comme le même homme que,<br />
tous les matins, on voyait derrière le comptoir. « Je n’aime pas du tout cette barbe », avait<br />
dit un jour ma tante à Maman alors qu’elles buvaient le maté dans le patio. « Tu penses<br />
qu’il est mêlé à quelque chose de bizarre ? », lui avait répondu Maman, de façon innocente.<br />
« Je suis sûr que la barbe est un camouflage », avait poursuivi ma tante. « Alors<br />
la boulangerie est une couverture ?! », avait aventuré ma mère. « Bien sûr, Graciela. Tu<br />
ne te rends pas compte ! », s’était exclamée sa sœur. Maman ne se rendait pas compte<br />
de grand-chose. « Tu n’as pas vu que dans la petite pièce de derrière il y a toujours un<br />
tas de gens qui vont et viennent à n’importe quelle heure ? Tu ne vas pas me dire à moi,<br />
Graciela, qu’ils font du pain », conclua-t-elle.<br />
« Quel âge a cette petite beauté ? voulut savoir un jour le boulanger.<br />
– Sept ans », répondit Estelita elle-même, devant la perplexité de Maman et à la<br />
suite de son long silence.<br />
Maman était encore absorbée par ses pensées. Peut-être se repassait-elle dans sa tête<br />
les mots imprudents de sa sœur au sujet de cet homme qui venait maintenant la déranger<br />
avec ses questions indiscrètes. Moi-même, en fait, je me rappelais avec frayeur ce que ma<br />
tante avait dit de lui – même si je ne l’avais pas compris. Le ton qu’elle utilisait pour le dire<br />
m’avait suffi.<br />
« Et comment tu t’appelles ? s’adressa-t-il maintenant à ma cousine, afin de poursuivre<br />
son enquête.<br />
– Estelita », répondit promptement Maman, en se réveillant de sa léthargie.<br />
Estelita resta quelques mois de plus à la maison sans que son séjour, entouré de<br />
rumeurs, n’atteigne une année. Mon père l’emmena en voiture, un matin de février,<br />
Dieu sait où et on ne la revit plus jamais. Elle portait ce jour-là les mêmes vêtements<br />
qu’à son arrivée : blouse bleue, jupe écossaise et bas bleus ; elle tenait aussi son petit sac<br />
jaune avec des bords rouges et avait encore sur elle ses boucles d’oreilles à petites perles<br />
rosées serties d’or.<br />
Dans ma famille, on ne parla plus d’elle, comme si rien de tout ce dont je me<br />
souviens aujourd’hui – malgré ma mémoire – n’était arrivé, comme si Estelita était un<br />
fantôme. Maman gardait une photo où l’on voyait ce fantôme, néanmoins, avec netteté.<br />
C’était la seule photo qui gardait une trace de l’existence de cette fillette dans nos vies.<br />
Estelita était souriante sur cette photo prise durant la célébration du 80 e anniversaire de<br />
nouvelle<br />
27
il était une fois… le monde d'avant<br />
ma grand-mère maternelle. Derrière l’image, une date écrite au crayon, à peine lisible :<br />
22 avril 1977. Estelita n’était pas un fantôme, mais qui était Estelita ? Avec tous ces souvenirs<br />
retrouvés, je suis allé voir ma mère.<br />
« Pauvre Estelita, dit avec pitié Maman, quand je lui transmis mes inquiétudes. Elle<br />
croit encore que vous êtes ses cousins ».<br />
C’était la première fois qu’elle m’en parlait. Aujourd’hui, mes frères et moi sommes<br />
adultes ; et nous n’ignorons pas qu’Estelita n’est pas notre cousine, mais nous n’en savons<br />
pas plus.<br />
« Comment tu le sais ? interrogé-je ma mère.<br />
– Isabelle me l’a dit il y a quelques années, me répondit-elle en prenant son temps.<br />
– Isabelle ? demandé-je confus. Ton amie Isabelle, la fille du Colonel Garrido ? »<br />
Ma mère hocha la tête sans dire un mot, fermant les yeux. Puis, après quelques<br />
longues secondes, elle précisa :<br />
« Elle m’a dit qu’elle avait épousé un paysan et qu’elle était partie vivre avec lui à<br />
San Vicente. »<br />
J’ignorais complètement qu’il y avait un lien entre Estelita et l’amie de Maman.<br />
« Mais Isabelle connaissait Estelita ?<br />
– Elle la connaissait d’avant qu’Estelita ne s’appelle Estelita… », me répondit<br />
Maman.<br />
La mémoire est construite avec des souvenirs, progressivement, comme s’il s’agissait<br />
d’un puzzle. La mémoire est un puzzle du passé et les souvenirs sont les pièces de ce<br />
puzzle. Mais si, comme on le dit, nous connaissons du passé seulement ce qui est dans<br />
notre mémoire, le reste, ce que nous ignorons ou oublions du passé, nous pouvons seulement<br />
le soupçonner. Les souvenirs seraient alors les soupçons de ce passé, avant que<br />
nous ne puissions leur donner un sens en les assemblant comme les pièces du puzzle.<br />
Mais nous n’avons jamais fini d’assembler le puzzle ; il y a toujours de nouvelles pièces<br />
qui apparaissent, des souvenirs cachés qui un beau jour se présentent sans crier gare – la<br />
mémoire est un acte volontaire, pas le souvenir – ; et qui nous obligent à reconstruire<br />
la mémoire, en actualisant notre histoire. Estelita était une pièce manquante, peut-être<br />
« la » pièce manquante, dans le puzzle de mon enfance.<br />
FIN<br />
[14 avril 2020]
Pierre-Jean Giannesini<br />
La Dame de Bonifacio<br />
Le vent régnait ici en maître. Il n’y avait jamais eu de silence total, de moments immobiles<br />
qui auraient pu être suspendus dans un décor figé à tout jamais. C’était tout le<br />
contraire. De jour comme de nuit, la rumeur infatigable répandait dans le vallon l’agitation<br />
des branchages, le hurlement des roches affouillées, l’appel d’un oiseau, et, venu de<br />
plus loin, se ruant entre les murailles rocheuses, le grondement des vagues sur la grève.<br />
L’abri ne protégeait que très peu de ce tumulte extérieur. Tout juste en atténuait-il la<br />
violence, la multipliait-il en d’obscurs conciliabules se répercutant sur les parois blanches<br />
de la grotte. Et quand venait la nuit, des peuples aux langages étranges surgissaient dans<br />
les songes, des êtres sortis de l’imaginaire ou du tréfonds des peurs ancestrales.<br />
Djinka les connaissait bien, ces multitudes murmurantes, ces cris arrachés aux pierres,<br />
ces claquements secs de branches brisées. Elle ne connaissait que cela, le bruit du vent,<br />
celui de ce monde tapageur du dehors qui mêlait le chant des oiseaux aux gémissements<br />
des proies blessées, aux odeurs aussi de cet univers qu’elle façonnait avec ce qu’on lui<br />
racontait, sur les montagnes reculées et dorées au crépuscule, la grande étendue d’eau<br />
gonflée par le vent, les forêts profondes plus loin au Nord. Et quand le vol immobile du<br />
goéland venait la surprendre, c’était ce monde-là inconnu qu’il lui offrait, avec au bout des<br />
ailes le grand espace bleu du ciel. Ce monde-là qu’elle ne verrait jamais.<br />
Une certitude que venait lui rappeler perpétuellement ce vent, plus souvent violent<br />
que caressant, à l’image des pierres qu’il polissait depuis des millénaires, des strates qu’il<br />
faisait naître dans les parois rocheuses, des cavités qu’il creusait sans savoir qu’elles y<br />
abriteraient la vie.<br />
Il y avait trois ou quatre générations que les aïeux de Djinka s’étaient installés dans<br />
l’une d’elles. Un abri parmi tant d’autres nichés au bas des parois rocheuses, là où l’eau<br />
sourdait en toute saison. Des excavations comme il en existait un peu partout dans ce<br />
grand plateau calcaire qui offrait à la mer et aux bourrasques ses falaises laiteuses et son<br />
étendue rocailleuse entaillée de ravines.<br />
nouvelle<br />
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