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Après la thèse (Soanne édition n°6)

Comment transformer des brouillons, imprimés et corrigés pour la 6e ou 7e fois en salade? Comment faire de l'épreuve qu'est la fin de thèse une expérience enrichissante, un point de bascule vers une vie plus créative?

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Après<br />

<strong>la</strong> thèse<br />

<strong>Soanne</strong> <strong>édition</strong> <strong>n°6</strong>


7 décembre 2018<br />

Transformer pour mieux jeter, donc se résoudre à jeter des pages qui ont demandé<br />

des mois et des mois de travail.<br />

Voir soudain ce travail comme potentiellement drôle – ces annotations comme « à<br />

repenser complètement » à quelques jours de l’impression, ces autocongratu<strong>la</strong>tions « Bien »,<br />

ces traits rageurs « nul, c’est nul »…<br />

Il apparaît aussi terriblement vain – dire que j’ai passé autant de temps. On y voit<br />

aussi une vraie douleur psychique, car l’écriture ne m’est pas facile, à rédiger, à corriger, puis<br />

à reporter les corrections et à relire – souvent plusieurs fois de suite. Et tout ça pour ça, pour<br />

un texte dont finalement je ne suis pas très heureuse, qui n’est objectivement pas très bon,<br />

mais qui légitime une position sociale. Le fait d’avoir été payée les années précédentes pour<br />

« faire de <strong>la</strong> recherche », et ce texte qui est censé me délivrer un diplôme, rite de passage qui<br />

est aussi le sésame d’un recrutement.<br />

Aujourd’hui, je le sais, je n’ai pas été « recrutée » – il n’y a plus de poste – et un article<br />

académique est lu en moyenne (en moyenne !) par 2,3 personnes…<br />

Et pourtant – ceci apparaît c<strong>la</strong>irement avec le recul – il y avait derrière tout ce travail<br />

et ce charabia jargonneux des choses qui m’intéressaient vraiment, profondément et qui


seraient amenées à prendre d’autres formes pour moi, plus tard. Et, en 2018, je suis toujours<br />

dans l’expectative, mais au moins je sais où je vais et qu’il n’y a plus à attendre.<br />

Mais c’était alors le printemps 2011. Mars 2011, avant l’impression du pavé de thèse,<br />

ou plutôt après <strong>la</strong> soutenance, qui était le dernier jour de mai. Oui, juin, quand j’ai dû quitter<br />

l’appartement temporaire parisien où j’ai passé ces quelques mois de fin de thèse.<br />

Déménager – c’est le moment où l’on jette.<br />

Alors, j’ai voulu me souvenir, garder une trace (oui, <strong>la</strong> trace, le souvenir, ceci est le terrain<br />

glissant tartiné de <strong>la</strong> crème d’un gâteau déjà mangé). Pour me rappeler de ce que ça avait<br />

été, pour moi, une fin de thèse. Et pour témoigner que j’avais été sérieuse, aussi, que tout imparfait<br />

qu’il soit, ce texte avait été revu, corrigé, par un esprit qui semb<strong>la</strong>it encore conscient,<br />

malgré les nuits de plus en plus courtes.<br />

Me souvenir des deux nuits b<strong>la</strong>nches consécutives sur lesquelles s’est terminée cette<br />

période délicate. Deux nuits b<strong>la</strong>nches de suite – à presque 30 ans – c’était éprouvant.<br />

Je vou<strong>la</strong>is mettre tout ce<strong>la</strong> dans une marmite, en faire une soupe. Je n’avais qu’une casserole<br />

et de pauvres p<strong>la</strong>ques électriques même pas à moi…<br />

Et de <strong>la</strong> sa<strong>la</strong>de, des tomates cerises, je sais pas pourquoi, sans doute parce que c’est<br />

photogénique. J’aurais voulu maculer tout ce<strong>la</strong> de sauce vinaigrette, mais alors, aurais-je pu<br />

encore recycler tout ce papier ?<br />

Il y a encore plus longtemps, j’avais fait une vidéo où je mangeais littéralement du<br />

papier, une page des « Mots » de Sartre. C’était à <strong>la</strong> Vil<strong>la</strong> Mais d’ici à Aubervilliers et c’était<br />

très réussi – une sorte de mini performance pour un kino-cabaret.


Bien plus tard, plus récemment donc, j’ai voulu de nouveau faire « quelque chose » de<br />

centaines de feuilles de corrections, un dossier qui m’avait demandé une fois de plus le plus<br />

grand mal. J’en avais fait un petit livre relié – pas très bien relié, comme les photographies<br />

prises dans <strong>la</strong> cuisine du logement social f<strong>la</strong>mbant neuf de <strong>la</strong> rue Petit sont finalement assez<br />

ratées. C’est décevant. J’aurais aimé donner à voir <strong>la</strong> masse de papiers, le détail des corrections,<br />

une mise en scène colorée et pop.<br />

J’aurais aimé que mon petit livre en papier recyclé soit aussi plus soigneusement réalisé,<br />

que <strong>la</strong> colle n’ait pas débordé, que <strong>la</strong> tranche se soit alignée parfaitement, que les col<strong>la</strong>ges<br />

de lettres en tête ne soient pas grisés de traces de doigt…<br />

Alors ç’aurait fait une exposition et un livre d’artiste. C’aurait été une réussite, sans<br />

doute.<br />

Mais je n’aurais pas écrit.


Comment se débarrasser de <strong>la</strong> thèse<br />

25 novembre 2011<br />

(presque 6 mois après ma soutenance)<br />

1/ Essayer de ne pas noter systématiquement <strong>la</strong> référence des citations. Essayer de ne même<br />

plus noter l’auteur. Essayer même de ne plus noter. Essayer de retenir par cœur ce que j’aime<br />

particulièrement. Essayer de ne pas s’angoisser de l’idée de tout ce qui va se perdre à jamais.<br />

Le tri devrait être vite fait.<br />

2/ Dire « Je » sans tergiverser sans cesse. Arrêter de penser que c’est interdit. Supprimer le<br />

« nous », le « on », les tournures impersonnelles et les incises « semble-t-il », « selon lui »…<br />

Réserver les formules définitives pour ce qui est vraiment définitif. Assumer tout le reste<br />

comme personnel.<br />

3/ Ne plus chercher à être c<strong>la</strong>ire, à toujours bien exposer chaque étape du raisonnement.<br />

Me dire que j’ai le droit de <strong>la</strong>isser des choses peu c<strong>la</strong>ires, qu’on n’a pas besoin de savoir qu’un<br />

personnage monte cette marche et puis telle autre pour s’intéresser à lui.


4/ Ne plus avoir honte de piquer des choses à droite ou à gauche, même si ce sont de vraies<br />

idées, de vrais exemples ou de vrais bouts d’histoire. Compiler, coller, réunir et mettre en<br />

perspective, c’est aussi créer. Et jamais je ne passerai devant ce conseil des universités pour<br />

p<strong>la</strong>giat, quoique j’en dise à mes étudiants.<br />

5/ Ne plus avoir l’angoisse du morceau fini. Ne plus se demander toujours où cette petite<br />

pièce de puzzle va bien pouvoir aller se nicher. Ne plus voir les petits bouts comme des pièces<br />

de puzzle.<br />

6/ Ne plus développer l’angoisse de <strong>la</strong> relecture, de <strong>la</strong> correction, du lissage. Cette étape si<br />

honnie s’est fait un trou dans ma tête et est devenue « nécessaire ». Or, elle ne l’est pas. On peut<br />

très bien ne pas lisser un texte, « rendre <strong>la</strong> bête présentable ». Souvent, il vaut mieux éviter…<br />

7/ Ne pas chercher à tout prix à valoriser l’élément nouveau d’une chose. Parfois, il vaut<br />

mieux dire des choses déjà dites autrement.


Exercices pratiques<br />

1/ Le soir, se remémorer une phrase, une expression lue ou entendue dans <strong>la</strong> journée. Ne<br />

pas se creuser <strong>la</strong> tête pour en retrouver <strong>la</strong> source et le contexte s’ils ne surgissent pas d’euxmêmes.<br />

Renouveler tous les soirs pendant 3 mois.<br />

2/ Lors de <strong>la</strong> prochaine conférence ou prise de parole publique, remp<strong>la</strong>cer <strong>la</strong> moitié des<br />

nous par des « je ». Se rendre compte à quel point c’est agréable, à quel point l’écoute, aussi,<br />

est devenue plus précise. La fois suivante, remp<strong>la</strong>cer tous les « nous ». Finir par prendre en<br />

haine le « nous allons voir, montrer, analyser, expliquer et – pire –, nous demander », si vide<br />

et professoral. Durée : entre 6 mois et 2 ans, selon l’approfondissement du mal.<br />

3/ Une fois par semaine, inventer un syllogisme, se forcer à ne donner que 3 étapes, jamais<br />

une de plus. Progressivement, écarter de plus en plus le fossé entre <strong>la</strong> proposition A et <strong>la</strong><br />

proposition C. Trouver B devient amusant. Continuer tant qu’on trouve B amusant.<br />

4/ Écrire, une semaine où le temps n’est pas rare, une nouvelle entière composée exclusivement<br />

de bouts pris ailleurs. S’en réjouir. Ne pas hésiter à trahir le secret aussi souvent que possible.<br />

Constater que les autres s’en réjouissent aussi.


5/ Publier chaque jour un petit quelque chose, statut, post, mise à jour d’un site… Petites<br />

choses qui ne sont pas « à suivre ». S’obliger à ne pas reprendre le fil, à sauter du coq à l’âne.<br />

Durée : 2 ou 3 mois devraient suffire.<br />

6/ Choisir une demi-journée où l’agenda et l’esprit sont disponibles. Retrouver plusieurs<br />

étapes d’un texte, sous forme papier ou électronique. Lire le premier jet, puis <strong>la</strong> dernière<br />

version. Bâiller, comparer. Tirer les conclusions.<br />

7/ Chaque dimanche, inventer un petit texte, poème, nouvelle, notule, à partir de <strong>la</strong> chose<br />

<strong>la</strong> plus banale entendue ou lue au cours de <strong>la</strong> semaine. Prendre du p<strong>la</strong>isir à choisir ses mots,<br />

pour <strong>la</strong> reformuler. Renouveler chaque semaine pendant un an environ.

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