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Johann Riche, accordéon - Beltuner

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Luca : la poétique du bègue<br />

www.lestroiscoups.com<br />

1er mai 2010<br />

L’air doux du soir se glisse dans le passage Molière, on entre dans la Maison de la<br />

poésie avec envie. À l’affiche : un texte du poète roumain d’orientation<br />

surréaliste, Ghérasim Luca. Dans «Héros-limite», le monologue intime alterne<br />

avec la logorrhée sublime. Vidés de leur sens, les mots ripent, se tordent,<br />

s’essoufflent avant de s’ouvrir sur un air d’<strong>accordéon</strong>.<br />

Ghérasim Luca fait partie de cette tribu de poètes qui se lisent à voix haute. L’oralité y<br />

ouvre de nombreux espaces et la mutation des mots débouche sur une poétique du<br />

bégaiement!: «La mort, la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la<br />

métamorphose ou la vie, la vie vit, la vie-vice, la vivisection de la vie». Cette syntaxe<br />

exubérante perd parfois l’auditeur en cours de route et ces effets de sampling appuyés<br />

fascinent et agacent tout autant qu’ils émeuvent. Le chant du monde semble ici se jouer<br />

sur les sillons d’un disque rayé!: joli paradoxe d’une poésie qui se veut à la fois<br />

hermétique et ouverte, abstraite et sursignifiante.<br />

Donner vie à ces poèmes nécessite un interprète de haut vol, un performeur aussi inspiré<br />

que Gherasim Luca le fut en son temps, quand il donnait des lectures publiques de ses<br />

propres textes. Alain Fromager joue ce rôle à la perfection, mêlant avec brio technicité<br />

dans la diction et investissement total dans l’interprétation. Le comédien fait naître un<br />

monde imaginaire derrière les mots. Ses variations donnent furieusement vie aux<br />

obsessions de l’auteur : la féminité, le morcellement du corps ou encore le vide et la mort.<br />

S’imposant des contraintes physiques absurdes, il dévore les textes avec frénésie,<br />

gourmandise et sincérité. Claquemuré dans cette vision violente et sombre, le spectateur<br />

cherche frénétiquement des pistes de salut, des perles murmurées comme dans ce<br />

somptueux Écho des corps!: «…entre la nuit de ton nu et le jour de tes joues, entre la vie<br />

de ton visage et la pie de tes pieds, entre le temps des tempes et l’espace de ton esprit,<br />

entre la fronde de ton front et les pierres de tes paupières…».<br />

D’autres moments précieux, des petits miracles suspendus au coeur de cette débauche de<br />

mots se font jour grâce aux élans de l’<strong>accordéon</strong> de <strong>Johann</strong> <strong>Riche</strong>. Les yeux cernés de khôl,<br />

des bagues à chaque doigt, ce géant aux cheveux sombres donne la réplique jusque dans<br />

les silences de son piano à bretelles. C’est assez rare pour être souligné!: un très bon<br />

musicien doublé d’une présence scénique intense. Par moments, ses créations musicales<br />

prennent joliment le contrepied de ce qui est dit. Parenthèses extensives et envoûtantes,<br />

ses chansons sans texte collent le frisson et font écho aux errances allitératives des<br />

poèmes de Luca.<br />

La mise en scène, discrète, a le mérite de laisser une grande place à ce tandem très<br />

convaincant. Sur le plateau, de sages objets très usuels sont disséminés: un portemanteau,<br />

une chaise défoncée, une caisse rouge. Rien de très folichon quand on pense aux<br />

collaborations artistiques complètement barrées où se croisèrent les visions de Ghérasim<br />

Luca, Max Ernst et Piotr Kowalski. Bien loin de l’héritage dadaïste, la mise en scène se<br />

cantonne trop à quelques effets prévisibles!: projection de lettres flottantes qui donnent le<br />

sentiment d’une voûte étoilée, contraintes gestuelles appuyées, texte défilant sur la scène<br />

comme un prompteur géant. Mais ce chant intérieur du poète, qui s’est jeté dans la Seine<br />

en 1994, reste une expérience d’une belle intensité et se vit comme un huis clos d’où<br />

suintent les angoisses les plus enfouies. Entre joie et amertume, les mots s’accouplent et<br />

se répètent jusqu’à l’overdose, comme les bégaiements d’un vieux vinyle sous un diamant<br />

usé.<br />

Ingrid Gasparini / Les Trois Coups<br />

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