XANADU - Smak
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24<br />
Méditation<br />
<strong>XANADU</strong> !<br />
Rosebud<br />
FR Theys: Qui a vu le film d’Orson<br />
Welles, Citizen Kane, se souvient de<br />
ce célèbre ‘Rosebud’: le dernier mot<br />
que prononce le magnat de la presse<br />
avant de mourir et l’amorce d’une enquête,<br />
menée par un journaliste, qui<br />
constituera la trame du film proposé.<br />
Le journaliste ne parviendra pas à retrouver<br />
l’origine de ce mot, mais la dernière<br />
image du film montre qu’il s’agit<br />
de la luge de l’enfant qui est arraché<br />
à sa mère pour être préparé à une riche<br />
existence. Cette riche existence se<br />
concrétise notamment dans un grand<br />
manoir, rempli d’objets d’art et appelé<br />
Xanadou, d’après le fastueux palais de<br />
Koubla Kahn, vu dans un rêve et chanté<br />
par Coleridge.<br />
Dans une interview datant de 1960,<br />
que l’on peut désormais voir sur<br />
YouTube, Orson Welles déclare<br />
en marmonnant que ‘Rosebud est<br />
ce qui lui déplaît le plus dans Kane : un<br />
ressort un peu facile, une plaisanterie<br />
freudienne tirée d’un roman sentimental’.<br />
Je crois qu’il était sincère. Je crois<br />
de surcroît que là réside l’essence<br />
même du plus grand malentendu sur<br />
l’art. En résumé, cela revient à dire que<br />
quand Œdipe tue son père et couche<br />
avec sa mère, cela n’a rien à voir avec<br />
un désir plus profond, sous-jacent et<br />
inconscient, mais avec le fait que tout<br />
bon récit a besoin d’une union physique<br />
et d’un homicide possibles. Or,<br />
ce n’est pas avec un héros qui s’unit<br />
physiquement à un illustre inconnu (ou<br />
qui lui fracasse la tête) que l’on fait une<br />
bonne histoire. Le héros doit connaître<br />
son antagoniste. Mais qui connaissonsnous,<br />
hormis nos parents, nos frères et<br />
soeurs, le laitier, le facteur ou le jardinier<br />
? Un individu de bonne éducation<br />
pourrait être agacé par ces intrigues de<br />
pacotille, dignes d’un soap, qui se déroulent<br />
sur l’Olympe. Mais on ne peut<br />
Panamarenko in Bernd Lohaus’ studio<br />
tout de même pas laisser ces dieux forniquer<br />
ou se quereller avec des étrangers?<br />
Ce qu’il y a de sublime au récit<br />
d’Œdipe, c’est que le héros tue quand<br />
même un inconnu et apprend après coup<br />
seulement qu’il s’agit de son père. Ce<br />
sont les mêmes dénouements auxquels<br />
on assiste tous les jours dans les séries<br />
télévisées les plus banales. Pourquoi ?<br />
Parce qu’il n’y a pas d’histoire possible,<br />
sinon. Le ressort facile que représente<br />
‘Rosebud’ permet à Welles de faire un<br />
film circulaire, un whodunit – qui a donc<br />
commis le crime ? Un film qui est porté<br />
de bout en bout par une seule question<br />
qui reste sans réponse. Le prétendu<br />
contenu de cette question est accessoire<br />
; elle sert uniquement à faire avancer<br />
l’histoire et à lui donner un cap.<br />
Bernd Lohaus et Carl Andre<br />
Dans The Art Instinct, Denis Dutton<br />
soutient qu’une histoire rend toujours<br />
compte du vécu d’un héros qui se<br />
heurte à l’une ou l’autre forme d’obstacle.<br />
Il y voit une confirmation de la<br />
fonction ancestrale du récit : apprendre<br />
à l’auditeur comment vaincre une<br />
opposition ou, selon la culture dans laquelle<br />
le récit voit le jour, comment se<br />
résigner à l’inéluctable. Dutton ne se<br />
rend pas compte qu’il est impossible<br />
de raconter une histoire sans mettre en<br />
scène un héros qui rencontre un obstacle,<br />
quitte à ce que cet obstacle ne soit<br />
que de l’ennui.<br />
De même, un peintre ne peut peindre<br />
sans recourir à un contraste faible ou<br />
fort entre la clarté et l’obscurité et un<br />
sculpteur ne peut sculpter sans faire<br />
des trous, des bosses ou des plis. Cela<br />
dit, qu’il s’agisse de trous, de bosses<br />
ou de plis, de contrastes noir-blanc,<br />
ou encore de héros bravant l’adversité<br />
et de dieux qui dévorent leurs enfants,<br />
qui couchent avec leurs frères et sœurs<br />
et qui fracassent la tête de leur père,<br />
force est de reconnaître que tout cela<br />
nous touche. L’histoire de Rosebud<br />
nous touche aussi. Don Quichotte, le<br />
génial chevalier qui s’invente des obstacles,<br />
nous touche. L’histoire d’Achille<br />
qui, empli de rancune après avoir perdu<br />
une servante, perd son bien-aimé<br />
Patrocle, nous touche. Et ainsi de suite.<br />
Mais pourquoi donc? Parce que notre<br />
pensée est structurée en contrastes.<br />
Notre cerveau enregistre les informations<br />
sous forme de minimessages<br />
oui/non. Nous sommes des êtres qui<br />
ont grandi autour de la lumière, fuyant<br />
l’obscurité.<br />
Nous sommes des êtres bravant l’adversité<br />
ou en dépérissement. Nous<br />
ne connaissons que nos frères et nos<br />
sœurs et quelques autres personnes<br />
rencontrées par hasard. Les constituants<br />
dont nous avons besoin pour<br />
réaliser nos œuvres d’art sont les<br />
constituants de notre pensée, de notre<br />
vie sentimentale, de notre univers. Ce<br />
sont les constituants d’une collection<br />
de souvenirs conscients et enfouis que<br />
nous désignons sous le vocable peu<br />
tangible et saisissable d’identité’.<br />
Un ressort facile, certes, mais un res-<br />
sort sans lequel le film Citizen Kane<br />
n’aurait pas vu le jour. Un ressort qui<br />
ressemble aux autres ressorts faciles<br />
avec lesquels nous fabriquons notre<br />
prétendue identité, qui va nous permettre<br />
de retenir qui nous voudrions être.<br />
Ce n’est pas le prétendu contenu d’une<br />
œuvre d’art qui nous touche, mais bien<br />
le rythme, le timbre et l’éclat de la forme<br />
actuelle que prennent les ressorts<br />
anciens. Autrement dit, leur nouveauté!<br />
Car, quand Hamlet joue une pièce de<br />
théâtre dans la pièce de théâtre pour<br />
révéler la vérité à propos du meurtre<br />
de son père, c’est un nouveau ressort.<br />
Lorsque, dans la deuxième partie de ses<br />
aventures, Don Quichotte rencontre<br />
des lecteurs qui ont déjà lu la première<br />
partie et qui se lancent dans une discussion<br />
sur la véracité des événements qui<br />
y sont décrits, nous lisons aussi quelque<br />
chose de nouveau. Et quel beau<br />
et émouvant récit que celui de la ruse<br />
d’Hamlet, qui simule la folie pour pouvoir<br />
enquêter, sans être dérangé, sur le<br />
meurtre de son père et qui, par ce travestissement<br />
précisément, va précipiter<br />
sa dulcinée Ophélie dans la mort !<br />
De même, nous tâtonnons fébrilement<br />
dans la collection du S.M.A.K., à la recherche<br />
de ressorts, de pères et de mères,<br />
de rebondissements, de rythmes<br />
envoûtants et de plis surprenants, susceptibles<br />
de bouleverser nos esprits.<br />
De même, nous élaborons un nouveau<br />
type d’accrochage pour quatorze des<br />
toiles de Raoul De Keyser ; nous décidons<br />
de dégager plusieurs grandes<br />
fenêtres, pour nous rapprocher de son<br />
Bernd Lohaus et Joseph Beuys<br />
univers, dans lequel il menait une existence<br />
proche de son jardin et où il dressait<br />
le portrait des arbres qui s’y trouvaient<br />
(dans une série intitulée Zacht<br />
apenverdriet). De même, nous décidons<br />
de disposer deux fauteuils devant<br />
ces fenêtres, afin que les gens puissent<br />
contempler à l’aise les toiles, la lumière<br />
du jour pénétrant à l’intérieur par-dessus<br />
leur tête. Hans Martens nous informe<br />
alors qu’en 1992, Raoul De Keyser<br />
avait aussi fait fabriquer un banc qu’il<br />
avait disposé près de la fenêtre et d’où<br />
les gens pouvaient observer son œuvre.<br />
Il nous dessine même un croquis<br />
de ce banc. Nous tentons ensuite de<br />
le retrouver, comme dans un whodunit,<br />
adoptant le profil le plus niais possible<br />
afin de susciter le moins de résistance<br />
possible. Mais le banc reste introuvable.<br />
Mais où est donc passé ce banc ?<br />
J’écris un billet à Raoul De Keyser, lui<br />
demandant s’il voulait redessiner le fameux<br />
banc. Il me répond : « Il n’y a pas<br />
et il n’y a jamais eu de dessin du banc. »<br />
Telle fut la réponse toute fière du fils<br />
d’un menuisier qui, en concertation<br />
avec l’ébéniste Noël, confectionna un<br />
banc sans dessin préalable. Et nos recherches<br />
se poursuivent ainsi jusqu’au<br />
jour où, en visite chez Bernd Lohaus et<br />
Anny De Decker, je leur demande s’ils<br />
se souviennent de ce banc. Et comment<br />
! Ne cachant pas sa joie, Bernd<br />
raconte alors comment il vit Jan Hoet<br />
traverser le musée, tout en gesticulant<br />
en long et en large, en compagnie de<br />
l’artiste Richard Deacon, ne cessant<br />
de répéter toujours les mêmes paroles<br />
: « We have the best cabinet-maker<br />
in the world! » (Nous avons le meilleur<br />
ébéniste au monde.) Aussitôt, Anny De<br />
Decker plonge dans ses albums photos<br />
et en ressort en moins d’une minute<br />
trois photos sur lesquelles Bernd,<br />
Raoul De Keyser et elle-même posent,<br />
assis sur ce fameux banc en bois et sur<br />
le point de devenir mythique.<br />
Dans mes rêveries nocturnes, l’image<br />
de ce banc disparu se fond avec celle<br />
de la luge en feu, la mère de Citizen<br />
Kane se fondant avec le père de Raoul<br />
De Keyser. Je me rappelle avec fébrilité<br />
que, lors de ma première rencontre<br />
avec De Keyser, il me montra – en<br />
marmonnant la phrase « si l’on peut encore<br />
parler d’émotion de nos jours…»<br />
– une coupure de journal jaunie, soigneusement<br />
dissimulée entre le mur<br />
et le coussin en cuir noir de sa chaise<br />
longue. Et je me souviens avoir reconnu<br />
sur cette coupure la sculpture en bois<br />
intitulée L’objet invisible de Giacometti:<br />
une femme apparemment en décomposition,<br />
qui est encadrée par le dossier<br />
d’une chaise, une étrange planche<br />
reposant sur ses pieds et tenant entre<br />
ses mains un objet ballonnant, invisible<br />
ou absent. Et la planche sur ses pieds<br />
se transforme en sac à main, qui me<br />
rappelle le sac à main rempli de béton<br />
de Georg Herold. Et l’objet absent devient<br />
la luge et devient le banc strié.<br />
Et je me rappelle, le soir de la mort de<br />
mon père, avoir cherché partout dans<br />
la maison cette étrange petite table<br />
qu’avait fabriquée mon père et que je<br />
n’arrivais pas à retrouver, aveuglé par<br />
la confusion et la tristesse.<br />
Montagne de Miel, 9 juin 2010