Chateaugay Une visite guidée (Soanne édition n°15)
Quelques mois passés dans une vaste demeure trop pleine, à Châteaugay, petit village français près de Clermont-Ferrand. Période de fêtes, d'inondations, de fleurs prétentieuses, de solitude avec un chien. Du bonheur au milieu d'objets surprenants, rétrospectivement.
Quelques mois passés dans une vaste demeure trop pleine, à Châteaugay, petit village français près de Clermont-Ferrand. Période de fêtes, d'inondations, de fleurs prétentieuses, de solitude avec un chien. Du bonheur au milieu d'objets surprenants, rétrospectivement.
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Châteaugay
Une visite guidée
Soanne édition n°15
Dans l’entrée, il y avait une chaise à porteurs, une énorme cheminée,
une vitrine avec des objets précieux parmi lesquels notre crâne qui
se fondait bien dans le décor, des tableaux (un joli poisson, dans
mon souvenir) et une étagère à nous pour stocker quelques livres,
un meuble Ikea qui faisait vraiment pièce rapportée. Toute l’entrée
était tendue de tissu, mais je ne sais plus de quelle couleur (rouge
selon les photos). De toute façon, personne n’entrait par l’entrée.
Si on voulait montrer cette pièce (on faisait souvent des visites
guidées), on rejouait la scène en faisant ressortir les gens par le
jardin et entrer par l’entrée. Ça valait le coup, parce que cette chaise
à porteur, peinte, du genre XVIIIe (peut-être vraiment XVIIIe,
maintenant que j’y pense), vert clair, avec des petits personnages à
la Watteau, quelle pièce ! Elle avait été transformée en vitrine pour
exposer des genres de grosses clés anciennes, je crois.
C’était vraiment la classe. En tout cas, ça donnait le ton. Quand on
ouvrait cette porte pour recevoir, ça enclenchait directement le réflexe
de la visite « Bienvenue dans cette demeure construite au XVIIIe
siècle », « modifiée, par l’ajout de la tourelle principalement, au XIXe
siècle », « appelée la Commandante en raison de… », « sur votre
droite », « sur votre gauche »… Je me souviens de ma grand-mère
entrant dans cette pièce, par exemple. On aurait été des artistes, on
aurait mis une caméra de surveillance pour archiver les réactions
des gens qui pénétraient dans ce drôle de domaine. J’aurais eu plaisir
à monter une telle vidéo aujourd’hui, dix ans après.
À droite de l’entrée, justement, il y avait « la souillarde », un terme
que j’ai appris en m’installant à Châteaugay, puisque le château se
situait à… Châteaugay, petit village perché entre Riom et Clermont-
Ferrand, près de Cébazat et de Chatel Guyon, village que domine un
gros château noir (pierre de Volvic oblige), dont il ne reste vraiment
que le donjon où ont lieu des expositions tout à fait minables. Mais
on reparlera du village plus tard.
La souillarde, donc, c’était une sorte de cave, mais située au rezde-chaussée,
pièce toute noire, sale et très étroite, moins humide
et moins froide que la cave. Je me souviens surtout d’un gardemanger
à l’ancienne (comme un clapier à lapin avec du grillage,
mais pour mettre de la nourriture, le fromage notamment). Et
donc on y mettait le fromage, c’est d’ailleurs la seule fois de ma vie
que j’ai conservé le fromage dans les règles de l’art (pas au frigo ni
à température ambiante). Je vivais avec quelqu’un qui n’aimait pas
le fromage et je n’en achetais pas souvent moi-même (encore que,
la tome et le bleu du marché de Cébazat…), mais comme c’était en
Auvergne, et qu’on faisait beaucoup de fêtes, il y avait souvent un
cantal, un Saint Nectaire ou une fourme que les gens avaient apportés.
On traversait donc cette entrée très grand siècle pour aller de la
cuisine à la souillarde, ce qui n’était pas très logique.
Pour de vrai, on entrait par l’arrière-cuisine, une pièce qui avait dû
être ajoutée bien après le XIXe siècle, en arrière de la cuisine qui
n’était pas très grande, mais d’où on avait une super vue sur la plaine
de la Limagne (et les pistes d’essai Michelin où l’on teste des pneus
à grande vitesse… qui parfois faisaient du bruit quand le vent était
du bon côté).
L’arrière-cuisine, c’était surtout la pièce du chien, de la chienne
Open, dite « Toutoune » dont on avait la garde, avec le château, là
où sans doute elle avait passé une bonne partie de sa vie, enfermée
ou attachée. Elle y avait sa chaîne, sa panière, ses gamelles et tout un
placard plein (comme absolument tous les placards de la maison)
d’affaires de chien... Cette pièce était assez belle, avec une grande
fenêtre mais dans mon souvenir elle était froide, le radiateur devait
être cassé, on y mangeait rarement, mais c’est là qu’on posait les
courses, les chaussures pleines de boue, les sacs, les stocks (je me
souviens notamment de stocks de verre et d’assiettes en plastique
achetés chez Metro)…
Puis vient logiquement la cuisine, dont je revois bien les carreaux
bleu gris pour avoir pris des photos de détail de l’inondation qui
nous était arrivée un hiver de fortes pluies, suite à laquelle on a
dormi quelque temps avec des seaux sur nos tables de nuit…
Le four était bien, le frigo rempli de vieux trucs qu’on n’avait pas
vraiment jeté, comme le congélateur avec ses fines herbes périmées
depuis 20 ans. La table en formica trônait au milieu, j’ai beaucoup
de souvenirs de préparation de repas, là-bas, surtout des repas
pour beaucoup, grosses salades quinoa menthe, platées de pâtes,
de riz, découpage de pains énormes, mais pas spécialement bons
(le pain, ma grande déception en quittant Paris pour retourner
en Auvergne… c’était avant que je connaisse le pain belge qui est
encore pire).
Au coin gauche en bas de la fenêtre, il y avait une énorme toile
d’araignée avec, le plus souvent, une araignée assez imposante, qu’il
nous est arrivé de nourrir, comme un petit animal domestique. Il
fallait alors assommer des mouches ou des moustiques sans les tuer
pour qu’une fois collés à la toile, ils se mettent à bouger et attirent
l’attention de l’araignée que l’on regardait les tuer avec beaucoup
d’intérêt. J’espère que nous avons toute sa reconnaissance.
Quand on sortait de la cuisine, on arrivait dans la cage d’escalier
qui était très classe aussi, toute blanche avec son tapis rouge sur
trois étages. J’adorais l’applique située sur le mur à droite, en bas :
un genre de chandelier électrique prétentieux dont il ne restait plus
qu’une ou deux ampoules en état de marche. Un objet tellement
symbolique de cette demeure. Et, à côté, une très belle main chandelier
en bois, non utilisée.
J’aimais beaucoup cet escalier où pourtant on se caillait vraiment,
c’était la fête des courants d’air malgré l’imposant tapis Kilim installé
(pas par nous) à la verticale et qui fermait l’accès au salon, glacial
l’hiver, et à la terrasse, et malgré surtout les heures passées à nettoyer
le tapis rouge couvert de poils de chien (beiges et blancs), les traces
de boues et autres saletés, avec un aspirateur pas vraiment efficace,
mais je dois dire que c’était surtout Bastien qui s’en occupait.
Où aller maintenant qu’on se trouve en bas des escaliers ? Tout droit
c’est l’entrée avec sa chaise à porteurs puis la souillarde, à gauche,
c’est le salon immense derrière le tapis, à droite, sous l’escalier, c’est
la cave… Et si on montait les marches, au demi-étage, il y avait
alors les toilettes, une pièce extra car ronde (située dans la tourelle
ajoutée du XIXe siècle, pour ceux qui suivent), avec un très beau
carrelage au sol, une petite fenêtre simili médiévale et notre renard
empaillé qui trônait face au trône et distribuait le papier toilette (et
effrayait aussi les enfants).
Si on continuait de monter, après une micro-salle de bains défraîchie
dans la tourelle, au 1er étage, juste au dessus de la cuisine, il y avait
notre chambre, une sorte de pièce-bureau où l’on avait installé à
même le sol le matelas de Bastien, les poutres étaient apparentes
et la tenture rouge et jaune (je m’en rends compte en retrouvant
une photo de Bastien endormi, nu sur notre lit). Il y avait une très
belle armoire indienne que nous avions dû vider intégralement (en
mettant les vêtements dans un carton) pour mettre nos propres
habits. Un petit bureau sans cesse surmonté d’un tas de brol (je ne
connaissais pas alors ce mot belge… on devait sans doute parler de
bordel ou ne pas en parler du tout). Et des tuyaux où j’accrochais
mes robes, vestes, tuniques, ce qui donnait un petit air de bazar
oriental à l’ensemble. J’avais pris comme table de chevet un joli
petit meuble en bois sombre, que j’appris, à la fin de notre séjour
là-bas, être un petit escabeau pliable, un réhausseur de quelques
marches, puisque, au moment de mettre en vente la maison, après
la mort de leur père qui s’était produite pendant qu’on habitait làbas,
les trois filles de la famille, surnommées les Holstein (comme
la race de vaches, n’oublions pas qu’on est en Auvergne) pour ne pas
donner leur vrai nom, avaient entrepris de se partager les meubles
et tableaux qu’elles aimaient bien (ou dont elles entendaient tirer
un bon prix). Une drôle de période où j’avais donc vu disparaître
du jour au lendemain et sans préavis ma table de chevet – et ma
pyramide de livres, disposée en un savant équilibre, mise à terre,
cela m’avait attristée… Drôle de période que cette fin de séjour,
et l’impression de partir au bon moment, en cette fin d’été 2011.
Mais pour remettre les choses en ordre, il faut peut-être expliquer
comment Bastien et moi on s’était retrouvés là-bas… à Châteaugay.
En mars ou avril 2009, j’étais aux Sables d’Olonne avec ma grandmère,
en vacances au bord de la mer, quand Bastien m’appelle pour
m’expliquer que sa tante Olivia lui propose d’aller vivre dans la
maison de son père qui doit partir en maison de retraite car plus
capable de se débrouiller tout seul. Il me dit qu’il va aller voir la
maison car il ne la connaît pas, mais il n’est pas hyper enthousiaste,
ce côté de la famille a l’air de n’avoir pas une super réputation
et surtout c’est au Nord de Clermont, pas spécialement la belle
campagne… Le soir, il me rappelle, cette fois très enthousiaste : « c’est
immense, on peut rouler à 70 dans l’allée », un critère de choix.
On apprend que les assurances demandent 10000 ou 15000 €/an
pour assurer cette maison si elle est vide, mais beaucoup moins si
elle est occupée, même à titre gratuit. Nous serons donc « occupants
à titre gratuit » et paierons simplement les charges (le fioul, 4000€/
an tout de même la cuve…).
Bastien déménage en avril, nous programmons une grosse fête
pour notre PACS le week-end du 8 mai (15 jours avant, donc) et je
déménagerai fin juin de mon appartement parisien. Nous ferions
beaucoup de fêtes à l’été et automne 2009, dont nos « 60 ans » (28
+ 32) en septembre, nous passerions un hiver ensemble, j’irais à
Paris les lundis et mardis pour enseigner (à mi-temps, j’avais 2 ou
3 cours seulement), nous ferions encore une grosse fête de nouvel
an, j’arrêterais de fumer en janvier 2010, puis le printemps serait
rempli de gens (il y aurait une fête de l’été en juin si j’en crois notre
très réussi flyer) et, en septembre 2010, je reprendrais un appart à
Paris pour assurer mes cours à Nanterre, beaucoup plus nombreux,
mais je descendrais presque tous les week-ends (notamment pour
une soirée SDF en novembre). J’y finirais ma thèse, soutenue en
mai 2011. J’y préparerais même mon discours de soutenance et
nombre de candidatures diverses, en général malheureuses. On
avait moins le temps de faire la fête ce deuxième printemps. A l’été
2011, la maison est en vente, la famille nous fait des sales coups, à
débarquer sans prévenir (et il faudrait préparer les chambres) : on
n’ose plus inviter autant qu’avant dans ces conditions, mais on fait
quand même une fête d’adieu avec des moules et des frites puisque
c’est pour la Belgique que nous partons. On finit donc par quitter
Châteaugay à l’automne 2011, en se disant qu’il était temps. La
maison serait vendue quelques mois plus tard, et depuis, on nous en
demande souvent des nouvelles. Un ami nous a envoyé des photos
pour nous montrer à quel point elle avait été rénovée. On est même
allés voir par nous-mêmes cet hiver.
Dix ans après, je comprends que les filles de la maison aient pu
nous en vouloir, de voir notre multiprise, nos vêtements, nos objets
de peu de valeur juxtaposés, occuper leur espace, voisiner avec de
si beaux objets.
La première nuit sur place, je crois me souvenir avoir rêvé d’un
cambriolage. C’est que la maison était remplie de choses qui
paraissaient précieuses, fragiles ou super chères, comme les
miniatures persanes de la chambre capitonnée (je ne sais plus
qui m’a appris qu’il s’agissait de miniatures persanes), les vases
Ming de la chambre Ming (je ne sais pas s’il s’agissait vraiment
de vases Ming…) : deux pièces dont je n’ai aucune photo et c’est
bien malheureux… Il y avait aussi un meuble en marqueterie dont
Armand m’avait assuré qu’il était en écailles de tortue… des masques
africains hyper imposants, des tableaux ou gravures pas trop laids,
des christs en ivoire… Bref, j’avais peur, tout simplement, de me
retrouver face à un cambrioleur, menacée physiquement pour des
objets qui ne m’appartenaient pas.
J’avais demandé à Bastien d’appeler sa tante pour qu’elle retire les
choses les plus précieuses. Elle nous avait alors expliqué qu’on ne
risquait rien, que le coffre-fort avait été vidé, notamment d’un
masque en or massif (inca, je crois), qui, lui, valait cher. Précision
qui n’était pas pour me rassurer complètement. Il y avait donc un
coffre-fort, que l’on a longtemps cherché, ce qui a fait l’objet de
scènes désopilantes, notamment avec nos deux papas en fin de
soirée, bourrés au Mescal, collant l’oreille sur toutes les cloisons
pour identifier où était le creux, avec Pierrot aussi. On a fini par
trouver le coffre-fort, je crois, au-dessus de l’escalier ou dans le
placard de la salle de bains.
C’était surtout la chambre Ming qui me faisait peur. Je n’y ai jamais
dormi, c’était notre chambre de prestige, pour les invités (Peter et
Annie y sont restés un peu, je crois). Je n’ai malheureusement pas
d’image de cette pièce immense – ce qui me donne envie de lancer
un appel. Richie, l’ami américain d’Anne, par exemple, depuis
cinéaste installé à Hollywood, avait fait de superbes photos d’une
soirée passée ensemble à Châteaugay sur le retour du mariage de
Christelle, de Rodez à Paris. Lionel, le frère d’Hervé, aussi, lors de
notre PACS. Philippe de Jonckheere en a peut-être également.
J’imagine qu’il faut reprendre la visite : la chambre Ming, donc
– puisqu’il faut utiliser les noms qui avaient surgi à l’époque,
continuer à les installer dans le paysage –, était sous les toits et avait
la particularité d’être nantie d’une salle de bains et d’une toilette
privatives, mais alors, en sale état : les petits carreaux de la salle de
bains (avec baignoire sabot) tombaient les uns après les autres, et
cela sentait un peu le moisi, comme l’ensemble de la pièce, qui, juste
sous les toits, devait souffrir de fuites.
Au même étage, sous les toits donc, il y avait la pièce préférée de
tout le monde, mais que visiblement peu ont photographiée : l’atelier
de peinture, resté intégralement dans son jus, avec les pinceaux prêts
à l’emploi sur la table à dessin. La lumière, surtout, était superbe,
orientation sud-ouest oblige. Le bureau, une table à dessin à
l’ancienne, se situait à l’angle, entre deux grandes fenêtres. C’est
l’occasion de dire un peu qui était Mme Holstein (c’est toujours
un pseudonyme) puisqu’on se trouve maintenant dans son antre.
En réalité, je n’en connais pas grand chose : issue de la noblesse
luxembourgoise (je connais son nom de jeune fille et on avait
fait quelques recherches), elle était grande, blonde, élégante et
excentrique. Elle aimait les voyages, les couleurs, la peinture et
les perroquets. Plusieurs photos trouvées au château la montrent
dans le jardin avec des animaux. Elle était aimée de tous et semblait
avoir une personnalité assez solaire. Elle peignait, plutôt bien
d’ailleurs. Morte jeune, je ne sais plus de quoi, elle avait laissée un
mari, Monsieur Holstein, qui avait vécu seul de longues années
dans ce manoir, et qui lui semblait détesté de beaucoup sinon de
tout le monde. C’était un huissier spécialisé dans les liquidations
judiciaires qui visiblement avait la réputation de se servir et qui
(par ailleurs ou peut-être est-ce lié) semblait tout à fait passionné
par l’art asiatique si on en croit l’aménagement du château comme
la pile de magazines de salles des ventes aux toilettes. L’atelier de
peinture était plein (lui aussi) d’archives, de livres, de cahiers et
comportait une sorte de mezzanine encombrée où je ne me suis
jamais aventurée. Aujourd’hui, je regrette de ne pas avoir exploré
davantage les archives de cette famille, en plus des agendas, livres
de compte, photographies et passeports (c’est déjà pas mal).
Avant de redescendre, il y a encore à cet étage, outre la chambre
Ming et l’atelier, une pièce à visiter, une toute petite pièce débarras
plein Nord, lugubre, dont la porte donne juste sur la cage d’escalier,
« la chambre de la morte », surnommée ainsi dès la première
fête puisque sur l’étroit lit une place plein de poussière, une sorte
d’édredon faisait penser à une forme humaine… Il n’y avait plus
d’électricité depuis longtemps (du coup, c’était la pièce où on allait
récupérer des fusibles lorsque ceux des autres pièces lâchaient, ce
qui arrivait assez souvent) et que donc on y accédait à la lampe de
poche en faisant attention à ne pas passer à travers le plancher car
deux lattes, dans mon souvenir, étaient cassées. Je crois que seul
Matthieu y a dormi un jour où la plupart des autres lits étaient
occupés et qu’il s’était couché bien tard. C’était sans doute plus
vraisemblablement la chambre d’une domestique à l’époque – mais
jusqu’à quand y a-t-il eu des domestiques dans cette maison ?
Quand s’arrête-t-elle l’époque des domestiques exactement ?
Si on redescend d’un étage, sous la chambre Ming, il y a une autre
grande chambre, dite « chambre capitonnée » en raison de sa porte
doublée d’une épaisseur de mousse sous cuir (ou skaï) blanc (ou
crème) attachée avec des genres de gros clous de tapissier. C’était la
chambre des époux Holstein et sans doute là où le père Holstein,
comme l’appelait Bastien, a dormi jusqu’à son départ. Le lit était
immense (180) et ça sentait le vieux, un mélange de renfermé
et d’urine, ce qui me rendait cette pièce tout à fait désagréable
même une fois aérée. Les placards étaient pleins de vêtements et
c’est là qu’on déposait les cartons lorsqu’on voulait faire de la place
ailleurs. La pièce était peu lumineuse et la tenture vert sale. Une
épaisse moquette ajoutait dans mon souvenir une couche au côté
« capitonné » de l’espace. Là non plus je n’ai jamais dormi, mais
je me souviens avoir dissocié le sommier et le matelas pour que
deux grands couples puissent dormir dans la même pièce lorsque
nous avons fait notre plus grande fête. Grâce à ce stratagème, nous
avions réussi à avoir près de 80 couchages dans la maison.
De la chambre capitonnée, on passe vite à la salle de bains, parce
que c’est juste à côté mais aussi par association d’idées : c’est là que
j’ai appris l’existence des poires à lavement, par exemple, ce qui
fait le lien avec les odeurs de la chambre vert pâle. Cela dit la salle
de bains était une pièce relativement neuve, rénovée par l’oncle
de Bastien, lui aussi architecte, quand son beau-père a perdu un
peu en autonomie (et en envie d’aller se geler à l’étage dans une
baignoire-sabot, j’ajouterais). Il y a là une grande douche, dont je
casserai la vitre en m’agitant joyeusement mais trop brusquement
un après-midi d’été en prenant une douche avec Bastien (ce qui
sera l’occasion d’apprendre encore une nouvelle notion : le verre
trempé, qui fait saigner un peu sans découper les membres pour
autant). Un petit lavabo et je crois une petite toilette qu’on n’utilisait
pas car il y avait un souci de plomberie… Et un petit placard sous
le lavabo, où je trierai les affaires laissées par M. Holstein après sa
mort, et où j’ai aussi le souvenir d’avoir trié les miennes, notamment
d’avoir jeté, avec les encouragements de Manue, venue nous aider
à préparer notre déménagement, tous les médicaments périmés, ce
qui faisait un bon tas.
Juste à droite en sortant de la salle de bains, en face de la chambre
capitonnée, voici la chambre jaune, une des pièces les plus agréables
de la maison. Une lumière magnifique grâce à ses deux fenêtres
en angle, de beaux rideaux clairs contre des murs jaune clairs, un
beau parquet en bois, clair lui aussi, dont je me souviens bien pour
avoir pas mal pratiqué le yoga dans cette pièce. Alors, pourquoi
ne s’est-on pas installés ici ? Je crois qu’on a essayé, mais que le lit
était trop inconfortable et que, autour de la trentaine, se réveiller
tous les matins en ayant mal au dos, c’était forcément la faute du
lit. L’autre raison était sans doute que la pièce était froide, car située
au dessus de la partie la plus polaire du salon et aussi parce que ses
fenêtres fermaient mal, voire ne fermaient pas du tout. C’est dans la
chambre jaune, par exemple, que la glycine avait poussé derrière les
rideaux, en s’immisçant dans les trous des fenêtres, et qu’on a même
retrouvé des petits lézards qui avaient suivi le même chemin. On a
donc évité les courants d’air, en s’installant à côté, dans la chambre
rouge, mais on a utilisé cette chambre jaune régulièrement, pour y
lire, y siester, y faire l’amour, du yoga, y héberger des amis, aussi.
Au même étage, il y a une autre pièce, diamétralement opposée, au
Nord, en face de notre chambre, à côté des escaliers. C’est le bureau.
Une pièce très masculine avec des armes au mur, un grand meuble
sérieux avec sous-main en cuir, un fauteuil en bois avec coussins
abîmés, un énorme placard incrusté dans le mur, au fond de la
pièce, deux toutes petites fenêtres, et surtout une grosse flasque
de whisky camouflée dans un faux livre sur la vie de Napoléon,
posée sur l’armoire imposante qu’on trouvait en entrant. C’était
mon bureau d’hiver, la pièce où je m’installais quand il faisait trop
froid dans mon bureau d’été, la petite pièce située au dessus de
notre chambre. Dans ce bureau d’hiver, j’ai un peu travaillé, mais
je ne me suis jamais approprié la pièce, moins que Jeanne et Julien
qui, chaque fois qu’ils venaient passer quelques jours (relativement
souvent), s’y installaient en déplaçant un matelas d’une autre pièce
et en apportant leur couette et oreillers (à mémoire de forme). Ils
disaient que Julien avait mal au dos s’il dormait ailleurs, dans une
vraie chambre sur un sommier, mais je crois qu’en fait ils aimaient
bien cette pièce. Il y avait de quoi fouiller en tout cas. Beaucoup
d’archives, de dossiers orange comme ceux que j’ai emportés, aux
armes de Maître Holstein, vides, en souvenir. C’est sans doute là
qu’il y avait les livres de compte et les talons des chéquiers que
j’avais compulsés. Je me souviens du détail de l’achat du vélo que
j’empruntais pour aller au marché de Cébazat, par exemple, un vélo
ancien dont j’avais la preuve qu’il avait été acheté neuf à telle date.
Une gymnastique mentale dans le temps… Il y avait aussi une télé
cachée dans le placard avec un abonnement à Canal + qui avait
été coupé – cela avait fait partie des réactions rationnelles des trois
filles, comme celle de vendre la voiture de leur père… Je revois les
tiroirs, mais pas le détail de ce qu’ils renfermaient – je me déçois
sur ce point.
Il faut maintenant redescendre au rez-de chaussée où se trouve la
plus grande pièce, le salon-salle-à-manger, sous la forme d’un salon,
à droite en venant de l’escalier, et d’une salle à manger, à gauche.
Il y a un canapé en cuir crème, pas très confortable, encadré par
deux beaux lions en marbre, de type vénitiens, assez fins, si tant
est que des lions assis façon héraldique, en marbre, posés dans un
salon puissent être qualifiés de « fins ». Sur la droite, quand on est
assis sur le canapé, il y a la cheminée, autour de laquelle tout tournait
en hiver car le reste de la pièce était glacial.
En face, une fenêtre quasiment toute mangée par la glycine et des
tableaux, sans doute une armoire ou deux, je ne me souviens plus
très bien. Mais je me souviens très bien des petits Christ sculptés
sur le mur au dessus du canapé, parce qu’ils étaient tous accrochés à
un clou, ce qui fait qu’on pouvait les faire tourner et pivoter. C’était
nos christs aviateurs, qu’on a photographiés d’ailleurs (raison
pour laquelle je m’en souviens bien, sans doute) et qui m’évoquent
vaguement des aviateurs façon dada chez je dirais Picabia, mais je
ne vais pas chercher davantage. A regarder les photos, je tombe sur
une superbe vierge en bois sculptée que j’avais oubliée, qui devait
se situer dans le salon. Vraiment très belle, comme j’aime, avec le
bois abîmé qui s’est décroché par strates verticales, ce qui fait que ça
coupe les visages de façon moderne.
Sur d’autres photos, je redécouvre aussi un masque immense en
bois, très lourd, qui était posé sur une sorte de socle en hauteur
dans le salon et avec lequel on jouait souvent. Il y avait son pendant
en haut, dans le passage en arrivant vers l’atelier de peinture, une
sorte de masque indonésien jaune et rond. On a utilisé ces deux
masques pour se déguiser et poser près du feu pour notre invitation
à la fête du PACS, déjà souvent évoquée. J’ai toujours eu peur que
l’on casse un de ces deux masques que l’on manipulait beaucoup et
qui était vraiment très beaux. Mais ils étaient intacts à notre départ.
A Châteaugay, il y avait une désagréable impression récurrente :
celle de casser tout ce qu’on touchait car les objets étaient trop vieux.
Quand on s’asseyait sur une chaise, le tissu se déchirait, c’est sans
doute ce que j’avais voulu mettre en scène dans ma photo de gros
plan de chaise rouge rose assez ratée. J’avais fait beaucoup de gros
plans parce que j’aimais la superposition des objets de la maison et
des nôtres, qui se mélangeaient : le beau peigne à chien par exemple,
des objets sans valeur à côté des christs en ivoire, du chameau en
marbre, certainement très précieux (que l’on voit sur une photo,
aussi).
Un soir, on devait être 5 ou 6 à la maison, on a cassé une chaise en
bois et paille. Irréparable. On l’a mise entière dans la cheminée et
on l’a regardée brûler pendant longtemps. C’était très beau, on a fait
des films et des photos, surtout Bastien, qui déjà avait une tendance
contemplative compulsive devant les feux de cheminées et une autre
tendance à faire beaucoup de photos quand le sujet lui plaisait…
De l’autre côté de la cheminée, il y avait la salle à manger et une
grande table de bois avec 8 ou 10 chaises déjà en place pour des
repas plutôt rares tant la pièce était glaciale le soir avec sa double
exposition et son 4e mur inexistant (la pièce était ouverte sur le
salon et sur les courants d’air entre la porte du jardin qui fermait
mal et la cage d’escalier qui appelait l’air malgré le tapis kilim). Je n’ai
pas beaucoup de souvenirs de cette pièce sauf y avoir dansé comme
des petits fous pour un nouvel an où on avait réussi à faire venir
plein de potes, déguisés souvent (le thème était « la faute de goût »
et je me souviens des collants verts clair de Manue, de la carte de
sarkozyste dépassant du veston de Sandrine ou de Thibault, et de
ma tenue 100% violette). Et le déjeuner du lendemain qu’on avait
fait là, sur cette table géante, en intérieur, avant de traîner tout ce
petit monde dans la neige pour grimper au sommet d’un volcan...
Belle occasion de prendre l’air et de faire de belles photos.
Il y avait beaucoup de neige cet hiver. Après cette fête, deux amis de
Bretagne qui avaient covoituré – Emilie et Antoine – étaient restés
quelques jours de plus. C’était magnifique ce jardin sous l’épaisse
couche de neige et je me souviens de quelques jours très beaux en
ce début janvier 2010. C’est à cette période que j’ai arrêté de fumer,
aussi, mais je ne me rappelle plus du jour exact. Il faut dire que
vivre à Châteaugay m’avait donné envie d’arrêter de fumer. Quand
je m’y suis installée, d’abord partiellement en avril 2009, puis
à temps plein, en juillet 2009, je m’étais dit que je ne fumerais
que dehors, parce que c’était une manière de profiter du jardin,
de l’espace, du soleil. Mais très vite, j’ai aussi fumé au bureau,
dans la maison, et là c’était le début de l’escalade, je me suis vite
retrouvée à acheter deux paquets par jour, à monter au tabac
du village dans la matinée – et c’était une vraie montée, bien
raide et l’on arrivait essoufflé, avant même d’avoir fumé…, – et,
souvent, un jour sur deux ou sur trois, à y retourner, encore plus
essoufflée, vite, vite avant la fermeture à 19h, pour racheter des
cigarettes. Alors, j’ai arrêté, ce n’était pas la première fois, loin de
là, mais c’était la bonne, cela fait 11 ans et je n’ai jamais eu envie
de refumer.
Du coup, Châteaugay m’évoque à la fois des cendriers pleins qui
débordent dans toutes les pièces et les tablettes de substituts à
la nicotine sur mon bureau, et leur parfum de menthe trafiqué.
Comme Châteaugay m’évoque la chaleur accablante de ce jour
où on avait fait sécher nos vêtements au soleil après s’être pris
l’orage du siècle en festival et les arbres pliant sous la neige, les
prunes jonchant le sol et la boue de l’hiver, les journées passées
seule (avec le chien) dans cette grande maison et cette impression
qu’il y avait toujours des fêtes, un Châteaugay studieux où je
me souviens avoir rédigé ma première partie de thèse assez
facilement et avec plaisir, et un Châteaugay accablant quand je
tournais en rond des journées entières, sans avancer et en me
désespérant de m’être coincée toute seule en m’interdisant de faire
quoi que ce soit tant que je n’aurais pas fini ce manuscrit. Période
qu’une courte discussion avec Bastien était venue clore : « tu ne
finiras pas cet été, pas comme ça, on va partir en vacances… »
On était sur la table de la terrasse, dehors, il faisait magnifique
et le soir tombait. On a pris des billets de ferry pour la Corse.
Je n’ai pas encore parlé de cette pièce qui n’en est pas une, où les
souvenirs sont peut-être les plus nombreux, la terrasse, donc, juste
à la sortie de la double porte battante du salon-salle à manger, avec
ses grosses dalles de pierre, ses touffes d’herbe qui perçaient, sa table
en plastique blanc sale sans rien de spécial et ses chaises en plastique
blanc tout aussi banales. Il y avait souvent des bougies sur la table, et
ses bougies fondaient avec le soleil. Il y avait parfois une théière, une
bouteille d’eau, un dessous de plat. On y mangeait aussi souvent que
possible, même en hiver s’il ne faisait pas trop froid. C’était l’occasion
de faire une blague sur l’état des fenêtres. Quand on chauffait la
maison, on chauffait aussi le jardin, disait-on, avec un air contrit
de propriétaires ruinés. Les fenêtres étaient aussi l’objet d’une autre
blague récurrente, que j’aimais bien visualiser. Chaque fois que l’on
sortait, on devait « mettre » l’alarme grâce à une mini télécommande
qui se trouvait dans le tiroir de la cuisine. Mais on se demandait
vraiment si l’alarme se contentait de faire du bruit ou si elle était
reliée à quelque chose. Je crois qu’on avait fini par comprendre qu’elle
n’était reliée à rien et que le bruit était censé dissuader de possibles
voleurs, tout en comptant sur une sorte de vigilance villageoise, qui
avait dû s’émousser depuis notre arrivée : on faisait souvent sonner
l’alarme par erreur et personne n’accourait. On disait qu’il valait
mieux mettre l’alarme car les fenêtres étaient tellement vieilles qu’on
pouvait les ouvrir avec les genoux…
Cette terrasse avait une vue sur la route, le village et la plaine, à
gauche, et tout droit et à droite, sur le jardin. Le jardin à Châteaugay
était quelque chose de merveilleux, qui avait dû être intelligemment
pensé et superbement entretenu même si à l’époque, je ne trouvais
pas cela spécialement formidable, avec le recul, quel bonheur de
voir surgir les fleurs les unes après les autres, les perce-neige, les
campanules, les narcisses et les jonquilles, les tulipes, puis les iris,
dans cet ordre-là je crois, de sorte que toujours, de février à juillet, le
jardin était fleuri, par inertie, presque sans entretien. Je me souviens
surtout des iris, des violets énormes et des roses pastel avec des pistils
saturés, violets, rouge, et des traces de violet sur les feuilles. Fleurs
que j’aimais beaucoup et que Bastien trouvait prétentieuses.
Les fleurs étaient sur la façade aussi. En avril et en mai, la maison était
entièrement couverte de glycine, avec de grosses grappes odorantes.
En mai 2009, quand on a fait cette fête historique, on avait essayé
des cocktails avec la glycine, notamment une vodka glycine très
photogénique. C’était orchestré par Francesco, un ami qui avait eu
un jour pour projet de faire un livre de recettes avec les plantes que
l’on trouve dans les villes. Il y en avait sur l’orangerie, je crois, de la
glycine. Il y avait aussi deux figuiers, un énorme, près de l’orangerie
et un plus petit, à droite de l’escalier. Une année, on avait fait deux
récoltes, du chutney et de la confiture.
Je me souviens aussi d’un arbuste, un peu plus haut, près du
petit ginkgo, dans la partie du jardin très en pente, qui avait de
belles fleurs jaune vif, un cytise, je crois, je me souviens que cela
ressemblait à « cystite », et que quelqu’un avait cassé l’une des
belles branches du bas le jour de notre PACS, je me demande si
c’est pas mon père d’ailleurs.
On avait aussi trois cerisiers fatigués, tout en haut et au fond du
jardin, qui donnaient des cerises petites, claires et un peu aigres.
Et un énorme noyer encore au dessus, avec une bonne odeur forte
de noix. Et plein de pruniers petits et pas très beaux qui donnaient
beaucoup de fruits pas évidents à utiliser. Je me souviens avoir fait
des tartes, de la confiture avec du gingembre, ça faisait mieux passer
les prunes, et du chutney, encore.
On n’a pas de photo du bassin à carpes (qu’on appelait ainsi mais
peut-être n’y avait-il jamais eu de carpe…) qu’on avait entrepris
de passer au Karcher pour s’en faire un bassin de baignade un été
particulièrement chaud. On avait tout nettoyé, en plein soleil, puis
on avait fait un essai et l’eau ne restait pas, il y avait une évacuation
qu’on n’arrivait pas à neutraliser. Pas de photo, mais il y a un canard
en plastique marron qui trainait dans le jardin qui m’y fait penser.
Et en soubresauts, qui me fait aussi penser à cette piscine en plastique
que l’on avait installée dans le jardin plat, au dessus, sous l’acacia, où
on ne s’est jamais baignés car le temps avait tourné à l’orage, mais
piscine qu’on avait oubliée là, et où les moustiques s’en étaient donné
à cœur joie. Jusqu’à ce que je me rende compte du désastre, de passage
à la pharmacie, où j’entends quelqu’un venir acheter du répulsif en
disant, « c’est bizarre, jamais on a eu autant de moustiques en été à
Châteaugay ». Le soir même, on a retiré les larves avec des collants
et tué le reste à la javel… Je crois qu’on n’a jamais rempli de nouveau
cette piscine qu’on nous avait prêtée.
Au milieu du jardin, il y avait le parking et l’entrée de la cave, très
étrange, c’était une sorte de porte en bois sculptée récupérée, sans
doute une chose indienne, finement ouvragée, qui s’abîmait ainsi
dehors. On descendait les escaliers et on était dans la cave, énorme,
beaucoup trop grande en fait (150 m2, peut-être plus, avec une
immense cheminée). Elle avait été aménagée pour faire la fête, et de
fait, on a trouvé des photos de fêtes anciennes là-dedans, en mode
grands banquets à n’en pas finir. Dont l’un où il y avait Giscard, je
crois, et sans doute Michelin, aussi… la jet-set locale. Nous aussi,
on a des photos de la cave. Qu’on n’a jamais réussi à remplir. Même
dans les fêtes de 100 personnes, qu’on n’arrivait jamais à drainer
toutes au sous-sol parce qu’en général il faisait beau, parce qu’on
était bien dehors, parce que la meilleure pièce de la maison, c’était
l’orangerie, cette espèce de petite scène avec vue sur jardin sans avoir
les pieds dans l’herbe, la cave paraissait trop vide. Ou alors elle était
complètement enfumée quand le feu souffrait de courants d’air, ou
quand on tapait des pieds en dansant et que le sol en terre battue
partait dans l’atmosphère…
Entre la cave et l’orangerie, il y avait l’annexe, deux petites pièces,
peut-être trois, une douche et une toilette, qu’on n’a jamais vraiment
utilisées puisque dès le départ, c’est là qu’on a stocké nos affaires
– le fruit de nos déménagements respectifs (à l’époque plus légers
que maintenant qu’on a des enfants, mais tout de même). Quelques
cartons – les livres et les affaires de cuisine de Bastien, notamment,
sont restés là, à l’état de cartons pendant plus de deux ans, jusqu’à ce
qu’on quitte Châteaugay. La vaisselle, par exemple, il n’y a eu qu’à la
remettre dans un camion direction la Belgique en 2011.
Ce n’était pas de la mauvaise volonté de notre part, non, c’est surtout
que Châteaugay était déjà plein comme un œuf, qu’il y avait déjà là des
meubles et des objets rapportés du déménagement de Dominique,
dite M., d’Inde, sous la forme d’imposants cartons tout propres dans
la cave, et d’autres meubles d’une autre maison, de l’hôtel particulier
parisien, ou du chalet de Megève ou encore d’une autre propriété
dans le sud… Je ne sais plus, avec le temps, nous étions pourtant
devenus familiers de l’empire immobilier des Holstein, mais même
cela passe.
Une impression très forte de Châteaugay, s’il ne restait qu’une image,
ce serait une image animée, le geste d’ouvrir un tiroir et de ne pas arriver
à le refermer. Quand on s’est installé, c’était assez cauchemardesque.
Je cherchais de la place pour mettre mes vêtements dans la chambre
que l’on s’était choisie, au dessus de la cuisine, la mieux chauffée, et,
au milieu de l’armoire indienne que l’on avait vidée à cette intention.
Dans ce beau meuble que j’aimais bien et dont j’ai déjà parlé, il y avait
un petit tiroir. J’avais eu la mauvaise idée de l’ouvrir et il débordait de
foulards et étoles qui sortaient comme du chapeau d’un magicien.
Impossible de le refermer, bien sûr.
Et pourtant, de la place il y en avait, j’avais deux bureaux, par exemple,
un pour l’hiver, un pour l’été, comme je l’expliquais. Cela me faisait
jubiler de le présenter ainsi. C’est comme d’avoir vécu sur l’île-Saint-
Louis, à Paris, je savais que jamais plus dans ma vie je ne pourrai dire,
au présent, « j’ai deux bureaux, un pour l’été, l’autre pour l’hiver ».
Je réalise donc que j’ai oublié de décrire la pièce que j’appelais
mon bureau, qu’on appelait aussi la pièce à la bergère, ou la pièce
« Louis XVI », en raison d’un petit ensemble fauteuil double et
fauteuil simple, tapissés, très bas, assez fins, qu’Armand avait
identifié comme Louis XVI. Il y avait aussi dans cette pièce un petit
lit simple et une table assez grande pour faire un bon bureau, et
mes 3 ou 4 étagères de livres. Elle ne devait donc pas être si petite
que cela… Cette pièce, je l’avais personnalisée. Outre l’armoire
de notre chambre à l’étage du dessous, c’était le seul endroit de la
maison où il y avait des affaires à moi. Mes documents, mes boîtes
d’images, mes livres, mes post-its, mes bibelots, mon bazar. J’ai de
bons souvenirs dans cette pièce même si il y faisait effectivement
chaud en été car c’était sous les toits, au sud-est, et froid en hiver
car c’était... sous les toits. J’ai notamment une photo de moi en
train de lire (Apollinaire), prise par Carol Muller pour sa série des
« Lectrices ». Cette amie photographe de Paris était venue passer
quelques jours pour faire des portraits au sténopé, de moi ainsi que
ma tante Christiane, autre grande lectrice de la famille. On était
aussi allées au Puy de Côme où il restait de la neige et où l’on avait
vu des troupeaux de chevreuils au sommet.
J’ai un autre souvenir plus désagréable de cette pièce. C’était en
2010, et le propriétaire, dit le père Holstein, vient de mourir. Je
choisis de ne pas être là au moment de l’enterrement car un buffet
doit avoir lieu dans la maison, avec toute une palette de gens que
je ne connais pas du tout, je ne suis pas très à l’aise : je fuis donc
pour quelques jours à Paris. Au retour, j’ai du travail, beaucoup de
travail, même, et je m’enferme (symboliquement) dans mon bureau
pour échapper à l’agitation de la maison car les filles (peut-être
pas les trois en même temps, mais souvent l’une et l’autre) sont là.
Elles ne paraissent d’ailleurs pas spécialement tristes de ce décès
mais semblent fort occupées à inspecter la maison, et à, j’imagine,
préparer la succession. L’une d’elle, M., entre sans frapper dans mon
bureau et commence à tout photographier avec un gros objectif
(pas un téléobjectif, mais un objectif très large, genre super qualité).
Je comprends bien que c’est elle qui a la charge de l’inventaire après
décès. Elle m’explique vouloir faire quelques photos souvenirs, avec
une espèce de faux sourire triste. Je ne suis pas dupe, et lui réponds
de manière peu agréable, j’imagine. Ce sentiment d’invasion me
reste comme un arrière-goût des derniers mois sur place, quand, de
plus en plus souvent, les filles passaient récupérer tel ou tel meuble,
les « tableaux de maman », et repartaient le coffre plein. Nous, on
voyait arriver une autre fille la semaine suivante qui demandait où
était passé tel meuble. On a compris à ce stade qu’on avait intérêt à
partir assez vite si on ne voulait pas se retrouver mêlés à de sombres
histoires d’héritage d’une famille qui n’était pas la nôtre.
Ce sentiment, sur la fin, c’était celui d’une lutte pour l’espace. On
s’était un peu étalés, oui, mais plutôt à l’extérieur qu’à l’intérieur de
la maison. Parce que de la place, il y en avait surtout dehors.
Bastien, par exemple, avait stocké dans le jardin ses trésors : des
crânes de mouflons offerts par Sandra qu’il faisait sécher sur le mur,
au sud, et qu’il a d’ailleurs oubliés en quittant Châteaugay, mais
aussi les sièges des remontées mécaniques qu’il avait récupérés
un soir de très grand froid à la station de ski du Chambon des
neiges en train d’être démontée. Je me souviens être restée dans la
voiture à cause du blizzard tandis qu’Hervé et Bastien étaient allés
ramasser ces deux trucs lourds comme des vaches mortes et des
poulies aussi dont ils voulaient faire des tabourets – jamais réalisés.
Aujourd’hui, ils doivent être entreposés quelque part, chez sa sœur
peut-être, en attendant que l’on ait de nouveau de l’espace. Dans
le genre encombrant et inutile, il y avait aussi son bateau, garé sur
le parking, qu’on aperçoit sous la neige, et qu’on va finir de voir se
décomposer pendant deux ans.
Quant à moi, j’avais pu déployer ma chaise longue blanche décorée
d’une fleur rouge, offerte par Armand pour un anniversaire, mais
que j’avais peu utilisée dans mon appartement parisien. Etait-ce la
même année que l’on m’avait offert un gros bananier juste avant
que je parte vivre aux Etats-Unis ? Dans le même genre de cadeaux
encombrants, il y avait la table blanche énorme et inutile parce que
non-plate qu’on nous avait offerte pour notre PACS, mais au moins
elle était bien à sa place là-bas, alors que depuis elle encombre nos
appartements (avec style, certes).
Sur les photos, on voit qu’à Châteaugay, ma chaise longue prend
enfin toute son utilité. Elle paraît noyée dans un océan de végétation
qui dit bien que le vrai luxe, comme disait la publicité de mon
enfance, c’est l’espace.
D’autres photos du jardin sont paradisiaques, surtout le jardin
intermédiaire, face à l’orangerie, celui pour lequel il fallait d’abord
monter l’escalier raide à côté du figuier. Dans ce jardin, on y traînait
tard, avec des amis, les soirs d’été, on y faisait des feux, on y mangeait
autour d’une table en béton abimé, en forme de puits, sous un arbre.
On y dansait aussi quand on pensait à sonoriser l’orangerie. Il y a
une photo de moi avec ma robe « Cosette » (c’est comme ça que
l’avait appelée le « créateur ») et mes chaussures japonaises Nabi.
Semblant accueillir les hôtes, dans le rôle de la visite guidée que
j’adorais alors.
Les photos de jour sont plus paradisiaques encore. Il y a en a où
l’on est quasi nus, à moitié réveillés. On aimait faire l’amour dehors,
dans le jardin du haut, face à l’orangerie, mais il fallait rester attentifs
car José, le jardinier, que la famille avait rembauché après avoir
espéré (quelques semaines à peine, la réalité était vite apparue) que
nous nous chargerions du jardin. Il était chez lui, encore sans doute
fort amoureux de Mme Holstein, et faisait l’entretien minimal, en
étant, je l’espère très fort, encore payé. Il entrait dans le domaine
et s’approchait de la maison en criant « Sébastien », interrompant
bon nombre de grasses matinées, mais, je crois, pas d’ébats de plein
air. Cela me rappelle ma tante Christiane, morte depuis, qui, en
visitant le château, s’était écriée « mon fantasme, faire l’amour sur
une peau de bête devant la cheminée ! » Nous n’avions pas de peau
de bête, mais une très chaude couverture en laine piquée rouge, qui
faisait l’affaire, et qu’on a fini par cramer avec les projections du feu.
J’ai pris beaucoup de photos du jardin, des fruits tombés à terre,
du figuier, des tulipes, des iris, de la glycine envahissant toute la
façade et même l’intérieur puisque les fenêtres ne fermaient plus.
La végétation est peut-être ce qui reste, plus que les objets, les gens
et les cartons. C’est d’ailleurs ce qui reste quand une maison est
abandonnée, s’effondre, comme si les plantes se réjouissaient de la
disparition de tout le reste et prenaient enfin leurs aises.
Dix ans après, il y a chez nous une drôle de plante, un rejeton de
yucca tout petit, qui est le petit frère d’un autre rejeton de yucca
issu de Châteaugay qu’on avait planté, qui a pris, poussé pendant
dix ans, puis s’est desséché cet été. C’est que la double porte du
salon qui donnait sur le jardin était encadrée de deux pots bleus
très beaux dans lesquels survivaient deux yuccas mal en point, près
du froid et en plein courant d’air. Pour une fois je ne plaide pas
coupable avec les plantes. L’un est mort, le deuxième était fort mal
quand un jour j’ai coupé la tige pour le jeter, et, me ravisant, je l’ai
plantée dans la terre, au début du jardin, près des marches, en lui
disant, théâtralement (il devait y avoir du public – il y avait souvent
du public à Châteaugay) : « Tiens, reprends ta liberté ». Et le bout de
tige tout sec a pris. Au point qu’on l’a déraciné pour le mettre dans
un pot et l’embarquer à Bruxelles quand on a quitté le château. On
était surpris mais il n’y avait pas de quoi : c’est précisément comme
cela qu’on fait avec les yuccas, on l’a appris depuis.
Cette histoire de bouture me fait me demander ce qu’on a emporté
d’autre de ce lieu, ce que les autres – tous les gens qui sont passés par
le château – en ont gardé aussi. Bien sûr, on a embarqué quelques
objets, mais très peu par rapport à tout ce qu’on aurait pu prendre,
une fourchette géante toute rouillée, un tire bouchon monumental
dont on a appris il y a peu la fonction réelle, et bien sûr la mouchette,
petite cloche pour éteindre les bougies, très élégante, à qui on avait
donné une place de choix dans notre exposition Effets personnels
en 2015.
Mais plus symboliquement, qu’en a-t-on emporté ? Personnellement
(mais je sais que c’est partagé par Bastien et certains amis concernés),
une grande joie d’avoir fait se croiser des personnes très différentes,
d’avoir contribué à rapprocher des gens (combien de couples, par
exemple, formés à Châteaugay ?), d’avoir fait des fêtes avec de la
famille, des amis, des collègues, tout à la fois, d’avoir fourni un
lieu à des retrouvailles. Il y a une drôle de photo, d’ailleurs, où on
voit Matthieu, mon ex amoureux historique, mon frère Laurent, et
Hervé, l’ex associé de Bastien : drôle parce que ce ne sont pas des
gens qu’on a l’habitude de voir ensemble sur les photos, mais des
gens qui ne se croisent que par nous. C’est une belle photo. Cela
me rend heureuse rétrospectivement autant qu’à l’époque. Ce
genre d’image me donne aussi la mesure de l’importance d’un
lieu, et cela donne envie d’acheter un lieu, d’avoir un lieu à soi,
d’avoir ce genre d’endroit pour rendre possible ces croisements.
Alors même qu’on est partis du château en se disant qu’on ne
voudrait, à l’avenir, pas de maison.
Est-ce que c’est cela la nostalgie ? Oublier ses appréhensions
d’alors pour n’en retenir que le bon ?
“La Commandante”, 63119 Châteaugay, avril 2009-octobre 2011 (janvier 2021)