Mémoires d'un Malgré Nous - Attenschwiller
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Les mémoires d’un<br />
<strong>Malgré</strong> <strong>Nous</strong><br />
René Kunkler<br />
Histoire vécue par un incorporé de force dans la Wehrmacht<br />
(armée allemande) et ancien prisonnier du camp de Tambov en<br />
Russie<br />
Rédigé et mis en page par Claude Simon et J.Ch. Badmann<br />
2006<br />
1
Sommaire Page<br />
Poème d’un <strong>Malgré</strong>-<strong>Nous</strong> 3<br />
Introduction 4<br />
Motif de mon affectation au Reichsarbeitsdienst 7<br />
Instruction dans la Wehrmacht 10<br />
Opération en Biélorussie 13<br />
Anéantissement de notre compagnie 15<br />
Anecdotes du front 17<br />
Prisonnier 19<br />
Au camp de Tambov 22<br />
Libération 27<br />
Conclusion 31<br />
Extraits : du livre de Eugène Riedweg Les <strong>Malgré</strong>-<strong>Nous</strong><br />
du livre de Jean Thuet Tambov<br />
2
les <strong>Malgré</strong>-<strong>Nous</strong> : <strong>Nous</strong> avions 18 ans... ou un peu plus<br />
<strong>Nous</strong> avions 18 ans, ou un peu plus,<br />
<strong>Nous</strong> aimions la vie, le bruit, et même un peu plus,<br />
<strong>Nous</strong> aimions notre maison, notre village, et même un peu plus,<br />
<strong>Nous</strong> aimions nos campagnes, nos rivières de plus en plus.<br />
<strong>Nous</strong> aimions nos pères, nos mères et beaucoup plus,<br />
Nos copains, nos voisins, le facteur, de plus en plus,<br />
Nos oncles, nos tantes, nos cousines, et même un peu plus,<br />
Le Maire, le Curé, le Maître d'école, de plus en plus.<br />
<strong>Nous</strong> aimions la nature, les fleurs, les abeilles,<br />
Nos printemps, nos étés, nos hivers, et beaucoup plus,<br />
L'odeur des lilas, le givre sur les toits,<br />
Les veillées en famille, les Noëls embaumés, et même un peu plus.<br />
<strong>Nous</strong> aimions cette force naissante en nous de plus en plus,<br />
<strong>Nous</strong> aimions les filles, leurs sourires et beaucoup plus,<br />
Et avec elles, les bals, les tangos ou un peu plus,<br />
<strong>Nous</strong> leur jurions amour, fidélité, et beaucoup plus.<br />
Mais ils nous ont cassé nos rêves, nos espoirs et beaucoup plus,<br />
Ils étaient fous de gloire, de puissance, de rage, et plus,<br />
Ils voulaient maîtriser, dominer, sinon plus,<br />
Etre maître du Monde, de l'Univers, peut-être plus.<br />
Ils nous ont pris nos joies, nos espérances, et beaucoup plus,<br />
Ils nous ont volé tout ce qui nous était cher,<br />
Plus de famille, ni de printemps, ni de jolies filles,<br />
Il fallait marcher, tirer, mourir, plutôt crever, sans plus.<br />
Pourtant certains sont revenus, un à un, ou parfois plus,<br />
Ils avaient alors 20 ans, ou quelques années de plus,<br />
Ils avaient perdu le sourire, la joie, et beaucoup plus,<br />
Il leur manquait des bras, des jambes et souvent plus.<br />
Et les autres, les milliers d'autres, qui ne reviendront plus,<br />
Leur voyage était sans retour, leur destination le terminus,<br />
<strong>Malgré</strong> que Pères, Mères, Fiancées prièrent de plus en plus,<br />
Ils resteront là-bas, à Stalingrad, Tambov, au fin fond de cette vaste steppe russe.<br />
Et pourtant il faut qu'on se souvienne d'eux beaucoup plus,<br />
Que leur sacrifice nous serve de leçon et de beaucoup plus,<br />
Que nos jeunes cultivent la mémoire de ces héros, et que nous tous, prions pour eux un<br />
peu plus,<br />
Enfin que les régnants de ce monde sachent tirer la leçon de leur sacrifice,<br />
Mais que cela ne devienne pas une histoire, comme tant d'autres, sans plus,<br />
Et que, je vous en conjure Messieurs les Maîtres, que cela ne se produise JAMAIS, JA-<br />
MAIS PLUS,<br />
Car nous n'avions que 18 ans, ou un peu plus. André Bechtel<br />
3
Introduction<br />
René Kunkler, né le 29 décembre 1925, est originaire de Wentzwiller<br />
et habite <strong>Attenschwiller</strong>.<br />
Ce malgré-nous retrace avec émotion l’histoire de son incorporation<br />
forcée dans la Wehrmacht (Armée allemande) et de son internement<br />
dans le sinistre camp de Tambov en Russie.<br />
Je n’ai pas encore 18 ans cet automne 1943, dans le petit village de<br />
Wentzwiller près de la frontière suisse.<br />
Après l’annexion de l’Alsace, l’emprise du régime nazi est totale. Depuis<br />
3 ans le nazisme exerce une dictature plus féroce sur les Alsaciens<br />
qu'en France occupée. La mise au pas de l’Alsace a provoqué sa<br />
germanisation : suppression de la langue française et tout ce qui a<br />
un rapport avec elle. Entre la Suisse et l’Alsace, sur toute sa longueur,<br />
la frontière est bouclée par deux rangées de grillage barbelé de<br />
plus de deux mètres de haut. Jeunesse hitlérienne et incorporation<br />
forcée des jeunes alsaciens sont de rigueur. Mes deux frères ainés,<br />
Fernand et Ernest, sont depuis longtemps déjà incorporés de force<br />
dans la Wehrmacht, quelque part au front russe. Ceux qui se soustraient<br />
à cette obligation, en franchissant la frontière suisse, exposent<br />
leurs familles respectives à de terribles représailles. Les familles<br />
sont prises en otage, déportées parfois jusqu’en Silésie et internées.<br />
C'est dramatique pour beaucoup d’entre elles. Chaque idée contraire<br />
au parti nazi est sévèrement sanctionnée et cela peut aller jusqu’à la<br />
peine de mort. C’est la Gestapo (la « geheime Staatspolizei » - la police<br />
secrète des nazis) qui met en application toutes ces basses œuvres,<br />
au nom du Führer A. Hitler, et les missions sont exécutées par les<br />
SS. Même les généraux, officiers et soldats de l’armée régulière ont<br />
une certaine peur des SS et les évitent quand ils le peuvent.<br />
4
Photo prise devant la maison natale de René Kunkler et<br />
de la fontaine rurale qui e’existe plus de nos jours.<br />
De gauche à droite les grands parents de René avec<br />
deux de leurs filles et leurs fils. La femme habillée en<br />
blanc est la mère de René.<br />
5
Affiche de recrutement<br />
6
Motif de mon affectation au Reichsarbeitsdienst et<br />
l’incorporation forcée<br />
Cet automne aux environs du 10 novembre 1943, pendant le battage<br />
du blé dans les granges, un contrôle de la récolte de pommes de terre<br />
a lieu dans notre ferme. Un contrôleur nazi de Mulhouse fait le tour<br />
de notre propriété et descend à la cave avec moi. Il annonce que nous<br />
possédons une quantité excessive de tubercules et qu’il faut donner<br />
l'excèdent aux autorités nazies. Dans toutes les fermes les légumes et<br />
céréales sont récupérés pour faire tourner la machine de guerre hitlérienne.<br />
Je me suis interposé en lui répliquant que mes parents ont déjà versé<br />
leur dû. Le contrôleur, un type ingrat, ne l’entend pas de cette oreille.<br />
Je pique une grosse colère et je le frappe dans la nuque avec une<br />
massue en bois que nous utilisions pour tasser la choucroute et qui<br />
était à portée de ma main. Le contrôleur n’a pas apprécié du tout<br />
cette grosse « caresse » et fait son rapport à ses supérieurs. Le résultat<br />
de cette altercation ne tarde pas à faire son effet. Au bout de<br />
quelques jours, je reçois l’ordre de départ et mon affectation au<br />
Reichsarbeitsdienst à Deisslingen am Neckar. De la gare de Weil am<br />
Rhein, le train m’emmène pour trois mois de stages paramilitaires.<br />
Ces stages nous forment à l’ordre serré militaire sans armes et nous<br />
devons effectuer différents travaux pour l’armée allemande. Comme<br />
mes deux frères ainés sont déjà dans la Wehrmacht, je suis considéré<br />
comme soutien de famille pour les travaux à la ferme. Sans la visite<br />
de ce contrôleur, je n’aurais jamais été affecté au Reichsarbeitsdienst.<br />
Vers la fin des trois mois de stage j'obtiens une permission de<br />
neuf jours. <strong>Nous</strong> sommes mi-février 1944. Pendant cette permission,<br />
un sidecar avec deux soldats SS fait irruption dans notre cour. Ils me<br />
font sortir de force de la grange et m’embarquent sur le sidecar. Je<br />
n’ai pas le temps de me changer ni de dire au revoir à mes parents.<br />
Je suis déjà fiché dans les dossiers nazis à cause de mon impertinence<br />
envers le fameux contrôleur. Mon père va protester et dit aux<br />
autorités qu’il ne peut pas faire tout seul les travaux de la ferme. Les<br />
nazis lui ont envoyé un jeune polonais pour me remplacer. Il<br />
s’appelait Szot Bruno et avait été capturé par les Nazis lors de<br />
l’invasion de la Pologne.<br />
J’ai gardé un contact très fort avec Bruno jusqu’en janvier 2006, date<br />
de sa mort.<br />
7
Arbeitsdienst<br />
Deislingen am<br />
Neckar<br />
8
En permission devant la maison natale à Wentzwiller<br />
avant le départ pour la Wehrmacht<br />
9
Instruction dans la Wehrmacht<br />
Et me voilà en route le 24.2.1944 pour Gnesen près de Schwerin en<br />
Prusse orientale (aujourd’hui en Pologne), pour 16 semaines<br />
d’instruction militaire dans la Wehrmacht. Pendant le voyage je fais<br />
connaissance avec deux autres alsaciens, Hinterer René<br />
d’Ammertzwiller et Felmann Antoine de Schwoben et par la suite j’en<br />
rencontrerai encore beaucoup d’autres.<br />
L'entraînement prussien, "le Soldaten drillen" avec ses exercices jusqu'à<br />
épuisement et ses brimades était très éprouvant. <strong>Nous</strong> devons<br />
même sautiller avec un obus de 50 kilos dans les bras. Mes deux copains<br />
et moi sommes affectés dans le « Leichter Sturm Battr. Art.<br />
Ers. Abt. 12 » une compagnie d’artillerie. <strong>Nous</strong> resterons ensemble<br />
pendant toutes les opérations et déplacements à venir. Pour déplacer<br />
les pièces d’artillerie, des attelages de chevaux sont nécessaires. Je<br />
m’occupe des chevaux et reçois en même temps des leçons<br />
d’équitation. C’est un travail qui me convient très bien. Je m’occupais<br />
des chevaux à la ferme de mes parents. On m'accorde une permission<br />
à la fin de mon instruction militaire pour rendre visite à mon<br />
frère Fernand blessé et soigné dans un hôpital militaire de Schwerin.<br />
Le 6.7.1944 nous partons pour le front en direction de la Biélorussie.<br />
On passe par la ville de Bialystok en Pologne. En se rapprochant de<br />
la Lituanie et de la Biélorussie le bruit des explosions devient de plus<br />
en plus fort et leurs lueurs rendent l’horizon rougeâtre. Les nombreux<br />
alsaciens de l’unité se demandent avec angoisse dans quel<br />
brasier ils allaient être jetés.<br />
10
Instruction militaire à Gnessen<br />
en Prusse orientale<br />
Sur la photo de droite avec<br />
ses bottes d’équitation.<br />
11
René assis sur un canon de 125 pouvant tirer des obus de 50 kg<br />
12
Opérations en Biélorussie de juillet à septembre<br />
1944<br />
Dès le printemps 1944 les Russes avaient commencé l’opération biélorusse.<br />
Le haut commandement soviétique donne la priorité à la libération<br />
de la Russie blanche et sa capitale Minsk. Les Russes possèdent<br />
21 armées dont deux armées de blindés. En tout 1,4 millions<br />
d’hommes, 31’000 pièces d’artilleries, 5'200 chars et canons d’assaut<br />
appuyés par 5'000 avions. Les Allemands ont adopté un dispositif<br />
échelonné en profondeur jusqu’à 28 km de Minsk, en alignant 1,2<br />
millions d’hommes, 9'500 pièces d’artillerie, 900 chars et canons<br />
d’assaut et 1'300 avions. Les partisans russes sont les premiers à attaquer<br />
les voies de chemin de fer. Ils opèrent sur les arrières des<br />
troupes allemandes à l’ouest de Minsk sur ordre du haut commandement<br />
russe. Dans la nuit de 22 au 23 juin, l’aviation soviétique attaque<br />
d’abord les terrains d’aviation, les voies de chemin de fer, les<br />
positions d’artilleries et les troupes en marche. Les rapports allemands<br />
notent une tactique d’infanterie nouvelle plus habile, ainsi<br />
que l’emploi de l’aviation « à une échelle encore jamais vue ». La première<br />
phase du 23 juin au 4 juillet achevait l’encerclement du regroupement<br />
de Minsk. Au soir du 3 juillet, le 27ième Panzer Corps, la<br />
110ième division et les forces de Müller, en débandade sont encerclés<br />
à l’est de Minsk, le reste de ce groupe d’armée centre étant repoussé<br />
à l’ouest de cette ville. Dans le seconde phase du 5 juillet au 29<br />
août, les Soviétiques effectuent 5 autres offensives ; Siauliai, Vilna<br />
Kauhaus, Bialystok et Lublin Brest.<br />
Le groupement encerclé à l’est de Minsk fut détruit du 5 au 11 juillet<br />
1944.<br />
Les opérations russes se dirigent maintenant vers Grodno situé à 250<br />
km à l’ouest de Minsk et dans l’axe Nord-Sud entre Vilna, aujourd’hui<br />
Vilnius en Lituanie et Bialystok en Pologne, notre secteur.<br />
La volonté d’Hitler d’interdire tout repli fut en partie à l’origine de<br />
l’encerclement d’importantes forces allemandes. Le groupe d’armée<br />
centre a été détruit dans un Kesselschlacht classique (bataille en<br />
chaudron) 17 divisions totalement annihilées et 50 autres perdant la<br />
moitié de leurs effectifs.<br />
L’avance des groupes soviétiques est gigantesque. Cela ressemble à<br />
un énorme rouleau compresseur écrasant tout sur son passage.<br />
Avec les fameuses orgues de Staline, le bombardement massif de<br />
l’aviation et de l’artillerie cause des pertes énormes dans les rangs de<br />
la Wehrmacht complètement submergée.<br />
13
Nos lignes téléphoniques sont souvent coupées et comme je monte<br />
bien à cheval je suis chargé de transmettre le courrier ainsi que les<br />
instructions et les ordres de l’arrière aux premières lignes et inversement<br />
souvent sous le feu de l’ennemi. Un jour, mon cheval a été<br />
touché mortellement et s’est écroulé sous moi.<br />
Canon tracté par des chevaux<br />
14
Anéantissement de notre compagnie<br />
Notre compagnie prend position sur une colline dans les environs de<br />
Grodno. Quelques centaines de mètres plus bas coule un fleuve.<br />
Je pars avec mes deux copains pour abreuver nos chevaux. Pendant<br />
que nous descendons, l’aviation russe attaque et bombarde nos positions<br />
sur la colline. Je n’ai jamais vu un bombardement d’une telle<br />
intensité d’aussi près. La colline est en feu. Avec les explosions et la<br />
mitraille, elle ressemble à un volcan en éruption. <strong>Nous</strong> tenons nos<br />
chevaux affolés, et la peur au ventre nous observons cette scène apocalyptique.<br />
Les bombes lâchées, les avions soviétiques se retirent.<br />
<strong>Nous</strong> reprenons le chemin de la colline pour retrouver notre unité.<br />
Un spectacle de désolation de fin du monde ! La colline est rouge de<br />
sang et jonchée de lambeaux de chairs humaines et de chevaux mélangés<br />
avec de la terre et de la ferraille provenant des armes détruites.<br />
Il ne reste aucun survivant. <strong>Nous</strong> sommes les seuls rescapés de<br />
notre unité comportant 300 hommes. La soif de nos chevaux nous a<br />
sauvé la vie. Notre compagnie n’existe plus. <strong>Nous</strong> prenons contact<br />
avec d’autres groupes de soldats également égarés et nous essayons<br />
de nous procurer de la nourriture.<br />
15
Anecdotes pendant et après les encerclements<br />
russes<br />
Après l’offensive russe du 5 au 29 août 1944 en Biélorussie et sur la<br />
ville de Grodno, les troupes soviétiques nous ont dépassés puis encerclés,<br />
provoquant des accrochages sérieux comme ceux de la fameuse<br />
colline où toute notre compagnie fut anéantie. Les Russes ont<br />
un puissant allié, le "général Hiver" que Napoléon Bonaparte a connu<br />
lors de la fameuse retraite de Russie en 1812.<br />
<strong>Nous</strong> traversons un champ, à découvert, en nous approchant d’un<br />
petit bois situé à 300 mètres environ de notre position sans nous<br />
soucier des Russes qui pouvaient être dissimulés en lisière.<br />
Au moment ou nous nous trouvons à bonne distance nous sommes<br />
pris sous un feu nourri. Je plonge à terre ainsi que tous mes camarades.<br />
Beaucoup d’entre eux ne se relèveront pas. Presque la moitié<br />
de mes compagnons sont décimés. Tant bien que mal ceux qui sont<br />
encore valides arrivent à se mettre hors de la portée des tirs russes<br />
en se faufilant entre les blessés et les morts. C’est un moment crucial<br />
où chacun regarde pour soi. Des soldats blessés essayent d’agripper<br />
mon pantalon en criant « hilf mir » aide-moi ! Le sentiment<br />
d’impuissance de ne pas pouvoir les aider dans leur détresse me fait<br />
mal. Ces malheureux ont un triste sort ; certains agonisent et<br />
d’autres seront achevés par les Russes. Une balle de fusil a même<br />
traversé le col de ma vareuse.<br />
Un jour je suis en contact avec un jeune soldat allemand de 16 ans,<br />
un fanatique. Il ne fallait surtout pas faire de remarque contre le parti<br />
nazi en sa présence. Il aurait certainement averti ses supérieurs.<br />
Ce jeune garçon a subi un lavage de cerveau lors de son séjour à la<br />
jeunesse hitlérienne et son instruction militaire. Il croyait dur comme<br />
fer au Führer et à la victoire de l’armée allemande. Je n’avais pas<br />
beaucoup d’estime pour lui.<br />
Lors d’une attaque russe il est planqué dans son trou individuel.<br />
Le dessus de son casque dépasse un peu. Le pilote d’un char russe le<br />
repère. Il roule sur lui avec une de ses chenilles en le bloquant dans<br />
sa cachette et commence à faire la fameuse toupie en tournant sur<br />
lui-même. Le char s’enfonce lentement dans le trou en écrasant ce<br />
jeune héros…<br />
Cette fin fut atroce, ce n’était pas beau à voir. Beaucoup de ces jeunes<br />
allemands seront tués en obéissant aveuglément aux ordres.<br />
Ils agissaient comme des robots. Tuer ou être tués.<br />
17
Le soir de Noël 1944 je suis de garde devant une meule de paille.<br />
Toutes ces nuits blanches pendant les différentes opérations et dans<br />
le froid glacial ont eu raison de moi. Je m’endors dans ce tas de<br />
paille.<br />
Heureusement, je suis réveillé en sursaut par l’aviation russe qui est<br />
entrain de nous chercher en lâchant des fusées éclairantes accrochées<br />
à de petits parachutes. Si j’avais été surpris, dormant pendant<br />
la garde, on m’aurait exécuté sur-le-champ.<br />
18
Fait prisonnier<br />
Hinterer René, Felmann Antoine et moi avons toujours réussi à nous<br />
sortir des embûches se dressant devant nous, jusqu'à un certain jour<br />
du début janvier 1944.<strong>Nous</strong> nous retrouvons à nouveau égarés en<br />
déambulant d’une contrée à une autre. Mes deux compagnons et moi<br />
errons seul. <strong>Nous</strong> nous cachons sous un tas de charbon dans la cave<br />
d’un petit château isolé et abandonné. Imaginez-vous cela pendant 3<br />
jours et 3 nuits. Au quatrième jour des coups de feu se font entendre<br />
au loin, deviennent plus forts et se rapprochent. Des pas résonnent<br />
au rez-de-chaussée. Des soldats russes sont entrain d’occuper la<br />
maison et commencent à danser au-dessus de nous, sans se soucier<br />
que quelqu’un puisse être caché dans la cave. <strong>Nous</strong> sommes noirs<br />
comme des charbonniers, les poumons pleins de poussière de charbon<br />
et la respiration devient de plus en plus pénible. Je propose à<br />
mes deux copains de sortir de ce trou à rats et de nous rendre aux<br />
Russes. Si nous restons encore longtemps dans ce charbon, nous allons<br />
crever. <strong>Nous</strong> prenons la décision de nous rendre.<br />
Avant de sortir nous enfouissons nos fusils dans le charbon, sinon<br />
les Russes nous tueraient avec nos propres armes. En sortant je trébuche<br />
sur un cadavre avant de monter l’escalier. A peine dehors au<br />
coin de la maison, un soldat russe surgit arme au poing en criant :<br />
« Stoï-pan – rouki-veri »<br />
Halte – les mains en l’air.<br />
Les autres russes rappliquent aussitôt et les coups de crosses valsent<br />
dans nos reins. Heureusement un officier russe écarte brutalement<br />
les soldats, remarquant que nous portons des bandelettes bleu blanc<br />
rouge au col de nos vestes. <strong>Nous</strong> les avions cachées durant tout notre<br />
Service dans la Wehrmacht et nous avons profité de l'occasion pour<br />
les sortir avant de nous rendre. L’officier russe parle bien le français<br />
et nous lui expliquons qui nous sommes. <strong>Nous</strong> pensons déjà que notre<br />
situation va s’améliorer mais nous déchantons vite. L’officier doit<br />
repartir et nous laisse entre les mains de ses soldats.<br />
Ils nous volent tout, bottes, manteaux, montres, papiers, argent, caleçons<br />
et finettes.<br />
Il nous reste nos pantalons, vestes et casquettes. <strong>Nous</strong> recevons des<br />
sandales en bois. Nos gardiens sont très mal habillés beaucoup<br />
d’entre eux sont originaires de la Sibérie ou de la Mongolie. <strong>Nous</strong><br />
avons malgré tout de la chance. Normalement ils ne font pas de prisonniers.<br />
La pulsion guerrière ancestrale de ces soldats leur faisait<br />
commettre les pires exactions et mutilations. J’ai rencontré des pri-<br />
19
sonniers avec un doigt coupé parce qu’ils n’arrivaient pas assez vite à<br />
enlever leur alliance. Des viols et des meurtres lorsqu’ils entrent en<br />
Prusse orientale sont à l’ordre du jour et provoquent l’exode vers<br />
l’ouest de la population prise de panique.<br />
Les Russes prennent leur revanche contre les crimes commis par les<br />
SS en Union Soviétique. Souvent les officiers les laissent faire.<br />
<strong>Nous</strong> sommes enfermés dans un enclos à vaches pendant 3 jours,<br />
pieds presque nus dans 30 cm de neige.<br />
Après 3 jours d'attente nous sommes dirigés vers un autre groupe<br />
d’une vingtaine de prisonniers.<br />
Dans la neige glaciale nous entamons une longue et pénible marche<br />
vers le lieu de notre détention, le camp de Tambov à 450 Km au sud<br />
est de Moscou.<br />
Au bout de 4 jours de marche une énorme ampoule se forme entre<br />
mes doigts de pied. Je souffre en silence.<br />
Un soldat russe remarque cette ampoule, tire son couteau et me la<br />
perce. Une brûlure intense me ronge le pied. Le groupe de prisonniers<br />
s'agrandit au fur et à mesure que nous approchons du camp.<br />
Pendant des jours et des semaines nous marchons. Quelquefois nous<br />
sommes embarqués dans un train. Les camps intermédiaires se succèdent.<br />
Je me demande souvent ce que je fais dans cette galère.<br />
Pendant les longues marches vers Tambov nous mangeons de la<br />
neige pour atténuer notre soif et faim. Nos gardiens russes nous tapent<br />
dessus lorsqu’ils nous surprennent. Pendant les courtes haltes<br />
nous piétinons sur place pour éviter des gelures aux pieds.<br />
Nos belles bottes, que les Russes nous ont volées nous font cruellement<br />
défaut par des températures de -30 degrés.<br />
Quelques soldats russes<br />
20
En captivité<br />
21
Au Camp de Tambov<br />
Au mois de mars 1945 le train s’arrête, au bout d’un pénible et long<br />
voyage dans la petite gare de Rada, à quelques kilomètres de Tambov.<br />
Une bonne centaine de prisonniers descendent du train. <strong>Nous</strong> marchons<br />
vers ce sinistre camp, énorme enclos de 800 mètres de long<br />
sur 400 mètres de large cerclé par un quadruple rangé de barbelés et<br />
flanqué de miradors. Il est construit en pleine forêt et divisé en secteurs.<br />
<strong>Nous</strong> sommes 32000 prisonniers amaigris de 17 nationalités<br />
différentes.<br />
Personne ne peut ressentir ce que nous avons vécu dans ce camp.<br />
L’état physique des prisonniers est épouvantable.<br />
<strong>Nous</strong> sommes conduits en zone de quarantaine pour les premières 4<br />
semaines. <strong>Nous</strong> recevons une piqûre. Elles sont faites à la chaîne<br />
comme pour le bétail. Une aiguille se casse en deux et un infirmier<br />
retire la moitié avec une paire de tenailles. Le prisonnier grimace de<br />
douleur.<br />
Après la quarantaine nous sommes regroupés par nationalité. Les Alsaciens<br />
sont conduits dans le secteur français.<br />
Le camp est composé d’une centaine de baraquements rigoureusement<br />
alignés. Les grandes structures peuvent accueillir 300 occupants<br />
et les petites 120. Début 1945 elles sont surpeuplées en raison<br />
de l’afflux de prisonniers.<br />
<strong>Nous</strong> vivons dans des conditions effroyables de détention avec une<br />
hygiène déplorable. Nos baraques en bois sont enfouies dans la terre<br />
pour résister au froid. La température descend à -40. Seul le toit<br />
couvert de terre émerge du sol comme une taupinière. Les détenus<br />
couchent sur des bat-flancs. Les baraques sont souvent inondées<br />
pendant la période de pluie et de fonte de neige, l’eau stagne au fond.<br />
Une de ces baraques a le toit défoncé par le poids de la neige. Plusieurs<br />
morts et blessés sont à déplorer, écrasés sous les décombres.<br />
Il est facile de repérer les cuisines, par une odeur nauséabonde qui<br />
se dégage. Notre repas quotidien n’est autre qu’une espèce de soupe<br />
puant le poisson, une eau bouillante et dégueulasse avec des arrêtes<br />
ou des restes de choux pourris. On ne peut pas appeler cela une<br />
soupe. Chacun de nous reçoit cette bouillie dans sa gamelle ou une<br />
boîte de conserve vide avec un morceau de pain noir dur presque<br />
immangeable d’environ 500 grammes. Pour ma part, je n’ai jamais<br />
22
eçu 500 grammes de pain par jour. Mes 2 morceaux de pain par<br />
jour ressemblaient par leur taille à 2 biscottes.<br />
Les rations sont souvent mal distribuées. Les commissaires, les Kapo<br />
qui jouent aux petits chefs et qui occupent des postes privilégiés se<br />
partagent les meilleurs morceaux avant la grande masse des prisonniers<br />
qui ne reçoit que les restes.<br />
J’ai même réussi à conserver un petit morceau de ce pain noir de<br />
Tambov et à le rapporter à la maison. Je le conserve précieusement<br />
encore aujourd’hui 61 années après ces événements tragiques. Les<br />
dernières semaines de captivité, j’ai souvent été tenté d’avaler ce petit<br />
morceau de pain, quand la faim tiraillait mes entrailles.<br />
Deux fois il m’est arrivé de louper un repas. Une longue colonne de<br />
prisonniers attendait devant les cuisines. Lorsque mon tour arrivait<br />
la distribution des repas était terminée. C’est très dur pour moi.<br />
Manquer plusieurs fois son repas dans ce camp peut être fatal.<br />
Dans tout le camp de Tambov, aucune herbe, ortie ou autre verdure<br />
n’a de chance de pousser ou de repousser. Toutes ces plantes sont<br />
systématiquement cueillies ou arrachées par les prisonniers en quête<br />
de nourriture. Même le tas de fumier où l’on jette les déchets de cuisine,<br />
est fouillé pour retirer ce qui est encore mangeable. La famine<br />
fait des ravages énormes.<br />
A l’aube, les prisonniers dans un état squelettique, vêtus de loques,<br />
sont rassemblés en commandos de travaux forcés : bûcheronnage,<br />
extraction de tourbe, creusement d’écluse et diverses corvées.<br />
Le travail est très dur dans des conditions de sous-alimentation et<br />
d’insalubrité provoquant des maladies. La dysenterie est généralisée.<br />
Les prisonniers perdent entre 30 et 40% de leur poids.<br />
Beaucoup sont atteints de gelures, de gale, de pneumonie, d’œdème<br />
de Pyorrhée ou de typhus. La mort est souvent au rendez-vous pour<br />
eux. La moindre maladie peut être fatale dans ce camp. Les malades<br />
gravement atteints sont dirigés au « Lazarett » (infirmerie) qui n’est<br />
qu’un simple mouroir où on les laisse crever comme des chiens.<br />
Les corps des prisonniers décédés sont entassés, nus, dans une baraque<br />
faisant office de morgue. Quand la baraque est pleine, les<br />
corps sont ressortis, acheminés à l’extérieur du camp et jetés pèle<br />
mêle dans des fosses communes creusées à la main. 50 cadavres par<br />
fosse. 12000 alsaciens et mosellans ont été internés au camp de<br />
Tambov, 4000 ont péri dans le camp sans compter ceux qui sont<br />
morts lors de leur rapatriement en France.<br />
Les latrines sont faciles à trouver. Il suffit de suivre les traînées et les<br />
traces de sang que laissent les prisonniers malades en s'y rendant.<br />
23
La punition la plus extrême infligé aux prisonniers est la corvée des<br />
latrines. Cela consiste à vider les latrines à la pelle en remplissant un<br />
fût qui sera porté par 2 prisonniers et déversé dans la forêt à<br />
l’extérieur du camp.<br />
Lors d’une corvée de bois, j’ai réussi à capturer une grenouille que<br />
j’ai avalée instantanément toute crue. J’ai accompagné ce festin en<br />
grignotant des morceaux d’écorce.<br />
La marche des vaincus de la Bérésina à Moscou<br />
24
Le morceau de pain que René a voulu manger 100 fois,<br />
mais qu’il a ramené de Tambov à Wentzwiller. Le papier<br />
entourant le pain est également de Tambov.<br />
26
La libération et le voyage retour de Tambov<br />
Début septembre 1945, les Russes rassemblent environ 1000 hommes<br />
et nous font sortir du camp avec le peu de matériel dont nous<br />
disposons encore, nos gamelles. Chacun de nous se pose ces questions<br />
:<br />
Dans quel camp vont-ils encore nous emmener ?<br />
Quand est-ce que cette muette détention prendra-t-elle fin ?<br />
Quand pourrons-nous rentrer chez nous en Alsace ?<br />
<strong>Nous</strong> ne savons absolument rien de ce qu’il adviendra de nous. Le<br />
petit trajet à pied entre le camp et la gare de Rada est vite parcouru.<br />
<strong>Nous</strong> embarquons dans des wagons à bestiaux, 40 prisonniers par<br />
wagon. Le train s’ébranle lentement pour prendre la direction de<br />
Moscou. Le train traverse cette ville, puis bifurque vers l’ouest direction<br />
Smolensk puis sur Minsk. En approchant de cette ville, nous<br />
nous rendons compte que le train se dirige toujours plus vers<br />
l’ouest. Ayant passé Minsk le convoi se rapproche de la frontière polonaise,<br />
et c’est là, que nous comprenons que ce voyage là est certainement<br />
le plus beau voyage de notre existence. Les Russes nous renvoient<br />
chez nous.<br />
En approchant de Varvoire en Pologne et de la frontière allemande à<br />
Frankfurt an der Oder, des sourires se dessinent à nouveau sur<br />
beaucoup de nos visages. La Croix Rouge nous distribue des colis.<br />
Entre temps, il faut changer de convoi. Les voies de chemin de fer soviétiques<br />
n’ont pas le même écartement que celles en Allemagne et<br />
les pays de l’Ouest. Les arrêts sont fréquents depuis Moscou. De<br />
l’eau chaude de la locomotive est récupérée pour faire du café pendant<br />
ces haltes. La nourriture qu’on nous distribue n’est pas très variée<br />
: 10 poissons, 10 miches de pain dur de 500g et un seau d’eau<br />
pour 40 personnes. Une petite gouttière de 30cm de long inclinée<br />
vers l’extérieur et coincée entre la porte coulissante, nous sert de pissoire<br />
et à évacuer nos excréments. Pour résister au froid dans les wagons<br />
à bestiaux, nous nous serrons les uns contre les autres. Pendant<br />
ce voyage du retour, le paysage nous offre un décor parfois<br />
apocalyptique. Des villes et villages rasés, des amas de pierres et de<br />
gravats à la place des habitations. L’Europe centrale n’est plus qu’un<br />
immense champ de ruines et de cendres avec ses millions de morts,<br />
engendrés par la folie destructive des hommes.<br />
Les Américains nous prennent en charge et le voyage continue jusqu’à<br />
Frankfurt am Main près de Wiesbaden. Avant cette ville le train<br />
s’arrête en rase campagne devant un champ de betteraves qui est<br />
27
très vite récolté ; le millier de prisonniers affamés descend du train<br />
arrachent les betteraves et les mangent crues.<br />
C’est à Frankfurt que nous sommes désinfectés de nos puces et<br />
poux. <strong>Nous</strong> recevons également des uniformes plus propres et enfin<br />
recevons un meilleur repas.<br />
L’organisation de la mission sanitaire française de rapatriement à<br />
l’Est intercepte les convois en provenance de Russie pour retirer les<br />
malades les plus graves après avoir constaté l’état de santé alarmant<br />
de certains « <strong>Malgré</strong> nous ». Grâce à cela beaucoup échappent à la<br />
mort.<br />
Après l’arrêt de Frankfurt nous embarquons à nouveau dans le train<br />
en direction de Paris en passant par Bruxelles. Pendant ce voyage<br />
vers Paris, nous pouvions ouvrir les portes coulissantes de nos wagons<br />
à bestiaux. Les Russes nous avaient littéralement enfermés et<br />
avaient bloqué les portes pendant toute la traversé de l’Union Soviétique<br />
et de la Pologne.<br />
A la sortie de la gare du Nord à Paris, la population n’est pas<br />
contente de voir débarquer des soldats en uniforme de la Wehrmacht.<br />
Les militaires français, qui nous accueillent, doivent faire des pieds<br />
des mains pour avertir cette population hostile entrain de nous insulter<br />
et de nous cracher dessus. Ils leur expliquent que nous sommes<br />
des Alsaciens incorporés de force dans la Wehrmacht, prisonniers<br />
des Russes et rentrant de Russie.<br />
Même quelques soldats français faits prisonniers par les Allemands<br />
en 1940, étaient parmi nous et enfermés à Tambov. Ils avaient subi<br />
les mêmes brimades que nous.<br />
Les Russes lorsqu’ils ont pénétré en Pologne, en Silésie et en Prusse<br />
Orientale, ne faisaient pas de détail. En capturant des prisonniers allemands,<br />
ils raflaient également les prisonniers français internés<br />
trop à l’est du Reich. Ces prisonniers français auraient du être libérés<br />
sur le champ et renvoyés dans leurs foyers selon leur statut de soldats<br />
alliés.<br />
Les autorités françaises nous acheminent à pied vers une caserne où<br />
nous échangeons nos uniformes allemands contre des habits civils.<br />
<strong>Nous</strong> sommes soumis à un dernier interrogatoire puis un contrôle<br />
sanitaire est effectué par des médecins militaires. Un docteur remarque<br />
les boursouflures contractées pendant ma captivité en Russie,<br />
qui éclatent en laissant couler du pus. Mon sang est littéralement<br />
empoisonné, un mois de détention de plus, m’aurait été fatal.<br />
Ce docteur, un homme très sérieux, me prend en charge et fait le nécessaire<br />
pour que je puisse partir en convalescence pour 1 mois à<br />
28
Rumilly en Haute Savoie. Je l’ai commencée 5 jours après avoir rejoint<br />
mon foyer en Alsace.<br />
Après toutes ces formalités, tous les Alsaciens regagnent la gare de<br />
l’Est pour le train Paris - Mulhouse – Saint-Louis. <strong>Nous</strong> entamons les<br />
derniers 500km d’un voyage de plus de 3500km aux multiples péripéties.<br />
Entre temps, j’ai rencontré trois copains, tous sortis de Tambov, Allemann<br />
Eugène d’<strong>Attenschwiller</strong> (dit Satler Eugène), Klein Joseph et<br />
son frère Alfred de Wentzwiller mon village natal. Le troisième frère,<br />
Klein Antoine, malheureusement est resté à Tambov où il a péri dans<br />
les conditions que l’on connaît. Ces quatre copains n’étaient jamais<br />
ensemble pendant leur captivité. Ils pouvaient seulement se voir<br />
brièvement à travers le grillage séparant leur secteur respectif. Enfin<br />
la gare de St. Louis, le 19 octobre 1945 ! En sortant de la gare, Alfred,<br />
Joseph, Eugène et moi-même prenons contact avec M. Ortcheit<br />
de Saint-Louis, une ancienne connaissance, qui nous prend en<br />
charge et avertit nos parents et proches de notre retour de Russie et<br />
nous conduit chacun respectivement chez nous.<br />
<strong>Nous</strong> arrivons devant la cour de la ferme de mes parents. Autour de<br />
la fontaine rurale, qui n’existe plus aujourd’hui, située au bord de la<br />
route juste à quelques mètres à la gauche de l’entrée de la ferme, un<br />
attroupement de plusieurs personnes avec le curé de la paroisse et<br />
mes parents, nous accueillent. Tout ce petit monde est content de<br />
notre retour, mais les visages deviennent blêmes lorsqu’ils remarquent<br />
notre état physique et surtout en leur annonçant la mort<br />
d’Antoine Klein resté au fond de cette vaste Russie. Un instant<br />
d’émotion surtout pour fa famille Klein. <strong>Nous</strong> prenons en même<br />
temps connaissance de la disparition de plusieurs copains du village<br />
au front de l’Est. Au bout d’un certain temps, la faim me pousse à<br />
monter au grenier de mes parents et de couper un morceau de lard<br />
suspendu dans le fumoir. Je descends dans la cuisine où tout le<br />
monde s’est donné rendez-vous. Je voulais manger instantanément<br />
ce lard. Le curé présent dans la cuisine me l’arrache promptement<br />
des mains. Je lui en voulais à mort. Mais le curé savait ce qu’il faisait.<br />
Si j’avais avalé ce morceau de lard, je risquais la mort. Mon<br />
corps tellement affaibli par la captivité et la malnutrition pendant 6<br />
mois n’aurait pas supporté le choc en avalant des graisses. Le curé<br />
ordonna à ma mère de faire des flocons d’avoine et des carottes sans<br />
graisse et de manger doucement pendant quelques jours. 5 jours<br />
après je repars en convalescence prescrite par le docteur militaire<br />
lors de mon passage à Paris.<br />
29
Le point de départ et d’arrivée….<br />
La gare de mulhouse<br />
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Conclusion<br />
Mon histoire n’est pas une histoire comme tant d’autres. Elle fait partie<br />
des récits d’un de ces « <strong>Malgré</strong>-nous », encore en vie et dont les<br />
rangs commencent à être clairsemés. 61 ans après la fin de la guerre<br />
1939 – 1945, nous sommes les derniers témoins et acteurs contre<br />
notre volonté d’une tragédie qu’aucune région française n’avait de pareille<br />
et nous sommes restés les oubliés de l’histoire. Dans les livres<br />
d’histoire français aucune ligne ne mentionne d’une façon ou d’une<br />
autre la tragédie des « <strong>Malgré</strong>-nous ». Les Alsaciens et les Mosellans<br />
payèrent un très lourd tribut sur le plan national ; sur plus de<br />
130'000 incorporés de force près de 40'000 ne rentreront jamais dans<br />
leur foyer. Au front de l’Est nous n’avions pas le temps de nous poser<br />
des questions ; pris dans la déroute de la Wehrmacht nous sommes<br />
fait prisonniers par les Russes et directement internés dans des<br />
camps. Après la tyrannie de la croix gammée, ce fut celle de la faucille<br />
et du marteau : le goulag russe.<br />
Après la fin de ce conflit mondial dévastateur, le plus dur à encaisser<br />
c'est que nous faisons partie du camp des vaincus. <strong>Nous</strong> sommes des<br />
"sales boches". Seuls les vainqueurs ont une histoire. <strong>Nous</strong> autres<br />
cochons de vaincus, nous étions des couards débiles et nos souvenirs,<br />
nos peurs, nos angoisses, nos enthousiasmes n'ont pas à être<br />
racontés. <strong>Nous</strong> portions le mauvais uniforme, ce qui explique en partie,<br />
ce grand silence, pendant des décennies, sur l'histoire vécue de<br />
tous ces "<strong>Malgré</strong>-<strong>Nous</strong>", ayant perdu tout sourire en rentrant du<br />
front de l'Est et de leur terrible internement dans les camps russes et<br />
autres.<br />
Je ne voulais jamais divulguer cette douloureuse épopée, essayant<br />
d'oublier tous ces faits et atrocités survenus pendant cette époque<br />
sombre de mon histoire : de notre histoire !<br />
L’histoire me rattrape, grâce à Monsieur Simon Claude, qui a réussi à<br />
me convaincre de dévoiler mon récit et qui prend un réel plaisir à rédiger<br />
cette biographie.<br />
Moi, croyant que mon histoire n’avait aucune importance, je commence<br />
à réaliser que cette biographie peut avoir de l'intérêt auprès<br />
des générations à venir, surtout auprès des jeunes qui connaissent<br />
mal notre histoire. Il est important de les informer de cette période<br />
douloureuse, pour que de telles atrocités ne se reproduisent plus jamais.<br />
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Le monument aux morts d’<strong>Attenschwiller</strong><br />
La mention «Morts pour la France» ne figure pas sur le monument<br />
car ces soldats, incorporés de force, étaient contraints de combattre<br />
sur le front de l’est pour l’Allemagne.<br />
GUERRE 1939/1945<br />
Oscar Allemann<br />
Léon Allemann<br />
Alfred Baumann<br />
Emile Baumann<br />
Lucien Baumann<br />
Hugo Fuchs<br />
Georges Groner<br />
Frédéric Groelly<br />
Charles Jehl (dernier instituteur avant la guerre)<br />
Oscar Kaiser (dernier chef de gare avant la guerre)<br />
Lucien Rincker<br />
Frédéric Schumacher<br />
Joseph Schumacher<br />
Marcel Starck<br />
René Sutter<br />
Antoine Willer<br />
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Les anciens de Gnessen au milieu en veste sombre et lunette René Kunkler.<br />
A sa droite Hinterer René, à la droite de Hinterer René Felmann Antoine.<br />
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