Gueule cassée (Soanne édition n°16)
La très courte histoire d'un homme prêt à devenir une gueule cassée, illustrée par diverses sculptures et statues du Louvre.
La très courte histoire d'un homme prêt à devenir une gueule cassée, illustrée par diverses sculptures et statues du Louvre.
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<strong>Gueule</strong><br />
cassée<br />
<strong>Soanne</strong> <strong>édition</strong> <strong>n°16</strong>
C’est l’histoire d’un homme qui, pour être un peu tranquille, fait croire à<br />
tout le monde qu’il est atteint d’une maladie grave.
C’est quelqu’un qui avait atteint un point limite : débordé par son travail,<br />
sa famille, ses amis, il n’avait plus une minute à lui. Même une fête lui<br />
était lourde d’obligation. Il se sentait responsable de tout, et la culpabilité<br />
de ne pas faire assez de ceci ou trop de cela le rongeait. Il avait envie de<br />
tout envoyer balader, de démissionner brutalement, de quitter son foyer,<br />
d’être impoli et de dire non à toutes les sollicitations. Le mieux aurait<br />
peut-être été de se suicider, mais vraiment, ce n’était pas son genre. Il<br />
voulait simplement avoir plus de temps. Il aurait pu tout aussi bien partir<br />
de chez lui au petit matin et commencer une nouvelle vie sous une autre<br />
identité. Mais il n’avait pas envie de tourner le dos à ce qui, malgré tout,<br />
lui plaisait.
Il avait hésité, beaucoup, au sujet de la maladie grave. Une faiblesse au<br />
cœur, un gros risque vasculaire, un diabète même, auxquels il avait d’abord<br />
pensé, étaient des maladies qui pouvaient justifier qu’on prenne un peu<br />
de distance, qu’on lâche du lest, comme on dit, sur certaines choses, mais<br />
elles ne nécessitaient que quelques aménagements de sa vie de tous les<br />
jours. Pas de grand bouleversement. Il voulait quelque chose qui impose<br />
le silence plus que l’empathie, quelque chose qui, quand on l’annonce<br />
en public, n’est pas suivi d’une liste de conseils diétético-sanitaires, de<br />
recommandations de lectures, et d’encouragements de toutes sortes.<br />
Il voulait que les gens soient soufflés devant la gravité de l’affaire, et le<br />
laissent tranquilles. Un cancer paraissait le choix le plus évident, le plus<br />
attendu en tout cas. Mais il redoutait la compétence des gens sur les<br />
multiples types de cancer, le savoir technique sur les thérapies, le risque<br />
de récidive, la somme de connaissances accumulée par tout un chacun,<br />
qui, statistiquement fréquentait plusieurs cas. Les cancéreux n’avaient<br />
plus rien de rare, et si l’on en mourait vraiment beaucoup, la maladie<br />
avait perdu un peu de sa superbe, de sa force accablante. Il avait donc<br />
renoncé au cancer, mais il aimait l’idée de la maladie dégénérative, qui<br />
peut s’accélérer ou se ralentir de façon arbitraire sur de longues années.
Il avait alors pensé à la sclérose en plaques, qui paraissait tout adaptée<br />
à son cas, mais la sclérose en plaques a l’inconvénient de se voir très<br />
rapidement sur le malade. S’il était fermement décidé à faire croire<br />
à une maladie, il n’avait nullement l’intention de se maquiller ou de<br />
devoir feinter physiquement. Non, il lui fallait quelque chose de tout à<br />
fait invisible. Il avait alors songé à ces maladies tropicales répugnantes<br />
à base de parasites dans l’estomac ou dans le sang. Mais il faudrait se<br />
renseigner précisément, car, comme l’univers du chemin de fer, la<br />
maladie tropicale attirait à elle nombre de fanatiques fort documentés<br />
et quelques psychopathes du détail technique. Il n’avait vraiment pas<br />
envie de se changer en médecin et de passer le nouveau temps libre<br />
qu’allait lui octroyer son mensonge à se former sur les sites les plus<br />
spécialisés comme sur les forums d’amateurs souvent bourrés de fautes<br />
d’orthographe. Une maladie auto-immune ? Une dégénérescence<br />
osseuse ? Un empoisonnement du sang ? Il lui fallait quelque chose de<br />
peu fréquent et de peu connu, mais de très grave. Il revenait régulièrement<br />
vers le cancer, sans enthousiasme. Il aimait l’idée d’une tumeur maligne<br />
qui grossissait sans que personne ne la voie, mais qui demande un repos<br />
complet pour supporter le mieux possible les traitements. Le travail de<br />
documentation à fournir l’accablait déjà.
Un matin, la solution lui était apparue : une maladie dégénérative du<br />
cerveau, quelque chose d’invisible mais d’irréversible. Une tumeur, mais<br />
peut-être pas cancéreuse, pas quelque chose que l’on tente de soigner, en<br />
tout cas, il ne subirait aucune intervention, ni radio ni chimiothérapie.<br />
Une maladie traînante contre laquelle on ne peut rien et dont on connaît<br />
malheureusement l’issue – l’oubli total de soi, des autres et du monde – la<br />
légèreté absolue, l’absence de mémoire. Il avait cherché une telle maladie<br />
dans la littérature médicale la plus sérieuse qu’il pouvait trouver en<br />
ligne. Et il avait trouvé : un long mot latin qu’il s’était empressé de noter<br />
dans un petit carnet à spirale flambant neuf étrenné pour l’occasion. Il<br />
se réjouissait, c’était ce qui lui fallait : une perte lente et irréversible de<br />
la mémoire, un sentiment de chute accablant, aucun traitement. Seule<br />
préconisation : éviter toute sorte de stress, qui pouvait accélérer le cours<br />
des choses, et ralentir son activité. Exactement ce à quoi il aspirait, c’était<br />
parfait.
Qui mettrait-il dans la confidence ? Il lui faudrait une stratégie de dispersion<br />
de l’information tout en restant discret. En parler peu, mais aux<br />
bonnes personnes – celles qui ne savent tenir un secret, celles qui aiment<br />
parler des problèmes des autres, tous ceux qui sont attirés, viscéralement,<br />
par la maladie.<br />
Bien sûr qu’il commencerait à en parler au travail, mais doucement<br />
car il tenait aux avantages de sa position. Il ne voulait pas d’emblée<br />
être poussé du côté de ceux qu’on considérait comme des gueules<br />
cassées : les bras cassés, les faibles, les brebis galeuses, l’ivraie dont il<br />
faudrait se débarrasser au prochain plan social. Il devait bien réfléchir<br />
aux conséquences sur sa vie professionnelle. Sur sa vie amicale, aussi,<br />
d’ailleurs, c’est sûr qu’un grand malade, même si on pense souvent à<br />
lui, on l’invite moins qu’avant. On parle de lui, beaucoup, à la troisième<br />
personne, quand il n’est pas là, parce que c’est toujours chic de connaître<br />
quelqu’un qui a une maladie rare, mais on ne le convie pas pour éviter de<br />
casser l’ambiance. Il fallait être prudent.<br />
Qu’en était-il de sa vie privée, alors ? Allait-il réserver ce mensonge à<br />
son travail ou s’en servirait-il aussi auprès de ses amis ? Et de sa femme ?<br />
S’il voulait que son plan fonctionne, il devait faire en sorte que tout le<br />
monde y croie, créer une sorte de bulle de mensonge autour de lui, qui<br />
fonctionnerait comme la vaccination, en cocon. Qu’est-ce qui l’obligeait<br />
à avouer la supercherie à sa famille, finalement ?
Il avait ainsi choisi de parler de sa maladie de la mémoire à tout le monde,<br />
et il n’avait même pas eu à produire de faux résultats d’analyse. Tout le<br />
monde l’avait cru sans sourciller. C’était même assez logique, assez attendu,<br />
lui qui avait toujours eu une mémoire défaillante. Rétrospectivement, on<br />
lui découvrait, même sa femme, des faiblesses qu’il ne se soupçonnait pas<br />
lui-même.
Au début, juste après avoir parlé, il était obsédé par le regard des autres.<br />
Il avait fait tout cela pour se ménager de la distance avec ses semblables,<br />
pour qu’il n’ait plus à expliquer ses bizarreries, à s’excuser, pour faire en<br />
sorte que ses attitudes non conformes lui soient d’emblée pardonnées.<br />
Cette distance qu’il souhaitait instaurer, il l’avait imposée, forcée, chez<br />
les autres avec cette maladie imaginaire, mais, de son côté, il se sentait<br />
toujours aussi dépendant de leur regard. Il sentait bien qu’on chuchotait<br />
à son passage, qu’on baissait les yeux, que l’on jugeait inconvenant de rire<br />
en sa présence, qu’on attende qu’il soit sorti de la pièce pour se « lâcher ».
Puis, progressivement, il s’adapta à son nouvel état, il finit par trouver<br />
normal qu’on le traite avec tant d’égards.<br />
À force de jouer à oublier, il oubliait même les chuchotements, les<br />
regards de travers, les silences gênants. Il se mit à perdre la mémoire.<br />
Complètement.<br />
C’était bien fait.
Photos : visite aux gueules cassées du musée du Louvre, en mai 2012 ou encore avant,<br />
les fichiers ne le disent, pour une fois, pas.