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Patrick Baudry : L'enjeu social du mourir - MGEN

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L’enjeu <strong>social</strong> <strong>du</strong> <strong>mourir</strong>, par <strong>Patrick</strong> <strong>Baudry</strong>,<br />

professeur de sociologie à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux III<br />

Intervention Journée <strong>MGEN</strong> 2003<br />

J’aimerais dire qu’il est curieux qu’un sociologue ait ici à démontrer quelque chose. L’enjeu<br />

<strong>social</strong> <strong>du</strong> <strong>mourir</strong>, cela devrait-il sembler si étrange qu’on ait besoin d’un “ spécialiste en<br />

société ” pour s’en convaincre ? Sans doute faudrait-il analyser ici, mais je n’en aurai pas le<br />

temps suffisamment, l’émergence d’une société “ indivi<strong>du</strong>aliste ” : moins celle <strong>du</strong> repli sur soi<br />

ou de l’égocentrisme, que cette société où diffuse l’idée que cet indivi<strong>du</strong> pourrait<br />

suffisamment faire société avec lui-même. “ Ma société moi-même ”, telle est aussi une<br />

forme d’affirmation <strong>du</strong> sentiment de soi. Mais est-il si sûr ? Il faudrait ici distinguer entre<br />

l’hyper-indivi<strong>du</strong>alisme à quoi con<strong>du</strong>it une société néo-libérale, avec toutes les illusions que<br />

cette posture comporte, et l’émergence d’une singularité qui ne se dissocie pas <strong>du</strong> collectif 1 .<br />

Dans les médias d’aujourd’hui, la vedette serait l’indivi<strong>du</strong>. Et les journalistes pressés<br />

transforment la question <strong>du</strong> <strong>mourir</strong> en un “ débat ” sur “ l’euthanasie ” (mais que veut dire ce<br />

mot ?). On parle de sondages. Que sondent-ils ?<br />

Des émissions de télévision font une large place au choix de chacun (“ C’est mon choix ”)<br />

comme si ce “ choix ” pouvait être isolé de la société qui l’oriente (ou qui l’impose). On parle<br />

aussi beaucoup de l’intime. Marie de Hennezel aura écrit ce livre : La Mort intime 2 . Son<br />

succès vient peut être de ce que la mort (sujet trop général, trop “ philosophique ») pourrait<br />

prendre sous forme de “ l’intime ” un tour plus concret ou plus sensible. Mais l’intime, les<br />

historiens et les sociologues le savent bien, n’est jamais qu’une construction <strong>social</strong>e. Faut-il<br />

y voir l’illusion d’une autonomie personnelle ? Ou faut-il comprendre qu’elle renvoie à de<br />

nouvelles configurations <strong>du</strong> monde <strong>social</strong> : la singularité qui s’exprime n’est pas alors un repli<br />

mais davantage une manière de dire au-delà de soi ce que l’indivi<strong>du</strong> lui-même ne saurait<br />

“ gérer ”. Bref, l’intime, en ce sens là, ne se sépare pas, quand il s’agirait de la fin de vie, <strong>du</strong><br />

rapport à l’autre et aux autres.<br />

Ce qui marque notre société contemporaine, ce n’est pas qu’elle se détourne de la mort,<br />

mais qu’elle prétende l’oublier. Les rituels funéraires peuvent être compris comme des<br />

mécanismes de défense, et l’on peut dire que les représentations de la mort qui prévalent<br />

dans d’autres sociétés permettent de diminuer l’angoisse qu’elle provoque. Ce qui domine<br />

1<br />

Sur cette discussion, je renvoie à mon ouvrage : <strong>Patrick</strong> <strong>Baudry</strong> Violences invisibles, Bègles, Editions <strong>du</strong><br />

Passant, 2004.<br />

1


aujourd’hui est bien différent : il s’agit de faire comme si la mort n’existait pas ou encore<br />

comme si elle ne devait avoir aucune importance. Cette attitude est radicalement nouvelle.<br />

Se “ détourner ” de la mort, vouloir s’en protéger, cela suppose de reconnaître son existence,<br />

tandis que nos sociétés modernes font comme si la dimension de la mort n’avait aucune<br />

incidence sur nos manières de vivre. La mort qui est oubliée n’est pas la mort accidentelle,<br />

spectaculaire ou exceptionnelle : mais celle que nous avons en commun. La mort en images<br />

peut être omniprésente, excitant de troubles appétits, générant fascination et culpabilité,<br />

tandis les personnes âgées et que les malades mourants sont tenus à distance. Bien loin de<br />

pro<strong>du</strong>ire un monde bienheureux parce que le souci de la mort serait mis entre parenthèses,<br />

la société moderne encourage des attitudes de fuite et démultiplie l’angoisse. La mort qui<br />

n’est plus située en une place finit par envahir toute l’existence.<br />

Est-ce de cette mort envahissante dont on voudrait se débarrasser en faisant la demande<br />

d’une fin de vie qui permettrait de la cerner ? Mais l’on peut mettre en question la<br />

représentation de la mort comme événement strictement indivi<strong>du</strong>el comme s’il n’en allait pas<br />

fondamentalement d’une dimension <strong>social</strong>e, et le primat accordé à l’image de la personne<br />

mais rabattue au rang de son apparence 3 . Ou encore on peut mettre en question la notion<br />

de dignité : est-elle ce qui devrait se maintenir techniquement et ce qu’on pourrait<br />

<strong>social</strong>ement diagnostiquer, ou bien n’est-elle pas humainement inévaluable ? On peut<br />

encore interroger le sens d’une décision qui garantirait une maîtrise, comme si l’idée qu’on<br />

aurait à se prononcer pouvait occulter l’indécidable d’une mort qui n’est jamais<br />

pour “ maintenant ” 4 .<br />

Notre société est caractérisée par l’illusion d’une primauté de l’indivi<strong>du</strong> sur le groupe. Tout se<br />

passe comme si l’indivi<strong>du</strong> moderne avait à se vivre comme un être auto-fondé, dont la vie se<br />

ré<strong>du</strong>irait à l’existence de son corps propre. Une telle représentation suppose que la mort<br />

n’existe pour cet indivi<strong>du</strong> qu’au moment de sa fin de vie. Cette conception va à l’encontre<br />

des logiques de transmission et de filiation qui sont précisément au cœur de la question de<br />

la mort. Lorsqu’on fait de celle-ci la terminaison d’une vie biologique ou la conclusion d’une<br />

trajectoire, on ne comprend plus qu’elle touche le sujet humain autrement qu’au plan<br />

médical, selon une conception toute technicienne de la médecine et selon une<br />

représentation toute mécanicienne <strong>du</strong> corps. L’enjeu des soins palliatifs et de<br />

l’accompagnement des malades mourants, aujourd’hui encore trop peu connus <strong>du</strong> grand<br />

public, est, entre autres, de contester cette vision <strong>du</strong> <strong>mourir</strong> et de la mort qui ne profite en fait<br />

aucunement à l’indivi<strong>du</strong>.<br />

2 Marie de Hennezel La Mort intime, Paris, Robert Laffont, 1995.<br />

3 Voir <strong>Patrick</strong> <strong>Baudry</strong> La Place des morts, Paris, Armand Colin, 1999.<br />

4 Voir Maurice Blanchot L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, p.130.<br />

2


Critiquer une société tout à la fois “ thanatophobe et mortifère ” (Louis-Vincent Thomas, Mort<br />

et pouvoir, Payot, 1999), ce n’est donc pas souhaiter que chacun “ accepte ” la mort (ou sa<br />

mort). Il s’agit de rappeler, à l’encontre d’une illusion d’omnipotence, la vulnérabilité qui<br />

marque l’humanité et la responsabilité à laquelle l’homme est engagé dans sa relation à<br />

l’autre homme.<br />

La demande d’euthanasie est massivement, en tant que souhait pour plus tard, celui de<br />

gens en bonne santé. Elle ne s’exprime guère chez les grands malades. Et le sentiment que<br />

la personne à l’approche de sa mort a per<strong>du</strong> toute dignité ne détermine pas toutes les<br />

représentations de son entourage. C’est un parent que l’on regarde et non pas un corps<br />

dont on examine le déclin. Les “ dégradations ” qui signalent l’imminence de la mort ne sont<br />

pas insupportables au grand nombre : elles participent <strong>du</strong> remaniement des rôles et des<br />

relations. La fille aide sa mère à sa toilette et les gestes silencieux se font dans<br />

l’affrontement de l’une et de l’autre à l’imprévisibilité <strong>du</strong> prévisible. Ce n’est pas un arrêt<br />

instantané que l’on réclame, mais dans une temporalité faite de présences et d’absences,<br />

d’effondrements et d’espoirs, de distances et d’échanges, que l’on s’engage. La famille peut<br />

demander bien moins une interruption de vie que la suspension des soins qui n’ont plus lieu<br />

d’être, tandis qu’il s’agit de maintenir ceux qui donnent <strong>du</strong> temps (si faible qu’en soit la<br />

<strong>du</strong>rée) à celui qui doit partir. Non pas devant la mort comme situation abstraite mais devant<br />

celui qui meurt, le sentiment est que l’inéluctable s’accomplit. Ce n’est pas dire ici que la<br />

demande de mort ne s’exprimerait jamais ni qu’il faudrait qu’elle n’apparaisse pas. Celui qui<br />

meurt et sa famille (le plus souvent sa famille) peuvent dire qu’il faudrait “ arrêter ”. Mais<br />

demander que cela s’arrête, est-ce demander d’être immédiatement pris au pied de la<br />

lettre ? Aussi bien ce sont des personnes qui s’occupent depuis plusieurs mois d’un parent<br />

malade qui peuvent se déclarer favorables à l’euthanasie. Cela non pas parce qu’elles se<br />

contrediraient ou qu’elles seraient empêchées d’accorder leurs actes à ce qu’elles pensent,<br />

mais parce que ce qui est pensé sous ce mot d’euthanasie n’a rien à voir avec l’attitude qui<br />

consiste à mettre, sur la base d’un accord préalable, un point final à la vie d’autrui 5 .<br />

Tout se passe aujourd’hui comme si ce qui était souhaité c’était d’en finir avant que la mort<br />

n'arrive. Cela en oubliant que le <strong>mourir</strong> n’est pas uniquement cessation des fonctions vitales,<br />

mais ce qui touche à la construction des rapports sociaux. Sans doute s’agit-il pour les<br />

proches d’une ultime relation. Mais privilégier ici la dimension de l’accompagnement, c’est<br />

souligner qu’il s’agit d’autre chose que d’un confort relationnel. L’enjeu fondamental de<br />

5 Sur le sens de l’interdit <strong>du</strong> meurtre, voir Walter Benjamin Œuvres 1, Paris, Gallimard, 2000, p.239, 240.<br />

3


l'accompagnement c’est la construction de la filiation, c’est-à-dire ce qui touche à la<br />

fondation même des sociétés.<br />

Quand on parle d'enjeu <strong>social</strong> <strong>du</strong> <strong>mourir</strong>, il ne s'agit donc pas de tra<strong>du</strong>ire l’affaire en disant<br />

qu’il faut faire acte de générosité, cela va au-delà : il s'agit de ce que nous avons à être pour<br />

les autres dans la médiation que nous aurons à vivre avec ceux qui ne sont plus là. Il ne<br />

s'agit donc pas d'une affaire de choix, mais de ce qui traverse le sujet humain et de ce qui<br />

peut l’arrimer à une histoire collective.<br />

La mort, c'est l’altérité et non pas la propriété. C'est l’invisible et non pas le prévisible, c'est<br />

l'inconnu et non pas l'anticipable.<br />

La mort n’est donc pas que la fin de vie. C'est ce que nous travaillons dans nos rapports<br />

sociaux au quotidien. Ici, puisqu’il s'agit d'E<strong>du</strong>cation nationale, j’aimerais dire que si<br />

l'enseignement n'est pas explicitement un enseignement sur la mort, c’est une parole autour<br />

de la mort qui s’y dit implicitement. L'enseignement, les connaissances, les savoirs, les<br />

fameuses formules mathématiques, oui, c'est l’inconnu, c'est ce qui m'affronte à l'inconnu,<br />

c’est l'invisible, l'altérité. La transmission des connaissances à l'école, au collège, au lycée, à<br />

l'université, c'est ce qui vient nous affronter toujours à ce qui ne vient pas de nous et ce qui<br />

nous engage dans une transmission.<br />

Je terminerai avec une citation d’Emmanuel Lévinas qui disait : “ La mort, source de tous les<br />

mythes… ”. (En effet, toute la mythologie vient de cette incroyable question à laquelle les<br />

cultures fournissent des réponses qui ne sont jamais suffisantes. C’est ce qui rend vivante<br />

notre vie). “ La mort source de tous les mythes n'est présente qu’en autrui et seulement en<br />

autrui elle me rappelle d’urgence à ma dernière essence, à ma responsabilité. ” 6<br />

Dans le cadre de ce colloque qui nous réunit autour des questions de la solidarité et de<br />

l’éthique, autour de cette affaire de la “ fin de vie ”, il convient de rajouter cette interrogation,<br />

ce n'est pas simplement un slogan, sur la responsabilité puisque l’enjeu de fond n’est pas la<br />

mort que l’on pourrait décider mais l’accompagnement où nous sommes toujours impliqués.<br />

6 Emmanuel Lévinas Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 195.<br />

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