05.06.2013 Views

PLATON, PHILÈBE [ou Du plaisir ; genre éthique]

PLATON, PHILÈBE [ou Du plaisir ; genre éthique]

PLATON, PHILÈBE [ou Du plaisir ; genre éthique]

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>PLATON</strong><br />

<strong>PHILÈBE</strong> [<strong>ou</strong> <strong>Du</strong> <strong>plaisir</strong> ; <strong>genre</strong> <strong>éthique</strong>]<br />

Traduction Émile Chambry<br />

PERSONNAGES DU DIALOGUE :<br />

SOCRATE, PROTARQUE, <strong>PHILÈBE</strong> SOCRATE<br />

I. — Vois donc, Protarque, ce qu’est la thèse de Philèbe, dont tu vas<br />

te charger à présent, et ce qu’est la nôtre, contre laquelle tu vas<br />

argumenter, si elle est contraire à ta façon de penser. Veux-tu que<br />

n<strong>ou</strong>s les résumions l’une et l’autre ?<br />

Très volontiers.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or donc, Philèbe s<strong>ou</strong>tient que le bien, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s les êtres animés,<br />

consiste dans la joie, le <strong>plaisir</strong>, l’agrément et dans t<strong>ou</strong>tes les choses du<br />

même <strong>genre</strong>, et moi, je prétends que ce n’est pas cela, et que la<br />

sagesse, la pensée, la mémoire et ce qui leur est apparenté, comme<br />

l’opinion droite et les raisonnements vrais, sont meilleurs et plus<br />

précieux que le <strong>plaisir</strong> p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s ceux qui sont capables d’y participer,<br />

et que cette participation est la chose du monde la plus avantageuse<br />

p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s les êtres présents et à venir. N’est-ce pas à peu près cela,<br />

Philèbe, que n<strong>ou</strong>s disons l’un et l’autre ?<br />

C’est exactement cela, Socrate.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

SOCRATE<br />

Eh bien, Protarque, te charges-tu de la thèse qu’on remet entre tes<br />

mains ?<br />

PROTARQUE<br />

Il le faut bien, puisque le beau Philèbe n<strong>ou</strong>s fait faux bond.<br />

SOCRATE<br />

Il faut donc employer t<strong>ou</strong>s les moyens p<strong>ou</strong>r atteindre la vérité sur<br />

cette matière.<br />

Oui, il le faut.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

II. — Eh bien donc, puisque n<strong>ou</strong>s sommes d’accord là-dessus,<br />

convenons encore de ceci.<br />

De quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Que, dès ce moment, chacun de n<strong>ou</strong>s essayera de faire voir quel est


l’état et la disposition de l’âme qui est capable de procurer à t<strong>ou</strong>s les<br />

hommes une vie heureuse. N’est-ce pas là ce que n<strong>ou</strong>s avons à<br />

faire ?<br />

C’est bien cela.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

V<strong>ou</strong>s avez à montrer, v<strong>ou</strong>s autres, que cet état consiste dans le<br />

<strong>plaisir</strong> ; moi, qu’il consiste dans la sagesse.<br />

C’est exact.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais que ferons-n<strong>ou</strong>s, si n<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vrons un autre état préférable à<br />

ceux-là ? S’il n<strong>ou</strong>s paraît plus proche parent du <strong>plaisir</strong>, n’est-il pas<br />

vrai que n<strong>ou</strong>s aurons le dess<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s les deux vis-à-vis d’une vie<br />

assurée de cet avantage, mais que la vie de <strong>plaisir</strong> l’emportera sur la<br />

vie sage ?<br />

Si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

S’il n<strong>ou</strong>s paraît, au contraire, plus proche parent de la sagesse, c’est<br />

la sagesse qui triomphera du <strong>plaisir</strong> et celui-ci sera vaincu. Etes-v<strong>ou</strong>s<br />

d’accord avec moi là-dessus ? Autrement, quel est votre avis ?<br />

P<strong>ou</strong>r moi, j’en suis d’accord.<br />

Et toi, Philèbe, qu’en dis-tu ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

Moi, je suis et serai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs convaincu que, de t<strong>ou</strong>te façon, la victoire<br />

appartient au <strong>plaisir</strong>. Mais c’est à toi d’en juger, Protarque.<br />

PROTARQUE<br />

<strong>Du</strong> moment que tu n<strong>ou</strong>s as remis le débat, Philèbe, tu n’es plus le<br />

maître d’accorder <strong>ou</strong> de refuser ton assentiment à Socrate.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

Tu as raison. Ainsi me voilà quitte et, dès ce moment, j’en prends la<br />

déesse 1 elle-même à témoin.<br />

PROTARQUE<br />

Et n<strong>ou</strong>s, de notre côté, n<strong>ou</strong>s joindrons là-dessus notre témoignage au<br />

tien et n<strong>ou</strong>s attesterons que tu as bien dit ce que tu dis. Mais<br />

maintenant, Socrate, que Philèbe acquiesce à notre dessein <strong>ou</strong> qu’il<br />

fasse comme il le préfère, n<strong>ou</strong>s n’en devons pas moins p<strong>ou</strong>rsuivre et<br />

1 Cette déesse, comme va le dire Socrate, est la déesse du <strong>plaisir</strong>, Aphrodite, avec laquelle Philèbe, son adorateur, se sent quitte,<br />

après s’être déchargé sur Protarque du soin de la défendre.


mener à terme notre débat.<br />

SOCRATE<br />

III. — Il faut essayer et commencer par la déesse même qui s’appelle<br />

Aphrodite, à ce que dit Philèbe, mais dont le nom le plus authentique<br />

est Plaisir.<br />

C’est très juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

J’ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, à l’égard des noms des dieux, Protarque, une crainte<br />

plus qu’humaine et qui dépasse les craintes les plus fortes, et à<br />

présent aussi, j’appelle Aphrodite du nom qui lui agrée. Mais, p<strong>ou</strong>r le<br />

<strong>plaisir</strong>, je sais qu’il est varié, et, puisque, comme je l’ai dit, n<strong>ou</strong>s<br />

commençons par lui, il faut considérer et rechercher quelle est sa<br />

nature. A l’entendre ainsi simplement nommer, c’est une chose<br />

unique, mais il est certain qu’il revêt des formes de t<strong>ou</strong>te sorte et, à<br />

certains égards, dissemblables entre elles. Vois en effet : n<strong>ou</strong>s disons<br />

bien que l’homme débauché a du <strong>plaisir</strong>, mais que l’homme<br />

tempérant en tr<strong>ou</strong>ve aussi dans sa tempérance même, que l’insensé<br />

aussi, plein d’opinions, et d’espérances folles, a du <strong>plaisir</strong>, et que le<br />

sage lui-même en a du fait même de sa sagesse. Or peut-on s<strong>ou</strong>tenir<br />

que ces deux espèces de <strong>plaisir</strong>s se ressemblent, sans passer à juste<br />

titre p<strong>ou</strong>r un extravagant ?<br />

PROTARQUE<br />

En réalité, Socrate, ces <strong>plaisir</strong>s proviennent de choses opposées, mais<br />

ils ne sont pas eux-mêmes opposés les uns aux autres. Comment, en<br />

effet, le <strong>plaisir</strong> ne serait-il pas ce qu’il y a au monde de plus<br />

ressemblant au <strong>plaisir</strong>, c’est-à-dire à lui-même ?<br />

SOCRATE<br />

A ce compte, merveilleux homme, les c<strong>ou</strong>leurs aussi se ressemblent<br />

et, en tant que chacune d’elles est c<strong>ou</strong>leur, elles sont t<strong>ou</strong>tes les<br />

mêmes. Cependant n<strong>ou</strong>s savons t<strong>ou</strong>s que le noir n’est pas seulement<br />

différent du blanc, mais qu’il lui est encore t<strong>ou</strong>t à fait opposé. Il en est<br />

de même de la figure à l’égard de la figure. A ne considérer que le<br />

<strong>genre</strong>, les figures ne forment qu’un t<strong>ou</strong>t unique ; mais si l’on compare<br />

les espèces aux espèces, les unes sont très opposées entre elles, et les<br />

autres diversifiées à l’infini, et n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verons beauc<strong>ou</strong>p d’autres<br />

choses dans le même cas. Ne te fie donc pas à une argumentation qui<br />

rend identiques t<strong>ou</strong>tes les choses les plus opposées. Je crains que<br />

n<strong>ou</strong>s ne tr<strong>ou</strong>vions des <strong>plaisir</strong>s opposés à d’autres <strong>plaisir</strong>s.<br />

PROTARQUE<br />

C’est possible ; mais quel tort cela fera-t-il à notre thèse ?<br />

SOCRATE<br />

C’est, dirons-n<strong>ou</strong>s, que, ces <strong>plaisir</strong>s étant dissemblables, tu les<br />

appelles d’un nom qui ne leur convient pas. Tu dis, en effet, que<br />

t<strong>ou</strong>tes les choses agréables sont bonnes. Or personne ne prétend que


les choses agréables ne sont pas agréables ; mais comme la plupart<br />

d’entre elles sont mauvaises et quelques-unes bonnes, comme n<strong>ou</strong>s le<br />

s<strong>ou</strong>tenons, tu leur donnes néanmoins à t<strong>ou</strong>tes le nom de bonnes,<br />

quoique tu conviennes, si l’on t’y contraint par le raisonnement,<br />

qu’elles sont dissemblables. Qu’y a-t-il donc d’identique dans les<br />

mauvaises comme dans les bonnes, p<strong>ou</strong>r que tu puisses dire que vus<br />

les <strong>plaisir</strong>s sont un bien ?<br />

PROTARQUE<br />

Comment dis-tu, Socrate ? Crois-tu donc qu’après avoir posé que le<br />

bien, c’est le <strong>plaisir</strong>, on consente à te laisser dire que certains <strong>plaisir</strong>s<br />

sont bons, et certains autres mauvais ?<br />

SOCRATE<br />

En t<strong>ou</strong>t cas, tu av<strong>ou</strong>eras qu’ils sont dissemblables entre eux, et que<br />

certains sont opposés l’un à l’autre.<br />

PROTARQUE<br />

Non pas, du moins en tant qu’ils sont des <strong>plaisir</strong>s.<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s voilà revenus au même argument, Protarque, et n<strong>ou</strong>s allons<br />

dire qu’un <strong>plaisir</strong> ne diffère pas d’un autre, mais qu’ils sont t<strong>ou</strong>s<br />

semblables, et les exemples que je viens d’alléguer ne n<strong>ou</strong>s blessent<br />

en rien, et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s comporterons et n<strong>ou</strong>s parlerons comme les plus<br />

ineptes des hommes et les raisonneurs les plus novices.<br />

Qu’entends-tu par là, Socrate ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

C’est que si, p<strong>ou</strong>r t’imiter et te rendre la pareille, j’ai le front de dire<br />

que la chose la plus dissemblable est la plus semblable de t<strong>ou</strong>tes à<br />

celle dont elle diffère le plus, je p<strong>ou</strong>rrais faire valoir les mêmes raisons<br />

que toi, et n<strong>ou</strong>s paraîtrons plus novices qu’il ne convient et notre<br />

débat s’en ira à la dérive. Reprenons-le donc : peut-être, en n<strong>ou</strong>s<br />

offrant les mêmes prises, p<strong>ou</strong>rrons-n<strong>ou</strong>s arriver à un accord.<br />

Comment ? parle.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

IV. — Suppose que c’est moi, Protarque, qui suis, à mon t<strong>ou</strong>r,<br />

questionné par toi.<br />

Que dois-je te demander ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Si la sagesse, la science, l’intelligence et t<strong>ou</strong>tes les choses que j’ai<br />

mises en commençant au rang des biens, quand on m’a demandé ce<br />

que c’est que le bien, ne seront pas dans le même cas que ton<br />

<strong>plaisir</strong> ?<br />

PROTARQUE


Comment cela ?<br />

SOCRATE<br />

Il apparaîtra que la science en général comprend plusieurs espèces et<br />

que certaines d’entre elles sont différentes les unes des autres. S’il<br />

s’en tr<strong>ou</strong>vait même qui fussent opposées, serais-je digne de discuter<br />

avec toi, si, dans la crainte de reconnaître cette opposition, je<br />

prétendais qu’aucune science n’est différente d’une autre, et si<br />

ensuite notre discussion s’évan<strong>ou</strong>issait comme une fable et que n<strong>ou</strong>s<br />

ne n<strong>ou</strong>s sauvions que grâce à quelque absurdité ?<br />

PROTARQUE<br />

Mais non, il ne faut pas que cela n<strong>ou</strong>s arrive, sauf la chance de n<strong>ou</strong>s<br />

sauver. Quant à moi, j’aimerais que ta thèse et la mienne fussent<br />

traitées sur le pied de l’égalité. Admettons donc qu’il y a des <strong>plaisir</strong>s<br />

nombreux et dissemblables et qu’il y a de même des sciences<br />

nombreuses et différentes.<br />

SOCRATE<br />

Alors, Protarque, ne dissimulons pas les différences qu’il y a entre ton<br />

bien et le mien ; mettons-les, au contraire, en évidence, et allons-y<br />

hardiment ; il se peut que, s<strong>ou</strong>mises à l’examen, elles n<strong>ou</strong>s révèlent<br />

s’il faut dire que le bien est le <strong>plaisir</strong>, <strong>ou</strong> si c’est la sagesse <strong>ou</strong> une<br />

troisième chose. Car, si n<strong>ou</strong>s discutons à présent, ce n’est<br />

certainement pas p<strong>ou</strong>r faire triompher la thèse que je s<strong>ou</strong>tiens, ni<br />

celle que tu défends toi-même ; ce que n<strong>ou</strong>s avons à faire t<strong>ou</strong>s les<br />

deux, c’est de n<strong>ou</strong>s allier en faveur de ce qui est le plus vrai.<br />

C’est en effet notre devoir.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

V. — Alors fortifions encore davantage cette antinomie par des aveux<br />

mutuels.<br />

Quelle antinomie ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

L’antinomie qui met t<strong>ou</strong>t le monde dans l’embarras, quelquefois<br />

volontairement, quelquefois involontairement.<br />

Explique-toi plus clairement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je parle de l’antinomie qui vient de se présenter sur notre chemin et<br />

dont la nature est extraordinaire. Car c’est une chose étrange à dire<br />

que plusieurs sont un et un plusieurs, et il est facile de contester<br />

contre celui qui s<strong>ou</strong>tient l’un quelconque de ces deux points.<br />

PROTARQUE<br />

Parles-tu du cas où, par exemple, on dit de moi, Protarque, qui suis<br />

un par nature, que mes moi sont nombreux et contraires les uns aux


autres, affirmant ainsi que le même homme est grand et petit, pesant<br />

et léger, et mille autres choses 2 ?<br />

SOCRATE<br />

Tu viens de dire, Protarque, ce que t<strong>ou</strong>t le monde sait des étrangetés<br />

relatives à l’un et au multiple, et presque t<strong>ou</strong>t le monde s’accorde à<br />

dire qu’il ne faut pas t<strong>ou</strong>cher à ces sortes de choses, qu’on regarde<br />

comme puériles, faciles et faisant obstacle à la discussion. On ne<br />

devrait même pas prêter attention à des choses comme celle-ci,<br />

quand, par exemple, un homme ayant séparé par la pensée les<br />

membres et aussi les parties d’une chose et reconnu que t<strong>ou</strong>tes ces<br />

parties sont cette chose unique, se moque ensuite de lui-même et se<br />

réfute, parce qu’il a été contraint d’avancer des assertions<br />

prodigieuses, à savoir que l’un est plusieurs et qu’il est infini, et que<br />

plusieurs ne sont qu’un.<br />

PROTARQUE<br />

Mais dis-moi, Socrate, à propos du même sujet, quels sont les autres<br />

prodiges dont tu parles, qui ne sont pas encore reconnus ni familiers<br />

au public ?<br />

SOCRATE<br />

Ce qui est prodigieux, mon enfant, c’est de considérer comme unités<br />

des choses qui ne sont pas sujettes à la génération et à la corruption,<br />

comme dans les exemples que n<strong>ou</strong>s venons de voir. Car, en ce cas,<br />

quand il s’agit de cette sorte d’unité, on est d’accord, comme n<strong>ou</strong>s<br />

venons de le dire, qu’il ne faut pas la s<strong>ou</strong>mettre à l’examen. Mais,<br />

quand on veut établir que l’homme est un, que le boeuf est un, que le<br />

beau est un, que le bon est un, c’est sur ces unités et celles du même<br />

<strong>genre</strong> que l’intense intérêt qu’elles excitent t<strong>ou</strong>rne en division et en<br />

dispute.<br />

Comment cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

On conteste d’abord s’il faut croire que de telles unités existent<br />

réellement. On se demande ensuite comment ces unités dont<br />

chacune est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la même et n’admet ni génération ni distinction,<br />

ne restent pas inébranlablement les unités qu’elles sont, et enfin si,<br />

dans les choses qui sont s<strong>ou</strong>mises à la génération et qui sont en<br />

nombre infini, il faut admettre que cette unité est dispersée et<br />

devenue multiple, <strong>ou</strong> si elle y est t<strong>ou</strong>t entière séparée d’elle-même, ce<br />

qui paraît la chose du monde la plus impossible, puisque étant la<br />

2 Cf. Parménide, 129 c-d : « Si c’est moi qu’on montre comme étant un et multiple, qu’y a-t-il là d’étonnant ? On peut alléguer,<br />

quand on veut montrer que je suis multiple, que mon côté droit diffère de mon côté gauche, ma face de mon dos, et de même p<strong>ou</strong>r le<br />

haut et le bas de ma personne ; car je participe, j’imagine, de la pluralité. Veut-on, au contraire, montrer que je suis un, on dira que,<br />

des sept hommes ici présents, j’en suis un, puisque j’ai part aussi à l’unité. Les deux affirmations apparaîtront ainsi comme vraies. Si<br />

donc on entreprend de pr<strong>ou</strong>ver que des choses telles que les pierres, les morceaux de bois et autres pareilles sont à la fois unes et<br />

multiples, n<strong>ou</strong>s dirons qu’on montre bien que ces choses sont unes et multiples, mais non que l’un est multiple et le multiple un, et<br />

qu’on ne dit rien là de surprenant, mais bien ce que n<strong>ou</strong>s accordons t<strong>ou</strong>s. »


même et une, elle serait a la fois dans une et dans plusieurs choses.<br />

Ce sont ces questions sur cette sorte d’un et de multiple, et non les<br />

autres, Protarque, qui causent le plus grand embarras, si l’on s’entend<br />

mal sur elles, et deviennent très claires, si l’on s’entend bien.<br />

PROTARQUE<br />

C’est donc à cela, Socrate, qu’il n<strong>ou</strong>s faut d’abord appliquer nos<br />

efforts à présent.<br />

C’est, en effet, mon avis.<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

Tu peux croire que t<strong>ou</strong>s, tant que n<strong>ou</strong>s sommes ici, n<strong>ou</strong>s sommes<br />

d’accord avec toi sur ce point. Quant à Philèbe, il vaut peut-être<br />

mieux ne pas lui demander son avis en ce moment et ne pas le<br />

déranger dans sa quiétude 3 .<br />

SOCRATE<br />

VI. — Fort bien. Maintenant par où p<strong>ou</strong>rrait-on commencer cette<br />

controverse si vaste et si compliquée sur les matières en question ?<br />

Faut-il partir de ce point-ci ?<br />

De quel point ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je dis que l’un et le multiple, identifiés par le raisonnement, circulent<br />

part<strong>ou</strong>t et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, auj<strong>ou</strong>rd’hui comme autrefois, dans chaque<br />

pensée que n<strong>ou</strong>s exprimons. C’est une chose qui ne cessera jamais et<br />

qui ne date pas d’auj<strong>ou</strong>rd’hui : elle est en n<strong>ou</strong>s comme une qualité<br />

inhérente à la raison même, qualité immortelle et qui échappe à la<br />

vieillesse. Dès le moment où elle s’est éveillée chez un jeune homme,<br />

il est enchanté comme s’il avait déc<strong>ou</strong>vert un trésor ; sa joie le remplit<br />

d’enth<strong>ou</strong>siasme et il n’est pas de sujet qu’il ne se plaise à remuer,<br />

tantôt r<strong>ou</strong>lant les choses d’un côté et les br<strong>ou</strong>illant en une seule,<br />

tantôt les dér<strong>ou</strong>lant et les divisant, se jetant lui-même t<strong>ou</strong>t le premier<br />

et le plus gravement dans l’embarras, et, après lui, t<strong>ou</strong>s ceux qui<br />

l’approchent, soit plus jeunes, soit plus vieux, soit du même âge que<br />

lui, et n’épargnant ni père ni mère ni aucun de ceux qui l’éc<strong>ou</strong>tent, et<br />

non seulement aucun être humain, mais j’oserais presque dire les<br />

animaux ; car il ne ferait quartier à aucun barbare, s’il tr<strong>ou</strong>vait<br />

seulement un interprète 4 .<br />

PROTARQUE<br />

Est-ce que tu ne vois pas, Socrate, combien n<strong>ou</strong>s sommes et que<br />

3 Notre traduction n’a pas le sel de la phrase grecque. On disait en manière de proverbe : « Il ne faut pas déranger un méchant bien<br />

c<strong>ou</strong>ché. » Platon utilise plaisamment ce dicton, en remplaçant un méchant par Philèbe.<br />

4 Cf. République, 539 b : « Tu n’es pas sans avoir remarqué, je pense, que les adolescents qui ont une fois goûté à la dialectique en<br />

abusent et s’en font un jeu, qu’ils ne s’en servent que p<strong>ou</strong>r contredire, qu’à l’exemple de ceux qui les confondent, ils confondent les<br />

autres à leur t<strong>ou</strong>r, et que, semblables à de jeunes chiens, ils prennent <strong>plaisir</strong> à tirailler et à déchirer avec le raisonnement t<strong>ou</strong>s ceux qui<br />

les approchent. »


n<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>s jeunes ? Ne crains-tu pas que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s joignions<br />

à Philèbe p<strong>ou</strong>r t’attaquer, si tu n<strong>ou</strong>s insultes ? Cependant, n<strong>ou</strong>s<br />

comprenons ta pensée ; aussi, s’il y a quelque voie <strong>ou</strong> moyen<br />

d’écarter un tel désordre de notre discussion et de tr<strong>ou</strong>ver un chemin<br />

plus beau que celui-là p<strong>ou</strong>r atteindre le but de nos recherches, tâche<br />

de n<strong>ou</strong>s le montrer et n<strong>ou</strong>s te suivrons, suivant nos forces ; car le sujet<br />

que n<strong>ou</strong>s avons à traiter n’est pas, Socrate, de petite importance.<br />

SOCRATE<br />

Non, il ne l’est pas, mes enfants, comme v<strong>ou</strong>s appelle Philèbe. Or il<br />

n’y a pas, il ne saurait y avoir de plus belle voie que celle que j’ai<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs aimée, quoiqu’elle m’ait déjà s<strong>ou</strong>vent échappé, me laissant<br />

seul et dans l’embarras.<br />

Quelle est-elle ? dis-le seulement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

C’est une voie qu’il n’est pas bien difficile d’indiquer, mais qui est très<br />

difficile à suivre ; c’est grâce à elle que t<strong>ou</strong>tes les déc<strong>ou</strong>vertes de l’art<br />

ont été mises en lumière. Fais attention : voici la voie que je veux<br />

dire.<br />

Tu n’as qu’à parler.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

C’est, j’en suis sûr, un présent des dieux aux hommes, qui leur a été<br />

apporté du ciel par quelque Prométhée avec un feu très brillant. Et les<br />

anciens, qui valaient mieux que n<strong>ou</strong>s et qui vivaient plus près des<br />

dieux, n<strong>ou</strong>s ont transmis cette tradition, que t<strong>ou</strong>tes les choses qu’on<br />

dit exister sont issues de l’un et du multiple et que la nature a uni en<br />

elles le fini et l’infini, que, telle étant la disposition des choses, n<strong>ou</strong>s<br />

devons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs admettre qu’il y a en chacune une idée et n<strong>ou</strong>s<br />

devons la chercher, car n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verons qu’il y en a une. Quand<br />

n<strong>ou</strong>s l’aurons saisie, il n<strong>ou</strong>s faudra ensuite en chercher deux, s’il y en<br />

a deux, sinon, trois <strong>ou</strong> quelque autre nombre, puis faire la même<br />

chose p<strong>ou</strong>r chacune de ces idées, jusqu’à ce que l’on voie non<br />

seulement que l’unité primitive est une et plusieurs et une infinité,<br />

mais encore combien d’espèces elle contient. Et il ne faut pas<br />

appliquer à la pluralité l’idée de l’infini avant de s’être rendu compte<br />

de t<strong>ou</strong>s les nombres qui sont en elle entre l’infini et l’unité ; alors<br />

seulement on peut laisser chaque unité de chaque chose se perdre en<br />

liberté dans l’infini. Ce sont, comme je l’ai dit, les dieux qui n<strong>ou</strong>s ont<br />

donné cet art d’examiner, d’apprendre et de n<strong>ou</strong>s instruire les uns les<br />

autres. Mais les sages de notre temps font l’un et le multiple à<br />

l’aventure plus vite <strong>ou</strong> plus lentement qu’il ne faudrait et ils passent<br />

t<strong>ou</strong>t de suite de l’unité à l’infini ; les nombres intermédiaires leur<br />

échappent, et c’est ce qui distingue la dialectique de l’éristique dans<br />

les discussions que n<strong>ou</strong>s avons entre n<strong>ou</strong>s.<br />

PROTARQUE


VII. — Il y a dans ce que tu dis, Socrate, des choses que je crois<br />

comprendre ; mais il y en a d’autres où j’ai encore besoin<br />

d’éclaircissements.<br />

SOCRATE<br />

Ce que je dis est clair, Protarque, si tu l’appliques aux lettres de<br />

l’alphabet. Tu peux t’en rendre compte sur ces lettres qu’on t’a<br />

apprises dans ton enfance.<br />

Comment ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

La voix qui sort de notre b<strong>ou</strong>che est une et en même temps infinie en<br />

nombre p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s et p<strong>ou</strong>r chacun.<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais n<strong>ou</strong>s aurions beau connaître ces deux choses : n<strong>ou</strong>s ne serions<br />

pas encore savants, ni parce que n<strong>ou</strong>s savons que la voix est infinie,<br />

ni parce que n<strong>ou</strong>s savons qu’elle est seule ; c’est la connaissance du<br />

nombre et de la nature des sons qui fait de chacun de n<strong>ou</strong>s un bon<br />

grammairien.<br />

Rien de plus vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et c’est la même chose qui fait le musicien.<br />

Comment ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Considérée dans son rapport à l’art de la musique, la voix est une<br />

aussi.<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais il faut reconnaître qu’il y a deux sons, le grave et l’aigu, et un<br />

troisième, intermédiaire. N’est-ce pas vrai ?<br />

Si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Tu ne seras pas encore habile en musique, si tu ne sais que cela ;<br />

mais, si tu l’ignores, tu seras p<strong>ou</strong>r ainsi dire nul en musique.<br />

C’est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE


Mais, mon ami, quand tu auras appris le nombre et la nature des<br />

intervalles de la voix, tant p<strong>ou</strong>r les sons aigus que p<strong>ou</strong>r les graves, les<br />

limites de ces intervalles et t<strong>ou</strong>tes les combinaisons qui en dérivent —<br />

combinaisons que les anciens ont tr<strong>ou</strong>vées et qu’ils n<strong>ou</strong>s ont<br />

transmises à n<strong>ou</strong>s, leurs successeurs, qui devions leur donner le nom<br />

d’harmonies, comme ils n<strong>ou</strong>s ont appris aussi qu’il y a dans les<br />

m<strong>ou</strong>vements du corps des propriétés du même <strong>genre</strong>, qui, mesurées<br />

par des nombres, doivent, disent-ils, s’appeler rythmes et mesures, et<br />

en même temps qu’il faut songer que le même examen s’impose p<strong>ou</strong>r<br />

t<strong>ou</strong>t ce qui est un et multiple —, quand, dis-je, tu auras appris t<strong>ou</strong>t<br />

cela, alors tu seras savant, et lorsque, examinant de cette manière<br />

n’importe quelle autre chose une, tu l’auras saisie, tu seras devenu<br />

sage relativement à cette chose. Mais l’infinité des individus et la<br />

multitude qui est en eux sont cause que tu ne les comprends pas et<br />

qu’on ne fait de toi ni estime ni compte 5 , parce que tu ne fixes jamais<br />

ta vue sur aucun nombre en aucune chose.<br />

PROTARQUE<br />

VIII. — Ce que Socrate vient de dire, Philèbe, me paraît à moi<br />

excellemment dit.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

P<strong>ou</strong>r ce qui est du disc<strong>ou</strong>rs même, je suis de ton avis ; mais enfin<br />

p<strong>ou</strong>r quelle raison l’a-t-il fait et où veut-il en venir ?<br />

SOCRATE<br />

Philèbe a raison, Protarque, de n<strong>ou</strong>s poser cette question.<br />

Assurément. Réponds-lui donc.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je le ferai quand j’aurai aj<strong>ou</strong>té quelques détails sur cette matière<br />

même. Quand on a pris une unité quelconque, n<strong>ou</strong>s avons dit qu’il<br />

ne faut pas t<strong>ou</strong>rner aussitôt les yeux sur la nature de l’infini, mais sur<br />

un certain nombre. De même, quand on est, au contraire, forcé de<br />

commencer par l’infini, il ne faut pas passer immédiatement à l’unité,<br />

mais chercher à saisir un nombre qui contient, en chaque cas, une<br />

pluralité, et finir en passant de t<strong>ou</strong>tes les espèces à l’unité. Reprenons<br />

ce que n<strong>ou</strong>s disions t<strong>ou</strong>t à l’heure des lettres.<br />

Comment ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

On observa d’abord que la voix était infinie, déc<strong>ou</strong>verte qui fut<br />

l’oeuvre d’un dieu <strong>ou</strong> d’un homme divin, d’un certain Thôt, à ce que<br />

l’on rapporte en Égypte 6 . Celui-ci remarqua le premier les voyelles<br />

5 Allusion à l’oracle rendu aux Mégariens : « Mais v<strong>ou</strong>s, Mégariens, v<strong>ou</strong>s n’êtes ni les troisièmes, ni les quatrièmes, ni les d<strong>ou</strong>zièmes,<br />

et l’on ne fait de v<strong>ou</strong>s ni estime, ni compte. » (Schol. de Théocrite, XIV, 48 sqq.).<br />

6 Cf. ce que Platon dit de Thôt dans le Phèdre, 274.


dans cette infinité et reconnut qu’elles n’étaient pas une, mais<br />

plusieurs, puis que d’autres lettres, sans être des voyelles,<br />

participaient du son (semi-voyelles) et qu’il y en avait aussi un certain<br />

nombre ; enfin il distingua une troisième espèce de lettres, celles que<br />

n<strong>ou</strong>s appelons auj<strong>ou</strong>rd’hui des muettes 7 . Après cela, il divisa les<br />

lettres qui n’ont ni son ni voix, jusqu’à ce qu’il eût distingué chaque<br />

lettre individuelle, et il traita les voyelles et les moyennes (semivoyelles)<br />

de la même façon, jusqu’à ce qu’ayant saisi leur nombre, il<br />

eût donné à chacune et à t<strong>ou</strong>tes le nom d’élément. Puis, s’apercevant<br />

qu’aucun de n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rrait apprendre une lettre isolée sans les<br />

apprendre t<strong>ou</strong>tes, il vit là un lien qui était un et qui faisait d’elles<br />

t<strong>ou</strong>tes une unité et leur imposa le nom de grammaire, comme étant<br />

un art unique.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

J’ai compris ces choses, Protarque, plus nettement encore que les<br />

précédentes, en les rapprochant les unes des autres. Mais je sens<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans ce disc<strong>ou</strong>rs le même manque que t<strong>ou</strong>t à l’heure.<br />

SOCRATE<br />

Tu veux savoir, Philèbe, quel rapport il y a entre ceci et notre sujet ?<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

Oui, c’est ce que n<strong>ou</strong>s cherchons depuis longtemps, Protarque et<br />

moi.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, ce que v<strong>ou</strong>s cherchez depuis longtemps, dis-tu, v<strong>ou</strong>s l’avez<br />

dès à présent s<strong>ou</strong>s les yeux.<br />

Comment ?<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

SOCRATE<br />

IX. — N’est-ce pas sur la sagesse et le <strong>plaisir</strong> que n<strong>ou</strong>s discutons<br />

depuis le commencement, p<strong>ou</strong>r savoir lequel des deux il faut<br />

préférer ?<br />

Sans contredit.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

SOCRATE<br />

Et n<strong>ou</strong>s disons bien que chacun d’eux est un ?<br />

Assurément.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

SOCRATE<br />

Eh bien, ce que demande notre discussion précédente, c’est<br />

7 Cf. Cratyle, 424 c : « Ne devons-n<strong>ou</strong>s pas faire comme eux (ceux qui s’attaquent aux rythmes) et distinguer d’abord les voyelles,<br />

puis classer par espèces les autres lettres, celles qui ne comportent ni son ni bruit (les muettes), c’est ainsi que les désignent les habiles<br />

en ces matières, puis celles qui, sans être des voyelles, ne sont p<strong>ou</strong>rtant pas des muettes (les semi-voyelles), et parmi les voyelles ellesmêmes<br />

distinguer les différentes espèces ? » Les semi-voyelles sont lambda, mu, nu, rhô, sigma, dzêta, xi, psi (liquides et sifflantes).


précisément comment chacun d’eux est un et plusieurs, et comment<br />

ils ne sont pas t<strong>ou</strong>t de suite infinis, mais comment ils contiennent l’un<br />

et l’autre un nombre déterminé, avant que chacun d’eux parvienne à<br />

l’infini.<br />

PROTARQUE<br />

Ce n’est pas, Philèbe, une question facile que celle où Socrate n<strong>ou</strong>s a<br />

jetés, après n<strong>ou</strong>s avoir, je ne sais comment, fait t<strong>ou</strong>rner en cercle.<br />

Vois donc lequel de n<strong>ou</strong>s deux répondra à ce qu’il demande à<br />

présent. Peut-être est-il ridicule que moi, qui ai pris ta place et me suis<br />

entièrement chargé de l’argumentation, parce que je suis hors d’état<br />

de répondre à la question présente, je revienne à toi et te prie de le<br />

faire. Mais je pense qu’il serait beauc<strong>ou</strong>p plus ridicule encore que<br />

n<strong>ou</strong>s ne pussions répondre ni l’un ni l’autre. Vois donc ce que n<strong>ou</strong>s<br />

avons à faire. Je crois que ce que Socrate n<strong>ou</strong>s demande en ce<br />

moment, c’est si le <strong>plaisir</strong> comporte <strong>ou</strong> non des espèces, combien il y<br />

en a et de quelle nature elles sont, et qu’il n<strong>ou</strong>s pose la même<br />

question à propos de la sagesse.<br />

SOCRATE<br />

C’est parfaitement exact, fils de Callias. Si en effet n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons<br />

pas rés<strong>ou</strong>dre ces questions sur t<strong>ou</strong>t ce qui est un, semblable à soi et<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le même, et sur son contraire, comme la discussion<br />

précédente n<strong>ou</strong>s l’a montré, jamais aucun de n<strong>ou</strong>s ne sera bon en<br />

rien.<br />

PROTARQUE<br />

Ce que tu dis paraît assez juste, Socrate. Mais, s’il est beau p<strong>ou</strong>r le<br />

sage de t<strong>ou</strong>t connaître, il semble qu’après cela le mieux est de ne pas<br />

se méconnaître soi-même. P<strong>ou</strong>rquoi t’ai-je dit cela ? Je vais te<br />

l’expliquer. C’est toi, Socrate, qui n<strong>ou</strong>s a offert de t’entretenir avec<br />

n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s et qui t’es engagé à déterminer quel est p<strong>ou</strong>r l’homme le<br />

bien par excellence. Or, Philèbe ayant dit que c’était le <strong>plaisir</strong>,<br />

l’agrément, la joie et t<strong>ou</strong>tes les choses de ce <strong>genre</strong>, toi, tu as s<strong>ou</strong>tenu,<br />

au contraire, que ce n’étaient pas ces choses-là, mais d’autres. N<strong>ou</strong>s<br />

n<strong>ou</strong>s remémorons s<strong>ou</strong>vent t<strong>ou</strong>t cela exprès et n<strong>ou</strong>s avons de bonnes<br />

raisons de le faire : n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons avoir ces deux sortes de biens<br />

présents dans notre mémoire, afin de les s<strong>ou</strong>mettre à l’examen. Toi, à<br />

ce que je vois, tu affirmes que le bien qui méritera d’être proclamé<br />

supérieur au <strong>plaisir</strong>, c’est l’esprit, la science, l’intelligence, l’art et t<strong>ou</strong>s<br />

les autres biens de la même famille, et que ce sont ceux-là qu’il faut<br />

acquérir, non les autres. La dispute s’étant engagée sur ces deux<br />

assertions, n<strong>ou</strong>s t’avons menacé en badinant de ne pas te laisser<br />

rentrer chez toi, avant que la discussion de ces deux thèses fût<br />

parvenue à une conclusion satisfaisante. Tu y as consenti et tu t’es<br />

mis à notre disposition p<strong>ou</strong>r cela. Aussi, n<strong>ou</strong>s te disons, comme les<br />

enfants, qu’il ne faut pas reprendre ce qu’on a bien v<strong>ou</strong>lu donner.<br />

Cesse donc de t’opposer, comme tu fais, à ce que n<strong>ou</strong>s disons à<br />

présent.


Que veux-tu dire ?<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

Que tu n<strong>ou</strong>s jettes dans l’embarras et que tu n<strong>ou</strong>s poses des<br />

questions auxquelles n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons pas donner sur-le-champ de<br />

réponse satisfaisante. Il ne faut pas, en effet, n<strong>ou</strong>s imaginer que<br />

l’embarras où t<strong>ou</strong>te la compagnie se voit réduite en ce moment doive<br />

terminer la discussion ; si n<strong>ou</strong>s sommes hors d’état de répondre, c’est<br />

à toi de le faire ; car tu n<strong>ou</strong>s l’as promis. C’est à toi de décider ici si tu<br />

dois diviser le <strong>plaisir</strong> et la science en leurs espèces <strong>ou</strong> y renoncer, au<br />

cas que tu puisses et veuilles éclaircir de quelque autre façon l’objet<br />

de notre contestation.<br />

SOCRATE<br />

Je n’ai plus lieu d’appréhender aucun mauvais traitement de votre<br />

part, après ce que tu viens de dire ; car les mots «au cas que tu le<br />

veuilles» me délivrent de t<strong>ou</strong>te crainte à cet égard. Et puis il me<br />

semble qu’une divinité a éveillé en moi le s<strong>ou</strong>venir de certaines<br />

choses.<br />

Comment et quelles choses ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

X. — Je me s<strong>ou</strong>viens en ce moment d’avoir entendu dire autrefois,<br />

en songe <strong>ou</strong> peut-être même étant éveillé, à propos du <strong>plaisir</strong> et de la<br />

sagesse, que ni l’un ni l’autre n’est le bien, mais que c’est une<br />

troisième chose, différente de celles-ci et meilleure que t<strong>ou</strong>tes les<br />

deux. Or si l’on parvient à démontrer cela clairement, c’en est fait de<br />

la victoire du <strong>plaisir</strong> ; car le bien ne p<strong>ou</strong>rra plus être confondu avec<br />

lui. N’est-ce pas vrai ?<br />

Si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et n<strong>ou</strong>s n’aurons plus besoin du t<strong>ou</strong>t de diviser le <strong>plaisir</strong> en ses<br />

espèces. Tel est mon avis, et c’est ce que n<strong>ou</strong>s verrons plus clairement<br />

en avançant.<br />

PROTARQUE<br />

C’est parfaitement dit : continue de même.<br />

SOCRATE<br />

Auparavant, mettons-n<strong>ou</strong>s d’accord aussi sur quelques détails.<br />

Lesquels ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

La nature du bien est-elle nécessairement parfaite <strong>ou</strong> imparfaite ?<br />

PROTARQUE


Elle est certainement ce qu’il y a au monde de plus parfait, Socrate.<br />

SOCRATE<br />

Autre chose : le bien est-il suffisant ?<br />

PROTARQUE<br />

Sans aucun d<strong>ou</strong>te, et il l’emporte à cet égard sur t<strong>ou</strong>t le reste.<br />

SOCRATE<br />

Voici encore une chose qu’il est, je crois, absolument indispensable<br />

d’affirmer de lui, c’est que t<strong>ou</strong>t être intelligent le p<strong>ou</strong>rsuit, le désire,<br />

veut le saisir et s’en assurer à lui-même la possession, sans s’inquiéter<br />

d’aucune autre chose, à moins qu’elle n’amène des biens avec elle.<br />

Il n’y a rien à objecter, à cela.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Examinons maintenant et jugeons la vie de <strong>plaisir</strong> et la vie sage, en<br />

les prenant chacune à part.<br />

Comment entends-tu cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ne laissons entrer aucune sagesse dans la vie de <strong>plaisir</strong>, ni aucun<br />

<strong>plaisir</strong> dans la vie sage ; car si l’un des deux est le bien,<br />

nécessairement il n’a plus aucun besoin de rien, et si l’un <strong>ou</strong> l’autre<br />

n<strong>ou</strong>s paraît avoir besoin de quelque chose, n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons plus le<br />

regarder comme notre vrai bien.<br />

PROTARQUE<br />

Comment, en effet, le p<strong>ou</strong>rrions-n<strong>ou</strong>s ?<br />

SOCRATE<br />

Veux-tu que n<strong>ou</strong>s essayions de vérifier cela sur toi ?<br />

Très volontiers.<br />

Réponds-moi donc.<br />

Parle.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Consentirais-tu, Protarque, à passer t<strong>ou</strong>te ta vie dans la j<strong>ou</strong>issance<br />

des plus grands <strong>plaisir</strong>s ?<br />

P<strong>ou</strong>rquoi non ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Croirais-tu avoir encore besoin de quelque chose, si tu en avais la<br />

j<strong>ou</strong>issance complète ?<br />

PROTARQUE


Pas du t<strong>ou</strong>t.<br />

SOCRATE<br />

Examine bien si tu n’aurais pas besoin de penser, de comprendre, de<br />

calculer tes besoins, et de t<strong>ou</strong>tes les facultés de ce <strong>genre</strong> ?<br />

PROTARQUE<br />

En quoi en aurais-je besoin ? J’aurais t<strong>ou</strong>t, je pense, si j’avais le<br />

<strong>plaisir</strong>.<br />

SOCRATE<br />

Alors, en vivant ainsi, tu j<strong>ou</strong>irais des plus grands <strong>plaisir</strong>s pendant<br />

t<strong>ou</strong>te ta vie ?


Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais, ne possédant ni intelligence, ni mémoire, ni science, ni opinion<br />

vraie, il est t<strong>ou</strong>t d’abord certain que tu ignorerais forcément si tu as<br />

du <strong>plaisir</strong> <strong>ou</strong> si tu n’en as pas, puisque tu es dénué de t<strong>ou</strong>te<br />

intelligence.<br />

C’est forcé.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et de même, si tu n’avais pas de mémoire, tu ne p<strong>ou</strong>rrais même pas<br />

te rappeler que tu aies jamais eu du <strong>plaisir</strong>, ni garder le moindre<br />

s<strong>ou</strong>venir du <strong>plaisir</strong> qui t’arrive dans le moment présent. Si, en <strong>ou</strong>tre,<br />

tu n’avais pas d’opinion vraie, tu ne p<strong>ou</strong>rrais pas penser que tu as du<br />

<strong>plaisir</strong> au moment où tu en as, et, si tu étais privé de raisonnement, tu<br />

ne serais même pas capable de calculer que tu auras du <strong>plaisir</strong> dans<br />

l’avenir. Ta vie ne serait pas celle d’un homme, mais d’un p<strong>ou</strong>mon<br />

marin <strong>ou</strong> de ces animaux de mer qui vivent dans des coquilles ! Estce<br />

vrai, <strong>ou</strong> peut-on s’en faire quelque autre idée ?<br />

Comment le p<strong>ou</strong>rrait-on ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, une pareille vie est-elle désirable ?<br />

PROTARQUE<br />

Ton argumentation, Socrate, me réduit en ce moment au silence<br />

absolu.<br />

SOCRATE<br />

Alors ne mollissons pas ; passons à la vie intelligente et considéronsla.<br />

PROTARQUE<br />

XI. — Quelle est cette sorte de vie dont tu parles ?<br />

SOCRATE<br />

Je demande si quelqu’un d’entre n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drait vivre, assuré d’avoir<br />

en t<strong>ou</strong>tes choses t<strong>ou</strong>te la sagesse, l’intelligence, la science et la<br />

mémoire qu’on peut avoir, mais sans avoir aucune part, ni petite ni<br />

grande, au <strong>plaisir</strong>, ni à la d<strong>ou</strong>leur non plus, et sans épr<strong>ou</strong>ver aucun<br />

sentiment de cette nature.<br />

PROTARQUE<br />

Aucun de ces deux <strong>genre</strong>s de vie, Socrate, ne me paraît désirable, à<br />

moi, et je ne crois pas qu’ils paraissent jamais tels à personne.<br />

SOCRATE<br />

Mais si on les réunissait ensemble, Protarque, et qu’on mélangeât les<br />

deux p<strong>ou</strong>r n’en faire qu’un ?


PROTARQUE<br />

Tu parles de l’union du <strong>plaisir</strong> avec l’intelligence et la sagesse ?<br />

SOCRATE<br />

Oui, c’est de l’union de ces éléments que je parle.<br />

PROTARQUE<br />

T<strong>ou</strong>t le monde choisira certainement ce <strong>genre</strong> de vie plutôt que l’un<br />

quelconque des deux autres ; personne ne choisira autrement.<br />

SOCRATE<br />

Concevons-n<strong>ou</strong>s ce qui résulte de ce que n<strong>ou</strong>s venons de dire ?<br />

PROTARQUE<br />

Certainement. C’est que, sur les trois <strong>genre</strong>s de vie qui n<strong>ou</strong>s ont été<br />

proposés, il y en a deux qui ne sont ni suffisants, ni désirables p<strong>ou</strong>r<br />

aucun homme ni p<strong>ou</strong>r aucun être vivant.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, n’est-il pas clair dès à présent qu’ils ne contenaient le bien ni<br />

l’un ni l’autre ; autrement, ils seraient suffisants, parfaits et désirables<br />

p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tes les plantes et t<strong>ou</strong>s les animaux capables de vivre ainsi<br />

t<strong>ou</strong>te leur vie. Et si quelqu’un de n<strong>ou</strong>s choisissait une autre condition,<br />

son choix serait contraire à la nature de ce qui est véritablement<br />

désirable et un effet involontaire de l’ignorance <strong>ou</strong> de quelque<br />

fâcheuse nécessité.<br />

PROTARQUE<br />

Il semble, en effet, qu’il en est ainsi.<br />

SOCRATE<br />

Ainsi donc la déesse de Philèbe ne doit pas être confondue avec le<br />

bien : je crois l’avoir suffisamment démontré.<br />

PROTARQUE<br />

Ton intelligence non plus, Socrate, n’est pas le bien ; car elle est<br />

sujette aux mêmes reproches.<br />

SOCRATE<br />

La mienne, <strong>ou</strong>i peut-être, Philèbe ; mais non l’intelligence véritable et<br />

divine t<strong>ou</strong>t ensemble, qui est, je m’imagine, assez différente. Aussi je<br />

ne dispute pas encore la victoire à la vie mixte en faveur de<br />

l’intelligence ; mais, p<strong>ou</strong>r le second prix, il faut voir et examiner ce<br />

que n<strong>ou</strong>s avons à faire. Car n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions peut-être s<strong>ou</strong>tenir t<strong>ou</strong>s les<br />

deux, moi, que c’est l’intelligence, toi, que c’est le <strong>plaisir</strong> qui fait le<br />

bonheur de la vie mixte, et ainsi, ni l’une ni l’autre ne serait le bien,<br />

mais on p<strong>ou</strong>rrait admettre que l’une <strong>ou</strong> l’autre en est la cause. Sur ce<br />

point, je suis plus disposé que jamais à s<strong>ou</strong>tenir contre Philèbe que,<br />

quel que soit l’élément qui, présent dans la vie mélangée, la rend à la<br />

fois désirable et bonne, ce n’est pas le <strong>plaisir</strong>, mais l’intelligence qui a<br />

le plus d’affinité et de ressemblance avec lui. En se plaçant à ce point<br />

de vue, on peut dire avec vérité que le <strong>plaisir</strong> n’a droit ni au premier<br />

ni au second prix, et qu’il est même assez loin du troisième, si v<strong>ou</strong>s


devez aj<strong>ou</strong>ter foi à mon intelligence à présent.<br />

PROTARQUE<br />

Oui, Socrate, je crois bien que tu as terrassé le <strong>plaisir</strong>, comme si tu<br />

l’avais frappé par les raisonnements que tu viens de brandir : il est<br />

mort en combattant p<strong>ou</strong>r la victoire. Quant à l’intelligence, il faut dire,<br />

à ce qu’il semble, qu’elle a été sage de ne pas disputer la victoire ; car<br />

elle aurait eu le même sort. Maintenant si le <strong>plaisir</strong> était privé du<br />

second prix, il serait t<strong>ou</strong>t à fait disqualifié auprès de ses amants, qui<br />

ne lui tr<strong>ou</strong>veraient plus la même beauté.<br />

SOCRATE<br />

Mais voyons : ne vaudrait-il pas mieux le laisser tranquille désormais<br />

et ne pas lui faire de la peine en lui appliquant la critique la plus<br />

rig<strong>ou</strong>reuse et en lui pr<strong>ou</strong>vant son erreur ?<br />

PROTARQUE<br />

C’est comme si tu ne disais rien, Socrate.<br />

SOCRATE<br />

Est-ce parce que j’ai dit une chose impossible : faire de la peine au<br />

<strong>plaisir</strong> ?<br />

PROTARQUE<br />

Ce n’est pas seulement p<strong>ou</strong>r cela, c’est aussi parce que tu ne te rends<br />

pas compte qu’aucun de n<strong>ou</strong>s ne te laissera partir que tu n’aies mené<br />

à bonne fin cette discussion.<br />

SOCRATE<br />

Grands dieux, Protarque, quels longs disc<strong>ou</strong>rs il n<strong>ou</strong>s reste à faire, et<br />

des disc<strong>ou</strong>rs vraiment difficiles cette fois ! Car p<strong>ou</strong>r marcher à la<br />

conquête du second prix p<strong>ou</strong>r l’intelligence, il faut évidemment<br />

d’autres moyens, d’autres traits que ceux des disc<strong>ou</strong>rs précédents,<br />

bien que certains d’entre eux puissent encore servir. Faut-il<br />

continuer ?<br />

Naturellement, il le faut.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XII. — Tâchons d’être très attentifs en <strong>ou</strong>vrant ce débat.<br />

Comment veux-tu l’<strong>ou</strong>vrir ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Divisons t<strong>ou</strong>t ce qui existe dans l’univers en deux, <strong>ou</strong> plutôt, si tu<br />

veux, en trois classes.<br />

PROTARQUE<br />

D’après quel principe ? explique-le.<br />

SOCRATE<br />

Prenons quelques-unes des choses que n<strong>ou</strong>s venons de discuter.<br />

PROTARQUE


Lesquelles ?<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s avons bien dit que Dieu a révélé dans l’univers deux éléments,<br />

l’un infini, l’autre fini ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Posons donc ces deux éléments comme deux de nos classes, et<br />

admettons-en une troisième formée du mélange de ces deux-là. Mais<br />

je suis, à ce qu’il me semble, ridicule avec mes divisions en espèces et<br />

ma manière de les nombrer.<br />

PROTARQUE<br />

Que veux-tu dire, mon bon Socrate ?<br />

SOCRATE<br />

Il me paraît que j’ai encore besoin d’un quatrième <strong>genre</strong>.<br />

Lequel ? dis-moi.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Considère la cause du mélange mutuel des deux premiers et aj<strong>ou</strong>te-la<br />

aux trois premiers p<strong>ou</strong>r en faire un quatrième <strong>genre</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

Mais alors n’aurons-n<strong>ou</strong>s pas encore besoin d’un cinquième qui<br />

puisse en faire la séparation ?<br />

SOCRATE<br />

Peut-être, mais pas en ce moment, je crois. En t<strong>ou</strong>t cas, si j’ai besoin<br />

d’un cinquième <strong>genre</strong>, tu ne tr<strong>ou</strong>veras pas mauvais que je me mette à<br />

sa p<strong>ou</strong>rsuite.<br />

Certainement non.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Commençons maintenant par en prendre à part trois sur les quatre ;<br />

puis remarquons que, de ces trois, les deux premiers sont chacun<br />

divisés et partagés en beauc<strong>ou</strong>p d’espèces, et tâchons, après les avoir<br />

ramenés t<strong>ou</strong>s deux à l’unité, de concevoir comment l’un et l’autre est<br />

à la fois un et plusieurs.<br />

PROTARQUE<br />

Si tu v<strong>ou</strong>lais bien t’expliquer plus clairement sur ce sujet, peut-être<br />

p<strong>ou</strong>rrais-je te suivre.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, je dis que les deux <strong>genre</strong>s que je mets en avant sont<br />

précisément ceux dont je parlais t<strong>ou</strong>t à l’heure, l’infini et le fini, et je<br />

vais essayer de montrer qu’en un sens l’infini est plusieurs ; p<strong>ou</strong>r le<br />

fini, qu’il n<strong>ou</strong>s attende.


Il attendra.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Vois donc. Ce que je te prie de considérer est difficile et sujet à<br />

contestation ; considère-le p<strong>ou</strong>rtant. Prends d’abord ce qui est plus<br />

chaud et ce qui est plus froid et vois si tu p<strong>ou</strong>rrais les concevoir<br />

comme limités, <strong>ou</strong> si le plus et le moins qui résident dans ces <strong>genre</strong>s<br />

mêmes ne les empêchent pas, tant qu’ils y résident, d’avoir une fin ;<br />

car aussitôt qu’ils sont finis, leur fin est venue.<br />

C’est très vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais il y a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, n<strong>ou</strong>s l’affirmons, du plus et du moins dans ce qui<br />

est plus chaud et ce qui est plus froid.<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

La raison n<strong>ou</strong>s montre donc t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que ces deux <strong>genre</strong>s n’ont pas<br />

de fin ; n’ayant pas de fin, il est certain qu’ils sont absolument infinis.<br />

C’est fort exact, Socrate.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Tu m’as bien compris, cher Protarque, et tu m’as fait s<strong>ou</strong>venir que ce<br />

mot fort que tu viens de prononcer et celui de d<strong>ou</strong>cement ont la<br />

même vertu que plus et moins ; car, part<strong>ou</strong>t où ils se tr<strong>ou</strong>vent, ils<br />

excluent l’existence d’une quantité définie ; ils introduisent dans<br />

chaque action du plus violent relativement à du plus tranquille et<br />

réciproquement, et par là y produisent du plus et du moins, et font<br />

disparaître la quantité définie. Car si, comme il a été dit t<strong>ou</strong>t à l’heure,<br />

ils n’excluaient pas la quantité définie et la laissaient, elle et la<br />

mesure, prendre la place du plus et du moins, du violent et du<br />

tranquille, ils s’en iraient eux-mêmes de la place où ils se tr<strong>ou</strong>vaient ;<br />

car ils ne seraient plus ni plus chauds ni plus froids, une fois qu’ils<br />

auraient admis la quantité définie, puisque le plus chaud progresse<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sans s’arrêter, et le plus froid de même, tandis que la<br />

quantité définie est fixe et cesse d’être dès qu’elle avance. D’après ce<br />

raisonnement ce qui est plus chaud est infini et son contraire aussi.<br />

PROTARQUE<br />

Il y a du moins t<strong>ou</strong>te apparence, Socrate ; mais comme tu le disais,<br />

ces choses-là ne sont pas faciles à suivre ; cependant peut-être qu’en<br />

y revenant encore et encore, le questionneur et le questionné<br />

p<strong>ou</strong>rront se mettre suffisamment d’accord.<br />

SOCRATE<br />

Oui, tu as raison, et c’est ce qu’il faut essayer de faire. Mais, p<strong>ou</strong>r le


présent, vois si n<strong>ou</strong>s accepterons ceci comme signe distinctif de la<br />

nature de l’infini, p<strong>ou</strong>r ne pas trop n<strong>ou</strong>s étendre en passant en revue<br />

t<strong>ou</strong>s les cas individuels.<br />

De quel signe parles-tu ?<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

T<strong>ou</strong>t ce qui n<strong>ou</strong>s paraît devenir plus <strong>ou</strong> moins et admettre le violent<br />

et le tranquille, le trop et t<strong>ou</strong>tes les autres qualités du même <strong>genre</strong>, il<br />

faut ranger t<strong>ou</strong>t cela dans le <strong>genre</strong> de l’infini, en le ramenant à l’unité,<br />

suivant ce qui a été dit plus haut, qu’il fallait, autant que possible,<br />

rassembler les choses séparées et partagées en plusieurs espèces et les<br />

marquer du sceau de l’unité, si tu t’en s<strong>ou</strong>viens.<br />

Oui, je m’en s<strong>ou</strong>viens.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ce qui n’admet pas ces qualités et qui reçoit t<strong>ou</strong>tes les qualités<br />

contraires, d’abord l’égal et l’égalité, et ensuite le d<strong>ou</strong>ble, et t<strong>ou</strong>t ce<br />

qui est comme un nombre est à un autre nombre, une mesure à une<br />

autre mesure, t<strong>ou</strong>t cela, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons le rapporter au fini et passer<br />

p<strong>ou</strong>r de bons juges en le faisant. Qu’en penses-tu, toi ?<br />

Que ce sera très bien fait, Socrate.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XIII. — Voilà qui est entendu. Quant au troisième <strong>genre</strong>, celui qui est<br />

formé du mélange de ces deux-là, s<strong>ou</strong>s quelle idée n<strong>ou</strong>s le<br />

représenterons-n<strong>ou</strong>s ?<br />

C’est toi qui me le diras, j’espère.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Non, mais un dieu, si du moins l’un des dieux éc<strong>ou</strong>te mes prières.<br />

Prie donc et réfléchis.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je réfléchis, et je crois, Protarque, qu’un d’eux n<strong>ou</strong>s est devenu<br />

favorable à l’instant même.<br />

PROTARQUE<br />

Que veux-tu dire et quelle preuve en as-tu ?<br />

SOCRATE<br />

Je vais te le dire, naturellement. Suis seulement mon raisonnement.<br />

Tu n’as qu’à parler.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s avons parlé t<strong>ou</strong>t à l’heure du plus chaud et du plus froid, n’estce<br />

pas ?<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE


Aj<strong>ou</strong>tes-y maintenant ce qui est plus sec et plus humide, plus<br />

nombreux et moins nombreux, plus vite et plus lent, plus grand et<br />

plus petit et t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s avons précédemment mis dans une<br />

seule classe, celle qui admet le plus et le moins.<br />

PROTARQUE<br />

C’est la classe de l’infini que tu veux dire ?<br />

SOCRATE<br />

Oui. A présent mêle à cette classe la progéniture du fini.<br />

Quelle progéniture ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Celle du fini que n<strong>ou</strong>s aurions dû t<strong>ou</strong>t à l’heure ramener à l’unité,<br />

comme n<strong>ou</strong>s avons fait celle de l’infini. N<strong>ou</strong>s ne l’avons pas fait ;<br />

mais peut-être cela reviendra-t-il au même à présent, si la réunion des<br />

deux autres fait apparaître celle que n<strong>ou</strong>s cherchons.<br />

PROTARQUE<br />

Quelle est-elle et que veux-tu dire ?<br />

SOCRATE<br />

Celle de l’égal et du d<strong>ou</strong>ble et de t<strong>ou</strong>t ce qui met fin à l’opposition<br />

naturelle des contraires et produit entre eux la proportion et l’accord<br />

en y introduisant le nombre.<br />

PROTARQUE<br />

Je comprends. Il me paraît que tu veux dire que, si l’on mêle ces<br />

éléments, il résultera certaines générations de chaque mélange.<br />

Tu as raison.<br />

Continue donc.<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’est-ce pas, dans les cas de maladie, le juste mélange de ces<br />

éléments qui produit la santé ?<br />

Si, assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et dans l’aigu et le grave, dans le rapide et le lent, qui sont infinis, estce<br />

qu’en s’y mélangeant, les mêmes éléments ne les rendent pas finis,<br />

et ne donnent-ils pas la forme la plus parfaite à t<strong>ou</strong>te la musique ?<br />

Parfaitement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et, en s’introduisant dans le froid et dans la chaleur, n’en ôtent-ils pas<br />

le trop et l’infini, en y substituant la mesure et la proportion ?


Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’est-ce pas de ce mélange de l’infini et du fini que naissent les<br />

saisons et t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons de beau dans l’univers ?<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et il y a mille autres choses que j’omets de citer, comme la beauté et<br />

la force avec la santé, et dans l’âme une f<strong>ou</strong>le d’admirables qualités.<br />

En effet, la déesse, mon beau Philèbe, en voyant la violence et<br />

l’universelle méchanceté, qui viennent de ce que les hommes ne<br />

mettent pas de bornes à leurs <strong>plaisir</strong>s et à leur g<strong>ou</strong>rmandise, a établi<br />

la loi et l’ordre, qui contiennent une limite. Tu prétends, toi, qu’elle<br />

fait du mal ; moi, au contraire, je dis qu’elle est notre salut. Et toi,<br />

Protarque, qu’en dis-tu ?<br />

PROTARQUE<br />

Je suis t<strong>ou</strong>t à fait d’accord avec toi, Socrate.<br />

SOCRATE<br />

Telles sont les trois classes dont j’avais à parler, si tu me comprends<br />

bien.<br />

PROTARQUE<br />

Oui, je crois te comprendre. Tu dis, ce me semble, que l’infini est une<br />

classe et que le fini en est une deuxième dans les choses existantes ;<br />

mais je ne saisis pas très bien ce que tu entends par la troisième.<br />

SOCRATE<br />

Cela vient, étonnant jeune homme, de ce que tu as été confondu par<br />

la multitude des productions de la troisième. Cependant l’infini aussi<br />

présente beauc<strong>ou</strong>p d’espèces ; mais parce qu’elles portaient t<strong>ou</strong>tes<br />

l’empreinte du plus et du moins, elles n<strong>ou</strong>s ont apparu comme un<br />

seul <strong>genre</strong>.<br />

C’est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

P<strong>ou</strong>r le fini, il ne contenait pas beauc<strong>ou</strong>p d’espèces, et n<strong>ou</strong>s n’avons<br />

pas contesté qu’il ne fût un de sa nature.<br />

PROTARQUE<br />

Comment aurions-n<strong>ou</strong>s pu le contester ?<br />

SOCRATE<br />

En aucune façon. Quant à la troisième classe, dis-toi que j’y mets t<strong>ou</strong>t<br />

ce qui est issu des deux premières, t<strong>ou</strong>t ce qui vient à l’existence s<strong>ou</strong>s<br />

l’effet de la mesure et du fini.<br />

PROTARQUE


J’ai compris.<br />

SOCRATE<br />

XIV. — Mais n<strong>ou</strong>s avons dit qu’<strong>ou</strong>tre ces trois <strong>genre</strong>s, il y en avait un<br />

quatrième à examiner. N<strong>ou</strong>s allons le faire ensemble. Vois s’il te<br />

paraît nécessaire que t<strong>ou</strong>t ce qui vient à l’existence y vienne<br />

nécessairement par une cause.<br />

PROTARQUE<br />

Oui, nécessairement, car comment y viendrait-il sans cela ?<br />

SOCRATE<br />

N’est-il pas vrai que la nature de ce qui crée ne diffère en rien de la<br />

cause, si ce n’est par le nom, et ne peut-on pas dire avec raison que<br />

ce qui crée et la cause sont une seule et même chose ?<br />

On le peut.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verons de même, comme t<strong>ou</strong>t à l’heure, que ce qui est créé<br />

et ce qui vient à l’existence ne diffèrent entre eux que de nom. Qu’en<br />

penses-tu ?<br />

Je pense comme toi.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et ce qui crée ne précède-t-il pas naturellement t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, tandis que<br />

ce qui est créé le suit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en venant à l’existence ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ce sont par conséquent deux choses, et non la même, que la cause et<br />

ce qui est au service de la cause en vue de la génération ?<br />

Naturellement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or les choses qui viennent à l’existence et t<strong>ou</strong>tes celles dont elles<br />

naissent n<strong>ou</strong>s ont f<strong>ou</strong>rni les trois premiers <strong>genre</strong>s ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et n<strong>ou</strong>s disons que ce qui produit t<strong>ou</strong>tes ces choses, la cause, forme<br />

le quatrième ; car il a été suffisamment démontré qu’il diffère des<br />

autres.<br />

Il en diffère en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE


Il serait bon, maintenant que n<strong>ou</strong>s avons distingué ces quatre <strong>genre</strong>s,<br />

de les énumérer par ordre, p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s rappeler chacun d’eux en<br />

particulier.<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je dis donc que le premier est l’infini, le second le fini, puis le<br />

troisième l’essence mêlée et née des deux premiers ; enfin, si je citais<br />

comme le quatrième la cause du mélange et de la génération, seraisje<br />

à côté de la vérité ?<br />

Certainement non.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Voyons, que n<strong>ou</strong>s reste-t-il à dire après cela et qu’est-ce que n<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>lions en faisant cette digression ? N’était-ce pas ceci ? N<strong>ou</strong>s<br />

cherchions si le second prix revenait au <strong>plaisir</strong> <strong>ou</strong> à la sagesse, n’estce<br />

pas ?<br />

Oui, en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, maintenant que n<strong>ou</strong>s avons fait ces distinctions, n<strong>ou</strong>s serons<br />

peut-être mieux à même de porter un jugement décisif sur le premier<br />

et le second rang, point de départ de notre discussion.<br />

Peut-être.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Voyons donc : n<strong>ou</strong>s avons accordé la victoire à la vie mêlée de <strong>plaisir</strong><br />

et de sagesse. N’est-ce pas vrai ?<br />

Si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, cette vie-là, ne voyons-n<strong>ou</strong>s pas quelle elle est et à quel<br />

<strong>genre</strong> elle se rattache ?<br />

Comment ne pas le voir ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s dirons, je pense, qu’elle fait partie du troisième <strong>genre</strong> ; car ce<br />

<strong>genre</strong> n’est pas formé du mélange de deux choses particulières, mais<br />

de t<strong>ou</strong>s les infinis liés par le fini, et voilà p<strong>ou</strong>rquoi cette vie victorieuse<br />

fait justement partie de ce <strong>genre</strong>.<br />

Très justement, en effet.<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

XV. — Voilà qui est entendu. Mais ta vie de <strong>plaisir</strong> sans mélange,<br />

Philèbe, dans lequel des <strong>genre</strong>s énumérés faut-il la placer p<strong>ou</strong>r la<br />

mettre à sa vraie place ? Cependant, avant de le dire, réponds à cette<br />

question.<br />

Parle seulement.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

SOCRATE<br />

Le <strong>plaisir</strong> et la d<strong>ou</strong>leur ont-ils des bornes, <strong>ou</strong> sont-ils parmi les choses<br />

susceptibles du plus <strong>ou</strong> du moins ?<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

Oui, Socrate, ils sont parmi les choses susceptibles du plus ; car le<br />

<strong>plaisir</strong> ne serait pas le bien absolu, s’il n’était pas de sa nature infini<br />

en nombre et en grandeur.<br />

SOCRATE<br />

La peine non plus, Philèbe, ne serait pas le mal absolu. Aussi faut-il<br />

chercher, en dehors de la nature de l’infini, quelque autre chose qui<br />

communique une parcelle du bien aux <strong>plaisir</strong>s. J’accorde que cette<br />

chose appartienne à la classe de l’infini. Mais alors la sagesse, la<br />

science et l’intelligence, Protarque et Philèbe, dans laquelle des<br />

classes précitées les placerons-n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r ne pas commettre<br />

d’impiété ? car il me paraît que n<strong>ou</strong>s risquons gros, suivant que n<strong>ou</strong>s<br />

répondrons juste <strong>ou</strong> non à la question que je fais.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

Tu élèves bien haut ta déesse, Socrate.<br />

SOCRATE<br />

Comme toi la tienne, camarade. Il n<strong>ou</strong>s faut cependant répondre à la<br />

question.<br />

PROTARQUE<br />

Socrate a raison, Philèbe : il faut le satisfaire.<br />

<strong>PHILÈBE</strong><br />

Ne t’es-tu pas chargé, Protarque, de parler à ma place ?<br />

PROTARQUE<br />

Oui ; mais en ce moment je suis un peu embarrassé, et je te prie,<br />

Socrate, d’être notre interprète, p<strong>ou</strong>r que n<strong>ou</strong>s ne commettions<br />

aucune faute à l’égard de notre adversaire et qu’il ne n<strong>ou</strong>s échappe<br />

pas quelque mot malsonnant.<br />

SOCRATE<br />

Il faut t’obéir, Protarque : aussi bien ce que tu demandes n’offre<br />

aucune difficulté. Mais je vois bien que je t’ai tr<strong>ou</strong>blé, lorsque j’ai, en<br />

badinant, élevé si haut ma déesse, comme a dit Philèbe, et t’ai<br />

demandé à quelle classe appartiennent l’intelligence et la science.<br />

PROTARQUE


J’en conviens, Socrate.<br />

SOCRATE<br />

C’était p<strong>ou</strong>rtant facile ; car t<strong>ou</strong>s les sages s’accordent à dire, et en cela<br />

ils élèvent réellement bien haut leur mérite, que l’intelligence est p<strong>ou</strong>r<br />

n<strong>ou</strong>s la reine du ciel et de la terre ; et peut-être ont-ils raison. Mais<br />

recherchons plus longuement, si tu veux, dans quelle classe il faut la<br />

placer.<br />

PROTARQUE<br />

Parle comme il te plaira, et ne crains pas p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s d’être long : tu ne<br />

n<strong>ou</strong>s ennuieras pas.<br />

SOCRATE<br />

XVI. — C’est bien dit. Commençons donc par n<strong>ou</strong>s poser cette<br />

question.<br />

Laquelle ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Dirons-n<strong>ou</strong>s, Protarque, que l’ensemble des êtres et ce qu’on appelle<br />

l’univers est g<strong>ou</strong>verné par une puissance irrationnelle et fortuite, et<br />

comme il plaît au hasard, <strong>ou</strong>, au contraire, dirons-n<strong>ou</strong>s, comme nos<br />

devanciers, que c’est l’intelligence et une sagesse admirable qui<br />

l’ordonnent et le dirigent ?<br />

PROTARQUE<br />

Il n’y a rien, merveilleux Socrate, de plus contraire que ces deux<br />

opinions. Professer la première me semble même un crime contre les<br />

dieux. Au contraire, affirmer que l’intelligence ordonne t<strong>ou</strong>t, c’est une<br />

assertion digne de l’aspect de l’univers, du soleil, de la lune, des<br />

astres et de t<strong>ou</strong>s les m<strong>ou</strong>vements du ciel et, p<strong>ou</strong>r ma part, je ne<br />

parlerai ni ne penserai jamais autrement sur ce sujet.<br />

SOCRATE<br />

Alors veux-tu que n<strong>ou</strong>s affirmions, d’accord avec nos prédécesseurs,<br />

qu’il en est ainsi, et qu’au lieu de croire qu’il suffit de répéter sans<br />

risque p<strong>ou</strong>r soi-même ce que disent les autres, n<strong>ou</strong>s partagions avec<br />

eux le risque et le blâme, quand un homme habile s<strong>ou</strong>tiendra qu’il<br />

n’en est pas ainsi et qu’il n’y a pas d’ordre dans l’univers ?<br />

Comment ne le v<strong>ou</strong>drais-je pas ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Alors observe l’argument qui se présente maintenant à n<strong>ou</strong>s sur cette<br />

matière.<br />

Parle seulement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Si n<strong>ou</strong>s considérons la nature des corps de t<strong>ou</strong>s les êtres vivants, n<strong>ou</strong>s


voyons dans leur composition le feu, l’eau, l’air, et la terre, comme<br />

disent les navigateurs ballottés par la tempête.<br />

PROTARQUE<br />

C’est juste : car n<strong>ou</strong>s sommes réellement ballottés par les difficultés de<br />

la discussion.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, éc<strong>ou</strong>te ce que je vais dire de chacun des éléments dont n<strong>ou</strong>s<br />

sommes composés.<br />

Qu’est-ce ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

C’est que chacun de ces éléments présents en n<strong>ou</strong>s est petit et de<br />

pauvre qualité, qu’il n’est pur nulle part, et n’a pas un p<strong>ou</strong>voir digne<br />

de sa nature ; et, quand tu auras vérifié cela sur l’un d’eux, appliquele<br />

à t<strong>ou</strong>s. Par exemple, il y a du feu en n<strong>ou</strong>s, il y en a aussi dans<br />

l’univers.<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or celui qui est en n<strong>ou</strong>s est petit, faible et pauvre ; mais celui qui est<br />

dans l’univers est admirable p<strong>ou</strong>r la quantité, la beauté et t<strong>ou</strong>te la<br />

force naturelle au feu.<br />

C’est t<strong>ou</strong>t à fait vrai, ce que tu dis.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, le feu de l’univers est-il formé, n<strong>ou</strong>rri, g<strong>ou</strong>verné par le feu<br />

qui est en n<strong>ou</strong>s, <strong>ou</strong> n’est-ce pas, au contraire, de celui de l’univers<br />

que le mien, le tien et celui de t<strong>ou</strong>s les autres êtres vivants tiennent<br />

t<strong>ou</strong>t ce qu’ils sont ?<br />

PROTARQUE<br />

Cette question ne mérite même pas de réponse.<br />

SOCRATE<br />

C’est juste. Tu diras, je pense, la même chose de la terre d’ici-bas,<br />

dont les animaux sont composés, et de celle qui est dans l’univers et,<br />

à propos de t<strong>ou</strong>s les autres éléments sur lesquels je t’interrogeais il y a<br />

un instant, tu feras la même réponse, n’est-ce pas ?<br />

PROTARQUE<br />

Qui p<strong>ou</strong>rrait répondre autrement sans passer p<strong>ou</strong>r un f<strong>ou</strong> ?<br />

SOCRATE<br />

Personne, ce semble. Mais fais attention à ce qui suit. Quand n<strong>ou</strong>s<br />

voyons t<strong>ou</strong>s ces éléments dont n<strong>ou</strong>s venons de parler assemblés en<br />

un t<strong>ou</strong>t unique, ne l’appelons-n<strong>ou</strong>s pas un corps ?<br />

PROTARQUE


Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

SOCRATE<br />

Fais-toi la même idée de ce que n<strong>ou</strong>s appelons l’univers. C’est un<br />

corps au même titre que le nôtre, puisqu’il est composé des mêmes<br />

éléments.<br />

Ce que tu dis est très juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Maintenant est-ce de ce corps de l’univers que notre corps tire sa<br />

n<strong>ou</strong>rriture, <strong>ou</strong> est-ce du nôtre que celui de l’univers tire la sienne et<br />

reçoit et détient t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s venons de dire à propos d’eux ?<br />

PROTARQUE<br />

Voilà encore une question, Socrate, qui ne valait pas la peine d’être<br />

posée.<br />

SOCRATE<br />

Et celle-ci, le mérite-t-elle ? Qu’en vas-tu dire ?<br />

De quoi s’agit-il ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ne dirons-n<strong>ou</strong>s pas que notre corps a une âme ?<br />

Évidemment, n<strong>ou</strong>s le dirons.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

D’où l’aurait-il prise, mon cher Protarque, si le corps de l’univers<br />

n’était pas animé et n’avait pas les mêmes éléments que le nôtre, et<br />

plus beaux encore à t<strong>ou</strong>s points de vue ?<br />

PROTARQUE<br />

Il est clair, Socrate, qu’il ne l’a prise de nulle part ailleurs.<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s ne pensons sans d<strong>ou</strong>te pas, Protarque, que, de ces quatre<br />

<strong>genre</strong>s, le fini, l’infini, le mixte et le <strong>genre</strong> de la cause qui se rencontre<br />

comme quatrième en t<strong>ou</strong>tes choses, cette cause qui f<strong>ou</strong>rnit une âme à<br />

nos corps, qui dirige leurs exercices, qui les guérit quand ils sont<br />

malades, qui forme mille autres assemblages et les répare, soit<br />

qualifiée de sagesse pleine et entière, et que dans le ciel entier, où les<br />

mêmes choses se retr<strong>ou</strong>vent s<strong>ou</strong>s un plus grand volume et s<strong>ou</strong>s une<br />

forme belle et pure, on ne tr<strong>ou</strong>ve pas réalisée la nature la plus belle et<br />

la plus précieuse.<br />

PROTARQUE<br />

Le penser ne serait pas du t<strong>ou</strong>t raisonnable.<br />

SOCRATE<br />

Aussi, puisque cela est impossible, n<strong>ou</strong>s ferions mieux de suivre<br />

l’autre opinion et de dire, comme n<strong>ou</strong>s l’avons fait s<strong>ou</strong>vent, qu’il y a


dans l’univers beauc<strong>ou</strong>p d’infini, une quantité suffisante de fini,<br />

auxquels préside une cause fort importante, qui ordonne et arrange<br />

les années, les saisons et les mois, laquelle mérite à très juste titre<br />

d’être appelée sagesse et intelligence.<br />

A très juste titre certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais il n’y a pas de sagesse et d’intelligence, s’il n’y a pas d’âme.<br />

Non, en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En conséquence tu diras que dans la nature de Zeus il y a une âme<br />

royale, une intelligence royale formées par la puissance de la cause,<br />

et chez d autres dieux d’autres belles qualités, désignées du nom qui<br />

plaît à chacun d’eux.<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ne t’imagine pas, Protarque, que j’aie tenu ce disc<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r rien. Il<br />

vient à l’appui de ceux qui jadis ont avancé que le monde est<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs g<strong>ou</strong>verné par l’intelligence.<br />

En effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Puis il f<strong>ou</strong>rnit la réponse à ma question, en montrant que<br />

l’intelligence appartient à la classe que n<strong>ou</strong>s avons dite être la cause<br />

de t<strong>ou</strong>t, et qui est une des quatre que n<strong>ou</strong>s avons reconnues. Tu le<br />

vois, tu as maintenant ma réponse.<br />

PROTARQUE<br />

Oui, et elle me satisfait entièrement ; mais je ne m’étais pas aperçu<br />

que tu me répondais.<br />

SOCRATE<br />

Le badinage, Protarque, repose parfois du sérieux.<br />

C’est bien dit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ainsi n<strong>ou</strong>s voyons, camarade, à quel <strong>genre</strong> appartient l’intelligence et<br />

quelle sorte de p<strong>ou</strong>voir elle possède : n<strong>ou</strong>s venons de le montrer<br />

d’une manière assez probante.<br />

Parfaitement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE


Quant à la classe du <strong>plaisir</strong>, n<strong>ou</strong>s l’avons déjà déterminée.<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

S<strong>ou</strong>venons-n<strong>ou</strong>s donc, à propos des deux, que l’intelligence est<br />

parente de la cause et qu’elle est à peu près du même <strong>genre</strong>, et que le<br />

<strong>plaisir</strong> est par lui-même infini, et qu’il est du <strong>genre</strong> qui n’a et n’aura<br />

jamais, en lui-même et par lui-même, ni commencement, ni milieu, ni<br />

fin.<br />

PROTARQUE<br />

N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s en s<strong>ou</strong>viendrons, je t’en réponds.<br />

SOCRATE<br />

XVII. — N<strong>ou</strong>s avons à examiner après cela en quoi chacun d’eux se<br />

rencontre et par quelle affection ils sont produits, quand ils se<br />

produisent. Prenons d’abord le <strong>plaisir</strong>. Comme c’est lui dont n<strong>ou</strong>s<br />

avons d’abord recherché le <strong>genre</strong>, n<strong>ou</strong>s commencerons aussi par lui.<br />

Mais n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rrons jamais réussir à le connaître, si n<strong>ou</strong>s le<br />

séparons de la d<strong>ou</strong>leur.<br />

PROTARQUE<br />

Si c’est le chemin qu’il faut suivre, suivons-le.<br />

SOCRATE<br />

Es-tu du même avis que moi sur leur origine ?<br />

Quel est ton avis ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il me paraît que c’est dans le <strong>genre</strong> mixte que naissent naturellement<br />

la d<strong>ou</strong>leur et le <strong>plaisir</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

Puisque tu parles de <strong>genre</strong> mixte, rappelle-n<strong>ou</strong>s, cher Socrate, à<br />

quelle place tu veux qu’on le mette dans les <strong>genre</strong>s précités.<br />

SOCRATE<br />

Je vais le faire de mon mieux, étonnant jeune homme.<br />

Bien.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Par <strong>genre</strong> mixte entendons celui que n<strong>ou</strong>s avons mis le troisième des<br />

quatre.<br />

PROTARQUE<br />

Celui que tu as nommé après l’infini et le fini et dans lequel tu as<br />

placé aussi la santé et aussi l’harmonie, si je ne me trompe.<br />

SOCRATE<br />

C’est fort bien dit. Maintenant prête-moi t<strong>ou</strong>te ton attention.


Tu n’as qu’à parler.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je dis donc que, quand l’harmonie se diss<strong>ou</strong>t dans n<strong>ou</strong>s autres<br />

animaux, il y a du même c<strong>ou</strong>p dissolution de la nature et génération<br />

de d<strong>ou</strong>leurs à ce moment même.<br />

PROTARQUE<br />

Ce que tu dis est très vraisemblable.<br />

SOCRATE<br />

Qu’ensuite, lorsque l’harmonie se rétablit et revient à son état naturel,<br />

il faut dire que le <strong>plaisir</strong> naît alors, si je puis trancher si brièvement et<br />

si vite une matière si importante.<br />

PROTARQUE<br />

Je pense que tu as raison, Socrate ; mais essayons d’exprimer la<br />

même chose d’une manière plus claire encore.<br />

SOCRATE<br />

Il est très facile, je crois, de comprendre ce qui est banal et connu de<br />

t<strong>ou</strong>s ?<br />

Qu’entends-tu par là ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

La faim, par exemple, est bien une dissolution et une d<strong>ou</strong>leur ?<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Au contraire, le manger, qui produit la réplétion, est un <strong>plaisir</strong> ?<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

De même la soif est une destruction et une d<strong>ou</strong>leur et, au contraire,<br />

l’action de l’humide remplissant ce qui a été desséché est un <strong>plaisir</strong>.<br />

De même la désagrégation et la dissolution contre nature que la<br />

chaleur produit en n<strong>ou</strong>s, sont une d<strong>ou</strong>leur, mais le ret<strong>ou</strong>r à l’état<br />

naturel et le rafraîchissement sont un <strong>plaisir</strong> 8 ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

De même encore, la congélation contre nature que le froid opère sur<br />

les humeurs de l’animal est une d<strong>ou</strong>leur ; mais, lorsque ces humeurs<br />

8 Cf. Timée, 64 c-d : « Une impression contre nature et violente qui se produit t<strong>ou</strong>t d’un c<strong>ou</strong>p est d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse, tandis que le ret<strong>ou</strong>r<br />

d’un seul c<strong>ou</strong>p à l’état naturel est agréable. »


eviennent à leur premier état et se réparent, ce ret<strong>ou</strong>r conforme à la<br />

nature est un <strong>plaisir</strong>. En un mot, vois s’il te paraît raisonnable de dire<br />

que, dans la classe des êtres animés, formés, comme je l’ai dit<br />

précédemment, de l’union naturelle de l’infini et du fini, lorsque cette<br />

union est détruite, cette destruction est une d<strong>ou</strong>leur, et qu’au<br />

contraire, quand ils reviennent à leur nature, ce ret<strong>ou</strong>r est chez t<strong>ou</strong>s<br />

un <strong>plaisir</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

Admettons-le ; car cela paraît être vrai en général.<br />

SOCRATE<br />

Posons donc ce qui se passe en ces deux sortes d’affection comme<br />

une première espèce de d<strong>ou</strong>leur et de <strong>plaisir</strong>.<br />

Posons-le.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XVIII. — Pose aussi l’espèce relative à l’attente de ces sensations par<br />

l’âme elle-même, attente des <strong>plaisir</strong>s à venir, agréable et pleine de<br />

confiance, attente des chagrins à venir, qui provoque la crainte et la<br />

d<strong>ou</strong>leur.<br />

PROTARQUE<br />

C’est en effet une autre espèce de <strong>plaisir</strong> et de d<strong>ou</strong>leur, que celle qui<br />

vient de l’attente de l’âme elle-même sans participation du corps.<br />

SOCRATE<br />

Tu as bien compris. Je pense, en effet, autant que j’en puis juger, que<br />

dans ces deux sentiments, qui sont purs l’un et l’autre, à ce qu’il<br />

semble, et ne sont pas un mélange de <strong>plaisir</strong> et de d<strong>ou</strong>leur, n<strong>ou</strong>s<br />

verrons clairement, en ce qui regarde le <strong>plaisir</strong>, si le <strong>genre</strong> entier<br />

mérite d’être recherché, <strong>ou</strong> si cet avantage doit être attribué à un<br />

autre des <strong>genre</strong>s énumérés plus haut, <strong>ou</strong> si le <strong>plaisir</strong> et la d<strong>ou</strong>leur,<br />

comme le chaud, le froid et t<strong>ou</strong>tes les choses analogues, sont tantôt<br />

désirables, tantôt indésirables, parce que ce ne sont pas des biens,<br />

quoique certains d’entre eux, en certaines rencontres, participent à la<br />

nature des biens.<br />

PROTARQUE<br />

Tu as parfaitement raison de dire que c’est sur cette voie qu’il faut<br />

donner la chasse à l’objet que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rsuivons en ce moment.<br />

SOCRATE<br />

Commençons donc par considérer ce point. S’il est vrai, comme n<strong>ou</strong>s<br />

l’avons dit, qu’il y a d<strong>ou</strong>leur quand les animaux se corrompent, et<br />

<strong>plaisir</strong> quand ils reviennent à la santé, demandons-n<strong>ou</strong>s, lorsqu’il n’y<br />

a ni corruption ni rétablissement, quel doit être, dans ces conditions,<br />

l’état de t<strong>ou</strong>t animal. Fais bien attention à ce que tu vas répondre.<br />

N’est-il pas de t<strong>ou</strong>te nécessité qu’aucun être vivant, tant qu’il reste


dans ces conditions, ne ressente ni d<strong>ou</strong>leur, ni <strong>plaisir</strong>, ni petit, ni<br />

grand 9 ?<br />

PROTARQUE<br />

C’est de t<strong>ou</strong>te nécessité, certainement.<br />

SOCRATE<br />

N’avons-n<strong>ou</strong>s pas là un troisième état, différent de celui où l’on j<strong>ou</strong>it<br />

et de celui où l’on s<strong>ou</strong>ffre ?<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, maintenant, tâche de t’en s<strong>ou</strong>venir. Car, p<strong>ou</strong>r juger du<br />

<strong>plaisir</strong>, il ne sera pas sans importance que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s en s<strong>ou</strong>venions<br />

<strong>ou</strong> non. Encore un mot, si tu veux bien, p<strong>ou</strong>r en finir avec la<br />

question.<br />

Dis ce que tu as à dire.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Tu sais que, quand un homme a choisi la vie sage, rien ne l’empêche<br />

de vivre de cette manière.<br />

PROTARQUE<br />

Tu veux dire la vie exempte de <strong>plaisir</strong> et de d<strong>ou</strong>leur ?<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s avons dit, en effet, au moment où n<strong>ou</strong>s comparions les <strong>genre</strong>s<br />

de vie, qu’on ne devait épr<strong>ou</strong>ver aucun <strong>plaisir</strong>, soit grand, soit petit,<br />

quand on avait pris le parti de vivre selon la raison et la sagesse.<br />

Oui, n<strong>ou</strong>s l’avons dit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Cet état serait donc le sien ; et peut-être ne serait-il pas surprenant<br />

que, de t<strong>ou</strong>s les <strong>genre</strong>s de vie, ce fût là le plus divin.<br />

PROTARQUE<br />

Il n’y a dès lors pas apparence que les dieux connaissent le <strong>plaisir</strong> ni<br />

son contraire.<br />

SOCRATE<br />

Non, assurément, il n’y a pas apparence ; car ni l’un ni l’autre ne sied<br />

aux dieux. Mais n<strong>ou</strong>s reviendrons une autre fois sur ce point, si cela<br />

peut servir à notre propos, et n<strong>ou</strong>s mettrons cela au compte de<br />

l’intelligence p<strong>ou</strong>r le second prix, si n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons pas le porter en<br />

compte p<strong>ou</strong>r le premier.<br />

PROTARQUE<br />

9 Cf. République, 583 c : « Ne peut-on pas dire qu’il y a un état où on ne sent ni joie ni peine ? — Si, assurément. — Et qu’entre ces<br />

deux sentiments, à égale distance de l’un et de l’autre, il y a une sorte de repos de l’âme par rapport à chacun d’eux ? »


Tu ne dis rien que de très juste.<br />

SOCRATE<br />

XIX. — La seconde classe de <strong>plaisir</strong>s, qui, n<strong>ou</strong>s l’avons dit, est propre<br />

à l’âme seule, doit entièrement sa naissance à la mémoire.<br />

Comment cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il faut d’abord, semble-t-il, rechercher ce qu’est la mémoire, et peutêtre<br />

même, avant la mémoire, ce qu’est la sensation, si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons<br />

élucider comme il faut la question.<br />

Comment dis-tu ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Pose comme certain que, parmi t<strong>ou</strong>tes les affections que notre corps<br />

épr<strong>ou</strong>ve, les unes s’éteignent dans le corps avant de parvenir à l’âme<br />

et la laissent impassible, et que les autres vont du corps à l’âme et y<br />

causent une sorte d’ébranlement propre à chacun et commun à l’un<br />

et à l’autre.<br />

Soit, posons.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et si n<strong>ou</strong>s disons que celles qui ne passent point par les deux<br />

échappent à notre âme et que celles qui passent par les deux ne lui<br />

échappent pas, ne parlerons-n<strong>ou</strong>s pas très congrûment ?<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais ne va pas t’imaginer qu’en disant qu’elles lui échappent,<br />

j’entende expliquer par là la naissance de l’<strong>ou</strong>bli. L’<strong>ou</strong>bli est la sortie<br />

de la mémoire. Or, dans le cas présent, la mémoire n’est pas encore<br />

née, et il est absurde de dire qu’il y a perte de ce qui n’est pas encore<br />

venu à l’existence.<br />

Assurément.<br />

Change donc seulement les noms.<br />

Comment ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Au lieu de dire, quand l’âme ne ressent rien des vibrations du corps,<br />

que ces vibrations lui échappent, et, au lieu d’appeler cela <strong>ou</strong>bli,<br />

appelle-le insensibilité.


J’ai compris.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais quand l’âme et le corps, affectés t<strong>ou</strong>s deux par la même chose,<br />

sont aussi ébranlés en même temps, tu peux appeler ce m<strong>ou</strong>vement<br />

sensation : le terme sera juste.<br />

C’est parfaitement vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

A présent, n<strong>ou</strong>s savons, n’est-ce pas, ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons appeler<br />

sensation ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Donc, en disant que la mémoire est la conservation de la sensation,<br />

on parlerait juste, du moins à mon avis ?<br />

Oui, on parlerait juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais ne disons-n<strong>ou</strong>s pas que la réminiscence diffère de la mémoire ?<br />

Peut-être.<br />

N’est-ce point en ceci ?<br />

En quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Quand ce que l’âme a autrefois épr<strong>ou</strong>vé avec le corps, elle le ressaisit<br />

seule en elle-même, sans le corps, autant que possible, voilà ce que<br />

n<strong>ou</strong>s appelons se ress<strong>ou</strong>venir, n’est-ce pas ?<br />

Parfaitement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et lorsque ayant perdu le s<strong>ou</strong>venir soit d’une sensation, soit d’une<br />

connaissance, l’âme la rappelle à n<strong>ou</strong>veau, seule en elle-même, n<strong>ou</strong>s<br />

appelons t<strong>ou</strong>t cela réminiscences et s<strong>ou</strong>venirs.<br />

Tu parles juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En vue de quoi ai-je dit t<strong>ou</strong>t cela ? Le voici.<br />

PROTARQUE


Quoi ?<br />

SOCRATE<br />

C’est en vue de concevoir de la manière la plus parfaite et la plus<br />

claire ce qu’est le <strong>plaisir</strong> de l’âme sans le corps et en même temps ce<br />

que c’est que le désir. Je crois que ce que j’ai dit les a rendus clairs<br />

t<strong>ou</strong>s les deux.<br />

PROTARQUE<br />

XX. — Maintenant, Socrate, passons à ce qui suit.<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s avons, ce semble, beauc<strong>ou</strong>p de choses à dire, p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s rendre<br />

compte de l’origine et de t<strong>ou</strong>tes les formes du <strong>plaisir</strong> ; car il n<strong>ou</strong>s faut<br />

encore au préalable voir ce qu’est le désir et où il naît.<br />

PROTARQUE<br />

Faisons donc cet examen ; aussi bien n<strong>ou</strong>s n’avons rien à y perdre.<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s y perdrons, au contraire, Protarque, et voici quoi : quand n<strong>ou</strong>s<br />

aurons tr<strong>ou</strong>vé ce que n<strong>ou</strong>s cherchons, n<strong>ou</strong>s perdrons l’embarras où<br />

n<strong>ou</strong>s sommes à cet égard.<br />

PROTARQUE<br />

Bien riposté. Mais essayons de traiter la suite.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, n’avons-n<strong>ou</strong>s pas dit t<strong>ou</strong>t à l’heure que la faim, la soif et<br />

beauc<strong>ou</strong>p d’autres choses analogues sont des désirs ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Que voyons-n<strong>ou</strong>s d’identique dans ces affections si différentes, p<strong>ou</strong>r<br />

les désigner par un seul nom ?<br />

PROTARQUE<br />

Par Zeus, cela ne doit pas être facile à expliquer ; il faut le faire<br />

p<strong>ou</strong>rtant.<br />

SOCRATE<br />

Reprenons la chose de ce point, avec les mêmes exemples.<br />

De quel point ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

T<strong>ou</strong>tes les fois que n<strong>ou</strong>s disons : «Il a soif», n<strong>ou</strong>s disons bien quelque<br />

chose.<br />

Bien sûr.<br />

Cela revient à dire : «Il est vide».<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE


Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

Or la soif n’est-elle pas un désir ?<br />

Oui, un désir de boire.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

De boire et d’être rempli par la boisson.<br />

PROTARQUE<br />

Oui, d’en être rempli, ce me semble.<br />

SOCRATE<br />

Ainsi, quand l’un d’entre n<strong>ou</strong>s est vide, il désire, à ce qu’il paraît, le<br />

contraire de ce qu’il épr<strong>ou</strong>ve, puisque, étant vide, il désire être<br />

rempli.<br />

C’est parfaitement clair.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais voyons. Quand un homme est vide p<strong>ou</strong>r la première fois, est-il<br />

possible qu’il arrive à saisir, soit par la sensation, soit par le s<strong>ou</strong>venir,<br />

une réplétion qu’il n’épr<strong>ou</strong>ve pas dans le moment présent et qu’il n’a<br />

jamais épr<strong>ou</strong>vée dans le passé ?<br />

Et comment le p<strong>ou</strong>rrait-il ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Cependant celui qui désire, désire quelque chose, disons-n<strong>ou</strong>s.<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ce n’est donc pas ce qu’il épr<strong>ou</strong>ve qu’il désire ; car il a soif, et la soif<br />

est un vide, et il désire être rempli.<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Alors il y a quelque chose chez celui qui a soif qui peut d’une manière<br />

<strong>ou</strong> d’une autre avoir l’idée de la réplétion.<br />

Nécessairement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or le corps ne le peut pas, puisqu’il est vide.<br />

Oui.<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

Il reste donc que ce soit l’âme qui ait l’idée de la réplétion, par la<br />

mémoire, évidemment ; car par quelle autre voie le p<strong>ou</strong>rrait-elle ?<br />

Par aucune, que je sache.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XXI. — S’il en est ainsi, comprenons-n<strong>ou</strong>s ce qui s’ensuit de notre<br />

raisonnement ?<br />

Qu’est-ce qui s’ensuit ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ce raisonnement déclare qu’il n’y a pas de désir corporel.<br />

Comment cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Parce qu’il montre que l’effort de t<strong>ou</strong>t être animé se porte t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

vers le contraire de ce que le corps épr<strong>ou</strong>ve.<br />

C’est certain.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or cet appétit qui le p<strong>ou</strong>sse vers le contraire de ce qu’il épr<strong>ou</strong>ve<br />

montre qu’il porte en lui la mémoire des choses opposées à celles<br />

qu’il épr<strong>ou</strong>ve.<br />

Assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Donc en n<strong>ou</strong>s faisant voir que ce qui n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>sse vers les objets de<br />

nos désirs, c’est la mémoire, le raisonnement n<strong>ou</strong>s révèle que t<strong>ou</strong>s les<br />

élans, les désirs et le commandement de t<strong>ou</strong>t être animé<br />

appartiennent à l’âme.<br />

C’est parfaitement juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

On pr<strong>ou</strong>ve donc rig<strong>ou</strong>reusement que notre corps n’a pas faim, ni soif<br />

et n’épr<strong>ou</strong>ve rien de semblable.<br />

C’est très vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Encore une remarque à propos de ces mêmes affections. Il me paraît<br />

que le raisonnement vise à n<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vrir en ces affections un <strong>genre</strong><br />

de vie particulier.<br />

PROTARQUE


En quelles affections ? et de quelle sorte de vie parles-tu ?<br />

SOCRATE<br />

Dans la réplétion, la vacuité et t<strong>ou</strong>t ce qui a trait à la conservation et à<br />

la destruction des êtres vivants, et dans le cas où l’un de n<strong>ou</strong>s, se<br />

tr<strong>ou</strong>vant dans l’un <strong>ou</strong> l’autre de ces états, tantôt s<strong>ou</strong>ffre, tantôt j<strong>ou</strong>it<br />

en passant de l’un à l’autre.<br />

C’est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais qu’arrive-t-il, quand il est entre les deux ?<br />

Comment, entre les deux ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Quand il s<strong>ou</strong>ffre par ce qu’il épr<strong>ou</strong>ve et qu’il se s<strong>ou</strong>vient des <strong>plaisir</strong>s<br />

dont l’arrivée ferait cesser la d<strong>ou</strong>leur, mais sans être encore rempli,<br />

qu’arrive-t-il alors ? Dirons-n<strong>ou</strong>s, ne dirons-n<strong>ou</strong>s pas qu’il est entre les<br />

deux affections ?<br />

Disons-le hardiment.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Est-il t<strong>ou</strong>t entier dans la d<strong>ou</strong>leur <strong>ou</strong> dans la joie ?<br />

PROTARQUE<br />

Non, par Zeus, mais il ressent en quelque sorte une d<strong>ou</strong>leur d<strong>ou</strong>ble,<br />

dans son corps par ce qu il épr<strong>ou</strong>ve et dans son âme par l’attente et<br />

le désir.<br />

SOCRATE<br />

Comment peux-tu parler de d<strong>ou</strong>ble peine, Protarque ? Est-ce qu’il<br />

n’arrive pas qu’un de n<strong>ou</strong>s, étant vide, soit à même d’espérer<br />

sûrement qu’il sera rempli et que parfois, au contraire, il soit sans<br />

espoir ?<br />

Certainement si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ne vois-tu donc pas qu’en espérant être rempli, il a du <strong>plaisir</strong> par la<br />

mémoire et qu en même temps, parce qu’il est vide, il s<strong>ou</strong>ffre en ce<br />

moment-là ?<br />

C’est forcé.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Alors donc l’homme et les autres êtres vivants sont à la fois dans la<br />

d<strong>ou</strong>leur et dans la joie.<br />

PROTARQUE


Il y a chance qu’ils y soient.<br />

SOCRATE<br />

Mais si, étant vide, on n’a pas d’espoir d’arriver à la réplétion ? n’estce<br />

pas alors que se produit le d<strong>ou</strong>ble sentiment de peine que tu as vu<br />

t<strong>ou</strong>t à l’heure et que tu as cru d<strong>ou</strong>ble dans t<strong>ou</strong>s les cas ?<br />

C’est très vrai, Socrate.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Profitons de l’examen que n<strong>ou</strong>s venons de faire de ces affections<br />

p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s assurer d’une chose.<br />

Laquelle ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Dirons-n<strong>ou</strong>s que ces peines et ces <strong>plaisir</strong>s sont vrais, <strong>ou</strong> qu’ils sont<br />

faux, <strong>ou</strong> bien que les uns sont vrais, les autres non ?<br />

PROTARQUE<br />

Comment, Socrate, peut-il y avoir de faux <strong>plaisir</strong>s <strong>ou</strong> de fausses<br />

d<strong>ou</strong>leurs ?<br />

SOCRATE<br />

Comment, Protarque, peut-il y avoir des craintes vraies <strong>ou</strong> fausses,<br />

des attentes vraies <strong>ou</strong> non, des opinions vraies <strong>ou</strong> fausses ?<br />

PROTARQUE<br />

P<strong>ou</strong>r les opinions, je puis, quant à moi, te l’accorder ; mais p<strong>ou</strong>r le<br />

reste, je ne saurais.<br />

SOCRATE<br />

Comment dis-tu ? N<strong>ou</strong>s allons, j’en ai peur, réveiller là une discussion<br />

qui ne sera pas peu de chose.<br />

Tu dis vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais aurait-elle rapport à ce qui a été dit précédemment ? voilà, fils<br />

de cet homme 10 , ce qu’il faut considérer.<br />

Oui, sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il faut donc renoncer à t<strong>ou</strong>tes les longueurs et à t<strong>ou</strong>t ce qui serait sans<br />

rapport au sujet.<br />

10 Dans la République, 368 a, Socrate, s’adressant à Glaucon et à Adimante, les appelle « fils de cet homme ». D’après Stallbaum et<br />

Adam cette expression signifie que Glaucon et Adimante sont les héritiers de la discussion abandonnée par Thrasymaque. Stallbaum<br />

explique de même la même expression adressée à Protarque, qui a pris la succession de Philèbe, et p<strong>ou</strong>r lui « cet homme » est<br />

Philèbe, d’autant plus que Philèbe appelle ses jeunes camarades présents à l’entretien : « mes enfants ».<br />

Badham rejette cette explication. Selon lui, éaeinos, « cet homme », est s<strong>ou</strong>vent substitué au nom propre en parlant d’un absent <strong>ou</strong><br />

d’un mort avec respect, et ce mot désignerait le véritable père de Protarque, c’est-à-dire Callias.


C’est juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Dis-moi donc : car je reste t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs confondu devant ces difficultés<br />

que n<strong>ou</strong>s avons s<strong>ou</strong>levées t<strong>ou</strong>t à l’heure.<br />

Que veux-tu dire ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’y a-t-il pas des <strong>plaisir</strong>s faux et d’autres vrais ?<br />

Comment cela p<strong>ou</strong>rrait-il être ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Donc, ni en dormant, ni en veillant, à ce que tu prétends, ni dans les<br />

accès de folie, ni dans aucune aberration d’esprit, il n’y a personne<br />

qui croie goûter du <strong>plaisir</strong>, quoiqu’il n’en goûté aucun, ni qui croie<br />

ressentir de la d<strong>ou</strong>leur, quoiqu’il n’en ressente pas ?<br />

PROTARQUE<br />

N<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pensé, Socrate, qu’il en est là-dessus comme tu<br />

dis.<br />

SOCRATE<br />

Mais est-ce avec raison ? Ne faut-il pas examiner si l’on a tort <strong>ou</strong><br />

raison de le dire ?<br />

XXII. — Il le faut, c’est mon avis.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Expliquons donc plus clairement encore ce que n<strong>ou</strong>s avons dit t<strong>ou</strong>t à<br />

l’heure du <strong>plaisir</strong> et de l’opinion. N<strong>ou</strong>s admettons bien qu’avoir une<br />

opinion est quelque chose ?<br />

Oui.<br />

Et aussi d’avoir du <strong>plaisir</strong> ?<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et l’objet de l’opinion est bien aussi quelque chose ?<br />

Sans contredit.<br />

Ainsi que l’objet du <strong>plaisir</strong> ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE


Assurément.<br />

SOCRATE<br />

Et si quelqu’un a une opinion, que son opinion soit juste <strong>ou</strong> qu’elle<br />

ne le soit pas, ce n’en est pas moins une opinion réelle ?<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

De même, si quelqu’un a du <strong>plaisir</strong>, qu’il ait raison <strong>ou</strong> qu’il ait tort de<br />

se réj<strong>ou</strong>ir, il est évident que son <strong>plaisir</strong> n’en sera pas moins réel.<br />

Oui, c’est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Comment se fait-il donc que n<strong>ou</strong>s formons des opinions tantôt<br />

fausses, tantôt vraies, et qu’en fait de <strong>plaisir</strong>s n<strong>ou</strong>s n’en ayons que de<br />

vrais, alors que le fait d’opiner et celui de j<strong>ou</strong>ir sont également réels<br />

l’un et l’autre ?<br />

Il faut n<strong>ou</strong>s en rendre compte.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Veux-tu dire que la fausseté et la vérité s’aj<strong>ou</strong>tent à l’opinion, et que<br />

par là elle devient, non pas seulement opinion, mais opinion d’une<br />

certaine qualité, soit vraie, soit fausse ? Est-ce de cela que tu veux<br />

qu’on se rende compte ?<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En <strong>ou</strong>tre, alors que certaines choses ont certainement telle <strong>ou</strong> telle<br />

qualité, le <strong>plaisir</strong> et la d<strong>ou</strong>leur ne sont-ils que ce qu’ils sont, sans avoir<br />

aucune qualité ? Voilà aussi une question sur laquelle il faut n<strong>ou</strong>s<br />

mettre d’accord.<br />

Évidemment<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais il n’est pas du t<strong>ou</strong>t difficile de voir qu’ils ont des qualités ; car il y<br />

a longtemps que n<strong>ou</strong>s avons dit que les d<strong>ou</strong>leurs et les <strong>plaisir</strong>s sont,<br />

les uns et les autres, grands et petits à des degrés très différents.<br />

Parfaitement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et si la méchanceté s’aj<strong>ou</strong>te à quelqu’un d’eux, n<strong>ou</strong>s dirons de<br />

l’opinion qu’elle devient mauvaise, et du <strong>plaisir</strong> qu’il le devient aussi.<br />

PROTARQUE


N<strong>ou</strong>s le dirons certainement, Socrate.<br />

SOCRATE<br />

Et si c’est la rectitude <strong>ou</strong> son contraire qui s’aj<strong>ou</strong>te à l’un d’eux, ne<br />

dirons-n<strong>ou</strong>s pas de l’opinion qu’elle est droite, si elle a de la rectitude,<br />

et du <strong>plaisir</strong> la même chose ?<br />

Nécessairement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais si l’on se trompe sur l’objet de son opinion, ne faut-il pas<br />

convenir que l’opinion qui porte alors à faux n’est pas droite et qu’on<br />

n’opine pas droitement ?<br />

Comment serait-ce possible ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et si n<strong>ou</strong>s voyons de même une peine <strong>ou</strong> un <strong>plaisir</strong> qui se trompent<br />

sur l’objet à propos duquel on s’afflige <strong>ou</strong> l’on se réj<strong>ou</strong>it, les<br />

qualifierons-n<strong>ou</strong>s de droits et de bons, <strong>ou</strong> de quelque autre belle<br />

dénomination ?<br />

PROTARQUE<br />

Cela ne se peut, si le <strong>plaisir</strong> doit se tromper.<br />

SOCRATE<br />

Il semble bien certain que s<strong>ou</strong>vent le <strong>plaisir</strong> vient à n<strong>ou</strong>s à la suite,<br />

non d’une opinion, mais d’une opinion fausse.<br />

PROTARQUE<br />

Sans aucun d<strong>ou</strong>te, et en ce cas, Socrate, n<strong>ou</strong>s disons que l’opinion<br />

est fausse ; mais personne ne dira jamais que le <strong>plaisir</strong> lui-même soit<br />

faux.<br />

SOCRATE<br />

Quelle ardeur tu mets, Protarque, à défendre en ce moment la cause<br />

du <strong>plaisir</strong> !<br />

PROTARQUE<br />

Tu te trompes : je ne fais que répéter ce que j’entends dire.<br />

SOCRATE<br />

N’y a-t-il p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, camarade, aucune différence entre le <strong>plaisir</strong> lié à<br />

l’opinion droite et à la science et celui qui naît s<strong>ou</strong>vent en chacun de<br />

n<strong>ou</strong>s accompagné du mensonge et de l’ignorance ?<br />

PROTARQUE<br />

Selon t<strong>ou</strong>te apparence, la différence n’est pas mince.<br />

SOCRATE<br />

XXIII. — Voyons donc en quoi diffèrent ces deux sortes de <strong>plaisir</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

Conduis cet examen comme tu l’entendras.


SOCRATE<br />

Je vais donc le conduire de cette manière.<br />

De quelle manière ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Nos opinions, disons-n<strong>ou</strong>s, sont, les unes fausses, les autres vraies ?<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et s<strong>ou</strong>vent, comme n<strong>ou</strong>s le disions t<strong>ou</strong>t à l’heure, le <strong>plaisir</strong> et la peine<br />

marchent à leur suite, j’entends à la suite de la vraie et de la fausse<br />

opinion ?<br />

On ne peut le nier.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’est-ce pas la mémoire et la sensation qui donnent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

naissance à l’opinion et aux efforts que n<strong>ou</strong>s faisons p<strong>ou</strong>r en<br />

discerner les objets ?<br />

Certainement si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or ne faut-il pas reconnaître que, dans la formation de nos opinions,<br />

les choses se passent de la manière suivante ?<br />

De quelle manière ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il arrive s<strong>ou</strong>vent, quand un homme a aperçu de loin quelque objet<br />

qu’il ne distingue pas nettement, qu’il veuille juger ce qu’il voit. Ne le<br />

crois-tu pas ?<br />

Je le crois.<br />

Alors ne s’interroge-t-il pas ainsi ?<br />

Comment ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Qu’est-ce que peut bien être ce qui apparaît deb<strong>ou</strong>t près du rocher<br />

s<strong>ou</strong>s un arbre ? N’est-ce pas, à ton avis, la question qu’il se pose à<br />

lui-même, en apercevant certains objets de cette nature qui frappent<br />

ainsi la vue ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

Est-ce qu’ensuite notre homme, se répondant à lui-même, ne p<strong>ou</strong>rrait<br />

pas se dire : «C’est un homme», et tomber juste ?<br />

Assurément si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il p<strong>ou</strong>rrait aussi se tromper et, croyant que c’est l’oeuvre de certains<br />

bergers, appeler image ce qu’il aperçoit.<br />

Parfaitement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et s’il avait quelqu’un près de lui, il exprimerait par la parole ce qu’il<br />

s’est dit à lui-même et le répéterait à haute voix à son compagnon, et<br />

ce que n<strong>ou</strong>s avons appelé opinion deviendrait ainsi disc<strong>ou</strong>rs.<br />

Naturellement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais supposé qu’il soit seul, quand il a cette idée en lui-même ; il se<br />

peut qu’il marche assez longtemps avec cette idée dans la tête.<br />

Assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais voyons : es-tu du même avis que moi sur ce qui arrive en pareil<br />

cas ?<br />

Quel est ton avis ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mon avis, c’est que notre âme ressemble alors à un livre.<br />

Comment cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

La mémoire, d’accord avec les sensations, et les sentiments qui en<br />

dépendent, me paraissent alors écrire p<strong>ou</strong>r ainsi dire des disc<strong>ou</strong>rs<br />

dans nos âmes, et, quand le sentiment écrit la vérité, il en résulte<br />

qu’une opinion vraie et des disc<strong>ou</strong>rs vrais se forment en n<strong>ou</strong>s ; mais<br />

quand ce secrétaire intérieur y écrit des choses fausses, c’est l’opposé<br />

du vrai qui se produit.<br />

PROTARQUE<br />

Je suis t<strong>ou</strong>t à fait de ton avis, et j’admets ce que tu viens de dire.<br />

SOCRATE<br />

Alors admets encore un autre <strong>ou</strong>vrier qui se tr<strong>ou</strong>ve en même temps<br />

dans notre âme.


Quel <strong>ou</strong>vrier ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Un peintre, qui, après le secrétaire, peint dans l’âme les images des<br />

choses exprimées par la parole.<br />

PROTARQUE<br />

Comment et quand cela se produit-il, selon n<strong>ou</strong>s ?<br />

SOCRATE<br />

Quand, à la suite d’une vision <strong>ou</strong> de quelque autre sensation, on<br />

emporte alors avec soi une opinion, pensée <strong>ou</strong> parlée, et qu’on voit<br />

en quelque sorte en soi-même les images de ce que l’on a pensé <strong>ou</strong><br />

dit. N’est-ce pas la ce qui se passe en n<strong>ou</strong>s ?<br />

Si vraiment.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Est-ce que les images des opinions vraies et des disc<strong>ou</strong>rs vrais ne sont<br />

pas vraies, et celles des faux, fausses ?<br />

Parfaitement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et maintenant, si ce que n<strong>ou</strong>s avons dit est juste, examinons encore<br />

ceci.<br />

Quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Si les choses présentes et passées produisent nécessairement de tels<br />

effets en n<strong>ou</strong>s, mais non les choses futures.<br />

PROTARQUE<br />

Ils se produisent de même dans t<strong>ou</strong>s les temps.<br />

SOCRATE<br />

N’ayons-n<strong>ou</strong>s pas dit précédemment que les <strong>plaisir</strong>s et les peines qui<br />

n<strong>ou</strong>s viennent par l’âme seule p<strong>ou</strong>vaient avoir lieu avant les <strong>plaisir</strong>s et<br />

les peines qui n<strong>ou</strong>s viennent par le corps, en sorte qu’il n<strong>ou</strong>s arrive de<br />

n<strong>ou</strong>s réj<strong>ou</strong>ir et de n<strong>ou</strong>s chagriner d’avance par rapport au temps à<br />

venir ?<br />

C’est très vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Est-ce que ces lettres et ces peintures dont n<strong>ou</strong>s avons un peu plus<br />

haut admis l’existence en n<strong>ou</strong>s, se rapportent au passé et au présent,<br />

mais non à l’avenir ?<br />

PROTARQUE


Elles se rapportent spécialement à l’avenir.<br />

SOCRATE<br />

En disant spécialement, entends-tu qu’elles sont t<strong>ou</strong>tes des<br />

espérances relatives à l’avenir et que n<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pleins<br />

d’espérances durant t<strong>ou</strong>te notre vie ?<br />

Oui, cela même.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XXIV. — Allons maintenant, <strong>ou</strong>tre ce qui vient d’être dit, réponds<br />

encore à ceci.<br />

A quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

L’homme juste et pieux et parfaitement bon n’est-il pas aimé des<br />

dieux ?<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et n’est-ce pas le contraire p<strong>ou</strong>r l’homme injuste et absolument<br />

méchant ?<br />

Naturellement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or, comme n<strong>ou</strong>s le disions il y a un instant, t<strong>ou</strong>t homme est rempli<br />

d’une f<strong>ou</strong>le d’espérances.<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et ce que n<strong>ou</strong>s appelons espérances, ce sont des disc<strong>ou</strong>rs que chacun<br />

se tient à lui-même ?<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et aussi des images qui se peignent en n<strong>ou</strong>s. Il arrive ainsi assez<br />

s<strong>ou</strong>vent qu’un homme voit l’or affluer chez lui, et, à sa suite, une<br />

f<strong>ou</strong>le de <strong>plaisir</strong>s, et même qu’il se voit peint lui-même et j<strong>ou</strong>it<br />

vivement de sa personne.<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Dirons-n<strong>ou</strong>s que celles de ces images qui se présentent aux gens de<br />

bien sont généralement vraies, parce qu’ils sont aimés des dieux, et


que, p<strong>ou</strong>r les méchants, c’est généralement le contraire ? Le dironsn<strong>ou</strong>s,<br />

<strong>ou</strong> non ?<br />

Il faut certainement le dire.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Les méchants aussi ont des <strong>plaisir</strong>s peints, t<strong>ou</strong>t comme les gens de<br />

bien ; mais ces <strong>plaisir</strong>s sont faux, n’est-ce pas ?<br />

J’en conviens.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Donc c’est généralement de <strong>plaisir</strong>s faux que les méchants se<br />

réj<strong>ou</strong>issent, et les bons de <strong>plaisir</strong>s vrais.<br />

C’est une conclusion nécessaire.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ainsi, suivant ce que n<strong>ou</strong>s venons de dire, il y a dans les âmes des<br />

hommes des <strong>plaisir</strong>s faux, mais qui contrefont les vrais d’une manière<br />

ridicule, et de même p<strong>ou</strong>r les peines.<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or n<strong>ou</strong>s avons vu que celui qui se forme une opinion quelconque a<br />

bien réellement une opinion, mais qu’elle porte parfois sur des objets<br />

qui n’existent pas, qui n’ont pas existé et qui n’existeront jamais.<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et que c’est cela, j’imagine, qui fait qu’une opinion est fausse et<br />

qu’on opine faussement. Est-ce vrai ?<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, ne faut-il pas accorder aussi aux d<strong>ou</strong>leurs et aux <strong>plaisir</strong>s une<br />

façon d’être qui réponde à celle des opinions ?<br />

Comment ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En disant qu’il est possible qu’un homme qui se réj<strong>ou</strong>it n’importe<br />

comment et à propos de n’importe quel objet, si vain qu’il soit, goûte<br />

bien t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un <strong>plaisir</strong> réel, mais parfois à propos de choses qui ne<br />

sont pas et n’ont jamais été, et s<strong>ou</strong>vent, peut-être même<br />

ordinairement, ne doivent jamais exister.


PROTARQUE<br />

C’est encore une chose qu’il faut t’accorder, Socrate.<br />

SOCRATE<br />

N’en peut-on pas dire autant de la crainte, de la colère et des autres<br />

passions semblables, que t<strong>ou</strong>t cela aussi est quelquefois faux ?<br />

Assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et maintenant p<strong>ou</strong>vons-n<strong>ou</strong>s dire que des opinions deviennent<br />

mauvaises autrement qu’en devenant fausses ?<br />

PROTARQUE<br />

Elles ne peuvent le devenir autrement.<br />

SOCRATE<br />

Et de même p<strong>ou</strong>r les <strong>plaisir</strong>s, n<strong>ou</strong>s ne concevons pas qu’ils soient<br />

mauvais autrement que parce qu’ils sont faux.<br />

PROTARQUE<br />

Ce que tu dis là, Socrate, est certainement au reb<strong>ou</strong>rs de la vérité.<br />

J’ose dire que ce n’est pas du t<strong>ou</strong>t à cause de leur fausseté qu’on<br />

peut qualifier de mauvais les peines et les <strong>plaisir</strong>s, c’est à cause qu’ils<br />

coïncident avec d’autres vices graves et nombreux.<br />

SOCRATE<br />

P<strong>ou</strong>r ces <strong>plaisir</strong>s mauvais qui sont tels à cause d’un vice, n<strong>ou</strong>s en<br />

parlerons un peu plus tard, si n<strong>ou</strong>s persistons dans ce sentiment. A<br />

présent, occupons-n<strong>ou</strong>s des <strong>plaisir</strong>s faux qui sont et se forment<br />

s<strong>ou</strong>vent et en grand nombre dans notre âme d’une autre manière.<br />

Peut-être cela n<strong>ou</strong>s servira-t-il p<strong>ou</strong>r les jugements que n<strong>ou</strong>s avons à<br />

porter.<br />

PROTARQUE<br />

Comment éviter d’en parler, s’il est vrai que de tels <strong>plaisir</strong>s existent ?<br />

SOCRATE<br />

Oui, Protarque, ils existent, du moins à mon jugement, et tant que<br />

cette opinion restera ferme dans mon esprit, il est absolument<br />

indispensable de la s<strong>ou</strong>mettre à la critique.<br />

Bien.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XXV. — Approchons donc, comme des athlètes, et attaquons ce<br />

sujet.<br />

Approchons.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s avons dit un peu plus haut, s’il n<strong>ou</strong>s en s<strong>ou</strong>vient, que, lorsque


les désirs, comme on les appelle, existent en n<strong>ou</strong>s, les affections du<br />

corps sont à part et complètement étrangères à l’âme.<br />

Je m’en s<strong>ou</strong>viens : cela a été dit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>tenions, n’est-ce pas, que ce qui désire des états contraires à<br />

celui du corps, c’est l’âme, et que c’est le corps qui cause la d<strong>ou</strong>leur<br />

<strong>ou</strong> une sorte de <strong>plaisir</strong> issu de l’affection qu’il épr<strong>ou</strong>ve ?<br />

Oui, en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Rends-toi compte de ce qui arrive en ces cas-là.<br />

Continue.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, voici ce qui a lieu, dans ces cas-là : c’est que les <strong>plaisir</strong>s et les<br />

peines existent en même temps et que les sensations de ces <strong>plaisir</strong>s et<br />

de ces peines qui sont opposés sont présentes côte à côte et<br />

simultanément, comme n<strong>ou</strong>s l’avons montré t<strong>ou</strong>t à l’heure.<br />

N<strong>ou</strong>s l’avons montré en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’avons-n<strong>ou</strong>s pas dit encore autre chose, dont n<strong>ou</strong>s avons reconnu la<br />

vérité d’un commun accord ?<br />

Quelle chose ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Que le <strong>plaisir</strong> et la d<strong>ou</strong>leur admettent t<strong>ou</strong>s deux le plus et le moins et<br />

appartiennent au <strong>genre</strong> de l’infini ?<br />

N<strong>ou</strong>s l’avons dit. Et après ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, quel est le moyen de bien juger de ces objets ?<br />

Par où et comment en juger ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Quand n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons en juger, ne n<strong>ou</strong>s proposons-n<strong>ou</strong>s pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

de discerner en ces sortes de choses laquelle est comparativement la<br />

plus grande <strong>ou</strong> la plus petite, la plus intense et la plus violente, en<br />

opposant peine à <strong>plaisir</strong>, peine à peine et <strong>plaisir</strong> à <strong>plaisir</strong> ?<br />

PROTARQUE<br />

Oui, ces différences-là existent et c’est bien de quoi n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons


juger.<br />

SOCRATE<br />

Mais quoi ! s’il s’agit de la vue, à voir les objets de trop loin <strong>ou</strong> de<br />

trop près, on s’abuse sur leur taille réelle, et on en forme de faux<br />

jugements. Mais s’il s’agit de peines et de <strong>plaisir</strong>s, la même chose<br />

n’arrive-t-elle pas ?<br />

Beauc<strong>ou</strong>p plus encore, Socrate.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Alors ce que n<strong>ou</strong>s disons à présent est le contraire de ce que n<strong>ou</strong>s<br />

disions t<strong>ou</strong>t à l’heure.<br />

Que veux-tu dire ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Là, ces opinions, selon qu’elles étaient fausses <strong>ou</strong> vraies,<br />

communiquaient ces mêmes qualités aux d<strong>ou</strong>leurs et aux <strong>plaisir</strong>s.<br />

Cela est très vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ici, par le fait que les <strong>plaisir</strong>s et les d<strong>ou</strong>leurs semblent changer selon<br />

l’éloignement <strong>ou</strong> la proximité, si on les compare les uns aux autres,<br />

les <strong>plaisir</strong>s vis-à-vis des d<strong>ou</strong>leurs paraissent plus grands et plus<br />

violents, et les d<strong>ou</strong>leurs à leur t<strong>ou</strong>r, par comparaison avec les <strong>plaisir</strong>s,<br />

varient à l’inverse d’eux.<br />

PROTARQUE<br />

C’est forcé, p<strong>ou</strong>r les raisons que tu en as données.<br />

SOCRATE<br />

T<strong>ou</strong>s les deux apparaissent donc plus grands <strong>ou</strong> plus petits qu’ils ne<br />

sont en réalité. Or, si tu leur retranches à l’un et à l’autre ce qui<br />

paraît, mais n’est pas, tu ne prétendras pas que cette apparence est<br />

vraie, et tu n’auras pas non plus le front de s<strong>ou</strong>tenir que la partie du<br />

<strong>plaisir</strong> et de la d<strong>ou</strong>leur qui en résulte est vraie et réelle.<br />

Non, en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s allons voir, après cela, si, en suivant cette r<strong>ou</strong>te, n<strong>ou</strong>s ne<br />

rencontrerons pas des <strong>plaisir</strong>s et des d<strong>ou</strong>leurs encore plus faux que<br />

ceux qui paraissent et existent dans les êtres vivants.<br />

PROTARQUE<br />

Quels <strong>plaisir</strong>s et quelle r<strong>ou</strong>te veux-tu dire ?<br />

SOCRATE<br />

XXVI. — N<strong>ou</strong>s avons dit s<strong>ou</strong>vent, n’est-ce pas, que lorsque la nature<br />

d’un animal s’altère par des concrétions et des dissolutions, par des


éplétions et des évacuations, par la croissance et le dépérissement,<br />

on ressent alors des peines, des d<strong>ou</strong>leurs, des s<strong>ou</strong>ffrances et t<strong>ou</strong>t ce<br />

qu’on désigne par les noms du même <strong>genre</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

Oui, n<strong>ou</strong>s l’avons dit plus d’une fois.<br />

SOCRATE<br />

Mais, quand l’animal revient à sa nature première, n<strong>ou</strong>s sommes<br />

tombés d’accord que ce rétablissement est un <strong>plaisir</strong>.<br />

Et n<strong>ou</strong>s avons eu raison.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais qu’arrive-t-il, quand notre corps n’épr<strong>ou</strong>ve aucun de ces<br />

changements ?<br />

PROTARQUE<br />

Mais quand est-ce que cet état se produit, Socrate ?<br />

SOCRATE<br />

La question que tu me poses, Protarque, n’a rien à voir à notre sujet.<br />

Comment cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Parce que cela ne m’empêchera pas de ren<strong>ou</strong>veler la mienne.<br />

Laquelle ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En t’accordant que cet état ne se produise pas, Protarque, je te<br />

demanderai : qu’en résulterait-il nécessairement s’il existait ?<br />

PROTARQUE<br />

Tu veux dire si le corps ne change dans aucun sens ?<br />

Oui.<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

Il est évident, Socrate, que, dans ce cas, il ne saurait y avoir ni <strong>plaisir</strong><br />

ni d<strong>ou</strong>leur.<br />

SOCRATE<br />

Très bien répondu. Mais en réalité tu crois, si je ne me trompe, que<br />

n<strong>ou</strong>s devons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs épr<strong>ou</strong>ver quelque changement, comme les<br />

philosophes le prétendent ; car t<strong>ou</strong>t se meut perpétuellement de bas<br />

en haut et de haut en bas 11 .<br />

11 Selon Héraclite, le monde alterne entre un m<strong>ou</strong>vement ascendant et un m<strong>ou</strong>vement descendant. Cf. Diogène Laërce, Héraclite,<br />

IX, 7 : « Entre contraires, il y a une lutte qui ab<strong>ou</strong>tit à la création : c’est ce qu’on appelle la guerre et la querelle ; l’autre, qui ab<strong>ou</strong>tit à<br />

l’embrasement, s’appelle la concorde et la paix. Le m<strong>ou</strong>vement vers le haut et vers le bas crée le monde de la façon suivante : le feu<br />

en se condensant devient liquide, l’eau en se condensant se change en terre, et voilà p<strong>ou</strong>r le m<strong>ou</strong>vement vers le bas. En sens inverse,


PROTARQUE<br />

C’est en effet ce qu’ils disent, et leurs raisons ne paraissent pas<br />

méprisables.<br />

SOCRATE<br />

Comment le seraient-elles, puisque eux-mêmes ne le sont pas ? Mais<br />

je veux esquiver cette question qui se jette à la traverse de notre<br />

disc<strong>ou</strong>rs. Voici par où je songe à fuir, en te priant de fuir avec moi.<br />

Dis-moi par où.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Disons à ces philosophes que n<strong>ou</strong>s leur accordons t<strong>ou</strong>t cela. Et toi,<br />

Protarque, réponds-moi. Est-ce que les êtres animés ont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

conscience de t<strong>ou</strong>t ce qu’ils épr<strong>ou</strong>vent, et n<strong>ou</strong>s apercevons-n<strong>ou</strong>s des<br />

accroissements que prend notre corps <strong>ou</strong> de quelque autre affection<br />

de même nature, <strong>ou</strong> est-ce t<strong>ou</strong>t le contraire ?<br />

PROTARQUE<br />

T<strong>ou</strong>t le contraire, assurément ; car presque t<strong>ou</strong>tes les choses de ce<br />

<strong>genre</strong> n<strong>ou</strong>s échappent.<br />

SOCRATE<br />

Alors n<strong>ou</strong>s avons eu tort de dire t<strong>ou</strong>t à l’heure que les changements<br />

dans les deux sens occasionnent des peines et des <strong>plaisir</strong>s.<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s ferions mieux et n<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>lèverions moins d’objections en disant<br />

ceci.<br />

Quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Que les grands changements n<strong>ou</strong>s causent des d<strong>ou</strong>leurs et des<br />

<strong>plaisir</strong>s, mais que les médiocres et les petits ne n<strong>ou</strong>s causent aucune<br />

d<strong>ou</strong>leur ni <strong>plaisir</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

Cette assertion, Socrate, est plus juste que l’autre.<br />

SOCRATE<br />

Mais si cela est, le <strong>genre</strong> de vie dont j’ai parlé t<strong>ou</strong>t à l’heure va<br />

revenir.<br />

Quel <strong>genre</strong> de vie ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

d’autre part, la terre fond et se change en eau, et d’elle se forme t<strong>ou</strong>t le reste ; car il (Héraclite) rapporte presque t<strong>ou</strong>t à l’évaporation<br />

de la mer. Voilà donc comment se fait le m<strong>ou</strong>vement vers le haut. » (Traduction Robert Genaille, Garnier-Flammarion).


Celui que n<strong>ou</strong>s disions exempt de d<strong>ou</strong>leur et de joie.<br />

Rien de plus vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En conséquence, admettons qu’il y a trois <strong>genre</strong>s de vie, une vie<br />

agréable, une d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse et une qui n’est ni l’un ni l’autre. Qu’en<br />

penses-tu, toi ?<br />

PROTARQUE<br />

Moi ? Je pense t<strong>ou</strong>t comme toi qu’il faut compter trois <strong>genre</strong>s de vie.<br />

SOCRATE<br />

Ainsi l’absence de d<strong>ou</strong>leur ne saurait jamais être la même chose que<br />

le <strong>plaisir</strong>.<br />

Certainement non.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Lors donc que tu entends dire que ce qu’il y a de plus agréable au<br />

monde, c’est de passer t<strong>ou</strong>te sa vie sans d<strong>ou</strong>leur, que crois-tu qu’on<br />

veut dire par là ?<br />

PROTARQUE<br />

On veut dire, à ce qu’il me semble, que l’absence de d<strong>ou</strong>leur est une<br />

chose agréable.<br />

SOCRATE<br />

Prenons donc trois choses telles qu’il te plaira, soit, p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s servir<br />

de noms plus beaux, de l’or, de l’argent et une troisième qui n’est ni<br />

l’un ni l’autre,<br />

Soit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Se peut-il que celle qui n’est ni l’un ni l’autre devienne l’un <strong>ou</strong> l’autre,<br />

or <strong>ou</strong> argent ?<br />

Comment le p<strong>ou</strong>rrait-elle ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il en est de même de la vie moyenne. Juger <strong>ou</strong> dire qu’elle est<br />

agréable <strong>ou</strong> d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse, c’est mal juger et mal parler, du moins à<br />

consulter la droite raison.<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Cependant, camarade, n<strong>ou</strong>s connaissons des gens qui parlent et


jugent de la sorte 12 .<br />

C’est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Croient-ils donc aussi qu’ils ont du <strong>plaisir</strong> dès lors qu’ils ne sentent<br />

pas de d<strong>ou</strong>leur ?<br />

Ils le disent en t<strong>ou</strong>t cas.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ils croient donc avoir du <strong>plaisir</strong> ; autrement, ils ne le diraient pas.<br />

C’est ce qui me semble.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ils ont donc une fausse opinion du <strong>plaisir</strong>, s’il est vrai que l’absence<br />

de d<strong>ou</strong>leur et le <strong>plaisir</strong> soient différents de nature.<br />

PROTARQUE<br />

Ils sont, en effet, différents, n<strong>ou</strong>s l’avons vu.<br />

SOCRATE<br />

Alors admettons-n<strong>ou</strong>s qu’il y a, comme n<strong>ou</strong>s le disions à l’instant,<br />

trois états, <strong>ou</strong> qu’il n’y en a que deux, la d<strong>ou</strong>leur qui est un mal p<strong>ou</strong>r<br />

l’humanité, et l’absence de d<strong>ou</strong>leur qui est par elle-même un bien et<br />

que n<strong>ou</strong>s appellerons <strong>plaisir</strong> ?<br />

PROTARQUE<br />

XXVII. — A quel propos n<strong>ou</strong>s faisons-n<strong>ou</strong>s cette question, Socrate ?<br />

Je ne le saisis pas.<br />

SOCRATE<br />

C’est qu’en effet, Protarque, tu ne connais pas les adversaires de<br />

notre ami Philèbe.<br />

De quels adversaires parles-tu ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

De gens qui passent p<strong>ou</strong>r très habiles dans la connaissance de la<br />

nature et qui dénient t<strong>ou</strong>te existence au <strong>plaisir</strong>.<br />

Comment cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ils disent que ce que Philèbe et son école appellent <strong>plaisir</strong> consiste<br />

uniquement à échapper à la d<strong>ou</strong>leur.<br />

12 Sans d<strong>ou</strong>te Antisthène et son école.<br />

PROTARQUE


Est-ce que tu n<strong>ou</strong>s conseilles de les croire ? Quelle est ton opinion,<br />

Socrate ?<br />

SOCRATE<br />

Je ne v<strong>ou</strong>s conseille pas de les croire, mais de n<strong>ou</strong>s servir d’eux<br />

comme de devins qui vaticinent, non par art, mais par une mauvaise<br />

humeur naturelle qui n’est pas sans noblesse, qui haïssent le p<strong>ou</strong>voir<br />

du <strong>plaisir</strong> et, n’apercevant en lui rien de sain, prennent son attrait<br />

même p<strong>ou</strong>r un prestige, et non p<strong>ou</strong>r un <strong>plaisir</strong>. C’est dans cet esprit<br />

qu’on peut se servir d’eux, après avoir examiné encore ce que leur<br />

fait dire leur humeur chagrine. Je te dirai ensuite quels sont les <strong>plaisir</strong>s<br />

qui me paraissent vrais à moi, afin qu’après avoir considéré de ces<br />

deux points de vue la nature du <strong>plaisir</strong>, n<strong>ou</strong>s les rapprochions p<strong>ou</strong>r<br />

en juger.<br />

Voilà qui est parler juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Considérons-les donc comme des alliés et suivons-les à la trace de<br />

leur humeur chagrine. Voici, j’imagine, ce qu’ils diraient, en<br />

remontant assez haut : si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lions connaître la nature d’une<br />

espèce quelconque, par exemple celle de la dureté, ne la<br />

comprendrions-n<strong>ou</strong>s pas mieux en considérant les objets les plus durs<br />

plutôt que les moins durs ? Il faut donc, Protarque, que tu répondes à<br />

ces philosophes chagrins, comme tu le fais avec moi.<br />

PROTARQUE<br />

J’y consens volontiers et je leur réponds que c’est les objets les plus<br />

grands qu’il faut considérer.<br />

SOCRATE<br />

En conséquence, si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons connaître le <strong>genre</strong> du <strong>plaisir</strong> et sa<br />

nature, ce n’est pas sur les <strong>plaisir</strong>s les plus petits qu’il faut jeter les<br />

yeux, mais sur ceux qui passent p<strong>ou</strong>r les plus grands et les plus<br />

violents.<br />

PROTARQUE<br />

C’est là un point que chacun peut t’accorder.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, les <strong>plaisir</strong>s qui sont les plus à notre portée et qui, suivant le<br />

dicton, sont aussi les plus grands, est-ce que ce ne sont pas les <strong>plaisir</strong>s<br />

du corps ?<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Sont-ils et deviennent-ils plus grands p<strong>ou</strong>r ceux qui s<strong>ou</strong>ffrent d’une<br />

maladie que p<strong>ou</strong>r ceux qui se portent bien. Prenons garde, en<br />

répondant précipitamment, de tomber dans l’erreur ; car n<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>rrions peut-être bien dire qu’ils sont plus grands p<strong>ou</strong>r les gens


ien portants.<br />

Il y a apparence.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais les <strong>plaisir</strong>s les plus vifs ne sont-ils pas ceux qui viennent à la<br />

suite des désirs les plus violents ?<br />

Cela est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais les gens qui ont la fièvre <strong>ou</strong> sont atteints de maladies semblables<br />

ne sentent-ils pas plus fortement la soif, le froid et t<strong>ou</strong>t ce qu’ils ont<br />

c<strong>ou</strong>tume de s<strong>ou</strong>ffrir par le corps ? ne sont-ils pas en butte à de plus<br />

grands besoins, et, lorsqu’ils les satisfont, n’épr<strong>ou</strong>vent-ils pas de plus<br />

grands <strong>plaisir</strong>s ? <strong>ou</strong> bien dirons-n<strong>ou</strong>s que cela n’est pas vrai ?<br />

PROTARQUE<br />

Maintenant que tu l’as dit, cela paraît certainement vrai.<br />

SOCRATE<br />

Alors, tr<strong>ou</strong>verons-n<strong>ou</strong>s que l’on parle juste quand on dit que, si l’on<br />

veut connaître quels sont les <strong>plaisir</strong>s les plus vifs, il faut porter les<br />

yeux, non vers la santé, mais vers la maladie ? Ne va pas t’imaginer<br />

que mon intention est de te demander si les gens qui sont gravement<br />

malades ont plus de <strong>plaisir</strong>s que les gens en bonne santé. Dis-toi que<br />

c’est sur la grandeur du <strong>plaisir</strong> que porte ma recherche et sur l’endroit<br />

où il se fait sentir violemment. Ce qu’il faut faire, selon n<strong>ou</strong>s, c’est<br />

comprendre sa nature et ce qu’en disent ceux qui prétendent qu’il<br />

n’existe même en aucune manière.<br />

PROTARQUE<br />

Je suis assez bien ton raisonnement.<br />

SOCRATE<br />

XXVIII. — C’est ce que tu vas faire voir à l’instant, Protarque, en<br />

répondant à cette question. Vois-tu des <strong>plaisir</strong>s plus grands, je ne dis<br />

pas en nombre, mais en vivacité et en intensité, dans une vie de<br />

débauche que dans une vie de tempérance ? Fais attention à ce que<br />

tu vas répondre.<br />

PROTARQUE<br />

Je conçois ta pensée, et la différence me paraît considérable. Les<br />

tempérants, en effet, sont retenus en t<strong>ou</strong>te occasion par la maxime<br />

rien de trop, qui est une recommandation à laquelle ils se<br />

conforment, au lieu que les insensés et les violents s’abandonnent à<br />

l’excès du <strong>plaisir</strong> jusqu’à en perdre la raison et leur réputation.<br />

SOCRATE<br />

Fort bien ; mais s’il en est ainsi, il est évident que c’est dans une sorte<br />

de méchanceté de l’âme et du corps, et non dans la vertu que se<br />

rencontrent les plus grands <strong>plaisir</strong>s, comme aussi les plus grandes


d<strong>ou</strong>leurs.<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il n<strong>ou</strong>s faut donc choisir certains d’entre eux et voir en vertu de quel<br />

caractère n<strong>ou</strong>s les avons proclamés les plus grands.<br />

Il le faut.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Examine donc le caractère des <strong>plaisir</strong>s causés par des maladies<br />

comme celles-ci.<br />

Quelles maladies ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Les <strong>plaisir</strong>s des maladies honteuses, à l’égard desquelles nos<br />

philosophes d’humeur chagrine ont une extrême répulsion.<br />

Quels <strong>plaisir</strong>s ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Par exemple la guérison par frictions de la gale et d’autres maux<br />

pareils, qui n’ont pas besoin d’autres remèdes. Car, au nom des<br />

dieux, que dirons-n<strong>ou</strong>s qu’est l’impression qui naît alors en n<strong>ou</strong>s,<br />

<strong>plaisir</strong> <strong>ou</strong> d<strong>ou</strong>leur ?<br />

PROTARQUE<br />

Je crois, Socrate, que c’est une espèce de mal mêlé de <strong>plaisir</strong>.<br />

SOCRATE<br />

Par égard p<strong>ou</strong>r Philèbe 13 , je n’avais pas mis ce sujet en avant ; mais si<br />

n<strong>ou</strong>s n’examinons à fond ces <strong>plaisir</strong>s et ceux du même <strong>genre</strong>, je ne<br />

crois pas que n<strong>ou</strong>s arrivions jamais à voir clair dans cette question.<br />

PROTARQUE<br />

Il faut donc n<strong>ou</strong>s attaquer à cette famille de <strong>plaisir</strong>s.<br />

SOCRATE<br />

Tu veux dire aux <strong>plaisir</strong>s mélangés.<br />

Parfaitement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Parmi ces mélanges, les uns regardent le corps et se font dans les<br />

corps mêmes, les autres regardent l’âme seule et se font dans l’âme ;<br />

mais n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verons aussi des mélanges de d<strong>ou</strong>leurs et de <strong>plaisir</strong>s<br />

qui se font à la fois dans l’âme et dans le corps, et à chacun desquels<br />

13 Cela donne à penser que Philèbe était un délicat à qui de tels exemples répugnaient.


on donne tantôt le nom de <strong>plaisir</strong>s, tantôt celui de d<strong>ou</strong>leurs.<br />

Comment cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

T<strong>ou</strong>tes les fois que dans le rétablissement <strong>ou</strong> l’altération de la<br />

constitution, on épr<strong>ou</strong>ve en même temps deux sensations contraires,<br />

lorsque, par exemple, ayant froid, on est réchauffé, <strong>ou</strong> qu’ayant<br />

chaud, on est rafraîchi, et que, j’imagine, on cherche à se procurer<br />

une de ces sensations et à se délivrer de l’autre, alors le mélange de<br />

l’amer et du d<strong>ou</strong>x, comme on dit, joint à la difficulté de se<br />

débarrasser de l’amer, produit de l’impatience et ensuite une<br />

excitation sauvage.<br />

PROTARQUE<br />

Ce que tu dis est parfaitement vrai.<br />

SOCRATE<br />

N’y a-t-il pas dans ces sortes de mélanges tantôt une dose égale des<br />

d<strong>ou</strong>leurs et des <strong>plaisir</strong>s et tantôt prédominance des uns sur les<br />

autres ?<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mets donc au nombre des mélanges où la d<strong>ou</strong>leur l’emporte sur le<br />

<strong>plaisir</strong> les sensations mixtes mentionnées t<strong>ou</strong>t à l’heure de la gale et<br />

des démangeaisons, quand le point b<strong>ou</strong>illant et enflammé est à<br />

l’intérieur et qu’en se frictionnant et se grattant on n’arrive pas<br />

jusqu’à lui, mais qu’on n’en diss<strong>ou</strong>t que ce qui affleure à la peau, que<br />

tantôt, en mettant au feu la partie malade <strong>ou</strong>, changeant d’idée,<br />

parce qu’on ne sait plus que faire, en l’exposant au froid, on y tr<strong>ou</strong>ve<br />

d’inexprimables <strong>plaisir</strong>s, et que tantôt, au contraire, quand le mal est<br />

externe, on fait naître à l’intérieur un mélange de d<strong>ou</strong>leurs et de<br />

<strong>plaisir</strong>s, où la balance peut pencher soit d’un côté, soit de l’autre,<br />

parce qu’on sépare de force les éléments concrétisés, <strong>ou</strong> qu’on<br />

rassemble les éléments divisés, et qu’on juxtapose ensemble les<br />

d<strong>ou</strong>leurs et les <strong>plaisir</strong>s.<br />

C’est très vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’est-il pas vrai aussi que, lorsque le <strong>plaisir</strong> domine dans ces sortes de<br />

mélanges, la d<strong>ou</strong>leur qui s’y tr<strong>ou</strong>ve à dose plus légère cause une<br />

démangeaison et une d<strong>ou</strong>ce irritation, tandis que la diffusion<br />

beauc<strong>ou</strong>p plus abondante du <strong>plaisir</strong> est un excitant qui fait<br />

quelquefois sauter de joie et qui fait passer un homme par t<strong>ou</strong>te sorte<br />

de c<strong>ou</strong>leurs, d’attitudes, de palpitations, le met entièrement hors de<br />

lui et lui fait p<strong>ou</strong>sser des cris comme un f<strong>ou</strong> ?


Oui, assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et elle lui fait dire de lui-même, camarade, et fait dire aux autres qu’il<br />

se meurt p<strong>ou</strong>r ainsi dire, tant il est charmé de ces <strong>plaisir</strong>s, et il s’y<br />

adonne sans cesse t<strong>ou</strong>t entier, d’autant plus qu’il est plus débauché et<br />

plus insensé ; il les appelle les plus grands et il tient p<strong>ou</strong>r l’homme le<br />

plus heureux celui qui en j<strong>ou</strong>it le plus complètement durant t<strong>ou</strong>te sa<br />

vie.<br />

PROTARQUE<br />

Tu as fort bien décrit, Socrate, t<strong>ou</strong>t ce qui vient à l’esprit de la plupart<br />

des hommes.<br />

SOCRATE<br />

Sans d<strong>ou</strong>te, Protarque, en ce qui concerne les <strong>plaisir</strong>s purement<br />

corporels, où les sensations externes et internes se mêlent. Quant à<br />

ceux où l’âme et le corps contribuent, en opposant à la fois d<strong>ou</strong>leur<br />

contre <strong>plaisir</strong> et <strong>plaisir</strong> contre d<strong>ou</strong>leur, de manière à former un<br />

mélange unique, n<strong>ou</strong>s les avons décrits précédemment, en disant<br />

que, lorsqu’un homme est vide, il désire être rempli, que l’espoir de<br />

l’être le réj<strong>ou</strong>it et que le vide le fait s<strong>ou</strong>ffrir. N<strong>ou</strong>s n’ayons apporté<br />

alors aucun témoignage à l’appui de nos assertions, mais n<strong>ou</strong>s<br />

déclarons à présent que dans t<strong>ou</strong>s ces cas innombrables où l’âme<br />

s’oppose au corps, il en résulte un mélange unique de d<strong>ou</strong>leur et de<br />

<strong>plaisir</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

Il me semble que tu as t<strong>ou</strong>t à fait raison.<br />

SOCRATE<br />

XXIX. — Il n<strong>ou</strong>s reste encore un mélange de d<strong>ou</strong>leur et de <strong>plaisir</strong>.<br />

Lequel veux-tu dire ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Celui que n<strong>ou</strong>s avons dit que l’âme seule épr<strong>ou</strong>vait en elle-même.<br />

PROTARQUE<br />

Et en quoi le faisons-n<strong>ou</strong>s consister ?<br />

SOCRATE<br />

Ne regardes-tu pas la colère, la crainte, le désir, le deuil, l’am<strong>ou</strong>r, la<br />

jal<strong>ou</strong>sie, l’envie et t<strong>ou</strong>tes les passions de ce <strong>genre</strong> comme des<br />

d<strong>ou</strong>leurs de l’âme seule ?<br />

Si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ne les tr<strong>ou</strong>verons-n<strong>ou</strong>s pas remplies de <strong>plaisir</strong>s inexprimables, <strong>ou</strong><br />

faut-il n<strong>ou</strong>s rappeler la colère, qui p<strong>ou</strong>sse l’homme, si sage qu’il soit,


à se fâcher, et qui est plus d<strong>ou</strong>ce que le miel qui dég<strong>ou</strong>tte du rayon 14 ,<br />

et que les <strong>plaisir</strong>s sont mêlés aux d<strong>ou</strong>leurs dans les lamentations et les<br />

regrets ?<br />

PROTARQUE<br />

Non : je reconnais que les choses sont bien comme tu le dis, et non<br />

autrement.<br />

SOCRATE<br />

Tu te rappelles aussi les représentations tragiques, où le <strong>plaisir</strong> se<br />

mêle aux pleurs ?<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et dans la comédie, sais-tu quel est notre état d’âme, et qu’ici aussi il<br />

y a mélange de d<strong>ou</strong>leur et de <strong>plaisir</strong> ?<br />

PROTARQUE<br />

Je ne vois pas cela bien clairement.<br />

SOCRATE<br />

C’est que vraiment, Protarque, il n’est pas facile de s’expliquer le<br />

sentiment qu’on épr<strong>ou</strong>ve à cette occasion.<br />

C’est ce qui me semble, à moi.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Considérons-le donc avec d’autant plus d’attention qu’il est plus<br />

obscur. Cela n<strong>ou</strong>s servira p<strong>ou</strong>r d’autres cas, où n<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vrirons<br />

plus aisément-le mélange de la d<strong>ou</strong>leur et du <strong>plaisir</strong>.<br />

Parle.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Admettras-tu que l’envie, dont le nom a été prononcé il y a un<br />

instant, est une d<strong>ou</strong>leur de l’âme ? Qu’en penses-tu ?<br />

Je l’admets.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Cependant n<strong>ou</strong>s voyons l’envieux prendre <strong>plaisir</strong> aux malheurs de<br />

ses voisins.<br />

Un grand <strong>plaisir</strong> même.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

C’est certainement un mal que l’ignorance et ce que n<strong>ou</strong>s appelons la<br />

14 Homère, Iliade, XVIII, 108. C’est Achille qui parle et maudit la colère qui l’a fait rentrer dans sa tente et a été la cause de la mort de<br />

Patrocle.


êtise.<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Base-toi là-dessus p<strong>ou</strong>r voir la nature du ridicule.<br />

Tu n’as qu’à parler.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

C’est en somme une espèce de vice qui tire son nom d’une habitude<br />

particulière, et cette partie du vice en général est une disposition<br />

contraire à celle que recommande l’inscription de Delphes.<br />

PROTARQUE<br />

C’est du précepte : Connais-toi toi-même, que tu parles, Socrate ?<br />

SOCRATE<br />

Oui, et le contraire de ce précepte, dans le langage de l’inscription,<br />

serait de ne pas se connaître du t<strong>ou</strong>t.<br />

Naturellement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Allons, Protarque, essaye de diviser ceci en trois.<br />

PROTARQUE<br />

Comment veux-tu que je le fasse ? Je n’en suis certainement pas<br />

capable.<br />

SOCRATE<br />

Veux-tu donc dire qu’il faut que ce soit moi qui fasse cette division ?<br />

PROTARQUE<br />

Non seulement je le dis, mais je t’en prie.<br />

SOCRATE<br />

N’est-ce pas une nécessité que t<strong>ou</strong>s ceux qui ne se connaissent pas<br />

eux-mêmes soient dans cet état d’ignorance par rapport à trois<br />

choses ?<br />

Comment cela ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En premier lieu, par rapport aux richesses, quand ils se croient plus<br />

riches qu’ils ne sont réellement.<br />

PROTARQUE<br />

Il y a en effet beauc<strong>ou</strong>p de gens qui ont cette illusion.<br />

SOCRATE<br />

Il y en a davantage encore qui se croient plus grands et plus beaux<br />

qu’ils ne sont et qui, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t ce qui regarde le corps, s’attribuent des


qualités supérieures à celles qu’ils possèdent réellement.<br />

Assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais les plus nombreux de beauc<strong>ou</strong>p sont, à mon avis, ceux qui<br />

s’illusionnent sur la troisième espèce d’ignorance, celle qui a trait aux<br />

qualités de l’âme, et qui se figurent être plus vertueux que les autres,<br />

alors qu’ils ne le sont pas.<br />

Cela est certain.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et parmi les vertus, n’est-ce pas à la sagesse que la f<strong>ou</strong>le s’attache de<br />

t<strong>ou</strong>te manière et se remplit par là de querelles et d’illusions sur ses<br />

lumières ?<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Si l’on appelle cet état d’âme un mal, l’expression sera juste.<br />

Très juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Maintenant, Protarque, il faut encore diviser ceci en deux, si n<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>lons n<strong>ou</strong>s faire une idée exacte de ce puéril sentiment qu’est<br />

l’envie et de l’étrange mélange de <strong>plaisir</strong> et de d<strong>ou</strong>leur qui s’y fait.<br />

Comment le c<strong>ou</strong>per en deux ? demanderas-tu. T<strong>ou</strong>s ceux qui<br />

conçoivent sottement cette fausse opinion d’eux-mêmes doivent<br />

nécessairement, comme le reste des hommes, avoir en partage, les<br />

uns la force et la puissance, et les autres, j’imagine, le contraire.<br />

Nécessairement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Fais donc la division sur ce principe, et, si tu appelles ridicules t<strong>ou</strong>s<br />

ceux d’entre eux qui, avec une telle opinion d’eux-mêmes, sont<br />

faibles et incapables de se venger, quand on se moque d’eux, tu ne<br />

diras que la vérité. P<strong>ou</strong>r ceux qui sont forts et capables de se venger,<br />

tu les jugeras très exactement en les qualifiant de red<strong>ou</strong>tables et<br />

d’ennemis ; car l’ignorance, chez les forts, est haïssable et honteuse,<br />

parce que, soit par elle-même, soit par ses images 15 , elle est nuisible<br />

aux voisins, et, chez les faibles, elle est naturellement au rang des<br />

choses ridicules.<br />

15 Images exprimées par les poètes sur la scène.<br />

PROTARQUE


C’est t<strong>ou</strong>t à fait juste ; mais je ne vois pas encore nettement en ceci le<br />

mélange des <strong>plaisir</strong>s et des d<strong>ou</strong>leurs.<br />

SOCRATE<br />

Conçois d’abord la nature de l’envie.<br />

Parle seulement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il y a bien des d<strong>ou</strong>leurs et des <strong>plaisir</strong>s injustes ?<br />

C’est incontestable.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il n’y a ni injustice ni envie à se réj<strong>ou</strong>ir des maux de ses ennemis,<br />

n’est-ce pas ?<br />

Non, certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais, quand parfois on est témoin des maux de ses amis, n’est-ce pas<br />

une chose injuste de ne pas s’en chagriner et, au contraire, de s’en<br />

réj<strong>ou</strong>ir ?<br />

Sans contredit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’avons-n<strong>ou</strong>s pas dit que l’ignorance est un mal p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s les<br />

hommes ?<br />

Et avec raison.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Quant à l’illusion que nos amis se font sur leur sagesse, leur beauté et<br />

t<strong>ou</strong>tes les qualités que n<strong>ou</strong>s avons énumérées t<strong>ou</strong>t à l’heure, en disant<br />

qu’elles se rangent en trois classes et que le ridicule se tr<strong>ou</strong>ve où est la<br />

faiblesse et l’odieux là où est la force, affirmerons-n<strong>ou</strong>s,<br />

n’affirmerons-n<strong>ou</strong>s pas que, comme je le disais t<strong>ou</strong>t à l’heure, cet état<br />

d’esprit de nos amis, lorsqu’il est inoffensif, est ridicule ?<br />

Il l’est certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et n’av<strong>ou</strong>erons-n<strong>ou</strong>s pas que c’est un mal, puisque c’est un état<br />

d’ignorance ?<br />

Oui, un grand mal.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et avons-n<strong>ou</strong>s du <strong>plaisir</strong> <strong>ou</strong> du chagrin, quand n<strong>ou</strong>s en rions ?


<strong>Du</strong> <strong>plaisir</strong>, évidemment.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais de la joie des maux de nos amis, n’avons-n<strong>ou</strong>s pas dit que c’est<br />

l’envie qui la cause ?<br />

C’est l’envie forcément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Donc quand n<strong>ou</strong>s rions des ridicules de nos amis, l’argument déclare<br />

qu’en mêlant le <strong>plaisir</strong> à l’envie, n<strong>ou</strong>s mêlons le <strong>plaisir</strong> à la d<strong>ou</strong>leur ;<br />

car n<strong>ou</strong>s avons reconnu précédemment que l’envie est une d<strong>ou</strong>leur<br />

de l’âme et le rire un <strong>plaisir</strong>, et que ces deux choses se rencontrent<br />

ensemble dans cette circonstance.<br />

C’est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

L’argument n<strong>ou</strong>s fait donc voir à présent que, dans les lamentations,<br />

dans les tragédies et dans les comédies, et non pas seulement au<br />

théâtre, mais encore dans t<strong>ou</strong>te la tragédie et la comédie de la vie<br />

humaine, et dans mille autres choses encore, les d<strong>ou</strong>leurs sont mêlées<br />

aux <strong>plaisir</strong>s.<br />

PROTARQUE<br />

Il est impossible de ne pas en convenir, Socrate, quelque désir qu’on<br />

ait de plaider p<strong>ou</strong>r le contraire.<br />

SOCRATE<br />

XXX. — N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s étions proposé de passer en revue la colère, le<br />

désir, les lamentations, la crainte, l’am<strong>ou</strong>r, la jal<strong>ou</strong>sie, l’envie et t<strong>ou</strong>tes<br />

les passions analogues où n<strong>ou</strong>s pensions tr<strong>ou</strong>ver mélangés les deux<br />

éléments si s<strong>ou</strong>vent mentionnés, n’est-ce pas vrai ?<br />

Si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s rendons compte que la discussion que n<strong>ou</strong>s venons de<br />

terminer se rapporte exclusivement aux lamentations, à l’envie et à la<br />

colère ?<br />

PROTARQUE<br />

Bien certainement n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s en rendons compte.<br />

SOCRATE<br />

Alors il n<strong>ou</strong>s reste encore beauc<strong>ou</strong>p de passions à passer en revue.<br />

Assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE


P<strong>ou</strong>r quelle raison principalement penses-tu que je t’ai montré le<br />

mélange qu’offre la comédie ? N’est-ce pas p<strong>ou</strong>r te convaincre qu’il<br />

est facile de faire voir le même mélange dans les craintes, les am<strong>ou</strong>rs<br />

et le reste et p<strong>ou</strong>r que, ayant bien saisi cet exemple, tu me laisses<br />

libre, sans m’obliger, en entrant dans l’examen de ces passions, à<br />

allonger la discussion, et que tu admettes simplement ceci, que le<br />

corps sans l’âme et l’âme sans le corps et t<strong>ou</strong>s les deux en commun<br />

épr<strong>ou</strong>vent mille affections où la d<strong>ou</strong>leur est mêlée au <strong>plaisir</strong>. Dis-moi<br />

donc, à présent, si tu me tiens quitte, <strong>ou</strong> si tu veux me tenir jusqu’à<br />

minuit. Encore quelques mots et j’espère obtenir de toi que tu me<br />

laisses aller. Je m’engage à te rendre compte de t<strong>ou</strong>t cela demain.<br />

Mais, p<strong>ou</strong>r le moment, je v<strong>ou</strong>drais cingler vers les points qui restent,<br />

p<strong>ou</strong>r en venir au jugement que Philèbe exige de moi.<br />

PROTARQUE<br />

C’est bien parlé, Socrate, et tu peux achever à ta guise ce qui te reste<br />

encore.<br />

SOCRATE<br />

XXXI. — Après les <strong>plaisir</strong>s mélangés, l’ordre naturel exige que n<strong>ou</strong>s<br />

abordions à leur t<strong>ou</strong>r les <strong>plaisir</strong>s sans mélange.<br />

Très bien.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je vais donc me t<strong>ou</strong>rner vers eux et tâcher de les mettre s<strong>ou</strong>s nos<br />

yeux ; car je ne partage pas du t<strong>ou</strong>t l’opinion de ceux qui prétendent<br />

que t<strong>ou</strong>s les <strong>plaisir</strong>s ne sont qu’une cessation de la d<strong>ou</strong>leur.<br />

Cependant, comme je l’ai dit, je me sers de leur témoignage p<strong>ou</strong>r<br />

pr<strong>ou</strong>ver qu’il y a des <strong>plaisir</strong>s qui paraissent être réels, mais qui ne le<br />

sont en aucune manière, et qu’il y en a d’autres qui apparaissent à la<br />

fois grands et nombreux, mais qui sont mêlés à la fois de d<strong>ou</strong>leurs et<br />

de cessations de d<strong>ou</strong>leurs, dans les crises les plus violentes du corps et<br />

de l’âme.<br />

PROTARQUE<br />

Mais quels sont, Socrate, les <strong>plaisir</strong>s qu’on peut, à juste titre, regarder<br />

comme vrais ?<br />

SOCRATE<br />

Ce sont ceux qui ont trait à ce qu’on appelle les belles c<strong>ou</strong>leurs, aux<br />

figures, à la plupart des odeurs et des sons et à t<strong>ou</strong>tes les choses dont<br />

la privation n’est ni sensible ni d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse, mais qui procurent des<br />

j<strong>ou</strong>issances sensibles, agréables, pures de t<strong>ou</strong>te s<strong>ou</strong>ffrance.<br />

PROTARQUE<br />

Comment faut-il encore entendre ce que tu dis, Socrate ?<br />

SOCRATE<br />

J’av<strong>ou</strong>e qu’à première vue, ma pensée n’est pas claire, mais je vais<br />

essayer de l’éclaircir. Quand je parle de la beauté des figures, je ne<br />

veux pas dire ce que la plupart des gens entendent s<strong>ou</strong>s ces mots, des


êtres vivants par exemple, <strong>ou</strong> des peintures ; j’entends, dit<br />

l’argument, la ligne droite, le cercle, les figures planes et solides<br />

formées sur la ligne et le cercle au moyen des t<strong>ou</strong>rs, des règles, des<br />

équerres, si tu me comprends. Car je s<strong>ou</strong>tiens que ces figures ne sont<br />

pas, comme les autres, belles s<strong>ou</strong>s quelque rapport, mais qu’elles sont<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs belles par elles-mêmes et de leur nature, qu’elles procurent<br />

certains <strong>plaisir</strong>s qui leur sont propres et n’ont rien de commun avec<br />

les <strong>plaisir</strong>s du chat<strong>ou</strong>illement. J’aj<strong>ou</strong>te qu’il y a des c<strong>ou</strong>leurs qui<br />

offrent des beautés et des <strong>plaisir</strong>s empreints du même caractère.<br />

Comprends-tu maintenant ? <strong>ou</strong> qu’as-tu à dire ?<br />

PROTARQUE<br />

J’essaye de comprendre ; essaye, toi aussi, de t’expliquer encore plus<br />

clairement.<br />

SOCRATE<br />

Je dis donc, p<strong>ou</strong>r en venir aux sons, qu’il y en a de c<strong>ou</strong>lants et de<br />

clairs, qui rendent une simple note pure, et qu’ils sont beaux, non<br />

point relativement, mais absolument, par eux-mêmes, ainsi que les<br />

<strong>plaisir</strong>s qui en sont une suite naturelle.<br />

Cela aussi est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Le <strong>plaisir</strong> que donnent les odeurs est d’un <strong>genre</strong> moins divin que les<br />

précédents ; mais, dès lors que la d<strong>ou</strong>leur ne s’y mêle pas<br />

nécessairement, par quelque voie et en quelque objet qu’il n<strong>ou</strong>s<br />

arrive, je le tiens t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r un <strong>genre</strong> qui fait le pendant avec eux<br />

et je dis, si tu me comprends bien, qu’il y a là deux espèces de <strong>plaisir</strong>.<br />

Je comprends.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Aj<strong>ou</strong>tons-y encore les <strong>plaisir</strong>s de la science, s’il n<strong>ou</strong>s paraît qu’ils ne<br />

sont pas joints à la soif de savoir, et si la s<strong>ou</strong>rce n’en est pas une<br />

d<strong>ou</strong>leur occasionnée par cette soif.<br />

PROTARQUE<br />

Je suis sur ce point d’accord avec toi.<br />

SOCRATE<br />

Mais si, quand on est rempli de connaissances, on vient par la suite à<br />

les perdre par l’<strong>ou</strong>bli, vois-tu que cette perte cause quelque d<strong>ou</strong>leur ?<br />

PROTARQUE<br />

De par sa nature, aucune ; mais, à la réflexion, on peut se chagriner<br />

d’avoir perdu quelque connaissance, à cause du besoin qu’on en a.<br />

SOCRATE<br />

Oui, bienheureux homme ; mais, en ce moment, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s occupons<br />

des affections naturelles en elles-mêmes, indépendamment de t<strong>ou</strong>te<br />

réflexion.


PROTARQUE<br />

Alors tu as raison de dire que n<strong>ou</strong>s ne sentons aucune d<strong>ou</strong>leur quand<br />

l’<strong>ou</strong>bli n<strong>ou</strong>s fait perdre des connaissances.<br />

SOCRATE<br />

En conséquence, il faut dire que les <strong>plaisir</strong>s de la science sont des<br />

<strong>plaisir</strong>s sans mélange et qu’ils ne sont pas accessibles à la plupart des<br />

hommes, mais à un très petit nombre.<br />

Certainement, il faut le dire.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XXXII. — Maintenant que n<strong>ou</strong>s avons assez bien distingué et séparé<br />

les <strong>plaisir</strong>s purs et ceux qu’on p<strong>ou</strong>rrait, assez justement, appeler<br />

impurs, aj<strong>ou</strong>tons à ce disc<strong>ou</strong>rs que les <strong>plaisir</strong>s violents sont démesurés<br />

et que ceux qui n’ont pas de violence sont, au contraire, mesurés, et<br />

disons que ceux qui sont grands et forts et qui se font sentir, tantôt<br />

s<strong>ou</strong>vent, tantôt rarement, se rangent dans la classe de l’infini, qui agit<br />

plus <strong>ou</strong> moins sur le corps et sur l’âme, et que les autres<br />

appartiennent à la classe du fini.<br />

PROTARQUE<br />

Rien de plus juste que ce que tu dis, Socrate.<br />

SOCRATE<br />

Il y a encore une autre question à considérer à propos de ces <strong>plaisir</strong>s.<br />

Laquelle ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Que doit-on dire qui approche le plus de la vérité, ce qui est pur et<br />

sans mélange, <strong>ou</strong> ce qui est violent, nombreux, grand, suffisant ?<br />

PROTARQUE<br />

En vue de quoi, Socrate, me fais-tu cette question ?<br />

SOCRATE<br />

C’est que, Protarque, je ne veux rien laisser de côté dans l’examen du<br />

<strong>plaisir</strong> et de la science. Je veux distinguer ce qui, dans chacun des<br />

deux, est pur et ce qui ne l’est pas, afin que l’un et l’autre se<br />

présentant dans leur pureté devant notre tribunal, à moi, à toi et à<br />

t<strong>ou</strong>s les assistants, n<strong>ou</strong>s rendent le jugement plus facile.<br />

C’est très juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et maintenant, allons, prenons de t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s appelons des<br />

<strong>genre</strong>s purs l’idée que je vais dire. Choisissons d’abord l’un d’eux et<br />

s<strong>ou</strong>mettons-le à l’examen.<br />

Lequel faut-il choisir ?<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

Considérons d’abord, si tu veux, le <strong>genre</strong> de la blancheur.<br />

Très volontiers.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Comment un objet peut-il être blanc et en quoi faisons-n<strong>ou</strong>s consister<br />

la blancheur ? Est-ce dans la grandeur et la quantité, <strong>ou</strong> bien est-ce<br />

dans ce qui est le plus exempt de mélange et ne porte aucune trace<br />

de c<strong>ou</strong>leur différente ?<br />

PROTARQUE<br />

Il est évident que c’est dans ce qui est le moins mélangé.<br />

SOCRATE<br />

C’est juste. Ne dirons-n<strong>ou</strong>s pas, en conséquence, que ce blanc est le<br />

plus vrai, Protarque, et en même temps le plus beau de t<strong>ou</strong>s les<br />

blancs, et que ce n’est pas le plus nombreux et le plus grand ?<br />

Si, et avec beauc<strong>ou</strong>p de raison.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ainsi donc, en disant qu’un peu de blanc pur est à la fois plus blanc,<br />

plus beau et plus vrai que beauc<strong>ou</strong>p de blanc mélangé, n<strong>ou</strong>s<br />

n’avancerons rien que de très juste.<br />

Très juste, en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais quoi ! N<strong>ou</strong>s n’aurons sans d<strong>ou</strong>te pas besoin de beauc<strong>ou</strong>p<br />

d’exemples semblables p<strong>ou</strong>r notre discussion sur le <strong>plaisir</strong> ; il n<strong>ou</strong>s<br />

suffit de celui-ci p<strong>ou</strong>r voir que t<strong>ou</strong>t <strong>plaisir</strong> pur de d<strong>ou</strong>leur, fût-il petit et<br />

rare, est plus agréable, plus vrai et plus beau qu’un autre qui serait<br />

grand et fréquent.<br />

PROTARQUE<br />

C’est bien certain et ton exemple suffit.<br />

SOCRATE<br />

Autre question : n’avons-n<strong>ou</strong>s pas entendu dire que le <strong>plaisir</strong> est<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en voie de génération et jamais dans l’état d’existence ? Il y<br />

a, en effet, des gens habiles 16 qui essayent de n<strong>ou</strong>s démontrer cette<br />

théorie, et il faut leur en savoir gré.<br />

P<strong>ou</strong>rquoi donc ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je vais t’expliquer t<strong>ou</strong>t cela, en t’interrogeant, mon cher Protarque.<br />

16 Il s’agit peut-être d’Aristippe et de ses partisans. Diogène Laërce (II, 87) dit qu’Aristippe « démontra que le but de la vie est un<br />

m<strong>ou</strong>vement d<strong>ou</strong>x accompagné de sensation ».


PROTARQUE<br />

Tu n’as qu’à parler et à me questionner.<br />

SOCRATE<br />

XXXIII. — Il y a deux sortes de choses, l’une qui existe p<strong>ou</strong>r ellemême,<br />

l’autre qui en désire sans cesse une autre.<br />

PROTARQUE<br />

Comment ? Et quelles sont ces deux choses ?<br />

SOCRATE<br />

L’une est très noble de nature, l’autre lui est inférieure.<br />

Parle encore plus clairement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s avons vu, n’est-ce pas, de beaux et bons enfants, et de vaillants<br />

hommes qui en étaient épris ?<br />

Assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, cherche maintenant deux choses qui ressemblent à ces<br />

deux-là s<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s les rapports que n<strong>ou</strong>s reconnaissons entre elles.<br />

PROTARQUE<br />

Je te le dis p<strong>ou</strong>r la troisième fois : explique ta pensée plus clairement,<br />

Socrate.<br />

SOCRATE<br />

Ce n’est pas une énigme ; mais le disc<strong>ou</strong>rs s’amuse à n<strong>ou</strong>s taquiner.<br />

Ce qu’il veut dire, c’est que, de ces deux choses, l’une existe t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

en vue de quelque chose, et que l’autre est celle en vue de laquelle se<br />

fait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ce qui se fait en vue de quelque chose.<br />

PROTARQUE<br />

J’ai compris, mais à grand-peine et en te faisant répéter.<br />

SOCRATE<br />

Peut-être comprendras-tu mieux, mon enfant, à mesure que la<br />

discussion avancera.<br />

C’est possible.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Prenons maintenant deux autres choses.<br />

Lesquelles ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

L’une est t<strong>ou</strong>t ce qui est s<strong>ou</strong>mis à la génération, et l’autre l’être.<br />

PROTARQUE


J’admets tes deux choses, l’être et la génération.<br />

SOCRATE<br />

Fort bien. Lequel des deux dirons-n<strong>ou</strong>s qui est fait en vue de l’autre,<br />

la génération en vue de l’être, <strong>ou</strong> l’être en vue de la génération ?<br />

PROTARQUE<br />

Me demandes-tu cette fois si ce qu’on appelle l’être est ce qu’il est en<br />

vue de la génération ?<br />

Apparemment.<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

Au nom des dieux, quelle question est-ce là ?<br />

SOCRATE<br />

Voici ce que je veux dire, mon cher Protarque : est-ce que, selon toi,<br />

la construction des vaisseaux se fait en vue des vaisseaux plutôt que<br />

les vaisseaux en vue de la construction ? et je te fais la même<br />

question, Protarque, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tes les choses du même <strong>genre</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

P<strong>ou</strong>rquoi ne te réponds-tu pas toi-même, Socrate ?<br />

SOCRATE<br />

Rien ne m’en empêche. Néanmoins, prends part avec moi à la<br />

discussion.<br />

Très volontiers.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Je dis donc que c’est en vue de la génération que les remèdes, t<strong>ou</strong>s<br />

les instruments et t<strong>ou</strong>s les matériaux sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs employés, et que<br />

chaque génération se fait, l’une en vue d’un être, l’autre en vue d’un<br />

autre, et que la génération en général se fait en vue de l’être en<br />

général.<br />

Voilà qui est très clair.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Par conséquent, si le <strong>plaisir</strong> est s<strong>ou</strong>mis à la génération, c’est<br />

forcément en vue d’un être.<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or, la chose en vue de laquelle se fait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ce qui est fait en vue<br />

de quelque chose appartient à la classe du bien, mais ce qui est fait<br />

en vue de quelque chose doit être, excellent Protarque, mis dans une<br />

autre classe.<br />

PROTARQUE


De t<strong>ou</strong>te nécessité.<br />

SOCRATE<br />

Si donc le <strong>plaisir</strong> est s<strong>ou</strong>mis à la génération, en le plaçant dans une<br />

autre classe que celle du bien, ne le placerons-n<strong>ou</strong>s pas à sa vraie<br />

place ?<br />

A sa vraie place, en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ainsi, comme je l’ai dit en entamant ce propos, celui qui n<strong>ou</strong>s a fait<br />

voir que le <strong>plaisir</strong> est s<strong>ou</strong>mis à la génération et qu’il n’a aucune<br />

espèce d’être, a droit à notre reconnaissance, car il est évident que cet<br />

homme-là se moque de ceux qui prétendent que le <strong>plaisir</strong> est un bien.<br />

Assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et le même homme ne manquera pas non plus de se moquer de ceux<br />

qui tr<strong>ou</strong>vent leur satisfaction dans la génération.<br />

Comment, et de qui parles-tu ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

De ceux qui, se délivrant de la faim, <strong>ou</strong> de la soif, <strong>ou</strong> de quelque<br />

autre besoin semblable que la génération satisfait, se réj<strong>ou</strong>issent à<br />

cause de la génération, comme si elle était par elle-même un <strong>plaisir</strong>,<br />

et qui disent qu’ils ne v<strong>ou</strong>draient pas de la vie s’ils n’étaient pas sujets<br />

à la faim, et s’ils n’épr<strong>ou</strong>vaient pas t<strong>ou</strong>tes les autres sensations qu’on<br />

peut dire qui sont la suite de ces besoins.<br />

PROTARQUE<br />

Telle est bien, semble-t-il, leur façon de penser.<br />

SOCRATE<br />

Ne p<strong>ou</strong>vons-n<strong>ou</strong>s pas dire t<strong>ou</strong>s que le contraire de la génération est<br />

la destruction ?<br />

C’est indéniable.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ainsi, choisir la vie de <strong>plaisir</strong>, c’est choisir la destruction et la<br />

génération, et non cette troisième vie, où il n’y a ni <strong>plaisir</strong>, ni peine,<br />

mais où l’on peut avoir en partage la sagesse la plus pure.<br />

PROTARQUE<br />

C’est, à ce que je vois, Socrate, une grande absurdité de croire que le<br />

<strong>plaisir</strong> est un bien p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s.<br />

SOCRATE<br />

Oui, et n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons le pr<strong>ou</strong>ver encore d’une autre manière.


De quelle manière ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’est-il pas absurde, alors qu’il n’y a rien de bon ni de beau, ni dans<br />

les corps, ni dans mainte autre chose, mais seulement dans l’âme, de<br />

dire que le <strong>plaisir</strong> est le seul bien de cette âme, et que le c<strong>ou</strong>rage, la<br />

tempérance, l’intelligence et t<strong>ou</strong>s les autres biens que l’âme a reçus en<br />

partage ne sont pas des biens, et, <strong>ou</strong>tre cela, d’être obligé de convenir<br />

que celui qui ne goûte point de <strong>plaisir</strong>, mais qui s<strong>ou</strong>ffre, est méchant<br />

au moment où il s<strong>ou</strong>ffre, fût-il le meilleur des hommes, et qu’au<br />

contraire un homme qui a du <strong>plaisir</strong> est, au moment où il le ressent,<br />

d’autant supérieur en vertu que son <strong>plaisir</strong> est plus grand.<br />

PROTARQUE<br />

T<strong>ou</strong>t cela, Socrate, est de la dernière absurdité.<br />

SOCRATE<br />

XXXIV. — Cependant il ne faudrait pas, après avoir essayé de<br />

s<strong>ou</strong>mettre le <strong>plaisir</strong> à un examen approfondi et complet, avoir l’air<br />

d’en exempter totalement l’intelligence et la science. Frappons-les<br />

plutôt hardiment de t<strong>ou</strong>s côtés, p<strong>ou</strong>r voir s’il n’y aurait pas quelque<br />

part en elles quelque fêlure, afin de déc<strong>ou</strong>vrir ce qu’il y a de plus pur<br />

dans la nature et de n<strong>ou</strong>s servir de ce qu’il y a de plus vrai à la fois<br />

dans l’intelligence et dans le <strong>plaisir</strong>, p<strong>ou</strong>r porter notre jugement sur les<br />

deux.<br />

C’est juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Admettons-n<strong>ou</strong>s que les sciences se divisent en deux classes, dont<br />

l’une a, je pense, p<strong>ou</strong>r objet les arts mécaniques et l’autre l’éducation<br />

et la culture ? Qu’en dis-tu ?<br />

Je l’admets.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Considérons d’abord si, dans les arts mécaniques, il n’y a pas une<br />

partie qui dépende davantage de la science et une autre moins, et s’il<br />

faut regarder la première comme la plus pure et l’autre comme moins<br />

pure.<br />

Oui, c’est une chose à considérer.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ne faut-il pas distinguer des autres les arts directeurs et les mettre à<br />

part ?<br />

Quels arts et comment ?<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

Par exemple, si on sépare de t<strong>ou</strong>s les arts l’art de compter, de<br />

mesurer, de peser, on peut dire que ce qui restera de chacun d’eux<br />

n’aura pas grande valeur.<br />

Il n’en aura guère, en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En effet, il ne restera plus après cela qu’à rec<strong>ou</strong>rir à la conjecture et à<br />

exercer ses sens par l’expérience et la r<strong>ou</strong>tine, en y adjoignant ces<br />

facultés divinatoires auxquelles beauc<strong>ou</strong>p de gens donnent le nom<br />

d’arts, lorsqu’elles ont acquis de la force par l’exercice et le travail.<br />

C’est indéniable.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’est-ce pas d’abord le cas de la musique, elle qui règle ses accords,<br />

non point par la mesure, mais par des conjectures fondées sur la<br />

pratique ? C’est par conjecture que t<strong>ou</strong>te une partie de la musique,<br />

l’art de la flûte 17 , cherche la juste mesure de chaque note qu’elle<br />

lance, de sorte qu’il se mêle à cet art beauc<strong>ou</strong>p d’obscurité et que la<br />

certitude n’y a qu’une faible part.<br />

Rien de plus vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verons qu’il en est de même de la médecine, de<br />

l’agriculture, du pilotage et de l’art du général d’armée.<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais l’architecture, qui fait usage d’un très grand nombre de mesures<br />

et d’instruments, en retire, je crois, cet avantage qu’elle a beauc<strong>ou</strong>p<br />

de justesse et qu’elle est plus scientifique que la plupart des arts.<br />

En quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Dans la construction des vaisseaux et des maisons et dans beauc<strong>ou</strong>p<br />

d’autres <strong>ou</strong>vrages en bois ; car elle se sert, je pense, de la règle, du<br />

t<strong>ou</strong>r, du compas, du cordeau et d’un instrument finement imaginé<br />

p<strong>ou</strong>r redresser le bois.<br />

PROTARQUE<br />

17 Ce que Socrate dit de l’art de la flûte p<strong>ou</strong>rrait à la rigueur s’appliquer au constructeur qui détermine par conjecture la place des<br />

tr<strong>ou</strong>s. Peut-être faut-il lire «l’art de j<strong>ou</strong>er de la cithare». C’est par conjecture que le j<strong>ou</strong>eur de cithare tr<strong>ou</strong>ve l’endroit où il doit t<strong>ou</strong>cher<br />

les cordes de son instrument p<strong>ou</strong>r obtenir la note juste. Au reste, le texte des manuscrits n’est pas sûr.


Ce que tu dis, Socrate, est parfaitement juste.<br />

SOCRATE<br />

Divisons donc ce qu’on appelle les arts en deux classes : les uns, qui<br />

se rapprochent de la musique, et qui ont moins de précision dans<br />

leurs <strong>ou</strong>vrages, et les autres, qui ressemblent à l’architecture, et qui<br />

sont plus précis.<br />

Soit.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et disons que, parmi ces derniers, les plus exacts sont ceux que n<strong>ou</strong>s<br />

avons t<strong>ou</strong>t à l’heure mentionnés les premiers.<br />

PROTARQUE<br />

Je pense que tu yeux parler de l’arithmétique et de t<strong>ou</strong>s les arts que<br />

tu as cités avec elle il y a un instant.<br />

SOCRATE<br />

Parfaitement. Mais, Protarque, ne faut-il pas dire que ceux-ci aussi se<br />

partagent en deux classes ? Qu’en penses-tu ?<br />

Quelles sont ces classes ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Prenons d’abord l’arithmétique. Ne faut-il pas reconnaître qu’il y a<br />

une arithmétique vulgaire et une autre, propre aux philosophes ?<br />

PROTARQUE<br />

Sur quelle différence peut-on se fonder p<strong>ou</strong>r admettre deux sortes<br />

d’arithmétique ?<br />

SOCRATE<br />

La différence n’est pas petite, Protarque. Car les uns font entrer dans<br />

le même calcul des unités numériques inégales, par exemple, deux<br />

armées, deux boeufs, les deux unités les plus petites et les deux unités<br />

les plus grandes de t<strong>ou</strong>tes, tandis que les autres refusent de les suivre,<br />

si l’on n’admet pas que, dans le nombre infini des unités, il n’y a<br />

aucune unité qui diffère d’aucune autre unité 18 .<br />

PROTARQUE<br />

Tu as certainement raison de dire qu’il y a une grande différence<br />

entre ceux qui s’adonnent à la science des nombres, et il est logique<br />

de distinguer deux espèces d’arithmétique.<br />

SOCRATE<br />

Mais quoi ! L’art de calculer et de mesurer dans l’architecture et le<br />

18 Cf. République, 525 d-e : « L’arithmétique donne à l’âme un puissant élan vers la région supérieure, et la force à raisonner sur les<br />

nombres en eux-mêmes, sans jamais s<strong>ou</strong>ffrir qu’on introduise dans ses raisonnements des nombres qui représentent des objets<br />

visibles <strong>ou</strong> palpables. Tu sais, en effet, je pense, ce que font ceux qui sont versés dans cette science : si l’on veut, en discutant avec<br />

eux, diviser l’unité proprement dite, ils se moquent et ne veulent rien entendre. Si tu la divises, eux la multiplient d’autant, dans la<br />

crainte que l’unité n’apparaisse plus comme une, mais comme un assemblage de parties.»


commerce ne diffère-t-il pas de la géométrie et des calculs<br />

qu’élaborent les philosophes ? Faut-il dire que les deux ne font qu’un<br />

art <strong>ou</strong> qu’ils en font deux ?<br />

PROTARQUE<br />

D’après ce qui vient d’être dit, j’affirmerais qu’ils en font deux.<br />

SOCRATE<br />

Bien. Mais p<strong>ou</strong>rquoi ai-je mis cette question sur le tapis ? Le conçoistu<br />

?<br />

PROTARQUE<br />

Peut-être. Néanmoins je serais bien aise d’entendre ta réponse à cette<br />

question.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, il me semble à moi que cette argumentation, t<strong>ou</strong>t comme<br />

lorsque n<strong>ou</strong>s l’avons entamée, a p<strong>ou</strong>r objet de chercher un pendant à<br />

la discussion sur les <strong>plaisir</strong>s, et d’examiner si telle science est plus pure<br />

qu’une autre, de même qu’il y a des <strong>plaisir</strong>s plus purs que d’autres.<br />

PROTARQUE<br />

Il est très clair assurément que c’est dans ce but que la discussion s’est<br />

engagée.<br />

SOCRATE<br />

XXXV. — Eh bien, n’a-t-elle pas déc<strong>ou</strong>vert que les différents arts<br />

s’appliquent à des objets variés et qu’ils sont, les uns plus clairs, les<br />

autres plus confus ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et après avoir alors donné à un art un nom unique et n<strong>ou</strong>s avoir fait<br />

croire qu’il était un, l’argumentation n’admet-elle pas que cet art est<br />

d<strong>ou</strong>ble, lorsqu’elle demande si ce qu’il y a de précis et de pur dans<br />

chacun se tr<strong>ou</strong>ve au plus haut degré dans l’art de ceux qui cultivent la<br />

philosophie <strong>ou</strong> de ceux qui y sont étrangers ?<br />

PROTARQUE<br />

C’est bien cela, je crois, qu’elle demande.<br />

SOCRATE<br />

Alors, Protarque, quelle réponse allons-n<strong>ou</strong>s lui faire ?<br />

PROTARQUE<br />

Ah ! Socrate, n<strong>ou</strong>s avons tr<strong>ou</strong>vé, en avançant, que les sciences<br />

différaient étonnamment s<strong>ou</strong>s le rapport de la précision.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, cela facilitera notre réponse, n’est-ce pas ?<br />

PROTARQUE<br />

Sans d<strong>ou</strong>te, et n<strong>ou</strong>s dirons que la différence est grande entre les arts<br />

dont n<strong>ou</strong>s avons parlé et les autres arts et que, parmi les premiers


mêmes, ceux qui reçoivent l’impulsion des vrais philosophes sont<br />

infiniment supérieurs en précision et en vérité en ce qui regarde les<br />

mesures et les nombres.<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s sommes d’accord avec toi là-dessus, et, confiants dans ton<br />

jugement, n<strong>ou</strong>s répondons hardiment à ces gens habiles à traîner la<br />

dispute en longueur...<br />

Quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Qu’il y a deux arithmétiques et deux arts de mesurer et beauc<strong>ou</strong>p<br />

d’autres arts dépendants de ceux-là, qui sont d<strong>ou</strong>bles comme eux,<br />

quoiqu’ils aient un seul nom en commun.<br />

PROTARQUE<br />

Faisons cette réponse à ces hommes que tu dis si habiles, Socrate, et<br />

s<strong>ou</strong>haitons qu’elle les satisfasse.<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s dirons donc que ces sciences sont les plus exactes ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais la faculté dialectique n<strong>ou</strong>s désav<strong>ou</strong>era, Protarque, si n<strong>ou</strong>s lui<br />

préférons une autre science.<br />

PROTARQUE<br />

Mais que faut-il entendre par cette faculté ?<br />

SOCRATE<br />

Chacun peut évidemment reconnaître la faculté dont je parle. Car je<br />

suis bien sûr que t<strong>ou</strong>s ceux à qui la nature a départi tant soit peu<br />

d’intelligence conviendront que la connaissance qui a p<strong>ou</strong>r objet<br />

l’être, la réalité et ce qui est immuable par nature est la connaissance<br />

la plus vraie de beauc<strong>ou</strong>p. Mais toi, Protarque, quel jugement en<br />

portes-tu ?<br />

PROTARQUE<br />

J’ai s<strong>ou</strong>vent entendu répéter à Gorgias, Socrate, que l’art de<br />

persuader l’emporte de beauc<strong>ou</strong>p sur t<strong>ou</strong>s les arts, parce qu’il se<br />

s<strong>ou</strong>met t<strong>ou</strong>t, non par la force, mais de plein gré, et qu’il est de<br />

beauc<strong>ou</strong>p le meilleur de t<strong>ou</strong>s les arts. Mais à présent je ne v<strong>ou</strong>drais<br />

combattre ni ton sentiment ni le sien.<br />

SOCRATE<br />

Tu v<strong>ou</strong>lais parler, et c’est, je crois, par modestie que tu as déposé les<br />

armes.<br />

PROTARQUE<br />

Prends la chose comme il te plaira.


SOCRATE<br />

Est-ce ma faute si tu ne m’as pas bien compris ?<br />

Qu’est-ce que j’ai mal compris ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ce que j’ai cherché jusqu’ici, mon cher Protarque, ce n’est pas quel<br />

art <strong>ou</strong> quelle science l’emporte sur t<strong>ou</strong>s les autres en grandeur, en<br />

excellence et en utilité p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s. Mais quelle est la science qui<br />

recherche la clarté, la précision et la vérité suprême — peu importe<br />

qu’elle soit petite et peu utile — voilà ce que n<strong>ou</strong>s cherchons à<br />

présent. Mais vois : tu n’offenseras pas Gorgias en accordant que son<br />

art est supérieur aux autres par l’utilité qui en revient aux hommes,<br />

tandis que p<strong>ou</strong>r l’étude dont je parle en ce moment, comme je disais<br />

t<strong>ou</strong>t à l’heure à propos de la blancheur, qu’un peu de blanc, p<strong>ou</strong>rvu<br />

qu’il soit pur, l’emporte sur beauc<strong>ou</strong>p de blanc impur, du fait même<br />

qu’il est le plus vrai, de même ici, après avoir beauc<strong>ou</strong>p réfléchi et<br />

suffisamment discuté la chose, sans avoir égard à l’utilité des sciences,<br />

ni à leur réputation, et en n<strong>ou</strong>s bornant à considérer s’il y a dans<br />

notre âme une faculté naturellement éprise du vrai et prête à t<strong>ou</strong>t<br />

faire p<strong>ou</strong>r l’atteindre, examinons à fond cette faculté et disons si c’est<br />

elle qui vraisemblablement possède au plus haut degré la pureté de<br />

l’intelligence et de la pensée, <strong>ou</strong> s’il faut en chercher une autre qui y<br />

prétende à plus juste titre.<br />

PROTARQUE<br />

Eh bien, j’examine et il me paraît difficile d’accorder que quelque<br />

autre science <strong>ou</strong> art s’attache plus à la vérité que la dialectique.<br />

SOCRATE<br />

P<strong>ou</strong>r quelle raison dis-tu cela ? N’est-ce point d’abord parce que la<br />

plupart des arts et ceux qui les exercent donnent beauc<strong>ou</strong>p à<br />

l’opinion et s’appliquent à chercher des choses qui dépendent de<br />

l’opinion ? ensuite, lorsqu’un homme se propose d’étudier la nature,<br />

tu sais qu’il passe sa vie à chercher comment cet univers est né et<br />

quels sont les effets et les causes de ce qui s’y passe. Est-ce bien cela,<br />

<strong>ou</strong> es-tu d’un autre avis ?<br />

C’est bien cela.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ce n’est donc pas à ce qui existe t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, mais à ce qui devient,<br />

deviendra, est devenu que notre homme consacre son travail ?<br />

C’est très vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

P<strong>ou</strong>vons-n<strong>ou</strong>s dire qu’il y ait quelque chose de clair, selon la plus<br />

exacte vérité, dans ces choses dont aucune ne fut jamais, ni ne sera,


ni n’est à présent dans le même état ?<br />

Naturellement, non.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Dès lors comment p<strong>ou</strong>rrions-n<strong>ou</strong>s avoir la moindre connaissance fixe<br />

sur des choses qui n’ont aucune espèce de fixité ?<br />

Je n’en vois aucun moyen.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Donc aucune intelligence <strong>ou</strong> science qui s’occupe de ces choses ne<br />

possède la vérité parfaite.<br />

Il est à présumer que non.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XXXVI. — Il faut donc ici mettre à quartier et toi et moi et Gorgias et<br />

Philèbe, et faire cette déclaration au nom de la raison.<br />

Quelle déclaration ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Que la fixité, la pureté, la vérité et ce que n<strong>ou</strong>s appelons l’essence<br />

sans mélange se rencontrent dans les choses qui sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans le<br />

même état, sans changement ni alliage, ensuite dans les choses qui<br />

s’en rapprochent le plus, et que t<strong>ou</strong>t le reste doit être tenu p<strong>ou</strong>r<br />

secondaire et inférieur.<br />

C’est parfaitement vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

P<strong>ou</strong>r ce qui est des noms qui se rapportent à ces choses, n’est-il pas<br />

de t<strong>ou</strong>te justice d’assigner les plus beaux aux plus belles ?<br />

C’est naturel.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or l’intelligence et la sagesse ne sont-ce pas les noms qu’on honore le<br />

plus ?<br />

Si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Donc, si on les applique aux pensées qui ont p<strong>ou</strong>r objet l’être<br />

véritable, l’application en sera parfaitement juste ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE


Or c’est précisément ces noms-là que j’ai produits plus haut p<strong>ou</strong>r le<br />

jugement que n<strong>ou</strong>s avons à faire.<br />

Ce sont bien ceux-là, Socrate.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Bon. Quant à la sagesse et au <strong>plaisir</strong> que n<strong>ou</strong>s avons à mélanger<br />

ensemble, si l’on disait que n<strong>ou</strong>s ressemblons à des artisans à qui l’on<br />

servirait ces matériaux p<strong>ou</strong>r les <strong>ou</strong>vrer, la comparaison serait juste ?<br />

Très juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et maintenant ne faut-il pas essayer de faire ce mélange ?<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ne serait-il pas mieux de n<strong>ou</strong>s dire d’abord et de n<strong>ou</strong>s rappeler<br />

certaines choses ?<br />

Lesquelles ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Des choses dont n<strong>ou</strong>s avons déjà fait mention. Mais c’est, à mon avis,<br />

une bonne maxime que celle qui veut qu’on répète deux <strong>ou</strong> trois fois<br />

ce qui est bien.<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Éc<strong>ou</strong>te donc, au nom de Zeus : voici, je crois, ce que n<strong>ou</strong>s avons dit<br />

précédemment.<br />

Quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Philèbe s<strong>ou</strong>tient que le <strong>plaisir</strong> est le vrai but de t<strong>ou</strong>s les êtres vivants et<br />

la fin à laquelle ils doivent tendre t<strong>ou</strong>s ; il aj<strong>ou</strong>te qu’il est le bien p<strong>ou</strong>r<br />

t<strong>ou</strong>s tant qu’ils sont, et que les deux mots bon et agréable, à parler<br />

exactement, se rapportent à un seul objet et à la même idée. Socrate,<br />

au contraire, prétend qu’ils ne sont pas une seule chose et que,<br />

comme le bon et l’agréable sont deux noms différents, ils sont aussi<br />

différents de nature, et que la sagesse a plus de part que le <strong>plaisir</strong> à la<br />

condition du bien. N’est-ce pas là, Protarque, ce que n<strong>ou</strong>s disons à<br />

présent et ce que n<strong>ou</strong>s avons dit alors ?<br />

C’est bien cela.<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

Ne sommes-n<strong>ou</strong>s pas aussi d’accord sur ce point à présent comme<br />

alors ?<br />

Sur quel point ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Que la nature du bien diffère du reste en ceci ?<br />

En quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

En ce qu’un être vivant qui en aurait constamment et sans<br />

interruption la possession pleine et entière n’aurait plus besoin<br />

d’aucune autre chose et que le bien lui suffirait parfaitement. N’est-ce<br />

pas vrai ?<br />

Si, assurément.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’avons-n<strong>ou</strong>s pas essayé de séparer l’un de l’autre par la pensée et<br />

de les mettre dans la vie des individus, d’une part le <strong>plaisir</strong> sans<br />

mélange de sagesse, de l’autre la sagesse privée de même de t<strong>ou</strong>t<br />

élément de <strong>plaisir</strong> ?<br />

C’est ce que n<strong>ou</strong>s avons fait.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Est-ce que l’une <strong>ou</strong> l’autre vie n<strong>ou</strong>s a paru suffisante p<strong>ou</strong>r aucun de<br />

n<strong>ou</strong>s ?<br />

Comment l'aurait-elle paru ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XXXVII. — Si n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes alors écartés de la vérité en<br />

quelque chose, que celui qui v<strong>ou</strong>dra reprenne la question à présent,<br />

et la traite plus correctement. Qu’il mette dans la même classe la<br />

mémoire, la sagesse, la science et l’opinion vraie, et qu’il examine si<br />

quelqu’un, privé de t<strong>ou</strong>t cela, v<strong>ou</strong>drait avoir <strong>ou</strong> acquérir quoi que ce<br />

soit, même le <strong>plaisir</strong> le plus grand et le plus vif, s’il n’avait pas une<br />

opinion vraie t<strong>ou</strong>chant la joie qu’il ressent, s’il n’avait aucune<br />

connaissance de ce qu’il épr<strong>ou</strong>ve, et n’en gardait pas le s<strong>ou</strong>venir<br />

même un instant. Qu’il pose la même question au sujet de la sagesse<br />

et demande si quelqu’un v<strong>ou</strong>drait l’avoir sans aucun <strong>plaisir</strong>, si petit<br />

qu’il soit, plutôt qu’avec quelques <strong>plaisir</strong>s, <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>s les <strong>plaisir</strong>s sans<br />

sagesse plutôt qu’avec quelque sagesse.<br />

PROTARQUE<br />

Personne ne le v<strong>ou</strong>drait, Socrate. Mais il est inutile de répéter la


même question.<br />

SOCRATE<br />

Donc ni le <strong>plaisir</strong> ni la sagesse ne sont le bien parfait, le bien désirable<br />

p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s, le s<strong>ou</strong>verain bien ?<br />

Évidemment non.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il faut donc n<strong>ou</strong>s former du bien une idée claire <strong>ou</strong> au moins quelque<br />

image, p<strong>ou</strong>r savoir, comme n<strong>ou</strong>s l’avons dit, à quoi attribuer le<br />

second prix.<br />

C’est très juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’avons-n<strong>ou</strong>s pas rencontré une voie qui conduit au bien ?<br />

Quelle voie ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Si l’on cherchait un homme et qu’on apprît d’abord exactement où il<br />

demeure, on aurait, n’est-ce pas, un bon moyen de tr<strong>ou</strong>ver celui<br />

qu’on cherche ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Or un raisonnement particulier n<strong>ou</strong>s a fait voir, comme au début,<br />

qu’il ne faut pas chercher le bien dans la vie sans mélange, mais dans<br />

la vie mélangée.<br />

C’est vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il y a certainement plus d’espoir que ce que n<strong>ou</strong>s cherchons<br />

apparaîtra plus clairement dans une vie bien mélangée que dans une<br />

qui l’est mal.<br />

Beauc<strong>ou</strong>p plus.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Faisons donc ce mélange, Protarque, en invoquant les dieux, soit<br />

Dionysos, soit Héphaïstos, <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t autre dieu qui préside au mélange.<br />

Oui, faisons-le.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N<strong>ou</strong>s sommes des espèces d’échansons qui avons deux fontaines à<br />

notre disposition, celle du <strong>plaisir</strong> qu’on peut assimiler à une fontaine


de miel, et celle de la sagesse, sobre et sans vin, qui donne une eau<br />

austère et salutaire ; ce sont ces deux fontaines dont il faut mêler les<br />

eaux du mieux que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons.<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Voyons d’abord : est-ce en mêlant t<strong>ou</strong>te espèce de <strong>plaisir</strong> à t<strong>ou</strong>te<br />

espèce de sagesse que n<strong>ou</strong>s avons le plus de chance de faire un bon<br />

mélange ?<br />

Peut-être.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais cela n’est pas sûr, et je crois p<strong>ou</strong>voir te donner une idée p<strong>ou</strong>r<br />

faire ce mélange avec moins de risque.<br />

Laquelle ? parle.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

N’avons-n<strong>ou</strong>s pas vu des <strong>plaisir</strong>s qui sont, pensons-n<strong>ou</strong>s, plus<br />

véritables que d’autres et des arts qui sont plus exacts que d’autres ?<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et qu’il y avait deux sciences différentes, l’une t<strong>ou</strong>rnée vers les choses<br />

qui naissent et qui périssent, et l’autre vers celles qui ne naissent ni ne<br />

périssent, mais qui restent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs et immuablement dans le même<br />

état ? En les considérant s<strong>ou</strong>s le rapport de la vérité, n<strong>ou</strong>s avons jugé<br />

que cette dernière était plus vraie que l’autre.<br />

Et avec raison indubitablement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, si, mêlant d’abord les portions les plus vraies du <strong>plaisir</strong> et de<br />

la science, n<strong>ou</strong>s examinions si ce mélange est suffisant p<strong>ou</strong>r réaliser et<br />

n<strong>ou</strong>s procurer la vie la plus désirable, <strong>ou</strong> si n<strong>ou</strong>s avons encore besoin<br />

de quelque chose de plus et de différent ?<br />

PROTARQUE<br />

C’est ce qu’il faut faire, du moins à mon avis.<br />

SOCRATE<br />

XXXVIII. — Supposons un homme qui sache ce qu’est la justice en<br />

elle-même et qui ait une raison en accord avec son intelligence, et qui<br />

connaisse de la même façon t<strong>ou</strong>tes les autres réalités.<br />

Soit.<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

Or cet homme possédera-t-il une science suffisante, s’il connaît<br />

théoriquement le cercle et la sphère divine elle-même, mais ignore<br />

notre sphère humaine et nos cercles humains, bien que, dans la<br />

construction d’une maison <strong>ou</strong> dans t<strong>ou</strong>t autre <strong>ou</strong>vrage, il ait à se<br />

servir également de règles et de cercles ?<br />

PROTARQUE<br />

Notre situation serait ridicule, Socrate, si n<strong>ou</strong>s n’avions que ces<br />

connaissances divines.<br />

SOCRATE<br />

Comment dis-tu ? Faut-il donc mettre dans notre mélange l’art mobile<br />

et impur de la fausse règle et du faux cercle ?<br />

PROTARQUE<br />

C’est indispensable, si l’on veut que n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vions t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs ne<br />

fût-ce que le chemin de notre maison.<br />

SOCRATE<br />

Faut-il y aj<strong>ou</strong>ter la musique, dont n<strong>ou</strong>s avons dit un peu plus haut<br />

qu’elle était pleine de conjecture et d’imitation et qu’elle manquait de<br />

pureté ?<br />

PROTARQUE<br />

Cela me paraît indispensable, à moi, si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons que notre vie<br />

soit tant soit peu supportable.<br />

SOCRATE<br />

Veux-tu donc que, comme un portier b<strong>ou</strong>sculé et forcé par la f<strong>ou</strong>le, je<br />

cède et <strong>ou</strong>vre les portes t<strong>ou</strong>tes grandes et laisse t<strong>ou</strong>tes les sciences<br />

entrer à flots, et les impures se mêler avec les pures ?<br />

PROTARQUE<br />

Je ne vois pas, Socrate, quel mal il y aurait à prendre t<strong>ou</strong>tes les autres<br />

sciences, si l’on possédait les premières.<br />

SOCRATE<br />

Faut-il donc les laisser t<strong>ou</strong>tes ensemble c<strong>ou</strong>ler dans le sein de la<br />

poétique vallée d’Homère où se mélangent les eaux ?<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XXXIX. — Les voilà lâchées. Et maintenant il faut aller à la s<strong>ou</strong>rce<br />

des <strong>plaisir</strong>s ; car il ne n<strong>ou</strong>s a pas été possible de faire notre mélange,<br />

comme n<strong>ou</strong>s l’avions projeté, en commençant par les parties vraies ;<br />

mais à cause de la haute estime où n<strong>ou</strong>s tenons t<strong>ou</strong>tes les sciences,<br />

n<strong>ou</strong>s leur avons <strong>ou</strong>vert le même accès à t<strong>ou</strong>tes à la fois et avant les<br />

<strong>plaisir</strong>s.<br />

C’est parfaitement exact.<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

En conséquence, il est temps de n<strong>ou</strong>s consulter aussi au sujet des<br />

<strong>plaisir</strong>s et de décider s’il faut aussi les lâcher t<strong>ou</strong>s en masse, <strong>ou</strong> ne<br />

laisser entrer d’abord que ceux qui sont vrais.<br />

PROTARQUE<br />

Il est très important p<strong>ou</strong>r notre sécurité de lâcher les vrais les<br />

premiers.<br />

SOCRATE<br />

Eh bien, lâchons-les. Mais après ? Ne faut-il pas, s’il y en a de<br />

nécessaires, comme certaines espèces de sciences, les mêler aussi<br />

avec les vrais ?<br />

PROTARQUE<br />

P<strong>ou</strong>rquoi pas ? les nécessaires, cela va de soi.<br />

SOCRATE<br />

Mais si, comme n<strong>ou</strong>s avons dit qu’il était sans danger et utile de<br />

connaître t<strong>ou</strong>s les arts tant qu’on est en vie, n<strong>ou</strong>s tenons le même<br />

langage à propos des <strong>plaisir</strong>s, je veux dire s’il est sans danger et<br />

avantageux p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s les hommes de j<strong>ou</strong>ir, durant leur vie, de t<strong>ou</strong>s<br />

les <strong>plaisir</strong>s, il faudra les faire entrer t<strong>ou</strong>s dans le mélange.<br />

PROTARQUE<br />

Que p<strong>ou</strong>vons-n<strong>ou</strong>s donc dire de ces <strong>plaisir</strong>s mêmes ? Qu’allons-n<strong>ou</strong>s<br />

faire ?<br />

SOCRATE<br />

Ce n’est pas à n<strong>ou</strong>s, Protarque, qu’il faut demander cela ; c’est aux<br />

<strong>plaisir</strong>s eux-mêmes et à la sagesse qu’il faut poser la question suivante<br />

sur leurs sentiments mutuels.<br />

Quelle question ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

«Mes amis, soit qu’il faille v<strong>ou</strong>s appeler du nom de <strong>plaisir</strong>s <strong>ou</strong> de<br />

n’importe quel autre nom, n’aimeriez-v<strong>ou</strong>s pas mieux habiter avec<br />

t<strong>ou</strong>te la sagesse que sans elle ?» Je pense qu’à cette question ils ne<br />

p<strong>ou</strong>rraient faire autrement que de répondre ceci.<br />

Quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ce que n<strong>ou</strong>s avons dit précédemment : «Il n’est pas du t<strong>ou</strong>t possible<br />

qu’un <strong>genre</strong> pur reste seul et solitaire. Entre t<strong>ou</strong>s les <strong>genre</strong>s, si n<strong>ou</strong>s<br />

les comparons l’un à l’autre, n<strong>ou</strong>s croyons que le meilleur p<strong>ou</strong>r<br />

habiter avec n<strong>ou</strong>s, c’est celui qui connaît t<strong>ou</strong>t le reste et chacun de<br />

n<strong>ou</strong>s aussi parfaitement que possible.»<br />

PROTARQUE<br />

Voilà, leur dirons-n<strong>ou</strong>s, une excellente réponse.


SOCRATE<br />

Bien. Après cela, passons à la sagesse et à l’intelligence et<br />

interrogeons-les. «Avez-v<strong>ou</strong>s besoin d’autres <strong>plaisir</strong>s p<strong>ou</strong>r le<br />

mélange ?» Telle est la question que n<strong>ou</strong>s leur faisons. Elles vont<br />

peut-être répliquer : «De quels <strong>plaisir</strong>s ?»<br />

Vraisemblablement.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Après cela, n<strong>ou</strong>s leur poserons cette question : «Outre ces <strong>plaisir</strong>s<br />

vrais, dirons-n<strong>ou</strong>s, avez-v<strong>ou</strong>s encore besoin de la compagnie des<br />

<strong>plaisir</strong>s les plus grands et les plus violents ? — Et comment, Socrate,<br />

répondront-elles peut-être, aurions-n<strong>ou</strong>s affaire de <strong>plaisir</strong>s qui n<strong>ou</strong>s<br />

apportent une infinité d’obstacles, qui tr<strong>ou</strong>blent les âmes où n<strong>ou</strong>s<br />

habitons par leur frénésie, qui n<strong>ou</strong>s empêchent absolument d’exister<br />

et qui d’ordinaire gâtent complètement les enfants qui naissent de<br />

n<strong>ou</strong>s par la négligence et l’<strong>ou</strong>bli qu’ils engendrent ? Mais p<strong>ou</strong>r les<br />

<strong>plaisir</strong>s vrais et purs dont tu as parlé, tiens qu’ils sont presque de notre<br />

famille ; joins-y ceux qui vont avec la santé et la tempérance et aussi<br />

t<strong>ou</strong>s ceux qui forment le cortège de la vertu en général comme celui<br />

d’une déesse, et marchent part<strong>ou</strong>t à sa suite : ceux-là, fais-les entrer<br />

dans le mélange. Quant à ceux qui sont les compagnons inséparables<br />

de la folie et du vice, il faudrait être dénué de bon sens p<strong>ou</strong>r les<br />

associer à l’intelligence, quand, après avoir déc<strong>ou</strong>vert le mélange <strong>ou</strong><br />

le composé le plus beau et le moins sujet aux séditions, on veut<br />

essayer d’y tr<strong>ou</strong>ver ce que peut être le bien naturel dans l’homme et<br />

dans l’univers et deviner quelle idée il faut se faire de son essence.»<br />

N’av<strong>ou</strong>erons-n<strong>ou</strong>s pas qu’en parlant comme elle vient de le faire,<br />

l’intelligence a répondu sagement et d’une manière digne d’elle, p<strong>ou</strong>r<br />

elle-même, p<strong>ou</strong>r la mémoire et p<strong>ou</strong>r l’opinion droite ?<br />

Assurément si.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais voici encore un point indispensable, sans lequel pas une seule<br />

chose ne serait jamais arrivée à l’existence.<br />

Qu’est-ce ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Aucune chose où n<strong>ou</strong>s ne mêlerons pas la vérité n’existera jamais et<br />

n’a jamais existé véritablement.<br />

Comment le p<strong>ou</strong>rrait-elle ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XL. — En aucune manière. Mais s’il manque encore quelque chose à<br />

notre mélange, dites-le, toi et Philèbe. P<strong>ou</strong>r moi, il me semble que


notre argumentation est achevée et qu’on peut la regarder comme<br />

une sorte d’ordre incorporel, propre à bien g<strong>ou</strong>verner un corps<br />

animé.<br />

PROTARQUE<br />

Tu peux dire, Socrate, que c’est aussi mon avis, à moi.<br />

SOCRATE<br />

Et si n<strong>ou</strong>s disions que n<strong>ou</strong>s sommes à présent parvenus au vestibule<br />

du bien et à la demeure où il habite, peut-être en un sens parlerionsn<strong>ou</strong>s<br />

justement.<br />

PROTARQUE<br />

En t<strong>ou</strong>t cas, il me le semble, à moi.<br />

SOCRATE<br />

Quel est donc, selon n<strong>ou</strong>s, l’élément le plus précieux qui soit dans<br />

notre mélange et qui soit le plus capable de rendre une pareille<br />

situation désirable à t<strong>ou</strong>t le monde ? Quand n<strong>ou</strong>s l’aurons déc<strong>ou</strong>vert,<br />

n<strong>ou</strong>s examinerons ensuite si c’est avec le <strong>plaisir</strong> <strong>ou</strong> avec l’intelligence<br />

qu’il a le plus d’affinité naturelle et de parenté dans l’univers.<br />

PROTARQUE<br />

Bien ; cela n<strong>ou</strong>s sera d’un grand sec<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s aider à juger.<br />

SOCRATE<br />

Et il n’est pas difficile de voir la cause qui fait qu’un mélange<br />

quelconque a la plus haute valeur <strong>ou</strong> n’en a pas du t<strong>ou</strong>t.<br />

Que veux-tu dire ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Il n’est personne, je pense, qui ne sache ceci.<br />

Quoi ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Que t<strong>ou</strong>t composé, quel qu’il soit et de quelque manière qu’il soit<br />

formé, s’il manque de mesure et de proportion, ruine nécessairement<br />

les éléments qui le composent, et lui-même t<strong>ou</strong>t le premier. Ce n’est<br />

plus un composé, mais un entassement pêle-mêle, qui est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un<br />

véritable mal p<strong>ou</strong>r ses possesseurs.<br />

C’est très vrai.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Voilà maintenant l’essence du bien qui vient de chercher un asile<br />

dans la nature du beau. Car c’est dans la mesure et la proportion que<br />

se tr<strong>ou</strong>vent part<strong>ou</strong>t la beauté et la vertu.<br />

Certainement.<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

Or n<strong>ou</strong>s avons dit que la vérité entrait avec elles dans le mélange.<br />

Oui.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Dès lors, si n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons saisir le bien à l’aide d’une seule idée,<br />

appréhendons-le avec trois, celles de la beauté, de la proportion et de<br />

la vérité, et disons que ces trois choses, comme si elles n’en faisaient<br />

qu’une, peuvent à juste titre être regardées comme les créatrices du<br />

mélange et que c’est parce qu’elles sont bonnes que le mélange est<br />

bon.<br />

C’est très juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XLI. — Maintenant, Protarque, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons croire que le premier<br />

venu est en état de juger du <strong>plaisir</strong> et de la sagesse et de décider<br />

lequel des deux est le plus proche parent du s<strong>ou</strong>verain bien et le plus<br />

honoré chez les hommes et chez les dieux.<br />

PROTARQUE<br />

La chose parle d’elle-même. Malgré cela, il vaudrait mieux p<strong>ou</strong>sser la<br />

discussion jusqu’à la fin.<br />

SOCRATE<br />

Jugeons donc successivement chacune de ces trois choses par rapport<br />

au <strong>plaisir</strong> et à l’intelligence. Car il faut voir auquel des deux n<strong>ou</strong>s<br />

attribuerons chacune d’elles, selon son degré de parenté avec eux.<br />

PROTARQUE<br />

Tu parles de la beauté, de la vérité et de la mesure ?<br />

SOCRATE<br />

Oui. Mais prends d’abord la vérité, Protarque, prends-la et jette les<br />

yeux sur ces trois choses, l’intelligence, la vérité et le <strong>plaisir</strong>, et, après<br />

y avoir longuement réfléchi, réponds-toi à toi-même lequel des deux,<br />

le <strong>plaisir</strong> <strong>ou</strong> l’intelligence, est le plus proche parent de la vérité.<br />

PROTARQUE<br />

A quoi bon perdre du temps à cela ? Il y a entre les deux, je pense,<br />

une grande différence. En effet, le <strong>plaisir</strong> est la chose du monde la<br />

plus menteuse, et l’on dit communément que, dans les <strong>plaisir</strong>s de<br />

l’am<strong>ou</strong>r, qui passent p<strong>ou</strong>r être les plus grands, le parjure même<br />

tr<strong>ou</strong>ve grâce auprès des dieux, les <strong>plaisir</strong>s étant, comme les enfants,<br />

dénués de t<strong>ou</strong>te intelligence. L’intelligence, au contraire, est, <strong>ou</strong> bien<br />

la même chose que la vérité, <strong>ou</strong> la chose qui lui ressemble le plus et<br />

qui est la plus vraie.<br />

SOCRATE<br />

Après cela, considère de même la mesure, et vois si le <strong>plaisir</strong> en a plus<br />

que la sagesse, <strong>ou</strong> la sagesse plus que le <strong>plaisir</strong>.


PROTARQUE<br />

L’examen que tu me proposes n’offre pas non plus de difficulté. Je<br />

pense, en effet, qu’on ne peut rien tr<strong>ou</strong>ver dans la nature de plus<br />

démesuré que le <strong>plaisir</strong> et la joie extrême, ni rien de plus mesuré que<br />

l’intelligence et la science.<br />

SOCRATE<br />

Bien dit. Achève néanmoins le troisième parallèle. L’intelligence a-telle,<br />

à notre avis, plus de part à la beauté que le <strong>genre</strong> du <strong>plaisir</strong>, en<br />

sorte qu’on la puisse dire plus belle que le <strong>plaisir</strong>, <strong>ou</strong> bien est-ce le<br />

contraire ?<br />

PROTARQUE<br />

Mais jamais personne, Socrate, ni éveillé ni en songe, n’a ni vu ni<br />

imaginé nulle part, ni en aucune manière, que la sagesse et<br />

l’intelligence aient été laides, <strong>ou</strong> le soient, <strong>ou</strong> puissent le devenir.<br />

C’est juste.<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

Au contraire, quand n<strong>ou</strong>s voyons un homme, quel qu’il soit,<br />

s’abandonner aux <strong>plaisir</strong>s, surt<strong>ou</strong>t à ceux qu’on peut dire les plus<br />

grands, et que n<strong>ou</strong>s observons le ridicule <strong>ou</strong> la honte sans égale qui<br />

les accompagne, n<strong>ou</strong>s en r<strong>ou</strong>gissons n<strong>ou</strong>s-mêmes, n<strong>ou</strong>s les dérobons<br />

aux regards et les cachons de notre mieux, et n<strong>ou</strong>s confinons à la nuit<br />

t<strong>ou</strong>s les <strong>plaisir</strong>s de ce <strong>genre</strong>, comme s’ils devaient être s<strong>ou</strong>straits à la<br />

lumière.<br />

SOCRATE<br />

Alors tu proclameras part<strong>ou</strong>t, Protarque, aux absents par des<br />

messagers, aux présents par tes disc<strong>ou</strong>rs, que le <strong>plaisir</strong> n’est pas le<br />

premier des biens, ni le second non plus, mais que le premier est la<br />

mesure, ce qui est mesuré et à propos et t<strong>ou</strong>tes les autres qualités<br />

semblables, qu’on doit regarder comme ayant en partage une nature<br />

éternelle.<br />

PROTARQUE<br />

C’est en effet une conséquence évidente de ce qui vient d’être dit.<br />

SOCRATE<br />

Le second bien est la proportion, le beau, le parfait, le suffisant et t<strong>ou</strong>t<br />

ce qui appartient à cette famille.<br />

Il y a apparence en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et maintenant, si tu mets au troisième rang, comme je le présume,<br />

l’intelligence et la sagesse, tu ne t’écarteras pas beauc<strong>ou</strong>p de la vérité.<br />

Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

PROTARQUE


SOCRATE<br />

Ne mettrons-n<strong>ou</strong>s pas au quatrième rang ce que n<strong>ou</strong>s avons dit<br />

appartenir à l’âme seule, les sciences, les arts et ce que n<strong>ou</strong>s avons<br />

appelé les opinions vraies ? Ces choses sont bien après les trois<br />

premières, et par conséquent les quatrièmes, s’il est vrai qu’elles sont<br />

plus étroitement apparentées au bien que le <strong>plaisir</strong>.<br />

C’est possible.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Et au cinquième rang, les <strong>plaisir</strong>s que n<strong>ou</strong>s avons définis comme<br />

exempts de d<strong>ou</strong>leur, que n<strong>ou</strong>s avons nommés les <strong>plaisir</strong>s purs de<br />

l’âme elle-même et qui accompagnent, les uns les connaissances, les<br />

autres les sensations.<br />

Peut-être.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais à la sixième génération, dit Orphée, mettez fin à votre chant<br />

rythmé. Il semble que notre discussion aussi a pris fin au sixième<br />

jugement. Il ne n<strong>ou</strong>s reste plus qu’à mettre le c<strong>ou</strong>ronnement à ce que<br />

n<strong>ou</strong>s avons dit.<br />

C’est ce qu’il faut faire.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

XLII. — Allons maintenant, faisons notre troisième libation à Zeus<br />

sauveur 19 , et finissons en appelant le même disc<strong>ou</strong>rs à témoigner.<br />

Quel disc<strong>ou</strong>rs ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Philèbe s<strong>ou</strong>tenait que le bien n’était autre chose que le <strong>plaisir</strong> s<strong>ou</strong>s<br />

t<strong>ou</strong>tes ses formes.<br />

PROTARQUE<br />

A ce que je vois, Socrate, tu viens de dire qu’il fallait reprendre la<br />

discussion dès le début p<strong>ou</strong>r la troisième fois.<br />

SOCRATE<br />

Oui ; mais éc<strong>ou</strong>tons ce qui suit. Comme j’avais dans l’esprit t<strong>ou</strong>t ce<br />

que je viens d’exposer et que j’étais choqué de l’opinion s<strong>ou</strong>tenue<br />

non seulement par Philèbe, mais par une infinité d’autres, j’ai dit que<br />

l’intelligence était p<strong>ou</strong>r la vie humaine une chose beauc<strong>ou</strong>p meilleure<br />

et plus avantageuse que le <strong>plaisir</strong>.<br />

PROTARQUE<br />

19 A la fin d’un repas on offrait aux dieux trois libations, la dernière à Zeus sauveur. L’expression offrir la troisième libation à Zeus<br />

sauveur était devenue proverbiale p<strong>ou</strong>r dire mettre la dernière main à quelque chose.


Cela est vrai.<br />

SOCRATE<br />

Mais comme je s<strong>ou</strong>pçonnais qu’il y avait encore plusieurs autres<br />

biens, j’ai aj<strong>ou</strong>té que, si n<strong>ou</strong>s en tr<strong>ou</strong>vions un meilleur que ces deuxlà,<br />

je s<strong>ou</strong>tiendrais l’intelligence contre le <strong>plaisir</strong> dans la lutte p<strong>ou</strong>r le<br />

second prix et que le <strong>plaisir</strong> ne l’obtiendrait pas.<br />

Tu l’as dit en effet.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Ensuite n<strong>ou</strong>s avons donné des preuves parfaitement suffisantes<br />

qu’aucun des deux n’était suffisant.<br />

C’est rig<strong>ou</strong>reusement exact.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Notre discussion a entièrement déb<strong>ou</strong>té l’une et l’autre, l’intelligence<br />

et le <strong>plaisir</strong>, de leur prétention a être le bien absolu, parce qu’ils sont<br />

privés du p<strong>ou</strong>voir de se suffire par eux-mêmes et qu’ils sont<br />

incomplets en même temps qu’insuffisants.<br />

C’est très juste.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais un troisième compétiteur s’étant montré supérieur à chacun de<br />

ces deux-là, l’intelligence n<strong>ou</strong>s a paru avoir une parenté et une<br />

affinité cent fois plus grande que le <strong>plaisir</strong> avec l’essence du<br />

vainqueur.<br />

Comment en d<strong>ou</strong>ter ?<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

C’est donc le cinquième rang, d’après le jugement que notre<br />

argumentation a prononcé, qu’il faut assigner au p<strong>ou</strong>voir du <strong>plaisir</strong>.<br />

Il semble.<br />

PROTARQUE<br />

SOCRATE<br />

Mais non pas le premier, quand bien même t<strong>ou</strong>s les boeufs, les<br />

chevaux et t<strong>ou</strong>tes les bêtes du monde le réclameraient p<strong>ou</strong>r le <strong>plaisir</strong>,<br />

parce qu’elles ne p<strong>ou</strong>rsuivent que lui. La plupart des hommes s’en<br />

rapportent à elles, comme les augures aux oiseaux, et jugent que les<br />

<strong>plaisir</strong>s sont ce que notre vie a de meilleur, et ils pensent que les<br />

appétits des bêtes sont des garants plus sûrs que les disc<strong>ou</strong>rs inspirés<br />

par une muse philosophe.<br />

PROTARQUE<br />

Rien n’est plus vrai que ce que tu viens de dire, n<strong>ou</strong>s en convenons<br />

t<strong>ou</strong>s.


Alors laissez-moi aller.<br />

SOCRATE<br />

PROTARQUE<br />

Il reste encore quelque petite chose, Socrate. Je suis sûr que tu ne<br />

quitteras pas la partie avant n<strong>ou</strong>s, et je te ferai s<strong>ou</strong>venir de ce qui<br />

reste.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!