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Calvin / Jean Moura et Paul Louvet. 1931. - Bible et Rencontres

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<strong>Calvin</strong> / <strong>Jean</strong> <strong>Moura</strong> <strong>et</strong><br />

<strong>Paul</strong> Louv<strong>et</strong><br />

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


<strong>Moura</strong>, <strong>Jean</strong>,Louv<strong>et</strong>, <strong>Paul</strong> (19..-.... ; biographe). <strong>Calvin</strong> / <strong>Jean</strong> <strong>Moura</strong> <strong>et</strong> <strong>Paul</strong> Louv<strong>et</strong>. <strong>1931.</strong><br />

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JEAN MOURA ET PAUL LOUVET<br />

CALVIN<br />

GRASSET


CALVIN


DES MÊMES AUTEURS :<br />

LA VIE DE VATEL. (N. R. F., éditeur.)<br />

LE MYSTÈRE DU CHEVALIER D'EON. (N. R. F., éditeur.)<br />

LE CAFÉ PROCOPE. (Perrin, éditeur.)<br />

LA MÈRE DE JEANNE D'ARC. (Perrin, éditeur.)<br />

LA VIE DE NOSTRADAMUS. (N. R. F., éditeur.)<br />

En Préparation :<br />

NOTRE-DAME ET SON PARVIS. Sa vie à travers les âges.<br />

DE JEAN MOURA<br />

LA MARIÉE NOIRE. (Prix Minerva, 1927.)


JEAN MOURA ET PAUL LOUVET<br />

CALVIN<br />

ÉDITIONS BERNARD GRASSET<br />

61, RUE DES SAINTS-PÈRES, VIe<br />

PARIS


CET OUVRAGE A ÉTÉ TIRÉ SUR ALFA NAVARRE<br />

DANS LE FORMAT IN 8° ECU<br />

IL A ETE TIRE EN OUTRE VINGT-CINQ EXEM-<br />

PLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉ-<br />

ROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 à 20 ET I à V.<br />

Tous droits de traduction, de reproduction <strong>et</strong> d'adaptation<br />

réservés pour tous pays, y compris la Russie.<br />

Copyright by Éditions Bernard Grass<strong>et</strong>, <strong>1931.</strong>


CHAPITRE PREMIER<br />

A NOYON<br />

vint au monde le 10 juill<strong>et</strong> 1509, à Noyon,<br />

IL en province picarde, dans la maison de Gérard<br />

Cauvin <strong>et</strong> de <strong>Jean</strong>ne Le Franc, sur la place au<br />

blé, au centre de la ville.<br />

L'Église était la grande préoccupation de ses<br />

parents qu'elle avait enrichis. Dès qu'il pût ouvrir<br />

les yeux, il vit des clercs <strong>et</strong> des chanoines s'agiter<br />

autour de son berceau. Aux premiers pas qu'il fit,<br />

l'ombre des sacristies s'étendit sur lui, avec un<br />

grand Christ cloué à sa croix. Quand il eut l'âge<br />

de raison il comprit qu'autour de lui les siens ne<br />

parlaient que d'affaires ecclésiastiques.<br />

Son père, tout d'abord procureur, puis notaire<br />

apostolique, était devenu successivement notaire<br />

du Chapitre, greffier de l'Officialité, procureur<br />

fiscal du Comté <strong>et</strong> enfin promoteur du Chapitre.<br />

Il était moitié robin, moitié clerc, moitié de basoche<br />

<strong>et</strong> moitié d'Église. Les chanoines en avaient fait<br />

leur homme de confiance. Ses concitoyens le<br />

trouvaient perpétuellement en conférence avec les


8 CALVIN<br />

gens d'Église. Il courait pour l'un, disputait pour<br />

l'autre, sans cesse dans les contestations, les chicanes,<br />

les procès dont il rapportait chez lui l'écho<br />

tumultueux 1.<br />

A tous instants ses clients avaient besoin de<br />

lui. Ils venaient le relancer jusqu'en sa demeure,<br />

quand une affaire urgente les m<strong>et</strong>tait aux champs,<br />

ou qu'il fallait tirer copie de quelque contrat<br />

avantageux.<br />

Les chanoines accouraient. L'enfant les connaissait<br />

tous, <strong>et</strong> l'un d'eux, <strong>Jean</strong> de Vatines, était<br />

son parrain. Quand il sortait de la maison encombrée<br />

d'ecclésiastiques, le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> entrait en<br />

quelque sanctuaire. Sa mère, qui était fort dévote,<br />

le menait dans tous les lieux saints.<br />

Gérard Cauvin, de son côté, le prenait quelquefois<br />

avec lui quand il s'en allait chercher un prêtre<br />

à la cathédrale. On r<strong>et</strong>rouvait le p<strong>et</strong>it garçon<br />

assis au fond de la sacristie, à côté des grands coffres<br />

où de pieuses mains avaient soigneusement plié<br />

des étoles, des aubes <strong>et</strong> des chasubles frangées<br />

d'or.<br />

Il respirait l'odeur de l'encens que balançait<br />

un enfant de choeur au sortir du salut <strong>et</strong> des cires<br />

allumées devant les statues. Le surplis des prêtres<br />

qui passaient lui frôlait la joue. Il voyait les dalles<br />

du sanctuaire se colorer aux feux des vitraux <strong>et</strong><br />

1. Gérard Cauvin intervient déjà en 1481, comme<br />

greffier dans un acte passé devant l'Officialité de Noyon<br />

le 20 septembre.<br />

En 1497 il figure en tête de la liste des habitants entrés<br />

en bourgeoisie au cours de l'année. Il avait déjà une<br />

vingtaine d'années de séjour continu à Noyon.<br />

En 1500 il apparaît comme promoteur du chapitre,<br />

mais était déjà antérieurement procureur en Cour<br />

d'Église.


A NOYON 9<br />

entendait<br />

l'autel.<br />

le bedeau souffler sur la poussière de<br />

De l'or rayonnait entre ses mains. Des chaîn<strong>et</strong>tes<br />

cliqu<strong>et</strong>aient. Et les fleurs dont il garnissait<br />

les lourds vases d'argent massif répandaient une<br />

odeur de jardin dans l'ombre fraîche de la sacristie.<br />

Des chanoines y venaient revêtir les ornements<br />

rituels, <strong>et</strong> les flammes des cierges allumaient leurs<br />

habits magnifiques.<br />

Ils devaient, en passant, donner de p<strong>et</strong>ites tapes<br />

familières<br />

confiance.<br />

aux joues du fils de leur homme de<br />

Quand il était avec sa mère, l'enfant allait<br />

baiser le fragment de la couronne d'épines que<br />

possédait la cathédrale, <strong>et</strong> qu'on avait eu soin<br />

d'enfermer en quelque belle châsse d'or à pinacle<br />

fleuri. Des cierges clignotaient à côté du trésor.<br />

Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong>, relevé de son adoration, trottinait<br />

dans les plis de l'ample robe maternelle. La<br />

dévote toute pénétrée de sa méditation devant<br />

la relique, contait à l'enfant de quelle façon,<br />

cruelle on avait enfoncé c<strong>et</strong>te couronne dérisoire<br />

sur la tête de l'Homme-Dieu. Elle disait les coups<br />

de marteau, les rires, les injures. A l'ouïr, les<br />

plaies saignaient, les membres se disloquaient, le<br />

bois du gib<strong>et</strong> craquait horriblement.<br />

Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong>, tout apeuré, crispait les doigts<br />

autour de la main de sa mère en écoutant c<strong>et</strong>te<br />

affreuse histoire de la mort du Christ.<br />

Puis, ayant salué Saint Agrapart dont la statue<br />

était placée à l'entrée de la cathédrale <strong>et</strong> faisait<br />

l'obj<strong>et</strong> de la vénération des femmes en couches,<br />

<strong>Jean</strong>ne Le Franc <strong>et</strong> son fils débouchaient sur la<br />

place au blé, où ils trouvaient une grande agitation<br />

de peuple. Tout ce qu'il y avait dans la ville passait


10 CALVIN<br />

par là, marchands, bourgeois, hommes de robe<br />

ou de basoche, soldats <strong>et</strong> servantes. Ils gesticulaient,<br />

criaient, quelquefois se querellaient.<br />

Là encore l'enfant se trouvait entouré d'ecclésiastiques<br />

; les prébendés qui se rendaient à la<br />

cathédrale, ou en sortaient, les chapelains qui<br />

s'apprêtaient à officier aux chapelles, les prêtres<br />

attachés au service des nombreux sanctuaires,<br />

sans parler des bedeaux, sacristains, marguilliers<br />

<strong>et</strong> autres sortes de gens qui vivaient de l'Église.<br />

Une foule d'hommes de plume <strong>et</strong> de procureurs<br />

grouillait au milieu d'eux.<br />

Les frocs des moines se mêlaient aux robes<br />

cléricales, ce qui n'allait pas toujours sans désagrément.<br />

Ils étaient de formes <strong>et</strong> de couleurs<br />

diverses, car la cité ne manquait pas de couvents.<br />

Elle n'avait pas moins d'églises <strong>et</strong> il s'échappait<br />

tant de clochers de la bonne ville picarde qu'on<br />

l'avait surnommée « Noyon-la-Sainte ». Ses habitants<br />

n'y pouvaient prononcer trois paroles sans<br />

être couverts par le bruit d'une sonnerie. Tous les<br />

coins de la ville lâchaient leurs volées de notes.<br />

Les cloches appelaient au réfectoire ou à la chapelle,<br />

tiraient du lit dès l'aube, <strong>et</strong> la nuit même<br />

ne faisaient pas grâce aux dormeurs, qu'elles agenouillaient<br />

sur la dalle froide des cellules.<br />

Il y avait aussi les branles prolongés des grandes<br />

cérémonies. On les entendait alors, par-delà la<br />

ville, dans la plaine picarde où rampaient de lointaines<br />

p<strong>et</strong>ites collines bleuâtres, <strong>et</strong> les bateliers<br />

qui glissaient sur l'Oise, dans leurs lourds chalands<br />

plats, longtemps écoutaient le carillon du bronze<br />

en fête, dont le bruit, peu à peu, s'affaiblissait.<br />

La maison de Gérard Cauvin témoignait de<br />

l'aisance de son maître <strong>et</strong> il suffisait de voir à


A NOYON 11<br />

son mur, du côté de la cour, la saillie que formaient<br />

les deux cages d'escalier, pour prendre bonne opinion<br />

du promoteur du chapitre.<br />

Le<br />

bois.<br />

rez-de-chaussée était fait de pierre <strong>et</strong> de<br />

Les' gens de la place s'agitaient dans les p<strong>et</strong>its<br />

carreaux verdâtres des fenêtres 1.<br />

Aux jours de marché, les meuniers arrivaient<br />

avec leurs ânes chargés de gros sacs qui traînaient<br />

jusque sur le sol en laissant parfois échapper un<br />

peu de farine. On entendait leurs cris, leurs jurons,<br />

<strong>et</strong> leurs coups de lanières sur l'échine des bêtes.<br />

Les chalands gesticulaient alentour.<br />

La maison de Gérard Cauvin n'était pas de<br />

celles où règne un si grand silence qu'on peut<br />

ouïr<br />

Les<br />

la dame filer son lin <strong>et</strong> marmotter ses prières.<br />

deux frères 2 <strong>et</strong> les deux soeurs du p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong><br />

y entr<strong>et</strong>enaient une animation constante, renforcée<br />

de la présence des nombreux visiteurs — pour<br />

la plupart gens d'Église<br />

-—<br />

qui en encombraient<br />

la salle. On y trouvait aussi le beau-père de Gérard<br />

Cauvin, <strong>Jean</strong> Le Franc.<br />

Il était originaire de Cambrai, où le métier d'aubergiste<br />

l'avait bellement enrichi. C'était un homme<br />

considérable. En 1498 la Ville l'avait nommé bourgeois,<br />

<strong>et</strong> il siégeait maintenant parmi les membres<br />

de son Conseil, où l'on ne voyait que de notables<br />

1. La maison dite « de <strong>Calvin</strong> » que l'on pouvait encore<br />

voir en 1914, à Noyon, n'était pas celle où était né le<br />

réformateur, mais datait du XVIIe siècle. La Société de<br />

l'histoire du protestantisme en a restauré les ruines<br />

après la guerre de 1914-18 d'après les dessins faits pour<br />

l'ouvrage si documenté du doyen Doumergue. L'inauguration<br />

de la nouvelle « maison de <strong>Calvin</strong> » a eu lieu à<br />

Noyon le 6 juill<strong>et</strong> 1930.<br />

2. Un troisième frère mourut en bas âge.


12 CALVIN<br />

Noyonnais. Aussi Gérard Cauvin, en devenant<br />

son gendre, s'était-il posé dans l'esprit des gens.<br />

Bien qu'il jouît lui-même d'une certaine aisance,<br />

on ne pouvait comparer sa fortune à celle de<br />

l'ancien aubergiste. Il n'était que de consulter le<br />

registre des tailles pour s'en convaincre : <strong>Jean</strong><br />

Le Franc s'y trouvait inscrit pour quatre livres,<br />

alors que Gérard Cauvin ne sous.<br />

payait que quatorze<br />

Le promoteur du Chapitre était néanmoins un<br />

personnage de haute importance, <strong>et</strong> il y avait loin<br />

de l'homme de confiance de l'Officialité, qu'on<br />

saluait maintenant en lui, au modeste bateliertonnelier<br />

qu'était demeuré son père.<br />

Ce dernier habitait à Pont-l'Évêque, à une<br />

demi-lieue de la ville, dans une maison bâtie à<br />

côté d'une auberge, sur la route de Noyon.<br />

Ses trois fils l'avaient quitté. Deux d'entre eux<br />

exerçaient à Paris le métier de forgeron. Le troisième<br />

était ce Gérard qui avait si bien réussi<br />

dans le monde religieux.<br />

Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> trouvait donc souvent la maison<br />

paternelle pleine de gens d'Église quand il s'en<br />

revenait des sanctuaires catholiques où l'avait<br />

entraîné sa dévote mère.<br />

Il devait alors s'accroupir sur un p<strong>et</strong>it banc,<br />

en quelque coin obscur de la grande salle. Il y<br />

flottait comme un vague relent d'encens, de cire<br />

chaude <strong>et</strong> de bure moite. Les tonsures, où perlait<br />

la sueur, brillaient aux feux des chandelles.<br />

L'enfant entendait discuter de bénéfices <strong>et</strong> de<br />

prébendes.<br />

Gérard Cauvin devait s'efforcer de calmer ses<br />

clients quand il les voyait s'échauffer pour quelque<br />

contestation avec les bourgeois <strong>et</strong> les moines.


A NOYON 13<br />

Le pauvre homme avait fort à faire. La ville privée<br />

de commerce <strong>et</strong> d'industrie, était le théâtre de<br />

perpétuelles luttes intestines. D'un côté il y avait<br />

l'évêque, comte <strong>et</strong> pair de France <strong>et</strong> le Chapitre<br />

des grandes Abbayes. De l'autre la Commune,<br />

en rivalité perpétuelle avec l'Église, <strong>et</strong> fort jalouse<br />

de ses prérogatives.<br />

Le dévouement de Gérard Cauvin au Chapitre<br />

<strong>et</strong> le bénéfice qu'il, en tirait, ne l'empêchaient pas<br />

d'avoir son franc parler. Il lui arrivait de blâmer<br />

les chanoines, <strong>et</strong>, une fois, il ne laissa point de<br />

protester contre certaines arrestations qu'il jugeait<br />

injustes.<br />

Les moines entraient aussi chez lui afin de faire<br />

entendre leurs récriminations. Ils étaient en lutte<br />

continuelle avec le clergé, <strong>et</strong> il y avait souvent des<br />

rixes sanglantes qui scandalisaient fort les gens<br />

de la ville. L'abbaye de Saint-Eloi <strong>et</strong> la cathédrale<br />

prétendaient toutes deux posséder le véritable<br />

corps de Saint Eloi, ce qui donnait lieu à de furieuses<br />

batailles quand moines <strong>et</strong> curés venaient à<br />

se rencontrer.<br />

Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> ne perdait pas un mot de toutes<br />

ces chicanes, pas un cri de toutes ces disputes<br />

Quelles réflexions lui suggéraient-elles, en son<br />

obscure p<strong>et</strong>ite âme d'enfant ? Le matin même,<br />

il était allé avec sa mère baiser l'épine de la couronne<br />

du divin martyr, il avait entendu parler<br />

du Christ qui voulait que tous les hommes vécussent<br />

dans la concorde <strong>et</strong> le mépris des richesses.<br />

Puis, revenu à la demeure paternelle, il y avait<br />

trouvé des chanoines qui s'échauffaient pour la<br />

possession d'un moulin, d'un pré, d'un verger,<br />

ou de quelque autre redevance.<br />

Fils de l'homme d'affaires des ecclésiastiques,.


14 CALVIN<br />

il ne voyait en eux que leurs préoccupations matérielles.<br />

Plus tard il devait s'en souvenir.<br />

En même temps, il apprenait à reconnaître la<br />

puissance de l'Église, <strong>et</strong> à juger de ce que vaut<br />

sa protection par tous les avantages que tirait<br />

son père de ses fonctions auprès du Chapitre.<br />

Les prébendes avaient mille complaisances pour<br />

l'homme habile qui administrait leur temporel<br />

de manière à le faire fructifier. L'évêque estimait<br />

ce loyal serviteur, <strong>et</strong> les seigneurs des environs,<br />

qui l'eussent peut-être dédaigné s'il n'eût été qu'un<br />

simple bourgeois enrichi par son mariage avec<br />

la fille d'un ancien aubergiste, émus des égards<br />

du clergé, le recherchaient <strong>et</strong> ne se trouvaient pas<br />

déshonorés de l'adm<strong>et</strong>tre en leur compagnie. Aussi<br />

voyait-on souvent le haut <strong>et</strong> fier pourpoint des<br />

seigneurs de Canny, d'Hangest, <strong>et</strong> de Montmor<br />

frayer avec la robe du promoteur.<br />

Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> n'était pas le moins turbulent<br />

des enfants de Gérard Cauvin, encore qu'il fût<br />

d'une apparence chétive <strong>et</strong> d'une santé médiocre.<br />

Il se montrait remuant, décidé, <strong>et</strong> la vivacité<br />

de son esprit étonnait déjà beaucoup de personnes.<br />

Il avait, en outre, l'esprit fort occupé de reliques,<br />

de processions, de pélerinages <strong>et</strong> autres cérémonies<br />

religieuses, ce qui devait lui faire dire plus tard,<br />

qu'il était alors « obstinément adonné aux superstitions<br />

de la papauté ».<br />

Sa mère le menait partout où il y avait quelque<br />

pratique pieuse à accomplir.<br />

C'était une fort belle dévote, <strong>et</strong> on la prétendait<br />

la femme la mieux tournée de la ville. C<strong>et</strong>te réputation<br />

de beauté n'avait pas manqué de faire des<br />

jalouses, <strong>et</strong> certaines personnes étaient allées jusqu'à<br />

insinuer que la dame ne se contentait pas


A NOYON 15<br />

de pieux exercices, qu'il y en avait de plus profanes<br />

à quoi elle ne répugnait point, <strong>et</strong> qu'elle<br />

faisait fort bien d'aller souvent à confesse. Elles<br />

la prétendaient une femme « de mauvais bruit ».<br />

Mais c'étaient là propos méchants de commères<br />

envieuses. La belle dévote avait assez d'occupations<br />

avec ses quatre enfants à élever, ses servantes<br />

à gouverner, ses processions <strong>et</strong> ses reliques, pour<br />

ne point perdre son temps en des pratiques coupables<br />

qu'elle savait expressément condamnées<br />

par l'Église, <strong>et</strong> fort propres à la mener, après sa<br />

mort, en un lieu que par ailleurs elle s'efforçait<br />

d'éviter.<br />

L'Église faisait alors une grande dépense de<br />

reliques, <strong>et</strong> Noyon-la-Sainte, à c<strong>et</strong> égard, était<br />

fort bien pourvue.<br />

On y trouvait, en plus du fragment de la couronne<br />

d'épines, quelques cheveux de Saint <strong>Jean</strong>-<br />

Baptiste, <strong>et</strong> l'Église de la Madeleine possédait,<br />

à elle seule, de la manne que Dieu avait fait pleuvoir<br />

dans le désert, un morceau des trois pains dont<br />

Jésus avait rassasié cinq mille hommes, <strong>et</strong> une<br />

dent de Notre-Seigneur. On conçoit quel orgueil<br />

elle pouvait tirer de la possession de pareils trésors,<br />

<strong>et</strong> combien d'envieux ils devaient lui susciter.<br />

Le siècle était aux reliques. C'était une furie.<br />

Toutes les églises en voulaient posséder, tous les<br />

fidèles brûlaient du désir d'en contempler, <strong>et</strong> c'est<br />

en se souvenant de toutes celles qu'il avait baisées<br />

en ses jeunes ans que <strong>Calvin</strong> devait plus tard<br />

écrire son Traité des Reliques. Ne montrait-on<br />

pas, à Chartres, une chemise de la Vierge, ailleurs<br />

un morceau de poisson rôti que Saint Pierre avait<br />

présenté au Christ, lorsqu'après sa mort Il lui


16 CALVIN<br />

était apparu sur le bord de la mer ? A Aix en<br />

Allemagne, on offrait à la vénération des fidèles<br />

les chauss<strong>et</strong>tes de Saint Joseph.<br />

La belle dévote ne se contentait pas des reliques<br />

qu'elle trouvait en sa ville. Il lui fallait aussi visiter<br />

celles des environs, <strong>et</strong> souvent on la voyait sur<br />

le chemin qui menait à l'Abbaye d'Ourscamps,<br />

située dans la vallée, à deux p<strong>et</strong>ites heures de marche<br />

de Noyon. Au lointain rampaient les basses<br />

collines picardes.<br />

L'abbaye possédait le crâne de Sainte Anne,<br />

<strong>et</strong> c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> vénérable entre tous, attirait bon<br />

nombre de pèlerins. Ceux-ci remplissaient la vallée<br />

en chantant des cantiques, <strong>et</strong> l'enfant ne voyait<br />

plus autour de lui que cierges <strong>et</strong> bannières.<br />

Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> figurait, lui aussi, dans les processions<br />

<strong>et</strong> particulièrement dans celle qui avait<br />

lieu à l'occasion de la fête de Saint Etienne. Peutêtre<br />

lui attachait-on alors des ailes dans le dos <strong>et</strong><br />

lui posait-on une belle couronne, sur la tête, pour<br />

qu'il eût l'air d'un chérubin...<br />

Noyon-la-Sainte, ce jour-là, carillonnait par<br />

toutes ses cloches. Les dévotes, affairées <strong>et</strong> tout<br />

en émoi, s'agitaient autour des statues de l'Église,<br />

dont elles faisaient la toil<strong>et</strong>te. Elles les débarbouillaient,<br />

les coiffaient de beaux chapeaux, les vêtaient<br />

d'habits magnifiques. Dans l'excès de leur zèle,<br />

les braves femmes paraient tout ce qui s'offrait à<br />

elles, aussi bien les persécuteurs du saint que le<br />

saint lui-même, <strong>et</strong>, continuant de se méprendre,<br />

s'agenouillaient pieusement devant l'image des<br />

bourreaux de celui qu'elles voulaient implorer.<br />

« Quand la feste de Saint-Étienne venait, on parait<br />

aussi bien de chapeaux <strong>et</strong> affiqu<strong>et</strong>s les images des tyrans


A NOYON 17<br />

qui le lapidaient comme la sienne. Les povres femmes,<br />

voyant les tyrans ainsi en ordre, les prenaient pour<br />

compagnons du saint <strong>et</strong> chacun avait sa chandelle »,<br />

allait écrire <strong>Calvin</strong> quelques années plus tard.<br />

Ainsi, sans relâche, les processions promenaient<br />

leurs bannières entre les murs fortifiés de la ville<br />

sainte, battue de continuels coups de cloches.<br />

Cependant que le bronze bourdonnait ainsi, une<br />

autre cloche tintait au fond des rues, <strong>et</strong> bien qu'elle<br />

n'eût qu'un pauvre p<strong>et</strong>it son faible, tous s'enfuyaient<br />

en l'entendant car elle annonçait la mort<br />

à qui se fût trouvé sur son chemin, dans la ville<br />

passait le tombereau des pestiférés qu'on allait<br />

j<strong>et</strong>er au charnier.<br />

Car la peste était dans Noyon <strong>et</strong> la ravageait.<br />

Immonde <strong>et</strong> pleine d'enragement, elle résistait<br />

aux prières que les habitants récitaient pour la<br />

vaincre, à l'eau bénite, aux malédictions, aux<br />

processions, à tout ce que les hommes du siècle<br />

avaient accoutumé de faire quand la bête noire,<br />

due à la conjonction de malignes étoiles, avait<br />

franchi l'enceinte de leur ville pour y répandre la<br />

mort. Elle régnait partout. L'on ne savait jamais<br />

quand on entrait dans une maison, si l'on n'allait<br />

point en voir les habitants se tordre dans les douleurs<br />

les plus atroces, <strong>et</strong> y gagner sa propre fin.<br />

Et la peste n'était pas le seul ennemi qu'il<br />

fallait craindre. Toute proche, la guerre des<br />

Flandres brûlait la campagne <strong>et</strong> l'Espagnol faisait<br />

vivre le Noyonnais dans la terreur du sac, de<br />

l'incendie, de l'égorgement, de toutes les calamités<br />

qu'apportent avec eux les soldats fumants<br />

<strong>et</strong> ivres, quand ils entrent dans une ville où ils<br />

trouveront à piller <strong>et</strong> à massacrer.<br />

CALVIN. 2


18 CALVIN<br />

Chez les Cauvin, où les enfants grandissaient,<br />

Gérard se préoccupait déjà d'assurer leur avenir.<br />

Il n'en voyait pas d'autre, pour eux, que dans<br />

l'Église, <strong>et</strong> les trois garçons devaient faire des<br />

chapelains, en attendant de devenir chanoines.<br />

Déjà ils participaient aux bénéfices de charges<br />

dont leur âge leur interdisait de tenir l'emploi.<br />

Charles, l'aîné des enfants, avait été reçu, le<br />

24 février 1518, à l'une des chapellenies fondées à<br />

l'autel de la Gésine, à l'entrée du choeur de la<br />

cathédrale.<br />

Le 10 mai 1521, le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong>, à son tour, se<br />

vit attribuer l'une des quatre portions de la Chapelle<br />

de Gésine — ce qui le nantit de deux redevances.<br />

L'une de trois muids de blé à Voienne,<br />

l'autre de la récolte en blé de 20 s<strong>et</strong>iers de terre à<br />

Eppeville 1.<br />

Ce même jour il fut tonsuré. Il dut être fier,<br />

cependant que les ciseaux dû barbier se promenaient<br />

sur sa jeune tête chevelue pour en faire<br />

un beau crâne vénérable de chanoine.<br />

Voilà que d'un coup, il entrait dans l'Église !<br />

Il n'avait pas même rempli les fonctions d'enfant<br />

de choeur. Et, comme il n'était âgé que de douze<br />

ans, son père fut obligé de payer un prêtre pour<br />

qu'il dit la messe à la place du jeune garçon, lequel,<br />

cependant que son remplaçant officiait à l'autel,<br />

s'en allait jouer à la marelle ou à saute-mouton<br />

sur la place au blé.<br />

Le principal était qu'il touchât régulièrement<br />

1. Le 7 juin 1521, <strong>Jean</strong> Cauvin prêta les serments<br />

ordinaires, consignés dans un acte capitulaire. Il fut<br />

présenté à son bénéfice par Jacques Regnard, secrétaire<br />

de l'Évêque <strong>et</strong> par un des vicaires généraux. Il succédait<br />

à Michel Courtin.


A NOYON 19<br />

les bénéfices attachés à la chapellenie <strong>et</strong> que, le<br />

prêtre payé, il restât encore un appréciable bénéfice<br />

entre les mains du titulaire.<br />

Les gens étaient si bien accoutumés à de tels<br />

abus que la plupart d'entre eux ne s'étonnaient<br />

point de voir un écolier pourvu du titre de chapelain<br />

<strong>et</strong> des avantages qu'il comporte. N'était-ce<br />

pas l'époque où il y eut un pape de dix-huit ans,<br />

Agap<strong>et</strong> II ; un autre de dix à douze ans, Benoit IX ;<br />

un archevêque de Reims de cinq ans ? En 1502,<br />

<strong>Jean</strong> de Lorraine avait été nommé évêque de<br />

M<strong>et</strong>z à quatre ans. En 1517, Léon X avait créé<br />

un cardinal de huit ans, <strong>et</strong>, en 1533, Od<strong>et</strong> de Chastillon,<br />

frère de Coligny, allait devenir cardinal<br />

à onze ans. A Noyon même, l'évêque Charles<br />

de Hangest avait été promu aux bénéfices par<br />

une bulle de dispense de 1476, qui lui avait « per-<br />

" mis de tenir, à quinze ans, toute sorte de béné-<br />

« fices, compatibles <strong>et</strong> incompatibles, séculiers,<br />

« réguliers, <strong>et</strong>iam tria curata ». Il avait cumulé<br />

le canonicat de Rouen, les archidiaconats du Vexin<br />

Normand <strong>et</strong> de l'Église d'Évreux, l'archipresbytérat<br />

rural de Châtellerault, l'abbaye de Notre-<br />

Dame-des-Prières, <strong>et</strong> son évêché de Noyon.<br />

Gérard Cauvin trouvait donc fort naturel que<br />

sa progéniture fût grassement dotée par l'Église,<br />

<strong>et</strong> ne songeait qu'à bien l'établir. Il évaluait le<br />

revenu des chapelles, souhaitait mieux que ce<br />

que l'on avait, se m<strong>et</strong>tait en campagne, intriguait,<br />

sollicitait. Quand une chapelle paraissait d'un<br />

revenu particulièrement intéressant, ses enfants<br />

l'échangeaient contre celle qu'ils possédaient déjà.<br />

C'est ainsi que le 26 novembre 1520, Charles avait<br />

permuté sa chapellenie de la Gésine contre celle<br />

de la Madeleine, d'un meilleur rapport.


20 CALVIN<br />

Gérard Cauvin était-il absolument sans arrièrepensée,<br />

quand<br />

culte, <strong>et</strong> avait-il<br />

il trafiquait ainsi<br />

la naïv<strong>et</strong>é de croire,<br />

des choses du<br />

comme beaucoup<br />

d'autres, que l'on peut sans allier<br />

un grand scandale<br />

le commerce à la religion ? Il est permis<br />

d'en douter.<br />

Outre les gens d'Église avec lesquels il avait<br />

de constants rapports, il en voyait d'autres qui<br />

ne laissaient échapper aucune occasion de relever<br />

les faiblesses du clergé de l'époque, trop souvent<br />

relâché en ses moeurs.<br />

Chacun sait en quel état de décadence était<br />

tombée l'Église de France au XVIe siècle. Elle avait<br />

donné l'exemple de la vertu, de l'union, du désintéressement<br />

dans les âges précédents, <strong>et</strong> elle allait<br />

bientôt se reprendre pour offrir de nouveau au<br />

peuple<br />

tions.<br />

des exemples<br />

Mais, il faut<br />

dignes de toutes<br />

bien avouer qu'au<br />

les vénéra-<br />

XVIe siècle<br />

elle subit une éclipse singulière <strong>et</strong> ne fût, trop<br />

souvent, qu'un obj<strong>et</strong> de scandale.<br />

Les<br />

liques<br />

plus sincères, les<br />

avaient un grand<br />

plus fervents<br />

dégoût des<br />

des<br />

abus<br />

cathoecclésiastiques,<br />

lesquels ainsi que l'a dit Bossu<strong>et</strong>,<br />

« n'étaient que trop véritables ».<br />

Noyon, ville d'églises <strong>et</strong> de couvents, plus<br />

qu'aucune autre cité, se trouvait affligée du spectacle<br />

des vices du clergé. En sorte que beaucoup<br />

de gens y étaient anticléricaux, sans guère s'en<br />

douter, ce qui les portait à des railleries quand<br />

passaient les processions <strong>et</strong> qu'on leur parlait de<br />

certaines pratiques où ils ne voyaient que superstitions<br />

<strong>et</strong> momeries. Picards, ils avaient le mot<br />

franc, l'esprit caustique. Ils étaient, de plus, fort<br />

turbulents, toujours prêts à la révolte <strong>et</strong> à l'action.<br />

Aussi les trouvait-on fort agités par les idées


A NOYON 21<br />

nouvelles qui flattaient leur goût de liberté <strong>et</strong><br />

d'émancipation. Ils s'indignaient ou s'enthousiasmaient,<br />

tour à tour, avec emportement.<br />

Toujours, dans l'histoire, on les avait vus à<br />

la tête des grands mouvements de peuple. Un<br />

ermite picard avait prêché la croisade. Un autre<br />

Picard, le Grand Ferr<strong>et</strong>, avait entraîné les paysans<br />

lors des massacres de la Jacquerie <strong>et</strong> c'étaient des<br />

Picards qui avaient déclenché le mouvement<br />

communal. Nous verrons bientôt que les principaux<br />

acteurs du drame religieux qui s'est joué<br />

au XVIe siècle entre la Ligue <strong>et</strong> là Réforme sont<br />

nés au pays de <strong>Calvin</strong>.<br />

Déjà le premier signal du protestantisme avait<br />

été donné par le picard Jacques Lefèvre d'Étaples.<br />

Péronne de Pisseleu, soeur de la duchesse d'Étam-<br />

pes, <strong>et</strong> femme de Michel de Brabançon, seigneur<br />

de Canny, très influente à la Cour, résidait une<br />

partie de l'année au château de Varesnes, près<br />

de Noyon, <strong>et</strong> se montrait la protectrice déclarée<br />

des réformateurs. A Noyon même, plusieurs familles<br />

étaient accusées de prêter l'oreille aux propos des<br />

hérétiques. On citait particulièrement les Normandie,<br />

Picot, Montigny, d'Artois, Martine, Collemont<br />

<strong>et</strong> Robert.<br />

Tous ces gens éprouvaient un grand dégoût<br />

à voir toujours chapelains, moines <strong>et</strong> chanoines<br />

se disputer entre eux. Ils ne se gênaient pas pour<br />

le dire aux Cauvin, qu'ils fréquentaient. En même<br />

temps, ils gémissaient sur l'ivrognerie <strong>et</strong> la concupiscence<br />

des tonsurés, <strong>et</strong> s'affligeaient d'assister<br />

au scandaleux trafic des bénéfices ecclésiastiques.<br />

Ils ne devaient pas laisser de se gausser des p<strong>et</strong>its<br />

chapelains de douze ans quand ils les voyaient<br />

s'en revenir du collège où les avait placés Gérard


22 CALVIN<br />

Cauvin <strong>et</strong> où, bien souvent, le maître venait de<br />

leur donner le fou<strong>et</strong> en punition de quelque espièglerie.<br />

Le promoteur du Chapitre<br />

au collège des « Cap<strong>et</strong>tes », afin<br />

avait mis ses fils<br />

de les faire instruire<br />

dans les humanités. Les élèves y étaient peu nom-<br />

breux, huit, au début. Ils portaient le p<strong>et</strong>it<br />

manteau à capuchon qui avait donné son nom au<br />

collège, situé en face l'église Saint-Maurice, sur<br />

la route de Pont-l'Évêque. Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> n'avait<br />

pas tardé à s'y lier d'amitié avec les fils du seigneur<br />

de Montmor. On estimait le père. Le fils fut reçu<br />

au château.<br />

Il eut tôt fait de se familiariser avec tout ce que<br />

l'on trouve dans la demeure d'un gentilhomme <strong>et</strong><br />

qui n'est pas dans celle d'un roturier. Il apprit à<br />

marcher sans gaucherie sur des litières d'herbes<br />

odorantes, à comprendre le langage de la fauconnerie<br />

<strong>et</strong> à ne point s'effrayer du tranchant des<br />

sabres. Sans doute est-ce là qu'on le dressa sur son<br />

premier cheval <strong>et</strong> qu'il prit le goût de l'équitation.<br />

On voyait son p<strong>et</strong>it mantel<strong>et</strong> de collégien s'agiter<br />

dans les grandes cours pavées, au milieu des<br />

pages multicolores. Dans la furie du jeu, le capuchon<br />

glissait, découvrant la tonsure du chapelain<br />

de douze ans — <strong>et</strong> peut-être entendait-on, alors,<br />

quelque chose de frais, de juvénile, plus limpide<br />

qu'une source, plus sonore qu'un cristal, plus<br />

bondissant qu'une chevr<strong>et</strong>te, le rire de <strong>Calvin</strong>.<br />

Quand il revenait au logis paternel, le jeune<br />

garçon trouvait le promoteur du Chapitre assombri.<br />

Ses affaires avec l'Église se compliquaient. Le col-<br />

lège empêchant les p<strong>et</strong>its bénéficiaires de remplir,<br />

au choeur, les charges <strong>et</strong> les fonctions auxquelles<br />

les astreignaient leurs chapellenies, les chanoines


A NOYON 23<br />

refusaient de continuer la distribution des dons<br />

en espèces <strong>et</strong> en nature qui avait lieu presque<br />

chaque jour. Le promoteur, quand il s'en revenait<br />

du Chapitre, ne rapportait plus de ces belles<br />

volailles grasses que dame <strong>Jean</strong>ne Le Franc devait<br />

s'empresser de m<strong>et</strong>tre au pot, ni de ces p<strong>et</strong>its<br />

cochons de lait qui ont si bonne mine quand, proprement<br />

embrochés, ils tournent devant un grand<br />

feu pétillant qui leur rôtit le poil. Aussi s'en<br />

montrait-il fort contrit. Cependant, il n'entendait<br />

point faire de ses fils des ignorants pour complaire<br />

aux<br />

bel<br />

prébendés,<br />

argent ni<br />

<strong>et</strong> préférait ne<br />

de gros chapons<br />

plus<br />

plutôt<br />

recevoir<br />

que<br />

de<br />

de se<br />

plier à leur volonté. Il se tenait ferme dans sa<br />

résistance. Sa mauvaise tète picarde <strong>et</strong> son instinct<br />

processif y trouvaient leur compte. Mais cela<br />

l'aigrissait contre l'Église, <strong>et</strong> il commençait de<br />

prêter une oreille plus favorable aux propos de<br />

ses amis protestants.<br />

Puis sa femme mourut. Peut-être fût-ce la peste<br />

qui l'emporta.<br />

On drapa en la maison de Gérard Cauvin, où<br />

la mort, pour la seconde fois, venait d'entrer. La<br />

belle dévote ne devait plus jamais aller s'agenouiller<br />

devant les reliques, ni marcher à pas lents,<br />

conduite par les bannières fleurdelisées des processions.<br />

La main tiède qui menait le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong><br />

dans l'ombre des sanctuaires catholiques était<br />

devenue froide <strong>et</strong> inerte. Elle n'eût même pas<br />

tressailli, même pas tenté un geste si le jeune<br />

garçon, se trompant de chemin, au lieu de se diriger<br />

vers le lieu de salut <strong>et</strong> de rédemption dont<br />

<strong>Jean</strong>ne le Franc lui avait appris la route, se fût<br />

égaré du côté de quelque précipice effroyable qui<br />

devait l'engloutir tout entier, âme <strong>et</strong> corps.


24 CALVIN<br />

Le temps des sacristies, des fleurs d'autel <strong>et</strong><br />

des reliques était passé. Mais il restait le Christ,<br />

planté comme un cierge dans le coeur de l'enfant<br />

<strong>et</strong> l'incendiant déjà d'un amour silencieux.<br />

C<strong>et</strong> adolescent étonnait ses maîtres par la vivacité<br />

de son esprit <strong>et</strong> l'enragement qu'il apportait<br />

à s'instruire. Bientôt il apparut n<strong>et</strong>tement que<br />

le collège des Cap<strong>et</strong>tes n'était plus à la hauteur<br />

de son intelligence. Tous ceux qui se sentaient<br />

quelque désir de pousser leurs études, très jeunes,<br />

en abandonnaient l'enseignement, <strong>et</strong> ses camarades,<br />

les p<strong>et</strong>its Montmor, étaient tout prêts à partir<br />

pour Paris. Ce prochain départ dut éveiller une<br />

grande curiosité <strong>et</strong> un grand désir dans le coeur<br />

de <strong>Jean</strong> Cauvin, car, mieux que tout autre, il se<br />

sentait fait pour profiter de l'enseignement de<br />

ses écoles réputées qui attiraient tant de provinciaux.<br />

jeunes<br />

Les Montmor proposèrent à Gérard Cauvin de<br />

l'emmener. Le promoteur trouva l'occasion bonne.<br />

Il pensa que Paris offrirait à son fils tout ensemble<br />

la science <strong>et</strong> la santé, car la peste régnait toujours<br />

à Noyon, <strong>et</strong> il n'était pas fâché de le voir échapper<br />

au mauvais air qui en charriait le mortel venin.<br />

Ce fut la raison qui décida les chanoines à laisser<br />

le p<strong>et</strong>it tonsuré s'en aller vers la capitale sans le<br />

priver de ses bénéfices, qu'ils promirent de payer<br />

jusqu'à la fête de Saint-Rémy.


CHAPITRE II<br />

AU COLLÈGE MONTAIGU<br />

fallut m<strong>et</strong>tre les habits de l'enfant dans un<br />

IL coffre. Ce fut sans doute sa soeur Marie qui lui<br />

prépara son trousseau, tout en lui faisant de tendres<br />

recommandations, car elle avait pour lui la plus<br />

vive amitié, <strong>et</strong> devait éprouver une grande peine<br />

de ce départ qui éloignait le frère préféré. Luimême<br />

n'en ressentait-il pas beaucoup de chagrin<br />

? Il était fort attaché à sa ville natale, dont<br />

le souvenir allait le hanter pendant tout le cours<br />

de sa vie. Mais n'était-ce point pour y revenir<br />

bientôt qu'il partait ? Et on l'imagine prom<strong>et</strong>tant<br />

à sa soeur, pour la consoler, de s'établir promptement<br />

en quelque cure des environs.<br />

Puis il avait pris la route avec les jeunes sei-<br />

gneurs.<br />

De quoi parlaient ces écoliers, en s'éloignant sur<br />

leurs chevaux ? Apparemment du collège dont<br />

ils sortaient, de celui qu'ils allaient trouver au<br />

terme de leur voyage, des élèves <strong>et</strong> des professeurs<br />

abandonnés. Et quelle moue méprisante contractait<br />

alors les frais minois de ces jouvenceaux<br />

partis pour conquérir la science, au souvenir de


26 CALVIN<br />

ces pauvres maîtres <strong>et</strong> de ces pauvres élèves qui<br />

allaient croupir dans leur ignorance, cependant<br />

qu'eux seraient inondés de savoir <strong>et</strong> de sagesse !<br />

Aux auberges où l'on s'arrêtait, le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong><br />

payait son écot. Il n'était pas à la Montmor, <strong>et</strong> son père, au moment<br />

charge des<br />

du départ,<br />

lui avait remis une lourde bourse bien garnie.<br />

On imagine aisément les regards que dardèrent<br />

les collégiens sur les premières tours <strong>et</strong> les premiers<br />

clochers qu'ils aperçurent en arrivant à Paris,<br />

au mois d'Août 1523.<br />

Au sortir du dédale des rues noires <strong>et</strong> tortueuses<br />

de la grande ville,<br />

son oncle Richard,<br />

le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong><br />

le forgeron,<br />

se r<strong>et</strong>rouva chez<br />

à deux pas du<br />

Louvre,<br />

rois l.<br />

près de l'église Saint-Germain-l'Auxer-<br />

Sa chambre regardait l'église. Elle était bourdonnante<br />

du son des cloches, <strong>et</strong> à côté, le marteau<br />

de la forge, sans relâche, frappait le fer. Le p<strong>et</strong>it<br />

<strong>Jean</strong> la quittait de bonne heure, le matin, alors<br />

que le gigantesque souffl<strong>et</strong> du forgeron allumait<br />

le feu, <strong>et</strong> s'en allait rue Saint-Jacques, où logeaient<br />

les jeunes seigneurs de Montmor. Il prenait des<br />

leçons particulières avec leur précepteur. Mais<br />

bientôt, on lui vit la mine rechignée <strong>et</strong> l'air tant<br />

soit peu<br />

déclarait<br />

méprisant. C<strong>et</strong> écolier<br />

le bonhomme « inepte<br />

de quatorze ans<br />

», <strong>et</strong> rêvait d'être<br />

admis dans l'un de ces collèges parisiens qu'il<br />

prenait pour le temple même de la science.<br />

Leur<br />

geant.<br />

aspect, cependant, n'avait rien d'enga-<br />

On les trouvait tous sur la rive gauche de la<br />

1. Son autre oncle, Jacques Cauvin, également forgeron<br />

ou serrurier, habitait une ruelle alors fort étroite,<br />

la rue du Renard sur la paroisse Saint-Méry.


AU COLLÈGE MONTAIGU 27<br />

Seine, dans le Quartier Latin, où l'on coudoyait<br />

à tous les pas, étudiants, clercs <strong>et</strong> professeurs,<br />

les uns ayant au bras une folle ribaude, les autres<br />

un gros in-folio dont la tranche dédorée luisait<br />

sous leur manche, <strong>et</strong> c'étaient, pour la plupart,<br />

de vieilles maisons sordides qui semblaient mieux<br />

faites pour servir de prison à de redoutables bandits<br />

que d'abri à de sages p<strong>et</strong>its garçons uniquement<br />

soucieux de s'instruire.<br />

Le jouvenceau se fit adm<strong>et</strong>tre<br />

Marche 1, sans doute en qualité<br />

au collège de la<br />

de « martin<strong>et</strong> »,<br />

c'est-à-dire d'externe.<br />

Le collège se composait de deux vieilles maisons,<br />

bâties sur une cour. Il contenait peu d'élèves <strong>et</strong><br />

n'avait que deux professeurs, pour la littérature<br />

<strong>et</strong> la grammaire. Mathurin Cordier y avait enseigné<br />

la rhétorique, mais,<br />

élèves « manquaient<br />

trouvant bientôt<br />

de principes à la<br />

que ses<br />

base »,<br />

il avait abandonné c<strong>et</strong>te classe, qui pouvait le<br />

conduire au rectorat, pour prendre la quatrième,<br />

celle qui vient immédiatement après la classe<br />

des abécédaires, où l'on apprenait à lire en latin<br />

<strong>et</strong> en français. Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> fut son élève, <strong>et</strong> Mathurin<br />

Cordier ne mit pas longtemps à remarquer<br />

le jeune Picard à l'oeil éveillé <strong>et</strong> à l'esprit attentif,<br />

qui ne perdait pas un mot de ses leçons.<br />

Ce Cordier était un homme fort singulier pour<br />

le siècle. Bravant l'opinion de la plupart de ses<br />

contemporains, il n'estimait pas qu'un Français<br />

l<strong>et</strong>tré eût le droit, presque le devoir, de tout ignorer<br />

de sa propre langue, <strong>et</strong> qu'il lui suffit d'être un<br />

latiniste distingué. Il n'avait point de mépris pour<br />

1. Sur l'emplacement actuel de la rue des Écoles au<br />

coin de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.


28 CALVIN<br />

le langage vulgaire dont use l'homme du peuple<br />

aussi bien que le savant. Il s'appliqua donc, non<br />

seulement à perfectionner le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> dans la<br />

science du latin, que l'écolier noyonnais entendait<br />

assez mal, mais à lui apprendre l'art de se servir<br />

d'un français correct, préparant ainsi, sans le<br />

savoir, un robuste <strong>et</strong> pittoresque orateur à la<br />

ville de Genève, <strong>et</strong> un franc écrivain à la postérité.<br />

Le p<strong>et</strong>it Cauvin apportait le plus grand empressement<br />

à faire ses devoirs de français. Ce qu'il y<br />

avait en lui de vigoureux, de mordant <strong>et</strong> de vif<br />

s'y éveillait <strong>et</strong> il savait gré à son maître de ne pas<br />

le confiner dans l'étude d'une langue morte.<br />

Mais les chanoines de Noyon avaient là-dessus<br />

des idées fort différentes. Le collège de la Marche,<br />

où l'on donnait ce que nous appellerions aujourd'hui<br />

un enseignement laïque, leur inspirait de<br />

grandes inquiétudes, <strong>et</strong> ils pensaient qu'un professeur<br />

tel que c<strong>et</strong> original Cordier n'était pas<br />

ce qu'il faut à un futur clerc. Le jeune garçon<br />

dut se transporter un peu plus loin, au collège<br />

Montaigu.<br />

C'était bien le plus vieux, le plus sale, le plus<br />

noir de tous ces collèges parisiens qui ne se piquaient<br />

pas de propr<strong>et</strong>é <strong>et</strong> d'élégance. La crasse<br />

suintait de tous les murs, <strong>et</strong> les couloirs exhalaient<br />

des souffles puants. C<strong>et</strong>te triste maison, située en<br />

haut de la montagne sainte Geneviève, en face<br />

de l'abbaye, étouffait la jeunesse. On n'y entendait<br />

point de rires, mais seulement des péroraisons,<br />

des discours, d'interminables disputes oratoires,<br />

en latin <strong>et</strong> le sifflement des verges qui<br />

fou<strong>et</strong>taient les élèves. Après les compiles, il fallait<br />

se taire jusqu'à la messe du lendemain. Le glas<br />

froid d'une cloche qui ordonnait de pieux exer-


AU COLLÈGE MONTAIGU 29<br />

cices, d'heure en heure, frappait le morne silence<br />

de la maison.<br />

Les élèves portaient des vêtements noirs <strong>et</strong> des<br />

manteaux sans plis. Le matin, au lever, tels des<br />

frères convers de Saint-Germain-des-Prés, ils passaient<br />

leur tête dans des chaperons cousus devant<br />

<strong>et</strong> derrière <strong>et</strong> faits en forme de camail. La nuit,<br />

les punaises sortaient de leurs matelas, <strong>et</strong> on<br />

entendait les puces craquer sous leurs ongles.<br />

Le jour, les poux, échauffés par la laine des cha-<br />

perons, leur dévoraient la tête. Pendant les classes,<br />

les malheureux enfants, harcelés par toute c<strong>et</strong>te<br />

vermine, se trémoussaient sur leurs bancs. Mais<br />

au moment des repas, il était défendu de se gratter,<br />

<strong>et</strong> cependant que poux <strong>et</strong> puces leur suçaient en<br />

paix la peau, il fallait manger sans broncher l'oeuf<br />

ou le demi-hareng qui constituait l'ordinaire des<br />

repas.<br />

Les menus étaient peu variés. Seuls les théologiens<br />

<strong>et</strong> les prêtres avaient une pinte de vin pour<br />

trois. Les autres buvaient de l'eau, <strong>et</strong> devaient<br />

se contenter de pommes cuites, de pruneaux, <strong>et</strong><br />

de maigres soupes aux herbes. Pour tout assaisonnement,<br />

c<strong>et</strong>te triste pitance n'avait que des<br />

sentences latines. Le français était exclu du collège<br />

Montaigu, <strong>et</strong> l'enfant qui se laissait aller à<br />

s'en<br />

fou<strong>et</strong>.<br />

servir, même en récréation, était puni du<br />

Quand sonnait enfin l'heure de la première<br />

messe, qui rompait le long silence imposé par<br />

le règlement, quand les élèves, hal<strong>et</strong>ants de c<strong>et</strong>te<br />

contrainte, sentaient leur langue toute prête à<br />

bondir, il fallait encore arrêter son élan. Avant de<br />

laisser échapper la phrase, l'esprit devait travailler<br />

pour en construire une qui se moquait d'un pro-


30 CALVIN<br />

fesseur, ou avouait quelque démangeaison incongrue,<br />

dans la langue de Cicéron. Tout élan était<br />

rompu en ces jeunes êtres emmitoufflés de drap,<br />

<strong>et</strong> qui n'avaient pas plus la liberté de leur cerveau<br />

que de leur corps. Ils vivaient sous le régime de<br />

la terreur. A la moindre incartade, au moindre<br />

signe de paresse ou de relâchement, verges <strong>et</strong><br />

férules s'abattaient sur eux. Les maîtres en usaient<br />

avec une générosité toute particulière. Doigts <strong>et</strong><br />

fesses saignaient au collège Montaigu, où les hurlements<br />

des élèves alternaient avec les coups de<br />

cloche <strong>et</strong> les péroraisons latines.<br />

Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> eut vraisemblablement la chance<br />

de n'y pas être pensionnaire, <strong>et</strong> de rentrer chaque<br />

soir chez son oncle le forgeron, qui prenait grand<br />

soin de lui. Mais voyait-il seulement le beau feu<br />

ronflant de la forge, <strong>et</strong> appréciait-il, comme il<br />

le devait, la bonne soupe épaisse qu'on lui avait<br />

gardée, quand il s'en revenait le soir, les oreilles<br />

tout échauffées par la laine de son chaperon <strong>et</strong><br />

l'esprit surexcité par tout le travail intellectuel de<br />

la journée ?<br />

Ce travail ne laissait pas un seul instant de<br />

répit aux malheureux élèves, qu'on trouvait levés<br />

dès quatre heures du matin, quand ils étaient<br />

pensionnaires.<br />

La réorganisation du collège par le principal<br />

<strong>Jean</strong> Standonck datait de 1509. Standonck avait<br />

introduit un régime d'excessive sévérité : de quatre<br />

à six heures, leçons, puis messe ; de sept à huit,<br />

récréation ; de huit à dix, leçons ; de dix à onze,<br />

discussion <strong>et</strong> argumentation ; à onze heures, dîner,<br />

puis de midi à deux heures, examen sur les matières<br />

enseignées aux leçons ; le samedi avait lieu la<br />

dispute publique ; de deux à trois heures récréa-


AU COLLÈGE MONTAIGU 31<br />

tion ; de trois à cinq, leçons ; à cinq heures, vêpres ;<br />

de cinq à six, dispute <strong>et</strong> argumentation ; à six<br />

heures, souper <strong>et</strong> nouvel examen ; à sept heures<br />

<strong>et</strong> demie, compiles ; à neuf heures en été, à huit<br />

heures en hiver, coucher.<br />

Un tel régime surexcite étrangement le cerveau<br />

des enfants. Plusieurs fois par jour, il leur faut<br />

disputer de tout <strong>et</strong> de rien. Cela habitue à avoir<br />

l'esprit prompt <strong>et</strong> la langue déliée. C'est une<br />

excellente gymnastique pour le futur orateur de<br />

Genève. Mais sa nervosité naturelle s'y exaspère<br />

<strong>et</strong> déjà les migraines lui cassent la tête.<br />

Le sous-directeur du collège Montaigu est Pierre<br />

Tempête, <strong>et</strong> le principal Noel Béda, l'âme même<br />

de l'opposition contre le protestantisme.<br />

Imaginez ces jeunes gens ardents, enfermés entre<br />

les murs noirs de leur collège, <strong>et</strong> discutant sans<br />

cesse sur le suj<strong>et</strong> le plus brûlant de tous, celui de<br />

religion. Leur maître est un homme violent, c'est<br />

un homme de la Renaissance. La tolérance n'est<br />

pas son fait. Et quand il s'agit de religion, la<br />

fureur a tôt fait de l'égarer. Tous ceux qui ne<br />

pensent pas comme lui sont dans l'erreur, <strong>et</strong> il<br />

ne les ménage point. Il s'emporte. Il ne craint<br />

pas de les couvrir d'injures. Le siècle ne choisit<br />

pas ses mots.<br />

Au feu de c<strong>et</strong>te violence, les élèves s'enflamment.<br />

On les nourrit à peine. On les fou<strong>et</strong>te à tout<br />

propos. Quand leur regard tente de s'évader de<br />

la classe, un mur lépreux se dresse devant eux.<br />

Ils vivent dans le silence, la crainte, la crasse <strong>et</strong><br />

une quasi obscurité. La plupart ne sortent jamais<br />

de leur prison. La plupart ont des parents sans


32 CALVIN<br />

tendresse, qui jamais ne leur ouvrent le refuge<br />

de leurs bras. Il leur faut bien travailler pour se<br />

distraire. Ils le font avec acharnement, avec vio-<br />

lence, avec passion. Ils ne sentent pas la fatigue.<br />

Le régime ascétique de la maison les habitue à<br />

mépriser le corps <strong>et</strong> à ne vivre que par l'esprit.<br />

Ils discutent sans fin. Déjà ils sont pleins d'arguments,<br />

d'arguties <strong>et</strong> de subtilité. Et ils ont un<br />

bel esprit d'intolérance.<br />

Pour se sentir moins seuls, ils se groupent par<br />

« nations », ou sociétés de jeunes gens originaires<br />

de la même province. <strong>Calvin</strong> appartient à la nation<br />

de Picardie.<br />

Il est grand, <strong>et</strong> porte avec beaucoup de distinction<br />

l'uniforme sévère de la maison. Le chaperon<br />

qui encadre son visage fait paraître ses joues<br />

plus maigres encore qu'elles ne le sont, <strong>et</strong> plus<br />

pâles, Il y brille deux yeux au regard perçant.<br />

Ces yeux-là voient tout ce qui se passe dans le<br />

collège. Ils vont chercher le paresseux qui somnole<br />

sur son banc, découvrent l'affamé qui s'est<br />

glissé au réfectoire, pour y voler quelque maigre<br />

morceau, débusquent tous les vices, vrillent les<br />

plus p<strong>et</strong>ites imperfections.<br />

Il est sans indulgence pour les défauts de ses<br />

camarades. Ceux qui pèchent font souffrir le<br />

Christ. <strong>Calvin</strong> aime le Christ d'une passion farouche,<br />

exclusive, qui sera l'unique sentiment de sa<br />

vie. Il ne veut pas que se perpétue le crime du<br />

Golgotha. Il ne veut pas que les péchés du monde<br />

continuent de le supplicier. Déjà il est possédé<br />

de c<strong>et</strong>te conviction qui va bientôt être la pensée<br />

directrice de sa vie, qu'il faut sauver les hommes<br />

en dépit d'eux-mêmes. Plus tard, il aura le bûcher<br />

ou le glaive. Maintenant, il n'est armé que de son


AU COLLÈGE MONTAIGU 33<br />

blâme. Il ne le ménage point à ceux qu'il juge<br />

égarés dans la voie du péché. Aussi se méfie-t-on<br />

de lui. Les groupes se disloquent à son approche,<br />

des chuchotements hostiles passent de chaperon<br />

en chaperon. Les regards l'épient. On le tient<br />

pour un dénonciateur.<br />

Cependant, tout au fond de lui-même, il est<br />

un tendre. Son air froid cache une grande sensibilité<br />

de coeur, une sensibilité qui deviendra bientôt<br />

maladive, <strong>et</strong> il sait être exquis en amitié. Ceux qui<br />

l'abordent pour la première fois le trouvent fermé,<br />

impénétrable. Mais qu'une habitude de causerie,<br />

qu'un échange de pensées s'établisse, <strong>et</strong> voilà<br />

le pâle étudiant qui s'anime. Ses joues se colorent,<br />

son regard devient plus brillant encore. Il se montre<br />

expansif, il se livre tout entier, <strong>et</strong> l'on voit que<br />

son âme est chaude, ardente <strong>et</strong> qu'elle brûle<br />

comme une torche vive au fond de ce corps dont<br />

elle sera bientôt l'unique soutien.<br />

Il a gardé de son enfance, traînée dans les sacristies<br />

<strong>et</strong> devant les autels, l'amour de l'Église. On<br />

le trouve souvent agenouillé dans la chapelle du<br />

collège <strong>et</strong> plongé dans une grande méditation.<br />

Il est profondément religieux. Peut-être même pourrait-on<br />

dire qu'il deviendrait facilement mystique.<br />

Mais il est aussi Picard, <strong>et</strong> le Picard est un<br />

homme à l'esprit mordant, un homme qui ne craint<br />

pas d'appeler les choses par leur nom <strong>et</strong> se départit<br />

difficilement de sa logique, un homme volontiers<br />

chicanier qui se plaît à la dispute. Aussi les discussions<br />

théologiques qu'il lui faut soutenir plusieurs<br />

fois dans une même journée, le trouventelles<br />

toujours prêt à la riposte, facilement agressif<br />

<strong>et</strong> déjà violent de langage.<br />

Il doit parfois, en manière d'exercice, réfuter,<br />

CALVIN. 3


34 CALVIN<br />

par des arguments qu'il juge décisifs, les erreurs<br />

de ces hérétiques qu'on nomme Huguenots, <strong>et</strong><br />

dont la secte impie menace d'infester le royaume.<br />

<strong>Calvin</strong> a grande horreur de ceux qui se perm<strong>et</strong>tent<br />

de vouloir forger une Église à eux, d'adopter ce<br />

qui leur plaît <strong>et</strong> de rej<strong>et</strong>er ce qui n'est point à leur<br />

goût, selon l'inspiration de leur conscience. Il faut<br />

rester attaché à son Église, <strong>et</strong> ne jamais faire<br />

sécession. Les plus scandaleux spectacles qu'elle<br />

peut offrir n'autorisent pas à la quitter. Il l'affirme<br />

hautement.<br />

Ainsi, la plus grande partie de son temps se passe<br />

dans la prière, l'étude <strong>et</strong> la discussion, mais il<br />

n'est pas un moine, <strong>et</strong> il échappe assez souvent<br />

au triste collège pour aller dans les compagnies.<br />

Outre les trois Montmor, Joachim, Yves <strong>et</strong> Claude,<br />

il voit fréquemment le fils de Guillaume Cop,<br />

accouru de Bâle pour être premier médecin des<br />

rois Louis XII <strong>et</strong> François 1er. Il y a quatre<br />

p<strong>et</strong>its Cop. Le troisième, Nicolas, est un peu plus<br />

âgé que lui, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> l'apprécie tout particulièrement.<br />

Il connaît aussi <strong>Jean</strong> Fernel, de Montdidier,<br />

venu la même année que lui à Paris.<br />

En arrivant, il a r<strong>et</strong>rouvé des « noyonnais »<br />

qui étudient à l'Université, Robert Cloppin, Jehan<br />

Fourquelin <strong>et</strong> parmi eux un parent, fils d'un procureur<br />

en cour d'Église, collègue de Gérard Cauvin,<br />

Pierre Robert, le futur traducteur de la <strong>Bible</strong><br />

en français, sous le nom d'Oliv<strong>et</strong>an. Celui-ci ne<br />

laisse pas d'avoir des conversations assez peu<br />

orthodoxes, telles qu'on en tient à Noyon-la-<br />

Sainte autour du promoteur, <strong>et</strong> qui plongent le<br />

jeune <strong>Calvin</strong> en de profondes réflexions.<br />

Les protestants ont-ils trouvé le chemin du<br />

coeur de l'homme d'affaires ? On pourrait le croire,


AU COLLÈGE MONTAIGU 35<br />

<strong>et</strong> l'écolier, quand il r<strong>et</strong>ourne dans sa famille,<br />

aux vacances, s'étonne de voir le père changé,<br />

plus irritable <strong>et</strong> moins respectueux des chanoines.<br />

Les relations qu'il entr<strong>et</strong>ient avec eux ne sont plus<br />

aussi cordiales, <strong>et</strong> les anticléricaux noyonnais ont<br />

beau jeu pour attiser sa colère. Peut-être aussi<br />

a-t-il introduit chez lui quelque femme secrètement<br />

attachée aux idées nouvelles, car il s'est remarié,<br />

<strong>et</strong> une autre épouse a remplacé la belle dévote.<br />

L'étudiant du collège Montaigu devait évoquer<br />

le souvenir de la morte, quand il pénétrait de<br />

nouveau dans la sacristie, qui avait conservé son<br />

odeur de cire chaude, de fleurs <strong>et</strong> d'encens.<br />

Tout destinait le jeune homme à vivre plus<br />

tard en une sacristie semblable, au fond de quelque<br />

village, <strong>et</strong> à s'y vêtir, chaque jour, des ornements<br />

sacerdotaux qu'il avait tant de fois vu les bedeaux<br />

replier au fond des grands coffres pleins de linge<br />

d'autel. Déjà il portait la marque du prêtre sur<br />

son crâne tonsuré. Et chacune de ses visites l'enfonçait<br />

un peu plus dans la cléricature, le donnait<br />

un peu plus sûrement à l'Église.<br />

Le vendredi 27 septembre 1527, sur l'intervention<br />

du chanoine Fauvel, il reçut du Chapitre<br />

la cure de Saint-Martin-de-Marteville près de<br />

Vermand, qu'il allait échanger un peu plus tard 1<br />

contre celle de Pont-l'Évêque, laquelle était d'un<br />

1. Le lundi 5 juill<strong>et</strong> 1529.<br />

Le 30 avril 1529 il avait abandonné à son frère Antoine<br />

sa portion de la chapelle de Gésine. Le 26 février 1530,<br />

Antoine ayant obtenu un autre bénéfice à Traversy<br />

près La Fère rendit à <strong>Jean</strong> la portion qu'il lui avait<br />

abandonnée.


36 CALVIN<br />

meilleur revenu <strong>et</strong> se trouvait située au lieu d'origine<br />

de son père 1.<br />

Ce don, qui grossissait sa fortune, eut-il le pouvoir<br />

de dérider momentanément l'homme de confiance<br />

des prébendés ? Gérard Cauvin semblait<br />

de plus en plus soucieux, <strong>et</strong> moins pressé de voir<br />

ses fils revêtus de la soutane. Il était en nouvelles<br />

difficultés avec le clergé au suj<strong>et</strong> de la succession<br />

du chapelain Nicolas Obry. Poursuivi en reddition<br />

de comptes, il n'avait rien produit, <strong>et</strong> l'Église le<br />

censurait <strong>et</strong> le blâmait. Pourquoi c<strong>et</strong>te négligence<br />

soudaine chez un homme qui, jusqu'alors, s'était<br />

montré diligent <strong>et</strong> ponctuel ? L'avait-on aigri<br />

contre ceux dont il administrait les biens, ou<br />

faut-il penser que sa nouvelle épouse était plus<br />

exigeante que la dévote, <strong>et</strong> l'avait entraîné en<br />

des dépenses <strong>et</strong> forcé à un train que sa fortune ne<br />

soutenir ?<br />

pouvait plus<br />

Quand il s'en r<strong>et</strong>ournait à son collège, le jeune<br />

Cauvin devait se souvenir des aigres propos que<br />

le promoteur avait tenus sur les prébendés, qui<br />

le menaçaient des foudres de l'Église, <strong>et</strong> des<br />

paroles des anticléricaux empressés à encourager<br />

Gérard Cauvin dans sa rébellion. L'écolier n'était-il<br />

pas terrorisé à la pensée d'une excommunication<br />

possible ?<br />

A Montaigu, il r<strong>et</strong>rouvait Béda, toujours échauffé<br />

par le souvenir d'un procès qu'il avait dirigé en<br />

1525, au nom de la Faculté de Théologie, contre<br />

l'évêque de Meaux, Briçonn<strong>et</strong>, coupable de protéger<br />

les « Bibliens », c'est-à-dire les lecteurs de<br />

la parole de Dieu en français.<br />

Alors, aigri par les menaces faites à son père,<br />

1. Son aïeul paternel y vivait encore.


AU COLLÈGE MONTAIGU 37<br />

secrètement prêché par les Noyonnais<br />

dans ses convictions par<br />

<strong>et</strong> troublé<br />

ses entr<strong>et</strong>iens<br />

tan <strong>et</strong> Cordier, son ancien professeur,<br />

avec Olive-<br />

tous deux<br />

ralliés<br />

traiter<br />

au protestantisme, il entendait le catholique<br />

d'impies <strong>et</strong> d'hérétiques ceux-là mêmes qui<br />

venaient d'affirmer à Gérard Cauvin que le<br />

papisme n'était que vaines pratiques <strong>et</strong> idolâtrie.<br />

<strong>Jean</strong> n'avait-il pas alors à se débattre, pris entre<br />

les vieilles croyances maternelles où l'ombre fraîche<br />

des églises catholiques s'étendait sur lui pour amollir<br />

son âme, <strong>et</strong> les idées neuves, les idées hardies,<br />

qui l'effrayaient tant qu'il n'osait se les avouer<br />

à lui-même ?<br />

Contempler Christ face à face, sans voile, sans<br />

prêtre qui le lui cache... être nu devant lui <strong>et</strong> l'adorer !<br />

A c<strong>et</strong>te pensée, il se sentait pris de vertige, <strong>et</strong><br />

peut-être alors voyait-il s'éclairer d'une lumière<br />

éblouissante les murs du vieux collège Montaigu,<br />

où le corps tenait si peu de place qu'on oubliait<br />

presque de le nourrir, <strong>et</strong> que toute la vie montait<br />

à la tête.<br />

Le jeune Cauvin dut passer environ quatre<br />

longues années au vieux collège de la « Montagne ».<br />

Puis le temps arriva de le quitter. Le cours de<br />

philosophie durait alors trois années <strong>et</strong> demi, <strong>et</strong><br />

l'on n'était admis à le suivre qu'après avoir subi<br />

un examen sur la grammaire <strong>et</strong> la rhétorique.<br />

Il fallait donc, au minimum, quatre ans pour devenir<br />

licencié-ès-arts. Cauvin, apparemment, fréquenta<br />

l'Université jusque vers la fin de 1527.<br />

Dans le même temps, Loyola arrivait à Montaigu.<br />

« Ils durent se croiser, le jeune Français de dix-huit<br />

ans monté sur un cheval, selon son habitude, <strong>et</strong><br />

l'Espagnol de trente-six ans à pied, la bourse garnie<br />

des quelques rares pièces d'or qu'il devait à la


38 CALVIN<br />

charité, <strong>et</strong> poussant devant lui un âne chargé<br />

de ses livres.<br />

les Exercitia<br />

De sa poche<br />

1<br />

spiritualia ».<br />

sortait un manuscrit,<br />

C<strong>et</strong>te fois encore, le jeune Cauvin r<strong>et</strong>ourne à<br />

Noyon.<br />

Les affaires du promoteur ecclésiastique y<br />

deviennent de jour en jour plus compliquées.<br />

Aussi, Gérard Cauvin est-il plein de rancune<br />

contre l'Église <strong>et</strong> d'un mot, il renverse l'avenir<br />

de son enfant : <strong>Jean</strong> ne sera pas curé ! — Que<br />

fera-t-il, alors ? Il aime le Christ, <strong>et</strong> ne se sent de<br />

goût que pour son service. D'autre part, il ne veut<br />

pas ressembler à ces hommes cupides qui sont<br />

attachés à ses autels <strong>et</strong> ne se soucient que des biens<br />

de la terre, quand ils ne devraient souhaiter que<br />

l'éternelle béatitude en la contemplation de Dieu.<br />

Que devenir ?<br />

Homme de loi, Gérard Cauvin entend que son<br />

fils fasse son droit. « C'est un meilleur moyen »,<br />

dit-il, « pour parvenir aux biens <strong>et</strong> aux honneurs. ».<br />

Cependant, il gardera ses chapellenies, pour ne<br />

rien perdre des bénéfices qu'elles rapportent. Il<br />

faut vivre de l'Église jusqu'au bout.<br />

Et c'est ainsi que le pseudo-chapelain prend la<br />

route d'Orléans, pour y suivre les cours de son<br />

Université.<br />

1. <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>, par E. Doumergue.


CHAPITRE III<br />

ORLÉANS<br />

du collège Montaigu à l'Université d'Or-<br />

PASSER léans, c'était passer de l'obscurité à la pleine<br />

lumière, de la tristesse à la joie, du silence au<br />

tumulte, ne plus entendre que rires, chansons <strong>et</strong><br />

brocs entrechoqués, ne plus voir que jeux, ébattement<br />

<strong>et</strong> folâtreries.<br />

Les cours terminés, chacun s'échappait vers<br />

son plaisir. La robe r<strong>et</strong>roussée <strong>et</strong> le bonn<strong>et</strong> de<br />

travers, maîtres <strong>et</strong> étudiants se précipitaient vers<br />

les jeux de paume, où souvent le jeune prince<br />

d'Orléans venait se mesurer avec les bourgeois.<br />

D'autres se<br />

sur les eaux<br />

« poussavant<br />

balançaient en de légères nacelles<br />

de la Loire, ou bien jouaient au<br />

» dans les îles. De tous côtés, des<br />

balles sifflaient, des avirons battaient le fleuve,<br />

des « ponts-neufs » s'échappaient des gosiers au<br />

milieu de francs éclats de rire.<br />

Des querelles éclataient quelquefois. Alors, élèves<br />

<strong>et</strong> professeurs se j<strong>et</strong>aient, l'arme haute, sur leurs<br />

ennemis, avec une promptitude égale, car les uns<br />

<strong>et</strong> les autres se plaisaient fort au bruit <strong>et</strong> au<br />

désordre.


40 CALVIN<br />

Mais ce qu'ils aimaient par-dessus tout, c'était<br />

festoyer. Les tavernes se trouvaient toujours en<br />

fête, <strong>et</strong> les pauvres bourgeois, rompus de cris <strong>et</strong><br />

ahuris de débauche, ne s'étonnaient plus de voir,<br />

chaque jour, de pleins tonneaux de vin couler dans<br />

les gorges.<br />

Le bruit de c<strong>et</strong>te jeunesse folle était fait pour<br />

étourdir un ancien élève du collège Montaigu, <strong>et</strong><br />

la cohue bariolée qui se répandait dans la ville,<br />

à de certaines heures, était bien le plus curieux<br />

mélange que l'on pût contempler.<br />

Des fils de princes, ducs ou comtes se faisaient<br />

accompagner de leurs domestiques <strong>et</strong> tenaient tout<br />

le pavé. La ville était peuplée de jeunes gens accourus<br />

de toutes les provinces, dont les accents divers<br />

se mêlaient, pleins d'exclamations bruyantes que<br />

chaque gosier poussait à sa mode.<br />

C<strong>et</strong>te foule de basochiens était divisée, « en<br />

moeurs <strong>et</strong> en langues », en dix nations. Chacune<br />

avait son receveur, son assesseur, son bibliothécaire<br />

<strong>et</strong> son bedeau portant «la robbe <strong>et</strong> la masse».<br />

Aux jours de cérémonies, l'eff<strong>et</strong> en était merveilleux.<br />

D'abord on voyait douze jeunes gens habillés<br />

de velours, puis deux cent soixante écoliers, conduits<br />

par un capitaine vêtu d'un haut-de-chausse<br />

de velours incarnat déchiqu<strong>et</strong>é avec des bouffants<br />

de taff<strong>et</strong>as d'argent, un pourpoint pareil, un coll<strong>et</strong><br />

de drap d'argent, des bagues <strong>et</strong> des pierreries pour<br />

deux mille écus. Venaient ensuite cinquante autres<br />

étudiants armés de pied en cap, ceux de la nation<br />

picarde habillés de taff<strong>et</strong>as <strong>et</strong> de satin viol<strong>et</strong>,<br />

ceux de la nation champenoise avec un coll<strong>et</strong><br />

déchiqu<strong>et</strong>é de maroquin d'Espagne, ceux de la<br />

nation française couverts de velours noir, chaîne<br />

au cou <strong>et</strong> bagues aux doigts, ceux de Paris <strong>et</strong>


ORLÉANS 41<br />

d'Orléans accoutrés à la turque, ceux de Touraine<br />

en taff<strong>et</strong>as orange <strong>et</strong> coiffés de bonn<strong>et</strong>s ronds sur<br />

lesquels flottaient des plumes blanches. Puis les<br />

bedeaux à masse, chevauchant en longues robes,<br />

<strong>et</strong> les bedeaux à verge. Enfin les professeurs de<br />

droit, sur des mules, vêtus d'une robe écarlate<br />

avec un chaperon de velours fourré d'hermine<br />

sur l'épaule, <strong>et</strong> chacun accompagné de deux domestiques.<br />

Le recteur en avait six, <strong>et</strong> portait un bonn<strong>et</strong><br />

de velours surmonté d'un aigle d'or. Le cortège<br />

serpentait dans des rues<br />

tendues de draperies que<br />

accrochaient au passage,<br />

étroites<br />

les armes<br />

cependant<br />

<strong>et</strong> tortueuses,<br />

des étudiants<br />

que les chevaux,<br />

affolés par le bruit des musiques, ruaient<br />

dans leurs belles images de velours <strong>et</strong> d'or.<br />

<strong>Calvin</strong> devait avoir triste mine, dans son galant<br />

habit de taff<strong>et</strong>as viol<strong>et</strong>.<br />

Dès son arrivée, au commencement de l'année<br />

1528, il avait pu reconnaître que, si l'on savait<br />

s'amuser à Orléans, l'on savait aussi y être savant,<br />

mais il ne comprenait guère c<strong>et</strong>te façon de s'instruire<br />

qui mêlait de la joie aux plus graves études<br />

<strong>et</strong> faisait de tous les basochiens de francs lurons<br />

toujours prêts à rire <strong>et</strong> à festoyer. Plutôt que de<br />

suivre leur exemple <strong>et</strong> de s'en aller apprendre ses<br />

leçons sur les promenades de la ville, en y lorgnant<br />

les belles dames qui passaient, il préférait s'enfermer<br />

dans sa chambre, où il travaillait souvent<br />

jusqu'après la minuit. Pour se garder l'esprit plus<br />

libre, il mangeait peu au souper. Le matin, par<br />

exemple, s'étant réveillé, il restait un moment au<br />

lit, afin de s'y remémorer <strong>et</strong> d'y « ruminer » tout<br />

ce qu'il avait étudié la veille. Il se plaisait au<br />

silence de sa chambre. Il aimait la r<strong>et</strong>raite <strong>et</strong> ne<br />

craignait rien tant que de devoir agir. Volontiers


42 CALVIN<br />

il fût resté là tout le jour, confiné avec ses livres.<br />

Déjà son corps débile répugnait à sortir d'entre les<br />

draps, <strong>et</strong> il éprouvait une volupté singulière à se<br />

sentir les membres bien reposés, cependant que<br />

l'esprit, délivré du soin de soutenir <strong>et</strong> d'animer<br />

la chair, s'abandonnait tout entier à sa passion<br />

d'apprendre.<br />

Mais il fallait aller aux Écoles, près de l'église<br />

Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles.<br />

Il était timide, craintif. La pensée d'affronter<br />

les étudiants qui s'y pressaient le m<strong>et</strong>tait hors de<br />

lui. Il ne pouvait se faire à leurs façons dissipées,<br />

<strong>et</strong> son indignation était si grande, qu'il en oubliait<br />

sa timidité pour apparaître au milieu d'eux, maigre,<br />

pâle <strong>et</strong> véhément, le sourcil levé sur un regard<br />

de feu. Il reprochait les plaisirs, les orgies de la<br />

nuit, les viandes englouties aux banqu<strong>et</strong>s monstrueux.<br />

La paleur de son ascétisme faisait mieux<br />

ressortir le cramoisi des joues allumées par le<br />

vin, <strong>et</strong> la santé qui débordait des gros garçons<br />

arrêtés dans leurs jeux, insultait à sa maigreur.<br />

Il s'emportait, menaçait de la colère divine, énumérait<br />

les fautes, j<strong>et</strong>ait à chacun son nom comme<br />

une insulte. Sans qu'il<br />

plein du ressentiment<br />

s'en rendit compte,<br />

de sa débilité. Son<br />

il était<br />

estomac<br />

se fût refusé à digérer le repas qu'il reprochait.<br />

Il fallait<br />

l'oeuvre<br />

qu'il fût sobre<br />

de son destin.<br />

<strong>et</strong> chaste pour accomplir<br />

On l'écoutait avec curiosité. Déjà il était devenu<br />

légendaire. « <strong>Jean</strong> sait décliner jusqu'à l'accusatif<br />

», disaient les basochiens, en s'écartant de lui.<br />

Ses accès de colère passés, <strong>Calvin</strong> avait de violents<br />

désespoirs. Pourquoi était-il possédé de c<strong>et</strong>te<br />

sorte de démon furieux, qui le faisait s'emporter<br />

avec ses meilleurs amis, <strong>et</strong> remplissait sa bouche


ORLÉANS 43<br />

d'aigres paroles alors que son coeur n'eût voulu<br />

exprimer que l'amitié dont il était plein ? Il souffrait<br />

de voir qu'on s'éloignait de lui, <strong>et</strong> se déses-<br />

pérait à sentir qu'il ne saurait jamais extirper<br />

de son être les sentiments tendres qu'il était<br />

capable, tout comme un autre, de ressentir.<br />

Certains, cependant, ne s'étaient pas laissé<br />

rebuter par sa mine <strong>et</strong> ses colères. Ils avaient deviné<br />

le feu qui brûlait ce corps, <strong>et</strong> déjà se réchauffaient<br />

l'âme au rayonnement de son amitié.<br />

Alors, le timide osait s'épancher. Son visage<br />

serré se détendait, son corps se faisait moins guindé,<br />

moins raide, son coeur se livrait. A Nicolas Duchemin,<br />

plus âgé que lui de quelques années, il déclarait<br />

plus tard en terminant une l<strong>et</strong>tre : « Adieu,<br />

mon Duchemin, mon ami, qui m'es plus cher que<br />

la vie. » — Il disait de François de Connan, fils<br />

d'un maître de la Chambre des Comptes de Paris :<br />

« Le plus sage <strong>et</strong> le plus disert des amis. Il suffit<br />

de son avis pour que je persiste dans mes proj<strong>et</strong>s<br />

ou que je les abandonne. »<br />

Mais à tous, il préférait François Daniel. La<br />

maison du jeune homme était pour lui le plus<br />

doux refuge. Elle avançait un joli balcon fermé<br />

à l'angle de la rue de la Boucherie, <strong>et</strong> les chanoines<br />

y habitaient. Au sortir de sa chambre d'étudiant<br />

solitaire, <strong>Calvin</strong> aimait aller se reposer dans c<strong>et</strong>te<br />

famille unie <strong>et</strong> pieuse qui, peut-être, le remplissait<br />

du souvenir de la demeure paternelle où le bonheur<br />

avait longtemps régné. Il se plaisait en ce foyer<br />

paisible, où chacun vivait dans l'amour du Seigneur.<br />

L'une des soeurs de Daniel brûlait du désir<br />

d'entrer au couvent. Mais l'autre, Françoise, sans<br />

doute devait rester dans le monde... Et le regard<br />

de <strong>Calvin</strong> se posait avec complaisance sur la jeune


44 CALVIN<br />

fille sagement assise devant son rou<strong>et</strong>, <strong>et</strong> dont les<br />

doigts laborieux tressaient leur quenouillée de lin.<br />

Ce n'était point tant la forme de son visage <strong>et</strong><br />

la rondeur de ses épaules que la modestie de son<br />

maintien <strong>et</strong> l'air de sagesse répandu sur toute sa<br />

personne qui lui plaisaient en elle. Ne serait-elle<br />

pas l'idéale compagne, l'épouse chaste <strong>et</strong> pieuse<br />

qui aiderait son mari à marcher dans la voie du<br />

Seigneur ?<br />

Duchemin habitait à quelques pas de là, dans<br />

la ruelle du Pommier. Un arc roman, qui donnait<br />

accès sur une cour où l'on trouvait un puits couvert,<br />

formait l'entrée de sa maison, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />

accompagné de Daniel, y allait souvent le chercher.<br />

Entre les cours, les jeunes gens se réunissaient.<br />

Connan se joignait à eux. Cependant que les<br />

basochiens bruyants <strong>et</strong> tumultueux escaladaient<br />

les bancs pour courir à leur plaisir, les quatre amis<br />

se dirigeaient sagement vers les lieux écartés de<br />

la ville afin de pouvoir s'y entr<strong>et</strong>enir en paix.<br />

Ils venaient de disputer des heures durant, <strong>et</strong><br />

ils disputaient encore, mais, c<strong>et</strong>te fois, ils étaient<br />

revenus au suj<strong>et</strong> cher entre tous, à celui de la<br />

religion.<br />

Les trois amis de <strong>Calvin</strong>, dont deux se destinaient<br />

à la prêtrise, se tenaient fermes dans leur<br />

foi catholique, en dépit de l'esprit qui régnait<br />

à l'Université d'Orléans, où maîtres <strong>et</strong> élèves se<br />

montraient singulièrement favorables aux idées<br />

nouvelles. Mais <strong>Calvin</strong>, déjà, était torturé de<br />

doutes, <strong>et</strong> il échappait souvent à la compagnie de<br />

ses amis pour se r<strong>et</strong>rouver seul avec lui-même.<br />

Les mauvaises nouvelles qu'il recevait de Noyon<br />

achevaient de le bouleverser. Trois contraintes<br />

avaient été décernées contre Gérard Cauvin par


ORLÉANS 45<br />

le Chapitre, le 15 mai, le 10 juill<strong>et</strong> <strong>et</strong> le 30 août 1528.<br />

Le 13 novembre il y en avait eu une quatrième,<br />

<strong>et</strong> le promoteur ne bougeait pas. Il se terrait dans<br />

sa maison. Avait-il dépensé l'héritage qu'on l'accusait<br />

d'avoir détourné, ou bien entendait-il que<br />

son attitude fût une profession de foi ? Son existence<br />

commençait à devenir assez pénible. C<strong>et</strong><br />

homme, poursuivi par le clergé, harcelé par ses<br />

émissaires, ne pouvait faire un pas hors de chez<br />

lui sans se cogner dans un ecclésiastique ou quelque<br />

dévot, qui le menaçait de l'excommunication. On<br />

lui criait des injures par sa porte, on le traitait<br />

peut-être de voleur, <strong>et</strong> les gens se montraient au<br />

doigt sa femme quand elle s'aventurait dans la<br />

rue.<br />

Mu<strong>et</strong>, grave, <strong>Jean</strong> imagine les paroles amères<br />

que la rancoeur doit arracher à son père. L'homme<br />

d'affaires du Chapitre a été mis dans le secr<strong>et</strong><br />

de toutes les tractations, de toutes les querelles<br />

avec les gens de la ville. Lui-même, en maintes<br />

occasions, a donné d'utiles conseils <strong>et</strong> s'est employé<br />

à grossir habilement le gain de ses clients. Il le<br />

rappelle maintenant pour se faire une arme de<br />

ses services passés <strong>et</strong> déconsidérer ceux qui, jusqu'alors,<br />

l'ont employé. Son fils Charles l'écoute,<br />

frémissant de colère. Lui aussi est travaillé par<br />

les idées nouvelles, <strong>et</strong> ce jeune clerc prononce des<br />

paroles peu orthodoxes, des paroles violentes qui<br />

étonnent en c<strong>et</strong>te maison ou jusqu'alors le prêtre<br />

fut révéré.<br />

<strong>Jean</strong>, de plus en plus sombre, se souvient du<br />

temps où les prébendés venaient porter à l'homme<br />

d'affaires leurs p<strong>et</strong>ites querelles d'intérêt. De nou-


46 CALVIN<br />

veau, il ne voit plus en eux que l'appât du gain,<br />

le souci du temporel. Et la vision du Christ pauvre,<br />

du Christ charitable, s'oppose à ce tableau de<br />

lucre pour les lui rendre plus odieux. Non, ce ne<br />

sont pas eux qui peuvent montrer Dieu aux fidèles.<br />

Ils conduisent à l'erreur <strong>et</strong> à l'idolâtrie ceux qui<br />

les suivent. Et <strong>Calvin</strong> tourne des regards complaisants<br />

vers les gens hardis qui ne veulent plus du<br />

prêtre <strong>et</strong> prétendent n'avoir besoin que de la <strong>Bible</strong><br />

pour se conduire selon les vues de Dieu.<br />

Tout ne montre-t-il pas qu'ils sont dans la<br />

vérité ? Leur maintien est grave. Ils n'ont dans la<br />

bouche que des paroles sévères <strong>et</strong>, bien loin de se<br />

dissiper en vains spectacles <strong>et</strong> en vains propos,<br />

ils font de Dieu l'obj<strong>et</strong> continuel de leurs préoccupations.<br />

Ce sont les convaincus qui se sont scandalisés.<br />

Les autres, les tièdes, les indifférents,<br />

continuent de former le troupeau bêlant des<br />

fidèles. <strong>Calvin</strong> se plaît aux façons des révoltés<br />

qui entourent son père <strong>et</strong> se traitent mutuellement<br />

« de frères », ainsi que le faisaient les chrétiens de<br />

la primitive Église.<br />

<strong>Calvin</strong> sentait le vieil édifice des croyances<br />

ancestrales crouler en lui, <strong>et</strong> commençait à « rechercher<br />

quelque cach<strong>et</strong>te », afin d'y fouiller âprement<br />

sa conscience. Alors, il était épouvanté.<br />

« Car toutes fois <strong>et</strong> quantes que je descendoy en moy »,<br />

dit-il, « ou que j'eslevoy le coeur à toy » (Dieu), « une<br />

si extrême horreur me surprenait qu'il n'y avait purifications<br />

ni satisfactions qui m'en peussent aucunement<br />

guérir. Et ! tant que je me considéroy de près, tant<br />

plus rudes aiguillons pressoient ma conscience, tellement<br />

qu'il ne me demeuroit autres soulas ni confort,<br />

sinon de me tromper moy-mesme en m'oubliant. »


ORLÉANS 47<br />

Il voulait se fuir, mais n'y parvenait pas. Il<br />

revenait toujours à se poser les mêmes questions,<br />

<strong>et</strong> s'enfonçait de plus en plus dans sa conviction<br />

de la fatalité. Les efforts qu'il faisait pour s'en<br />

dégager ne servaient qu'à l'y embourber davantage,<br />

tel le malheureux qui s'enlise dans les terres<br />

mouvantes d'une fondrière.<br />

Qu'est-ce donc, se disait-il, que veulent tous<br />

ces gens qui s'agitent, <strong>et</strong> se nomment protestants ?<br />

Ils prétendent se rebeller contre Rome, <strong>et</strong> en<br />

appeler à Dieu. Ils méprisent les hommes interprètes<br />

de la parole de Dieu. Comme ils ont raison !<br />

A c<strong>et</strong>te pensée, un ricanement lui échappait.<br />

Y a-t-il plus grande ivrognerie de l'esprit humain<br />

que de prétendre à interpréter Dieu ? <strong>Calvin</strong>,<br />

lui aussi, ne voulait s'en rapporter qu'à Dieu.<br />

Et il lui criait désespérément : « Inspire-moi ! »<br />

Les hommes sont impurs <strong>et</strong> tièdes — ou plutôt<br />

ils ne sont rien ! Ils ne peuvent rien ! Dieu seul<br />

existe. Il est infini. Il est parfait. Il est tout !<br />

l'homme un pur rien. Il n'y a pas de commune<br />

mesure entre l'homme <strong>et</strong> Dieu. Comparés à son<br />

immensité <strong>et</strong> à sa perfection, le monde n'est rien,<br />

la vertu humaine devient turpitude, la plus grande<br />

splendeur terrestre, nuit ; la créature, inexistante.<br />

Ses oeuvres sont donc indifférentes à Dieu, puisqu'auprès<br />

de Lui elle n'existe pas. Ce qui n'existe<br />

pas ne peut avoir de mérite. Dieu est tout, en<br />

dehors de Lui il n'y a rien !<br />

C<strong>et</strong>te idée violente par quoi <strong>Calvin</strong> cherchait<br />

à se dépasser lui-même, le plongeait dans une<br />

ivresse intellectuelle ravissante. Mieux qu'eût pu<br />

le faire l'hydromel des tavernes où s'entassait la<br />

basoche tapageuse d'Orléans, elle lui inspirait une<br />

sorte d'horreur ravie, <strong>et</strong> cependant que, dans la


48 CALVIN<br />

ville, les écoliers s'en allaient s'ébattre avec les<br />

femmes de leur plaisir, l'homme solitaire répétait<br />

sans fin : « Seigneur, inspire-moi, Je ne suis rien !<br />

je ne puis rien sans toi ! »<br />

Le lendemain on le r<strong>et</strong>rouvait au cours. Le<br />

sombre<br />

humanité<br />

promeneur s'était<br />

qu'il méprisait<br />

replongé dans<br />

en se méprisant<br />

c<strong>et</strong>te<br />

luimême.<br />

Nul ne pouvait se douter du grand feu<br />

d'amour qui brûlait en lui, car la passion furieuse<br />

qu'il avait pour Dieu ne rejaillissait pas sur ses<br />

créatures. Les hommes ne sont que turpitudes,<br />

vices <strong>et</strong> blasphèmes. Dieu en voit peu d'un oeil<br />

favorable, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> imitait Dieu. Ceux en qui le<br />

Tout-Puissant besognait étaient ses amis, mais<br />

combien en pouvait-il compter qui témoignaient<br />

de la faveur de l'Éternel, en c<strong>et</strong>te Université<br />

dissolue <strong>et</strong> tapageuse ? Trois : Daniel, Duchemin,<br />

Connan 1. Ceux-là, il les aimait véritablement,<br />

s'éprenant en eux de ce que le Seigneur avait<br />

bien voulu leur départir d'excellent. Dans les autres,<br />

il ne voyait que tourbe <strong>et</strong> pourriture. Son oeil était<br />

froid, son visage fermé, ses lèvres minces se fronçaient<br />

en une moue de dédain.<br />

Mais voilà que, tout à coup, ses joues se coloraient,<br />

il se redressait. Son buste émergeait de la<br />

cohue des élèves entassés dans la grande salle<br />

1. Ce sont pourtant les seuls amis qui ne le suivent<br />

pas.<br />

Duchemin devint chanoine <strong>et</strong> officiai au Mans.<br />

Connan fût magistrat à Paris.<br />

Daniel devint bailli à Orléans <strong>et</strong> administrateur de<br />

Saint-Benoît.<br />

La séduction de <strong>Calvin</strong> n'a pas opéré sur eux.<br />

Il reste en relations épistolaires avec eux, surtout avec<br />

Daniel qui pardonna à son fils François lorsqu'il rejoignit<br />

<strong>Calvin</strong> à Genève en 1559.


ORLÉANS 49<br />

nue qui occupait tout l'étage de la maison de<br />

l'école. C'était l'heure de la conférence entre<br />

élèves, <strong>et</strong> le taciturne se muait en orateur éblouissant.<br />

Le Picard reparaissait. Il avait le mot franc,<br />

la répartie rapide, <strong>et</strong> sa nature processive le poussait<br />

à l'attaque, qu'il menait d'un train hardi.<br />

Sa diction était sobre <strong>et</strong> ne manquait pas d'élégance.<br />

Il passa brillamment ses examens de<br />

« licencié ès-lois ». Ses professeurs, <strong>et</strong> parmi eux<br />

Pierre de l'Estoile, son maître préféré, se montraient<br />

si enchantés de lui qu'ils le voulurent<br />

nommer docteur en le dispensant des droits<br />

d'examen.<br />

Mais <strong>Calvin</strong> n'adm<strong>et</strong>tait point la faveur. Il<br />

refusa <strong>et</strong>, désireux d'ouïr <strong>et</strong> de voir André Alciat,<br />

prit la route de Bourges avec son ami Daniel,<br />

vraisemblablement après les vacances de Septembre<br />

1529. Il était resté un an à Orléans.<br />

CALVIN. 4


CHAPITRE IV<br />

BOURGES<br />

Alciat, né à Milan <strong>et</strong> amené d'Avignon à<br />

CET Bourges, c<strong>et</strong>te même année 1529, par les échevins<br />

de la ville, était un grand <strong>et</strong> gros homme, affamé<br />

de nourriture <strong>et</strong> d'or. Ses livres avaient rajeuni<br />

l'enseignement du droit, <strong>et</strong> le nom de leur auteur<br />

était devenu célèbre dans toutes les Universités.<br />

Les étudiants s'étaient donc empressés d'accourir<br />

à ses leçons. Ils avaient été amèrement déçus<br />

de constater, alors, que le corpulent personnage,<br />

si moderne dans ses écrits, quand il était en chaire<br />

professait tout bonnement à la façon de ses<br />

devanciers <strong>et</strong>, tout autant qu'eux, les perdait<br />

dans des subtilités sans fin, en usant d'un latin<br />

dont la barbarie les révolta. Menant grand tapage,<br />

ils lui avaient demandé de substituer un langage<br />

élégant à son langage plein de rusticité, car aujourd'hui,<br />

disaient-ils, au milieu de c<strong>et</strong>te masse de<br />

livres <strong>et</strong> de professeurs, il faut être « un franc<br />

Béotien <strong>et</strong> un épais génie pour rester médiocre dans<br />

la culture des l<strong>et</strong>tres ».<br />

Ce fut très probablement dans le temps de c<strong>et</strong>te<br />

dispute qu'arrivèrent <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> son ami Daniel.


BOURGES 51<br />

La ville était pleine de cris, <strong>et</strong> partout l'on voyait<br />

gesticuler des étudiants mécontents. Ils en avaient<br />

assez, disaient-ils, des discussions interminables<br />

<strong>et</strong> oiseuses où les entraînait Alciat, ils ne voulaient<br />

plus qu'on imitât les « refendeurs de grains de<br />

cumin », les « graveurs sur cresson », <strong>et</strong> les « lécheurs<br />

de rien ». Des bruits circulaient, qui n'étaient pas<br />

faits pour calmer leur colère. On accusait le gros<br />

homme de pressurer les écoliers auxquels il conférait<br />

le grade de bachelier, licencié ou docteur.<br />

Des gens affirmaient qu'au lieu de trois ou quatre<br />

écus, il réclamait cinquante <strong>et</strong> même cent écus,<br />

quand l'étudiant était de bonne famille.<br />

Les jeunes gens désertaient les cours, <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>enaient<br />

un grand désordre dans la ville.<br />

Alciat n'avait donc plus à prendre la peine de<br />

monter en chaire. Il n'en paraissait point fâché,<br />

<strong>et</strong> ne laissait pas de s'étendre avec une certaine<br />

complaisance sur la bouderie des basochiens, en<br />

en rej<strong>et</strong>ant la faute sur la « direction de certains<br />

chefs qui jouissaient de beaucoup d'autorité parmi<br />

eux ».<br />

<strong>Calvin</strong> fut peut-être l'un de ces chefs. En dépit<br />

de son humeur sauvage, il exerçait un très grand<br />

ascendant <strong>et</strong> une grande séduction sur ses cama-<br />

rades, qui devaient bientôt le nommer procureur<br />

de la nation de Picardie.<br />

Il habitait rue Mirebau, à quelques pas du couvent<br />

des Augustins, où il enseigna la rhétorique<br />

nous dit Catherinot. Les écoles, réputées pour leur<br />

austérité, étaient installées au pied de la cathédrale<br />

dans une Maison-Dieu du VIIe siècle devenue libre,<br />

<strong>et</strong> où l'on pouvait lire encore, en latin, c<strong>et</strong>te inscription<br />

: « Crains Dieu, secours les pauvres, souviens-<br />

toi de la fin ». Il s'y rendait souvent en compagnie


52 CALVIN<br />

de son ami Collardon, qui logeait, à l'angle de<br />

la rue Tromp<strong>et</strong>te <strong>et</strong> de la rue du Grand-Saint-<br />

Christophe 1. D'autres fois on le trouvait en la<br />

compagnie de deux moines, <strong>Jean</strong> Michel <strong>et</strong> <strong>Jean</strong><br />

Chaponneau, dont les idées ne laissaient pas d'être<br />

assez peu orthodoxes. De ces religieux tout prêts<br />

à abandonner le froc, il passait à son maître,<br />

l'Allemand Melchior Wolmar, qui avait résolu de<br />

le convertir au luthéranisme. <strong>Calvin</strong> était tombé<br />

dans un nid de protestants. Autour de lui, la<br />

jeunesse s'enthousiasmait pour les idées de Luther.<br />

Marguerite de Navarre, à qui son frère François<br />

1er venait de donner le Berry, s'efforçait de<br />

remplir son Université de gens doctes <strong>et</strong> habiles,<br />

<strong>et</strong> elle avait appelé Melchior Wolmar pour qu'il<br />

enseignât les l<strong>et</strong>tres grecques, qu'il entendait fort<br />

bien, <strong>et</strong> qu'on ne connaissait guère en France à<br />

c<strong>et</strong>te époque. C<strong>et</strong> Allemand, qui était grand luthérien,<br />

encore qu'il contrefît le catholique, avait<br />

bientôt remarqué l'intelligence de <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> s'appliquait<br />

à le fortifier dans son protestantisme<br />

naissant. Le tenant pour un travailleur exceptionnel,<br />

il ne lui ménageait point la besogne.<br />

Il avait commencé par lui enseigner le grec<br />

<strong>et</strong> l'hébreu afin de lui perm<strong>et</strong>tre de lire la <strong>Bible</strong><br />

dans les textes originaux. Déjà il comptait beau-<br />

coup sur lui pour l'avancement de la réforme,<br />

<strong>et</strong> écrivait à Farel :<br />

Quant à <strong>Jean</strong>, je ne crains pas tant son esprit de<br />

travers que j'en espère bien : Car ce vice est propre à<br />

l'avancement de nos affaires, pour le rendre un grand<br />

défenseur de nos opinions, parce qu'il ne pourra si<br />

aisément être pris qu'il ne puisse envelopper ses adversaires<br />

en des empêchements plus grands.<br />

1. Aujourd'hui rue des Beaux-Arts <strong>et</strong> Cour Sarlon.


BOURGES 53<br />

Souvent, en descendant de chaire, il le prenait<br />

sous le bras <strong>et</strong> devisait avec lui dans la cour du<br />

collège. Il l'entr<strong>et</strong>enait de mythologie grecque,<br />

qui faisait ses délices, mais il sentait bien que<br />

l'autre ne l'écoutait qu'à demi, en sorte qu'un<br />

jour, il lui déclara :<br />

Sais-tu bien que ton père s'est trompé sur ta vocation ?<br />

Tu n'es pas appelé, comme Alciati, à prêcher sur le<br />

droit, ni, comme moi, à débiter du grec. Livre-toi à la<br />

théologie, car la théologie est la maîtresse science de<br />

toutes les sciences 1.<br />

<strong>Calvin</strong> ne demandait pas autre chose. Alors<br />

on parla de Luther, éperdument. Sans doute le<br />

maître <strong>et</strong> l'élève se r<strong>et</strong>iraient-ils en quelque<br />

chambre bien close quand ils s'entr<strong>et</strong>enaient d'un<br />

tel suj<strong>et</strong>.<br />

On imagine les deux hommes, le visage baigné<br />

par la lueur jaune d'une lampe, assis devant quelque<br />

haut pupitre où est ouvert un livre. L'un a<br />

les mains levées. Il explique <strong>et</strong> s'enthousiasme,<br />

heureux de pouvoir dire enfin ce que, pendant<br />

tout le jour, il a tenu secr<strong>et</strong>, enfermé, comprimé<br />

au plus profond de lui-même. L'autre, le disciple<br />

hal<strong>et</strong>ant, a le cou tendu <strong>et</strong> l'oeil avide. Voici qu'on<br />

lui apporte enfin ce qu'il attend, ce qu'il appelle<br />

depuis des mois. Est-ce donc une promesse de<br />

bonheur ? — Non. Il apprend que la créature<br />

n'est pas justifiée par ses oeuvres, <strong>et</strong> qu'il n'est<br />

pas libre. Mais ce dogme de la fatalité, si affreux<br />

qu'il soit, fortifie l'idée qu'il s'est formée de Dieu,<br />

<strong>et</strong> cela seul importe, car il est homme à pouvoir<br />

contempler l'infini sans que le vertige le prenne<br />

1. Florimond de Rémond, p. 882.


54 CALVIN<br />

<strong>et</strong> qu'il en demeure ébloui. L'être humain n'est<br />

pas libre parce que Dieu est infini. L'homme n'est<br />

pas libre, si Dieu est tout-puissant <strong>et</strong> tout-prescient.<br />

Donc l'homme n'est pas libre. Puisqu'il n'est pas<br />

libre, il n'a devant Dieu aucun mérite à bien faire,<br />

concluait <strong>Calvin</strong> avec une implacable logique. S'il<br />

s'épouvante de c<strong>et</strong>te fatalité <strong>et</strong> crie à l'injustice,<br />

il ne sait pas concevoir l'infini. Il veut renfermer<br />

Dieu dans des limites. Donner une borne à Dieu<br />

est insensé, c'est une idée de païen.<br />

Une bonne action humaine en face de Dieu est<br />

un pur rien. Y en eût-il des milliers <strong>et</strong> des milliers,<br />

que c<strong>et</strong> amoncellement de bonnes actions humaines<br />

resterait un pur rien. Qui ne comprend pas cela<br />

n'a pas idée du parfait. <strong>Calvin</strong>, lui, a l'idée du<br />

parfait. Et l'on dirait qu'il goûte une âpre joie<br />

à se repaître de la pensée de son propre néant.<br />

N'est-ce pas déjà tromperie de malade à ses<br />

maux ? Répéter sans cesse : « Je ne suis rien,<br />

je ne puis rien, je n'existe pas! » c'est leur dire<br />

à eux-mêmes : « Puisque je n'existe pas, vous<br />

n'existez pas ! Le néant n'engendre que du néant ! »<br />

L'homme n'a que les mérites que Dieu veut bien<br />

lui donner ! répétait <strong>Calvin</strong> avec un farouche<br />

entêtement. Il ne peut rien par lui-même. Il doit<br />

le savoir, pour ne point concevoir d'orgueil de<br />

ses oeuvres, ce qui serait une folie ridicule, pis,<br />

une monstruosité abominable.<br />

L'institution chrétienne venait de naître. Jamais<br />

encore l'homme n'avait apporté tant de fureur<br />

à se dépouiller lui-même, tant de désintéressement,<br />

il faut bien le dire, dans sa conception de Dieu.<br />

Quand c<strong>et</strong>te idée de l'infini <strong>et</strong> de ses conséquences<br />

commença de se former en lui, <strong>Calvin</strong><br />

n'osa pas se l'avouer ouvertement. Il continua de


BOURGES 55<br />

prêcher le catholicisme, mais il dût sans doute<br />

affirmer davantage sa foi intime, la foi évangélique<br />

dont il se sentait animé.<br />

Avant d'affronter le grand public des villes,<br />

beaucoup d'étudiants s'en allaient à la campagne,<br />

afin de s'y exercer dans l'art de la parole. <strong>Calvin</strong><br />

suivit leur exemple.<br />

Maigre <strong>et</strong> jaune, l'estomac déjà délabré par<br />

les privations qu'il lui imposait <strong>et</strong> la tête battue<br />

de sa migraine, il marchait à grands pas. Il passait<br />

dans la rue des Arènes, <strong>et</strong> les ouvriers occupés<br />

à construire l'hôtel d'un riche marchand italien,<br />

où devait un jour habiter Cujas, sans doute<br />

abandonnaient leur truelle <strong>et</strong> leur pioche pour<br />

regarder s'éloigner c<strong>et</strong> homme pensif qui n'avait<br />

pas donné un regard à leurs travaux. Voyait-il<br />

davantage la devise écrite sur la porte de Jacques<br />

Coeur, <strong>et</strong> qui semblait lui prédire son propre avenir :<br />

« A vaillans cuers, riens impossible » ?<br />

Il s'engageait dans la rue du Dieu d'Amour.<br />

Il y avait au bout une grosse tour flanquée d'autres<br />

tours, avec des murs énormes. C'était la clef de<br />

la ville. On y avait relégué la fameuse cage en fer<br />

<strong>et</strong> en bois où Louis XI enfermait ses victimes,<br />

<strong>et</strong>, toute rouillée qu'elle fût, elle inspirait encore<br />

un sentiment de terreur aux gens qui la contem-<br />

plaient. Quelquefois le bourreau <strong>et</strong> ses aides préparaient<br />

un bûcher devant la grosse tour pour<br />

y brûler un condamné.<br />

Sans s'arrêter, <strong>Calvin</strong> avait franchi l'enceinte<br />

de la ville <strong>et</strong>, maintenant, ses longues jambes battaient<br />

sa robe de clerc d'un rythme plus précipité,<br />

heureuses de sentir le sol sous leurs semelles, de<br />

le vaincre en quelque sorte par le pas qu'elles lui<br />

imposaient. C<strong>et</strong> homme débile aimait la marche.


56 CALVIN<br />

Il y rompait ses nerfs. La fatigue physique calmait<br />

les humeurs atrabilaires dont il était souvent<br />

encombré, <strong>et</strong> le grand air refroidissait son cerveau<br />

échauffé. La cadence de son pas l'aidait à m<strong>et</strong>tre<br />

ses idées en ordre dans sa tête. Il avait le jarr<strong>et</strong><br />

dur, la jambe solide, <strong>et</strong> il était capable de fournir<br />

une longue étape.<br />

Il allait donc. Il s'arrêtait à Lignières, à Asnières,<br />

entrait dans les maisons <strong>et</strong> dans les granges,<br />

souvent montait dans la chaire des humbles églises<br />

campagnardes.<br />

Les seigneurs des villages où il prêchait se plaisaient<br />

à l'entendre, l'attiraient dans leurs châ-<br />

teaux, <strong>et</strong> l'un d'eux, le sire Philbert de Beaujeu,<br />

se montrait enchanté de ses prédications. Il déclarait<br />

que <strong>Calvin</strong> prêchait mieux que les moines,<br />

<strong>et</strong> allait rondement en besogne 1.<br />

<strong>Calvin</strong> revenait à Bourges, ayant fait parfois<br />

ses dix lieues de marche, <strong>et</strong>, sans prendre le temps<br />

de se reposer, se m<strong>et</strong>tait à sa table de travail.<br />

Il apprenait le grec, l'hébreu <strong>et</strong> le syriaque, sans<br />

oublier le droit, pour quoi il était à Bourges, <strong>et</strong><br />

prêchait sur le tout. Déjà il n'avait plus un instant<br />

à lui. Sa chandelle brûlait tard dans la nuit, sous<br />

le haut pignon de la maison où il logeait. La joue<br />

creuse <strong>et</strong> la sueur au front, il étudiait sans relâche.<br />

Le matin, au réveil, il avait dans la bouche l'arrière-<br />

goût de son propre néant. Sa tête était lourde,<br />

il se sentait l'estomac vide. Mais où prendre le<br />

temps de le nourrir ? Il lui fallait courir à l'Université.<br />

Après quoi Wolmar l'emmènera pour lui<br />

1. Ces prédications durent s'effectuer vers 1532, au<br />

cours d'un voyage de <strong>Calvin</strong> à Bourges, au moment de<br />

son séjour à Paris.


BOURGES 57<br />

parler de Luther 1. Durant plusieurs heures il va<br />

s'échauffer, se rompre d'enthousiasme. Sur quoi<br />

il battra la campagne pour répandre la foi du<br />

Christ.<br />

Au milieu de toutes ces occupations, il était<br />

plein de colère <strong>et</strong> de douleur. Les nouvelles qu'il<br />

recevait de Noyon se montraient de plus en plus<br />

mauvaises. L'Église avait excommunié son père.<br />

Gérard Cauvin devait se tenir loin de ses semblables,<br />

<strong>et</strong> ceux qui se disaient bons chrétiens avaient le<br />

devoir de le fuir comme ils eussent fui un chien<br />

galeux ou un lépreux pour ne point se souiller<br />

à son contact.<br />

Il était devenu semblable à ces obj<strong>et</strong>s impurs<br />

dont parle la <strong>Bible</strong> avec un grand mépris, en<br />

recommandant de ne pas s'en approcher. L'ancien<br />

promoteur du Chapitre, jusque-là respecté, vivait<br />

maintenant dans la honte, l'opprobre, <strong>et</strong> sans<br />

doute aussi la pauvr<strong>et</strong>é.<br />

En mars 1531, <strong>Calvin</strong> profitant des vacances<br />

passa par Orléans pour se rendre à Paris. Son ami<br />

Duchemin l'avait prié d'y veiller à l'impression<br />

de sa réponse à Alciat. Mais le plus pressé pour<br />

lui était d'aller à Noyon.<br />

Il trouva la maison accablée d'une grande tristesse.<br />

Le père âgé y finissait des jours misérables.<br />

L'Église n'avait pas levé son excommunication<br />

<strong>et</strong>, de plus, venait de rej<strong>et</strong>er de son sein Charles, le<br />

curé, qui, pour défendre son père, s'était emporté<br />

une fois jusqu'à battre un moine. Aussi les deux<br />

1. Dans la maison de Wolmar, <strong>Calvin</strong> rencontra un<br />

enfant d'une dizaine d'années qui avait l'air de considérer<br />

Wolmar comme son propre père. C'était Théodore de<br />

Bèze qui devint l'ami, puis le successeur de <strong>Calvin</strong>.


58 CALVIN<br />

hommes étaient-ils pleins de rage. Ils ricanaient<br />

en entendant sonner les cloches des innombrables<br />

églises de la ville <strong>et</strong> défiler en procession des<br />

prêtres devant qui, malgré tout, il leur fallait<br />

bien s'incliner quand ils passaient en portant<br />

l'hostie dans un ostensoir d'or.<br />

Que Dieu fût entre leurs mains les m<strong>et</strong>tait hors<br />

d'eux. Ils pensaient que cela l'eût souillé, s'il<br />

eût été possible de souiller Dieu. Et Charles, le<br />

plus furieux, le plus violent, ne laissa pas de rapporter<br />

à <strong>Jean</strong> tout ce qu'il avait pu glaner d'histoires<br />

scandaleuses touchant les ecclésiastiques.<br />

<strong>Calvin</strong>, en échange, l'initia aux théories du luthérianisme<br />

1. Et toujours les cloches bourdonnaient,<br />

les processions chantaient, les statues fleuries se<br />

balançaient sur leurs emballoirs drapés de velours<br />

à fleurs de lis. Les deux excommuniés en recevaient<br />

comme une insulte permanente. S'ils se fussent<br />

avisés de sortir de leur maison, les dévots effrayés<br />

leur eussent peut-être j<strong>et</strong>é des pierres afin de<br />

préserver les pieux obj<strong>et</strong>s de leur contact impur.<br />

Alors <strong>Calvin</strong>, dans son désespoir <strong>et</strong> sa haine de<br />

tout ce qui passait devant la demeure de son père,<br />

imaginait une église sans cloches, sans processions,<br />

sans statues, une église pauvre <strong>et</strong> nue.<br />

Il s'apprêtait à quitter Noyon, quand Gérard<br />

Cauvin tomba malade. L'état du vieillard, tout<br />

d'abord, n'inspira pas d'inquiétudes aux siens.<br />

Ils le croyaient sans gravité, <strong>et</strong> <strong>Jean</strong>, soignait<br />

1. Son père <strong>et</strong> son frère l'ont précédé dans l'hérésie<br />

l'un timidement, l'autre ouvertement. Mais ce n'est pas<br />

<strong>Calvin</strong> qui les influença. Il n'était âgé que de 22 ans<br />

au moment de l'excommunication de 1531 <strong>et</strong> était encore<br />

attaché à la religion catholique.


BOURGES 59<br />

son père avec une grande sollicitude, quand, brus-<br />

quement, le mal empira, <strong>et</strong> l'ancien promoteur<br />

mourut le 26 mai 1531, laissant la famille stupéfaite.<br />

Alors, il arriva c<strong>et</strong>te chose singulière : celui qui,<br />

toute sa vie, avait fait profession de servir l'Église,<br />

c<strong>et</strong> habitué des sacristies <strong>et</strong> des chapelles que<br />

pendant près de cinquante ans on avait vu au<br />

milieu des prêtres, étant mort sous le coup des<br />

censures ecclésiastiques, ne put être inhumé en<br />

terre sainte. Sa famille ne savait plus que faire<br />

de son corps. Il était un grand embarras pour les<br />

siens, qui déjà couraient de tous côtés afin d'obtenir<br />

la levée de l'interdit de sépulture.<br />

Il fallait se hâter. Des courriers pressés frappent<br />

à la porte des chanoines convoqués en réunion<br />

extraordinaire, sous la présidence du doyen<br />

Charmolue, à l'issue des matines, pour le lendemain<br />

matin, qui était un samedi, veille de Pentecôte.<br />

Le pauvre mort était là, étendu sur son lit,<br />

n'ayant que des femmes autour de lui pour le<br />

veiller, car les hommes battaient la ville dans<br />

l'espoir de lui obtenir une sépulture, <strong>et</strong> les quelques<br />

personnes qui entouraient sa couche avaient dû<br />

se glisser furtivement jusqu'à lui, en éprouvant<br />

une sorte de crainte superstitieuse d'approcher de<br />

ce trépassé maudit.<br />

C<strong>et</strong>te fois, la mort était honteuse. Les cloches<br />

restaient mu<strong>et</strong>tes, les cierges ne s'allumaient pas,<br />

l'orgue se taisait <strong>et</strong> les bedeaux ne déployaient<br />

pas leurs grandes draperies funèbres de velours<br />

<strong>et</strong> d'argent, alors que l'enterrement d'un promoteur<br />

d'Église aurait dû être entouré de pompes<br />

<strong>et</strong> d'honneurs. L'on ne savait même pas ce que<br />

l'on allait faire de son cadavre ! Peut-être serait-on


60 CALVIN<br />

obligé de le j<strong>et</strong>er dans un trou, comme s'il eût<br />

été la dépouille d'un chien, pour qu'il pourrisse<br />

loin de la terre sainte.<br />

Et les fils couraient de tous côtés. Ils sollici-<br />

taient, imploraient les uns <strong>et</strong> les autres, rappelaient<br />

des services passés. Que d'affaires le défunt<br />

avait arrangées pour le compte du Chapitre !<br />

Fallait-il qu'une erreur passagère fît oublier tant<br />

d'années de dévouement ?<br />

Dès l'aube, <strong>Jean</strong> <strong>et</strong> son frère Charles se rendirent<br />

auprès des chanoines assemblés. Leurs faces étaient<br />

graves, immobiles, <strong>et</strong> ils fixaient des regards<br />

sévères sur le fils aîné de Gérard Cauvin. Celui-ci<br />

n'était-il pas, lui-même, sous le coup d'une excommunication<br />

? En 1529, on avait dû ouvrir une<br />

enquête contre ce même Charles, chapelain de la<br />

cathédrale <strong>et</strong> curé de Roupy, accusé d'avoir<br />

injurié Antoine Tourneur, massier de l'Église. Et<br />

tout récemment encore, n'avait-il pas frappé un<br />

clerc du nom de Maximilien ? L'Église l'avait<br />

rej<strong>et</strong>é définitivement de son sein, car il ne s'était<br />

pas soumis <strong>et</strong> ne s'était pas amendé.<br />

Cependant, élevant la voix, il exposa la cause,<br />

sans dissimuler aucun des griefs qui avaient motivé<br />

la sentence, <strong>et</strong> sans s'attarder à justifier son père.<br />

Il fit seulement appel à l'humanité des chanoines,<br />

en les suppliant de passer outre <strong>et</strong> de lever l'interdiction.<br />

<strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>, mu<strong>et</strong> <strong>et</strong> sombre, assistait à ces<br />

pénibles débats.<br />

Enfin Charles promit de présenter à la Saint-<br />

Rémi la justification vainement demandée à son<br />

père, <strong>et</strong> les chanoines permirent que Gérard Cauvin<br />

fut enterré en terre sainte.


CHAPITRE V<br />

L'ÉVOLUTION<br />

regagna Paris dans la seconde moitié de<br />

JEANjuin<br />

1531.<br />

On peut imaginer à quel point les douloureux<br />

événements qui venaient de se passer avaient<br />

affecté ce jeune homme irritable <strong>et</strong> nerveux.<br />

Wolmar le pressait vainement de r<strong>et</strong>ourner à<br />

Bourges. <strong>Calvin</strong> n'avait entrepris l'étude du droit<br />

que pour satisfaire au désir de son père. La mort<br />

venait de le libérer, <strong>et</strong> il avait décidé d'abandonner<br />

le droit pour la littérature, car il se sentait peu de<br />

goût pour les chicanes du barreau. Cependant, il<br />

n'oubliait pas sa cure de Pont-l'Évêque. Dès les<br />

premiers jours de juill<strong>et</strong> 1531, il se rendit à Moyrencourt,<br />

où il fût reçu « personnellement par le garde<br />

de la justice des terres appartenantes à l'église<br />

du lieu ». C'est en qualité de curé de Pont-l'Évêque<br />

qu'il se présenta au « relief d'une pièce de terre<br />

<strong>et</strong> pré séante au terroir de Moyrencourt, contenant<br />

deux muids », à charge de payer deux sols parisis<br />

à l'église <strong>et</strong> cure de Moyrencourt.<br />

De là, il revint à Paris, toujours à pieds. Mais<br />

c<strong>et</strong>te fois, le voyage l'avait épuisé. Il ne pouvait


62 CALVIN<br />

se rem<strong>et</strong>tre de la honte infligée à son père, <strong>et</strong> se<br />

traîna pour les dernières lieues. Il était si trébuchant<br />

<strong>et</strong> si blême, à son arrivée dans la ville, que<br />

tous ses amis s'en émurent. Le père d'un nommé<br />

Coiffart lui offrit de le loger chez lui. A ces marques<br />

d'amitié, on vit alors se détendre le visage tiré<br />

du voyageur.<br />

Ainsi, en dépit de sa bile, de son humeur tracassière<br />

<strong>et</strong> de ces emportements dont il ne se pouvait<br />

corriger <strong>et</strong> qui lui coûtaient tant de repentir,<br />

il avait su se faire aimer de ses amis ! Il s'en montra<br />

tout réjoui. Néanmoins, il refusa leur hospitalité.<br />

La maison de Coiffart était trop éloignée du<br />

collège où enseignait Danès, dont il voulait<br />

suivre les cours. Il préféra se loger, non comme<br />

élève, mais en qualité de pensionnaire libre,<br />

au collège Fort<strong>et</strong>, en face de la vieille maison<br />

Montaigu, en haut de la rue des Sept Voies 1.<br />

C'était un lieu fort recueilli, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> aurait<br />

pu se prendre pour un moine quand il en gravissait<br />

l'escalier en colimaçon, qui débouchait sur<br />

un couloir où donnait une longue file d'étroites<br />

cellules. Là couchaient maîtres <strong>et</strong> élèves. Sa<br />

chambre regardait le couvent des Bernardins 2.<br />

Quand il fut installé, le pseudo-curé de Pontl'Évêque<br />

eût l'air de commencer à se dissiper.<br />

Cependant que là-bas, du côté de Noyon, un<br />

prêtre disait pour lui la messe, devant l'autel de<br />

sa p<strong>et</strong>ite église, <strong>Calvin</strong> montait à cheval avec son<br />

ami Viermaens. La fraise au cou <strong>et</strong> l'éperon à<br />

la botte, le futur dictateur de Genève se livrait<br />

aux ébats de son jeu favori. On eût dit qu'il<br />

s'égayait.<br />

1. Rue Val<strong>et</strong>te.<br />

2. Lycée Henri IV.


L'ÉVOLUTION 63<br />

Le roi, à l'instigation de Budé <strong>et</strong> de Cop, venait,<br />

en mars 1530, d'instituer les Lecteurs royaux,<br />

<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> qui voulait devenir homme de l<strong>et</strong>tres,<br />

s'empressa de profiter de leurs leçons. Aussi le<br />

voyait-on courir du collège de Cambrai ou des<br />

Trois Évêques à celui de Tréguier, car les lecteurs<br />

royaux n'avaient pas de chaire fixe <strong>et</strong> ne donnaient<br />

que des cours. Pierre Danès <strong>et</strong> Jacques<br />

Toussaint y enseignaient le grec, François Vatable,<br />

Agatias Guidacérius <strong>et</strong> <strong>Paul</strong> Paradis, l'hébreu.<br />

Il y avait loin de ces cours libres, ouverts à<br />

tous <strong>et</strong> animés de l'esprit du siècle, au vieux collège<br />

Montaigu, où <strong>Calvin</strong> avait subi l'éducation<br />

du moyen-âge avant que Cordier <strong>et</strong> Wolmar<br />

l'eussent initié aux idées nouvelles. Maintenant,<br />

avec les lecteurs royaux, il assistait au triomphe<br />

de la révolution littéraire. Il n'y avait plus de<br />

grades obligatoires, plus de licence pour enseigner,<br />

plus de frais d'études arbitraires <strong>et</strong> monstrueux,<br />

mais des cours indépendants, gratuits, dont tout<br />

le monde pouvait profiter. Le latin n'y régnait<br />

plus en seigneur <strong>et</strong> maître. Le grec <strong>et</strong> l'hébreu<br />

envahissaient l'école. L'esprit remplaçait la l<strong>et</strong>tre.<br />

C'était un enseignement rival de celui de la<br />

Sorbonne, qui le déclarait téméraire, scandaleux,<br />

faux, impie, pernicieux, <strong>et</strong> véhémentement suspect<br />

de luthérianisme.<br />

<strong>Calvin</strong> y rencontra peut-être Marot, qui se<br />

préparait à sa traduction des psaumes, peut-être<br />

aussi Ignace de Loyola, François-Xavier, Rabelais.<br />

Entre les cours, il r<strong>et</strong>rouvait un cercle d'amis<br />

très cultivés. Il fréquentait chez les Cop, <strong>et</strong> se<br />

montrait grand admirateur de Budé, « la première<br />

gloire <strong>et</strong> l'appui des l<strong>et</strong>tres. » Budé <strong>et</strong> Cop étaient<br />

du groupe fabrisien <strong>et</strong> ne devinrent jamais pro-


64 CALVIN<br />

testants, mais, selon l'expression de Bèze, « préparaient<br />

un chemin aux autres auquel eux-mêmes<br />

ne m<strong>et</strong>taient pas la plante des pieds ».<br />

Tous ces jeunes gens devaient aller se promener<br />

au Pré aux Clercs. Là, sans doute, échangeaient-ils<br />

à la dérobée, plus d'un signe d'intelligence avec<br />

des promeneurs qu'ils croisaient d'un air indifférent.<br />

Le soir, les étudiants devenaient des ombres<br />

furtives qui rasaient les murs <strong>et</strong> se glissaient<br />

silencieusement dans les maisons du quartier.<br />

C<strong>et</strong> endroit de Paris était infesté de huguenots.<br />

La maison de Visconti, qui fut le siège du<br />

premier synode protestant, servait d'hôtellerie à<br />

ceux qui arrivaient de Suisse ou d'Allemagne.<br />

Toutes les maisons de la rue des Marais commu-<br />

niquaient entre elles, pour perm<strong>et</strong>tre d'échapper<br />

plus facilement aux recherches de la police.<br />

<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> ses amis, la nuit venue, s'y introduisaient.<br />

Les gens qu'ils y r<strong>et</strong>rouvaient étaient<br />

graves, sombres, avec quelque chose d'illuminé<br />

dans le regard. Et toujours il en arrivait de nouveaux,<br />

qu'on n'avait pas entendus pousser le<br />

loqu<strong>et</strong> de la porte. Leurs pas étaient sourds.<br />

Ils avaient pris l'habitude de marcher sans bruit.<br />

Beaucoup venaient de loin, beaucoup avaient été<br />

traqués, j<strong>et</strong>és en prison. Beaucoup devaient mourir<br />

sur des bûchers. Tous se traitaient de frères.<br />

Joignant les mains, ils demandaient au Seigneur<br />

de les inspirer. Puis, l'un d'eux prêchait. Il parlait<br />

sans emphase. Il n'avait pas à vaincre l'immensité<br />

d'une nef catholique. Il n'avait pas à attendre une<br />

aide de l'écho des voûtes. Il n'élevait pas la voix.<br />

C'était peut-être un homme violent, cruel, en tout<br />

cas c'était un homme de foi.<br />

Mu<strong>et</strong> <strong>et</strong> ardent, <strong>Calvin</strong> l'écoutait instruire ceux


L'ÉVOLUTION 65<br />

qu'il appelait ses frères. Les paroles du prédicateur<br />

lui pénétraient l'âme. Jamais encore, lui<br />

semblait-il, on n'avait rendu à Dieu le culte qui<br />

lui était dû. Et il évoquait le souvenir des premiers<br />

chrétiens dans les catacombes. Les protestants<br />

montraient la même simplicité, la même ardeur<br />

de foi. Le bûcher avait remplacé les bêtes fauves.<br />

La police rôdait aux alentours. Le lieutenant<br />

criminel, <strong>Jean</strong> Morin, poursuivait les hérétiques,<br />

pour en faire bonne <strong>et</strong> prompte justice. Les prêches<br />

étaient souvent interrompus. Il fallait, en hâte,<br />

se j<strong>et</strong>er dans des couloirs, passer par des escaliers<br />

dérobés, se perdre dans des cours. Les mousqu<strong>et</strong>s<br />

des gens de police se cognaient aux angles des<br />

murs. Des coups de feu éclataient dans la rue.<br />

<strong>Calvin</strong> se r<strong>et</strong>rouvait dehors, le visage tout<br />

échauffé par la chaleur de c<strong>et</strong>te chambre close où<br />

s'étaient entassés les protestants, <strong>et</strong> le coeur lui<br />

brûlait d'enthousiasme. Il se disait alors qu'il<br />

commençait à avoir quelque goût <strong>et</strong> connaissance<br />

de la vraie piété, <strong>et</strong> déclarait qu'il s'éloignait<br />

« des superstitions papales ».<br />

Rentré dans la cellule du collège Fort<strong>et</strong>, il se<br />

rem<strong>et</strong>tait à sa table de travail, ayant entrepris<br />

un commentaire en latin du traité de Sénèque<br />

sur la clémence 1. Il s'adonnait aussi, avec une<br />

furieuse passion, à l'étude des Pères de l'Église<br />

<strong>et</strong> tout particulièrement de son cher saint <strong>Paul</strong>,<br />

en qui il r<strong>et</strong>rouvait le christianisme dans sa pur<strong>et</strong>é<br />

primitive. Tenace, ardent <strong>et</strong> sombre, il cherchait<br />

Christ, m<strong>et</strong>tant tout le feu de son âme <strong>et</strong> toute<br />

1. Déjà étant à Bourges, en mars 1531, il avait composé<br />

son premier écrit : une l<strong>et</strong>tre qui servit de préface<br />

à un ouvrage de son ami Duchemin.<br />

CALVIN. 5


66 CALVIN<br />

l'énergie de son corps à écarter les voiles qui le<br />

lui cachaient, afin de contempler sa face dans la<br />

pure, l'éblouissante lumière de la vérité. Il avait<br />

alors des ivresses singulières. Il lui semblait entrevoir<br />

quelque chose de la perfection de Dieu. Il<br />

en demeurait anéanti, brisé par le grand effort qui<br />

l'avait porté jusqu'à la notion de l'Infini. Cela<br />

dépassait les forces humaines, <strong>et</strong> son corps défaillait<br />

d'avoir été poussé si rudement dans une voie<br />

qui n'est pas ordinaire aux hommes. Il ne l'en<br />

secouait que mieux, irrité qu'il osât prétendre<br />

à des ménagements <strong>et</strong> le gêner dans son travail.<br />

Qu'il lui servît pour écrire, prêcher, apprendre <strong>et</strong><br />

le porter là où l'âme avait besoin d'aller, soit. Rien<br />

de mieux. Mais qu'il se permît de réclamer quoi<br />

que ce fût pour sa propre commodité, <strong>Calvin</strong><br />

ne l'adm<strong>et</strong>tait pas <strong>et</strong> sa volonté, plus forte qu'aucune<br />

volonté humaine, matait durement la chair.<br />

Il la gorgeait de travail, sans guère lui accorder<br />

plus de sommeil <strong>et</strong> de nourriture qu'il en faut pour<br />

ne pas mourir.<br />

D'ailleurs, il était pauvre. La succession de son<br />

père n'était pas réglée <strong>et</strong>, nous le verrons, le<br />

14 février 1532 se présenter, en compagnie d'An-<br />

toine, son frère, clerc, qui demeurait aussi à Paris,<br />

devant deux notaires royaux du Châtel<strong>et</strong> pour<br />

faire rédiger une procuration <strong>et</strong> donner à son frère<br />

Charles, resté à Noyon, le pouvoir de vendre une<br />

partie du patrimoine commun.<br />

Encore qu'il en eût, le corps surmené le dominait<br />

parfois. Il faisait de lui, qui eût voulu n'être<br />

que douceur <strong>et</strong> tendresse, un être nerveux, irritable.<br />

<strong>Calvin</strong> était capable de dire à un ami,<br />

en des heures d'épanchement : « Tu connais la<br />

tendresse, pour ne pas dire la mollesse, de mon


L'ÉVOLUTION 67<br />

coeur », <strong>et</strong>, peu après, de s'emporter avec aigreur,<br />

ce dont, quelques instants plus tard, il éprouvait<br />

un mortel regr<strong>et</strong>.<br />

Ses amis ne se laissaient point rebuter par ces<br />

mouvements d'humeur, <strong>et</strong> ceux mêmes qui ne<br />

devaient pas le suivre dans sa conversion lui<br />

témoignaient la plus vive amitié. Il en avait<br />

laissé à Orléans qui faisaient souvent le chemin<br />

pour l'aller voir, <strong>et</strong> Daniel <strong>et</strong> Duchemin ne manquaient<br />

pas de lui rendre visite. Ils lui confiaient<br />

des missions délicates, <strong>et</strong> c'est ainsi qu'un jour,<br />

le 25 ou 27 juin 1531, <strong>Calvin</strong> écrivit à Daniel :<br />

Dimanche je me suis rendu au couvent avec Cop,<br />

qui s'était joint à moi, afin, selon votre désir, de fixer<br />

avec les religieuses le jour où ta soeur se lierait par des<br />

voeux définitifs. Pendant que Cop s'entr<strong>et</strong>enait sur ce<br />

suj<strong>et</strong> avec l'abbesse, j'ai sondé les sentiments de ta<br />

soeur pour savoir si elle se chargeait doucement de ce<br />

joug, le col brisé <strong>et</strong> non seulement courbé. Je l'ai vivement<br />

exhortée à me confier librement tout ce qui pouvait<br />

l'agiter. Mais je n'ai rien vu de plus prompt, de<br />

plus dispos. Ce désir ne pouvait être assez tôt satisfait.<br />

Tu dirais qu'elle joue avec ses poupées, chaque fois<br />

qu'elle entend parler de ses voeux.<br />

Je n'ai pas voulu la détourner de son dessein, parce<br />

que je n'étais pas venu pour cela, mais, en peu de<br />

mots, je l'ai avertie de ne pas être trop fière de ses<br />

forces, de peur qu'elle ne promit, témérairement,<br />

quelque chose d'elle-même. Je l'ai exhortée à tout<br />

rem<strong>et</strong>tre à la force de Dieu, dans lequel nous sommes<br />

<strong>et</strong> nous vivons.<br />

Cependant qu'il s'en revenait du couvent, quelles<br />

réflexions absorbèrent ce pseudo-prêtre qui ne se<br />

pouvait résoudre à prononcer ses voeux <strong>et</strong> à s'en<br />

aller enfin prendre possession de sa cure ? Il


68 CALVIN<br />

semble qu'il craignait surtout que la jeune fille<br />

ne préjugeât de ses forces, car c'est un orgueil<br />

insensé de se croire capable de quelque chose<br />

quand il s'agit de Dieu, <strong>et</strong> une offense grave de<br />

prétendre qu'on le sert. N'éprouvait-il pas, en<br />

outre, de grandes appréhensions, à voir c<strong>et</strong>te jeune<br />

vie s'engager dans le chemin du papisme ?<br />

Il en était là, sans doute, de ses réflexions,<br />

quand des bruits sinistres se répandirent dans<br />

la ville. La peste, disait-on, y avait fait son apparition.<br />

Tous ceux qui le purent fuirent Paris. On ne<br />

voyait plus passer que chariots chargés de coffres,<br />

haridelles portant des femmes <strong>et</strong> des enfants, <strong>et</strong><br />

batteries de cuisine qui brinqueballaient sur les<br />

gros pavés.<br />

On se bousculait aux portes. Les hôpitaux entendaient<br />

craquer le bois de leurs vieux lits branlants<br />

surchargés de malades. Tous les gens qui ne<br />

partaient pas y échouaient. Les lieux publics<br />

étaient vides. Les professeurs avaient suspendu<br />

leurs cours. L'encre séchait dans les écritoires du<br />

collège Fort<strong>et</strong>.<br />

<strong>Calvin</strong>, qui n'était pas d'une santé à lui perm<strong>et</strong>tre<br />

d'affronter la peste, transporta ses hardes<br />

<strong>et</strong> ses livres à la porte de Paris, à Chaillot. De là,<br />

il voulut pousser jusqu'à Orléans, mais il fut pris<br />

de coliques qui rendirent tout voyage impossible.<br />

Il dut se contenter de donner une l<strong>et</strong>tre de recom-<br />

mandation pour son ami Daniel au jeune médecin qui<br />

le soignait, <strong>et</strong> désirait aller s'établir dans c<strong>et</strong>te ville.<br />

« Je n'ignore point, » dit-il, « combien il est délicat<br />

de recommander son médecin. Si vous le louez à tort<br />

autant vaudrait mieux confier à un voleur une épée


L'ÉVOLUTION 69<br />

pour massacrer les gens, puisque vous le m<strong>et</strong>tez à<br />

même de causer la mort de tant de personnes. C'est<br />

qu'il est permis aux médecins, comme ils l'avouent<br />

eux-mêmes, de tuer impunément. »<br />

Puis, la couverture aux jambes, écoeuré de<br />

tisanes, l'estomac délabré <strong>et</strong> la tête vide, il se mit<br />

en devoir de terminer son paraphrase de Sénèque<br />

qu'il intitula de clementia <strong>et</strong> destinait à François<br />

1er. Il en appelait éloquemment à la clémence<br />

royale dans un réquisitoire énergique contre l'absolutisme,<br />

<strong>et</strong> faisait alors le panégyrique de la tolérance.<br />

La tolérance ! Est-ce parce qu'il ne souffrait<br />

pas encore de toutes ses maladies que le futur<br />

autocrate de Genève se servait d'un tel mot ?<br />

« Ne pas pouvoir pleurer, c'est un vice », disait-il.<br />

Mais écrire un livre n'est rien, il faut le faire<br />

imprimer. <strong>Calvin</strong> racle le fond de ses tiroirs, vend<br />

quelques obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> court chez le sieur Louis Blaublom<br />

ou Blaamabloen, imprimeur rue Saint-<br />

Jacques, à l'enseigne des Deux Coqs. Quand il<br />

en revient, il n'a plus un sou. Comment vivra-t-il ?<br />

Que vendre ? Il ne lui reste plus que sa paillasse<br />

<strong>et</strong> quelques livres sans quoi il ne pourrait exister.<br />

Les fioles vides des drogues absorbées traînent<br />

à côté de l'écritoire. Depuis plusieurs jours déjà,<br />

il a rogné sur sa nourriture. Il se sent épuisé.<br />

Et tout à l'heure, le porteur d'eau va réclamer son<br />

obole, sa logeuse voudra être payée, son traiteur<br />

lui énumérera tout ce qu'il lui doit. Déjà, il croit<br />

les entendre gravir l'escalier. Affolé, il écrit à<br />

son ami Nicolas Duchemin :<br />

Mon frère qui, je le sais, a touché l'argent que mes<br />

débiteurs lui ont envoyé, trompe mon attente avec sa<br />

négligence habituelle. Je me trouve dans une gêne à


70 CALVIN<br />

ne pouvoir attendre ni un jour, ni une heure de plus.<br />

Si tu viens à mon aide, tu délivreras mon esprit d'une<br />

angoisse dont tu ne peux te faire une idée à moins<br />

de l'avoir traversée. C'est deux couronnes qu'il me faut.<br />

Cop me les eût prêtées s'il n'était lui-même épuisé par<br />

les dépenses qu'il a faites pour les meubles de sa chambre<br />

Quant à mes autres amis, ils sont trop éloignés <strong>et</strong> dans<br />

ma situation il faudrait trop attendre pour aller <strong>et</strong><br />

revenir. Adieu. D'ici la fin de la semaine, j'espère<br />

pouvoir te rembourser c<strong>et</strong>te somme.<br />

Le livre, dédié à Claude Hangest, abbé de Saint-<br />

Éloi, à Noyon, <strong>et</strong> ami d'enfance de <strong>Calvin</strong>, paraît<br />

le 4 avril 1532. Son auteur se montre alors fort<br />

préoccupé de le vendre pour récupérer son argent<br />

<strong>et</strong> se débarrasser de ses d<strong>et</strong>tes. Il envoie un exem-<br />

plaire à son ami Daniel, en le priant de lui placer<br />

quelques volumes.<br />

Peu de temps après, il lui écrit de nouveau<br />

pour lui recommander ses bagages, car il est<br />

résolu à s'en r<strong>et</strong>ourner à Orléans.


CHAPITRE VI<br />

RETOUR A ORLÉANS<br />

suivit de près ses coffres, ayant, une fois de<br />

IL plus, allongé son pas sur le grand chemin, <strong>et</strong>, dès<br />

qu'il parut aux abords de l'Université, les étudiants<br />

se portèrent à sa rencontre, car ils n'avaient pas<br />

oublié le grand garçon maigre <strong>et</strong> austère qui se<br />

tenait loin de leurs ébats, <strong>et</strong> n'apparaissait au<br />

milieu d'eux que pour les leur reprocher avec une<br />

grande colère. C<strong>et</strong>te sévérité de moeurs les intimidait,<br />

encore qu'ils en fissent entre eux l'obj<strong>et</strong><br />

de leurs plaisanteries, <strong>et</strong> ils sentaient en <strong>Calvin</strong><br />

une force sombre qui, en dépit d'eux-mêmes, les<br />

poussait à le suivre. Pour reconnaître son autorité,<br />

ils le nommèrent bientôt substitut annuel du procureur<br />

1 de la nation de Picardie.<br />

Alors, ils s'attendirent à quelque bonne réjouissance,<br />

à quelque grosse beuverie, <strong>et</strong> s'apprêtèrent<br />

à comm<strong>et</strong>tre beaucoup de désordre dans la ville,<br />

1. Le procureur préside sa nation. Il convoque les<br />

assemblées, il assiste au conseil de l'Université. Il n'adm<strong>et</strong><br />

aucun étudiant au grade de maître-ès-arts qu'après lui<br />

avoir fait prêter serment d'obéissance au recteur <strong>et</strong> à<br />

lui-même.


72 CALVIN<br />

car on n'avait pas vu, jusqu'alors, d'autre façon<br />

de fêter dignement un étudiant de l'Université<br />

d'Orléans, élevé au grade de Substitut. Déjà ils<br />

astiquaient leurs tromp<strong>et</strong>tes, leurs tambours, leurs<br />

fifres, <strong>et</strong> se régalaient, par avance, à la pensée de<br />

lamper à pleins tonneaux c<strong>et</strong> hypocras fameux<br />

qui allumait pendant deux ou trois jours le coeur<br />

des plus refroidis, quand ils eurent la fâcheuse<br />

surprise d'apprendre que le nouveau substitut,<br />

dérogeant aux plus vieilles coutumes, n'offrirait<br />

pas de banqu<strong>et</strong>. Afin que sa nomination ne fût<br />

point une cause de scandale, <strong>Calvin</strong> avait résolu<br />

de verser au trésor la somme qu'il aurait dépensée<br />

en de coupables plaisirs, <strong>et</strong> d'ach<strong>et</strong>er des livres<br />

pour la bibliothèque commune.<br />

Ce fut donc en voyant autour de lui les mines<br />

se renfrogner <strong>et</strong> en essuyant, apparemment, force<br />

plaisanteries sur sa pruderie, qu'il prit possession<br />

de son nouvel état.<br />

Il habitait maintenant au bout de la rue des<br />

Grandes-Écoles, chez le sieur d'Argery. De là,<br />

il devait apercevoir la maison du professeur <strong>Jean</strong><br />

Mynier, qui logeait presque en face de lui, au coin<br />

de la rue du Gros-Anneau.<br />

La porte en était fort curieuse. L'arc en bois<br />

sortait de la bouche d'un poisson, afin de montrer<br />

aux passants que son propriétaire appartenait à<br />

la corporation des mariniers de la Loire.<br />

<strong>Calvin</strong> n'avait que quelques pas à faire pour<br />

s'engager dans la ruelle du Pommier, où se trouvait<br />

la demeure de Duchemin, <strong>et</strong> son visage s'était<br />

éclairé de joie la première fois qu'il en avait revu<br />

l'arc roman. De nouveau, la maison de Daniel<br />

s'était ouverte pour lui, <strong>et</strong> il y avait r<strong>et</strong>rouvé<br />

sa place, où le venait bercer le ronflement mono-


RETOUR A ORLÉANS 73<br />

tone du rou<strong>et</strong> des femmes vertueuses, qui, tour à<br />

tour, priaient <strong>et</strong> travaillaient, dans la paix du<br />

Seigneur.<br />

C<strong>et</strong>te famille calme demeurait fidèle à la tradition.<br />

L'une des filles s'était faite religieuse, <strong>et</strong><br />

<strong>Calvin</strong> voyait les autres suivre les offices catho-<br />

liques avec une grande piété. Elles en revenaient,<br />

leur livre d'heures à la main, ayant baisé quelque<br />

relique ou suivi quelque procession comme il en<br />

avait tant suivi lui-même, dans son enfance.<br />

Osait-il alors se livrer, dire les révoltes de son<br />

âme, <strong>et</strong> avouer qu'il ne voyait plus, maintenant,<br />

que superstitions <strong>et</strong> mômeries papales en ces<br />

dévotions où elles apportaient toute leur ferveur ?<br />

L'une de ces jeunes filles, Françoise, qui l'avait<br />

déjà profondément ému lors de son premier séjour<br />

à Orléans, ne répondit-elle pas à c<strong>et</strong> amour, dans<br />

le secr<strong>et</strong> de son être ? N'eût-elle pas souhaité<br />

l'avoir pour époux si, depuis l'enfance, il n'avait<br />

été réservé pour le service du Seigneur ? —<br />

car elle devait penser encore qu'il se ferait prêtre<br />

en dépit de toutes ses réticences, <strong>et</strong> fermer son<br />

coeur à ce désir sacrilège. Lui-même, sans doute,<br />

s'interdisait aucun rêve, sentant bien que leurs<br />

croyances devenaient de plus en plus différentes,<br />

<strong>et</strong> qu'il ne la pourrait voir sans colère s'obstiner<br />

dans des pratiques qu'il traitait déjà de païennes.<br />

Ses convictions n'avaient fait que s'affermir<br />

dans la voie du protestantisme depuis son premier<br />

séjour à terné<br />

Orléans, <strong>et</strong>, si on le trouvait<br />

dans les sanctuaires catholiques,<br />

encore<br />

c'est<br />

pros-<br />

qu'il<br />

n'avait<br />

Seigneur<br />

l'ombre<br />

point d'autre temple<br />

<strong>et</strong> que ses longues<br />

des voûtes, l'avaient<br />

pour y adorer le<br />

stations d'enfant à<br />

mis dans l'habitude<br />

d'en rechercher le lourd silence recueilli. Mais déjà


74 CALVIN<br />

il tenait les dévotes qui s'en venaient planter<br />

leurs cierges devant les statues de l'église, pour<br />

de pauvres esprits, incapables d'entrevoir la moindre<br />

parcelle de l'infini de Dieu. A les regarder<br />

accomplir leurs dévotions, il se souvenait des<br />

humbles femmes de Noyon qui, dans leur méprise,<br />

faisaient force génuflexions <strong>et</strong> pieuses minauderies<br />

devant les bourreaux du saint. Alors sa pensée<br />

ricanait en lui. Le frôlement de leurs longues robes<br />

qui traînaient sur les dalles, l'irritait. La fumée<br />

de l'encens l'écoeurait. L'or qu'elle balançait l'em-<br />

plissait de colère. Il lui semblait assister à quelque<br />

sacrifice antique. Rageusement, une voix clamait<br />

en lui : « Paganisme ! paganisme ! »<br />

Pour ne plus voir les statues de l'église, il fermait<br />

les yeux. Mais leur image se reformait sous<br />

ses paupières, <strong>et</strong> il crispait les poings. Vouloir donner<br />

à Dieu des traits humains, profaner sa perfection<br />

en la comparant à l'homme ! Ivrognerie<br />

abominable de l'orgueil humain, blasphème sans<br />

nom ! Il en frémissait d'horreur. Et, pleine de<br />

colère, sa pensée abattait les statues, renversait<br />

les autels, éteignait les cierges. Alors, il voyait<br />

devant lui une grande maison nue où, seul, veillait<br />

l'esprit. Sa foi, de jour en jour, se dépouillait.<br />

Il en rej<strong>et</strong>ait tout ce qui pouvait flatter les yeux,<br />

séduire l'odorat, troubler les sens. Les pompes que<br />

l'Église y avait apportées lui faisaient horreur, car<br />

l'oeuvre des hommes ne peut que souiller la Divinité.<br />

Il rêvait de revenir aux premiers temps du christianisme,<br />

<strong>et</strong> l'Évangile faisait toutes ses délices.<br />

Bientôt l'Université d'Orléans le vit fort occupé<br />

d'un procès pendant à la barre de Paris, <strong>et</strong> que<br />

son titre de substitut du procureur de la nation<br />

de Picardie l'obligeait de soutenir contre François de


RETOUR A ORLÉANS 75<br />

Berry <strong>et</strong> consorts. La nation de Picardie avait<br />

pour patron saint Pierre, martyr, <strong>et</strong> le jour de<br />

sa fête, le 13 janvier, les Picards faisaient célébrer<br />

un service dans l'Église de Saint-Pierre-le-Puellier.<br />

Ce jour-là, les redevables de la maille, c'est-à-dire<br />

les détenteurs de certains héritages, tels que maisons,<br />

vignes ou métairies sises aux environs de<br />

Beaugency, étaient tenus de présenter <strong>et</strong> payer une<br />

maille d'or de Florence, pendant la messe, au<br />

procureur de la nation.<br />

Quand la maille ne leur était pas apportée, les<br />

Picards avaient le droit de se rendre, en corps,<br />

d'Orléans à Beaugency, devant l'église de Saint-<br />

Firmin, accompagnés de leurs bedeaux <strong>et</strong> officiers,<br />

avec hautbois, tambours <strong>et</strong> tromp<strong>et</strong>tes, pour réclamer<br />

la dite maille, le tout aux frais <strong>et</strong> dépens des<br />

redevables.<br />

Un orfèvre assistait à la cérémonie, <strong>et</strong>, serment<br />

prêté, pesait la pièce.<br />

Les gens de Beaugency n'ayant pas payé leur<br />

redevance du 13 janvier 1532, <strong>Calvin</strong> dût intenter<br />

un procès.<br />

Sur quoi il assembla les Picards, le samedi<br />

10 mai 1533, au cloître de l'église Notre-Dame-de-<br />

Bonnes-Nouvelles, afin d'autoriser le receveur de<br />

la nation à vendre « deux buz<strong>et</strong>tes (bur<strong>et</strong>tes) d'ar-<br />

gent » pour payer les frais du procès.<br />

Quinze jours plus tard, son ami François Daniel<br />

se mariait, <strong>et</strong> sans doute fût-il de la noce. Ne<br />

l'avait-on pas mis, au festin, à côté de la jeune<br />

fille douce <strong>et</strong> pieuse que peut-être il aimait, <strong>et</strong><br />

cependant que tous sautaient au son des violons,<br />

<strong>Calvin</strong>, triste <strong>et</strong> pensif, ne se disait-il pas qu'il lui<br />

faudrait bientôt prendre femme, car le Seigneur<br />

l'avait fait de constitution si débile qu'il ne pour-


76 CALVIN<br />

rait aller sans l'aide d'une créature dévouée qui<br />

voudrait bien passer tout son temps à le soigner ?<br />

Mais il devait être prêtre ? Hé bien ! Les premiers<br />

pasteurs du Christ n'avaient-ils pas femme<br />

<strong>et</strong> enfants ? La vérité se trouvait dans l'Église<br />

primitive. Il fallait revenir à ses moeurs. Tout ce<br />

que l'homme y avait ajouté n'était qu'erreur <strong>et</strong><br />

scandale.<br />

Mais comment transformer l'Église ?<br />

N'est-ce point, se disait-il, une chose horrible à<br />

lire, ce qu'écrivent Isaïe, Jérémie, Joël, Habacuc<br />

<strong>et</strong> les autres, du désordre qui était en l'Église de<br />

Jérusalem ? Néanmoins, les prophètes ne forgeaient<br />

pas une nouvelle Église pour eux, <strong>et</strong> ne<br />

dressaient pas des autels nouveaux pour faire leurs<br />

sacrifices à part. Quels que fussent les hommes,<br />

ils adoraient Dieu d'un coeur pur <strong>et</strong> élevaient pures<br />

leurs mains au ciel.<br />

<strong>Calvin</strong> était dans une grande perplexité. Sa<br />

nature répugnait aux réformes que réclamait son<br />

esprit. Nul n'avait plus que lui horreur de toute<br />

liberté d'opinion, horreur, comme le fait remarquer<br />

Emile Fagu<strong>et</strong>, que Bossu<strong>et</strong> lui-même n'est<br />

pas capable de ressentir plus vivement. Tous deux<br />

étaient<br />

qui<br />

hommes à écrire : « L'hérétique est celui<br />

a une opinion. » — La liberté de conscience<br />

paraissait à <strong>Calvin</strong> un monstre exécrable qu'il<br />

fallait exterminer de la terre.<br />

A ces débats intérieurs s'ajoutaient de grandes<br />

préoccupations. Là-bas, à Noyon, son frère s'était<br />

de nouveau brouillé avec l'Église. Il lui fallut<br />

repartir en hâte dès le commencement des vacances.<br />

On ne sait s'il prit ses grades de docteur<br />

avant de quitter la ville.


CHAPITRE VII<br />

LA CONVERSION<br />

à son r<strong>et</strong>our 1, lui j<strong>et</strong>a au<br />

NOYON-LA-SAINTE,<br />

visage son eau bénite, ses bannières, ses cantiques.<br />

Il tombait en pleine solennité religieuse.<br />

Depuis janvier 1533, ce n'étaient plus que prières<br />

publiques <strong>et</strong> processions qui demandaient au<br />

Tout-Puissant d'exterminer les hérétiques <strong>et</strong> les<br />

partisans<br />

convertir.<br />

de Luther, de les confondre ou de les<br />

Ainsi <strong>Calvin</strong> n'entendait plus que malédictions<br />

lancées contre ceux-là mêmes dont il commençait<br />

de partager la doctrine, <strong>et</strong> qui inspiraient une si<br />

grande horreur aux catholiques, qu'ils voulaient<br />

en être délivrés avant même qu'on les eût débarrassés<br />

de la peste ! Sa mine devait être singulièrement<br />

assombrie quand il entra dans la maison<br />

de son frère Charles. Quel ricanement l'y accueillit<br />

? Le curé excommunié consommait sa rupture<br />

avec l'Église. Sa demeure était le refuge de ces<br />

1. <strong>Calvin</strong>, à c<strong>et</strong>te époque, revint fréquemment à Noyon.<br />

Nous y constatons sa présence en août 1533, en novembre<br />

de la même année <strong>et</strong> en septembre 1534.


78 CALVIN<br />

hérétiques pour quoi tout le peuple, rempli d'affliction,<br />

s'était mis en branle.<br />

Devant les p<strong>et</strong>its carreaux plombés de la salle<br />

passaient le clergé tout brillant d'or, les croix, les<br />

bannières, les cierges. Les amis du prêtre interdit<br />

entendaient les cantiques qui imploraient leur des-<br />

truction, <strong>et</strong> les prétendaient animés de l'esprit<br />

malin du démon. Par quelles paroles de dérision y<br />

répondaient-ils ? D'un côté l'on traitait son adversaire<br />

d'hérétique, de l'autre d'idolâtre. Et, dans<br />

leur colère, les partisans de Charles Cauvin devaient<br />

se poster derrière les fenêtres afin de voir<br />

défiler la procession <strong>et</strong> de se gausser des papistes,<br />

de rappeler, d'exagérer même, à l'occasion, les histoires<br />

qui n'étaient pas à leur honneur. Des incidents<br />

pénibles avaient rempli les anti-cléricaux<br />

d'indignation, <strong>et</strong> ils en rappelaient un avec une<br />

particulière insistance.<br />

L'évêque <strong>Jean</strong> de Hangest, très libéral, en dépit<br />

des prescriptions canoniques, portait sa barbe<br />

longue ainsi que le faisaient beaucoup de ses<br />

contemporains. Le chapitre avait prétendu l'obliger<br />

de raser ce poil incongru. Une délégation s'était<br />

même portée vers lui pour le prier de se m<strong>et</strong>tre<br />

« en estat décent » s'il voulait officier dans la cathé-<br />

drale <strong>et</strong> pénétrer dans le choeur, <strong>et</strong> les chanoines,<br />

le 12 avril 1533, lui avaient fermé le portail, au<br />

nez <strong>et</strong> à la barbe, quand le prélat, revêtu de ses<br />

habits pontificaux, s'était présenté devant l'église.<br />

L'évêque avait dû se r<strong>et</strong>irer, mitre en tête <strong>et</strong> crosse<br />

en main.<br />

Les amis de Charles Cauvin ne manquaient pas<br />

de se scandaliser du burlesque incident.<br />

Puis, tombant à genoux, ils priaient de leur côté,<br />

disant ce que disaient leurs adversaires, à savoir


LA CONVERSION 79<br />

qu'eux seuls possédaient la vérité, ce qu'ils prétendaient<br />

prouver en démontrant qu'ils remontaient<br />

directement au Christ.<br />

<strong>Calvin</strong> en était parfaitement convaincu, mais<br />

disait-il, si<br />

les saints prophètes ont fait conscience de s'aliéner de<br />

l'église à cause des grands péchés qui y régnaient, <strong>et</strong><br />

non point d'un seul homme, mais quasi de tout un<br />

peuple, c'est une trop grande outrecuidance à nous<br />

de nous oser séparer de la communion de l'Église dès<br />

que la vie de quelqu'un ne satisfait pas à notre jugement...<br />

Et il n'avait pas encore rompu avec l'Église, il<br />

était toujours chapelain en titre, ce qui l'obligeait<br />

de se rendre dans la belle salle ogivale du Chapitre<br />

<strong>et</strong> de se mêler aux chanoines pour y assister à<br />

leurs séances. Nous le trouvons à celle du 23 août<br />

1533 où sont, ordonnées des prières publiques<br />

contre la peste qui ravageait la cité.<br />

Beaucoup de chanoines le connaissaient depuis<br />

l'enfance. Ils devaient l'interroger longuement sur<br />

ses études <strong>et</strong> ses proj<strong>et</strong>s d'avenir. Que leur répondait-il<br />

? Il était encore si peu suspect d'hérésie<br />

que l'Église songeait alors, très sérieusement, à<br />

lui conférer les fonctions d'officiai, c'est-à-dire de<br />

juge des choses de la foi.<br />

En septembre, <strong>Calvin</strong> s'en r<strong>et</strong>ourna à Paris, où<br />

il descendit rue Saint-Martin, chez un marchand<br />

picard, Etienne<br />

craignant Dieu<br />

de la Forge, « homme riche <strong>et</strong><br />

1 ». Sa religion enchantait <strong>Calvin</strong>,<br />

car il dédaignait les vains plaisirs du monde, que<br />

son argent lui eût aisément procurés, pour ne<br />

1. Brûlé à Paris en 1535.


80 CALVIN<br />

songer qu'à faire imprimer à ses frais <strong>et</strong> distribuer<br />

des Évangiles traduits en français, accompagnés<br />

de p<strong>et</strong>its livr<strong>et</strong>s explicatifs. Sa demeure était,<br />

assurément, une sainte demeure. <strong>Calvin</strong> ne pouvait<br />

mieux choisir son logis. Le soir, alors que les gens<br />

frivoles <strong>et</strong> les indifférents couraient la ville pour<br />

leur plaisir ou, tout simplement, s'allaient coucher,<br />

comme s'il importait peu que l'Auteur de vie fût<br />

négligé pourvu que reposât sa créature, <strong>Calvin</strong><br />

voyait entrer chez le marchand picard de pieuses<br />

personnes qui avaient dû souvent essuyer plusieurs<br />

coups de mousqu<strong>et</strong> pour arriver jusque-là, <strong>et</strong> fuir<br />

devant les hommes de police. Parfois, des balles<br />

avaient cassé les panaches des chapeaux, <strong>et</strong> les<br />

pourpoints étaient tachés de sang.<br />

D'autres fois, il fallait attendre des frères qui<br />

n'arrivaient pas. Le lendemain, on apprenait qu'ils<br />

étaient restés entre les mains du lieutenant de<br />

police. Alors, on perdait l'espoir de les revoir jamais.<br />

Leur sort n'était pas douteux. Ils seraient pendus,<br />

à moins que la sainte Inquisition ne les fît brûler.<br />

On priait pour eux comme s'ils étaient morts déjà,<br />

en se réjouissant qu'ils le fussent pour le service<br />

du Christ. Les frères s'exaltaient <strong>et</strong> souhaitaient,<br />

eux aussi, monter sur le bûcher en chantant des<br />

psaumes. Et tous ces gens qui eussent volontiers<br />

accepté le supplice plutôt que de reconnaître un<br />

culte qu'ils prétendaient offensant pour la gloire<br />

de Dieu, ne pensaient pas que Dieu fût tenu de<br />

leur en savoir gré. Ils n'étaient pas assurés que<br />

le feu leur ouvrirait les portes du ciel.<br />

Pour la première fois, l'homme croyant ne<br />

demandait pas qu'on le récompensât de ses<br />

services.<br />

Leur évangile à la main, les Protestants lisaient


LA CONVERSION 81<br />

<strong>et</strong> étudiaient la parole de Dieu, puis chantaient<br />

les premiers psaumes.<br />

Jusqu'alors <strong>Calvin</strong>, attentif <strong>et</strong> mu<strong>et</strong>, s'était<br />

abstenu de prendre la parole. Sa conscience était<br />

un tribunal sévère, où il appelait à comparaître<br />

les rites catholiques dont les hommes avaient cru<br />

devoir encombrer la religion du Christ. Un jour<br />

il fut certain qu'ils n'avaient fait que la corrompre<br />

<strong>et</strong> qu'ils étaient entachés d'idolâtrie. Alors, le<br />

pseudo-curé de Pont-l'Évêque, à son tour, prêcha<br />

les protestants. Son commentaire sur la clémence<br />

lui avait acquis une certaine réputation <strong>et</strong>, tout<br />

de suite, il fut très écouté, ce dont il se montra<br />

fort ébahi.<br />

Déjà Dieu se plaisait à contrarier son naturel.<br />

Ce fut en vain, dès lors, qu'il chercha la r<strong>et</strong>raite<br />

<strong>et</strong> la solitude. Tous les lieux écartés se transformaient<br />

pour lui en école publique. Des gens voulaient<br />

l'entendre ! Ils le pressaient si bien que<br />

force lui était de violenter son naturel honteux <strong>et</strong><br />

sauvage pour les instruire dans la pure vérité.<br />

« Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ? »<br />

avait-il coutume de dire alors.<br />

Souvent, ses prêches se trouvaient brusquement<br />

interrompus. Un frère gu<strong>et</strong>teur arrivait en hâte,<br />

disant que les hommes du terrible lieutenant de<br />

police venaient d'apparaître dans la rue. En un<br />

instant les chandelles étaient soufflées, les bancs<br />

renversés, <strong>et</strong> chacun fuyait par les couloirs détournés,<br />

en emportant son évangile français dans<br />

la manche.<br />

<strong>Calvin</strong> était, maintenant, tout à fait compromis<br />

avec les protestants. Une fois, il fut découvert<br />

<strong>et</strong> faillit être pris. Aussi s'entourait-il de grandes<br />

précautions, <strong>et</strong> quand il écrivit à son ami Daniel,


82 CALVIN<br />

en octobre, pour lui donner des nouvelles du movement<br />

évangélique, il ne laissa pas de lui recommander<br />

la prudence, car il avait grand peur du<br />

redoutable <strong>Jean</strong> Morin, <strong>et</strong> se tenait caché pour<br />

échapper à ses poursuites.<br />

Les questions religieuses échauffaient tous les<br />

esprits.<br />

Pendant que les grands seigneurs préparaient<br />

leurs gu<strong>et</strong>-apens <strong>et</strong> que les gentilshommes s'assassinaient<br />

au coin des rues, les boutiquiers défendaient<br />

la messe ou le prêche en pesant leur suif<br />

<strong>et</strong> en aunant leur drap. Sous les courtines, <strong>et</strong> le<br />

bonn<strong>et</strong> en tête, ils en dissertaient avec leurs<br />

épouses qui, souvent, témoignaient de convictions<br />

opposées aux leurs, <strong>et</strong> la nuit était agitée, car cela<br />

n'allait pas sans dispute. Le porteur d'eau <strong>et</strong> le<br />

marchand de cerneaux, s'ils se savaient l'un<br />

papiste <strong>et</strong> l'autre huguenot, s'injuriaient quand<br />

ils se rencontraient. Il n'était pas jusqu'aux servantes<br />

qui n'eussent leurs opinions, qu'elles échangeaient<br />

entre elles en allant ach<strong>et</strong>er du cervelas<br />

ou du boudin chez le tripier.<br />

Dans les écoles, l'agitation n'était pas moindre.<br />

Les étudiants composaient des pièces où ils prenaient<br />

occasion d'affirmer hardiment leurs opinions.<br />

Les professeurs ne se gênaient pas davantage.<br />

Au collège de Navarre 1, les élèves de grammaire<br />

jouèrent une sorte de « revue » de leur composition,<br />

où la reine de Navarre <strong>et</strong> son aumônier<br />

Gérard Roussel, disciple de Lefèvre d'Étaples, se<br />

1. Sur l'emplacement de l'actuelle École Polytechnique.


LÀ CONVERSION 83<br />

trouvaient ridiculisés <strong>et</strong> insultés par des allusions<br />

transparentes. Le roi, mécontent, avait envoyé<br />

des sergents faire le siège du collège, avec l'ordre<br />

d'arrêter les acteurs <strong>et</strong> l'un des professeurs. Pendant<br />

ce temps, la Sorbonne censurait un ouvrage<br />

de la reine, Le Miroir de l'âme pécheresse. Le roi,<br />

de nouveau en colère, avait convoqué les quatre<br />

Facultés, que le recteur, Nicolas Cop, avait sévèrement<br />

blâmées dans un grand discours débité<br />

en Sorbonne.<br />

Ce Nicolas Cop était lié d'amitié, depuis dix<br />

ans, avec <strong>Calvin</strong>, qui allait faire entendre par sa<br />

bouche ce qu'il pensait lui-même. Cela eut lieu<br />

dans la chapelle des Mathurins 1, le 1er novembre<br />

1533, jour de Toussaint. Tous les professeurs<br />

étaient présents. Le discours avait pour titre :<br />

« Heureux les pauvres d'esprit. » Cop exposait la<br />

foi ancienne <strong>et</strong> la nouvelle, la loi <strong>et</strong> l'Evangile.<br />

C'était le manifeste du parti protestant.<br />

Ce sermon fit grand éclat <strong>et</strong> scandale. La Sorbonne<br />

fut outrée de colère. Deux Cordeliers, qui<br />

avaient ouï le prêche, le dénoncèrent au Parlement,<br />

lequel invita le recteur à comparaître devant lui.<br />

Celui-ci se r<strong>et</strong>rancha derrière ses prérogatives <strong>et</strong><br />

resta prudemment enfermé chez lui, cependant<br />

que les diverses Facultés s'agitaient. Le Parlement<br />

l'envoya enfin quérir, <strong>et</strong> il se mit en devoir de se<br />

rendre à son appel, en cérémonie, avec ses bedeaux.<br />

Mais il fut averti, en passant dans une rue voisine<br />

du Palais, de prendre garde à lui, car on était tout<br />

à fait résolu à l'enfermer dans la Conciergerie. Il<br />

n'en demanda pas davantage pour r<strong>et</strong>ourner sur<br />

1. On en voit encore un pan de mur rue de Cluny,<br />

derrière l'actuel Théâtre de Cluny.


84 CALVIN<br />

ses pas, <strong>et</strong>, j<strong>et</strong>ant là sa robe <strong>et</strong> son bonn<strong>et</strong>, gagna<br />

la Porte Saint-Martin <strong>et</strong> sortit de Paris si hâtivement,<br />

qu'il emporta avec lui le sceau de l'Université.<br />

Le lieutenant Morin n'en devint que plus enragé<br />

dans sa chasse aux protestants. Ayant découvert<br />

les intrigues <strong>et</strong> les conférences de Cop <strong>et</strong> de <strong>Calvin</strong>,<br />

il se rendit lui-même, bien accompagné, au collège<br />

Fort<strong>et</strong>, pour se saisir de la personne du Noyonnais.<br />

Mais <strong>Calvin</strong> s'était enfui <strong>et</strong> le brave lieutenant ne<br />

trouva que ses draps solidement attachés à la<br />

fenêtre par où il venait de se sauver. A défaut du<br />

fugitif, l'homme de police s'empara de ses livres,<br />

de ses papiers <strong>et</strong> de ses l<strong>et</strong>tres, ce qui faillit causer<br />

la mort de plusieurs de leurs destinataires. Les<br />

prisons se remplirent. La tête de Cop fut mise<br />

à prix.<br />

<strong>Calvin</strong>, en se sauvant, était allé se réfugier au<br />

faubourg Saint-Victor, chez un vigneron de ses<br />

amis. Il y revêtit la jupe du vigneron, se mit une<br />

besace de toile blanche <strong>et</strong> une houe sur l'épaule,<br />

<strong>et</strong> prit la route de Noyon. Il s'y tint caché quelques<br />

jours, mais la reine de Navarre, à laquelle Roussel<br />

l'avait présenté, s'employa à le raccommoder avec<br />

le roi son frère, <strong>et</strong> quand elle eut apaisé le courroux<br />

du monarque, le curé de Pont-l'Évèque<br />

revint à Paris, où il fut reçu « fort honorablement »<br />

par Marguerite. Il repartit, presque aussitôt, pour<br />

la Saintonge.


CHAPITRE VIII<br />

PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME<br />

il mena une vie obscure <strong>et</strong> très mou-<br />

ALORS, vementée. Il dut tout d'abord se rendre au<br />

château d'Hazeville, près de Wy. Il y aurait tenu<br />

des conférences auxquelles assistèrent ses amis les<br />

seigneurs de Gadancourt, de Hazeville, <strong>et</strong> Marguerite<br />

de la Saussaye, dame de Boisemont.<br />

Vers la fin de 1533 ou le commencement de<br />

1534, nous<br />

ami Louis<br />

le<br />

du<br />

r<strong>et</strong>rouvons en Saintonge,<br />

Till<strong>et</strong>, curé de Claix <strong>et</strong><br />

chez son<br />

chanoine<br />

d'Angoulême, qu'il avait connu dans les collèges<br />

de l'Université de Paris. Du Till<strong>et</strong> habitait « rue<br />

allant de l'Église Saint-<strong>Paul</strong> à la Halle du Pal<strong>et</strong> ».<br />

<strong>Calvin</strong> se cachait sous le pseudonyme de Charles<br />

d'Espeville 1. La vaste maison du curé hospitalier<br />

1. <strong>Calvin</strong> utilisa de nombreux pseudonymes :<br />

1° <strong>Calvin</strong>us — qui n'est que son nom de Cauvin latinisé<br />

d'où vient la dénomination de <strong>Calvin</strong>.<br />

2° Alcuinus — anagramme de <strong>Calvin</strong>us — 2e édition<br />

de l'Institution latine.<br />

3° Lucanius — autre anagramme employé pour la<br />

signature de quelques l<strong>et</strong>tres.<br />

4° Carolus Passelius — est peut-être le plus ancien<br />

des pseudonymes. On le trouve au bas d'une l<strong>et</strong>tre de


86 CALVIN<br />

qui abritait le chapelain dissident formait le plus<br />

agréable des refuges, <strong>et</strong> la vue seule des trois ou<br />

quatre mille volumes <strong>et</strong> manuscrits qu'on y trouvait<br />

rangés dans une longue galerie, réjouissait<br />

l'esprit <strong>et</strong> donnait le goût d'y vivre afin de se<br />

plonger à loisir dans l'étude des sciences diverses<br />

qu'ils renfermaient, de s'y distraire <strong>et</strong> de s'y<br />

édifier. Aussi <strong>Calvin</strong> ne laissait-il pas de se tenir<br />

en c<strong>et</strong>te partie de la maison, <strong>et</strong> d'en remuer le<br />

poussiéreux <strong>et</strong> docte fatras.<br />

Il y avait là, couché sur de beau vélin <strong>et</strong> moulé<br />

en ces caractères de plomb qui étaient une merveille<br />

inspirée par Dieu au génie de l'homme, tout<br />

ce que le Créateur avait permis à sa créature de<br />

concevoir de génial ou de fou, de coupable ou de<br />

conforme à ses vues. Un artiste se fût arrêté à<br />

contempler c<strong>et</strong>te oeuvre d'art d'un genre si nouveau<br />

qu'était alors un beau livre richement relié<br />

de peau, eût passé<br />

admiré les écussons<br />

ses paumes<br />

des plats,<br />

sur les tranches,<br />

humé l'odeur des<br />

feuilles fraîchement<br />

loué d'être venu<br />

sorties<br />

au monde<br />

des presses,<br />

justement<br />

<strong>et</strong><br />

au<br />

se fût<br />

siècle<br />

des grandes découvertes,<br />

ment si merveilleuses qu'on<br />

découvertes<br />

pouvait bien<br />

apparem-<br />

présumer<br />

1532. <strong>Calvin</strong> s'en est servi toute sa vie <strong>et</strong> surtout à<br />

Orléans.<br />

5° Charles d'Eppeville — ou Dépeville ou d'Heppeville<br />

ou encore d'Hapeville, tiré du nom d'une localité<br />

de Picardie.<br />

6° D'Aspremont<br />

—<br />

qui vient du nom d'une localité de<br />

Picardie.<br />

7° J. de Bonneville —<br />

employé dans des l<strong>et</strong>tres de<br />

1553. Bonneville était le nom qu'on donnait souvent à<br />

Genève à c<strong>et</strong>te époque.<br />

8° Deparçan — ou Deperçan utilisé par<br />

<strong>Calvin</strong> à<br />

Angoulême.<br />

9° Chambardus — trouvé au bas de l<strong>et</strong>tres de 1550.


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 87<br />

qu'elles étaient le dernier mot de la civilisation,<br />

l'ultime point de perfection où devait atteindre<br />

l'humanité.<br />

De tout cela, <strong>Calvin</strong> n'avait cure. Il n'était pas<br />

assez vain du mérite des hommes pour s'arrêter à<br />

admirer un ouvrage sorti des mains de ces infirmes<br />

<strong>et</strong> de ces aveugles, <strong>et</strong>, s'il eût admiré quelque<br />

chose, ce n'eût pu être que l'infinie bonté de Dieu,<br />

qui avait eu pitié de l'ignorance de ses créatures<br />

<strong>et</strong>, dans sa miséricorde, leur avait fourni le moyen<br />

de soulager c<strong>et</strong>te ignorance, c'est-à-dire de le<br />

mieux connaître, car, pour <strong>Calvin</strong>, il n'existait<br />

point d'autre science. Connaître Dieu, ou plutôt<br />

— le néant ne peut connaître l'infini, l'imparfait<br />

ne peut concevoir le parfait — prendre le chemin<br />

qui mène à entr'apercevoir sa divinité, devait être<br />

le but unique des recherches humaines.<br />

Dieu, tout ensemble, étendait <strong>et</strong> bornait <strong>Calvin</strong>.<br />

Aussi voyait-il peu les beautés contenues dans les<br />

auteurs de l'antiquité, qu'il méprisait à cause de<br />

leur paganisme. Les Pères de l'Église, s'ils avaient<br />

r<strong>et</strong>enu plus longtemps son attention, ne lui paraissaient<br />

guère plus dignes de foi, encore qu'il se<br />

tint dans un certain respect vis-à-vis d'eux. Les<br />

apôtres eux-mêmes avaient, selon lui, commis bien<br />

des erreurs, <strong>et</strong> saint <strong>Paul</strong> était le seul auquel on<br />

pût s'abandonner entièrement, car il avait conservé<br />

la parole de Dieu dans toute son intégrité.<br />

Saint Augustin aidait à le comprendre, encore que<br />

tout en lui ne fût pas parfait.<br />

Le croyant devait donc s'en tenir à la <strong>Bible</strong> <strong>et</strong><br />

à saint <strong>Paul</strong>. Tout le reste n'était qu'oeuvre des<br />

hommes, c'est-à-dire erreur <strong>et</strong> mensonge, <strong>et</strong> l'Église<br />

n'avait servi qu'à obscurcir ce qui, à son origine,<br />

était plus apparent que la lumière du jour. Il


88 CALVIN<br />

fallait donc, non pas la réformer, comme certains<br />

le voulaient, mais en arrêter n<strong>et</strong> l'action néfaste,<br />

c'est-à-dire la supprimer. Le prêtre abattu, plus<br />

d'Église, l'homme face à face avec Dieu, tel était<br />

le point où aboutissait <strong>Calvin</strong>, après des années de<br />

recherches ardentes, d'étude <strong>et</strong> de raisonnement.<br />

Emporté par c<strong>et</strong>te idée violente, <strong>et</strong> plein de sa<br />

notion de l'infini de Dieu, où il semblait que le<br />

chapelain de Pont-l'Évêque voulut se dépasser<br />

lui-même, <strong>et</strong> que sentir son propre néant lui fût<br />

une volupté atroce <strong>et</strong> ravissante, une volupté âpre<br />

de malade déjà cruellement tourmenté dans sa chair,<br />

il commença d'écrire son Institution Chrétienne.<br />

On le venait visiter au milieu de ses livres, <strong>et</strong> il<br />

entr<strong>et</strong>enait ses amis du résultat de ses recherches.<br />

La maison de Louis du Till<strong>et</strong> était accueillante,<br />

<strong>et</strong> on y trouvait toujours docte compagnie. Des<br />

hommes d'Église <strong>et</strong> de robe se montraient fort<br />

empressés à se rendre en la demeure de ce curé<br />

suspect qui abritait le chapelain hérétique. Antoine<br />

Chaillou, prieur de Bouteville, qu'on devait appeler<br />

plus tard le pape des luthériens, <strong>et</strong> l'abbé de Bassac,<br />

tous deux hommes de l<strong>et</strong>tres, le sieur de Torsac,<br />

frère du futur président Pierre de la Place, <strong>et</strong> la<br />

Place lui-même y fréquentaient <strong>et</strong> s'étaient liés<br />

d'amitié avec <strong>Calvin</strong>.<br />

Celui-ci dut y connaître Rabelais, habitué de<br />

l'aimable demeure. A ce moment, il semble que<br />

le père de Gargantua se sentait quelque goût pour<br />

le protestantisme. Mais il s'en tint à c<strong>et</strong>te inclination<br />

passagère, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> allait bientôt écrire,<br />

dans son Traité des Scandales :<br />

« Les autres, comme Rabelais, Degovia, Despériers,<br />

après avoir goûté l'Évangile, ont été<br />

frappés d'un même aveuglement. »


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 89<br />

<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Rabelais, s'ils se rencontrèrent, n'en<br />

eurent, sans doute, qu'un plaisir médiocre. Ils<br />

étaient peu faits pour s'entendre, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> venait<br />

de déclarer Pantagruel un ouvrage obscène, condamné<br />

avec raison par la censure.<br />

Peut-être aussi connut-il le peintre sur émail<br />

Léonard Limousin, car celui-ci a laissé un portrait<br />

portant la date de 1535, où <strong>Calvin</strong> a les cheveux<br />

assez longs, la barbe brun rouge, les traits tirés<br />

<strong>et</strong> le dos voûté. Et il n'est âgé que de vingt ans !<br />

<strong>Calvin</strong> fut bien resté tout le jour enfermé avec<br />

ses livres, sans sortir de la maison du curé, mais ses<br />

recherches philosophiques ne lui emplissaient pas<br />

la bourse, <strong>et</strong>, s'il n'était qu'un homme très détaché<br />

des biens de ce monde, sans guère d'autres besoins<br />

que ceux qui lui venaient de sa débilité, laquelle<br />

l'obligeait de recourir fréquemment aux médecins<br />

<strong>et</strong> à leurs drogues, il avait assez de délicatesse<br />

pour s'irriter de tout devoir à un ami <strong>et</strong> de vivre<br />

sur sa bourse. Aussi tâchait-il à gagner quelque<br />

argent en donnant des leçons de grec en ville.<br />

Entre temps, il composait des explications de<br />

l'Évangile que des curés lisaient au prône.<br />

Comment s'accoutrait M. d'Espeville, quand il<br />

s'aventurait dans les rues, où il courait le risque<br />

d'être reconnu <strong>et</strong> dénoncé par quelque zélé catholique<br />

? Avait-il laissé pousser ses cheveux <strong>et</strong> sa<br />

barbe qu'il portait ordinairement assez courte <strong>et</strong><br />

taillée en pointe ? Le portrait de Limousin semblerait<br />

le prouver.<br />

Il avait organisé, le soir, des réunions à Angou-<br />

lême, en diverses maisons, <strong>et</strong> plus particulièrement<br />

chez Jacques Manès <strong>et</strong> le marchand Pierre Cambois<br />

qui habitait près de la Halle. C'est là que, plus<br />

tard, on devait faire la Cène.


90 CALVIN<br />

Il évitait d'entrer dans les sanctuaires catho-<br />

liques. Cependant sa propre sûr<strong>et</strong>é voulait qu'il<br />

y parût de temps à autre, <strong>et</strong> c'était sans doute en<br />

demandant à Dieu de ne point s'offenser de le<br />

voir au milieu des idolâtres qu'il en poussait la<br />

porte. Il avait alors un extérieur recueilli qui le<br />

faisait prendre pour un grand dévot 1.<br />

Il ne parlait que d'améliorations <strong>et</strong> de réformes<br />

<strong>et</strong> les ecclésiastiques les plus distingués le soute-<br />

naient de leur influence <strong>et</strong> de leur argent.<br />

Qu'attendait-il pour rompre avec l'Église ?<br />

Peut-être se disait-il que se dém<strong>et</strong>tre de sa cha-<br />

pellenie achèverait de le comprom<strong>et</strong>tre, <strong>et</strong> qu'il<br />

faudrait alors quitter la France, <strong>et</strong> il ne pouvait<br />

se décider à l'exil. Peut-être aussi, dénué de res-<br />

sources, voulait-il vivre jusqu'au dernier moment,<br />

de son bénéfice. Cependant, nous verrons bientôt<br />

qu'il n'était pas un homme de lucre, <strong>et</strong> il faut<br />

plutôt penser qu'il répugnait à un geste définitif,<br />

qu'il lui restait encore l'ombre d'un doute. Il avait<br />

donc toujours un pied dans la cléricature <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />

situation le m<strong>et</strong>tait parfois en une posture bien<br />

gênante, car le Chapitre d'Angoulême, sachant<br />

que le curé de Claix hébergeait un chapelain,<br />

entendait recourir à ses services, <strong>et</strong> il fut plusieurs<br />

fois requis de prononcer des oraisons latines dont<br />

quelques-unes dans l'église Saint-Pierre. Il s'en<br />

serait tiré en envoyant d'autres prêtres à sa place.<br />

Cependant, des curiosités s'éveillaient autour de<br />

lui, <strong>et</strong> des gens s'étonnaient du nombre de personnes<br />

qu'on voyait entrer, chaque jour, en la<br />

demeure du curé de Claix. Il suffisait d'un mot<br />

pour le comprom<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> faire investir la maison<br />

1. D'après<br />

Florimond.


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 91<br />

par les gens de police. Le prieur de Bouteville<br />

jugea prudent de m<strong>et</strong>tre quelques lieues entre ses<br />

amis <strong>et</strong> les dévots de la ville. Il leur offrit donc<br />

une maison des champs nommée Girac, dont il<br />

faisait sa résidence habituelle, <strong>et</strong> la compagnie y<br />

tint ses graves conférences, aux trilles aériens des<br />

p<strong>et</strong>its oiseaux, qui, eux, rendaient hommage à la<br />

gloire du Tout-Puissant à moins de frais d'éloquence<br />

<strong>et</strong> de dialectique.<br />

<strong>Calvin</strong>, quand il n'écrivait pas <strong>et</strong> n'argumentait<br />

pas, donnait des leçons de grec à son ami le curé.<br />

Encore que ce soit une ivrognerie mortelle de<br />

l'entendement<br />

que ce soit<br />

humain de tirer orgueil de quoi<br />

— car l'homme reste un pur rien,<br />

quelque effort qu'il fasse, ou plutôt qu'il croie<br />

faire, pour s'améliorer —, <strong>Calvin</strong> se montrait assez<br />

vain de ses connaissances en c<strong>et</strong>te langue. Il aimait<br />

en faire parade, <strong>et</strong> ne manquait pas l'occasion<br />

d'en glisser quelque belle phrase savante dans ses<br />

prêches aux paysans qui l'écoutaient bouche bée.<br />

S'ils n'entendaient rien à la sentence, par contre,<br />

si ignorants qu'ils fussent, les bons campagnards<br />

voyaient très bien le bout de vanité qui s'était<br />

glissé en la personne austère de ce prêcheur, par<br />

ailleurs fort soucieux de l'humilité d'autrui, <strong>et</strong>,<br />

clignant<br />

« p<strong>et</strong>it<br />

de<br />

Grec<br />

l'oeil, ils l'appelaient<br />

de Claix », ou, tout<br />

entre eux le<br />

simplement, « le<br />

p<strong>et</strong>it Grec ».<br />

Sa mince silhou<strong>et</strong>te leur était devenue familière,<br />

<strong>et</strong> ils ne s'étonnaient plus de voir sa longue robe<br />

noire s'agiter à travers champs dans la direction<br />

de Saint-Saturnin ou du château de Chaillou, où<br />

vivait Antoine Chaillou, prieur de Bouteville. Le<br />

lieu était champêtre. La p<strong>et</strong>ite église gardait de<br />

ses cérémonies dominicales une bonne odeur pay-


92 CALVIN<br />

sanne mêlée à celle du pain frais qu'on y avait<br />

distribué dans des corbeilles garnies de linge blanc.<br />

Sa rusticité avait-elle trouvé grâce devant le<br />

réformateur, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> jugeait-il qu'il pouvait y<br />

prier sans offenser le Tout-Puissant, ou bien ne<br />

venait-il dans ce sanctuaire champêtre que pour<br />

y toucher de l'argent ? Car Desbrandes, dans son<br />

histoire de l'Angoumois, prétend que le curé de<br />

Pont-l'Évêque était aussi curé de Saint-Saturnin,<br />

non point, c<strong>et</strong>te fois encore, pour en remplir les<br />

fonctions, mais recevoir les prébendes attachées<br />

à ce titre, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> devait entrer dans le presbytère<br />

qu'on trouvait tout à côté, afin de partager<br />

avec le prêtre qui le remplaçait à l'autel les biens<br />

que les bons paysans apportaient sur le dos de<br />

leurs ânes, sous forme de gros chapons, de lourds<br />

épis ou de beaux écus sonnants.<br />

On voyait à la porte du presbytère c<strong>et</strong>te ins-<br />

cription : In cornu epistolae.<br />

<strong>Calvin</strong> s'amusait-il à lui en ajouter d'autres, de<br />

la pointe d'un couteau ? Un vieil historien prétend<br />

que le grave réformateur n'a pas échappé à la<br />

manie du siècle, qui est bien, à la vérité, la manie<br />

de tous les siècles <strong>et</strong> que, tel un amoureux en<br />

bonne fortune, mais dans un style différent, <strong>Calvin</strong><br />

écrivait sur les murs des sentences pour la postérité<br />

1.<br />

Quelque p<strong>et</strong>it vin frais, apparemment, l'attendait<br />

dans le pot quand il s'en venait ainsi chez son<br />

confrère, car une vigne proche du presbytère est<br />

encore appelée « la <strong>Calvin</strong>e » <strong>et</strong> dut alors, de ses<br />

jeunes ceps, rafraîchir l'orateur champêtre que son<br />

1. Origine <strong>et</strong> introduction du protestantisme en Angoumois,<br />

par l'abbé Louis Fourgeaud. 1909.


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 93<br />

enragement à convaincre les gens <strong>et</strong> la passion<br />

qu'il apportait à réfuter les arguments de ses<br />

contradicteurs avaient sans doute fort altéré.<br />

Rafraîchi, il repartait pour répandre sa doctrine.<br />

Quel esprit le poussait alors vers les campagnes<br />

? Ceux qui l'écoutaient étaient d'humbles<br />

gens, des paysans, des vignerons. De la vie, ils<br />

n'avaient guère connu que les travaux <strong>et</strong> les<br />

misères. Ils avaient eu faim souvent. Du matin<br />

au soir ils peinaient pour arracher un peu de grain<br />

à la terre. Des tombes toutes fraîches s'étaient<br />

refermées sur leurs enfants ou leurs parents, qu'ils<br />

avaient cousus dans des linceuls. Était-ce pour<br />

les consoler que <strong>Calvin</strong> accourait vers eux?<br />

Non, il n'était pas un consolateur, il était<br />

l'homme de la vérité. Qu'importe que la vérité<br />

désole, arrache toutes les espérances <strong>et</strong> démontre<br />

l'inutilité de l'effort à ceux-là mêmes dont toute<br />

la vie n'est faite que d'efforts ? Elle est la vérité.<br />

On n'y peut rien changer.<br />

Le prêtre catholique avait dit : « Dieu vous voit.<br />

Il est votre Père très bon. Soyez résignés. Votre<br />

soumission à sa volonté, votre patience dans<br />

l'épreuve vous assurent une place dans l'éternité. »<br />

Et <strong>Calvin</strong>, derrière lui, arrivait avec son enthousiasme<br />

sombre. Il apportait son Dieu terrible, qui<br />

n'est pas un Dieu de justice, qui n'est pas un<br />

Dieu de consolation. Il est, <strong>et</strong> cela suffit. L'homme<br />

n'est pas. Et comme il n'est pas, il ne peut avoir<br />

de mérite. Le prêtre qui a promis une récompense<br />

n'a point la notion de l'infini, il n'a pas l'idée de<br />

Dieu. Il le crée à l'image d'un roi. Il en fait un<br />

homme un peu plus puissant, un peu meilleur<br />

que les hommes ordinaires. C'est un païen ! Et la<br />

preuve que votre prêtre est un païen, bonnes gens,


94 CALVIN<br />

c'est qu'il vous a donné des images qui représentent<br />

Dieu, comme si Dieu pouvait être représenté! Et<br />

vos cous sont pleins de médailles avec la figure de<br />

vos saints, de vos Vierges locales que vous adorez,<br />

quoique vous en disiez ! Paganisme ! Paganisme !<br />

Le filleul du chanoine faisait j<strong>et</strong>er au feu images<br />

<strong>et</strong> médailles. Et il détruisait impitoyablement la<br />

vision consolatrice du ciel jusque-là offert en récom-<br />

pense. A ceux qui soupiraient après le paradis pour<br />

s'y reposer, il déclarait : Vous êtes accablés, vous<br />

gémissez dans la peine. C'est qu'il a plu au seigneur<br />

de vous accabler. Il est le maître. Ne dites pas<br />

qu'il est injuste. Ce qui est injuste doit être cru<br />

juste, attribué à une intelligence supérieure à la<br />

nôtre, attribué à l'Infini intelligent. Si l'homme<br />

est maltraité, c'est qu'il a péché. Adam a gravement<br />

offensé Dieu, <strong>et</strong> tous les hommes ont péché<br />

en lui, car il les contenait tous, étant le premier.<br />

Nous sommes donc tous coupables. Parce qu'il<br />

est infiniment bon, Dieu pardonne à quelques-uns.<br />

Ce n'est point comm<strong>et</strong>tre une injustice envers ceux<br />

qu'il laisse condamnés, c'est témoigner une bonté<br />

imméritée à ceux qu'il sauve. Et c<strong>et</strong>te fois encore<br />

il prouve son infinie sagesse.<br />

Vous n'êtes rien devant Dieu, répétait <strong>Calvin</strong>,<br />

avec une sorte d'enragement. Quand bien même<br />

vous vous feriez écorcher tout vif par amour de<br />

lui, il ne vous devrait rien. Aucune action n'oblige<br />

Dieu, <strong>et</strong> c'est un crime épouvantable d'orgueil<br />

de croire que, parce que nous avons fait une bonne<br />

oeuvre, Dieu nous doit quelque chose. L'homme,<br />

jusqu'ici, n'a voulu être qu'un usurier. Il disait à<br />

Dieu : « Je te sers bien, paie-moi ! » C'est un crime<br />

que de traiter ainsi de roi à suj<strong>et</strong> avec la Divinité.<br />

Et les pauvres gens dont le sombre prêcheur


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 95<br />

venait arracher la récompense future ne le chassaient<br />

pas à coups de pierres, ne levaient pas sur<br />

lui leurs fourches <strong>et</strong> leurs faux. Ils accouraient,<br />

au contraire, pour l'entendre parler. Ils se pressaient<br />

vers lui. Était-ce donc qu'il y avait une<br />

grande force de persuasion dans sa parole, qu'il<br />

entraînait ainsi d'humbles paysans à se dépouiller<br />

eux-mêmes pour faire Dieu plus grand ? Ou bien<br />

l'humanité en était-elle venue à se dégoûter<br />

d'oeuvres qui, toujours, voulaient leur récompense,<br />

<strong>et</strong> aspirait-elle<br />

sans espérance,<br />

à l'amour<br />

qui se<br />

désintéressé, à la<br />

suffit à elle-même<br />

vertu<br />

parce<br />

qu'elle est la vertu ?<br />

Au r<strong>et</strong>our de son prêche, <strong>Calvin</strong> s'entr<strong>et</strong>enait de<br />

nouveau avec ses amis. Il apportait l'âpre violence<br />

des discussions humaines en c<strong>et</strong> asile de paix qui,<br />

jusqu'alors,<br />

d'une cloche<br />

n'avait r<strong>et</strong>enti que de l'humble<br />

de chapelle <strong>et</strong> des cris d'animaux<br />

son<br />

qui<br />

n'exprimaient que les sentiments simples de la<br />

nature, la faim, la douleur, l'amour, ou la joie<br />

d'exister <strong>et</strong> de saluer la lumière. C'étaient là bruits<br />

que n'entendaient<br />

hommes d'étude<br />

guère<br />

faisaient<br />

les<br />

de<br />

réformateurs.<br />

la campagne<br />

Ces<br />

un<br />

cabin<strong>et</strong> de travail. Sous les voûtes antiques du<br />

manoir de Girac, les trois intimes, auxquels il faut<br />

joindre l'abbé de Bassac, Charles Girault d'Anqueville,<br />

de Torsac, la<br />

<strong>Jean</strong> du Till<strong>et</strong>, le futur<br />

Place <strong>et</strong> le frère de Louis,<br />

évêque de Meaux, « discutaient<br />

dans le calme pour trouver la vérité ».<br />

Souvent aussi <strong>Calvin</strong> se r<strong>et</strong>irait à la cure de Claix,<br />

dont il aimait l'isolement <strong>et</strong> le silence.<br />

L'église s'affaissait sur ses vieux arcs romans.<br />

On l'avait bâtie au somm<strong>et</strong> d'une colline, <strong>et</strong><br />

<strong>Calvin</strong> y montait de la vallée, par le p<strong>et</strong>it sentier<br />

qui allait bientôt s'appeler le chemin de <strong>Calvin</strong>.


96 CALVIN<br />

Il y prêchait les ouailles paysannes de son ami<br />

puis, descendu de la chaire, se r<strong>et</strong>irait dans le<br />

presbytère par une porte latérale. Parfois, les<br />

campagnards, tout étonnés, trouvaient l'église vide<br />

<strong>et</strong> cherchaient vainement à reconnaître la silhou<strong>et</strong>te<br />

familière du p<strong>et</strong>it Grec de Claix, méditant<br />

ou argumentant sous le couvert siffleur des arbres.<br />

De mauvais bruits avaient couru. <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> ses<br />

amis, informés d'un danger, s'étaient hâtés de<br />

traverser la Charente <strong>et</strong> d'aller se cacher au château<br />

de Roche-Coral, bâti sur un rocher à pic dont<br />

on abaissait pour eux le pont-levis, sans doute à<br />

quelque signal que le gu<strong>et</strong>teur reconnaissait du<br />

haut de son échaugu<strong>et</strong>te. Quand ils l'avaient<br />

franchi <strong>et</strong> que la herse r<strong>et</strong>ombait derrière eux, les<br />

protestants se glissaient dans trois grottes introuvables<br />

pour qui n'était pas au nombre des initiés.<br />

Elles se composaient de trois vastes appartements<br />

qui communiquaient par trois portes avec la cour<br />

du château, lequel appartenait au haut <strong>et</strong> redoutable<br />

seigneur de Jarnac. Afin d'en masquer plus<br />

sûrement la vue aux regards indiscr<strong>et</strong>s, on avait<br />

garni les trois portes de terre.<br />

La première de ces grottes, qui existent encore,<br />

contient une cach<strong>et</strong>te qui n'était peut-être bien<br />

qu'un simple saloir. La seconde est éclairée par de<br />

grandes fenêtres semi-circulaires, d'où la vue<br />

s'étend sur toute la vallée. Là se trouve une excavation<br />

creusée à deux mètres du sol, <strong>et</strong> qui ressemble<br />

fort à un évier. La tradition veut que<br />

<strong>Calvin</strong> y soit monté pour ses prêches.<br />

Enfin la troisième grotte, plus p<strong>et</strong>ite, présente<br />

à la voûte des sortes de croch<strong>et</strong>s qui ont fort bien<br />

pu servir à suspendre un hamac.<br />

<strong>Calvin</strong>, descendu de « l'évier » d'où il avait


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 97<br />

évangélisé la maison du seigneur, la dame <strong>et</strong> ses<br />

femmes, les officiers tranchants de bouche, <strong>et</strong> jusqu'à<br />

la plus basse val<strong>et</strong>aille, n'allait-il pas s'y<br />

étendre quelques heures, cependant que les soldats<br />

du roi ou les hommes d'armes de l'évêque fouillaient<br />

les bois dont les sentiers moussus avaient<br />

gardé toute fraîche l'empreinte de ses pas ? Ses<br />

yeux devaient clignoter quand il revenait à la<br />

pleine lumière du ciel <strong>et</strong> que les paysans goguenards<br />

se r<strong>et</strong>ournaient sur le p<strong>et</strong>it Grec sorti de<br />

sa cach<strong>et</strong>te.<br />

Il se trouvait maintenant au bout de sa logique.<br />

De ses longues <strong>et</strong> laborieuses conférences avec ses<br />

amis, le calvinisme était sorti, portant l'esprit de<br />

l'homme, à la suite de Luther, sur des hauteurs<br />

où jamais encore il n'avait atteint. On en avait<br />

fini avec la vieille formule intéressée des catholiques<br />

<strong>et</strong> leur conception païenne de Dieu. Le<br />

mérite des oeuvres n'existe pas, <strong>et</strong> Dieu n'est pas<br />

un roi très bon, très sage, très puissant, qui punit<br />

ou récompense ses suj<strong>et</strong>s. Dieu est tout. Puisque<br />

Dieu est tout, l'homme n'est rien. Cela ne peut<br />

pas être autrement. Le catholicisme n'a pas su<br />

montrer Dieu dans toute sa puissance. Il lui a<br />

fait une part, pour en réserver une autre à l'homme.<br />

Il est allé plus loin encore : il lui a opposé le diable !<br />

— Et <strong>Calvin</strong> était tout prêt à l'accuser de manichéisme.<br />

C'est du manichéisme, en eff<strong>et</strong>, que de<br />

donner le diable pour un personnage très fort <strong>et</strong><br />

très puissant. D'abord, il n'y a pas « un » diable.<br />

Quand l'écriture dit : le diable, elle désigne le chef<br />

des démons. Il y a « des » diables, des esprits immondes<br />

à qui Dieu perm<strong>et</strong> de tenter l'homme, <strong>et</strong><br />

ils ne sont que les exécuteurs de ses volontés.<br />

CALVIN. 7


98 CALVIN<br />

Quant est du combat <strong>et</strong> discord que nous avons dit<br />

que Satan a contre Dieu, il le faut entendre en sorte<br />

que cependant nous sachions qu'il ne peut rien faire,<br />

sinon par le vouloir <strong>et</strong> congé de Dieu. Le diable qui<br />

tourmentait Saül est nommé esprit mauvais de Dieu.<br />

Dieu a frappé de plaies l'Egypte par ses mauvais anges.<br />

Quand nous disons donc que Satan résiste à Dieu <strong>et</strong><br />

que ses oeuvres sont contraires à celles de Dieu, nous<br />

entendons que telle répugnance ne se fait pas sans la<br />

volonté divine.<br />

Il n'y a pas deux principes. Il n'y a pas deux<br />

puissances. Il n'y a que Dieu. Le diable n'est pas<br />

libre. L'homme non plus. S'il l'était, il y aurait<br />

encore deux puissances, <strong>et</strong> le manichéisme renaîtrait.<br />

Nous ne sommes jamais libres.<br />

Veuillons ou non, l'expérience journelle nous contraint<br />

d'estimer que notre coeur est plutôt conduit par<br />

le mouvement de Dieu que par notre élection <strong>et</strong> liberté :<br />

vu que souvent la raison <strong>et</strong> entendement nous défaut<br />

en choses qui ne sont point trop difficiles à connaître,<br />

<strong>et</strong> perdons courage en choses qui sont aisées à faire ;<br />

au contraire, en choses très obscures <strong>et</strong> douteuses,<br />

nous délibérons sans difficulté <strong>et</strong> savons comment nous<br />

en devons sortir ; en choses de grande conséquence <strong>et</strong><br />

de grand danger, le courage nous y demeure ferme <strong>et</strong><br />

sans crainte. D'où procède cela, sinon que Dieu besogne<br />

tant d'une part que de l'autre ? Le Seigneur fait que<br />

l'oreille oye <strong>et</strong> l'oeil voie.<br />

Et que le bon sens n'aille pas se révolter : il<br />

n'est pas juge de ces choses.<br />

L'homme naturel, comme l'a dit saint <strong>Paul</strong>, ne comprend<br />

point les choses qui sont de l'esprit de Dieu.<br />

Dieu a affolé la sagesse humaine pour confondre la<br />

gloire des sages.


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 99<br />

Mais cependant il faut apprendre à l'homme qu'il<br />

doit aspirer au bien dont il est vide, à la liberté dont il<br />

est privé.<br />

Et il faut prier Dieu, non plus, comme on le faisait<br />

jusqu'alors, pour le fléchir ou l'apitoyer — Dieu<br />

ne change pas, sans quoi il serait un homme ! —<br />

ni pour l'informer de nos nécessités — comme si<br />

Dieu avait besoin de nous pour les connaître ! —<br />

mais<br />

pour s'accoutumer à avoir en lui notre refuge comme<br />

au port unique du salut.<br />

Non pas pour le faire témoin de notre âme, il<br />

l'est sans cela, mais<br />

pour que notre coeur ne soit ému d'aucun désir duquel<br />

nous ne l'osions faire immédiatement témoin, déployant<br />

tout notre coeur devant lui.<br />

L'homme doit donc prier. Mais qu'il n'aille pas<br />

s'enorgueillir <strong>et</strong> dire que la prière est agréable à<br />

Dieu.<br />

C<strong>et</strong>te fierté est une ivrognerie mortelle de l'entendement.<br />

C'est s'adorer au lieu de Jésus.<br />

Ici encore, c'est traiter Dieu, sinon d'égal à<br />

égal, du moins de p<strong>et</strong>it à grand. Or Dieu n'est<br />

pas grand, il est. Nous ne sommes pas p<strong>et</strong>its, nous<br />

ne sommes pas.<br />

Il nous est difficile de nous attirer à ce point de<br />

quitter toute gloire entièrement à Dieu ; car nous voulons<br />

toujours être je ne sais quoi, <strong>et</strong> sommes si fols de<br />

penser être ce que nous ne sommes pas.<br />

La plupart des hommes imaginent une justice mêlée<br />

de la foi <strong>et</strong> des oeuvres... La justice de foi diffère telle-


100 CALVIN<br />

ment des oeuvres que si l'une est établie, l'autre est<br />

renversée... Il faut que celui qui veut obtenir la justice<br />

du Christ abandonne la sienne... Tant qu'il nous reste<br />

quelque goutte de justice en nos oeuvres, nous aurons<br />

quelque matière à nous glorifier.<br />

Il n'y a pas davantage d'orgueil à tirer d'exécuter<br />

la loi parce que Dieu l'ordonne. Comment<br />

serait-ce un mérite puisque nous sommes parfaitement<br />

incapables de l'exécuter par nous-mêmes,<br />

<strong>et</strong> que nous ne l'exécutons que si Dieu veut que<br />

nous l'exécutions ?<br />

L'homme est insuffisant, non seulement à accomplir<br />

la Loi, mais même à la commencer. Non seulement la<br />

plénitude de justice parfaite, mais la plus p<strong>et</strong>ite partie<br />

d'icelle surmonte toutes nos facultés.<br />

Et si Dieu commande, c'est pour que nous<br />

sachions bien que nous ne pouvons rien sans lui,<br />

<strong>et</strong> que nous lui demandions la force d'exécuter<br />

sa loi.<br />

Dieu est infini. Il ne peut pas vouloir que des<br />

êtres finis accomplissent sa volonté, qui, elle aussi,<br />

est infinie. Il veut simplement nous apprendre à<br />

sentir notre faiblesse <strong>et</strong> à tout attendre de lui. Il<br />

nous impose une loi infiniment disproportionnée<br />

à notre nature,<br />

<strong>et</strong> qui nous battrait les oreilles en vain, sinon que<br />

Dieu inspirât à nos coeurs ce qu'elle enseigne.<br />

Autrement dit, il nous prescrit une loi que nous<br />

ne pouvons accomplir que s'il l'accomplit en nous.<br />

Dès lors, le mérite de l'homme est nul. Le comble<br />

du ridicule serait de se croire méritant. La foi<br />

elle-même n'est pas un mérite, puisque, là encore,<br />

c'est Dieu qui agit.


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 101<br />

L'homme naturel n'est point capable d'entendre les<br />

choses spirituelles, mais au contraire, ce lui est folie<br />

de la doctrine de Dieu, d'autant qu'elle ne peut être<br />

connue que spirituellement. Pourtant l'oeuvre du Saint-<br />

Esprit en c<strong>et</strong> endroit est nécessaire, ou plutôt il n'y a<br />

que sa seule vertu qui règne ici.<br />

La parole de Dieu est semblable au soleil ; mais c'est<br />

sans efficace contre les aveugles. Or nous sommes tous<br />

aveugles naturellement en c<strong>et</strong> endroit.<br />

L'homme n'a donc aucun mérite devant Dieu.<br />

Il n'a pas de mérite parce qu'il n'est pas libre. Il<br />

n'a pas besoin d'être libre, puisqu'il ne peut avoir<br />

ni mérite ni démérite.<br />

L'homme est donc prédestiné. La volonté de<br />

Dieu ne change pas. Si elle pouvait changer, Il<br />

serait deux Dieux, celui d'avant son changement<br />

<strong>et</strong> celui d'après. L'infini ne peut pas changer, le<br />

parfait ne peut pas se démentir. Il est immuable,<br />

il est inflexible <strong>et</strong> le temps n'existe pas pour lui.<br />

Donc, de toute éternité, Dieu a su tous les pécheurs<br />

à venir <strong>et</strong> tous les justes. Vous êtes juste, ou vous<br />

êtes pêcheur, si Dieu l'a voulu, depuis des milliards<br />

d'années. Par conséquent, vous êtes élu ou réprouvé<br />

d'avance 1.<br />

Telle était, en ses traits essentiels, la doctrine<br />

admirablement liée que le réformateur <strong>et</strong> ses amis<br />

venaient de pousser jusqu'en ses conséquences<br />

extrêmes sous les verts ombrages de Chaillou, aux<br />

chants rustiques des bergers, qui eux, se croyaient<br />

parfaitement libres quand ils soufflaient dans leur<br />

flûte douce, ce qui était un abominable péché<br />

d'orgueil, <strong>et</strong> ne se doutaient guère que Dieu, de<br />

1. Études littéraires. Emile Fagu<strong>et</strong>, Seizième siècle.


102 CALVIN<br />

toute éternité, les avait destinés à garder leurs<br />

moutons <strong>et</strong> promis au ciel ou à l'enfer.<br />

Un jour d'avril 1534, <strong>Calvin</strong> s'en fut à Nérac 1.<br />

Ce dut être un effarement général quand on le<br />

vit apparaître dans la grande salle «fort bien tapissée<br />

<strong>et</strong> pavée » où se réunissaient une foule de dames,<br />

demoiselles, secrétaires, médecins, aumôniers, val<strong>et</strong>s<br />

de chambre, sans compter les étrangers de<br />

passage. Tous ces gens-là avaient en tête des pensées<br />

fort différentes de celles du réformateur, <strong>et</strong><br />

se souciaient plus de l'agrément qu'ils tiraient<br />

de leurs oeuvres que d'en connaître le mérite aux<br />

regards de Dieu. Le Tout-Puissant, apparemment,<br />

savait de toute éternité que les familiers de la<br />

cour de Nérac feraient de grands libertins, <strong>et</strong><br />

qu'il perm<strong>et</strong>trait à ses mauvais anges de les<br />

pousser au jeu de la galanterie <strong>et</strong> des propos grivois,<br />

car rien n'était plus dissolu que l'entourage<br />

de la reine de Navarre, <strong>et</strong> sa cour donnait l'exemple<br />

de la plus parfaite dépravation. Que venait donc<br />

y faire <strong>Calvin</strong> ?<br />

Il y voulait entr<strong>et</strong>enir Marguerite d'Angoulême,<br />

mère de <strong>Jean</strong>ne d'Albr<strong>et</strong>, celle que Marot<br />

appelait : « Corps féminin, coeur d'homme, <strong>et</strong><br />

teste d'ange ». Nous l'avons vu à Bourges, mariée<br />

au Duc d'Alençon, puis elle avait épousé, à trentecinq<br />

ans, Henri d'Albr<strong>et</strong> qui en avait vingt-quatre,<br />

<strong>et</strong> elle était venue à Nérac vers 1530.<br />

Elle apportait aux choses de la religion un mysticisme<br />

<strong>et</strong> une exaltation peu ordinaires. Elle<br />

signait ses l<strong>et</strong>tres à son directeur de conscience,<br />

1. Châteauneuf, Jarnac, Barbezieux eurent aussi la<br />

visite de <strong>Calvin</strong>.


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 103<br />

Briçonn<strong>et</strong> : « Votre gelée, altérée <strong>et</strong> affamée fille »,<br />

ou bien encore : « La pis que morte ». Elle avait<br />

fait de sa demeure une vraie « auberge de la justice<br />

», un refuge pour tous les malheureux, <strong>et</strong><br />

Marot qui allait s'y rendre devait bientôt célébrer<br />

c<strong>et</strong> « exil plus doux que liberté ».<br />

Sans doute, <strong>Calvin</strong> ne rencontra-t-il pas Marguerite<br />

de Navarre, c<strong>et</strong>te reine si simple en son<br />

accoutrement, dont<br />

la façon accoutumée est un manteau de velours noir<br />

couppé un peu sous les bras, sa cotte noire, assez à<br />

haut coll<strong>et</strong>, fourrée de marthes, attachée d'épingles<br />

par devant. Sa corn<strong>et</strong>te assez basse sur la tête, <strong>et</strong><br />

apparaît un peu sa chemise froncée au coll<strong>et</strong>.<br />

Elle devait alors se trouver en Normandie.<br />

La vie, à Nérac, n'était que jeux <strong>et</strong> ris. Les plus<br />

sages personnes y perdaient de leur gravité,<br />

l'amour n'était plus que badinage, <strong>et</strong> la religion<br />

elle-même, qu'on n'avait garde d'oublier, qui faisait<br />

même l'obj<strong>et</strong> des plus constantes recherches, y<br />

était troussée de si plaisante façon qu'elle perdait<br />

son air guindé pour en prendre un de folâtrerie<br />

qu'on ne lui voyait pas ordinairement. Elle était<br />

hardiment mêlée aux plaisirs les plus frivoles.<br />

Après dîner, dames <strong>et</strong> gentilshommes, interrompant<br />

leur aimable badinage, discutaient quelque<br />

texte de l'écriture Sainte. La reine qui, pour se<br />

pouvoir former en l'étude de la <strong>Bible</strong>, avait appris<br />

l'hébreu, lisait aussi Sophocle <strong>et</strong> Erasme dans<br />

l'original.<br />

Si le temps était beau, l'érudite <strong>et</strong> galante<br />

compagnie descendait dans le parc, de l'autre côté<br />

de la Baïse, <strong>et</strong> s'asseyait dans la garenne, auprès<br />

de la fontaine Saint-<strong>Jean</strong>, à l'ombre des arbres.


104 CALVIN<br />

Une demoiselle d'honneur commençait à lire,<br />

d'une voix fraîche <strong>et</strong> ingénue, l'une des nouvelles<br />

de l'Heptaméron. La lecture était fort libertine,<br />

<strong>et</strong> la demoiselle en débitait sans trouble les passages<br />

les plus scabreux. Autour d'elle, les couples<br />

folâtraient sur l'herbe, <strong>et</strong> la brise, parfumée aux<br />

odeurs rustiques, soulevait des dentelles <strong>et</strong> des<br />

satins qui laissaient apercevoir de charmants<br />

appas. Puis, rajustant sa fraise ou secouant sa<br />

robe, on rentrait au château, pour y jouer une<br />

comédie dans le goût des « Nouvelles ».<br />

— « Nous passons notre temps », disait Marguerite,<br />

« à faire mômeries <strong>et</strong> farces ». Elle en était<br />

le principal auteur. La religion <strong>et</strong> l'amour faisant<br />

l'obj<strong>et</strong> de ses plus constantes préoccupations, elle<br />

les ajustait hardiment en une commune mesure,<br />

<strong>et</strong> les mêlait si étroitement qu'on se fût trouvé<br />

bien en peine de les séparer. C<strong>et</strong>te façon d'accommoder<br />

l'Évangile dut paraître à <strong>Calvin</strong> singulièrement<br />

impertinente, <strong>et</strong> sans doute fit-il entendre<br />

quelques rudes vérités à ces dames <strong>et</strong> à ces seigneurs<br />

libertins qui voulaient m<strong>et</strong>tre Dieu là où<br />

il n'avait que faire.<br />

Il le trouva, apparemment, mieux à sa place<br />

dans la chapelle de la reine, où Marguerite avait<br />

institué ce culte nouveau que Fl. de Roemond<br />

appelle « la messe à sept points ». Le prêtre disait<br />

la messe à l'ancienne façon, mais il fallait qu'il<br />

y eût communion publique. Il n'y avait plus<br />

d'adoration ni d'élévation, de commémoration de<br />

la Vierge <strong>et</strong> des saints. Le prêtre, qui n'était pas<br />

astreint au célibat, communiait avec un grand<br />

pain à la grecque, qu'il rompait sur l'autel. Après


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 105<br />

en avoir pris pour lui-même, il distribuait le reste<br />

aux fidèles.<br />

Un grand vieillard, presque centenaire, vivait<br />

au château, à l'écart de son agitation profane.<br />

C'était Jacques Lefèvre d'Étaples. <strong>Calvin</strong> ne laissa<br />

pas d'aller rendre visite à ce compatriote célèbre<br />

dont le nom transportait de fureur les chanoines<br />

noyonnais, <strong>et</strong> ravissait les Picards anti-cléricaux.<br />

Le vieillard était dans un grand trouble. Il<br />

venait d'achever la meilleure version française<br />

qu'on eût encore de la <strong>Bible</strong>, <strong>et</strong> la Sorbonne l'avait<br />

menacé de mort. Il s'était alors réfugié à Nérac,<br />

<strong>et</strong> maintenant qu'il avait échappé au feu des<br />

Sorboniques, il se morfondait dans la peur de celui,<br />

plus redoutable, de l'enfer. En fuyant son supplice<br />

terrestre, ne s'en était-il pas préparé un qui durerait<br />

toute l'éternité ? Car, cependant qu'il jouissait<br />

d'un bon gîte où il se sentait bien à son aise,<br />

ceux qui avaient suivi sa doctrine subissaient le<br />

martyre <strong>et</strong> enduraient les tortures. Dieu n'allait-il<br />

pas lui tenir rigueur de les avoir poussés au supplice<br />

sans en prendre sa part ?<br />

Ce fut donc blanchi par la peur <strong>et</strong> l'âge qu'il<br />

fit à <strong>Calvin</strong> ses dernières recommandations, <strong>et</strong><br />

lui tendit, de ses mains tremblantes, le sceptre<br />

de sa royauté spirituelle.<br />

Le fabrisme expirait sur la couche du vieillard<br />

terrorisé. L'heure du calvinisme était venue, en<br />

la personne d'un être débile sur qui toutes les<br />

maladies étaient prêtes à fondre, mais d'une volonté<br />

dont les plus grands conquérants eux-mêmes<br />

n'avaient pas encore donné l'exemple. Il restait<br />

maintenant à arrêter les formes <strong>et</strong> les rites de la<br />

nouvelle religion. De Lefèvre d'Etaples, <strong>Calvin</strong><br />

passa à son ami Roussel.


106 CALVIN<br />

Le directeur de conscience de Marguerite habitait<br />

à l'abbaye de Clairac, au bord du Lot, dont la<br />

séparait une prairie en terrasse. L'abbé avait<br />

son logement dans la grosse tour carrée qui se<br />

voyait de toute la campagne.<br />

<strong>Calvin</strong> pénétra dans une grande chambre nantie<br />

d'une alcôve <strong>et</strong> d'un cabin<strong>et</strong>. C'était l'appartement<br />

de l'abbé. La discussion fut longue. Roussel<br />

essayait de modérer son ami. Il ne voulait pas<br />

qu'on détruisît l'Église, mais seulement qu'on la<br />

réformât. <strong>Calvin</strong> tenait ferme pour sa destruction.<br />

L'Église était quelque chose entre Dieu <strong>et</strong> lui.<br />

Pour cela il en avait horreur. Il était plein de<br />

mépris pour les hommes interprètes de la parole<br />

divine. Tout ce qu'ils pouvaient faire, n'était-ce<br />

pas d'obscurcir l'image de Dieu ? Il ne fallait<br />

plus d'Église, il ne fallait plus de tradition. L'on<br />

devait r<strong>et</strong>ourner droit à Dieu, revenir<br />

<strong>et</strong> simplement à l'Évangile, « Christum<br />

purement<br />

ex fontibus<br />

praedicare<br />

démordre.<br />

». Il s'entêtait, n'en voulait point<br />

Tout au fond de lui-même, n'y avait-il pas quelque<br />

opiniâtre rancune contre la honte infligée<br />

au promoteur du Chapitre de Noyon, <strong>et</strong> le souvenir<br />

pénible de la malédiction que son père avait<br />

emportée avec lui dans la tombe ne le poussait-il<br />

pas à vouloir la ruine d'un clergé qui avait fait<br />

le malheur de sa famille après avoir été la source<br />

de sa fortune ? Et il devait âprement rappeler<br />

ce qu'on reprochait aux gens d'Église, cependant<br />

que l'abbé, de son côté, citait les noms des grands<br />

hommes qu'elle avait donnés à l'humanité, <strong>et</strong><br />

démontrait que, sans elle, la barbarie eût peut-être<br />

encore régné sur l'Europe.<br />

Mais il eut beau dire, <strong>Calvin</strong> repartit avec le


PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 107<br />

ferme dessein de la combattre. Cependant, n'avait-il<br />

pas écrit :<br />

C'est une trop grande outrecuidance à nous de nous<br />

oser séparer de la communion de l'Église dès que la<br />

vie de quelqu'un ne satisfait pas à notre jugement...<br />

Pourtant que par conséquent ces deux points nous<br />

soient résolus que celui qui de son bon gré abandonne<br />

la communion externe d'une Église en laquelle la parole<br />

de Dieu est prêchée <strong>et</strong> ses sacrements sont administrés,<br />

n'a nulle excuse ; secondement, que les vices des autres,<br />

encore qu'ils soient en grand nombre, ne nous empêchent<br />

pas que nous puissions là faire profession de notre<br />

chrétienté, usant des sacrements de Notre-Seigneur en<br />

commun avec eux, d'autant qu'une bonne conscience<br />

n'est point blessée par l'indignité des autres, fût-ce<br />

même du pasteur.<br />

Il est défendu, certes, de se séparer de la communion<br />

de l'Église au commun des mortels, mais<br />

non point à ceux qui possèdent la vérité <strong>et</strong> qui<br />

le savent.<br />

... Mais si on repousse un zèle inconsidéré à cause de<br />

l'ignorance, pour ce qu'il n'est point fondé en raison,<br />

pourquoi, je vous prie, le zèle ne sera-t-il louable en<br />

un fidèle quand il débat pour la vraie foi qui lui est<br />

certaine ?<br />

Il suffit que l'on soit certain de son infaillibilité,<br />

car :<br />

Dieu ne commande pas de maintenir si étroitement<br />

toute religion, quelle qu'elle soit, mais celle qu'il a<br />

ordonnée de sa propre bouche.<br />

Or la religion qui remonte tout droit au Christ<br />

ne peut qu'être celle qu'il a ordonnée de sa propre<br />

bouche. Et personne au monde n'était si persuadé


108 CALVIN<br />

que <strong>Calvin</strong> de détenir la vérité, ni si entêté de<br />

son infaillibilité. C<strong>et</strong>te merveilleuse certitude lui<br />

ordonnait impérieusement de combattre l'Église<br />

<strong>et</strong> la tradition.


CHAPITRE IX<br />

LA RUPTURE<br />

de l'attaquer, il lui fallait rompre les<br />

AVANTderniers<br />

liens qui l'attachaient encore à elle.<br />

Justement, il avait atteint sa vingt-cinquième<br />

année, <strong>et</strong> le temps était venu pour lui de prononcer<br />

les voeux définitifs, ou de se dém<strong>et</strong>tre de sa cure.<br />

Les règles canoniques lui interdisaient, en eff<strong>et</strong>,<br />

de continuer<br />

à l'autel.<br />

plus longtemps à se faire remplacer<br />

Une fois encore, il prit la route de Noyon.<br />

Il trouva sa ville natale plus déchirée que jamais<br />

de querelles intestines. Dévots <strong>et</strong> anti-cléricaux<br />

s'affrontaient. Chaque parti se défiait, l'un mul-<br />

tipliant les prières publiques <strong>et</strong> les processions,<br />

exhibant au grand jour des rues ses statues <strong>et</strong><br />

ses bannières, l'autre gardant ses chapeaux en<br />

tête devant ces images « idolâtres » des « papistes »<br />

<strong>et</strong> se gaussant de leurs cérémonies. A tous instants,<br />

des gens se battaient.<br />

Charles se montrait le plus enragé <strong>et</strong> le plus<br />

turbulent. Il ne se gênait plus pour<br />

afficher ses<br />

sentiments nouveaux <strong>et</strong> son mépris de l'Église.<br />

Aussi dut-il féliciter vivement <strong>Calvin</strong> quand il


110 CALVIN<br />

apprit sa détermination, <strong>et</strong> le présenter à ses amis<br />

en les invitant à se réjouir de sa conversion.<br />

Dès le lundi 4 mai 1534, <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong> résigna<br />

ses bénéfices. Il céda sa chapelle de la Gésine à<br />

Antoine de la Marlière, <strong>et</strong> donna sa cure de Pontl'Évêque<br />

à un parent du nom de Caïn. Les deux<br />

nouveaux bénéficiaires étaient-ils meilleurs catho-<br />

liques que lui-même ? On peut en douter, puisqu'ils<br />

allaient bientôt se trouver dans la nécessité<br />

de se réfugier à Genève, <strong>et</strong> leurs ouailles, apparemment,<br />

ne furent pas mieux pourvues pour les cérémonies<br />

du culte qu'elles ne l'avaient été jusqu'alors.<br />

<strong>Calvin</strong>, soucieux de guérir les papistes de leurs<br />

pratiques idolâtres, a bien pu donner à ses anciens<br />

paroissiens des prêtres résolus à les priver des<br />

sacrements.<br />

Un lourd malaise dut peser sur Noyon le jour<br />

de la renonciation du fils du défunt homme<br />

d'affaires du Chapitre. Pour la prononcer, il passa<br />

par le chemin tant de fois suivi avec la belle dévote,<br />

il marcha dans ses p<strong>et</strong>its pas d'enfant, <strong>et</strong> se souvint,<br />

peut-être, des paroles de sa mère, qui lui recommandait<br />

alors de se garder toujours en la révérence<br />

des gens d'Église, dont elle faisait les représentants<br />

de Dieu sur la terre. Et n'y avait-il pas, cachées,<br />

derrière leurs fenêtres, de vieilles femmes qui se<br />

signaient en l'apercevant ? Seigneur miséricordieux<br />

! Le fils Cauvin se détournait de la foi de<br />

ses pères ! Le chérubin des processions se gaussait<br />

maintenant des bonnes statues <strong>et</strong> des pieuses<br />

images ! L'ange était devenu démon !<br />

Quel sermon n'eut-il pas à subir de la part des<br />

chanoines qui, depuis tant d'années, m<strong>et</strong>taient leur<br />

espoir en ce jeune homme d'une intelligence si<br />

remarquable, <strong>et</strong> voyaient peut-être en lui une des


LA RUPTURE 111<br />

futures lumières de l'Église ? Par quels arguments<br />

essayèrent-ils de le r<strong>et</strong>enir ?<br />

Mais sa décision était irrévocable. Plus rien ne<br />

pouvait l'ébranler. <strong>Calvin</strong> possédait ce qu'il peut<br />

bien y avoir de plus singulier en un homme faillible,<br />

trébuchant <strong>et</strong> ignorant de ses fins : la certitude<br />

de détenir la vérité ! Il rompit donc avec<br />

l'Église, <strong>et</strong> pour la dernière fois franchit le seuil<br />

d'un temple catholique.<br />

Il était libre, prêt à redresser les hommes, <strong>et</strong><br />

d'un coeur ferme, d'une main rude <strong>et</strong> contraignante,<br />

à les obliger de marcher dans les voies<br />

du Seigneur, c'est-à-dire dans le chemin tracé par<br />

le réformateur <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>.<br />

Il se mit aussitôt à l'oeuvre, <strong>et</strong> ajouta au désordre<br />

de sa p<strong>et</strong>ite ville.<br />

Deux jours après sa renonciation, le 6 mai 1534,<br />

le chanoine Fourcy de Cambrai, docteur en théologie,<br />

expert en foi <strong>et</strong> lié d'ancienne amitié avec les<br />

Cauvin, fut chargé de joindre son frère Charles,<br />

de plus en plus engagé dans le mouvement protestant<br />

<strong>et</strong> de lui parler<br />

le plus secrètement qu'il lui sera possible, <strong>et</strong> savoir de<br />

lui s'il entend soutenir la proposition erronée par lui<br />

mise en avant, afin d'adviser.<br />

Deux jours après, les conclusions furent déposées,<br />

Charles était devenu hérétique.<br />

La veille de la Trinité, un nommé <strong>Jean</strong> Cauvin<br />

provoqua dans la cathédrale une manifestation<br />

tumultueuse, qui le fit incarcérer, le 26 mai, à<br />

la porte Corbaut, la prison du Chapitre. Des amis


112 CALVIN<br />

intervinrent, <strong>et</strong> il fut relâché le 3 juin. Deux jours<br />

plus tard, il était de nouveau j<strong>et</strong>é en prison <strong>et</strong><br />

n'en sortit, c<strong>et</strong>te fois, qu'en septembre.<br />

Ce remuant<br />

mateur, si l'on<br />

personnage ne serait pas<br />

en croit le texte suivant<br />

le réfor-<br />

:<br />

Le 26 mai 1534, un <strong>Jean</strong> Cauvin, dit Midi, est mis en<br />

prison à la porte Corbaut, pour tumulte fait dans l'Église<br />

à la veille de la sainte Trinité.<br />

Ce <strong>Jean</strong> Cauvin, dit Mudi, vicaire <strong>et</strong> non hérétique,<br />

dès le 20 juin 1530, s'était trouvé en difficultés<br />

avec le Chapitre, <strong>et</strong> il avait dû donner six<br />

livres à la suite d'un procès au suj<strong>et</strong> d'une cha-<br />

pelle. Le 23 décembre 1552 <strong>et</strong> le 2 janvier 1553,<br />

il allait encore être<br />

<strong>et</strong> sa « vie libertine<br />

puni<br />

» 1.<br />

pour son « incontinence »<br />

Noyon-la-Sainte ne convenait pas aux vastes<br />

proj<strong>et</strong>s du réformateur, <strong>et</strong> il la quitta bientôt<br />

pour regagner Angoulême, en passant par Paris,<br />

où il voulait se concerter avec ses amis. Le départ<br />

de Roussel qui, emprisonné, puis relâché, avait<br />

couru se réfugier auprès de la reine de Navarre,<br />

laissait les protestants parisiens sans directeur<br />

de conscience, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> était impatient d'aller<br />

ranimer leur foi <strong>et</strong> réchauffer leur zèle. La « monstrueuse<br />

hérésie », hydre aux cent têtes, était là,<br />

menaçante, toujours prête à renaître de ses cendres.<br />

C'était s'apprêter à besogner rudement que d'avoir<br />

entrepris de l'extirper du coeur des hommes, <strong>et</strong><br />

voilà que, déjà, ceux qui avaient rompu avec le<br />

papisme se corrompaient à leur tour ! Un Espagnol<br />

sur qui avait soufflé l'esprit mauvais de Dieu,<br />

un nommé Michel Serv<strong>et</strong>, venait de s'insurger<br />

1. Calviana, par Théphile Dufour, 1913.


LA RUPTURE 113<br />

contre la Trinité. Il avait prêché à Strasbourg<br />

pour y répandre son épouvantable hérésie, <strong>et</strong><br />

maintenant Paris, à son tour, était menacé, car<br />

l'impudent blasphémateur venait d'arriver dans<br />

la ville, où il tenait des propos désordonnés en<br />

osant prétendre qu'ils étaient article de foi !<br />

Qu'un homme s'avisât d'avoir une opinion particulière,<br />

<strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te opinion-là fût justement<br />

contraire à ce qu'enseignait <strong>Calvin</strong>, c'était montrer<br />

par trop de hardiesse ! <strong>Calvin</strong> fut outré de colère<br />

<strong>et</strong> d'indignation. La faute était si énorme, qu'elle<br />

en perdait son mérite de contredire un dogme<br />

catholique.<br />

<strong>Calvin</strong>, lui, en perdit toute prudence, <strong>et</strong>, bien<br />

qu'il se cachât, fit dire à Serv<strong>et</strong> qu'il était prêt<br />

à lui démontrer la grossièr<strong>et</strong>é de son erreur.<br />

Il fut décidé que les deux hommes s'affronteraient<br />

dans une maison de la rue Saint-Antoine.<br />

<strong>Calvin</strong> n'eut garde de manquer au rendez-vous.<br />

Apparemment déguisé pour échapper aux gens<br />

de police qui l'eussent mené tout droit en prison,<br />

en attendant qu'il fût pendu ou brûlé, il se rendit<br />

au lieu indiqué en ruminant les paroles sans appel<br />

qui allaient confondre l'homme assez criminel<br />

pour se croire libre de sa pensée <strong>et</strong> se perm<strong>et</strong>tre<br />

d'inventer une religion. <strong>Calvin</strong>, faisant appel à<br />

tous les textes sacrés, se préparait donc au combat.<br />

De l'attendre rendait plus enragées que jamais<br />

son humeur processive <strong>et</strong> sa passion de convaincre.<br />

Cependant le temps passait. Michel Serv<strong>et</strong> n'arrivait<br />

pas. Il ne parut point au rendez-vous. Avait-il<br />

eu peur de la mousqu<strong>et</strong>erie des gens de police,<br />

ou s'était-il méfié du réformateur ?<br />

Celui-ci dut repartir sans avoir fait entendre<br />

la parole de vérité au misérable aveuglé par une<br />

CALVIN.<br />

8


114 CALVIN<br />

présomption qu'il importait d'étouffer au plus tôt.<br />

Il en conçut une vive colère <strong>et</strong> une rancune tenace.<br />

Quel mot d'ordre avait-il laissé dans Paris avant<br />

de le quitter ?<br />

Il en avait à peine franchi l'enceinte, que survint<br />

l'affaire des placards. Dans la nuit du 13 octobre<br />

1534, des affiches injurieuses contre la messe<br />

furent collées sur tous les murs de Paris <strong>et</strong> de Blois.<br />

Il y en avait jusque sur les portes du château<br />

royal.<br />

Ce fut le signal d'une violente persécution. Les<br />

premiers bûchers s'allumèrent. Beaucoup de protestants<br />

s'enfuirent. La plupart des voyageurs<br />

qui galopaient sur les routes portaient de faux<br />

noms <strong>et</strong> de fausses barbes. Des moines qui égrenaient<br />

avec ostentation de gros chapel<strong>et</strong>s de bois<br />

cachaient des armes sous leur froc d'emprunt <strong>et</strong><br />

maudissaient intérieurement la messe <strong>et</strong> les capucins.<br />

Tel postillon ou tel roulier n'était qu'un<br />

professeur déguisé qui fuyait la fureur de la Sorbonne.<br />

Des prêtres dissidents avaient enfoncé leur<br />

tonsure dans des chaperons de bourgeois ou des<br />

bonn<strong>et</strong>s de paysans, <strong>et</strong> plus d'un soldat qui entrait<br />

à l'auberge pour y passer la nuit, eut été bien<br />

empêché de dire à quel colonel il appartenait,<br />

de même que plus d'un artisan qui voyageait<br />

par p<strong>et</strong>ites étapes, sa houe sur l'épaule ou sa<br />

truelle à la main, se fût trouvé fort en peine s'il<br />

lui avait fallu se servir de ses outils. Tous les<br />

visages mentaient, <strong>et</strong> l'on ne savait jamais à qui<br />

l'on avait à faire.<br />

Tel était le chemin que suivait le réformateur,<br />

en s'en allant vers le pays de l'exil.<br />

Il passa par Angoulême pour y prendre le curé


LA RUPTURE 115<br />

de Claix 1 qui, à son tour, abandonnait l'Église,<br />

<strong>et</strong> dut j<strong>et</strong>er un coup d'oeil de regr<strong>et</strong> aux trois ou<br />

quatre mille volumes de sa riche bibliothèque.<br />

Mais il avait l'espoir de trouver « une fameuse<br />

<strong>et</strong> renommée librairie <strong>et</strong> bibliothèque » à Poitiers,<br />

où il allait se concerter avec des amis secrètement<br />

informés de sa venue.<br />

La ville, en eff<strong>et</strong>, était renommée pour sa riche<br />

bibliothèque, la science de ses professeurs <strong>et</strong> la<br />

valeur de ses écoles. Nul lieu ne convenait mieux<br />

pour y répandre les idées nouvelles, <strong>et</strong> Marlorat<br />

y avait déjà prêché l'Évangile. La venue du fugitif<br />

excitait donc l'impatience des étudiants. Plusieurs,<br />

tels que Pierre de la Place, frère de son ami le<br />

sieur de Torsac, <strong>et</strong> un professeur picard, Charles<br />

Le Sage, docteur régent, avaient une grande hâte<br />

de l'entendre.<br />

Il logea dans la maison de François Fouqu<strong>et</strong>,<br />

prieur des Trois-Moutiers en Bas-Poitou, <strong>et</strong> pendant<br />

quelques jours ne cessa d'entr<strong>et</strong>enir des gens<br />

de robe, des professeurs <strong>et</strong> des clercs détachés de<br />

la foi catholique. Il lui fallait arrêter les cérémonies<br />

du nouveau culte avant de quitter la France.<br />

On vit bientôt autour de lui Régnier, lieutenantgénéral<br />

au siège <strong>et</strong> des hommes de l<strong>et</strong>tres de<br />

l'Université fort au courant des opinions de Luther<br />

<strong>et</strong> de Zwingle, Anthoine de la Duguie, bientôt<br />

docteur régent, Philippe Véron, procureur au<br />

Siège, Albert Babinot, un lecteur de la ministrerie<br />

<strong>et</strong> <strong>Jean</strong> Vernou, fils. Tous ces gens se réunissaient<br />

rue des Basses-Treilles, dans le jardin du lieutenant-<br />

général Régnier.<br />

1. Il dut à la même époque se défaire de sa cure de<br />

Saint-Saturnin.


116 CALVIN<br />

Pourquoi un jardin plutôt qu'une bonne maison<br />

bien close, pour ces réunions où les nouveaux<br />

protestants risquaient leur vie ? — Peut-être<br />

craignaient-ils que d'être si nombreux à y entrer,<br />

chaque jour, éveillât la curiosité des dévots, <strong>et</strong><br />

avaient-ils peur de s'y trouver pris comme dans<br />

une souricière. Un jardin ouvert à tous les regards<br />

<strong>et</strong> à toutes les oreilles ne pouvait inspirer de<br />

méfiance, <strong>et</strong> il devait sembler naturel aux plus<br />

soupçonneux d'y voir assis sous les verts ombrages<br />

une compagnie de doctes personnes qui se plaisaient<br />

à deviser.<br />

Il en fut ainsi quelques jours. Mais, dans la<br />

passion qu'ils apportaient à discuter, les réformés<br />

s'oubliaient jusqu'à élever la voix, <strong>et</strong> les passants'<br />

pouvaient bien recueillir d'étranges paroles. Ils<br />

levaient les bras au ciel, sortaient des <strong>Bible</strong>s de<br />

leurs manches <strong>et</strong> conjuraient le Seigneur de les<br />

éclairer en des termes qui n'étaient point précisément<br />

orthodoxes. Ils résolurent de se r<strong>et</strong>rouver<br />

dans l'une des grottes naturelles qu'il y avait<br />

sur les bords du Clain.<br />

Comment s'y rendaient-ils pour ne pas éveiller<br />

les soupçons de leurs voisins ? — Sans doute<br />

attendaient-ils la nuit <strong>et</strong>, quand elle était bien<br />

noire, encapuchonnés jusqu'aux oreilles, ils se glissaient<br />

par la campagne en évitant les maisons<br />

où veillaient les chiens de garde, les terres grasses<br />

qui gardent l'empreinte des pas <strong>et</strong> aussi les champs,<br />

dont les blés couchés eussent mis le paysan en<br />

défiance. Ils allaient ainsi pendant un peu plus<br />

d'une demi-lieue, puis, arrivés sur les bords de<br />

la rivière, se glissaient dans une anfractuosité<br />

rocheuse qu'on devait plus tard appeler « la grotte<br />

de <strong>Calvin</strong> ».


LA RUPTURE 117<br />

Ils y apparaissaient les uns après les autres,<br />

<strong>et</strong>, se saluant du nom de frères, découvraient leurs<br />

visages enfouis dans des capuchons <strong>et</strong> des coll<strong>et</strong>s.<br />

Leurs poings agitaient des torches qui leur jaunissaient<br />

la face <strong>et</strong> poussaient une âcre fumée<br />

rousse vers les ténèbres de la grotte.<br />

Puis <strong>Calvin</strong> faisait l'exhortation, c'est-à-dire le<br />

prêche. Il commençait en invoquant le Saint-<br />

Esprit, sans qui leurs intelligences n'eussent été<br />

que ténèbres épaisses <strong>et</strong> nuit impénétrable, puis<br />

commentait un chapitre de l'Écriture. Il avait<br />

déjà la poitrine délicate, <strong>et</strong> sans doute l'acre<br />

fumée des torches le faisait-elle tousser, cependant<br />

qu'il lisait ainsi l'Évangile pour l'édification de<br />

ses frères. Sa voix n<strong>et</strong>te, métallique, devait résonner<br />

étrangement dans c<strong>et</strong>te caverne. Quelquefois<br />

le vent s'y engouffrait <strong>et</strong> sifflait en effilochant les<br />

flammes des résines, ou bien j<strong>et</strong>ait de la pluie,<br />

par paqu<strong>et</strong>s, au dos des protestants.<br />

Pour plus de sécurité, <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> ses amis changeaient<br />

fréquemment de grotte <strong>et</strong> se rendaient<br />

parfois aux caves de Saint-Benoît <strong>et</strong> de Crotelles.<br />

C'est en c<strong>et</strong>te dernière que se passa l'une des<br />

scènes les plus violentes de leurs réunions.<br />

Quand le réformateur avait achevé sa lecture<br />

de l'Évangile, chacun disputait, <strong>et</strong> la conférence<br />

devenait fort animée. Des ombres démesurées<br />

s'agitaient sur les parois rocheuses. Une fois,<br />

<strong>Calvin</strong> s'emporta contre le picard Charles Le Sage,<br />

qui lui contestait que la messe fût une invention<br />

diabolique <strong>et</strong> qu'il fallût la supprimer. Excédé<br />

par ses objections continuelles 1, <strong>Calvin</strong>, qui souf-<br />

1. <strong>Calvin</strong> n'aimait pas la contradiction. Ne devait-il<br />

pas écrire, peu de temps après à du Till<strong>et</strong> : « J'ai telle-


118 CALVIN<br />

frait mal qu'on lui coupât la parole, j<strong>et</strong>a sur la<br />

table « son bonn<strong>et</strong> de mante »1 <strong>et</strong>, donnant de<br />

grands coups de main sur sa bible, qu'il avait<br />

posée devant lui, s'écria avec emportement :<br />

Ma messe, la voici ! c'est la <strong>Bible</strong>, <strong>et</strong> je n'en veux pas<br />

d'autre !<br />

Puis, levant les yeux au Ciel :<br />

« Seigneur », dit-il, « si au jour du jugement tu me<br />

reprends de ce que je n'ai pas esté à la messe <strong>et</strong> que<br />

je l'ai quittée, je dirai avec raison : Seigneur, tu ne<br />

me l'as pas commandé ! »<br />

Enfin, un jour, il célébra la Sainte Cène, qui<br />

s'appelait la manducation.<br />

« Voici », écrit Fl. de Roemond, « la manducation,<br />

que j'ai apprise de ceux qui ont eu part en ces bastelages.<br />

Celui de la compagnie qui était élu lisait tel<br />

passage des quatre évangélistes que bon lui semblait<br />

sur la matière du sacrement de l'Eucharistie, <strong>et</strong>, après<br />

avoir détesté la messe comme invention du diable,<br />

proféré plusieurs injures <strong>et</strong> blasphèmes contre l'Église,<br />

il leur disait : « Mes frères, mangeons le pain du Sei-<br />

« gneur en mémoire de sa mort <strong>et</strong> passion. »<br />

« Lors il s'asseyait à table, puis rompait le pain, en<br />

baillait à chacun un morceau <strong>et</strong> tous mangeaient<br />

ensemble sans mot dire, tenant chacun la meilleure<br />

mine qu'ils pouvaient. Le mesme, faisaient-ils, prenant<br />

le vin. Après ce, c<strong>et</strong> élu rendait grâce au Seigneur de<br />

ce qu'il leur avait fait c<strong>et</strong>te faveur de cognoitre les<br />

abus du papisme <strong>et</strong> la grâce d'entendre la vérité. Ce<br />

ment déclaré le bon droit de ma cause qu'un chacun<br />

doit s'en contenter. »<br />

L<strong>et</strong>tre du 31 janvier 1537.<br />

1. En forme de mantille.


LA RUPTURE 119<br />

fait, il disait, <strong>et</strong> les autres aussi, le Pater Noster <strong>et</strong> le<br />

Credo en latin, puis l'assemblée se levait. »<br />

Tel fut le rite que le réformateur enseigna aux<br />

premiers calvinistes, dans les grottes de Crotelles.<br />

Mais sa présence avait été signalée à la police.<br />

Son hôte lui conseilla de partir. Il quitta Poitiers,<br />

toujours accompagné de Louis du Till<strong>et</strong>, <strong>et</strong> gagna<br />

Orléans. Espérait-il pouvoir s'y fixer, <strong>et</strong> vivre<br />

enfin dans c<strong>et</strong>te r<strong>et</strong>raite studieuse à quoi il aspirait<br />

depuis si longtemps sans jamais y atteindre ?<br />

Il s'y livra à des travaux de cabin<strong>et</strong>, <strong>et</strong> composa<br />

sa Psychopannychie, traité par lequel il entendait<br />

prouver que les âmes veillent <strong>et</strong> vivent après<br />

qu'elles sont sorties du corps, contre l'erreur de<br />

quelques ignorants qui pensent qu'elles dorment<br />

jusqu'au dernier jugement.


CHAPITRE X<br />

VERS L'EXIL<br />

c<strong>et</strong>te fois encore, en fin 1534 ou commen-<br />

MAIS, cement de janvier 1535, il lui fallut se rem<strong>et</strong>tre<br />

en route avec son fidèle compagnon, du Till<strong>et</strong>,<br />

<strong>et</strong> traverser les pays de Lorraine <strong>et</strong> d'Alsace,<br />

avant de se réfugier à Strasbourg. Combien de fois<br />

les deux fugitifs furent-ils en danger d'être découverts<br />

au cours de ce long voyage, où ils durent<br />

jouer le rôle de personnages imaginaires, détourner<br />

les soupçons de maints aubergistes qui se vantaient<br />

d'être bons dévots <strong>et</strong> de flairer de loin<br />

le parpaillot, se méfier de tout le monde <strong>et</strong> d'eux-<br />

mêmes, veiller à leurs moindres propos, chaque<br />

soir verrouiller soigneusement la porte d'une chambre<br />

de hasard <strong>et</strong> vérifier leurs armes pour être<br />

prêts à vendre chèrement leur vie aux soldats<br />

qui allaient peut-être surgir, car, à chaque étranger<br />

qu'ils rencontraient, les voyageurs couraient le<br />

risque d'être reconnus <strong>et</strong> de se voir, un peu plus<br />

tard, dressés sur un bûcher !<br />

Quelles fatigues eut à supporter <strong>Calvin</strong>, c<strong>et</strong><br />

homme débile, dont l'estomac digérait mal, que<br />

la migraine, déjà, serrait aux tempes, qui avait


VERS L'EXIL 121<br />

des vomissements <strong>et</strong> des diarrhées presque continuels<br />

! Des chevaux de fortune secouaient sa<br />

colique sur leur échine, ou bien il était à pied <strong>et</strong><br />

il lui fallait<br />

d'insomnie,<br />

marcher,<br />

le mal de<br />

malgré la fatigue,<br />

tête,<br />

la nuit<br />

— car il ne connut<br />

jamais d'autre façon de voyager qu'au dos d'une<br />

bête, ou arpentant les routes, suant au soleil <strong>et</strong><br />

tout poudreux, ou les habits collés à la peau par<br />

l'averse du ciel. Et quand il arrivait à l'étape,<br />

rêvant de repos, de solitude, de silence, <strong>et</strong> d'un<br />

bon feu qui eût réchauffé ses os glacés, il lui fallait,<br />

ou se cacher, ou prêcher les inconnus qui accouraient<br />

vers lui. Car Dieu continuait de lui susciter<br />

partout des gens qui réclamaient ses prêches, <strong>et</strong> il<br />

n'y avait plus pour lui de lieux écartés ni déserts.<br />

Sans cesse <strong>Calvin</strong> devait violenter sa nature sauvage<br />

<strong>et</strong> honteuse afin de répandre la parole du Christ.<br />

A Desmes, près de M<strong>et</strong>z, l'un des domestiques<br />

des deux amis déroba la boug<strong>et</strong>te où ils avaient<br />

mis tout leur argent <strong>et</strong> emmena l'un des chevaux.<br />

On imagine sans peine la colère <strong>et</strong> la détresse des<br />

fugitifs, quand ils se virent ainsi démunis de toutes<br />

espèces sonnantes, en la pleine campagne d'un<br />

pays étranger où ils se prétendaient ce qu'ils<br />

n'étaient pas <strong>et</strong> n'avaient que les auberges pour<br />

les nourrir <strong>et</strong> les coucher. L'autre serviteur dont<br />

ils se faisaient accompagner les tira d'embarras<br />

en donnant les six écus qu'il possédait pour les<br />

mener à Strasbourg. Là, des amis, sans doute,<br />

leur prêtèrent l'argent nécessaire à la fin du voyage,<br />

car ils furent bientôt à Bâle, où <strong>Calvin</strong> montra<br />

la plus vive satisfaction d'avoir r<strong>et</strong>rouvé son bon<br />

ami Cop, qu'il n'avait pas revu depuis le jour du<br />

mois de novembre 1533 où, j<strong>et</strong>ant étole <strong>et</strong> bonn<strong>et</strong><br />

à la rue, <strong>et</strong> plantant là ses bedeaux, le recteur


122 CALVIN<br />

s'était enfui de Paris en emportant le sceau de<br />

l'Université. De graves événements s'étaient passés<br />

depuis, <strong>et</strong> les deux hommes avaient bien des<br />

choses à apprendre l'un de l'autre.<br />

Cop ne dut pas trouver que le Picard avait pris<br />

meilleure mine depuis qu'il s'était enfin décidé<br />

à entrer dans le parti des réformés <strong>et</strong> qu'il courait<br />

les routes, autant pour échapper au feu de son<br />

bûcher que pour répandre la parole évangélique.<br />

Il put voir aussi que, si <strong>Calvin</strong> avait fort souvent<br />

changé de nom au cours de ses voyages, il n'avait<br />

pas changé d'âme, <strong>et</strong>. que c'était bien toujours le<br />

même homme, tout ensemble violent <strong>et</strong> froid,<br />

opiniâtre, discuteur, <strong>et</strong> surtout d'une incroyable<br />

assurance en tout ce qui touchait ses propres convictions,<br />

<strong>et</strong> d'une continence, d'une austérité de<br />

moeurs qui, malgré tout, imposaient le respect.<br />

C<strong>et</strong>te austérité, dont peu de personnes pouvaient<br />

donner l'exemple, touchait vivement la matrone<br />

distinguée, du nom de Catharina Klein, qui le<br />

logeait au faubourg Saint-Alban. La dame n'en<br />

revenait pas qu'on vécût ainsi, sans presque rien<br />

manger, sans presque de sommeil, n'existant<br />

que pour écrire, convaincre ou prêcher, obstinément<br />

fermé à tous les plaisirs du monde <strong>et</strong> tenant<br />

pour néant ce que les hommes sont accoutumés<br />

de prétendre leurs plus chères récréations <strong>et</strong> leurs<br />

plus précieuses jouissances. Aussi éprouvait-elle<br />

une grande admiration pour une vertu qui était<br />

peut-être moins l'eff<strong>et</strong> d'une volonté de se conduire<br />

de façon à ne point souiller son corps qu'une<br />

naturelle répugnance à la fatigue que comportent<br />

les plaisirs. Et elle allait partout, prônant la grande<br />

sagesse de M. Lucanius, car c'était ainsi que le<br />

réformateur se faisait maintenant appeler.


VERS L'EXIL 123<br />

Cependant que la matrone le vantait à tout<br />

venant, <strong>Calvin</strong>, enfermé chez lui avec quelques<br />

livres, goûtait enfin l'âpre joie de se r<strong>et</strong>rouver<br />

seul avec son manuscrit de l' Institution Chrétienne.<br />

Il le terminait. En même temps, il se perfectionnait<br />

dans l'étude de l'hébreu avec Münster Sébastien.<br />

Il s'occupait aussi de m<strong>et</strong>tre une préface<br />

latine <strong>et</strong> une préface française à la <strong>Bible</strong> d'Oliv<strong>et</strong>an.<br />

« Laissant le pays de France », écrira-t-il dans la<br />

préface de ses Psaumes, « je m'en viens en Allemagne<br />

de propos délibéré, afin que là je puisse vivre en repos<br />

en quelque coin inconnu comme j'avais toujours désiré. »<br />

N'avait-il pas quelque regr<strong>et</strong> du pays natal,<br />

<strong>et</strong> le grand désir d'y rentrer bientôt? Il écrivait<br />

la l<strong>et</strong>tre à François 1er qui devait précéder l'Institution,<br />

l<strong>et</strong>tre très belle, <strong>et</strong> qui semblait bien une<br />

avance.<br />

« Je voulais par ce travail servir à nos Français »,<br />

dit-il dans sa l<strong>et</strong>tre-préface, datée du 1er août 1535.<br />

« J'en voyais plusieurs avoir faim <strong>et</strong> soif de Jésus-<br />

Christ, <strong>et</strong> bien peu qui en eussent reçu droite connaissance.<br />

Mais voyant que la fureur de certains méchants<br />

s'est élevée en votre royaume tellement qu'elle ne laisse<br />

pas la saine doctrine faire son chemin, il m'a semblé<br />

nécessaire de faire servir ce livre non seulement d'instruction,<br />

comme j'en avais d'abord l'intention, mais<br />

de confession de foi. »<br />

Et il concluait en disant :<br />

Que le Roi des rois veuille donner pour fondement à<br />

votre trône la justice.<br />

Mais là encore, il ne lui fut pas permis de s'aban-


124 CALVIN<br />

donner tout entier à sa passion de l'étude. Il lui<br />

fallut connaître tout ce que la Réforme comptait<br />

d'hommes remarquables en Suisse. Il vit Pierre<br />

Vir<strong>et</strong>, qui était à Bâle en novembre 1535, <strong>et</strong> fit<br />

avec lui une visite à Claudius Feroeus. Il apprit<br />

à connaître Bullinger, lequel se trouvait à Bâle<br />

le 3 février 1536, jour où fut signée la première<br />

confession de foi helvétique. Il en connut bien<br />

d'autres encore, dont les noms ne sont point parvenus<br />

jusqu'à nous. A tous, il préférait son ami<br />

Simon Grynée. Chaque jour on lui présentait de<br />

nouvelles recrues qui venaient d'adhérer à la<br />

Réforme ou se montraient encore hésitantes, indé-<br />

cises, <strong>et</strong> dont il fallait réchauffer le zèle. Chaque<br />

jour il devait vaincre sa timidité, sa sauvagerie<br />

<strong>et</strong>, de taciturne, devenir éloquent. Le service du<br />

Seigneur, en vérité, commençait déjà de lui coûter<br />

bien cher.<br />

Sans doute le trouvait-on souvent à la maison<br />

des Granges, où habitaient les pasteurs de la<br />

cathédrale. Il allait fréquemment à l'imprimerie<br />

de Thomas Platter. Elle était à l'enseigne de l'Ours<br />

Noir, dans le quartier du Mont Saint-Pierre, en<br />

face de l'hôtel d'Andlow. De grandes fenêtres à<br />

meneaux laissaient largement pénétrer la lumière<br />

dans l'atelier où les ouvriers assemblaient leurs<br />

l<strong>et</strong>tres de plomb <strong>et</strong> faisaient gémir les presses.<br />

Oporin choisissait les ouvrages, Robert Winter<br />

fournissait les fonds, Lasius Ruch <strong>et</strong> Platter diri-<br />

geaient l'imprimerie.<br />

Et voilà que les anciens amis qu'il avait laissés<br />

en France accouraient vers le réformateur. De<br />

Noyon arrivaient son frère, sa soeur, celui auquel<br />

il avait cédé sa chapelle de la Gésine, celui auquel<br />

il avait donné la Cure de Pont-l'Évêque, <strong>et</strong> le


VERS L'EXIL 125<br />

lieutenant du Roi Laurent de Normandie. De<br />

Paris, son maître Mathurin Cordier, de Montmor,<br />

Budé, Cop ; d'Orléans, le fils de Daniel. De Bourges,<br />

les Collardon ; d'Angoulême, du Till<strong>et</strong>. De Poitiers,<br />

Véron, le procureur Babinot, le lecteur des<br />

Institutes, Saint-Vertumien. <strong>Calvin</strong> connut sans<br />

doute aussi Carlstadt <strong>et</strong> Caroli, contre lesquels<br />

il défendit Farel, qui venait lui-même de défendre<br />

les Genevois, accusés de tous les crimes par Caroli.<br />

Sur quoi Caroli, saisi de<br />

courir dans la ville comme<br />

fureur,<br />

un fou,<br />

s'était mis<br />

en proférant<br />

à<br />

des menaces contre Farel. Il était allé trouver<br />

<strong>Calvin</strong>, qui l'avait fort mal reçu.<br />

Le 23 août 1535, <strong>Calvin</strong> remit le manuscrit<br />

des Institutions à l'éditeur Platter 1.<br />

En tête, il avait écrit : « Je suis venu pour<br />

donner le glaive,<br />

<strong>et</strong> non la paix ». Car il se appelé<br />

croyait<br />

à redresser les torts des hommes <strong>et</strong> à défendre<br />

Dieu.<br />

Il<br />

mit<br />

en<br />

en<br />

corrigea les épreuves en<br />

route pour l'Italie avec<br />

février, puis se<br />

<strong>Jean</strong> du Till<strong>et</strong>.<br />

Il<br />

Du<br />

avait<br />

Till<strong>et</strong><br />

repris le<br />

se faisait<br />

nom de<br />

appeler<br />

Charles d'Espeville.<br />

Louis de Haulmont.<br />

Voyageant botte à botte, les deux amis s'enchantaient<br />

à la pensée de connaître la duchesse de<br />

Ferrare <strong>et</strong> d'aller « saluer » l'Italie. <strong>Calvin</strong> n'avait-il<br />

pas résolu de porter la parole évangélique<br />

peuples les plus rapprochés du Saint-Siège<br />

était, en tout cas, bien décidé à ne pas aller<br />

aux<br />

? Il<br />

plus<br />

loin que Ferrare. « Il veut saluer<br />

de loin », a dit Théodore de Bèze.<br />

dent.<br />

l'Italie comme<br />

Il restait pru-<br />

1. Les institutions sortirent des presses de Platter en<br />

mars 1536.


126 CALVIN<br />

On ne sait quelle route les voyageurs suivirent<br />

dans les Alpes. Sans doute prirent-ils la plus courte,<br />

qui passait par les Grisons, le col de la Bernina,<br />

la Vénétie. Puis ce fut Ferrare, enfermée dans<br />

de hautes murailles. A mesure qu'ils s'en rapprochaient,<br />

les deux amis voyaient sortir de ses rem-<br />

parts <strong>et</strong> monter vers le ciel des dômes d'églises<br />

qui miroitaient au soleil. Bientôt ils entrèrent dans<br />

la cité. Ils se trouvaient maintenant chez Hercule<br />

d'Este, le vassal du Pape. Ils n'allaient plus être<br />

entourés que de cardinaux <strong>et</strong> d'inquisiteurs, tout<br />

prêts à se saisir de leurs personnes pour en faire<br />

bonne <strong>et</strong> prompte justice pour peu qu'ils sentissent<br />

l'hérétique <strong>et</strong> que l'on vint à découvrir leur<br />

supercherie. Car ils portaient tous deux des habits<br />

de prêtre, afin de parvenir jusqu'à la princesse<br />

sans éveiller les soupçons du redoutable Hercule,<br />

qui menait une garde vigilante autour de son<br />

épouse, dont les tendances protestantes le. m<strong>et</strong>taient<br />

en fureur.<br />

La ville, à en croire Diane Arioste, l'une des<br />

femmes de Renée, était « une tanière de puces <strong>et</strong><br />

de punes, avec une infinité de cousins, car autrement<br />

on ne la doit appeler vu l'ordure qui lui<br />

est dedans, en été particulièrement ». Le palais<br />

lui-même était tout délabré, tout branlant, tout<br />

moisi. Mais cela ne se voyait guère du dehors,<br />

<strong>et</strong> il avait encore grand air sous son revêtement<br />

de marbre rouge, au milieu des fontaines, des boules<br />

de verdure, des cônes <strong>et</strong> des animaux que simulaient<br />

des frondaisons habilement taillées.<br />

Au tournant d'une rue, les deux amis se trouvèrent<br />

devant sa masse flamboyante. Le château<br />

de Renée de France éblouissait qui le voyait pour<br />

la première fois. Puis le voyageur, s'étant habitué


VERS L'EXIL 127<br />

à son éclat, contemplait sa ruine. Ses murs se<br />

lézardaient. Une mousse verte poussait sur les<br />

sculptures. Les larges dalles polychromes des<br />

grandes salles dansaient sous les pas des lourds<br />

soldats bardés de fer. <strong>et</strong> un soir, Renée de France<br />

avait dû fuir sa chambre, dont le plafond menaçait<br />

de s'écrouler.<br />

Cela n'empêchait pas qu'on y<br />

menât fort<br />

joyeuse vie.<br />

Les p<strong>et</strong>its pages, vêtus de rouge cramoisi <strong>et</strong><br />

coiffés de bér<strong>et</strong>s roses, portaient de grands plats<br />

fumants sous les dorures fléchissantes des plafonds,<br />

<strong>et</strong> les pavanes lentes faisaient tourner les<br />

damas des plus belles robes sur le carreau défoncé<br />

des salles. Ce n'étaient que réjouissances sans fin,<br />

banqu<strong>et</strong>s monstrueux, joutes, cavalcades <strong>et</strong> comédies.<br />

Il y avait des fous, des nains, des singes,<br />

des perroqu<strong>et</strong>s ! Chaque soir, une foule somptueuse<br />

se réunissait dans les vastes appartements du<br />

château dont on avait rehaussé l'éclat de grandes<br />

tentures de fête, rouges, blanches <strong>et</strong> vertes. On<br />

y voyait des princes l<strong>et</strong>trés, des princesses héroïnes<br />

d'amour, de poésie ou de roman, des cardinaux<br />

aspirant à la papauté, des érudits, des artistes,<br />

des poètes moitié chevaliers, moitié bardes. Renée,<br />

vêtue d'une robe de velours noir à manches bouillonnées,<br />

cachait sa bosse sous les longs plis tombants<br />

d'un voile noir qui couvrait ses splendides<br />

cheveux blonds. L'échancrure du corsage laissait<br />

apercevoir sa peau nacrée. Ses yeux bleus étaient<br />

pleins de vivacité. Elle avait tant de séduction<br />

<strong>et</strong> d'esprit que tous ceux qui l'approchaient<br />

oubliaient très vite la disgrâce de son corps <strong>et</strong><br />

se r<strong>et</strong>iraient charmés.<br />

La fille de Louis XII ne pouvait se consoler


128 CALVIN<br />

de l'exil, <strong>et</strong> attirait les Français à sa cour pour<br />

essayer d'en tromper le mortel ennui. La vue de<br />

ces étrangers m<strong>et</strong>tait le duc en fureur, <strong>et</strong> leur<br />

présence au palais n'avait pas tardé d'amener la<br />

discorde entre les deux époux. Le vieux château<br />

branlant commençait déjà de prendre un aspect<br />

moins joyeux quand le réformateur <strong>et</strong> son ami<br />

y pénétrèrent. On n'y tournait presque plus de<br />

sonn<strong>et</strong>s aux Amadis, <strong>et</strong> les romans étaient passés<br />

de mode. Les aimables propos d'amour avaient<br />

fait place à ceux de religion.<br />

C<strong>et</strong>te fois, <strong>Calvin</strong> ne devait pas songer à prêcher<br />

publiquement les gens du château, car les soldats<br />

d'Hercule eussent bientôt interrompu le prône <strong>et</strong><br />

j<strong>et</strong>é le prôneur en prison, cependant que le tribunal<br />

de la Sainte Inquisition se fût hâté d'instruire<br />

son procès. Il fallait s'introduire furtivement,<br />

user de ruse pour essayer d'approcher de<br />

la princesse <strong>et</strong> de s'en faire entendre, ce qui<br />

n'allait point sans de grandes difficultés, car elle<br />

était étroitement surveillée par les cardinaux, <strong>et</strong><br />

le duc, tenu au courant de ses moindres propos,<br />

faisait précipiter dans un cul de basse-fosse quiconque<br />

lui paraissait suspect. Il lui enlevait jusqu'à<br />

ses femmes pour peu qu'il les soupçonnât d'hérésie.<br />

Dès que Renée de France eut appris la présence<br />

de <strong>Calvin</strong>, elle s'employa habilement à le rapprocher<br />

de sa personne sans éveiller les soupçons de<br />

son redoutable entourage. Elle le fit loger dans<br />

une pièce voûtée, dite des Camerini, éclairée de<br />

deux fenêtres grillées qui donnaient sur une cour<br />

intérieure. Une p<strong>et</strong>ite chapelle y attenait. Il y<br />

avait aussi un escalier, dit du Municipio, qui lui<br />

ménageait une fuite en cas de danger.<br />

A côté de la pièce où logeait <strong>Calvin</strong> se trouvaient


VERS L'EXIL 129<br />

les appartements princiers, formés d'une suite<br />

indéfinie de salles immenses <strong>et</strong> fastueuses. Puis,<br />

tout au fond, un cabin<strong>et</strong> minuscule tapissé de<br />

boiseries <strong>et</strong> de glaces jusqu'au plafond. Les panneaux<br />

étaient couverts de p<strong>et</strong>ites miniatures à<br />

fond d'or. Et les glaces multipliaient les centaines<br />

de figurines entremêlées d'arabesques. C'était le<br />

boudoir de Renée de France.<br />

Fût-ce dans ce décor aimable que se dressa le<br />

noir <strong>Calvin</strong>, qui avait traversé les Alpes pour<br />

apporter l'Évangile à la princesse captive du<br />

terrible Hercule, à la pauvre princesse que les<br />

plaisirs<br />

— Ils<br />

du monde n'avaient pu consoler de l'exil ?<br />

eurent ensemble des entr<strong>et</strong>iens fort secr<strong>et</strong>s,<br />

auxquels assistaient quelques demoiselles d'honneur,<br />

dont Françoise Boussiron.<br />

De Ferrare, <strong>Calvin</strong> rédigea deux épitres, l'une<br />

à Duchemin, l'autre à Gérard Roussel, qui venait<br />

de se laisser nommer évêque d'Oloron.<br />

Parmi tous les gens qu'il rencontra, l'un, Fran-<br />

çois Richardot, dut l'intéresser tout particulièrement,<br />

<strong>et</strong> le porter à user de toute sa force de persuasion.<br />

C'était un ancien prédicateur de l'ordre<br />

des moines augustins, que Rome venait de relever<br />

de ses voeux. Il avait quitté la robe monastique,<br />

<strong>et</strong> louvoyait entre le catholicisme <strong>et</strong> la Réforme<br />

sans parvenir à se décider pour l'un ou pour l'autre.<br />

<strong>Calvin</strong>, sans doute, ne put se tenir de le conjurer<br />

de renoncer définitivement à l'erreur du papisme<br />

pour entrer dans les voies du Seigneur. Mais s'il<br />

le prêcha, il perdit son temps <strong>et</strong> risqua peut-être<br />

aussi de perdre la vie. L'ancien moine, un instant<br />

séduit par les idées nouvelles, allait bientôt rentrer<br />

dans le giron de l'Église <strong>et</strong> s'efforcer de faire<br />

CALVIN.<br />

9


130 CALVIN<br />

oublier sa passagère défection par un redoublement<br />

de zèle à poursuivre les protestants <strong>et</strong> devenir,<br />

comme évêque d'Arras, un de leurs plus redoutables<br />

adversaires<br />

Le voisinage des cardinaux m<strong>et</strong>tait <strong>Calvin</strong> dans<br />

une situation périlleuse. A toute seconde, il courait<br />

le risque d'être reconnu <strong>et</strong> j<strong>et</strong>é en prison. Il avait<br />

déjà fait trop de bruit pour que l'Église ne jugeât<br />

pas indispensable de le supprimer. Un jour, le<br />

Grand Inquisiteur de la Foi apprit sa présence au<br />

château <strong>et</strong> s'en montra fort ému. Le terrible<br />

appareil de la sainte Inquisition se mit en branle,<br />

<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> n'eut que le temps de s'enfuir par l'escalier<br />

dérobé qui se trouvait fort à propos à côté<br />

de sa chambre. Put-il sauter sur un cheval, <strong>et</strong><br />

fût-ce en une galopade effrenée qu'il décampa<br />

de Ferrare sans espoir de r<strong>et</strong>our ? Ou bien, j<strong>et</strong>ant<br />

là sa robe cléricale, changea-t-il encore une fois<br />

de costume <strong>et</strong> d'allure, <strong>et</strong> prît-il son air le plus<br />

tranquille pour franchir la porte de la cité devant<br />

le mousqu<strong>et</strong> des soldats ? Avec un tel homme,<br />

cela n'a que peu d'importance. L'essentiel est<br />

qu'à pied ou à cheval, il puisse encore prêcher.<br />

Et c'est ce qu'il ne laissa pas de faire en traversant<br />

Modène, Parme <strong>et</strong> Plaisance pour atteindre le<br />

Piémont. Sa fureur à convaincre les gens <strong>et</strong> la<br />

certitude de posséder la vérité le poussaient à<br />

s'exposer sans cesse <strong>et</strong> à risquer un supplice dont<br />

il semblait, par ailleurs, fort soucieux de se préserver.<br />

Ses prêches lui causaient bon nombre de mésaventures,<br />

car les paysans ont l'humeur rude, <strong>et</strong><br />

ceux qu'il prétendait convertir ne se montraient<br />

pas toujours disposés à l'entendre. Les mauvais


VERS L'EXIL 131<br />

discours de c<strong>et</strong> étranger qui ne voulait plus de<br />

la messe <strong>et</strong> tenait le ciel pour une imagination<br />

d'usurier les m<strong>et</strong>taient souvent fort en colère,<br />

<strong>et</strong> c'est ainsi que dans le Val de Saint-<strong>Paul</strong> de<br />

Grano, entre Coni <strong>et</strong> Saluces, le réformateur vit<br />

sa prédication brusquement interrompue par les<br />

cris du peuple <strong>et</strong> fut contraint de s'enfuir à toutes<br />

jambes, poursuivi par les femmes, qui lui j<strong>et</strong>aient<br />

des pierres <strong>et</strong> brandissaient leurs balais.<br />

Ce jour-là, le pauvre Louis du Till<strong>et</strong> dut entendre<br />

bien des paroles amères. Combien de colères<br />

avait-il essuyées depuis qu'il voyageait en la<br />

compagnie du réformateur ? Était-ce toute c<strong>et</strong>te<br />

bile qui commençait de le dégoûter du protestantisme,<br />

ou bien, seulement, se trouvait-il fatigué<br />

de la route, des auberges, des glaciers <strong>et</strong> des risques?<br />

Il se demandait si <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> lui ne se trompaient<br />

point de chemin en croyant aller tout droit à<br />

Dieu. Les prônes de son ami ne le trouvaient plus<br />

aussi enthousiaste, <strong>et</strong> il lui venait maintenant<br />

des objections qu'il gardait, sans doute, prudemment<br />

pour lui.<br />

Dans le Val d'Aoste, <strong>Calvin</strong> fut mieux écouté,<br />

car les paysans, justement, quelques mois plus<br />

tôt, s'étaient convertis au protestantisme, <strong>et</strong> ils<br />

ne pouvaient que bénir qui leur apportait la doctrine<br />

du Christ. <strong>Calvin</strong> les réunit dans la ferme<br />

de Bibian afin de les fortifier en leur foi évangélique,<br />

puis il remonta le torrent du Buttier pour<br />

atteindre Varney.<br />

C<strong>et</strong>te fois, le réformateur, perdu en pleine montagne,<br />

au milieu de son chaos grandiose, de ses<br />

pics, de ses gouffres, se trouvait face à face avec<br />

ce qui peut le mieux mener l'homme sur le chemin<br />

de concevoir la grandeur de l'Auteur de vie. Plus


132 CALVIN<br />

que jamais, la créature humaine devait lui apparaître<br />

misérable <strong>et</strong> chétive, aveugle, trébuchante.<br />

En-dessous de lui, le torrent, encaissé dans une<br />

tranchée de plus en plus profonde, ouvrait un<br />

précipice qui semblait plonger dans les entrailles<br />

mêmes de l'enfer. <strong>Calvin</strong> l'aurait traversé sur un<br />

pont de bois, puis, passant par Closelina, le malade<br />

avait imposé à son corps la rude besogne de se<br />

hisser dans un dur sentier de roches. Quelle migraine<br />

lui martelait la tête, cependant qu'il s'arcboutait<br />

<strong>et</strong> jouait des genoux <strong>et</strong> des coudes pour se frayer<br />

un chemin ? Quels maux d'estomac lui rongeaient<br />

la poitrine, alors qu'il étreignait la montagne ?<br />

Quelle colique lui tordait les entrailles ?<br />

Puis il aurait continué sa route par la Valpeline.<br />

Il revint à Bâle, mais ce n'était pas c<strong>et</strong>te fois encore<br />

qu'il devait se reposer. Le 2 juin 1536, nous le<br />

r<strong>et</strong>rouvons à Paris. Ce jour-là, par-devant deux<br />

notaires du Châtel<strong>et</strong> de Paris.<br />

Jehan Cauvin, licencié ès-loix, présent en sa personne,<br />

établit son frère Antoine, clerc, demeurant à Paris,<br />

son procureur général <strong>et</strong> spécial.<br />

L'édit de Coucy, du 16 juill<strong>et</strong> 1535 <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres<br />

d'abolition de Lyon, du 31 mai 1536 accordaient<br />

un délai de six mois aux hérétiques afin de leur<br />

perm<strong>et</strong>tre d'abjurer. Pendant ce temps, ils pouvaient<br />

rentrer en France sans crainte d'y être<br />

inquiétés, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />

une si belle occasion<br />

n'avait point laissé<br />

de r<strong>et</strong>ourner à Paris,<br />

échapper<br />

où l'appelait<br />

le règlement de ses affaires. Il descendit à<br />

l'hôtel <strong>et</strong> reçut des visites, dont celle de Godefroi<br />

Lopin, qui devint la nouvelle<br />

un propagateur ardent<br />

religion <strong>et</strong>, un an plus tard, alla<br />

de<br />

le<br />

rejoindre à Genève.


VERS L'EXIL 133<br />

Le réformateur ne poussa même pas jusqu'à<br />

Noyon, où ses frères Charles <strong>et</strong> Antoine vendaient<br />

des morceaux de terres héritées de leurs parents,<br />

<strong>et</strong> ce fut, apparemment, sans avoir revu sa p<strong>et</strong>ite<br />

ville natale qu'il reprit le chemin de l'exil d'où,<br />

c<strong>et</strong>te fois, il ne devait plus revenir. Il voulait<br />

r<strong>et</strong>ourner directement à Strasbourg, mais Fran-<br />

çois 1er <strong>et</strong> Charles-Quint se faisaient la guerre<br />

<strong>et</strong> leurs soldats occupaient la Champagne. Les<br />

gros canons de bronze, les coulevrines <strong>et</strong> les bombardes<br />

ravageaient la campagne, <strong>et</strong> se fût-on<br />

risqué à recevoir quelque boul<strong>et</strong>, que l'on n'aurait<br />

pu franchir la ligne des troupes. Il fallut que <strong>Calvin</strong><br />

renonçât à traverser la Champagne <strong>et</strong> la Lorraine.<br />

Il fit un grand détour par le Midi, <strong>et</strong> s'arrêta très<br />

probablement à Lyon.<br />

La ville était faite pour le charmer. Opulente<br />

<strong>et</strong> riche, elle ne se contentait pas de son trafic<br />

avec l'Italie. Elle marquait le plus grand intérêt<br />

pour tout<br />

<strong>et</strong> plus de<br />

ce qui était du<br />

cent imprimeurs<br />

domaine de<br />

y exerçaient<br />

l'esprit,<br />

« l'art<br />

divin ». Leur prince, Sébastien Gryphe, avait<br />

Etienne Dol<strong>et</strong> <strong>et</strong> Rabelais pour correcteurs, <strong>et</strong><br />

Frellon se servait de Michel Serv<strong>et</strong>.<br />

Est-ce là que l'Espagnol rencontra le Picard,<br />

après l'avoir fui à Paris ?<br />

M. Moutarde affirme que<br />

le réformateur <strong>et</strong> son<br />

fidèle ami Louis du Till<strong>et</strong> descendirent chez les<br />

frères Frellon, libraires rue Mercière, à l'enseigne<br />

de l'Écu de Coulongne, <strong>et</strong> se montrèrent enchantés<br />

de leur hospitalité.<br />

Enfin, un jour de juill<strong>et</strong> 1536, <strong>Calvin</strong>, qui<br />

n'avait pu se rendre directement à Lausanne, but<br />

de son voyage, apparut, tout blanc de poussière,<br />

devant les murs de Genève.


CHAPITRE XI<br />

PREMIER SÉJOUR A GENÈVE<br />

la côte qu'il vient de gravir, il aperçoit au<br />

DE loin l'église Saint-Pierre, dressée sur sa colline<br />

où montent les rues. Puis il passe devant la Monnaie.<br />

Un peu plus loin se dresse la Croix de Cornavin<br />

où finit la juridiction du duc <strong>et</strong> commencé<br />

celle de la cité. Il entre en territoire genevois.<br />

Il se trouve devant la porte Cornavin. Elle est<br />

bien vieille. Elle s'écroulera dans peu de temps.<br />

Ses joints se descellent. Elle s'affaisse entre ses<br />

gonds. On la dirait lasse de toutes les hérésies,<br />

les philosophies, les inventions humaines qui<br />

passent chaque jour sous son arche branlante,<br />

en la personne de ces voyageurs exténués <strong>et</strong> poussiéreux<br />

que la vieille Europe catholique a chassés<br />

de ses villes <strong>et</strong> qui accourent se réfugier dans le<br />

giron de la jeune république ouverte aux idées<br />

nouvelles par haine de ses anciens maîtres, les<br />

ducs <strong>et</strong> les évêques.<br />

Depuis que l'on a fermé la porte de Sainte-<br />

Catherine, celle de Cornavin est la seule ouverture<br />

perm<strong>et</strong>tant d'entrer dans Genève aux gens qui<br />

arrivent d'Allemagne, de France <strong>et</strong> de Suisse.


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 135<br />

Le gu<strong>et</strong> s'avance, armé de pied en cap. Il<br />

demande la nom des voyageurs, <strong>et</strong>, pour qu'ils<br />

soient reçus dans les auberges de la ville, leur rem<strong>et</strong><br />

une marque que l'hôte reconnaîtra.<br />

Les deux amis franchissent le pont-levis, suivent<br />

la rue de Cornavin, la rue Contana, débouchent<br />

sur la place Saint-Gervais, se r<strong>et</strong>rouvent au milieu<br />

de l'Ile. Le Rhône fuit, rapide, bleu, profond, <strong>et</strong><br />

malheur à ce qui choit de la rive, immondices,<br />

bête ou homme ! Il les emporte d'un train si<br />

furieux que tout disparaît en une seconde, <strong>et</strong> les<br />

Genevois se sont souvent déjà servis de leur vieux<br />

fleuve pour se débarrasser de ceux qui les gênaient.<br />

<strong>Calvin</strong> ne se doute guère que lui-même va bientôt<br />

connaître l'horrible peur de s'y voir précipité.<br />

Il est bien décidé à ne passer qu'une nuit à Genève,<br />

<strong>et</strong> se trouve si las du voyage, qu'il reste à l'auberge<br />

pendant que Louis du Till<strong>et</strong> se m<strong>et</strong> à la recherche<br />

des protestants réfugiés dans la ville afin de les<br />

informer de la venue de <strong>Calvin</strong> parmi eux.<br />

Le soir même, un gros homme roux se présente<br />

à l'hôtellerie. C'est Farel. Les amis, aussitôt,<br />

s'attablent, rapprochent leurs deux faces, parlent<br />

bas. L'un est sec avec un visage jaune, aux traits<br />

tirés, l'autre corpulent, rouge de peau <strong>et</strong> de poil.<br />

Son corps trapu, massif, fait gémir le siège qui<br />

le supporte. Déjà il gronde, bien qu'il entende ne<br />

parler qu'à mi-voix.<br />

Il expose à son ami la situation de Genève. C'est<br />

par horreur de son duc <strong>et</strong> de son évêque qu'elle<br />

s'est j<strong>et</strong>ée dans le protestantisme, mais ses habitants<br />

manquent de l'esprit de foi <strong>et</strong> de pénitence<br />

indispensable à leur régénération. Farel ne peut<br />

suffire à la tâche. Il n'est, lui, qu'un orateur populaire,<br />

<strong>et</strong> ici il faudrait un grand politique, un


136 CALVIN<br />

calculateur avisé, un homme assez habile pour<br />

se tenir en équilibre entre les trois partis qui se<br />

partagent Genève : les protestants, les catholiques<br />

<strong>et</strong> les patriotes. Ceux-ci sont les soldats de l'indépendance,<br />

Genevois avant tout. Ils ont combattu<br />

pour la liberté de leur p<strong>et</strong>ite patrie, <strong>et</strong> s'irritent<br />

de voir d'un côté les Français vouloir gouverner<br />

leur cité sous le prétexte de religion <strong>et</strong>, de l'autre,<br />

les Bernois s'immiscer dans les affaires intimes de<br />

la République. Au milieu de toutes ces complications<br />

politiques, Farel perd la tête. Il est débordé.<br />

Il ne pourra ramener à Dieu le tumultueux troupeau<br />

de Genève. Des âmes vont se perdre. Il faut<br />

rester pour l'aider à convertir la ville dissipée <strong>et</strong><br />

paillarde.<br />

A c<strong>et</strong> appel inattendu, <strong>Calvin</strong> se trouble. Il<br />

objecte son humeur sauvage <strong>et</strong> sa timidité. Il<br />

ne souhaite que l'étude, la r<strong>et</strong>raite ! Il est taci-<br />

turne, tourmenté de maux, souvent aigre <strong>et</strong> impatient,<br />

bilieux <strong>et</strong> sombre ! Le Seigneur ne peut<br />

vouloir qu'il devienne le pasteur des Genevois.<br />

Il supplie Farel,<br />

au nom de Dieu, d'avoir pitié de lui <strong>et</strong> de le laisser<br />

servir autrement à Dieu 1...<br />

Alors Farel s'emporte. Il frappe la table de ses<br />

poings <strong>et</strong>, frémissant d'une sainte colère :<br />

« Et moi », se m<strong>et</strong>-il à vociférer de sa voix tonnante,<br />

« au nom du Dieu tout-puissant, je te déclare : tu<br />

prétextes tes études. Si tu refuses de t'adonner ici<br />

avec nous à c<strong>et</strong>te oeuvre du Seigneur, Dieu te maudira,<br />

car tu te cherches toi-même, bien plutôt que le Christ ! »<br />

1. L<strong>et</strong>tre de Farel à Libert<strong>et</strong>, 6 juin 1564.


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 137<br />

<strong>Calvin</strong> est épouvanté. C<strong>et</strong>te violence l'a vaincu.<br />

Il tremble de tous ses membres à la pensée que<br />

Dieu pourrait le maudire.<br />

« Lequel mot m'épouvanta <strong>et</strong> ébranla tellement »,<br />

dira-t-il plus tard, « que j'abandonnai le voyage que<br />

j'avais entrepris ; ...non pas tant par conseil <strong>et</strong> exhortation<br />

que par une adjuration épouvantable, comme<br />

si Dieu eût, d'en haut, étendu la main sur moi pour<br />

m'arrêter 1. »<br />

Il se fait violence <strong>et</strong><br />

en se faisant violence, il a plus fait <strong>et</strong> plus promptement<br />

que personne ait fait, surpassant non point les<br />

autres seulement, mais soi-même 2.<br />

Certes, la malédiction brandie sur sa tête par<br />

le fougueux pasteur l'a épouvanté, <strong>et</strong> nous voulons<br />

bien croire qu'il a violenté son tempérament en<br />

se rendant enfin aux désirs de Farel. Mais <strong>Calvin</strong><br />

est-il absolument sincère quand il prétend que<br />

sa plus entière félicité réside dans la r<strong>et</strong>raite <strong>et</strong><br />

l'étude ? Se connaît-il si mal qu'il n'ait point<br />

reconnu le grand politique <strong>et</strong> l'homme de combat<br />

qui sont en lui ? Ne sent-il pas qu'il est secrètement<br />

rongé de l'ambition de faire partout prévaloir<br />

la doctrine évangélique, c'est-à-dire la doctrine<br />

de <strong>Calvin</strong>, ce qui est une façon d'imposer aux<br />

hommes sa volonté toute-puissante, <strong>et</strong> que la<br />

passion qu'il a de convaincre le fera toujours sortir<br />

de sa r<strong>et</strong>raite ? Et cependant que Farel s'efforçait<br />

de le convertir à ses vues, n'a-t-il pas brusquement<br />

compris que Genève était exactement la ville dont<br />

1. Préface des Commentaires sur les Psaumes.<br />

2. L<strong>et</strong>tre de Farel à Libert<strong>et</strong>, 6 juin 1564.


138 CALVIN<br />

il avait besoin pour la conquête religieuse de l'Europe<br />

? Certes, il doit s'attendre à ce que sa nationalité<br />

dresse devant lui de grands obstacles, mais,<br />

d'autre part, il n'est ni prince, ni évêque, ni Bernois.<br />

C'est l'essentiel.<br />

S'il a de l'adresse <strong>et</strong> de l'énergie — <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />

sait qu'il est capable d'en avoir — il pourra se<br />

glisser parmi tous ces gens turbulents qui n'ont<br />

point encore pris l'habitude de la liberté, qui sont<br />

même fort embarrassés de celle qu'ils viennent<br />

de conquérir, <strong>et</strong> ne soupçonnent guère que la<br />

servitude puisse leur arriver d'ailleurs que du<br />

côté de leurs anciens maîtres.<br />

Ceux-ci étaient catholiques, <strong>et</strong>, à cause de ce<br />

souvenir, les Genevois exècrent le catholicisme.<br />

Ils ne feront donc point difficulté de se convertir<br />

à la religion nouvelle qu'on leur apportera, pourvu<br />

que le prédicateur soit assez habile pour donner<br />

à c<strong>et</strong>te religion un caractère municipal <strong>et</strong> national,<br />

<strong>et</strong> rien n'est plus facile, quand on a, comme <strong>Calvin</strong>,<br />

le génie de la politique <strong>et</strong> l'instinct du despotisme.<br />

Alors, <strong>Calvin</strong> fera de Genève la « ville de sûr<strong>et</strong>é »<br />

où accourront tous les réformés de la vieille Europe.<br />

Chaque année son armée grossira. Genève rayonnenera<br />

de plus en plus loin sur le monde religieux,<br />

<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, seul, sans appui, sans roi, sans prince,<br />

sans argent, n'ayant pour soi que sa volonté plus<br />

forte qu'aucune autre volonté humaine, sera ce<br />

que n'a pas su être Luther, lui qui fut soutenu<br />

par les rois, les princes, les États — le maître<br />

tout-puissant de Genève, la ville sainte du calvinisme,<br />

la rivale de Rome !<br />

Le fils de l'homme d'affaires excommunié regardera<br />

le Pape en face !


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 139<br />

<strong>Calvin</strong> est ambitieux, mais avant tout, il est<br />

croyant. Il a vu dans Genève la place forte où<br />

il pourra édifier son oeuvre dans toute sa pur<strong>et</strong>é<br />

<strong>et</strong> sa rigidité, sans compromission, sans concessions<br />

aux princes. Cela surtout a dû le décider.<br />

Ses débuts sont humbles.<br />

Comme il n'a, dit-il, nulle grâce à parler en<br />

public, il a été décidé que Farel continuera ses<br />

prêches, <strong>et</strong> que lui se contentera d'enseigner la<br />

théologie.<br />

Avant de commencer ses cours, il s'en va régler<br />

ses affaires à Bâle <strong>et</strong> y conduire un parent, Artesius<br />

ou Lois d'Artois. En route, il rencontre Lausanne,<br />

Yverdon, Neufchâtel, la Neuveville, <strong>et</strong> s'y arrête.<br />

Au r<strong>et</strong>our, il est affligé d'un violent catarrhe qui<br />

s'est porté sur la gencive supérieure. On le saigne<br />

deux fois. Du matin au soir il lui faut se tenir la<br />

joue au chaud dans un cataplasme. La douleur<br />

devient bientôt si intolérable qu'il absorbe quantité<br />

de calmants. Pendant neuf jours il est dans la<br />

farine, les drogues, les emplâtres. Le catarrhe<br />

finit par céder à tous ces remèdes, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, à<br />

la fin du mois d'août 1536, commence ses fonctions<br />

de « professeur des saintes L<strong>et</strong>tres dans l'Église<br />

de Genève ».<br />

De la rue des Chanoines, où il habite, il aperçoit<br />

le haut de l'église Saint-Pierre. C'est à c<strong>et</strong>te<br />

église qu'il se rend, chaque après-midi, pour y<br />

expliquer les épitres de Saint-<strong>Paul</strong>, « avec grande<br />

louange <strong>et</strong> utilité ».<br />

L'Hôtel de Ville se trouve, lui aussi, à quelques<br />

pas de la maison de <strong>Calvin</strong>, dans la rue de la<br />

Treille, qui aboutit à la porte Baud<strong>et</strong>.<br />

Humble vie, débuts mélancoliques <strong>et</strong> rebutants.<br />

Les Genevois, en vérité, se soucient fort peu de


140 CALVIN<br />

suivre les cours du « lecteur en la Sainte Écriture<br />

à Genève », qui n'est, pour eux, qu'un inconnu,<br />

un Français de plus arrivé dans leur pauvre ville<br />

libre, ouverte à tous les étrangers. Dans la cathédrale<br />

vide, nue, dépouillée, il lui faut faire son<br />

cours devant un morne auditoire formé de quelques<br />

réfugiés protestants.<br />

Au sortir de l'église, il se rend souvent à l'Hôtel<br />

de Ville.<br />

Il n'y trouve guère de quoi se réconforter, <strong>et</strong><br />

le Conseil attache si peu d'importance à sa personne<br />

qu'il ne songe même pas à le rétribuer de<br />

ses cours. <strong>Calvin</strong>, une fois de plus, est dans une<br />

grande misère. Farel, le 5 septembre 1536, supplie<br />

qu'on<br />

ce à<br />

prenne<br />

quoi le<br />

soin de le r<strong>et</strong>enir <strong>et</strong> de le nourrir,<br />

Conseil répond « qu'on s'occupe de<br />

le soutenir », mais, en réalité, ne se soucie nullement<br />

du Français, dont il n'inscrit même pas le<br />

nom sur ses registres, <strong>et</strong> ce ne sera que cinq mois<br />

plus tard, le 13 février 1537, qu'il pensera enfin<br />

à lui donner un traitement de six écus soleil.<br />

Si le pasteur n'avait pas d'amis qui le nourrissent,<br />

il serait plus misérable que le dernier des mendiants.<br />

Au reste, cela n'est pas si mal. Il n'est pas mauvais,<br />

en eff<strong>et</strong>, que la vie lui soit dure. Sa foi n'en a<br />

que plus de violence <strong>et</strong> son verbe plus d'âpr<strong>et</strong>é.<br />

Plus il sera tyrannique <strong>et</strong> autoritaire, mieux il<br />

conviendra à ce peuple genevois qui vient de se<br />

donner la liberté <strong>et</strong> a besoin, maintenant, pour<br />

se sentir gouverné, d'un despote qui le traitera<br />

avec une impitoyable rigueur, une rigueur à<br />

laquelle furent loin d'atteindre ses anciens maîtres,<br />

<strong>et</strong> que les événements, c<strong>et</strong>te fois, le contraindront<br />

d'accepter, car il lui faudra choisir entre <strong>Calvin</strong>


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 141<br />

<strong>et</strong> Berne, ou l'évêque, ou le prince, <strong>et</strong> il n'hésitera<br />

pas, un maître nouveau paraissant toujours préférable<br />

à celui dont on a déjà fait l'expérience.<br />

Pour l'instant, les Genevois sont encore pleins<br />

de l'ivresse de se sentir libres, <strong>et</strong> comme ce sont<br />

de gros <strong>et</strong> rudes hommes, ils ont plongé leur ville<br />

dans la débauche. A la guerre succède toujours<br />

la danse, <strong>et</strong>, après qu'on a tué, on aime avec<br />

fureur. La loi est éternelle. Genève n'y échappe<br />

point. Tous les carrefours ont des tréteaux. Partout<br />

les musiques font sauter les gens. Les matrônes<br />

y r<strong>et</strong>roussent leurs jupons <strong>et</strong> cambrent le torse.<br />

Dans les maisons les cires brûlent jusqu'à l'aube,<br />

<strong>et</strong> l'on dit qu'il s'y comm<strong>et</strong> d'abominables péchés.<br />

L'adultère souille bon nombre de couches, les<br />

ruisseaux sont pleins d'ivrognes, les tripots de<br />

joueurs, <strong>et</strong> les marchés se traitent en pleine rue<br />

avec les filles d'amour. On dirait que les Genevois<br />

pressentent le régime de pénitence auquel ils vont<br />

être soumis bientôt, <strong>et</strong> qu'ils veulent se payer par<br />

avance de leurs futures privations.<br />

Bilieux <strong>et</strong> noir, <strong>Calvin</strong> heurte du pied l'ivrogne,<br />

respire l'odeur musquée de la fille de joie, voit<br />

tourner les jupons des bourgeoises que le diable<br />

a poussées dans le bal, <strong>et</strong> croit entendre sortir<br />

des maisons les soupirs voluptueux d'abominables<br />

ébats. Toute sa chair frémit de dégoût à se sentir<br />

ainsi roulée dans le péché, <strong>et</strong> un accès de rage<br />

le remplit d'une humeur acre.<br />

Les hommes sont vêtus d'habits qui scandalisent<br />

ses regards. Ce sont des " chausses chappelées »<br />

dont l'étoffe fut tailladée en maints endroits, de<br />

façon à laisser apercevoir la doublure, de couleur<br />

opposée à celle du dessus. Les Genevois sont fiers<br />

de leurs belles formes, <strong>et</strong> portent leurs pourpoints


142 CALVIN<br />

très courts afin que l'on voie mieux la rondeur<br />

de leurs cuisses dont l'étoffe épouse très exactement<br />

les contours. Les femmes n'offensent pas<br />

moins le Seigneur par la hardiesse <strong>et</strong> la somptuosité<br />

de leurs accoutrements. Elles dégrafent leur giron,<br />

montrent leurs bras, se rabattent les cheveux sur<br />

les oreilles, posent sur leur tête de hautes coiffures<br />

provocantes, s'entortillent dans de la soie, du<br />

velours, des étoffes d'argent ou d'or, comme si<br />

ce n'était pas appeler le diable dans son corps<br />

que le couvrir ainsi de choses délicates, <strong>et</strong> l'orner<br />

de bijoux à la façon d'une châsse d'église<br />

catholique.<br />

<strong>Calvin</strong> est dévoré de l'envie de cacher sous un<br />

long habit les formes masculines des Genevois,<br />

de tirer les chevelures de leurs épouses, d'aplatir<br />

rudement les bouffants de leurs robes, de transformer<br />

les alcôves tièdes en de durs sommiers où<br />

des anges terribles, des anges de colère <strong>et</strong> de feu,<br />

veilleraient à la chast<strong>et</strong>é des corps, de brûler les<br />

cartes des tripots avec les joueurs, les violons <strong>et</strong><br />

les danseurs. Qu'est-ce donc que ces gens qui ne<br />

peuvent se marier sans musique, s'aborder sans<br />

trinquer aux tavernes, <strong>et</strong> qui prétendent mêler<br />

de la joie à tous les jours de leur existence ?<br />

La joie, quand il ne faudrait que le calme de la<br />

pénitence ! A quoi pense le Conseil, de laisser les<br />

Genevois libres de leur conduite, c'est-à-dire libres<br />

de pécher ? Un gouvernement doit obliger les<br />

citoyens de vivre dans la vertu, c'est là le premier<br />

de ses devoirs, <strong>et</strong> Dieu lui demandera compte de<br />

toutes les fautes commises dans la cité. C'est<br />

aussi son plus grand intérêt. La joie est mauvaise<br />

conseillère, <strong>et</strong> porte le peuple au mépris de<br />

l'autorité.


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 143<br />

N'être rien, n'avoir point reçu de titre officiel,<br />

remâcher du matin au soir des pensées de discipline,<br />

<strong>et</strong> devoir laisser les gens se livrer en toute<br />

liberté à leur débauche, pour un homme du caractère<br />

de <strong>Calvin</strong>, c'est une souffrance dont la brûlure<br />

a quelque chose d'infernal. Il est, de plus, tourmenté<br />

d'un chagrin intime qui achève de le remplir<br />

de bile. Son ami du Till<strong>et</strong> vient de l'abandonner<br />

! L'ancien curé s'est prétendu las des<br />

querelles des Genevois <strong>et</strong>, prétextant de son désir<br />

de revoir Bucer, il a repris la route de Strasbourg.<br />

Puis, de là, au lieu de s'en revenir, repentant <strong>et</strong><br />

contrit, il s'est échappé du côté de Paris.<br />

C<strong>et</strong>te défaite a cruellement blessé le réforma-<br />

teur, <strong>et</strong> il ne répond plus aux l<strong>et</strong>tres du qui lui dit en substance<br />

fugitif,<br />

: « Nous nous sommes<br />

trompés. Il en est temps encore, r<strong>et</strong>ournons en<br />

arrière. » A quoi servirait que <strong>Calvin</strong> prit la peine<br />

de sermonner une fois encore un malheureux qui,<br />

ayant eu l'inappréciable bonheur de connaître la<br />

vérité, est r<strong>et</strong>ombé dans son aveuglement primitif<br />

? N'a-t-il pas si bien démontré le bon droit<br />

de sa cause que chacun devrait s'en contenter ?<br />

Il songe à traduire son Institution Chrétienne<br />

en français, quand il lui faut accompagner Farel<br />

à Lausanne, où se prépare une grande dispute<br />

publique pour régler la question de la réformation<br />

dans le canton de Vaud. L'affaire est d'importance.<br />

Trois cent trente-sept prêtres ont été invités à<br />

venir s'expliquer avec les protestants, afin que<br />

le peuple puisse juger par lui-même <strong>et</strong> décider de<br />

ce qu'il convient de faire.<br />

La dispute<br />

Vaudois ne<br />

a<br />

se<br />

lieu<br />

sont<br />

le 30 septembre<br />

pas<br />

1536. Les<br />

émus d'une l<strong>et</strong>tre de<br />

l'empereur Charles-Quint qui, dès le 5 juill<strong>et</strong>, a


144 CALVIN<br />

écrit au Conseil : « Annulez immédiatement tout ».<br />

La ville, dévorée par un incendie, vient d'être<br />

rebâtie. Ses pierres, toutes blanches, aveuglent.<br />

Et l'on s'émerveille de n'y plus voir de vieilles<br />

tours branlantes, héritage du temps passé, mais<br />

d'y contempler partout des arcs, des triangles,<br />

des colonnes faites à la mode antique. Aussi<br />

trouve-t-on partout des Suisses arrêtés devant les<br />

monuments. Ils sont accourus de tous les villages<br />

<strong>et</strong> les cantons voisins. Beaucoup d'hommes sont<br />

descendus de la montagne pour entendre parler<br />

les orateurs. Certains portent, sur le somm<strong>et</strong> du<br />

crâne, de p<strong>et</strong>ites calottes noires où s'enroule un<br />

galon d'or. Leurs manches bouffent autant que<br />

celles des femmes qui, elles, se serrent la poitrine<br />

dans des corsel<strong>et</strong>s de velours lacés par-devant.<br />

Leurs belles cottes rouges frôlent les grosses robes<br />

noires des prêtres <strong>et</strong> des pasteurs, <strong>et</strong> la foule qui<br />

les presse fait tomber l'empois de leurs jupons.<br />

Les rues fourmillent de gens. Depuis plus d'une<br />

semaine, la ville absorbe du monde. Les bouchers,<br />

sans arrêt, abattent des bêtes, <strong>et</strong> les boulangers,<br />

luisants de sueur, n'arrêtent plus d'enfourner des<br />

pains. Dans toutes les cours d'auberge, à tous les<br />

angles de maison, à tous les anneaux de mur, partout,<br />

on trouve des chevaux ou des mules attachés<br />

avec leur selle sur le dos. Il n'y a plus de place<br />

aux auberges de la rue du Bourg.<br />

Celle du Lion, tenue par Etienne Grand, syndic,<br />

est la plus célèbre.<br />

C'est de là que partent toutes les nouvelles,<br />

car les commissaires de Fribourg <strong>et</strong> de Berne s'y<br />

réunissent pour banqu<strong>et</strong>er <strong>et</strong>, à chaque seconde,<br />

on voit entrer ou sortir des notabilités qui font<br />

se tendre le col des gens penchés à leur fenêtre,


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 145<br />

<strong>et</strong> arrêtent les conversations de ceux qui les gu<strong>et</strong>tent<br />

du pas de leur porte. A chaque instant aussi<br />

arrivent des ecclésiastiques <strong>et</strong> des pasteurs, au<br />

dos de leurs mules ou de leurs haridelles, à moins<br />

qu'ils ne soient à pied <strong>et</strong> que, depuis plusieurs<br />

jours, ils ne marchent à travers la montagne pour<br />

s'en venir défendre leur croyance devant le peuple<br />

assemblé. Les uns sont accourus avec empressement<br />

<strong>et</strong> brûlent du désir d'exposer leur foi en<br />

public. Les autres ont la mine rechignée <strong>et</strong> vouent<br />

à tous lés diables les organisateurs de c<strong>et</strong>te dispute,<br />

qui les a obligés de subir tous les ennuis <strong>et</strong> toutes<br />

les fatigues d'un voyage. Les plus gros, les moins<br />

habiles, avant de m<strong>et</strong>tre pied à terre, font approcher<br />

leurs montures des bornes. Et cependant<br />

qu'ils passent dans les rues étroites où des regards<br />

curieux se cachent au fond de tous les coins, les<br />

gens bien informés murmurent des noms.<br />

Tous les Vaudois sont là, avec leurs familles.<br />

Ils ont quitté la ferme pour venir entendre les arguments<br />

des deux partis <strong>et</strong> savoir lequel a raison.<br />

<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Farel ont rencontré Vir<strong>et</strong>, qui habite<br />

Orbe, en face de l'hôtel des Deux Poissons, <strong>et</strong><br />

les trois amis, que Bèze appelle « ministres de<br />

l'Évangile <strong>et</strong> singuliers amis par ensemble, le<br />

trépied d'élite », attirent l'attention des Suisses,<br />

dont beaucoup reconnaissent Farel <strong>et</strong> Vir<strong>et</strong>, <strong>et</strong><br />

se demandent quel est ce Français, d'aspect chétif<br />

<strong>et</strong> de mine sévère, qui se promène en leur compagnie.<br />

Son oeil est si brillant qu'il leur semble qu'une<br />

lame d'acier vient de les pénétrer quand il a porté<br />

ses regards sur eux. Personne ne l'a jamais vu<br />

monter en chaire, <strong>et</strong> sa voix n'a pas encore résonné<br />

dans une église. Quel est donc ce nouveau pasteur<br />

?<br />

CALVIN. 10


146 CALVIN<br />

Le dimanche 1er octobre, la foule bariolée se<br />

dirige vers la cathédrale, <strong>et</strong> Farel ouvre la dispute<br />

par une prédication.<br />

Le lendemain, dès sept heures du matin, la<br />

grande nef se remplit de peuple. Il entre, se presse,<br />

s'écrase. Toutes les rues le déversent, <strong>et</strong> il entre<br />

toujours. Les milliers de têtes, en hauts bonn<strong>et</strong>s<br />

ou privées de leurs p<strong>et</strong>ites calottes à cercle d'or,<br />

se tournent vers le centre de la cathédrale. On y<br />

a réservé une place pour les débats, avec des sièges<br />

autour, où sont assis les tenants de la discussion.<br />

Il y a aussi quatre notaires ou secrétaires avec<br />

leurs écritoires, les deux présidents <strong>et</strong> les cinq<br />

commissaires de Berne. Ils sont vêtus de chausses<br />

<strong>et</strong> de pourpoints noirs à crevés rouges. Un long<br />

panache flotte sur leurs chapeaux à larges bords.<br />

Un grand étonnement a saisi le peuple à la vue<br />

du p<strong>et</strong>it nombre de prêtres qui se sont rendus à<br />

l'invitation du Conseil. On en a convié trois cent<br />

trente-sept à venir défendre leur foi, <strong>et</strong> cent<br />

soixante-quatorze seulement ont répondu à l'appel<br />

de la ville de Berne. Les autres estiment qu'ils<br />

n'ont pas à se comm<strong>et</strong>tre en de tels débats <strong>et</strong> que<br />

ce serait offenser le Seigneur que d'aller disputer<br />

avec des hérétiques tout juste bons à j<strong>et</strong>er au<br />

bûcher.<br />

Mais voici que Farel apparaît dans le cercle,<br />

au milieu de la cathédrale. Aux feux des cires,<br />

sa barbe rouge flambe sur sa courte <strong>et</strong> large<br />

robe noire, entre les feutres empanachés des commissaires.<br />

Et sa formidable voix s'en va frapper<br />

les voûtes de la nef, qui la font r<strong>et</strong>omber sur la<br />

tête du peuple. C'est lui qui a rédigé les dix thèses<br />

que l'on va soutenir. Et il parle de la justification<br />

par la foi. Il s'élève, ainsi que Vir<strong>et</strong>, contre la


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 147<br />

présence corporelle, ce qui donne lieu à de graves<br />

débats.<br />

Mais que se passe-t-il donc ? Quelle force mystérieuse<br />

paralyse les catholiques ? Un seul des<br />

moines envoyés par les dix monastères prend la<br />

parole, <strong>et</strong> tous les chanoines demeurent silencieux.<br />

Cependant ce sont tous des hommes doctes <strong>et</strong><br />

habiles à parler en public. Ils ont été choisis pour<br />

leur science théologique <strong>et</strong> l'éloquence de leur<br />

verbe. Ils sont habitués aux subtilités de la casuis-<br />

tique, aux arguments, aux arguties. On attaque<br />

leur religion dans ses fondements les plus sacrés ;<br />

<strong>et</strong> ils se taisent ! Un chanoine, tout-à-l'heure,<br />

s'est levé, on a cru qu'il allait enfin répondre aux<br />

protestants : il s'est contenté de lire une protestation<br />

du chapitre, déclarant qu'il s'abstenait !<br />

Est-ce donc que tous ceux qui se sont rendus à<br />

l'appel de Lausanne inclinent secrètement au protestantisme<br />

?<br />

Les débats se poursuivent jusqu'au Jeudi<br />

5 octobre, <strong>et</strong>, de tous les prêtres qui sont là, quatre<br />

seulement ont pris part aux débats. Aussi le peuple<br />

a-t-il la plus avantageuse opinion des doctrines<br />

protestantes.<br />

<strong>Calvin</strong> n'a encore rien dit. Mais voici qu'à la<br />

dispute du jeudi, un catholique lit un mémoire<br />

reprochant aux ministres réformés de mépriser<br />

les anciens <strong>et</strong> saints docteurs.<br />

Alors il se dresse. Depuis son arrivée à Lausanne,<br />

une horrible migraine lui tenaille la tempe. Son<br />

regard brûle dans sa face convulsée par la douleur,<br />

mais le sarcasme qui bat dans sa poitrine<br />

emporte sa timidité. Sa langue, merveilleusement<br />

exercée au vieux collège Montaigu, attaque avec<br />

emportement. Et la certitude qu'il a de détenir


148 CALVIN<br />

la vérité prête à ses paroles la chaleur qui manque<br />

à son sang. Sa voix siffle aux oreilles du peuple<br />

étonné.<br />

« Nous les lisons, <strong>et</strong> nous apprenons d'eux plus que<br />

vous ne faites », dit-il. « Mais<br />

soum<strong>et</strong>tre sans conviction à<br />

nous ne pouvons nous<br />

leur jugement, car la<br />

parole de Dieu nous le défend. Comment osez-vous<br />

soutenir que quiconque ne reconnaît pas<br />

l'absolue auto-<br />

rité des Pères rej<strong>et</strong>te par là toute autorité, même celle<br />

des lois <strong>et</strong> du souverain ? »<br />

Emporté par son indignation, le malade que<br />

torture l'éclat des cierges, <strong>et</strong> qui se tient tout raide<br />

pour ne pas remuer la tête, se m<strong>et</strong> à citer, de<br />

mémoire, les opinions de Tertullien, une homélie<br />

de Chrysostome, un passage de Saint-Augustin,<br />

un passage du livre contre Adimantus Manichéen,<br />

le psaume 98, une homélie sur l'Évangile de<br />

Saint <strong>Jean</strong>, l'épitre Ad Dardanum, <strong>et</strong> d'autres<br />

encore.<br />

Les graves docteurs en restent anéantis. Le<br />

peuple est dans la stupéfaction. Et quand il<br />

s'arrête enfin, le feu aux joues, <strong>et</strong> sans doute<br />

secoué par quelque quinte de toux — car, en plus<br />

de sa migraine, il souffre d'un catharre qui s'est<br />

porté sur les bronches, — les milliers de Vaudois<br />

entassés dans le grand vaisseau catholique s'agitent,<br />

se poussent pour apercevoir l'orateur. Ils sont<br />

maintenant convaincus, décidés au protestantisme.<br />

Et ils se demandent les uns aux autres<br />

quel est donc c<strong>et</strong> homme plein d'éloquence <strong>et</strong> de<br />

science, qui jamais encore n'a parlé du haut de la<br />

chaire, <strong>et</strong> dont on ignore le nom.<br />

A ce moment, un cordelier, <strong>Jean</strong> Tandi, se lève<br />

en criant qu'il a vu enfin la vérité,


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 149<br />

<strong>et</strong> compris ce qu'enseignait l'Évangile. Que, s'il n'en<br />

convenait pas, il comm<strong>et</strong>trait le péché contre le Saint-<br />

Esprit, qu'il reconnaissait ses erreurs <strong>et</strong> priait Dieu,<br />

de faire à ses frères la même grâce.<br />

Puis la grosse voix de Farel s'élève dans le<br />

temple tumultueux :<br />

« Oh ! que Dieu est grand », dit-elle, « bon <strong>et</strong> sage !<br />

Il a eu pitié de la pauvre brebis qui était errante par<br />

les déserts, <strong>et</strong> l'a amenée en la sainte bergerie ! »<br />

Alors, il y a un grand tumulte. Des gens essaient<br />

de se dégager de la foule pour atteindre le cercle<br />

des débats. Ils poussent des cris afin de se faire<br />

entendre, <strong>et</strong> renouvellent l'aveu du cordelier. Ce<br />

sont les deux augustins Gérard Pariat <strong>et</strong> Claude<br />

Clémentis, les prêtres, <strong>Jean</strong> Mimard, <strong>Paul</strong> Drogy,.<br />

Claude Blancherose.<br />

L'assemblée se r<strong>et</strong>ire dans le plus grand trouble.<br />

Les bourgeois commentent avec leurs épouses les<br />

thèses soutenues devant eux. Ils en parlent encore<br />

sous les courtines des alcôves, aux chambres des<br />

auberges <strong>et</strong> sur le dos des bêtes qui les rapportent<br />

chez eux avec leurs femmes en croupe. Tout bien<br />

réfléchi, le bon droit leur paraît du côté de ce<br />

protestant qui a si bien parlé.<br />

Et les conversions se multiplient. En trois mois,,<br />

quatre-vingts religieux <strong>et</strong> cent vingt prêtres<br />

passent à la Réforme. Ce premier succès engage.<br />

<strong>Calvin</strong> dans de nouvelles discussions <strong>et</strong>, le 13 octobre,<br />

il lui faut partir pour Berne afin d'y assister<br />

au synode où deux cent quatre-vingt-seize paroisses<br />

vont être représentées, <strong>et</strong> qui délibèrera<br />

sur la formule de concorde de Wittemberg. Il est<br />

toujours affligé de son catarrhe, <strong>et</strong> s'effraie du


150 CALVIN<br />

voyage. Il voudrait bien pouvoir rester enfermé<br />

dans sa chambre, avec ses tisanes <strong>et</strong> ses cataplasmes.<br />

Mais le service du Seigneur se soucie<br />

bien d'un méchant rhume de poitrine ! Il lui faut,<br />

de nouveau, se faire secouer le corps par un cheval<br />

<strong>et</strong> s'exposer aux vents d'octobre, qui les a souvent<br />

fort aigres 1.<br />

C<strong>et</strong>te fois, l'affaire est d'importance, <strong>et</strong> veut<br />

toute la lucidité de son cerveau. Il s'agit de concilier<br />

entre elles les centaines de p<strong>et</strong>ites paroisses<br />

suisses, qui ont une fâcheuse tendance à se perm<strong>et</strong>tre<br />

d'interpréter le dogme <strong>et</strong> d'avoir des idées<br />

personnelles. C<strong>et</strong>te prétention paraît monstrueuse<br />

à <strong>Calvin</strong>, qui entend sonner l'alarme <strong>et</strong> serrer<br />

l'étau. Non, il n'est pas loisible à chacun d'adopter<br />

ou de rej<strong>et</strong>er ce qui lui plaît, selon l'inspiration de<br />

sa conscience. L'homme n'a pas le droit d'avoir<br />

d'opinions personnelles. Nul n'en est plus persuadé<br />

que <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> c'est bien ce qu'il fait entendre à la<br />

multitude des turbulentes p<strong>et</strong>ites paroisses.<br />

Sur quoi il revient à Genève. C<strong>et</strong>te fois, il n'est<br />

plus l'obscur Français dont nul ne se souciait, <strong>et</strong><br />

que certains regardaient même d'un assez mauvais<br />

oeil. Lausanne <strong>et</strong> Berne ont répandu son nom.<br />

Maintenant les gens se dérangent pour l'entendre<br />

parler du haut de la chaire <strong>et</strong> le peuple, par toutes<br />

les rues, monte vers Saint-Pierre, qu'il emplit<br />

d'une foule tumultueuse où chacun se montre<br />

curieux de contempler c<strong>et</strong> étranger dont, la veille<br />

1. L'assemblée de Lausanne dut empêcher <strong>Calvin</strong> de<br />

se rendre à Noyon auprès de son frère Charles, gravement<br />

malade. Ce dernier mourut le 1er ou le 31 octobre 1537<br />

sans s'être réconcilié avec l'Église, refusant les sacrements<br />

à son lit de mort <strong>et</strong> proclamant sa foi luthérienne.<br />

Il fut enterré de nuit sous les fourches patibulaires de<br />

Noyon.


PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 151<br />

encore, on faisait si peu de cas. Les Genevois sont<br />

si nombreux que tous ne peuvent entrer dans le<br />

temple. Ils débordent sur la place, <strong>et</strong> la voix<br />

de l'orateur se perd avant d'arriver jusqu'à eux.<br />

Pour calmer leur dépit, <strong>Calvin</strong> doit prom<strong>et</strong>tre de<br />

remonter le lendemain en chaire. Ce peuple abandonné<br />

à lui-même, instinctivement, se cherche un<br />

maître.<br />

Ce maître, il le faudra plus autoritaire, plus<br />

tyrannique que l'ancien, pour qu'il se sente gouverné,<br />

<strong>et</strong> comme les Genevois sont joyeux <strong>et</strong> turbulents,<br />

ce maître nouveau devra les plonger dans<br />

la tristesse <strong>et</strong> la pénitence, pour qu'en se r<strong>et</strong>rouvant<br />

tout à l'opposé de ce qu'ils étaient, ils s'imaginent<br />

avoir progressé. <strong>Calvin</strong> leur paraît l'homme<br />

de la situation, précisément parce qu'il les rebute.<br />

Sa face jaune contraste avec leur teint fleuri, <strong>et</strong><br />

ils se disent que celui-là, du moins, ne perdra<br />

pas le temps de la République dans les tavernes<br />

<strong>et</strong> les tripots. Ce que l'on sait de ses moeurs en<br />

impose à leur relâchement, <strong>et</strong> comme il défend<br />

justement tout ce que l'on fait, on pense qu'il y<br />

a beaucoup à attendre de lui.


CHAPITRE XII<br />

ESSAIS D'ORGANISATION<br />

le malade se m<strong>et</strong> à l'oeuvre. Voici<br />

AUSSITOT, enfin venu le temps de ramener à Dieu ce<br />

troupeau d'âmes débandées ! Une âpre volonté<br />

inonde son coeur. Ses yeux brillent d'un feu nouveau.<br />

Il ne sent plus la migraine qui lui martèle le<br />

crâne en dessous de son serre-tête de soie noire<br />

recouvert d'une sorte de bér<strong>et</strong>.<br />

Son premier soin est alors de tâcher à consolider<br />

<strong>et</strong> fortifier la discipline ecclésiastique que ses prédécesseurs<br />

ont instituée à Genève <strong>et</strong>, pour cela,<br />

de concert avec Farel, il dresse une redoutable<br />

confession de foi :<br />

un bref formulaire de confession <strong>et</strong> de discipline »,<br />

dit Théodore de Bèze, « pour donner quelque forme à<br />

c<strong>et</strong>te Église nouvellement dressée ».<br />

C<strong>et</strong>te confession de foi est divisée en vingt <strong>et</strong> un<br />

articles. Les trois premiers prennent pour point<br />

de départ la parole <strong>et</strong> la loi du Dieu unique « suivant<br />

l'institution qui est contenue aux saintes<br />

Écritures », <strong>et</strong> se terminent par la citation complète<br />

des dix commandements de Dieu, selon le


ESSAIS D'ORGANISATION 153<br />

texte de l'Exode. Les dix articles suivants énumèrent<br />

<strong>et</strong> proclament les dogmes fondamentaux<br />

de l'orthodoxie évangélique, la corruption naturelle<br />

de l'homme, la rédemption par Jésus-Christ,<br />

la nécessité de la foi en Jésus-Christ pour la régénération<br />

<strong>et</strong> le salut, <strong>et</strong> se terminent par la citation<br />

du Symbole des Apôtres <strong>et</strong> l'Oraison Dominicale,<br />

avec c<strong>et</strong>te déclaration préalable :<br />

Tout ce que Jésus-Christ a fait <strong>et</strong> souffert pour notre<br />

rédemption, nous le tenons véritable sans aucun doute,<br />

ainsi qu il est contenu au Symbole qui nous est récité<br />

en l'Église.<br />

Les huit derniers articles traitent des sacrements,<br />

qu'ils réduisent à deux, le baptême <strong>et</strong> la<br />

sainte cène. Ils indiquent brièvement les principes<br />

essentiels de l'organisation ecclésiastique, les devoirs<br />

des pasteurs envers les fidèles <strong>et</strong> des fidèles<br />

envers les magistrats civils :<br />

par quoi nous entendons que tous chrétiens sont tenus<br />

de prier Dieu pour la prospérité des supérieurs <strong>et</strong> seigneurs<br />

des pays où ils vivent, obéir aux statuts <strong>et</strong><br />

ordonnances qui ne contreviennent aux commandements<br />

de Dieu, procurer le bien, la tranquillité <strong>et</strong> l'utilité<br />

publique, sans rien machiner qui soit pour émouvoir<br />

troubles ni dissentions 1.<br />

L'excommunication — c<strong>et</strong>te foudre des églises<br />

dont il fut lui-même si rudement frappé en la<br />

personne de son père — est le châtiment terrible<br />

qu'il veut tenir suspendu sur la tête des Genevois<br />

pour les ramener dans le sentier étroit de la vertu.<br />

1. Les vies de quatre grands chrétiens français, par<br />

F. Guizot.


154 CALVIN<br />

C'est que, depuis qu'il exerce les fonctions de<br />

pasteur à Genève, la distribution de la cène fait<br />

son supplice <strong>et</strong> qu'il attend d'être assez fort, assez<br />

puissant, pour refuser de livrer Dieu au pécheur.<br />

L'homme impie profane la Divinité, <strong>et</strong> rien, aux<br />

yeux de <strong>Calvin</strong>, n'est aussi abominable que c<strong>et</strong>te<br />

profanation-là. Pour participer au banqu<strong>et</strong> divin,<br />

il faudrait que tous les corps fussent semblables<br />

à des arches saintes, <strong>et</strong> ceux qui viennent le réclamer<br />

sont des ivrognes, des débauchés, des gens<br />

que le pasteur, la veille, a entendus jurer abominablement<br />

ou qu'il a vus sortir des maisons de<br />

la luxure. Ses mains tremblent, quand il lui faut<br />

tendre le pain sacré à leurs lèvres pleines de<br />

souillure. Il lui semble que le Christ, une seconde<br />

fois, est livré à ses bourreaux. Et la nuit, de tels<br />

remords le rongent, de telles épouvantes l'assaillent<br />

que la sueur trempe son matelas.<br />

Alors, il lui prend une horrible envie de s'enfuir<br />

de c<strong>et</strong>te cité maudite afin de ne plus participer<br />

à ses crimes. Mais, s'il part, il abandonne le Sauveur<br />

à la population démoniaque. Le Saint-Esprit<br />

ne trouvera plus que des corps souillés, Dieu sera<br />

roulé dans le péché !<br />

C<strong>et</strong>te idée achève de le bouleverser. Il se dit<br />

qu'il ne peut plus quitter c<strong>et</strong>te ville où il est, avec<br />

Farel, le seul défenseur du Christ.<br />

Genève, alors, devient pour lui une sorte de<br />

Gomorrhe biblique où il se trouve enfermé avec<br />

les plus effroyables péchés. Dans sa fièvre, la<br />

moindre danse prend des allures bachiques, le jeu<br />

le plus innocent lui paraît coupable.<br />

« Je ne blâme pas les amusements au fond », dit-il,<br />

« la danse <strong>et</strong> les jeux de cartes ne sont pas en soi un


ESSAIS D'ORGANISATION 155<br />

péché. Mais combien aisément les plaisirs parviennent<br />

à dominer ceux qui s'y adonnent fréquemment ! Là<br />

où l'impur<strong>et</strong>é est devenue une ancienne habitude, il<br />

faut éviter tout ce que amène le danger d'y r<strong>et</strong>omber.<br />

La coqu<strong>et</strong>terie est sévèrement réprimée. Plus<br />

d'affiqu<strong>et</strong>s, de coiffures tapageuses, de robes pimpantes,<br />

d'habits trop courts ! Il faut des cheveux<br />

tirés, des robes plates, des pourpoints descendant<br />

jusqu'aux genoux. Plus de chants, de musique,<br />

de rires, mais une démarche grave, des mains<br />

jointes, des regards au ciel. Tous les actes de la<br />

vie privée sont réglés par le tyrannique malade,<br />

car le plus important des devoirs du pasteur est<br />

justement de rendre l'homme vertueux en dépit<br />

de lui-même, <strong>et</strong> pour cela, il lui faut veiller jour<br />

<strong>et</strong> nuit sur la conduite des fidèles. A c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong>, il<br />

doit entr<strong>et</strong>enir une armée d'espions qui ne cesseront<br />

de surveiller les citoyens de la libre République<br />

<strong>et</strong> se rendront dans toutes les demeures, à<br />

n'importe quelle heure du jour <strong>et</strong> de la nuit, afin<br />

de s'assurer qu'en leur particulier les hommes<br />

n'offensent point Dieu. Que l'on n'aille pas objecter<br />

que c'est là violer l'intimité des gens, s'introduire<br />

où l'on n'a que faire, <strong>et</strong> que chacun est libre de<br />

vivre à sa guise. Pas plus qu'il n'a le droit d'avoir<br />

une opinion particulière, l'individu n'est autorisé<br />

à mener son existence à sa mode, <strong>et</strong> c'est le devoir<br />

du gouvernement de lui tracer les règles étroites<br />

qui l'empêcheront de se mal conduire. Les hommes<br />

ne sont point faits pour la liberté, <strong>et</strong> leur prétention<br />

à en jouir est un abominable péché d'orgueil.<br />

Il ne faut voir en eux que les temples du Saint-<br />

Esprit, « lesquels il n'est point licite de polluer ».<br />

Au moindre écart de conduite, le temple est souillé.


156 CALVIN<br />

Il n'est plus digne de recevoir Dieu. Donc, l'excommunication<br />

s'impose.<br />

La discipline est le nerf de l'Église, l'excommunication<br />

le nerf de la discipline.<br />

La discipline d'excommunication est une chose<br />

sainte <strong>et</strong> salutaire entre les fidèles, afin que les<br />

méchants ne corrompent point les bons <strong>et</strong> ne<br />

déshonorent pas Notre-Seigneur par leur conversation<br />

damnable. <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Farel entendent<br />

qu'il est expédient, selon l'ordonnance de Dieu, que<br />

tous manifestes idolâtres, blasphémateurs, meurtriers,<br />

larrons, paillards, faux témoins, séditieux, noiseulx,<br />

détracteurs, batteurs, ivrognes, dissipateurs de biens,<br />

après avoir été dûment admonestés, s'ils ne viennent<br />

à amendement, soient séparés de la communion des<br />

fidèles jusqu'à ce qu'on y aura connu repentance 1.<br />

Ceux qui ne voudront pas prêter serment à la<br />

confession de foi établie par <strong>Calvin</strong> seront chassés<br />

de la ville, car le récalcitrant est un ennemi de<br />

Dieu. Sa présence dans la cité y entr<strong>et</strong>iendrait le<br />

désordre, <strong>et</strong> l'on a grand besoin de paix 2.<br />

La hardiesse de Farel <strong>et</strong> de <strong>Calvin</strong> plonge les<br />

magistrats dans la consternation.<br />

Pendant ce temps, l'ordonnance de Réformation,<br />

du 24 décembre 1536, a clos l'ancien régime du<br />

canton de Vaud.<br />

1. Histoire de l'Eglise de Genève, par M. Gabarel.<br />

2. <strong>Calvin</strong> n'a pas inventé l'excommunication, ni le<br />

serment de la confession de foi, ni le bannissement pour<br />

refus de serment qui existaient déjà.<br />

Mais <strong>Calvin</strong> place l'excommunication au premier plan<br />

<strong>et</strong> refuse à l'État le droit de s'occuper de discipline.<br />

<strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>, par E. Doumergue.


ESSAIS D'ORGANISATION 157<br />

Partout, on renverse les autels <strong>et</strong> les statues des<br />

églises <strong>et</strong> des monastères. Certains le font avec<br />

calme, <strong>et</strong> l'on voit des prêtres, nouvellement convertis,<br />

replier avec soin les linges blancs des sacristies<br />

<strong>et</strong> transporter dans leurs bras les lourdes<br />

statues qu'ils viennent d'enlever à leurs socles<br />

pour aller les j<strong>et</strong>er en quelque fosse où les vieilles<br />

madones gothiques <strong>et</strong> les p<strong>et</strong>its anges joufflus<br />

taillés par l'amoureux ciseau des artisans vont<br />

lentement se dissoudre dans la terre. D'autres sont<br />

furieux <strong>et</strong> fanatiques. Ils déchirent leur soutane<br />

ou leur froc, frappent à grands coups de marteau<br />

la pierre où éclatent des ailes, des têtes, des mains,<br />

crèvent les toiles des tableaux, saccagent tout ce<br />

qu'ils trouvent devant eux en invoquant le nom<br />

du Christ. La population se joint à eux. Les<br />

cierges sont renversés. Leurs pieuses p<strong>et</strong>ites<br />

flammes qui demandaient au Ciel la santé d'un<br />

enfant ou l'amour d'un jeune homme s'éteignent<br />

sur les dalles du sanctuaire, au milieu des vases<br />

brisés. Les chandeliers se tordent entre les grosses<br />

mains furieuses qui s'en servent pour frapper les<br />

sculptures des portails. Les saints vénérables dont<br />

les pieds sont usés par les lèvres pieuses ont la<br />

corde au cou <strong>et</strong> s'abattent au bas de leurs socles.<br />

Les vitraux volent en éclats. Des voleurs se<br />

glissent parmi les nouveaux protestants, <strong>et</strong> les<br />

trésors des sacristies, cachés sous de vastes manteaux,<br />

s'enfuient vers des repaires où attendent<br />

les receleurs.<br />

<strong>Calvin</strong> éprouve une âpre joie à voir les églises<br />

catholiques débarrassées des « superstitions de la<br />

papauté ». Il se souvient de tous ses agenouillements<br />

devant les statues, de tous ses baisers aux<br />

reliques <strong>et</strong>, plein de rancune, n'en déteste que


158 CALVIN<br />

mieux les images des païens. Enfin voici le temple<br />

tel qu'il le souhaitait depuis longtemps, dépouillé,<br />

froid, nu. Que les humbles femmes dont la raison<br />

ne peut s'élever jusqu'aux hauteurs de la philosophie,<br />

<strong>et</strong> qui ont besoin d'une image faite à la<br />

ressemblance des hommes pour se représenter<br />

Dieu, <strong>et</strong> d'une p<strong>et</strong>ite flamme qui soit comme une<br />

âme qui parle de leurs misères à la bonne Vierge,<br />

laissent à la porte leurs croyances idolâtres. Ici<br />

n'entrent que des intelligences, des âmes fortes,<br />

capables de concevoir l'Infini. Les vieilles grand'mères<br />

n'ont plus d'églises. Qu'importe ! L'intelligence<br />

est conjointe avec la foi. <strong>Calvin</strong> se soucie<br />

peu des humbles <strong>et</strong> des pauvres d'esprit, encore<br />

que le Christ ait expressément déclaré qu'il les<br />

préférait à tous autres.<br />

Le temps des belles cérémonies est passé. Le<br />

temple, désormais, sera mu<strong>et</strong>. Genève n'entendra<br />

plus ses vieux clochers bourdonner pour les fêtes.<br />

Finis les beaux dimanches carillonnés qui faisaient<br />

empeser les coiffes <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tre des robes<br />

neuves, finies les noces joyeuses, les glas pour les<br />

morts, les sonneries qui participaient à la vie des<br />

familles <strong>et</strong> faisaient dire : « Voici mâtines... —<br />

L'angelus sonne, il est midi ! Oh ! le gai carillon !<br />

Qui donc se marie ? » Les corneilles, maintenant,<br />

peuvent nicher en paix dans les vieux clochers<br />

catholiques dont les bronzes ne battront plus.<br />

Au milieu de toute c<strong>et</strong>te agitation, <strong>Calvin</strong> ne<br />

se souvient-il pas quelquefois de Noyon-la-Sainte,<br />

en souhaitant ardemment en r<strong>et</strong>rouver un jour<br />

les multiples églises vidées de toutes leurs reliques,<br />

<strong>et</strong> les nombreux clochers sans voix ? La belle<br />

revanche que ce serait pour le promoteur excommunié<br />

! Mais déjà le Picard n'a plus guère le


ESSAIS D'ORGANISATION 159<br />

temps de songer à sa lointaine p<strong>et</strong>ite patrie, dont<br />

l'amour lui est resté au coeur.<br />

A tous instants sa longue forme noire s'engouffre<br />

dans l'hôtel de ville, surgit devant les échevins.<br />

Il est plein d'exigences <strong>et</strong> réclame sans cesse de<br />

nouvelles mesures disciplinaires. Il vient de composer<br />

un catéchisme pour les Genevois, <strong>et</strong> entend<br />

que tout le monde s'applique à l'apprendre. Il<br />

veut la célébration mensuelle de la sainte cène,<br />

l'introduction du chant des psaumes dans le culte,<br />

l'instruction des enfants dans la doctrine chrétienne,<br />

la régularisation des mariages, <strong>et</strong> surtout<br />

la mise en vigueur de l'excommunication.<br />

Les syndics hésitent. C<strong>et</strong> étranger coléreux les<br />

effraie. Où va-t-il les entraîner ? Au contraire de<br />

Farel qui semble s'adoucir, plus il prend d'autorité,<br />

plus il se montre impérieux, tyrannique <strong>et</strong><br />

furieux du pouvoir de l'église. Il prétend soum<strong>et</strong>tre<br />

à sa discipline tous les bourgeois de Genève, sans<br />

égards pour les plus opulents, les plus considérables<br />

<strong>et</strong> les plus glorieux. Il veut tous les frapper du<br />

même châtiment s'ils n'observent pas la règle<br />

qu'il a plu à sa volonté de leur imposer.<br />

A la moindre objection, il est transporté de<br />

fureur. Il<br />

écritoires<br />

bat les portes, fait sauter du poing les<br />

de la table des syndics, <strong>et</strong> le « sautier »<br />

assis sur son lion de bois, à la porte du Conseil,<br />

en a si grand'peur qu'il<br />

longue canne à pomme<br />

manque<br />

d'argent<br />

laisser<br />

quand<br />

choir sa<br />

il voit<br />

accourir le pasteur coléreux dont les longues<br />

manches noires battent la grande robe efflanquée,<br />

<strong>et</strong> qui bouleverse la maison de ville. Le tyrannique<br />

Français veut qu'on oblige les Genevois<br />

d'accepter la confession. Le serment de fidélité<br />

ou l'exil !


160 CALVIN<br />

Les syndics sont de plus en plus embarrassés.<br />

S'il leur faut bannir tous ceux qui refusent le<br />

serment, il ne restera plus personne à Genève !<br />

Les Deux-Cents n'auront plus à gouverner que<br />

des maisons vides <strong>et</strong> des places désertes, <strong>et</strong> c'en<br />

sera fait de la République.<br />

Pressé par les deux pasteurs, le Conseil, plein<br />

de trouble, se décide enfin à faire amener les gens,<br />

« dizenne par dizenne », dans l'église Saint-Pierre.<br />

Là, ils entendront la lecture des articles touchant<br />

la confession de Dieu, sur quoi ils seront inter-<br />

rogés.<br />

Voilà donc les bonnes gens de Genève tenus de<br />

suivre le « dizennier » qui s'en va frapper à leur<br />

porte, de la part des Deux-Cents. Que ceux qui<br />

aunaient leur drap ou pesaient leur suif laissent<br />

tout sur le comptoir, que les riches attablés en<br />

quelque joyeux festin quittent la table, que les<br />

plus voluptueux se hâtent de sortir de l'alcôve <strong>et</strong><br />

qu'ils s'ajustent soigneusement devant quelque<br />

miroir d'étain, afin que l'oeil perçant de <strong>Calvin</strong><br />

n'aille point découvrir qu'ils ont la paupière lourde<br />

<strong>et</strong> l'habit chiffonné ! Que les malades laissent là<br />

leurs tisanes <strong>et</strong> leurs bonn<strong>et</strong>s de nuit ! Que les<br />

boiteux prennent leurs béquilles <strong>et</strong> les vieillards<br />

leur bâton ! Le Français les attend dans le temple<br />

pour leur apprendre qu'ils ont fini de vivre à leur<br />

mode, <strong>et</strong> que, désormais, sa seule volonté règlera<br />

leur conduite.<br />

Menés par broch<strong>et</strong>tes de dix Genevois moroses,<br />

ils gravissent la rue qui monte vers l'église. Aucun<br />

d'eux n'ignore à quelle funeste influence il doit<br />

c<strong>et</strong>te morne promenade à travers la ville, dont le<br />

but est de leur apprendre qu'il faudra, désormais,<br />

renoncer à tout ce qui fait la joie de l'existence.


ESSAIS D'ORGANISATION 161<br />

Des bourgeois se souviennent, avec une certaine<br />

mélancolie, du temps où les trente chanoines de<br />

Saint-Pierre s'y déployaient en un grand appareil<br />

liturgique. Ne valait-il pas mieux, à tout prendre,<br />

voir briller leurs belles dorures <strong>et</strong> rayonner leurs<br />

cierges dans l'ombre parfumée du sanctuaire<br />

catholique que trouver, au milieu du temple vide,<br />

c<strong>et</strong> étranger bilieux qui ne sait proférer que<br />

d'amères paroles, <strong>et</strong> ne parle que de pénitence<br />

<strong>et</strong> de discipline ? Le nom de <strong>Calvin</strong> sort de toutes<br />

les bouches, dans une bordée d'injures.<br />

Les commères, postées à leurs fenêtres pour<br />

regarder passer ces broch<strong>et</strong>tes de bourgeois penauds<br />

qui se succèdent dans la rue, trouvent le spectacle<br />

réjouissant.<br />

Le peuple, pour l'instant, se montre fort satisfait<br />

de <strong>Calvin</strong>. Le pasteur ne ménage pas plus les<br />

riches que les gueux. Aucun lien de famille, aucune<br />

influence politique n'est capable de l'émouvoir,<br />

<strong>et</strong> les pauvres gens s'en émerveillent. Ils se rapportent<br />

les uns aux autres, avec complaisance, des<br />

exemples de son mépris des puissants. Un homme<br />

considérable, disent-ils, ayant été pris en faute, a<br />

voulu faire état devant <strong>Calvin</strong> des services qu'il<br />

avait rendus à Genève. « C'est un acte de mauvais<br />

citoyen », a répondu le pasteur, « quand on a<br />

versé son sang pour sa patrie, de réclamer pour<br />

récompense le droit de pécher <strong>et</strong> de donner le<br />

mauvais exemple ». — Les couples adultères, sans<br />

distinction de rang ni de fortune, sont chassés de<br />

la ville, <strong>et</strong> il est fort plaisant de les regarder courir<br />

tout nus, devant le fou<strong>et</strong> du bourreau, quand ce<br />

sont justement de riches bourgeois dont on a<br />

envié l'opulence. Il n'est pas moins réjouissant<br />

de voir mener en prison quelque puissant person-<br />

CALVIN. 11


162 CALVIN<br />

nage surpris le juron à la bouche ou les cartes<br />

aux doigts.<br />

Mais<br />

la faut<br />

la discipline perd<br />

sentir peser sur<br />

de son attrait quand il<br />

ses propres épaules. Et<br />

bientôt,<br />

sourdes<br />

aux approbations<br />

menaces.<br />

du peuple succèdent de<br />

La donna Janna, veuve de Charles Tornier,<br />

refuse d'aller au prêche. Les joueurs continuent<br />

à se servir de dés pipés, les buveurs entrechoquent<br />

leurs brocs dans les tavernes, <strong>et</strong> les amoureux se<br />

moquent du consistoire qui défend de s'aimer en<br />

dehors du mariage. Quant aux filles coqu<strong>et</strong>tes, il<br />

n'existe pas de contraintes ni de gouvernements<br />

capables de les empêcher de porter la robe <strong>et</strong> le<br />

bonn<strong>et</strong> qui leur fait envie.<br />

Poussés par <strong>Calvin</strong>, les syndics sévissent. La<br />

dame récalcitrante est j<strong>et</strong>ée en prison. Le peuple,<br />

une heure durant, voit un joueur exposé à Saint-<br />

Gervais avec ses cartes autour du cou. Un homme<br />

surpris au lit est promené avec sa complice à<br />

travers les rues, puis chassé de la ville. Les mascarades<br />

<strong>et</strong> les danses scandaleuses sont interdites.<br />

Les maisons de jeu ont leurs portes fermées.<br />

Le peuple commence de gronder. Les visages<br />

se durcissent, les yeux prennent de mauvais<br />

regards, <strong>et</strong> les hommes s'assemblent aux carrefours.<br />

Les auberges deviennent tumultueuses. Les<br />

ivrognes jurent que ce méchant étranger ne les<br />

empêchera point de boire, <strong>et</strong>, pour le bien prouver,<br />

n'arrêtent plus de vider des brocs. Les joueurs qui<br />

se souviennent de l'individu exposé avec ses cartes<br />

autour du cou, tirent de leurs habits des jeux<br />

crasseux qu'ils étalent sur les tables. Les femmes<br />

<strong>et</strong> les filles sont les plus enragées. De fenêtre à<br />

fenêtre, de porte à porte, en tordant le linge dans


ESSAIS D'ORGANISATION 163<br />

les fontaines ou en secouant les courtines de leurs<br />

lits, elles échangent des réflexions touchant le<br />

Français. Beaucoup ont l'humeur irascible <strong>et</strong> ne<br />

ménagent pas le pasteur étranger qui prétend les<br />

empêcher de danser <strong>et</strong> de s'attifer à leur guise.<br />

Et partout, sur la place du Molard, sur le pont<br />

où coule le Rhône rapide, dans l'île entourée de<br />

ses eaux bleues, près de la tour de la Fusterie, il<br />

y a des hommes vénérables qu'on entoure <strong>et</strong> qu'on<br />

écoute parler avec un grand respect. Ce sont les<br />

patriotes genevois. Ils ont combattu pour la<br />

liberté de leur p<strong>et</strong>ite ville, <strong>et</strong> ils trouvent singulier<br />

qu'un Français vienne leur donner des ordres <strong>et</strong><br />

transformer leur façon de vivre. Faut-il être un<br />

vieux soldat blanchi sous le harnais, avoir combattu<br />

les ducs <strong>et</strong> les évêques, pour r<strong>et</strong>omber sous<br />

la férule d'un mince étranger qui n'a jamais porté<br />

le casque ni allumé la mèche d'un canon ? Où<br />

était-il, ce pasteur chétif, cependant qu'eux, les<br />

soldats genevois, la poitrine couverte de leur<br />

armure blanche <strong>et</strong> le morillon en tête, ils défendaient<br />

la cité entourée d'une redoutable ceinture<br />

de p<strong>et</strong>its châteaux féodaux qui crachaient leurs<br />

boul<strong>et</strong>s <strong>et</strong> précipitaient sur elle leurs hommes<br />

d'armes tout bardés de fer ? Savait-il ce que c'était<br />

que manier la pique, lancer la flèche, attendre de<br />

pied ferme un cavalier au grand galop qui s'en<br />

vient la lance en avant, s'embusquer, des nuits<br />

entières, pour surprendre un ennemi <strong>et</strong> jurer de<br />

mourir avec toute sa famille plutôt que de se<br />

rendre à ses anciens maîtres ? Ils relèvent leurs<br />

manches, ouvrent leurs pourpoints, découvrent<br />

leurs blessures <strong>et</strong> rappellent leurs exploits. La<br />

ville est toute pleine du souvenir des combats<br />

qu'ils ont soutenus. Ils n'ont qu'à étendre le bras


164 CALVIN<br />

pour montrer des murs, des portes, des tours, dont<br />

les boul<strong>et</strong>s des catapultes ont fait éclater la pierre.<br />

Ils disent : « Nous étions là, <strong>et</strong> là, <strong>et</strong> là ! Où était<br />

<strong>Calvin</strong> ? » Et ils évoquent le nom des grands<br />

morts, des patriotes glorieux. <strong>Calvin</strong> est-il leur<br />

descendant ?<br />

A remuer ce passé plein de gloire, ils s'échauffent,<br />

<strong>et</strong>, bientôt, accusent <strong>Calvin</strong> de sortir de son<br />

office. « Il était chargé. », disaient-ils, « d'expliquer<br />

l'Écriture. De quel droit se m<strong>et</strong>tait-il à faire autre<br />

chose, à parler des moeurs, à censurer ? Il avait à<br />

montrer qu'on faisait bien de ne plus vouloir la<br />

messe, <strong>et</strong> le pape, <strong>et</strong> la confession, <strong>et</strong> le reste. Prétendait-il<br />

relever une autorité abattue, pour devenir<br />

comme le confesseur <strong>et</strong> le pénitencier de la cité ? »<br />

Et partout, ceux qui sont restés fidèles à la<br />

vieille religion catholique attisent les colères. Ils<br />

se moquent des Genevois qui, au temps des prêtres,<br />

criaient que personne ne les empêcherait de manger<br />

de la viande, le vendredi. Il s'agit bien, maintenant,<br />

de faire pénitence une fois la semaine !<br />

Les têtes se montent à tant de discours, <strong>et</strong> les<br />

railleries m<strong>et</strong>tent en fureur ces hommes violents<br />

qui entendent dire qu'ils se laissent mener comme<br />

des moutons par deux étrangers chassés de leur<br />

pays, deux misérables fugitifs dont personne ne<br />

veut, personne, hormis les bonnes bêtes de Genève.<br />

Et voilà qu'au milieu de tous ces groupes, où<br />

commencent de fermenter les colères <strong>et</strong> les révoltes,<br />

passe un syndic entouré de soldats qui poussent<br />

les gens devant eux <strong>et</strong> bousculent quiconque<br />

encombre la route. Alors les poings se serrent, des<br />

cris s'échappent de la foule. Les hommes <strong>et</strong> les<br />

femmes se r<strong>et</strong>ournent sur le passage de l'officier<br />

municipal, en proférant des menaces.


ESSAIS D'ORGANISATION 165<br />

C<strong>et</strong>te fois encore, c'est le Français qui a mis en<br />

marche tout c<strong>et</strong> appareil gouvernemental, le<br />

Français entêté, opiniâtre, acharné à vouloir<br />

imposer sa confession de foi. Il a demandé aux<br />

syndics qu'un des leurs, accompagné des capitaines<br />

de quartier, se présentât dans toutes les maisons<br />

afin de recevoir l'adhésion des habitants. L'autre<br />

jour, on emmenait les bourgeois au temple. Maintenant,<br />

on entre chez eux, on force leur porte, dans<br />

un appareil de guerre ! Et toujours la même<br />

menace de bannissement en cas de désobéissance.<br />

L'intrus chassera le Genevois de sa propre ville !<br />

Les portes se ferment au nez du syndic. Riches<br />

ou pauvres, considérables ou obscurs, les gens ne<br />

veulent point de la confession. L'un d'entre eux<br />

répond : « Que pour lui <strong>et</strong> son serviteur, il y avait<br />

certains articles de la confession de foi qu'ils étaient<br />

prêts à suivre ; mais que les dix commandements<br />

de Dieu, ils ne sauraient les jurer, d'autant qu'ils<br />

sont fort difficiles à garder. »<br />

<strong>Calvin</strong> a fait prom<strong>et</strong>tre l'exil à ceux qui ne se<br />

soum<strong>et</strong>traient point. Or, tous les Genevois lui<br />

résistent, <strong>et</strong> cependant, nul n'est poussé hors des<br />

murs. Les gens demeurent bien paisiblement chez<br />

eux, au milieu de leurs enfants, de leurs richesses,<br />

assis à leur comptoir ou installés devant le feu<br />

de leur cheminée. Ils n'ont point d'inquiétude.<br />

Ils savent bien que le Conseil ne peut exécuter sa<br />

menace. Le Français vient de comm<strong>et</strong>tre une<br />

grande maladresse. Et l'on se gausse de lui, bien<br />

au chaud dans sa demeure, les pieds dans des<br />

pantoufles <strong>et</strong> le bonn<strong>et</strong> en tête. On débite sur son<br />

compte de grossières plaisanteries. Dans la rue,<br />

les voix montent plus menaçantes. Le peuple<br />

s'enhardit de jour en jour.


166 CALVIN<br />

<strong>Calvin</strong> sait que la lutte sera dure. Les Genevois,<br />

en échappant à l'évêque <strong>et</strong> au duc, croient avoir<br />

secoué toute autorité en ce monde. Ils disent « La<br />

connaissance de l'Évangile nous suffit. Nous savons<br />

le lire, <strong>et</strong> nos actions ne vous regardent pas. »<br />

N'est-ce pas, à la vérité, ce que <strong>Calvin</strong> lui-même<br />

leur a enseigné ? Le réformateur n'a-t-il pas déclaré<br />

formellement que tout obstacle entre Dieu <strong>et</strong> sa<br />

créature était détestable, <strong>et</strong> qu'il fallait supprimer<br />

les prêtres ? Mais ces paroles qui lui reviennent<br />

maintenant par la bouche des Genevois, il ne les<br />

reconnaît pas. Il les juge séditieuses, abominables<br />

« Ah ! que le<br />

difficile ! » écrit-il<br />

relèvement de l'Église sera<br />

à son ami Bullinger. « Il faudra<br />

chose<br />

lutter<br />

contre les plus mauvaises<br />

sang ! »<br />

inspirations de la chair <strong>et</strong> du<br />

Il lutte, en eff<strong>et</strong>, malade, la tête battue de sa<br />

migraine, l'estomac rongé, la main osseuse, opiniâtre,<br />

coléreux, tyrannique, <strong>et</strong> toujours sur la<br />

brèche. En même temps qu'il lutte contre les<br />

autres, il s'efforce de se vaincre lui-même. Il veut<br />

refouler sa bile, briser ses nerfs, atteindre enfin à<br />

c<strong>et</strong>te douceur évangéliquequi, toujours,lui échappe.<br />

Il tâche à se rendre populaire. Accompagné de<br />

Farel, il s'en va frapper à toutes les portes. Les deux<br />

pasteurs multiplient les visites, afin de répandre<br />

leurs pieux enseignements dans les familles. Le<br />

puissant Farel déborde d'éloquence. Sa voix emplit<br />

les demeures, fait trembler les assi<strong>et</strong>tes sur les<br />

dressoirs, <strong>et</strong> les gens effrayés entendent craquer<br />

le coffre où se démène son corps pesant. Quand il<br />

se tait, <strong>Calvin</strong> parle à son tour. Après le vacarme<br />

de Farel, sa voix paraît mince <strong>et</strong> sèche. Elle s'en<br />

va, cependant, résonner jusqu'au fond des salles.


ESSAIS D'ORGANISATION 167<br />

Le Picard ne prétend pas à entraîner son auditoire.<br />

Il ne veut que le convaincre par des arguments <strong>et</strong>,<br />

le corps tout raide sur le siège où il est assis, la<br />

tête haute, il explique, il démontre une vérité tirée<br />

de l'Évangile. Les femmes arrivent de leur cuisine<br />

pour l'écouter, avec un nourrisson sur le bras ou<br />

une quenouillée de lin entre les doigts. On le regarde.<br />

Il est venu pour répandre la parole du Christ, <strong>et</strong><br />

voilà déjà qu'il s'emporte. Son corps oscille tout<br />

d'une pièce, son long bras se détend brusquement.<br />

Sa barbe maigre bat sa robe. Son visage jaune<br />

grimace, coloré par le refl<strong>et</strong> de quelque vitrail à<br />

images. On se dit qu'il a l'air du diable, <strong>et</strong> il pointe<br />

un doigt impérieux vers une broderie tendue sur<br />

quelque jolie gorge, un cotillon à fanfreluches<br />

pendu dans un coin, ou un bijou qui lance ses feux<br />

du fond d'une coupe. Il apporte avec lui comme le<br />

froid d'une tombe <strong>et</strong>, quand il est parti, il semble<br />

aux gens qu'ils respirent mieux. Les Genevois,<br />

débarrassés de sa présence, entrebâillent doucement<br />

la porte pour le regarder s'éloigner. Il est<br />

long, noir, anguleux. La robe bien bourrée de<br />

Farel a l'air de rouler à côté des longues enjambées<br />

du Picard.<br />

Quelquefois, les deux amis emmènent avec eux<br />

un vieil homme aveugle, dont le bâton a tâté<br />

toutes les marches des maisons genevoises. C'est<br />

le Français Coraud, un ancien moine qui porte<br />

maintenant sur la tête, au lieu de la capuce pointue,<br />

le bonn<strong>et</strong> noir des pasteurs. Ses mains se tendent<br />

en avant, ses pas hésitent. Il r<strong>et</strong>arde la marche<br />

de Farel <strong>et</strong> de <strong>Calvin</strong> qui le conduisent dans les<br />

rues. Et le peuple l'entoure. On se plaît à l'entendre<br />

parler, car il a le verbe populaire, <strong>et</strong> souvent sa<br />

présence calme les colères des gens.


168 CALVIN<br />

D'accord avec les syndics, les pasteurs ont fait<br />

imprimer <strong>et</strong> distribuer dans le peuple la confession<br />

de foi. Mais, dès qu'ils l'ont entre les mains, les<br />

Genevois furieux la déchirent, <strong>et</strong> les cris deviennent<br />

plus violents : « Nous n'irons pas au sermon sur<br />

l'ordre d'un « syndic », déclarent les catholiques<br />

<strong>et</strong> les protestants dissidents par la bouche de<br />

Richard<strong>et</strong> ; « nous ne voulons pas être contraints<br />

mais vivre dans notre liberté ». Les pêcheurs du<br />

lac Léman couchent leurs grandes voiles dans les<br />

bateaux qu'ils ont ramenés au port, <strong>et</strong> courent<br />

s'assembler autour des hommes qui les appellent.<br />

Les tresseurs de corde abandonnent leurs fil<strong>et</strong>s.<br />

Les uns quittent l'étuve, les autres la forge, le<br />

chantier, la boutique...<br />

Toutes les guenilles, toutes les misères, toutes<br />

les tares grouillent dans les rues, car Genève est<br />

devenue le réceptacle où se déverse l'Europe, où<br />

l'on aborde quand on est ruiné, banni, chassé,<br />

quand on est libre-penseur, ou voleur, ou assassin.<br />

On y vient pour échapper au bûcher de l'Inquisition<br />

ou à la potence du roi.<br />

Souvent <strong>Calvin</strong> est hué, menacé, injurié, <strong>et</strong> des<br />

coups de feu éclatent. La pétarade l'effraie. Il<br />

sursaute, car il est nerveux, <strong>et</strong> précipite sa marche.<br />

L'angle de la rue lui crache à la face. Des fenêtres<br />

s'ouvrent à son passage pour laisser choir des pots<br />

d'ordures sur sa tête. Ah ! c<strong>et</strong>te ville, comme il a<br />

envie de s'en enfuir! Il rejoint Farel, toussant à<br />

fendre l'âme, le souffle coupé par la course <strong>et</strong> par<br />

la peur. Il dénonce des abus, j<strong>et</strong>te des noms de<br />

coupables, préconise des remèdes, réclame une<br />

plus grande sévérité, puis repart brusquement pour<br />

monter en chaire <strong>et</strong> admonester ses ouailles.<br />

Ces ouailles-là ne sont point de timides dévotes,


ESSAIS D'ORGANISATION 169<br />

mais des hommes farouches, tout embroussaillés de<br />

poil, avec de larges poitrines <strong>et</strong> des muscles<br />

énormes qui broieraient le débile <strong>Calvin</strong> comme<br />

un fétu de paille, s'il leur prenait fantaisie de s'en<br />

débarrasser. Ces ouailles-là n'apportent point de<br />

beaux livres d'heures à tranche dorée pour y suivre<br />

les offices, mais des armes que le pasteur voit briller<br />

en dessous de leurs cottes, des armes qui vont<br />

peut-être, tout à l'heure, le viser <strong>et</strong> l'abattre d'un<br />

seul coup. <strong>Calvin</strong> n'est point un homme de combat<br />

comme Farel. Il ne se plaît pas au milieu du<br />

tumulte. La pétarade des mousqu<strong>et</strong>s lui est insupportable.<br />

Il a horreur des bâtons <strong>et</strong> se méfie de<br />

la pointe des épées. Ses farouches paroissiens, rassemblés<br />

dans le temple pour la guerre <strong>et</strong> non pour<br />

la paix, font courir sur sa peau des frissons de<br />

peur.<br />

Cependant,<br />

chaire. Plein<br />

il les regarde en face, du haut de sa<br />

d'une âpre éloquence, il leur reproche<br />

leurs péchés. Il n'en oublie pas un. Il les fustige<br />

âprement <strong>et</strong> passe en revue tous les vices des<br />

Genevois. Il les prend à partie, les moque, <strong>et</strong> parfois<br />

même, hors de lui, s'emporte jusqu'à l'injure.<br />

Puis on le revoit au Conseil. Il s'y défend contre<br />

les attaques de ses ennemis, se disculpe,<br />

au milieu des calomnies, réfute, accuse,<br />

se débat<br />

<strong>et</strong> tente<br />

de rallier à son parti ceux qui s'en détachent.


CHAPITRE XIII<br />

L'ÉCHEC<br />

VIE<br />

de travail <strong>et</strong> de lutte. Il n'a pas un instant<br />

de répit. Quand il a fini de se défendre, il lui<br />

faut défendre la religion. Elle se trouve sans cesse<br />

en péril, car Genève est devenue une ville libre,<br />

ouverte à tous ceux qui prétendent penser libre-<br />

ment, <strong>et</strong> les hérésies s'y multiplient.<br />

Le vendredi 9 mars, deux anabaptistes des Pays-<br />

Bas déclarent au Conseil qu'ils veulent « disputer<br />

les prédicants ». En d'autres temps, les Genevois<br />

les auraient fort mal accueillis, car ce sont là gens<br />

d'une secte qu'ils estiment peu recommandable.<br />

Mais c<strong>et</strong>te fois, le peuple les reçoit avec un grand<br />

empressement, tout réjoui de penser que ces bonnes<br />

gens-là vont faire suer sang <strong>et</strong> eau au pasteur<br />

français.<br />

Leur présence, en eff<strong>et</strong>, ajoute un embarras de<br />

plus à toutes les difficultés au milieu desquelles se<br />

débattent Farel <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>. Les deux hommes,<br />

harassés de travail, s'apprêtent à les combattre<br />

<strong>et</strong> prétendent les confondre dans une conférence<br />

publique. Les syndics sont effrayés. « Ce serait<br />

dangereux », disent-ils, « à cause de la tendr<strong>et</strong>é<br />

des esprits ; il vaut mieux ouïr ces gens en Conseil.


L'ÉCHEC 171<br />

Mais <strong>Calvin</strong> entend que la vérité éclate à tous les<br />

regards, <strong>et</strong> les anabaptistes acceptent la dispute,<br />

qui se terminera, pour eux, par le supplice ou le<br />

bannissement s'ils sont défaits.<br />

Deux jours durant <strong>Calvin</strong> discute avec eux, au<br />

couvent des Cordeliers de Rive, au milieu des<br />

Genevois assemblés. La sueur lui coule du bonn<strong>et</strong>,<br />

<strong>et</strong> il est à bout de souffle. En vérité les anabaptistes<br />

n'ont que. de pauvres raisons à lui opposer. Mais<br />

à quoi sert d'en démontrer l'erreur devant un<br />

public bien décidé, par avance, à soutenir de ses<br />

applaudissements tout ce qu'avanceront les adversaires<br />

des pasteurs ? Et les Genevois, secrètement<br />

heureux d'entendre vanter justement tout<br />

ce dont on les veut priver, l'amour, le désordre,<br />

la licence, encouragent les deux anabaptistes, sans<br />

rien vouloir entendre des réponses des pasteurs,<br />

dont ils couvrent la voix. Le troisième jour, Farel<br />

<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> sont à bout de forces, de salive <strong>et</strong> d'arguments,<br />

quand les syndics, effrayés de voir chanceler<br />

la foi de plusieurs personnes, décident que<br />

les anabaptistes seront bannis perpétuellement de<br />

la ville sous peine de mort.<br />

<strong>Calvin</strong> était encore tout échauffé par c<strong>et</strong>te<br />

affaire, quand le pasteur Caroli l'accusa d'arianisme.<br />

Il fallut le réfuter, démontrer son erreur,<br />

<strong>et</strong> si bien indisposer le syndic contre sa personne<br />

que, privé de son ministère, Caroli dut s'enfuir de<br />

Genève.<br />

Cependant les vieux Genevois continuent de se<br />

monter la tête <strong>et</strong> s'assemblent dans la boutique<br />

de Favre, un riche marchand drapier qui a juré<br />

de débarrasser la ville des Français. Ils ont mis<br />

des giroflées vertes à leurs chapeaux, en annonçant<br />

qu'on pourrait bien faire des têtes rouges.


172 CALVIN<br />

Ces cris séditieux, où il sent pour lui-même une<br />

menace de mort, plongent <strong>Calvin</strong> dans une sorte<br />

de terreur. En même temps ils l'irritent, <strong>et</strong> l'intransigeance<br />

du malade grandit avec la colère du<br />

peuple. Plus <strong>Calvin</strong> a peur, plus il est tyrannique,<br />

plus il prétend imposer sa volonté. Tout à l'heure<br />

il voulait obliger les Genevois d'adhérer à sa<br />

confession. Maintenant, il somme le Conseil de<br />

faire voter la question de la discipline ou de<br />

l'excommunication.<br />

C<strong>et</strong>te fois, les Deux-Cents se montrent moins<br />

dociles. Ils ont accepté la confession pour bien<br />

prouver qu'ils ne voulaient plus de l'évêque, mais<br />

ils n'ont point l'âme autrement évangélique. Dès<br />

qu'ils se sentent menacés dans leurs propres plaisirs,<br />

ils refusent de voter. Ils entendent bien vivre,<br />

<strong>et</strong> se soucient peu qu'un seul homme mélancolique<br />

gâte les plaisirs de toute la ville. Ils répondent<br />

qu'il ne faut « refuser la cène à personne » aux<br />

pasteurs qui réclament leur droit d'excommunication<br />

avant de la célébrer.<br />

Justement, l'on se trouve à la veille de la réélection<br />

populaire des magistrats. Ce n'est point le<br />

moment d'irriter les gens <strong>et</strong> de risquer d'éloigner<br />

ceux qui, jusqu'alors, se sont montrés favorables.<br />

<strong>Calvin</strong> est doué d'assez de génie politique pour le<br />

comprendre. Il fait taire sa bile, renferme en soi<br />

son mauvais caractère, <strong>et</strong> distribue la cène ainsi<br />

qu'il en a reçu l'ordre. Mais quelle tempête intérieure,<br />

quand il lui faut donner le pain sacré à<br />

quelque homme ou quelque femme dont il réprouve<br />

les moeurs ! Il en sanglote toute la nuit, en se<br />

disant qu'il a outragé Dieu.<br />

En dépit de la contrainte qu'il s'est imposée,<br />

les élections lui sont défavorables. Les quatre


L'ÉCHEC 173<br />

nouveaux syndics sont choisis parmi ses ennemis.<br />

Le lendemain, le p<strong>et</strong>it Conseil est renouvelé dans<br />

le même sens. <strong>Calvin</strong> ne peut plus élever la voix<br />

dans l'assemblée. Pendant quelque temps encore<br />

il se contient, se bornant à signaler aux syndics<br />

certaines mauvaises moeurs auxquelles s'abandonnent<br />

les Genevois, tant de jour que de nuit,<br />

ainsi que des paroles <strong>et</strong> des chansons déshonnêtes.<br />

Le Conseil s'émeut de ces plaintes, dont il n'a<br />

rien à craindre pour lui-même, <strong>et</strong> envoie son<br />

crieur public annoncer par les rues, à grand son<br />

de trompe,<br />

que nul n'osât chanter chansons déshonnêtes, ni aller<br />

de nuit passé neuf heures, ni faire émotion ou débat<br />

par la ville, sous peine de condamnation au pain <strong>et</strong> à<br />

l'eau pour trois jours.<br />

Il semble que Genève est entrée dans une<br />

période d'accalmie, <strong>et</strong> que les pasteurs se sont<br />

enfin résignés à ne prêcher que l'Évangile, sans<br />

vouloir se mêler des affaires publiques. En réalité,<br />

ils hésitent avant d'engager ouvertement la lutte.<br />

Mais six conseillers réformés sont suspendus de<br />

leurs fonctions sous le prétexte de trahison, <strong>et</strong>,<br />

furieux, les pasteurs invectivent en chaire le gouvernement,<br />

qui leur ferme les portes de la maison<br />

de ville. Le 11 mars 1538, le Conseil décide d'avertir<br />

les prédicants qu'ils sont là pour prêcher la parole<br />

de Dieu <strong>et</strong> non pour se mêler de politique. Puisqu'ils<br />

ne peuvent se tenir tranquilles, ils n'assisteront<br />

plus au Conseil, ni p<strong>et</strong>it ni grand !<br />

Les voilà rej<strong>et</strong>és du gouvernement. Ils ne connaissent<br />

plus rien de ce qui se passe <strong>et</strong> n'ont plus<br />

aucun pouvoir. Le premier porteur d'eau venu en<br />

sait autant qu'eux sur les secr<strong>et</strong>s de la République.


174 CALVIN<br />

Dans leur fureur, ils se répandent en plaintes<br />

amères contre Berne. C'est Berne, à les entendre,<br />

qui a tout gâté en conseillant aux Genevois d'user,<br />

comme elle, de pain azyme, au lieu de rompre du<br />

pain ordinaire ainsi que le font les pasteurs. Farel<br />

<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> estiment qu'ils n'ont pas à recevoir<br />

d'ordres du Conseil en tout ce qui touche à leur<br />

ministère. Là, ils entendent être omnipotents.<br />

C'est pour abattre leur autorité, disent-ils, que les<br />

Bernois ont donné ce perfide conseil à Genève.<br />

Mais ils ne se serviront pas de pain sans levain,<br />

ils ne baptiseront pas sur le baptistère <strong>et</strong> ils n'observeront<br />

pas les quatre fêtes qu'on veut les obliger<br />

de célébrer. Ils le déclarent tout n<strong>et</strong>, <strong>et</strong> ceux qui<br />

souhaitent leur départ s'empressent d'insister<br />

auprès des magistrats pour que ceux-ci forcent les<br />

pasteurs à se conformer au mode bernois.<br />

Deux synodes condamnent les prédicants, sans<br />

ébranler leur résistance.<br />

« Il y a, » dit <strong>Calvin</strong>, « une distinction évidente entre<br />

le gouvernement spirituel <strong>et</strong> le politique ou civil.<br />

Christ a distingué le règne spirituel de Dieu d'avec<br />

l'état de la vie présente. Si les princes usurpent quelque<br />

chose de l'autorité de Dieu, il ne leur faut point obéir,<br />

sinon autant qu'il se pourra faire sans offenser Dieu.<br />

Que vaut-il mieux ? Se soum<strong>et</strong>tre à Rome, ou à Berne ? »<br />

Ces belles paroles ne sont guère entendues, car<br />

la ville est devenue fort tumultueuse. Pendant que<br />

les adversaires des réformateurs, que l'on commence<br />

d'appeler « libertins » se moquent de la parole de<br />

Dieu, qu'ils nomment, par dérision, la « pétolle »<br />

de Dieu, des bandes d'émeutiers parcourent les<br />

rues en déchargeant leurs arquebuses <strong>et</strong> en hurlant<br />

: « Au Rhône, les prêcheurs qui ne veulent


L'ÉCHEC 175<br />

pas le rite bernois ! » Au milieu d'eux passe le<br />

sautier avec sa longue barbe <strong>et</strong> son bâton à manche<br />

d'argent. Le Conseil l'a dépêché aux pasteurs<br />

pour leur demander, une fois encore, s'ils veulent<br />

prêcher « selon la missive de Berne ».<br />

Non, ils ne veulent pas prêcher selon la missive<br />

de Berne ! La ville a beau gronder autour d'eux,<br />

ils se tiendront ferme dans leur résistance. Qu'on<br />

profère contre eux des menaces de mort, qu'on<br />

entoure leur maison, qu'on brise leurs carreaux,<br />

ils ne se rendront pas !<br />

Qu'importe, d'ailleurs, à Farel ce grand bruit<br />

révolutionnaire, c<strong>et</strong>te rumeur de foule surexcitée<br />

qui monte <strong>et</strong> s'enfle d'heure en heure ? La révolution<br />

n'est-elle pas justement ce qui lui convient.<br />

Roulé en elle, il y peut hurler son éloquence <strong>et</strong><br />

déployer ses grands gestes, qui ont abattu les<br />

statues catholiques <strong>et</strong> partout renversé les autels.<br />

Méditer des combinaisons politiques <strong>et</strong> gouverner<br />

habilement, n'est point son affaire. Il lui faut le<br />

tumulte, le désordre, pour être grand.<br />

<strong>Calvin</strong>, au contraire, a la plus grande horreur<br />

de ces cris qui les entourent. La pensée du Rhône,<br />

où l'on pourrait bien le traîner, du Rhône rapide<br />

<strong>et</strong> bleu qui glisse au bas des remparts de la ville,<br />

le remplit d'une terreur sans nom. Chaque coup<br />

de mousqu<strong>et</strong> frappe dans sa migraine. Martyre<br />

incessant de sa chair misérable, attachée à une<br />

âme intrépide. Le corps gémit : « Fais ce que l'on<br />

veut ! Donne-moi la paix ! » — Et l'esprit réplique :<br />

« Point de compromission ! Sue ta peur, misérable<br />

guenille ! Que m'importe que tu souffres ! »<br />

Et <strong>Calvin</strong>, vert de peur, s'obstine dans son refus,<br />

qui l'expose à la colère du peuple.<br />

Bientôt les cris redoublent. Le vieil aveugle,


176 CALVIN<br />

Couraud, du haut de la chaire, a insulté les syndics.<br />

« Messieurs les gouvernants », a-t-il déclaré, « vous<br />

êtes comme l'idole de Daniel, vous avez les pieds de<br />

cire... Vous croyez peut-être que le royaume des cieux<br />

est comme celui des grenouilles, où ceux qui y sont<br />

crient plus fort que les autres. Vous êtes comme des<br />

rats parmi la paille... Vous avez pour troupe un tas<br />

d'ivrognes sans conscience. »<br />

Le lendemain, samedi 20 avril 1538, dès six<br />

heures du matin, l'infirme apparaît une fois encore<br />

dans la chaire, d'où il s'apprête à débiter de nouvelles<br />

injures, quand les soldats du Conseil se<br />

j<strong>et</strong>tent<br />

Farel<br />

sur lui <strong>et</strong><br />

<strong>et</strong> « maistre<br />

l'emmènent<br />

<strong>Calvin</strong>us<br />

en prison. Alors<br />

», accompagnés de<br />

quatorze protestants, fendent la populace, d'où<br />

sortent des poings <strong>et</strong> des bâtons. Ils pénètrent dans<br />

l'hôtel de ville, <strong>et</strong> le tumulte est à son comble.<br />

Les pasteurs éclatent en reproches : « On a fait<br />

mal, méchamment <strong>et</strong> iniquement ! » déclarent-ils<br />

aux syndics.<br />

Et ceux-ci s'agitent sur leurs sièges.<br />

Les têtes<br />

tournent dans les fraises. Il y a un grand débat.<br />

Tous les gens parlent en même temps. Les uns<br />

prétendent interdire la chaire aux prédicants, les<br />

autres, au contraire, veulent qu'ils y montent le<br />

lendemain, jour de Pâques. Michel Sept crie :<br />

« Ils prêcheront, ils prêcheront ! » <strong>et</strong> Farel tonne :<br />

« Sans moy, vous ne fussiez pas ainsi ! »<br />

Puis on entend les syndics demander, une fois<br />

encore, aux pasteurs s'ils sont enfin résolus à<br />

« obtempérer es dites l<strong>et</strong>tres de messieurs de<br />

Berne. »<br />

Non, ils n'obtempéreront point ! Ils sont maîtres


L'ÉCHEC 177<br />

de la chaire <strong>et</strong> de l'autel, <strong>et</strong>, dût-on les massacrer<br />

sur place, ils n'abandonneront pas un pouce de<br />

leur autorité ecclésiastique.<br />

Le peuple va-t-il être privé de la cène le lendemain<br />

saint jour de Pâques, à cause de l'obstination<br />

de deux méchants prédicants ? De nouveaux cris<br />

de mort éclatent, plus menaçants. De tous côtés<br />

partent des coups de mousqu<strong>et</strong>. De gros souliers<br />

battent la porte des pasteurs. La populace vociférante<br />

va-t-elle en faire sauter les gonds <strong>et</strong> envahir<br />

la maison ?<br />

Justement, <strong>Calvin</strong> est seul. La nuit vient de<br />

tomber, rendant les clameurs du peuple plus<br />

sinistres, <strong>et</strong> les coups de feu plus sonores. La<br />

chandelle qui l'éclaire pousse sa fumée rousse vers<br />

le plafond, <strong>et</strong> il travaille à sa lueur vacillante, seul<br />

dans<br />

maudit.<br />

sa chambre, au milieu de la ville qui le<br />

Soudain, un grand coup de heurtoir. C'est encore<br />

le sautier. Le Conseil l'a dépêché, pour la dernière<br />

fois, à la maison des pasteurs.<br />

« Voulez-vous prêcher demain, jour de Pâques, <strong>et</strong><br />

donner la cène selon la teneur des l<strong>et</strong>tres de Berne ? »<br />

dit-il.<br />

Farel étant absent, <strong>Calvin</strong> refuse de répondre.<br />

« Alors », reprend le messager, « de la part de Messieurs,<br />

je vous défends la prédication pour demain.<br />

On en trouvera d'autres. »<br />

Dès le r<strong>et</strong>our de Farel, les deux pasteurs se<br />

concertent <strong>et</strong> décident de prêcher le lendemain<br />

pour reprocher au peuple <strong>et</strong> aux magistrats leur<br />

conduite envers les défenseurs de la Réforme. Le<br />

bruit s'en répand aussitôt <strong>et</strong> la ville vocifère. Les<br />

SALVIN 12


178 CALVIN<br />

émeutiers s'en viennent débander leurs arquebuses<br />

par-devant la maison des ministres. Pendant toute<br />

la nuit, ils parcourent les rues en faisant le plus<br />

grand tapage. <strong>Calvin</strong> ne peut dormir. Tout ce<br />

bruit l'incommode. A sa grande terreur, il entend<br />

claquer contre sa porte cinquante à soixante coups<br />

d' « arquebute »... N'est-ce point un misérable sort<br />

que d'être ainsi condamné à vivre au milieu du<br />

désordre <strong>et</strong> des factieux, quand le moindre coup de<br />

feu vous m<strong>et</strong> tout le corps en tremblement. Avoir<br />

la chair pusillanime <strong>et</strong> le tempérament chicanier,<br />

n'aimer que la paix, la sécurité, <strong>et</strong> s'exposer sans<br />

cesse, ne pas reculer d'un pouce quand toute la<br />

chair se dérobe, refuser toutes les concessions, se<br />

tenir ferme dans sa foi étroite, c'est là montrer<br />

une énergie dont peu d'hommes sont capables.<br />

Au matin, la rue montante s'emplit d'une<br />

rumeur de foule. Le peuple se porte vers le temple<br />

de Saint-Pierre. Il roule en lui quelques amis des<br />

pasteurs, perdus dans la masse de leurs adversaires.<br />

En passant devant leur porte, les uns<br />

lancent des menaces <strong>et</strong> les autres des encouragements.<br />

Le flot est ininterrompu. Les grosses semelles<br />

claquent sur les pavés. Les voix montent.<br />

Tous ces gens vont s'entasser dans Saint-Pierre<br />

pour y attendre <strong>Calvin</strong>. Quelle presse ce doit être,<br />

quelle houle de colère où fermentent déjà des pensées<br />

de meurtre !<br />

Farel s'en va prêcher à l'église Saint-Gervais,<br />

qui s'emplit, elle aussi, de Genevois, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, à<br />

son tour, s'apprête à sortir de la maison. Un<br />

instant, il écoute c<strong>et</strong>te grande rumeur populaire<br />

où il reconnaît son nom, roulé dans l'injure. Il<br />

a un geste de recul. La rue l'épouvante. Elle<br />

est pleine de mains haineuses qui vont peut-être


L'ÉCHEC 179<br />

s'agripper à sa robe pour le tirer jusqu'au Rhône<br />

<strong>et</strong> l'y précipiter, de bâtons prêts à s'abattre sur<br />

lui, de mousqu<strong>et</strong>s dont la poudre va lui éclater<br />

au visage.<br />

Mais la colère l'emporte. Il s'élance, <strong>et</strong> ses amis<br />

en armes l'escortent jusqu'à sa chaire. Il entre<br />

dans c<strong>et</strong>te cohue de gens qui, si elle se refermait<br />

sur lui, l'écraserait, en ferait une masse informe<br />

<strong>et</strong> sanglante. Il reçoit à la face de gros souffles<br />

haineux, il frôle des épées sorties de leurs fourreaux.<br />

Des prunelles allumées par la colère le<br />

dévisagent. Des cris r<strong>et</strong>entissent. Il apparaît en<br />

haut de la chaire, <strong>et</strong> le temple gronde. Des armes<br />

émergent de la houle des têtes. A tout instant,<br />

quelque fanatique peut l'ajuster en plein coeur,<br />

Quelle belle cible il offre à ses ennemis, ainsi dressé<br />

dans sa cage de bois, au milieu de l'église, audessus<br />

de la foule ! Il darde ses regards étincelants<br />

sur les Genevois tumultueux. Il parle, il s'emporte,<br />

il reproche aux gens leurs vices, qui les rendent<br />

indignes de la communion, <strong>et</strong> c'est par miracle<br />

qu'on ne le tire point de sa chaire pour le m<strong>et</strong>tre<br />

en pièces.<br />

Pendant ce temps, Farel, à Saint-Gervais,<br />

déclare :<br />

Je ne distribuerai pas la cène, mais sachez-le, ce<br />

n'est pas par répugnance pour le rite bernois. Ce sont<br />

vos dispositions qui rendent impossible toute communion<br />

avec Jésus-Christ. Il faut de la foi pour communier,<br />

<strong>et</strong> vous blasphémez l'Évangile ! Il faut de la charité,<br />

<strong>et</strong> vous voici avec des épées <strong>et</strong> des bâtons ! Il faut<br />

du repentir. Comment avez-vous passé la nuit dernière?<br />

Et il se répand en tableaux des désordres familiers<br />

aux Libertins.


180 CALVIN<br />

Puis chacun des pasteurs descend de la chaire,<br />

protégé par ses amis. Le peuple vocifère autour<br />

d'eux. Les Libertins ont dégainé. Les fers brillent<br />

au bout des poings, les bâtons sont levés. Mais les<br />

deux ministres, forts de leur vertu, regardent avec<br />

mépris ces hommes pleins de péchés. Ils marchent<br />

à pas lents <strong>et</strong> sortent du temple sans que personne<br />

ait osé les toucher. Ils n'ont pas donné la<br />

cène, ils n'ont pas profané Dieu. Voilà donc toute<br />

la ville excommuniée,<br />

par la volonté de deux<br />

le saint<br />

étrangers<br />

jour de Pâques,<br />

! Les moins religieux<br />

en gémissent, comme s'ils avaient eu vraiment<br />

l'intention d'aller prendre leur part du banqu<strong>et</strong><br />

pascal, <strong>et</strong> la situation paraît si grave aux<br />

syndics qu'ils se rassemblent, en dépit de la fête.<br />

Ils refusent de recevoir Farel <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, désireux<br />

de se justifier,<br />

cants qui font<br />

<strong>et</strong> décident de déposer les prédi-<br />

« mépris de la justice ». Les deux<br />

pasteurs resteront à Genève<br />

en ait trouvé d'autres pour<br />

jusqu'à ce que l'on<br />

les remplacer, dit-on<br />

tout d'abord. Mais le lendemain, le Conseil<br />

du peuple leur ordonne « de vider la ville<br />

général<br />

dans les<br />

trois jours ».<br />

« Hé bien ! A la bonne heure ! » s'écrie <strong>Calvin</strong>, quand<br />

on vient lui signifier c<strong>et</strong> ordre. « Si nous eussions servi<br />

les hommes, nous serions mal récompensés. Mais nous<br />

servons un grand maître, qui nous récompensera. »


CHAPITRE XIV<br />

STRASBOURG<br />

ANNÉES D'ÉTUDES ET DE PRÉPARATION<br />

attendre plus longtemps, les deux pasteurs<br />

SANSsortent<br />

de la ville le soir même, 23 avril 1538.<br />

<strong>Calvin</strong> a laissé presque tous ses habits à son<br />

frère Antoine, en lui recommandant de les garder<br />

avec lui jusqu'à ce qu'il se soit fixé en quelque<br />

lieu, car, pour l'instant, il ne sait quelle demeure<br />

va l'abriter <strong>et</strong> n'a point d'adresse à lui donner.<br />

Montés sur des bêtes de louage, emportant sans<br />

doute, en croupe, quelque vieux manteau râpé, les<br />

pasteurs traversent Genève, <strong>et</strong> le peuple regarde<br />

passer leurs deux robes noires qui sont pour lui<br />

le symbole de la tristesse <strong>et</strong> de la pénitence.<br />

Débarrassé de leur présence, comme on va être<br />

joyeux <strong>et</strong> libre ! Enfin la République prendra<br />

conscience de son affranchissement. Les gens se<br />

montrent, les uns aux autres, leurs dos qui se<br />

balancent sur la croupe luisante des chevaux.<br />

A mesure qu'ils s'éloignent, il semble qu'un air<br />

plus léger circule dans la ville. Chacun veut déjà<br />

se prouver à soi-même qu'il est libre, <strong>et</strong> en goûter<br />

l'incomparable félicité. On sort ses plus grossières


182 CALVIN<br />

chansons, qu'on lance à pleine voix. Ah ! Les<br />

pasteurs ne voulaient pas entendre de propos<br />

malsonnants ! On boit, on triche, on rit, les femmes<br />

se ruinent en étoffes, en coiffures, en bijoux.<br />

Déjà les syndics ont donné l'ordre de vider la<br />

maison des pasteurs de tous les meubles prêtés<br />

par la ville.<br />

Ils ont franchi l'enceinte fortifiée de la cité<br />

genevoise <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, en se r<strong>et</strong>rouvant hors de ses<br />

murs, a senti monter en lui l'allégresse qui inonde<br />

le coeur du prisonnier, au sortir de sa geôle. Enfin,<br />

Dieu lui a rendu la liberté ! Le Rhône bleu, le<br />

Rhône glacé ne charriera point son corps gonflé<br />

<strong>et</strong> vert ! Il va pouvoir vivre en paix, loin des<br />

affaires publiques, des factions, des poignards, des<br />

épées <strong>et</strong> des armes à feu ! Il n'entendra plus le<br />

peuple le menacer de mort, il n'exposera plus sa<br />

personne aux coups des méchants, il aura le droit<br />

de s'enfermer chez lui <strong>et</strong> de souffrir en paix quand<br />

sa migraine lui rompra la tête, que son estomac<br />

lui rongera la poitrine <strong>et</strong> que ses coliques lui<br />

tordront les entrailles.<br />

Surtout, il ne verra plus les péchés de Genève !<br />

Il ne distribuera plus la Cène à des ivrognes, des<br />

paillards, des débauchés ! Il ne sentira plus le<br />

divin corps du Christ saigner entrer ses doigts au<br />

contact des lèvres souillées qui perpétuaient le<br />

crime du Golgotha. Dieu a eu pitié de sa faiblesse.<br />

Il a déchargé ses épaules du trop lourd fardeau.<br />

« Toutes les fois que je pense combien j'ai été malheureux<br />

à Genève », écrira-t-il bientôt, « je tremble<br />

dans tout mon être. Le souci de l'état des âmes dont<br />

un jour Dieu me demanderait compte, me m<strong>et</strong>tait au


STRASBOURG 183<br />

supplice quand j'avais à distribuer la Cène ; bien que<br />

la foi de beaucoup d'entre eux me parût douteuse,<br />

suspecte même, ils s'y pressaient tous sans distinction.<br />

Je ne saurais dire de quels tourments ma conscience<br />

était assiégée, le jour <strong>et</strong> la nuit. »<br />

Dans un geste de gratitude, il se soulève sur sa<br />

selle. Et puis il r<strong>et</strong>ombe, plus creux, plus voûté jamais.<br />

que<br />

Que vont devenir les Genevois, abandonnés à<br />

eux-mêmes ?<br />

Les deux pasteurs sont effrayés du scandale<br />

auquel leur résistance vient de donner lieu. C'est<br />

une chose horrible à voir qu'un ministre chassé<br />

par les fidèles, car cela porte grand déshonneur<br />

à la religion. Ils auraient dû se montrer plus<br />

conciliants, afin d'éviter aux hommes la honte de<br />

comm<strong>et</strong>tre un si grand péché. L'esprit évangélique<br />

ne règnera pas sur la cité genevoise, <strong>et</strong> Dieu leur<br />

demandera compte de toutes les âmes qui vont<br />

se perdre.<br />

sévères.<br />

Oui, ils ont eu tort. Ils ont été trop<br />

Les pasteurs intraitables, maintenant gémissent<br />

sur leur propre égarement. L'orgueil les a perdus,<br />

ils le voient bien. Il aurait fallu user de douceur,<br />

de patience, ne rien vouloir précipiter, <strong>et</strong> l'emportement<br />

de l'un, la bile de l'autre ont tout gâté.<br />

Il leur semble que le Créateur, tel le Dieu jaloux<br />

de la <strong>Bible</strong>, va envoyer vers eux une colonne de<br />

nuée d'où sortira une voix redoutable qui voudra<br />

savoir<br />

soins.<br />

ce qu'ils ont fait du peuple confié à leurs<br />

Ils sont accablés. Leurs robes s'affaissent sur<br />

la selle qui les secoue au trot des montures. Leurs<br />

têtes r<strong>et</strong>ombent en avant, laissant pendre les deux


184 CALVIN<br />

barbes dont l'une est rouge <strong>et</strong> broussailleuse,<br />

l'autre longue <strong>et</strong> maigre en dessous de la bouche<br />

chagrine.<br />

Ils sont pleins d'humilité <strong>et</strong> de remords. Bientôt<br />

ils s'accusent devant les Bernois, puis devant les<br />

représentants de Zürich, de Bâle, de Schaffouse,<br />

de Saint-Gall, de Mulhouse <strong>et</strong> de Bienne, réunis<br />

en Synode à Zürich, du 28 avril au 4 mai. Ils<br />

avouent que c'est à cause de « leur maladresse,<br />

de leur imprudence,<br />

erreur<br />

de leur négligence, de leur<br />

1 » que l'Église de Genève vient d'être si<br />

misérablement ruinée.<br />

Certes, ils se sont montrés ignorants <strong>et</strong> maladroits,<br />

<strong>et</strong> ils ont mérité leur châtiment. Mais il<br />

ne faut pas, cependant, les accuser de fraude, de<br />

malignité, d'improbité, de perversité. Leurs intentions<br />

étaient pures, <strong>et</strong> ils n'ont voulu que la gloire<br />

de Dieu.<br />

Brisés d'émotions <strong>et</strong> de fatigues, les deux pasteurs<br />

quittent Zürich pour r<strong>et</strong>ourner à Berne, où<br />

ils attendent le r<strong>et</strong>our des messagers que les<br />

Bernois ont dépêchés à Genève afin de demander<br />

au Conseil de laisser revenir les prédicants. Mais<br />

les négociateurs tardent à reparaître, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>.<br />

inoccupé, se morfond. Le souvenir de Genève<br />

l'obsède. Il n'en peut détacher sa pensée, <strong>et</strong> les<br />

deux amis ressassent sans fin les derniers événe-<br />

ments qui ont précipité la ruine de c<strong>et</strong>te misérable<br />

Église dont on vient de les chasser. Ils se répètent<br />

les accusations portées contre eux, <strong>et</strong> gémissent<br />

à se dire que certains des leurs les tiennent maintenant<br />

pour des hommes néfastes <strong>et</strong> pervers. Ils<br />

revoient la sévérité des regards, le mépris des<br />

1. L<strong>et</strong>tre de <strong>Calvin</strong> à Farel du 11 septembre 1538.


STRASBOURG 185<br />

visages qui se sont tournés vers eux, lors de leur<br />

entrée dans la grande salle du synode, <strong>et</strong> n'en<br />

finissent pas de se répéter à eux-mêmes les reproches<br />

dont les ministres protestants les ont<br />

accablés.<br />

Dès le r<strong>et</strong>our des messagers, ils se rendent à<br />

l'hôtel de ville où siège le Consistoire. Qu'ont dit<br />

les Genevois ? Un huissier se dresse devant eux<br />

quand ils se présentent pour le savoir. Ils se morfondent<br />

deux heures en une attente humiliante.<br />

Ces messieurs les pasteurs sont trop occupés, ils<br />

ne peuvent les entendre en ce moment. Les portes<br />

ne s'ouvrirent devant eux que le soir, après dîner.<br />

Aussitôt les paroles amères pleuvent sur eux,<br />

car les Genevois ont fort monté la tête des envoyés<br />

de Berne. Les pasteurs s'échauffent, <strong>et</strong> gesticulent<br />

si bien que l'un d'entre eux, Kunst, se j<strong>et</strong>te à bas<br />

de son fauteuil.<br />

Enfin Berne décide que les deux prédicants s'en<br />

r<strong>et</strong>ourneront à Genève, où ils essaieront de se<br />

disculper.<br />

Accompagnés de deux conseillers <strong>et</strong> de deux<br />

pasteurs, Farel <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> se m<strong>et</strong>tent en route. Ils<br />

traversent Nyon quand un courrier, de loin, leur<br />

fait de grands signes. A son costume, ils le reconnaissent.<br />

C'est un envoyé de Genève. Il agite une<br />

l<strong>et</strong>tre. Pour « éviter esclandre », le Conseil interdit<br />

l'entrée de la ville aux prédicants. Ceux-ci n'ont<br />

plus qu'à tourner bride tandis que les députés<br />

bernois continuent de se diriger sur Genève. Farel<br />

<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> traversent Lausanne <strong>et</strong> arrivent à Berne<br />

le 1er juin.<br />

Ils en repartent le 3 pour Bâle. Il pleut. La<br />

fonte des neiges a grossi les rivières. Ce qui n'était<br />

qu'un gué est devenu un torrent. Les chevaux y


186 CALVIN<br />

entrent jusqu'au poitrail. Il faut lutter contre le<br />

courant, <strong>et</strong> leurs fers glissent sur les roches. Une<br />

fois, l'un des cavaliers manque être emporté.<br />

La chair des deux prédicants se hérisse sous leurs<br />

habits ruisselants d'eau. La barbe de <strong>Calvin</strong>, dont<br />

les poils se collent les uns aux autres, paraît encore<br />

plus longue, plus maigre, <strong>et</strong> le pasteur grelotte<br />

sur sa selle.<br />

On dirait que la malédiction du Seigneur s'étend<br />

sur eux.<br />

Ils arrivent à Bâle le 5 ou le 6, exténués, <strong>et</strong> y<br />

trouvent la peste. Elle sévit avec rage. Pour se<br />

rem<strong>et</strong>tre de leurs fatigues <strong>et</strong> de leurs chagrins, ils<br />

ne voient plus que cercueils <strong>et</strong> cadavres. Ils croisent<br />

des gens verdis par leurs coliques, des mourants<br />

qui hurlent leur dernier hoqu<strong>et</strong>, des médecins<br />

vêtus de gros cuir <strong>et</strong> couverts de lun<strong>et</strong>tes, tout<br />

un appareil funèbre de bassins, de linceuls, de<br />

tombereaux. Mais ils sont si las, si découragés<br />

qu'ils ne s'en effraient même pas. Ils renvoient<br />

leurs chevaux <strong>et</strong> s'installent au collège de la ville,<br />

chez leur ami Oporin, qui cumule les fonctions<br />

de directeur, professeur <strong>et</strong> imprimeur. Ils sont<br />

dénués de tout <strong>et</strong>, pendant deux mois, Oporin<br />

paie la nourriture <strong>et</strong> le vin, dont ils ne le rembourseront<br />

qu'en octobre.<br />

Le souvenir de Genève poursuit <strong>Calvin</strong>, qui est<br />

toujours dans la plus grande agitation. Il va du<br />

remords à la colère, s'emporte jusqu'à l'injure, <strong>et</strong><br />

la crise passée, pleure dans les bras de Farel. Il<br />

vient encore de gravement pêcher en s'abandonnant<br />

à son indignation ! Il aurait fallu être modéré,<br />

<strong>et</strong> il a répandu toute son amertume ! Alors il<br />

gémit :


STRASBOURG 187<br />

Je t'en supplie, mon frère, quand je me plains auprès<br />

de toi, quand je t'objurgue, quand je me fâche contre<br />

toi, quand je t'accuse, prends-le comme si c'était toi<br />

qui te le faisais à toi-même !1<br />

Et Farel l'adjure de se contenir devant les<br />

étrangers, que ses fureurs divertissent <strong>et</strong> qui s'en<br />

font des armes pour les r<strong>et</strong>ourner contre lui. Mais,<br />

en dépit des plus belles résolutions, la colère est<br />

toujours la plus forte, <strong>et</strong> le souvenir des violences<br />

de sa journée tient le pasteur éveillé une bonne<br />

partie de la nuit.<br />

Pauvre malade ! Il s'est donné le Christ pour<br />

modèle, <strong>et</strong>, à toute seconde, ses nerfs <strong>et</strong> sa bile<br />

l'emportent où il ne veut pas aller. Il s'épuise à<br />

c<strong>et</strong>te lutte.<br />

Puis Farel, son plus tendre ami, le compagnon<br />

de tant d'heures douloureuses <strong>et</strong> tragiques, le frère<br />

bien-aimé, s'en va.<br />

Voilà <strong>Calvin</strong> tout seul. Il n'y a plus d'épaule<br />

où s'appuyer pour pleurer quand les nerfs trop<br />

tendus veulent un épanchement, plus la bonne<br />

voix réconfortante qui, depuis tant de jours,<br />

résonnait à son oreille. Malade, abandonné, proscrit,<br />

torturé de remords <strong>et</strong> de chagrins, <strong>Calvin</strong><br />

ne voit plus autour de lui que le funèbre spectacle<br />

de la peste qui fait mourir tous les gens.<br />

Le 17 août, elle saisit un neveu de Farel. Justement<br />

ce jour-là, <strong>Calvin</strong> a pris des pilules pour<br />

soulager son mal de tête <strong>et</strong> doit rester à la chambre.<br />

Mais il s'occupe de trouver une garde au malade,<br />

1. Dans une autre l<strong>et</strong>tre à Farel, il écrit : « Je sais<br />

que tu es assez accoutumé à ma rudesse ; aussi je ne<br />

m'excuserai pas d'avoir agi avec toi avec ce trop peu<br />

de politesse. »


188 CALVIN<br />

lui envoie le médecin <strong>et</strong> veille à ce qu'on lui donne<br />

tous les soins que nécessite son état. Dès qu'il peut<br />

sortir, il se rend auprès du pestiféré.<br />

« Comme les indices d'une mort certaine apparaissaient<br />

», écrit-il ensuite à Farel, « je m'efforçai d'apporter<br />

des remèdes pour l'âme plus encore que pour le<br />

corps. Il délirait déjà un peu, pas au point cependant<br />

de ne pas me rappeler dans sa chambre <strong>et</strong> me presser<br />

de prier pour lui... Aujourd'hui, vers quatre heures, il<br />

est allé au Seigneur... »<br />

Puis il rend compte de ce qu'a laissé le neveu :<br />

« Pas un as », dit-il, « seulement quelques vêtements,<br />

une épée <strong>et</strong> une chemise ».<br />

Et il paie les frais de la maladie <strong>et</strong> de l'ensevelissement.<br />

Au milieu de ces funèbres occupations, le réformateur<br />

est torturé par une nouvelle hésitation de<br />

sa conscience. Bucer <strong>et</strong> Capiton, le sachant libre,<br />

lui ont écrit pour lui demander de les aller rejoindre<br />

à Strasbourg. Il s'est rendu en c<strong>et</strong>te ville, mais<br />

n'a pas voulu y demeurer, car il redoute pardessus<br />

tout de rentrer dans la charge dont il est<br />

délivré. A Genève, il se sentait lié par la volonté<br />

du Seigneur, <strong>et</strong> cela le consolait de ses peines.<br />

Maintenant, au contraire, il craindrait de tenter<br />

Dieu en se chargeant, une seconde fois, d'un fardeau<br />

qu'il s'est montré incapable de porter.<br />

Mais les Strasbourgeois le pressent plus vivement,<br />

le harcèlent de leurs prières, de leurs reproches,<br />

<strong>et</strong> il se trouble. Il tremble de faillir à<br />

sa tâche <strong>et</strong> d'être, de nouveau, un obj<strong>et</strong> de scandale<br />

pour l'Église. Il a aussi une autre préoccupation,<br />

plus humaine, celle-là, moins désintéressée : il<br />

s'ennuie de Farel, <strong>et</strong> rêve d'aller le. rejoindre à


STRASBOURG 189<br />

Neufchâtel. Il voudrait ne reprendre aucune<br />

charge publique, <strong>et</strong> vivre en modeste citoyen, à<br />

l'écart de la politique <strong>et</strong> des factions.<br />

Strasbourg, alors, devient menaçante comme si<br />

le Seigneur lui-même l'inspirait. <strong>Calvin</strong>, dit-elle,<br />

a perdu par sa faute l'Église de Genève ;<br />

« Quelle meilleure pénitence que de te m<strong>et</strong>tre tout<br />

entier au service du Seigneur ? » lui dit-on. « Toi doué<br />

de ces dons, comment répudierais-tu consciencieusement<br />

le ministère qui t'est offert ? »<br />

C<strong>et</strong>te fois encore, il cède à l'adjuration véhémente<br />

qui semble un ordre de Dieu. Il courbe la<br />

tête, il se soum<strong>et</strong>. Il voit bien qu'il n'a pas le droit<br />

de penser à son ami Farel <strong>et</strong> de vouloir m<strong>et</strong>tre<br />

au repos le corps malade dont il est encombré. Il<br />

rassemble ses quelques hardes, quitte la maison<br />

de son hôte, <strong>et</strong>, le dos voûté, l'oeil terne, s'en va<br />

pour accomplir, dans les tourments <strong>et</strong> les larmes,<br />

la tâche du Seigneur.<br />

De nouveau, le voilà sur la route. Il a jugé<br />

« que la volonté de Dieu le menait autre part ».<br />

Bucer le recueille chez lui, à la place Saint-<br />

Thomas 1.<br />

La maison de « l'Évêque de Strasbourg » est le<br />

refuge de tous les protestants qui passent par la<br />

ville. Souvent ils viennent de loin. Ils sont hâves,<br />

crottés, affamés. Un grand feu est allumé pour<br />

1. <strong>Calvin</strong> était dans le plus profond dénuement. Il<br />

écrit à Farel en fin mars 1539 : « Pour le moment je me<br />

trouve dans une situation à ne pas pouvoir payer un<br />

as. Il est surprenant en eff<strong>et</strong> de voir combien j'ai de frais<br />

extraordinaires, <strong>et</strong> il faut cependant que je vive de ce<br />

que j'ai, si je ne veux tomber à charge à mes frères.<br />

Aussi je ne puis soigner ma santé comme tu me le recommandes<br />

dans ton amour plein de sollicitude. »


90 CALVIN<br />

qu'ils y sèchent leurs semelles, <strong>et</strong> des bancs les<br />

attendent à la table des repas. Il y a des lits<br />

dressés partout. Tout le jour la salle est pleine<br />

de monde, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> r<strong>et</strong>rouve des amis, Hédion,<br />

qui habite rue des Échasses, <strong>Jean</strong> Sturm, trésorier<br />

de l'église française <strong>et</strong> qu'il va quelquefois chercher<br />

à son logis de la rue des Cordonniers, d'autres<br />

encore. Il fréquente aussi chez l'imprimeur Wendelin<br />

Rihel, de la rue Sainte-Barbe, auquel il<br />

confie la seconde édition latine de son Institution.<br />

La maison est un ancien béguinage, <strong>et</strong> là où les<br />

vieilles femmes, naguère, murmuraient leurs patenôtres,<br />

les presses protestantes gémissent maintenant<br />

pour répandre les idées nouvelles. <strong>Calvin</strong> les<br />

fait travailler sans relâche. Outre son Institution,<br />

il apporte bien d'autres ouvrages. Il en donne aussi<br />

à Knobloch, un autre imprimeur qui habite à<br />

quelques pas du premier, dans la rue de la Demi-<br />

Lune, <strong>et</strong> imprime la première liturgie calviniste,<br />

<strong>et</strong> peut-être aussi le psautier.<br />

C<strong>et</strong>te fois <strong>Calvin</strong> mène la vie calme <strong>et</strong> studieuse<br />

à laquelle il aspire depuis longtemps. Il se tient<br />

très loin de la politique. Il travaille, il écrit, il<br />

prêche, sans se mêler des affaires publiques. Il<br />

n'est plus qu'un pasteur, uniquement occupé du<br />

gouvernement de sa p<strong>et</strong>ite Église. Tout d'abord,<br />

il a fait son prône à Saint-Nicolas-aux-Ondes, tout<br />

au bout de la ville, au milieu des arbres <strong>et</strong> des<br />

prairies. Puis, la communauté <strong>et</strong> son pasteur se<br />

sont transportés dans l'église gothique des Repenties.<br />

<strong>Calvin</strong> a en tête une préoccupation assez inattendue.<br />

Il songe à se faire recevoir dans la corporation<br />

des tailleurs. Instruit, par son aventure<br />

genevoise, du danger qu'il y a de n'être point


STRASBOURG 191<br />

reconnu citoyen de la ville où l'on s'est établi, il<br />

entend, c<strong>et</strong>te fois, devenir bourgeois de Stras-<br />

bourg. Or la constitution de Strasbourg veut que<br />

tous ses bourgeois fassent partie d'une corporation.<br />

Aussi voit-on des hommes de l<strong>et</strong>tres bouchers,<br />

des pasteurs charcutiers, des professeurs drapiers,<br />

des avocats marchands de poisson ou sav<strong>et</strong>iers.<br />

<strong>Calvin</strong> a résolu, lui, d'être tailleur. Est-ce qu'il<br />

se sent du goût pour le métier ? A-t-il rêvé, parfois,<br />

au milieu de ses plus graves méditations, de<br />

tailler une belle robe, d'entendre ses grands<br />

ciseaux crisser dans une aune de drap, de coudre<br />

un galon par-ci, un bouton par-là, <strong>et</strong> de faire du<br />

tout un habit propre à vêtir un honnête protestant.<br />

C<strong>et</strong> homme austère, uniquement préoccupé<br />

des choses de Dieu, est-il sensible à la perfection<br />

d'un pourpoint <strong>et</strong> d'un haut-de-chausses ? Ou<br />

bien, plus simplement, <strong>Calvin</strong> a-t-il choisi ce<br />

métier parce que le « poêle » des tailleurs se trouve<br />

à l'angle de la rue du Dôme <strong>et</strong> de la rue Brûlée,<br />

c'est-à-dire, tout près de sa salle de cours <strong>et</strong> du<br />

lieu de son prêche ?<br />

Le 30 juill<strong>et</strong> 1539, <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong> le réformateur<br />

comparaît devant le « stall » des seigneurs de la<br />

ville, auxquels il déclare, comme l'exige le règlement,<br />

qu'il veut servir chez les tailleurs.<br />

Quel chef-d'oeuvre a-t-il dû produire pour être<br />

agréé le mardi suivant ? Nanti de son certificat,<br />

qui l'atteste tailleur, il passe, le mercredi, à la<br />

caisse pour y verser ses droits d'admission, vingt<br />

florins, qui sont, apparemment, tout ce que la<br />

ville de Strasbourg attendait de ce nouvel artisan.<br />

Vingt florins, c'est peu de chose pour un tailleur,<br />

qui a tôt fait de les r<strong>et</strong>rouver sur le dos de sa<br />

clientèle. C'est une somme pour un simple prédi-


192 CALVIN<br />

cant qui ne fait point payer ses prêches <strong>et</strong> ne<br />

reçoit, pour tout argent, que ce que veut bien lui<br />

rem<strong>et</strong>tre son éditeur ! <strong>Calvin</strong> est encore une fois<br />

dans la plus noire misère.<br />

Sur les instances de Capiton, il a commencé,<br />

dès septembre 1538, à donner bénévolement des<br />

leçons de théologie. Sur quoi, en février 1539, les<br />

Scolarques l'ont nommé professeur pour un an,<br />

à partir du 1er mai, au traitement de 1 florin par<br />

semaine 1. Comme il n'est pas possible de vivre<br />

décemment avec une aussi maigre somme, le<br />

pasteur essaie de gagner quelque argent en écrivant<br />

les l<strong>et</strong>tres de Guillaume de Fürstemberg, comte<br />

de l'Empire, qu'il a surnommé le « Chevelu ». En<br />

même temps qu'il s'occupe de son courrier, <strong>Calvin</strong><br />

ne laisse pas de reprendre Guillaume de Fürstem-<br />

berg <strong>et</strong> de le blâmer, car « le Chevelu » a beaucoup<br />

de vices. Néanmoins il porte grand respect à la<br />

parole de Dieu, écoute volontiers ce qui lui est<br />

enseigné, <strong>et</strong> ne méprise point les pasteurs. Tout<br />

cela le rendrait supportable, s'il ne faisait perdre<br />

son temps à <strong>Calvin</strong>, qui trépigne d'impatience, <strong>et</strong><br />

s'il ne l'obligeait à écrire au milieu d'une salle<br />

1. Bucer le nourrissait toujours. Pour ses autres frais,<br />

<strong>Calvin</strong> avait les maigres sommes que lui avaient rapporté<br />

la vente des livres que lui <strong>et</strong> son frère avaient hérité<br />

d'Oliv<strong>et</strong>an. MM. de Berne en avaient donné 10 couronnes.<br />

L<strong>et</strong>tre de Fabri à <strong>Calvin</strong>, 8 mai 1539.<br />

Il commence ses leçons le 12 mai par une explication<br />

des Épîtres aux Corinthiens. Peut-être commençait-il<br />

déjà ses leçons par c<strong>et</strong>te formule que nous a conservé<br />

Budé <strong>et</strong> Jonvilliers :<br />

« Veuille le Seigneur nous donner de joindre à la connaissance<br />

des mystères de la sagesse céleste, un vrai<br />

progrès de la piété, pour sa gloire <strong>et</strong> notre édification.<br />

Amen. »


STRASBOURG 193<br />

pleine de soldats. C<strong>et</strong>te compagnie turbulente<br />

irrite singulièrement le réformateur qui ne peut<br />

s'habituer aux plaisanteries <strong>et</strong> aux blasphèmes<br />

des militaires 1. C'est toujours un homme très<br />

occupé. Dès qu'il a fini de remplir son office auprès<br />

du comte, il lui faut courir chez son imprimeur<br />

pour y corriger les épreuves de ses livres, ou chez<br />

un malade qui l'appelle au moment de mourir,<br />

ou à son cours de théologie, à son prône, à une<br />

dispute de la Faculté, ou bien encore à quelque<br />

controverse avec un hérétique. Il apporte beau-<br />

coup de soin <strong>et</strong> de modération dans le gouvernement<br />

de sa p<strong>et</strong>ite Église. Certes, il est toujours<br />

soucieux de la discipline de son troupeau, mais il<br />

montre moins de rigueur <strong>et</strong> de tyrannie. Il pense<br />

maintenant « qu'il faut accorder quelque chose à<br />

la « folie des hommes », <strong>et</strong> quand les étudiants<br />

strasbourgeois se révoltent, parce qu'il leur est<br />

défendu d'assister aux danses <strong>et</strong> aux noces sans<br />

permission, de fréquenter<br />

se vêtir « indécemment<br />

les lieux publics<br />

comme des soldats<br />

<strong>et</strong> de<br />

», il<br />

estime « que la rigueur ne doit pas être poussée<br />

au point qu'il ne leur soit pas permis, en certaines<br />

choses, de faire des sottises ».<br />

Il a pris le culte de Strasbourg, car, dit-il,<br />

« les cérémonies sont choses indifférentes, <strong>et</strong> les<br />

Églises en peuvent user diversement en liberté »,<br />

<strong>et</strong> il a prêché « l'accommodation » au culte luthérien.<br />

Cependant, il pense que ce culte a conservé<br />

trop de cérémonies, pas précisément mauvaises,<br />

mais inutiles <strong>et</strong>, par là même, dangereuses. « Mais »,<br />

ajoute-t-il, « je ne trouve pas que ce soient là de<br />

bien justes causes de dissentiment. » Il tolère aussi<br />

1. L<strong>et</strong>tre de <strong>Calvin</strong> à Farel, 10 janvier 1540.<br />

CALVIN.<br />

13


194 CALVIN<br />

la sonnerie des cloches, <strong>et</strong> déclare que la chose<br />

n'est pas digne d'une dispute.<br />

Par exemple, il ne peut adm<strong>et</strong>tre que les sagesfemmes<br />

baptisent les enfants. C<strong>et</strong>te pratique, qui<br />

repose sur une conception magique des sacrements,<br />

lui paraît une « profanation impie <strong>et</strong> sacri-<br />

lège », <strong>et</strong> il faut résister jusqu'au sang plutôt que<br />

de consentir à c<strong>et</strong>te intolérable superstition.<br />

Dans sa p<strong>et</strong>ite église, il veut que ses ouailles<br />

soient à genoux quand elles prient le Seigneur, <strong>et</strong><br />

il apporte le plus grand soin dans le choix de leurs<br />

cantiques. Il montre, en c<strong>et</strong>te affaire, d'autant<br />

plus de circonspection <strong>et</strong> de ferm<strong>et</strong>é que, jusqu'alors,<br />

les hommes n'ont guère fait de part<br />

entre ce qu'il convient d'offrir à Dieu sous forme<br />

de musique <strong>et</strong> ce qui n'est pour eux qu'un divertissement<br />

frivole, voire même folâtre, pour ne pas<br />

dire davantage.<br />

C'est le temps, en eff<strong>et</strong>, où le maître de chapelle<br />

du Vatican demande respectueusement au Pape<br />

s'il veut que l'on chante le Magnificat sur l'air<br />

de Margot dans un jardin, ou bien l'une des messes<br />

O Vénus la Belle, ou Adieu, mes amours. Le Sanctus,<br />

l'Incarnatus sont indifféremment chantés sur<br />

l'air de Robin m'aime ou de Trop m'a amour<br />

assailli. Les chanteurs prononcent gravement les<br />

paroles latines cependant que les fidèles, qui ne<br />

comprennent pas le latin, se divertissent à chanter<br />

les paroles profanes.<br />

Un livre de cantiques spirituels, à l'usage des<br />

missions royales du diocèse d'Alais, en 1735, fait<br />

chanter le Pater, l'Ave Maria, le Credo sur l'air<br />

de Birenne, mes amours. Le cantique XI — la<br />

Passion de Jésus-Christ — sur l'air des Folies<br />

d'Espagne. Le cantique XII, en l'honneur de la


STRASBOURG 195<br />

Sainte Vierge, sur l'air de Prends, ma Philis, prends<br />

ton verre. Le cantique XXVIII, «le paradis», sur<br />

l'air de Charmante Gabrielle. Enfin le cantique LI<br />

sur les « sentiments d'un coeur qui ne trouve rien<br />

d'aimable sans Dieu » sur l'air de Grandgosier<br />

disait à Grégoire.<br />

Les prêtres se désespèrent d'entendre le peuple<br />

transformer leurs plus saints cantiques en Pont-<br />

Neufs <strong>et</strong> en gaillardes ritournelles. Mais ils ont<br />

beau tempêter, fulminer, menacer, leurs efforts<br />

demeurent impuissants car les gens sont trop attachés<br />

à ces chansons, dont l'air court les rues, pour<br />

en prendre d'autres, <strong>et</strong> c'est en vain que le concile<br />

de Trente va bientôt essayer de remédier à ces abus.<br />

Les fidèles protestants qui s'assemblent dans la<br />

p<strong>et</strong>ite église française confiée au soin de <strong>Calvin</strong>,<br />

eux, ne chantent pas de cantiques latins. Le<br />

pasteur a chassé de son temple c<strong>et</strong>te langue trop<br />

savante qui égare si bien le peuple. Il veut que<br />

ses ouailles comprennent ce qu'elles disent, <strong>et</strong> ne<br />

croient pas bonnement honorer Dieu quand leurs<br />

cantiques ne sont qu'ari<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> rigaudons.<br />

Dès 1538, il a traduit lui-même plusieurs<br />

psaumes, le cantique de Siméon <strong>et</strong> les dix commandements.<br />

Il a fait ce travail avec un certain agrément,<br />

car il est, dit-il, « d'un naturel assez porté<br />

à la poésie ». Le service du Seigneur réclamant<br />

tous ses instants, il a abandonné les vers, mais il<br />

ne lui déplaît pas d'y revenir quand la gloire de<br />

Dieu en doit tirer avantage.<br />

Il a écrit ses psaumes sur des airs strasbourgeois<br />

qui « soutiennent davantage », <strong>et</strong> maintenant il<br />

veille à ce « due l'on chante en choral dans sa<br />

p<strong>et</strong>ite église sans cierges <strong>et</strong> sans images, afin que<br />

les coeurs de tous fussent émus ».


196 CALVIN<br />

Il veut que tout le monde chante, <strong>et</strong> chante<br />

bien. N'est-il pas injurieux, en eff<strong>et</strong>, de prier le<br />

Seigneur d'une voix fausse qui écorche les oreilles,<br />

<strong>et</strong> ne doit-on pas s'efforcer, au contraire, de faire<br />

monter vers Lui les plus suaves <strong>et</strong> les plus justes<br />

harmonies terrestres. Cependant, comme il se<br />

méfie des capacités musicales de ses ouailles, il<br />

défend de choisir des morceaux compliqués, de<br />

façon que l'exécution soit plus parfaite. La simplicité<br />

du chant offre aussi l'avantage de ne distraire<br />

ni l'auditoire ni les chanteurs.<br />

<strong>Calvin</strong> se donne beaucoup de mal pour instruire<br />

sa maîtrise, <strong>et</strong> se plaît à écouter les modestes harmonies<br />

du dimanche. C'est un peu de repos dans<br />

sa vie agitée. Ce nerveux aime la musique. Elle<br />

lui détend le corps <strong>et</strong> lui apaise l'humeur. A l'en-<br />

tendre, il souffre moins de ses névralgies.<br />

Chaque jour il a soit un sermon, soit un cours.<br />

Souvent il en revient tout échauffé, tout remué de<br />

bile, car il lui faut assister à toutes les disputes de<br />

la Faculté de Théologie, <strong>et</strong> même les présider<br />

quand il défend les thèses, ce qui n'est pas mince<br />

besogne.<br />

Le plaisant est que tous les gens qui se mêlent<br />

d'avoir une opinion particulière se hâtent de venir<br />

se réfugier auprès de <strong>Calvin</strong> pour penser librement.<br />

Sa renommée fait accourir de France beaucoup de<br />

jeunes gens studieux <strong>et</strong> de l<strong>et</strong>trés, <strong>et</strong> chacun des<br />

voyageurs qui abordent en « l'Antioche des protestants<br />

» apporte avec lui son bagage d'erreurs.<br />

Strasbourg est devenue, en peu de temps, un nid<br />

d'hérésies. Aussi les controverses y sont-elles<br />

innombrables. Il faut argumenter, réfuter, combattre<br />

sans répit c<strong>et</strong> orgueil abominable qui<br />

pousse la créature humaine à se croire libre de sa


STRASBOURG 197<br />

pensée quand elle ne l'est pas, quand c'est un<br />

crime affreux de prétendre interpréter la doctrine<br />

<strong>et</strong> se faire à soi-même sa propre religion. De telles<br />

disputes, jointes à ses soucis d'argent 1, entr<strong>et</strong>iennent<br />

la bile du réformateur, qui devient de<br />

plus en plus la proie de ses nerfs. Il lui faudrait<br />

des soins, du repos, <strong>et</strong> il possède à peine assez<br />

d'argent pour se nourrir.<br />

Et voilà, justement, qu'un certain Alberge vient<br />

lui rendre visite dans l'intention de lui emprunter<br />

vingt batz. Ce même Alberge, à Genève, a déjà<br />

essayé de l'attendrir sur son sort en lui donnant à<br />

croire que des voleurs l'avaient dépouillé. Sans<br />

doute est-ce un homme habile à contrefaire le<br />

dévot <strong>et</strong> à prendre un air misérable en invoquant<br />

la charité chrétienne, puisque nous voyons le<br />

réformateur s'émouvoir, <strong>et</strong> emprunter les vingt<br />

batz pour les lui donner, car alors « j'avais vendu<br />

mes livres, <strong>et</strong> j'étais complètement sans ressources »,<br />

dira-t-il un peu plus tard.<br />

Alberge a promis de rendre l'argent dans quelques<br />

jours, <strong>et</strong> déposé en gage une p<strong>et</strong>ite corbeille.<br />

« Revenu quelques mois plus tard », dit <strong>Calvin</strong>, « il<br />

me demanda en souriant, ou plutôt en se moquant,<br />

1. Il s'impose des privations. Il a un moment l'espoir<br />

d'être augmenté, mais c<strong>et</strong> espoir est déçu. Il écrit à Farel<br />

le 27 juill<strong>et</strong> 1540, en parlant d'un tonneau de livres<br />

(c'était la façon dont on les faisait voyager) que le<br />

libraire Michel de Genève devait envoyer à Farel. Il le<br />

prie de les vendre : « pour les miens, dit-il, ne les donne<br />

pas au-dessous de dix batz (environ 9 francs-or) ou<br />

neuf au minimum, à moins que quelqu'un n'en prenne<br />

un plus grand nombre comme La Cressonnière (libraire<br />

à Neufchatel). Dans ce cas, tu peux les laisser pour huit.<br />

Le transport a beaucoup coûté <strong>et</strong> coûtera encore beaucoup<br />

avant qu'ils soient arrivés jusqu'à toi. »


198 CALVIN<br />

si je ne voulais pas lui prêter quelques couronnes. Je<br />

lui répondis que j'avais besoin de la p<strong>et</strong>ite somme qu'il<br />

avait eue. Le vaurien, pendant ce temps, emporte<br />

furtivement sa corbeille de ma bibliothèque <strong>et</strong> la présente<br />

à la femme de Bucer. Celle-ci refuse <strong>et</strong> m'avertit.<br />

Moi je châtie son impudence en présence de quelques<br />

témoins ».<br />

Un an <strong>et</strong> demi après la disparition du voleur,<br />

<strong>Calvin</strong> ouvre le panier en présence de nombreux<br />

témoins. Il y trouve des prunes gâtées, des défroques<br />

de diverses sortes, des livres à demidéchirés.<br />

Il y a même des l<strong>et</strong>tres que le vaurien<br />

lui a enlevées. Il appelle Sturm pour les lui mon-<br />

trer, <strong>et</strong> les deux amis les rem<strong>et</strong>tent en place,<br />

« non sans rire beaucoup ».<br />

Ainsi, la maison de Bucer a entendu le rire de<br />

<strong>Calvin</strong> 1! On se représente mal le grave réformateur<br />

se laissant aller à ce bruyant accès de gai<strong>et</strong>é.<br />

Sans doute, ce jour-là, ses maux nombreux, sa<br />

bile, sa névralgie, sa fluxion, son entérite, son<br />

catarrhe lui ont-ils laissé quelque répit dont il a<br />

profité aussitôt pour s'égayer. Il ne les soigne<br />

guère cependant, n'en ayant ni le temps ni le<br />

moyen. Il est, en outre, affligé de deux nouveaux<br />

chagrins.<br />

Peu de temps après son arrivée à Strasbourg,<br />

il a appris la mort de l'aveugle Coraud, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />

nouvelle l'a plongé dans la consternation. En outre,<br />

son ami du Till<strong>et</strong> lui a écrit de France pour lui<br />

1. <strong>Calvin</strong> n'était pas ascète. Il ne dédaigne pas les joies<br />

de ce monde <strong>et</strong> en jouit même quand il peut.<br />

Dans une l<strong>et</strong>tre de décembre 1539, il écrit : « J'ai été<br />

invité aujourd'hui à un dîner d'où je suis revenu longtemps<br />

après 8 heures, bien restauré... Tu auras donc la<br />

l<strong>et</strong>tre d'un homme qui n'a pas la tête assez libre <strong>et</strong> vive<br />

pour écrire. »


STRASBOURG 199<br />

annoncer son r<strong>et</strong>our définitif au catholicisme. Il<br />

est resté tout étourdi du coup. Puis il a eu une<br />

grande colère, que des larmes ont noyée.<br />

Son coeur, tel un volcan en éruption, j<strong>et</strong>te comme<br />

une lave la bile dont il est encombré, puis, brusquement,<br />

s'apaise jusqu'à vouloir devenir un lac<br />

de mansuétude, quitte à éclater de nouveau quelques<br />

secondes plus tard.<br />

Le malheureux s'est donné le Christ pour<br />

modèle, <strong>et</strong> il n'est qu'humeur, colère, remords <strong>et</strong><br />

gémissements. C<strong>et</strong> idéal auquel il ne peut atteindre<br />

le tourmente d'un désir incessant. Et l'on dirait<br />

que tout conspire pour le rej<strong>et</strong>er sans cesse à son<br />

péché. Il fait des progrès, il croit avoir dompté la<br />

bête féroce, <strong>et</strong> puis un disciple le trahit, un fidèle<br />

s'adonne au vice, <strong>et</strong> toutes ses belles résolutions<br />

s'envolent en une seconde. <strong>Calvin</strong> se r<strong>et</strong>rouve<br />

injuriant son contradicteur, blessant le meilleur<br />

de ses amis, sautant d'un fauteuil, claquant une<br />

porte, renversant une table. Et, chaque fois, c'est<br />

tout un travail à recommencer dans les larmes de<br />

la pénitence.<br />

Un jour de 1539, il apprend que Caroli qui,<br />

destitué de ses fonctions, était passé en France,<br />

vient de reparaître en Suisse, où il annonce qu'il<br />

va procéder à sa troisième conversion <strong>et</strong> redevenir<br />

protestant. La brebis perdue rentre au bercail !<br />

Tous les bras doivent s'ouvrir devant elle ! C<strong>et</strong>te<br />

brebis-là, pour tout dire, à une certaine époque,<br />

fut assez enragée, <strong>et</strong> le mauvais esprit qui la<br />

possédait alors l'a égarée jusqu'à lui faire accuser<br />

<strong>Calvin</strong> d'arianisme. A ce moment-là, peut-être bien<br />

que le réformateur lui souhaita mille morts afin<br />

qu'elle ne pût proférer plus longtemps de si abominables<br />

propos. Mais aujourd'hui, <strong>Calvin</strong> ne voit


200 CALVIN<br />

plus en Caroli qu'un pécheur repentant <strong>et</strong>, tout<br />

joyeux de sa conversion, il lui écrit pour le féliciter.<br />

Bientôt Caroli arrive à Strasbourg, où il rend<br />

visite à Capiton, Bucer <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>. Grynée, de<br />

Bâle, lui a donné une l<strong>et</strong>tre pour son ancien ennemi.<br />

« Tu sais », dit-il à <strong>Calvin</strong>, « quelle puissance de douceur<br />

a la communion de la race, de la langue <strong>et</strong> de la<br />

patrie. Chez nous, il est comme un étranger, chez toi<br />

il sera comme un frère. »<br />

Cela veut-il dire que Caroli logea chez <strong>Calvin</strong> ?<br />

C'est possible, car le réformateur a quitté Bucer.<br />

Pour vivre, il prend maintenant des pensionnaires,<br />

<strong>et</strong> sa maison est pleine de Français qui y entr<strong>et</strong>iennent<br />

un grand tumulte.<br />

Caroli a demandé un colloque. Afin de lui laisser<br />

une plus grande liberté de parole <strong>et</strong> de plainte,<br />

<strong>Calvin</strong> n'y assiste pas. Il ne rentre dans la salle<br />

qu'après le départ de Caroli, <strong>et</strong>, à son tour, explique<br />

la situation. Les membres du colloque rédigent<br />

ensuite, en l'absence des deux parties, des articles<br />

qu'ils envoient à <strong>Calvin</strong>, tard dans la nuit.<br />

<strong>Calvin</strong> se précipite, il dévore le manuscrit, <strong>et</strong><br />

puis, sa tête r<strong>et</strong>ombe sur sa poitrine. Des larmes<br />

sont prêtes à couler de ses yeux. Ses deux amis<br />

ont approuvé les articles sans les lui communi-<br />

quer, <strong>et</strong> lui demandent maintenant de les signer,<br />

de telle façon qu'en refusant sa signature, il<br />

paraîtra les avoir pour adversaires.<br />

« Après les avoir lus », dit <strong>Calvin</strong>, «je fus à un endroit<br />

si consterné que je ne me rappelle pas avoir eu un<br />

plus grand chagrin de toute l'année. Le lendemain matin,<br />

j'ai fait appeler Sturm, je lui ai exposé ma douleur. »


STRASBOURG 201<br />

Sturm court chercher Bucer, <strong>et</strong> les pasteurs se<br />

réunissent chez Zell, au Bruderhof.<br />

<strong>Calvin</strong> nous raconte lui-même l'entrevue :<br />

« Là », écrit-il, « après que le repentir lui est venu,<br />

j'ai gravement péché parce que je n'ai pu garder la<br />

mesure. La bile avait si bien envahi toute mon âme,<br />

que de tout côté, j'ai répandu mon amertume. Il y<br />

avait bien quelque motif d'indignation, mais il aurait<br />

fallu être modéré... De part <strong>et</strong> d'autre, l'excitation fut<br />

si grande que je n'aurais pas été plus violent contre<br />

Caroli lui-même s'il avait été présent. Enfin je me suis<br />

élancé hors de la chambre. Bucer m'a suivi. Il m'a<br />

calmé par des discours. Puis il est r<strong>et</strong>ourné auprès des<br />

autres. J'ai dit que je voulais réfléchir davantage avant<br />

de donner une réponse définitive. De r<strong>et</strong>our à la maison,<br />

j'ai été saisi d'un violent accès <strong>et</strong> je n'ai trouvé de consolation<br />

que dans les gémissements <strong>et</strong> les larmes. »<br />

Et il termine la discussion en disant : « Plutôt<br />

mourir que signer ». Puis il écrit à Farel 1 :<br />

Ceci surtout me tourmentait, que tu étais pour moi<br />

la cause de tous ces maux... En eff<strong>et</strong>, tu ne peux te<br />

laver du reproche ou d'inattention ou de faiblesse. Pour<br />

parler franchement, on pourrait désirer en toi plus<br />

de gravité, plus de constance <strong>et</strong> plus de modération...<br />

Souffre donc que je trouve quelque consolation en te<br />

reprochant c<strong>et</strong>te faute qui m'a tant gêné. Si j'avais pu<br />

t'appeler devant moi, j'aurais tourné contre toi toute<br />

c<strong>et</strong>te violence de langage que j'ai répandue contre les<br />

autres.<br />

Parlant de Caroli dont il se fait le défenseur,<br />

il déclare :<br />

1. Le 8 octobre 1539.


262 CALVIN<br />

Maintenant que nous l'avons reçu en grâce, il nous<br />

reste à persévérer avec constance. Car si nous ne devions<br />

pas le rej<strong>et</strong>er, il faut, de toute notre force, le r<strong>et</strong>enir.<br />

Et cela ne se fera pas à moins que tu n'empêches tous<br />

les tiens de l'insulter... Du moins persévérez dans c<strong>et</strong>te<br />

mansuétude que vous lui avez trop tôt montrée.<br />

Lutte épuisante de sa conscience contre ses<br />

nerfs, de l'âme évangélique qu'il se veut donner<br />

contre sa nature violente <strong>et</strong> passionnée, lutte<br />

morale, lutte physique, combat de tous les instants.<br />

Sans cesse l'importunité des hommes lui fait dépasser<br />

la mesure. Parce que les méchants savent qu'il<br />

est instable, ils s'efforcent continuellement, <strong>et</strong> de<br />

toutes les façons, d'exciter sa bile pour lui ravir<br />

une patience qui ne demande qu'à lui échapper.<br />

Rien n'est plus tentant que de se laisser emporter<br />

par son ardeur, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> n'oublie jamais quelle<br />

est la violence de son tempérament. Il est « roulé<br />

dans de nombreux tourbillons », avec la misère<br />

toujours accrochée à ses épaules.<br />

La demeure qu'il habite n'est pas faite pour<br />

apaiser ses nerfs. Nous savons qu'il prend maintenant<br />

des pensionnaires. L'idée est excellente,<br />

<strong>et</strong> l'on pourrait croire, à voir sa maison, que le<br />

réformateur va s'enrichir rapidement. Comme chez<br />

Bucer, partout des lits sont dressés. On ne rencontre<br />

que couvertures étalées sur des sangles,<br />

qu'habits accrochés, que bonn<strong>et</strong>s de nuit traînant<br />

sur les tables <strong>et</strong> coffres de voyage laissant échapper<br />

des jambes de drap écarlate, des pourpoints, des<br />

manteaux. Dans tous les angles, on se cogne à<br />

des épées.<br />

Mais ce sont là vêtements de gueux ! Les épées<br />

sont tordues, <strong>et</strong> les pourpoints ont des pièces !


STRASBOURG 203<br />

Les pensionnaires de <strong>Calvin</strong> sont encore plus<br />

pauvres que leur logeur ! Le maître du logis, en<br />

eff<strong>et</strong>, a bientôt oublié qu'il attendait d'eux l'argent<br />

dont il a besoin pour vivre. Il a ouvert sa porte<br />

à tous ceux qu'il tenait pour de bons protestants,<br />

sans souci de leur fortune, laquelle, par une<br />

malchance singulière, est toujours fort médiocre.<br />

Emporté par son zèle évangélique, il ne voit<br />

plus en ces jeunes gens qui l'entourent que des<br />

disciples <strong>et</strong> de futurs successeurs.<br />

Bien qu'il ne soit pas vieux encore, puisqu'il<br />

vient seulement d'atteindre ses trente ans, <strong>Calvin</strong>,<br />

à sentir sa débilité <strong>et</strong> l'indisposition de son corps,<br />

ne pense pas qu'il lui sera donné beaucoup de<br />

temps pour édifier son oeuvre, <strong>et</strong> il prend soin<br />

de ceux qui vivront après lui comme s'il avait<br />

déjà l'âge d'un vieillard.<br />

Dès la fin de 1538, nous trouvons dans sa maison<br />

un premier groupe d'étudiants, Michel Mulot,<br />

Gaspard Carmel, Henri <strong>et</strong> Humbert, qui habitent<br />

ensemble. Pour vivre, on se débrouille comme on<br />

peut. Des collectes paieront les frais du logement,<br />

a dit <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> l'on essaiera de trouver un emploi<br />

à Humbert.<br />

De mois en mois, le logis de <strong>Calvin</strong> se remplit<br />

de plus de monde. En octobre 1539 arrivent Claude<br />

Féray, Brito, Jacques Sorel <strong>et</strong> son compagnon<br />

Robert le Louvat, Eynard <strong>et</strong> Antoine, le frère de<br />

<strong>Calvin</strong>, d'autres encore. On voit partout des gens<br />

couchés dans des lits de fortune ou courbés sur<br />

des livres, des feutres à panache, des manteaux<br />

crottés <strong>et</strong> des bourses dont il ne reste plus que<br />

les mailles.<br />

C'est un va-<strong>et</strong>-vient perpétuel. Les pensionnaires<br />

du pasteur entrent, sortent à toute heure


204 CALVIN<br />

du jour <strong>et</strong> de la nuit. Le heurtoir, sans relâche,<br />

cogne la porte.<br />

Il y en a de doux <strong>et</strong> de timides. D'autres ont<br />

le caractère emporté, l'humeur irritable. Certains<br />

tiennent beaucoup de place <strong>et</strong> prétendent occuper<br />

toute la salle. Des disputes éclatent. L'on ne mange<br />

pas tous les jours à sa faim dans la maison du<br />

réformateur, <strong>et</strong> l'humeur s'aigrit quand l'estomac<br />

est vide. Beaucoup de ces jeunes gens qui ont fui<br />

leur pays, sont épuisés par les privations de l'exil,<br />

les fatigues <strong>et</strong> les rencontres d'un long voyage.<br />

Ils souffrent, ils pleurent tous en commun.<br />

<strong>Calvin</strong> vit au milieu d'eux. C'est dans ce tumulte<br />

<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te agitation qu'il a ses catarrhes, ses migraines,<br />

ses coliques. Lui-même fait beaucoup de bruit, <strong>et</strong><br />

sa présence est loin d'apporter un peu de calme<br />

en c<strong>et</strong>te demeure dont il est le maître. Il s'y<br />

emporte à tous moments, entre en de telles colères<br />

qu'il manque se j<strong>et</strong>er dans le feu, claque les portes,<br />

brise les carreaux. Il reçoit des l<strong>et</strong>tres de Farel<br />

qui le transportent de joie aux premières lignes<br />

<strong>et</strong>, aux dernières, le plongent dans un tel désespoir<br />

que, toute la nuit, on l'entend s'agiter <strong>et</strong> gémir<br />

dans son lit. Il cherche des papiers qu'il ne r<strong>et</strong>rouve<br />

pas, croit qu'on les a volés <strong>et</strong> se m<strong>et</strong> dans une<br />

telle fureur que, le lendemain, il ne peut se lever.<br />

Il s'enflamme sur une censure des syndics <strong>et</strong> jure<br />

que, dût-il vivre mille ans, il ne prêchera plus<br />

rien dans c<strong>et</strong>te ville. Ou bien, tout éperdu <strong>et</strong><br />

confus, pendant plusieurs jours, pleure la mort<br />

d'un ami.<br />

Seul Bucer est capable de l'apaiser, de lui rendre<br />

un peu de calme. <strong>Calvin</strong> lui porte le plus tendre<br />

<strong>et</strong> le plus respectueux des attachements. Il le<br />

considère comme un père très bon, très sage,


STRASBOURG 205<br />

devant qui l'on s'agenouille <strong>et</strong> l'on avoue ses<br />

fautes.<br />

« Si sur un point quelconque je ne réponds pas à<br />

votre espoir, » lui dit-il, « tu sais que je suis en ta puissance.<br />

Avertis, châtie, fais tout ce qu'il est permis à<br />

un père vis-à-vis de son fils. »<br />

Et Bucer lui répond :<br />

« Tu es mon coeur, mon âme ». .<br />

Souvent, il l'engage à se marier.


CHAPITRE XV<br />

MARIAGE DE CALVIN<br />

solitaire, plus que tout autre, est<br />

L'HOMME exposé aux tentations du démon. Tout se conjugue<br />

pour entraîner sa chute, <strong>et</strong> il ne faut pas<br />

trop préjuger de ses forces.<br />

<strong>Calvin</strong>, à vrai dire, ne souffre guère de son<br />

célibat. Mais il aimerait qu'une compagne attentive<br />

<strong>et</strong> modeste prît soin de sa maison <strong>et</strong> de luimême.<br />

Il la faudrait douce, aimable, honnête,<br />

complaisante, surtout bien décidée à être sa gardemalade.<br />

Où la rencontrer ? Au milieu de tous les<br />

mouvements de sa vie, il trouve encore assez<br />

de loisir pour oser penser à prendre femme. Et<br />

il écrit à Farel :<br />

Souviens-toi bien de ce que je désire surtout rencontrer<br />

dans une compagne. Je ne suis pas de la race<br />

insensée de ces amants qui, une fois pris par la beauté<br />

d'une femme, couvrent de baisers jusqu'à ses défauts.<br />

La seule beauté qui me séduit est celle d'une femme<br />

pudique, complaisante, pas fastueuse, économe, patiente,<br />

que je puis enfin espérer être soigneuse de ma<br />

santé. Penses-tu qu'elle réalise ces conditions, viens,<br />

de peur qu'un autre ne nous devance. Sinon, n'en parlons<br />

plus.


MARIAGE DE CALVIN 207<br />

On lui offre une jeune fille, mais elle ne connaît<br />

pas un mot de français, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> ne sait pas<br />

l'allemand. La vie commune ne serait pas très<br />

facile. De plus, elle est riche, <strong>et</strong> le pasteur redoute<br />

qu'elle ne se souvienne trop de sa naissance <strong>et</strong><br />

de son éducation.<br />

Peu de temps après, il a un nouveau proj<strong>et</strong> en<br />

tête, <strong>et</strong> on le voit tout agité, attendant anxieusement<br />

le r<strong>et</strong>our de son frère qu'il a envoyé, avec<br />

un ami, solliciter la main d'une autre jeune personne.<br />

Celle-ci n'a point de dot, mais sa vertu<br />

est la plus belle de toutes les fortunes <strong>et</strong> ceux qui<br />

la connaissent en font un magnifique éloge.<br />

Son frère <strong>et</strong> son ami l'ont fiancé. Pendant trois<br />

jours <strong>Calvin</strong> ne pense plus qu'à ses noces. Il en a<br />

une joie enfantine. Plaise à Dieu que Farel puisse<br />

venir bénir son mariage ! Avant le 10 mars 1540,<br />

il sera l'époux de ce modèle de toutes les vertus.<br />

Déjà le malade se voit soigné, abreuvé de bonnes<br />

tisanes chaudes, couvert de cataplasmes... <strong>et</strong> voilà<br />

que des bruits fâcheux lui parviennent. La jeune<br />

fille n'est point ce qu'il croyait ! Elle pourrait<br />

bien, plus tard, ne pas se contenter des joies pures<br />

<strong>et</strong> austères que lui ont promises les envoyés<br />

du pasteur, <strong>et</strong> laisser son pauvre époux se débrouiller<br />

comme il pourra avec toutes ses maladies.<br />

Épouvanté, <strong>Calvin</strong> se hâte de renvoyer son frère<br />

afin qu'il le délie de son serment. Il se montre fort<br />

ému du fâcheux incident <strong>et</strong> la peur le prend quand<br />

il songe à quel danger il vient d'échapper. Vraiment,<br />

le mariage est une chose grave, qui demande<br />

bien de la réflexion <strong>et</strong> de la prudence. Ne doit-il<br />

pas, d'ailleurs, se montrer plus circonspect qu'aucun<br />

autre homme ? Que deviendrait sa maison<br />

si, par aventure, il y introduisait une mégère


208 CALVIN<br />

ou simplement une femme nerveuse dont la vertu<br />

principale ne serait point la douceur ? Quel scandale<br />

que de voir sa bile opposée à une autre bile,<br />

sa violence dressée contre une autre violence !<br />

Du matin au soir les portes battraient la maison,<br />

la vaisselle volerait en éclats, <strong>et</strong> Dieu sait<br />

quelles injures le couple pourrait bien alors<br />

échanger !<br />

C<strong>et</strong>te pensée plonge <strong>Calvin</strong> dans la consternation,<br />

<strong>et</strong> il supplie le Seigneur de lui épargner une<br />

nouvelle honte. Qu'il demeure dans le célibat<br />

toute sa vie, si le mariage doit être pour lui une<br />

occasion de plus grand péché !<br />

Bucer enfin le tire de son incertitude. <strong>Calvin</strong><br />

a-t-il oublié <strong>Jean</strong> Stordeur, c<strong>et</strong> anabaptiste venu<br />

de Liège, que lui-même a ramené à la foi orthodoxe<br />

? Cependant qu'il le prêchait, ne se souvient-il<br />

pas d'avoir admiré la sagesse <strong>et</strong> la modestie d'Idel<strong>et</strong>te<br />

de Bure, son épouse?<br />

L'ancien anabaptiste a été emporté par la peste,<br />

laissant Idel<strong>et</strong>te seule avec ses deux enfants. La<br />

veuve mène une vie obscure <strong>et</strong> laborieuse, édifiant<br />

tous ceux qui la connaissent par sa grande piété.<br />

N'est-elle pas la compagne toute désignée que<br />

Dieu a choisie pour <strong>Calvin</strong> ?<br />

Le pasteur se hâte de la voir. Aussitôt, il est<br />

charmé par son maintien modeste <strong>et</strong> sa parole<br />

sage. C'est bien la femme qu'il a souhaité rencontrer<br />

pour en faire sa compagne, pauvre, douce <strong>et</strong><br />

pieuse. Celle-là ne rechignera pas devant l'obscur<br />

labeur d'une ménagère <strong>et</strong> ne refusera pas de soigner<br />

<strong>Calvin</strong>. Son mari <strong>et</strong> ses enfants l'ont habituée<br />

à s'occuper d'autrui avant de songer à elle-même.<br />

Elle est, de plus, belle, probe <strong>et</strong> honnête.<br />

<strong>Calvin</strong> se fiance à la veuve <strong>et</strong> ce sont, en vérité,


MARIAGE DE CALVIN 209<br />

de singuliers amants. Le pasteur n'est pas âgé<br />

de plus de trente-deux ans, mais on le prendrait<br />

pour un vieillard. Il a déjà le poil grisonnant,<br />

la figure creuse, les bras maigres, la main sèche,<br />

le dos voûté. Il ne lui reste, pour ainsi dire, que<br />

les yeux <strong>et</strong> la voix, <strong>et</strong> c'est là peu de chose pour<br />

le plaisir d'une jeune épouse. Les fiancés ordinaires<br />

se parent de séductions, prom<strong>et</strong>tent des<br />

joies sans ombres, apportent des fleurs <strong>et</strong> des<br />

joyaux... Lui ne parle que de sa vieillesse prématurée,<br />

de ses catarrhes, de ses coliques ! Il montre<br />

ses bras décharnés, sa barbe blanchissante, ses<br />

traits creusés, ses rides précoces. Il ne prom<strong>et</strong> que<br />

labeurs, peines, sacrifices, épreuves sans fin.<br />

Les yeux baissés <strong>et</strong> la mine grave, Idel<strong>et</strong>te<br />

l'écoute parler. De chaque côté de sa figure, elle a<br />

roulé une lourde natte de cheveux. Elle porte une<br />

robe de fiancée, une riche ceinture, une chaîne,<br />

<strong>et</strong> elle a mis sur sa tête une solide coiffure. Elle<br />

tient une fleur dans la main droite <strong>et</strong> un livre dans<br />

la gauche. <strong>Calvin</strong>, assis à son côté, est vêtu d'une<br />

robe, <strong>et</strong> l'on voit briller le même anneau d'or<br />

à l'index gauche des deux fiancés.<br />

Idel<strong>et</strong>te ne marque aucun effroi à entendre les<br />

paroles sévères du réformateur. C'est une femme<br />

douce <strong>et</strong> honnête, dédaigneuse des vains plaisirs<br />

du monde. La pensée de garder c<strong>et</strong> homme vertueux<br />

<strong>et</strong> de grande renommée pour le service du<br />

Seigneur l'emplit d'une pieuse joie.<br />

Fiançailles austères où, graves tous deux, ils<br />

ne parlent guère que de religion. La dame Idel<strong>et</strong>te<br />

tient des discours édifiants, que le réformateur<br />

écoute en louant Dieu d'avoir mis tant de modestie<br />

<strong>et</strong> de sagesse dans un coeur de femme. Puis, vers<br />

le 10 août 1540, Farel vient probablement bénir<br />

CALVIN. 14


210 CALVIN<br />

le mariage de son ami, entouré de pasteurs <strong>et</strong> de*<br />

protestants notables.<br />

Ce dut être une cérémonie très grave, où les<br />

discours célébrant les vertus chrétiennes des deux<br />

nouveaux époux remplacèrent les violons <strong>et</strong> les<br />

jongleurs. Au banqu<strong>et</strong>, on récita des poésies en<br />

allemand <strong>et</strong> en français.<br />

Puis, la nouvelle mariée, tenant à la main son<br />

fils <strong>et</strong> sa fille, entre dans la maison de l'époux.<br />

En dépit de toute sa charité chrétienne, Idel<strong>et</strong>te<br />

n'a-t-elle pas un geste d'effroi en pénétrant<br />

dans c<strong>et</strong>te demeure bourdonnante où elle cherche<br />

vainement du regard une place pour elle <strong>et</strong> ses<br />

enfants ? Où vont-ils coucher tous les trois ? Il y a<br />

des manteaux, des épées, des chapeaux sur tous<br />

les lits ! On y voit même des jupons de femme,<br />

des miroirs, des bonn<strong>et</strong>s, car de nouveaux pensionnaires<br />

sont arrivés chez le pasteur, où logent<br />

maintenant quelques dames dont la demoiselle<br />

du Verger, accompagnée de son fils <strong>et</strong> de son serviteur.<br />

La dame est impérieuse, <strong>et</strong> elle a le verbe<br />

haut. Sa voix aigre domine le tumulte. Il ne doit pas<br />

être toujours bien agréable de vivre en sa compagnie.<br />

Idel<strong>et</strong>te, néanmoins, ne s'effraie pas. C<strong>et</strong>te<br />

épouse modèle a confiance en la sagesse de son<br />

mari, <strong>et</strong>, pleine de sérénité, elle pénètre dans la<br />

salle bruyante d'où les pensionnaires Eynard<br />

Pichon <strong>et</strong> Nicolas Parent se r<strong>et</strong>irent, pour que la<br />

femme de leur hôte <strong>et</strong> ses enfants trouvent une<br />

place en la maison du mari.<br />

Voilà donc la sage Idel<strong>et</strong>te échouée au milieu<br />

de ce campement, avec tout son trousseau de


MARIAGE DE CALVIN 211<br />

linge, ses bonn<strong>et</strong>s, ses longues robes, ses guimpes<br />

fines <strong>et</strong> ses belles ceintures dorées. C'est une femme<br />

économe <strong>et</strong> ordonnée. N'a-t-elle pas souhaité, en<br />

se remariant, trouver un foyer paisible, des coffres<br />

bien rangés, une chambre bien close, <strong>et</strong> non c<strong>et</strong>te<br />

sorte d'hôtellerie où l'on entre comme dans un<br />

moulin, <strong>et</strong> où il lui faut essuyer les rebuffades<br />

de la demoiselle du Verger, qui a le propos « plus<br />

libre que juste » ? Et n'éprouve-t-elle pas un certain<br />

dépit à se voir devenue, en quelque sorte,<br />

la servante de tous ces gens ?<br />

Sa douceur, cependant, n'en est point altérée.<br />

Elle reste calme, modeste, pudique, peut-être un<br />

peu trop sermonneuse, car elle aime assez à tenir<br />

des discours édifiants, que la demoiselle doit couper<br />

d'un mot, quand le prêche l'importune. Elle ne<br />

semble pas se douter que beaucoup de jeunes<br />

femmes, à sa place, s'étonneraient de mener une<br />

existence aussi sévère dans le temps même de leur<br />

lune de miel, <strong>et</strong> subit d'une âme sereine les emportements<br />

de l'irascible malade qu'elle vient de<br />

prendre pour époux. On ne peut demander plus<br />

d'abnégation <strong>et</strong> de charité chrétienne, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />

se sent pénétré d'un bonheur si compl<strong>et</strong> qu'il en<br />

est effrayé.<br />

Ce bonheur, hélas, est de courte durée. Idel<strong>et</strong>te<br />

ne tarde pas à entrer dans son rôle de gardemalade<br />

<strong>et</strong> à donner les soins promis au fiancé.<br />

Au 3 septembre, c'est-à-dire six semaines après<br />

ses noces, <strong>Calvin</strong> souffre d'une lourdeur de tête,<br />

mais ce mal lui est si familier qu'il n'y prête pas<br />

d'attention. Le dimanche suivant, s'étant un peu<br />

échauffé dans le sermon de l'après-midi, il sent<br />

se liquéfier les humeurs qui ont occupé son cerveau.<br />

Un catarrhe le saisit alors, dont le flux conti-


212 CALVIN<br />

nuel le tourmente jusqu'au mardi. Ce jour-là,<br />

justement, il a l'habitude de prêcher. Il éprouve<br />

une grande difficulté à parler, car son nez est<br />

bouché <strong>et</strong> sa gorge comme fermée par un enrouement.<br />

Puis il sent une subite commotion. Le catarrhe<br />

s'arrête intempestivement pendant que la tête<br />

est encore pleine de mauvaises humeurs. De plus,<br />

le lundi, il a eu un accès de bile : c<strong>et</strong>te espèce<br />

d'hôtellerie où il vit avec Idel<strong>et</strong>te est souvent fort<br />

tumultueuse. Les gens, à commencer par le maître<br />

du logis, n'y ont pas tous bon caractère. Mme du<br />

Verger, dont la langue a beaucoup de vivacité,<br />

a dit une parole injurieuse au frère de <strong>Calvin</strong>.<br />

Le jeune homme, profondément blessé, mais silen-<br />

cieux, est sorti de la maison en jurant de n'y plus<br />

revenir tant que la demoiselle y habiterait. Celle-ci,<br />

voyant alors <strong>Calvin</strong> fort triste du départ de son<br />

frère, s'est transportée ailleurs. Pendant ce temps,<br />

son fils est resté avec le pasteur. Or celui-ci a<br />

coutume, lorsqu'il est échauffé par la bile ou par<br />

quelque autre anxiété, de manger gloutonnement<br />

au repas. C<strong>et</strong>te fois encore, c'est ce qui arrive.<br />

Le lendemain, il est tourmenté d'une grande indi-<br />

gestion. Il faudrait y porter un prompt remède<br />

par la diète, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> le ferait s'il ne craignait<br />

que le fils de la demoiselle n'interprétât son jeûne<br />

comme un moyen détourné pour l'éloigner, <strong>et</strong><br />

il préfère lui éviter c<strong>et</strong>te offense aux dépens de<br />

sa santé. Le mardi vers neuf heures, après dîner,<br />

il tombe en défaillance. Il se m<strong>et</strong> au lit.<br />

« Un grave accès a suivi, une grande chaleur,<br />

un étonnant vertige ».<br />

Le lendemain, en se levant, il sent une telle<br />

faiblesse dans tous ses membres, qu'il est obligé<br />

de l'avouer. Il déjeune frugalement <strong>et</strong>, après le


MARIAGE DE CALVIN 213<br />

déjeuner, il a deux syncopes. Puis, de fréquents<br />

accès le tourmentent, à des heures incertaines,<br />

de façon qu'on ne peut saisir la forme précise de<br />

la fièvre. Il transpire tellement qu'il mouille presque<br />

tout son oreiller.<br />

Est-ce l'émotion de le voir malade, la fatigue,<br />

le chagrin ? Voilà qu'à son tour Idel<strong>et</strong>te est prise<br />

de fièvre. Les hanaps <strong>et</strong> les cuv<strong>et</strong>tes qu'elle apporte<br />

à son mari tremblent entre ses mains. Sa belle<br />

coiffure branle sur sa tête. Il lui faut, elle aussi,<br />

se m<strong>et</strong>tre au lit. Les vomissements <strong>et</strong> la diarrhée<br />

lui vident le corps. Elle est si faible qu'elle peut<br />

difficilement se soulever sur sa couche.<br />

« En vérité, de peur que notre mariage ne fût trop<br />

heureux, Dieu s'est hâté <strong>et</strong> a tempéré notre joie pour<br />

qu'elle ne dépassât pas la mesure », écrit <strong>Calvin</strong> à son<br />

ami Farel.<br />

D'une voix faible, Idel<strong>et</strong>te, penchée sur son<br />

bassin, répond aux plaintes de son époux quelques<br />

belles paroles tirées de l'Écriture. Idel<strong>et</strong>te, en<br />

vérité, n'est que vertu <strong>et</strong> résignation, <strong>et</strong> il faut<br />

que la malignité des hommes soit bien grande<br />

pour avoir osé comparer c<strong>et</strong>te pudique créature<br />

à une femme publique. C'est pourtant ce qui est<br />

arrivé, apparemment pour lui apprendre à pratiquer<br />

la vertu d'humilité, <strong>et</strong> pour qu'elle ne tirât<br />

point vanité de sa grande sagesse.<br />

Le premier mariage d'Idel<strong>et</strong>te, en eff<strong>et</strong>, selon<br />

la coutume anabaptiste, n'a pas eu de sanction<br />

civile. <strong>Calvin</strong> ayant alors déclaré qu'il avait<br />

reconnu la faute de sa femme avec son premier<br />

mari, certaines personnes malintentionnées ont<br />

tiré parti de ce fait pour calomnier Idel<strong>et</strong>te <strong>et</strong><br />

la traiter de fille de joie !


214 CALVIN<br />

Ce jour-là, <strong>Calvin</strong> dut avoir un beau débordement<br />

de bile, cependant que la veuve éperdue se<br />

cachait le visage pour en dérober la honte aux<br />

yeux de son mari.<br />

Enfin les deux époux sont sortis de leur lit <strong>et</strong>,<br />

tout chancelants encore, la manche trop large<br />

<strong>et</strong> le pas traînant, ils sont r<strong>et</strong>ournés à leurs occupations<br />

habituelles.<br />

<strong>Calvin</strong>, tout absorbé par le gouvernement de<br />

sa p<strong>et</strong>ite église, ses leçons <strong>et</strong> ses disputes publiques,<br />

n'est pas souvent au logis <strong>et</strong> n'a guère de temps<br />

à consacrer à sa jeune femme. Quelquefois, très<br />

rarement, on voit le couple se promener du côté<br />

de Cologny ou de Bellerive, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te marche à<br />

côté du pasteur est à peu près l'unique distraction<br />

d'Idel<strong>et</strong>te de Bure.<br />

Cependant, jamais le moindre reproche ne sort<br />

de ses lèvres. Elle exalte, au contraire, le zèle de<br />

ce pieux époux, <strong>et</strong> brûle du désir de répandre,<br />

elle aussi, la parole de Dieu. Elle se rend au chev<strong>et</strong><br />

des mourants, qu'elle exhorte à avoir bon cou-<br />

rage, quoi qu'il puisse arriver, <strong>et</strong> à penser qu'elle<br />

n'est pas venue par hasard, mais qu'elle a été<br />

conduite par le conseil admirable de Dieu pour<br />

servir à l'Évangile. Elle reçoit pieusement les<br />

p<strong>et</strong>its enfants que les anabaptistes apportent en<br />

sa maison, afin que le pasteur leur confère le saint<br />

sacrement du baptême. Elle donne à tous de bons<br />

conseils <strong>et</strong> l'exemple d'une grande sagesse.<br />

Au logis, plein de monde, Idel<strong>et</strong>te de Bure<br />

attend <strong>Calvin</strong> sans impatience. Elle ne s'émeut pas<br />

quand il tarde à y revenir, <strong>et</strong> accepte qu'il en<br />

reste de longs jours absent quand sa réputation,<br />

ou simplement sa charge de pasteur, exige qu'il<br />

s'en aille vers des villes lointaines. Elle ne ressem-


MARIAGE DE CALVIN 215<br />

ble pas à tant de jeunes femmes inconsidérées<br />

<strong>et</strong> peu sages qui se j<strong>et</strong>tent dans les bras de leurs<br />

époux <strong>et</strong> prétendent les r<strong>et</strong>enir auprès d'elles<br />

pour la joie de leur vie. Idel<strong>et</strong>te sait qu'avant<br />

elle, il y a Dieu <strong>et</strong> tout ce qui regarde son<br />

service, les prières, les prêches, les cours, les<br />

disputes, les colloques où se réunissent les gens<br />

savants pour y prendre des décisions graves <strong>et</strong><br />

où son mari s'est acquis de la réputation. Elle,<br />

elle est là pour les tendresses <strong>et</strong> les soins du r<strong>et</strong>our,<br />

les tisanes, les cataplasmes, les pilules.<br />

Et <strong>Calvin</strong> s'absente fréquemment. Quelques mois<br />

avant son mariage, il s'est rendu à la conférence<br />

de Francfort-sur-le-Mein, accompagné de <strong>Jean</strong><br />

Sturm <strong>et</strong> de plusieurs autres « hommes excellents »<br />

pour y rencontrer Mélanchton <strong>et</strong> discuter la question<br />

des biens ecclésiastiques, dont les princes<br />

venaient de s'emparer. <strong>Calvin</strong> a prétendu que ces<br />

biens devaient servir à l'entr<strong>et</strong>ien des pasteurs,<br />

des écoles, des pauvres <strong>et</strong> subvenir à toutes les<br />

charges de l'Église.<br />

A son r<strong>et</strong>our, il a travaillé à m<strong>et</strong>tre d'accord<br />

Mélanchton <strong>et</strong> Farel. La conférence de Francfort<br />

a décidé que la question religieuse serait discutée<br />

dans une assemblée nationale où catholiques <strong>et</strong><br />

réformés exposeront leurs thèses <strong>et</strong>, le 18 avril 1540,<br />

l'empereur Charles-Quint a consenti, malgré les<br />

avis du pape, à convoquer, de Gand où il se<br />

trouvait, un colloque, d'abord à Spire, puis,<br />

la peste étant survenue, à Haguenau, pour le<br />

6 juin 1540.<br />

C<strong>et</strong>te fois encore, <strong>Calvin</strong> est parti avec les députés<br />

strasbourgeois. Le voyage fut court, il n'y avait<br />

que six lieues à parcourir. Le colloque, d'ailleurs,<br />

a échoué. Huit jours plus tard, chacun est r<strong>et</strong>ourné


216 CALVIN<br />

chez soi, la mine assombrie, <strong>et</strong> le docteur catholique<br />

Eck a déclaré :<br />

Des réunions de c<strong>et</strong>te espèce sont inutiles ! Les hérétiques<br />

s'en vont tout au plus endurcis.<br />

On n'en a pas fini avec les colloques ! A celui<br />

d'Haguenau succède celui de Worms. Il faut se<br />

rem<strong>et</strong>tre en route. C<strong>et</strong>te fois, <strong>Calvin</strong> est marié, <strong>et</strong> la<br />

pensée d'Idel<strong>et</strong>te, laissée seule au tumultueux logis,<br />

l'assombrit étrangement. Il est partagé entre le<br />

regr<strong>et</strong> de l'avoir quittée <strong>et</strong> la joie de revoir Mélanchton.<br />

Ce Mélanchton, indécis, doux, toujours prêt<br />

aux concessions, ne lui ressemble guère, mais c'est<br />

un homme d'un esprit remarquablement cultivé,<br />

fin, délicat, aussi versé dans l'étude de l'antiquité<br />

grecque <strong>et</strong> latine que dans celle de l'histoire <strong>et</strong><br />

de la religion, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, en sa compagnie, se souvient<br />

qu'il fut homme de l<strong>et</strong>tres. Il ne laisse pas<br />

aussi de le tancer assez vertement, éprouvant<br />

peut-être un secr<strong>et</strong> <strong>et</strong> inconscient plaisir à parler<br />

haut à c<strong>et</strong> étranger bien plus avancé que lui dans<br />

la renommée, <strong>et</strong> qui l'a accueilli comme un maître<br />

célèbre accueille un disciple, avant de se lier avec<br />

lui d'une grande amitié.<br />

« Tu te plains », lui dit <strong>Calvin</strong>, « de la violence <strong>et</strong> de<br />

l'aveugle intolérance de Luther. Mais ce défaut ne<br />

doit-il pas s'accroître de jour en jour, si chacun tremble<br />

devant lui <strong>et</strong> lui cède en toute chose ? »<br />

Certes, se souvenant de Genève, il approuve la<br />

manière douce <strong>et</strong> pacifique de Mélanchton. Une<br />

telle modération <strong>et</strong> une telle prudence ont beaucoup<br />

fait pour ramener les esprits à la concorde<br />

alors que lui, avec toute sa bile, n'a été qu'un obj<strong>et</strong><br />

de scandale ! Mais est-ce une raison pour s'arrêter


MARIAGE DE CALVIN 217<br />

devant toute question contestée comme devant<br />

un abîme, de peur de rencontrer <strong>et</strong> de heurter<br />

quelqu'un ? En vérité, comme il le lui a dit plusieurs<br />

fois, il n'est pas glorieux, pour eux, de se<br />

refuser à signer de leur encre ce que tant de martyrs<br />

scellent de leur sang. Pour lui, il aimerait<br />

mieux mourir cent fois avec Mélanchton que « le<br />

voir survivre à sa divine <strong>et</strong> naturelle grandeur ».<br />

Cependant qu'il s'achemine ainsi vers la ville<br />

du colloque où vont se réunir tant d'illustres<br />

personnages, n'a-t-il pas l'espoir de rencontrer<br />

enfin le gigantesque Luther, qu'il n'a jamais vu<br />

encore ? Il doit souhaiter ardemment le connaître,<br />

car il rêve d'un accord entre toutes les Églises<br />

réformées, <strong>et</strong> rien ne l'attriste plus que de savoir<br />

que le démon suscite des querelles entre les protestants<br />

afin de les isoler les uns des autres. Le<br />

pasteur s'inquiète tout particulièrement de la controverse<br />

de Luther <strong>et</strong> Zwingle sur la nature de<br />

la sainte cène. Quoiqu'il ait la meilleure opinion<br />

de la piété du Saxon, il ne sait ce qu'il faut penser<br />

de lui. Sa ferm<strong>et</strong>é n'est guère qu'un orgueil offensant,<br />

se dit-il, <strong>et</strong> qu'une bonne dose d'amour-<br />

propre.<br />

<strong>Calvin</strong> en est-il lui-même entièrement dénué,<br />

de c<strong>et</strong> orgueil<br />

si amèrement<br />

<strong>et</strong> de c<strong>et</strong> amour-propre<br />

aux autres ? — Un<br />

qu'il reproche<br />

mot de Luther<br />

qui dira à Bucer :<br />

Salue de ma part affectueusement <strong>Calvin</strong>, dont j'ai<br />

lu les p<strong>et</strong>its écrits avec plaisir,<br />

va bientôt suffire à modifier ses dispositions. Sur<br />

quoi, il apprendra, par Mélanchton, qu'il est fort<br />

en grâce auprès de Luther, <strong>et</strong> que le moine saxon<br />

a déclaré, un jour où quelques personnes lui ont


218 CALVIN<br />

montré un passage de <strong>Calvin</strong>, afin de l'irriter<br />

contre le Picard :<br />

J'espère que <strong>Calvin</strong> pensera mieux de nous un jour.<br />

Il est juste de supporter quelque chose d'un si excellent<br />

esprit.<br />

Alors, il s'écrie qu'il faudrait être de pierre<br />

pour ne point se sentir brisé par tant de modération,<br />

<strong>et</strong> il s'avoue brisé. Maintenant, il traite<br />

Luther d'homme éminent, il admire sa force<br />

d'âme, sa persévérance, sa puissance. Il l'a souvent<br />

dit, <strong>et</strong> il le répète encore : Quand Luther devrait<br />

l'appeler un diable, il ne cesserait de le tenir en<br />

grande estime, <strong>et</strong> de reconnaître en lui un auguste<br />

serviteur de Dieu.<br />

Certes, il voudrait jouir de sa vue, ne fût-ce<br />

que quelques secondes. Une pensée, cependant,<br />

l'arrête : il ne sait pas l'allemand, <strong>et</strong> Luther ne<br />

dit pas un mot de français. Quels seraient leur<br />

embarras <strong>et</strong> leur colère de se trouver l'un devant<br />

l'autre, de sentir les paroles déborder de leur<br />

bouche, <strong>et</strong> d'en être réduits aux gestes <strong>et</strong> aux<br />

grimaces !<br />

C<strong>et</strong>te mésaventure leur est épargnée. Luther ne<br />

paraît pas au colloque.<br />

<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> les Strasbourgeois, arrivés le 1er novembre<br />

1540 à Worms, y attendent Granvelle<br />

dans l'inaction. Les jours passent. La ville devient<br />

de plus en plus encombrée. Princes de l'Église<br />

<strong>et</strong> leur suite, grands seigneurs accompagnés de<br />

leur maison, vicaires, curés, chapelains, desser-<br />

vants, moines de tous les ordres, franciscains,<br />

bénédictins, dominicains, cordeliers, clercs tonsurés,<br />

comtes, barons, professeurs d'Universités,<br />

maîtres de collèges, pasteurs, écoliers, marchands,


MARIAGE DE CALVIN 219<br />

paysans, couvrent ses places <strong>et</strong> se pressent dans<br />

ses rues. Des cavaliers casqués <strong>et</strong> empanachés,<br />

des litières entourées de pages multicolores s'y<br />

fraient difficilement un passage <strong>et</strong> sont arrêtés<br />

à tous les pas.<br />

Alors, <strong>Calvin</strong> doit détester la magnificence des<br />

prélats couchés dans la pourpre <strong>et</strong> l'or de leurs<br />

litières.<br />

De doctes personnages se font suivre de leur<br />

sac à papiers que porte un val<strong>et</strong>. Beaucoup s'arrêtent<br />

à la vue du réformateur <strong>et</strong>, tirant quelque<br />

parchemin du gros sac, discutent avec lui au<br />

milieu de la foule.<br />

Bientôt les pasteurs, pour ne pas perdre leur<br />

temps, se réunissent entre eux à l'hôtel des Saxons.<br />

Cependant, les mines s'allongent à mesure que<br />

les jours passent. Prêtres <strong>et</strong> ministres s'inquiètent<br />

de rester si longtemps loin de leurs églises. Beaucoup,<br />

en outre, ont des affaires de famille qui les<br />

pressent de r<strong>et</strong>ourner chez eux, ou des parents<br />

malades dont ils reçoivent de mauvaises nouvelles.<br />

<strong>Calvin</strong>, lui, pense à Idel<strong>et</strong>te avec la plus<br />

grande anxiété. Elle était encore si fatiguée quand<br />

il est parti, <strong>et</strong> il l'a sentie si faible dans ses bras,<br />

au moment de l'adieu. Et voilà qu'un message<br />

vient ajouter encore à la perplexité du pasteur :<br />

Genève l'appelle à son secours.


CHAPITRE XVI<br />

L'APPEL DE GENÈVE<br />

désordre règne dans la ville. Des quatre<br />

LE syndics en fonctions lors du départ de <strong>Calvin</strong>,<br />

<strong>et</strong> qui se prétendaient réformés, l'un a refusé<br />

d'aller au temple, un autre a dit que la messe<br />

n'était pas à dédaigner, un troisième a voulu<br />

qu'on en revînt à Berne. Le peuple, ivre de sa<br />

victoire, s'est roulé dans le plaisir <strong>et</strong>, pleins d'in-<br />

quiétude, les gens pieux ont demandé le rappel<br />

des pasteurs. Mais la multitude en fureur a menacé<br />

de j<strong>et</strong>er dans le Rhône quiconque regr<strong>et</strong>tait les<br />

deux étrangers.<br />

Alors, Genève abandonnée à elle-même, a excité<br />

de nouveau la convoitise de ses anciens maîtres.<br />

Berne, de son côté, la gu<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> les Genevois<br />

effrayés se disent, maintenant, que, seul, <strong>Calvin</strong>,<br />

peut encore les sauver de l'anarchie, de Berne,<br />

de l'évêque <strong>et</strong> des princes. Ils ont compris, enfin,<br />

qu'ils ne sont pas capables de se gouverner euxmêmes,<br />

<strong>et</strong> qu'ils ont besoin de sa main ferme <strong>et</strong><br />

contraignante pour conserver leur liberté. Depuis<br />

plus d'un an, la ville implore le r<strong>et</strong>our du banni.


L'APPEL DE GENÈVE 221<br />

Le sieur Amy Perrin a été chargé de « trouver<br />

moyen de le faire revenir ».<br />

C<strong>et</strong>te fois, le Conseil a voté que, « pour l'augmentation<br />

<strong>et</strong> avancement de la parole de Dieu, il est<br />

ordonné d'envoyer quérir ledit maître <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>us<br />

».<br />

C<strong>et</strong> appel de la cité repentante plonge <strong>Calvin</strong><br />

dans la consternation. Il frémit d'horreur à se<br />

souvenir de ce qu'il y a souffert. Il aimerait<br />

mille fois mieux mourir " que se laisser clouer sur<br />

c<strong>et</strong>te croix où son sang coulerait tous les jours<br />

par mille blessures ».<br />

Certes, il se réjouit d'apprendre que les Genevois<br />

sont entrés dans la voie de la pénitence <strong>et</strong> regr<strong>et</strong>tent<br />

amèrement leurs fautes. Mais il est bien<br />

résolu à ne plus jamais r<strong>et</strong>ourner parmi eux.<br />

Qu'irait-il faire, d'ailleurs, à Genève, sans Farel,<br />

que les gens de Neufchâtel refusent de laisser partir?<br />

Mais alors, l'évêque est capable de rentrer dans<br />

Genève, <strong>et</strong> la ville réformée sera de nouveau soumise<br />

au régime du papisme ! Dieu lui reprochera<br />

les âmes qu'il aura laissées se perdre par sa faiblesse<br />

<strong>et</strong> sa lâch<strong>et</strong>é! Le vice règnera partout, la luxure<br />

s'épanouira, <strong>et</strong> ce sera lui que le Seigneur rendra<br />

comptable de tous les baisers échangés, de toutes<br />

les nuits voluptueuses ! Une sueur lui coule sur<br />

le dos. D'autre part, s'il y r<strong>et</strong>ourne, sa colère<br />

l'emportera de nouveau, il redeviendra un obj<strong>et</strong><br />

de scandale !<br />

Alors ?... Il appelle ses amis, il leur demande<br />

conseil, les suppliant de ne pas penser à lui, mais<br />

seulement au règne de Dieu. Les sanglots entrecoupent<br />

ses paroles, <strong>et</strong> deux fois, il est obligé de<br />

s'interrompre <strong>et</strong> de se r<strong>et</strong>irer à part pour se calmer<br />

<strong>et</strong> se reprendre.


222 CALVIN<br />

Le 12, il répond aux Genevois :<br />

Je ne puis pas quitter la vocation en laquelle je suis<br />

à Strasbourg sans le conseil <strong>et</strong> le consentement de ceux<br />

auxquels Notre-Seigneur a donné autorité en c<strong>et</strong> endroit.<br />

Torturé par la pensée de Genève il attend<br />

l'ouverture du colloque. Il n'en peut plus d'impatience,<br />

<strong>et</strong> se dévore d'anxiété.<br />

Enfin Gravelle arrive le 22. Il fait son discours<br />

le jeudi 25, à huit heures du matin, <strong>et</strong>, chaque<br />

parti délibérant dans une salle à part, on commence<br />

à s'occuper « du mode <strong>et</strong> de l'ordre » des<br />

discussions. Les arbitres sont dans une troisième<br />

pièce où le peuple a le droit d'entrer <strong>et</strong> de donner<br />

son avis. Huit jours durant, <strong>Calvin</strong> reste enfermé<br />

dans la salle des délibérations, l'esprit obsédé<br />

par la pensée de Genève, le coeur plein de l'angoissant<br />

souvenir d'Idel<strong>et</strong>te, la bile échauffée par la<br />

discussion, brûlant du désir de partir, lucide cependant<br />

<strong>et</strong> ferme dans la dispute, d'un esprit si clair,<br />

aux connaissances si étendues, qu'on l'a surnommé :<br />

le théologien.<br />

Et les atermoiements s'accumulent. Pendant<br />

plus d'un mois, il doit réfréner son impatience.<br />

Enfin le colloque s'ouvre le 14 janvier 1541, à<br />

neuf heures du matin. Mais, c<strong>et</strong>te fois encore,<br />

on ne peut s'entendre <strong>et</strong>, trois jours plus tard,<br />

l'assemblée est ajournée à Ratisbonne !<br />

<strong>Calvin</strong> rentre à Strasbourg le 23 janvier 1541.<br />

Idel<strong>et</strong>te doit alors le trouver plus jaune <strong>et</strong> plus<br />

irritable que jamais. La pensée de Genève ne<br />

cesse de le tourmenter. Va-t-il lui falloir se replonger<br />

dans c<strong>et</strong> enfer ? Il attend la décision du Consistoire<br />

de Strasbourg, qui hésite, répugnant à se


L'APPEL DE GENÈVE 223<br />

séparer de lui, mais redoutant, d'autre part,<br />

d'abandonner Genève à ses vices <strong>et</strong>, par-dessus<br />

tout, de la voir r<strong>et</strong>ourner au catholicisme.<br />

Torturé par c<strong>et</strong>te incertitude, <strong>Calvin</strong>, le<br />

22 février, monte dans le char qui doit le mener<br />

à Ratisbonne, en compagnie de Bucer <strong>et</strong> des délégués<br />

strasbourgeois. Les voyageurs emmènent<br />

avec eux un secrétaire <strong>et</strong> un cuisinier, des coffres,<br />

des gros livres, qui vont servir pour le colloque,<br />

<strong>et</strong> de la batterie de cuisine.<br />

Ils roulent depuis quelques lieues, quand maître<br />

Bucer fait arrêter l'attelage. Il ne peut supporter<br />

le froid qu'on a dans le char, <strong>et</strong> préfère aller à<br />

cheval avec Jacques Sturm. Il gèle à pierre fendre.<br />

L'hiver glacé cuit les mains <strong>et</strong> fait pleurer les<br />

yeux. Bientôt les pasteurs ont tous le nez bleu.<br />

Le chagrin de <strong>Calvin</strong> s'exaspère à la lenteur<br />

du char. Jamais encore il n'a connu un tel départ.<br />

Il ne pouvait se décider à quitter sa jeune femme<br />

pour s'en aller si loin d'elle, <strong>et</strong> Genève l'obsède.<br />

Le froid qui l'étreint, immobile dans le char<br />

cahotant, secoué par toutes les ornières <strong>et</strong> étourdi<br />

du bruit de la batterie qui s'entrechoque, achève<br />

de le j<strong>et</strong>er dans le plus grand désespoir. Quoi<br />

qu'on en dise, il se sent peu propre à toutes ces<br />

discussions publiques auxquelles il lui faut tout<br />

le temps prendre part. Si l'on en croit ses propres<br />

déclarations, il est de nature « un peu sauvage<br />

<strong>et</strong> honteuse », <strong>et</strong>, « timide <strong>et</strong> craintif ». Il a le<br />

« courage nerveux <strong>et</strong> violent des hommes timides<br />

<strong>et</strong> convaincus, volontiers r<strong>et</strong>irés <strong>et</strong> tranquilles,<br />

indomptables <strong>et</strong> intrépides dès qu'on touche à<br />

leurs croyances ». Ce courage particulier, sans<br />

cesse sollicité par les circonstances, il doit l'exercer<br />

toute sa vie, ce qui l'abrègera. « Il aura sans


224 CALVIN<br />

cesse souhaité le repos, <strong>et</strong> aussi l'établissement de<br />

sa foi, <strong>et</strong> toujours sacrifié celui-là à celui-ci,<br />

chaque fois contre son gré, <strong>et</strong> s'épuisant dans c<strong>et</strong>te<br />

lutte d'une partie de sa nature contre l'autre ». 1<br />

Si les consolations de ses amis ne le soutenaient,<br />

il mourrait de chagrin. C'est lui qui l'affirme.<br />

Et le froid mord de plus belle. Partout les rivières<br />

sont gelées. Les ornières brillent, les arbres laissent<br />

pendre de longues larmes de givre que le chariot<br />

secoue en passant. Les pasteurs transis <strong>et</strong> recro-<br />

quevillés dans leurs fourrures tapent du pied pour<br />

se réchauffer.<br />

Ils passent par Tubingen, qui paraît à <strong>Calvin</strong><br />

un pays « assez agréable ». A l'auberge d'Ulm,<br />

le 1er mars 1540, pendant que ses amis discutent<br />

pour savoir s'ils iront à Ratisbonne à cheval,<br />

ou en radeau dans le cas où le Danube viendrait<br />

à se dégeler, il écrit à Farel qui le menace de ses<br />

foudres s'il ne répond pas à l'appel de Genève :<br />

Tu m'as violemment effrayé <strong>et</strong> consterné par tes<br />

foudres, ces foudres avec lesquelles, je ne sais pour<br />

quelle cause, tu tonnes de si étrange manière. Tu sais<br />

bien que j'ai redouté c<strong>et</strong> appel, mais que je ne l'ai pas<br />

fui. Pourquoi donc m'attaquer avec une telle impétuosité<br />

que tu m'as presque dénoncé notre amitié ?<br />

En arrivant, les Strasbourgeois ont appris que<br />

l'Empereur est à Ratisbonne depuis le 23, <strong>et</strong> ils<br />

se sont épouvantés de leur r<strong>et</strong>ard, mais on les<br />

rassure en leur disant que les négociations ne<br />

commenceront pas avant quinze jours.<br />

Enfin la glace du Danube commence à fondre.<br />

Les pasteurs renvoient les chevaux du char <strong>et</strong>,<br />

1. Seizième siècle. Etudes littéraires, par Emile Fagu<strong>et</strong>.


L'APPEL DE GENÈVE 225<br />

pendant que Jacques Sturm réenfourche sa monture,<br />

ils s'embarquent sur un radeau avec leurs<br />

coffres, leur maître-queux, leurs gros in-folios <strong>et</strong><br />

leur batterie de cuisine. Sept jours durant, ils<br />

glissent sur le fleuve. Sans doute ont-ils emporté<br />

des quartiers de viande <strong>et</strong> des volailles que le<br />

cuisinier fait rôtir à bord.<br />

Comme Idel<strong>et</strong>te de Bure est loin de <strong>Calvin</strong>,<br />

tout là-bas, perdue dans sa maison strasbourgeoise<br />

!<br />

Le 10 mars, les pasteurs arrivent à Ratisbonne,<br />

qui déborde de peuple. Il y a des délégations de<br />

tous les pays, d'Allemagne, d'Italie, de Venise,<br />

d'Angl<strong>et</strong>erre, du Portugal. Tous les costumes se<br />

mêlent, tous les types, toutes les langues. Ces gens<br />

emmitouflés de fourrures ont tous traîné sur les<br />

routes pendant des semaines <strong>et</strong> des semaines, à<br />

cheval ou en de lentes voitures. Ils ont tous souffert<br />

du froid, côtoyé des précipices, traversé des<br />

rivières gelées dont la glace, bien souvent, a failli<br />

se rompre sous eux. Ils ont versé dans des ornières,<br />

avec leurs coffres, leurs sacs pleins de papiers,<br />

<strong>et</strong> maintenant ils s'entassent dans des auberges,<br />

ils dorment tous ensemble dans des sortes de<br />

dortoirs dont les lits sont si hauts qu'il faut des<br />

escabelles pour y monter. Les hôtelleries, en Suisse<br />

comme en Allemagne, n'ont qu'une chambre, avec<br />

tous les lits dedans. Ce fut le régime de <strong>Calvin</strong><br />

à Strasbourg, à Worms, Berne, Zürich, Bâle. Les<br />

jours où un grand événement, tel qu'un colloque,<br />

a attiré beaucoup de monde dans la ville, les<br />

voyageurs y sont plus serrés que des harengs<br />

en caque, exhalant tous l'odeur âcre de la sueur<br />

d'un long voyage, s'ôtant du corps, les uns devant<br />

CALVIN. 15


226 CALVIN<br />

les autres, des habits dont la boue des chemins<br />

a raidi l'étoffe, pataugeant ensemble dans des<br />

bassins, faisant en commun tout ce qu'ils ont à<br />

faire. Tant de gens réclament des lits, qu'il faut<br />

alors se contenter de draps encore chauds du<br />

sommeil d'un client, <strong>et</strong> même accepter de les partager<br />

avec un autre voyageur, un prêtre ou un<br />

pasteur venu, lui aussi, pour assister au colloque.<br />

Cela fait que, plus d'une fois, dorment côte-à-côte<br />

un huguenot <strong>et</strong> un papiste, qui échangent fraternellement<br />

leurs transpirations <strong>et</strong> essaient de se<br />

convaincre l'un l'autre.<br />

Cependant Charles-Quint s'impatiente, car les<br />

délégués du Pape sont en r<strong>et</strong>ard <strong>et</strong> l'Empereur<br />

s'irrite de les devoir<br />

favorablement en<br />

attendre,<br />

faveur<br />

ce qui le prédispose<br />

des protestants. Le<br />

12 mars, enfin, le légat Contarini fait son entrée<br />

solennelle dans la ville, <strong>et</strong> distribue tant de bénédictions<br />

« que sans doute deux jours après son<br />

bras en était encore endolori ».<br />

Mais voici qu'une funeste nouvelle arrive aux<br />

délégués strasbourgeois. La peste a ravagé leur<br />

cité. Elle est entrée dans toutes les maisons, elle<br />

a enlevé l'enfant de celui-ci, la femme de celui-là,<br />

<strong>et</strong> les parents qu'elle n'a pas encore pris sont<br />

cernés de toutes parts, presque perdus d'avance.<br />

La population épouvantée s'est enfuie hors de<br />

la ville.<br />

Les pasteurs baissent la tête. Des larmes coulent<br />

de leurs yeux. Beaucoup n'ont pas de nouvelles<br />

des leurs. Peut-être les a-t-on déjà j<strong>et</strong>és au charnier,<br />

avec le monceau de cadavres du lugubre chariot.<br />

Les malheureux hommes sont dévorés d'inquiétude.<br />

Ils voudraient courir vers leur ville lointaine,<br />

mais la religion a besoin d'eux, ils sont venus


L'APPEL DE GENÈVE 227<br />

pour la défendre. Ils restent, ils attendent l'ouverture<br />

du colloque. La nuit, en rêve, ils mêlent leurs<br />

gémissements. Et <strong>Calvin</strong>, sans doute, se débat<br />

sur sa couche de hasard en appelant Idel<strong>et</strong>te.<br />

Il n'en peut plus de chagrin.<br />

Son Claude, le disciple bien-aimé, a été enlevé par<br />

la peste. Louis, le frère de Charles l'a suivi trois jours<br />

après. La maison est « misérablement dissipée ».<br />

Charles <strong>et</strong> Antoine ont fui dans un village voisin.<br />

Sa femme s'est r<strong>et</strong>irée chez son frère. « A l'amertume<br />

de la douleur vient se joindre une anxieuse,<br />

une véhémente sollicitude pour ceux qui survivent<br />

». Jour <strong>et</strong> nuit <strong>Calvin</strong> a devant les yeux<br />

sa femme, « dépourvue de conseil parce qu'elle<br />

est privée de son mari. »<br />

Le deuil de Charles le tourmente d'une manière<br />

toute particulière. En quatre jours, celui-ci a<br />

perdu son frère unique <strong>et</strong> le précepteur qu'il<br />

aimait comme un père. <strong>Calvin</strong> ne peut pas non<br />

plus s'empêcher de penser à Malherbe, un autre<br />

de ses disciples, attaqué lui aussi de la peste,<br />

<strong>et</strong> il s'effraie en songeant aux excellents jeunes gens<br />

qui le soignent. Tout cela lui cause un tel chagrin<br />

que son âme est « complètement anéantie <strong>et</strong> son<br />

esprit brisé ». Claude était presque un frère pour<br />

lui <strong>et</strong> sa mort l'a j<strong>et</strong>é dans le désespoir. Dieu,<br />

en le lui enlevant a voulu châtier ses péchés.<br />

Et Farel, continue à le poursuivre de sa fureur.<br />

Il lui a envoyé une l<strong>et</strong>tre si violente que <strong>Calvin</strong><br />

n'a pas osé la rem<strong>et</strong>tre à Bucer. Il la renvoie à<br />

son ami, le 29 mars 1541, en ajoutant ces mots:<br />

Quant à moi, tu diras <strong>et</strong> feras tout ce que tu voudras<br />

impunément... Et puisque tu le veux ainsi <strong>et</strong> que tu<br />

ne peux être amené à changer d'avis, me voici tout à


228 CALVIN<br />

fait prêt <strong>et</strong> à ta dévotion. Que veux-tu de plus ? Je<br />

capitule, je me rends. Ce ne sont pas des mots...<br />

C'est dans c<strong>et</strong> état que, lui aussi, attend l'ouverture<br />

du colloque.<br />

Enfin, le 5 avril, les protestants se réunissent<br />

chez le landgrave <strong>et</strong> chez Wolfgang d'Anhalt,<br />

représentant de l'électeur de Saxe, pour entendre<br />

un sermon, cependant que les catholiques chevauchent<br />

jusqu'à la cathédrale. Puis catholiques<br />

<strong>et</strong> protestants se réunissent à l'Hôtel de Ville.<br />

Et c'est de nouveau l'attente, avec le coeur rongé<br />

d'inquiétude, toute la bile remuée, la pensée<br />

d'Idel<strong>et</strong>te sans appui, de Claude mort, de Genève<br />

qui appelle, de Farel qui fulmine.<br />

Les délibérations commencent, le 27 avril. Elles<br />

s'occupent du péché originel.<br />

Alors, <strong>Calvin</strong> chasse les visions lugubres qui<br />

encombrent son esprit. L'heure n'est plus aux<br />

regr<strong>et</strong>s. Il faut maintenant justifier Dieu, prouver<br />

qu'il est infiniment bon même quand, de toute<br />

éternité, Il a voué sa créature à la damnation.<br />

Adam ayant péché, nous sommes tous des coupables.<br />

Dieu pardonne à quelques-uns, ce n'est<br />

pas injustice à ceux qu'il laisse condamnés, c'est<br />

bonté imméritée à ceux qu'il sauve, c'est indulgence<br />

à ceux qu'il aide. Voilà ce qu'il faut bien com-<br />

prendre. <strong>Calvin</strong> tient essentiellement au dogme<br />

de la chute <strong>et</strong> du péché originel, car il justifie<br />

Dieu, il le montre moins incompréhensible en ses<br />

choix arbitraires.<br />

Le pasteur ne parle guère lui-même au milieu<br />

de tous ces gens dont il n'entend pas la langue,<br />

<strong>et</strong> se contente, le plus souvent, d'inspirer les discours<br />

des orateurs de son parti.


L'APPEL DE GENÈVE 229<br />

Pendant plus d'un mois, ce ne sont que disputes,<br />

sans que protestants <strong>et</strong> catholiques arrivent à<br />

s'entendre. Puis, au 31 mai, le colloque est de<br />

nouveau interrompu. Huit jours plus tard arrivent<br />

les délégués hongrois <strong>et</strong> autrichiens, qui demandent<br />

qu'on s'occupe de la guerre contre les Turcs.<br />

<strong>Calvin</strong> profite de l'occasion pour repartir, « extorquant<br />

plutôt qu'obtenant » le consentement de<br />

Bucer <strong>et</strong> de Mélanchton. Le 25 juin 1541 il est<br />

de r<strong>et</strong>our à Strasbourg.<br />

Sa joie de revoir Idel<strong>et</strong>te se trouve tempérée<br />

par le souvenir des morts. Les lits où ils couchaient<br />

sont toujours alignés dans la salle, <strong>et</strong> il y a<br />

encore, aux coins de la maison, l'épée de l'un,<br />

le manteau de l'autre, un vieux feutre au panache<br />

défrisé, une bourse, un livre souvent feuill<strong>et</strong>é qui<br />

évoque la forme studieuse du disciple bien-aimé.<br />

<strong>Calvin</strong> ne voit plus que des foyers en deuil, que<br />

des visages baignés de larmes, il n'aborde plus<br />

que des personnes qu'il faut plaindre <strong>et</strong> réconforter.<br />

En même temps, Genève le tourmente plus<br />

âprement de ses plaintes. Elle n'arrête plus de<br />

lui envoyer des embassadeurs qui le pressent d'y<br />

revenir, <strong>et</strong> les gens même de l'entourage du pasteur<br />

lui conseillent de céder à leurs prières. La colère<br />

de Farel s'enfle de jour en jour. <strong>Calvin</strong> lui a déjà<br />

répondu le 4 mai :<br />

J'accourrai bientôt, je ne vois pas ce que tu peux<br />

demander de plus de moi, à moins que, peut-être, tu<br />

ne trouves ton plaisir à m'accabler de tes plaintes.<br />

Je le supporterai donc, si mes prières ne peuvent<br />

obtenir de toi que tu te montres un peu plus juste à<br />

mon égard.


230 CALVIN<br />

Il s'est résigné, il accepte sa croix. Il suspend<br />

ses leçons <strong>et</strong> fait ses dernières recommandations<br />

à ses ouailles. Il est tout prêt à partir quand Farel,<br />

dont la surexcitation devient effrayante, tonne<br />

de Neufchâtel :<br />

Est-ce que tu attends que les pierres crient ?... Si<br />

tu avais été aussi lent à partir quand on nous donna<br />

l'ordre de sortir de la ville, que tu es lent à revenir<br />

malgré tant de prières, les choses n'en seraient pas où<br />

elles en sont 1 !<br />

Dans<br />

maître<br />

les premiers<br />

<strong>Calvin</strong> quitte<br />

jours de<br />

Strasbourg<br />

septembre<br />

1 où l'est<br />

1541,<br />

venu<br />

quérir le héraut de cheval de Genève.<br />

Il s'arrête à Bâle, puis à Neufchâtel où il arrive<br />

le 7, pour y trouver Farel brandissant les poings<br />

<strong>et</strong> donnant de la voix au milieu de ses ouailles<br />

irritées. La p<strong>et</strong>ite montagne crénelée où se dressent<br />

l'église <strong>et</strong> la maison du pasteur est couverte de<br />

gens qui, tous, vocifèrent en se portant vers le<br />

cim<strong>et</strong>ière. Farel, au cours d'un sermon, a violemment<br />

reproché à la fille du gouverneur de refuser<br />

de vivre avec son mari, <strong>et</strong> la foule a décidé de<br />

chasser le ministre. <strong>Calvin</strong> apaise les esprits, <strong>et</strong><br />

repart le lendemain, de grand matin, plus sombre<br />

encore qu'il n'était arrivé. Ce peuple tumultueux,<br />

ces cris, ces menaces, n'est-ce pas l'image de ce<br />

qui l'attend à Genève ? Car lui aussi va bientôt<br />

1. L<strong>et</strong>tre de Farel à <strong>Calvin</strong> du 25 août 1541.<br />

2. Strasbourg a achevé de former <strong>Calvin</strong>. Son horizon<br />

s'est élargi, sa science s'est approfondie. Il s'est enrichi<br />

de nouvelles expériences <strong>et</strong> fortifié dans sa tendance<br />

essentielle. Il lui fallait ces trois années d'études pour<br />

devenir le puissant réformateur, le législateur qu'il fut<br />

à Genève.<br />

KAMPSCHULTE.


L'APPEL DE GENÈVE 231<br />

blâmer les moeurs de ses ouailles, dénoncer leur<br />

impiété, fustiger leur luxure. Il a prévenu les Genevois<br />

: puisqu'on le rappelle, puisque sans lui Genève<br />

n'est plus qu'une proie offerte à ses ennemis,<br />

il revient, mais le peuple le r<strong>et</strong>rouvera tel qu'il<br />

l'a vu partir. Si on le veut, il faut se résigner à<br />

subir sa discipline. Cela doit être bien entendu.


CHAPITRE XVII<br />

LE RETOUR A GENÈVE<br />

8 septembre, il est à Berne ; il en repart le<br />

LE 9 <strong>et</strong> le 10 s'arrête à Morat. Le mardi 13 septembre<br />

1541, il arrive en vue de Genève. De nouveau,<br />

il passe devant la croix de Cornavin. Il est<br />

noir <strong>et</strong> voûté comme s'il portait sur les épaules<br />

tous les péchés de c<strong>et</strong>te ville pleine de luxure <strong>et</strong><br />

d'orgueil où il lui faut s'aller enfermer. Maintenant<br />

qu'il a posé le pied sur son sol, il se souvient<br />

mieux encore de ses fautes, <strong>et</strong> se demande,<br />

avec une terreur secrète, quel nouveau crime ont<br />

bien pu comm<strong>et</strong>tre les Genevois pendant le temps<br />

qu'ils furent abandonnés à eux-mêmes <strong>et</strong> que leur<br />

turbulence devint si grande qu'ils durent se reconnaître<br />

incapables de se gouverner.<br />

La vieille porte de Cornavin est là, devant lui.<br />

Elle s'affaisse de plus en plus. La pierre, lézardée,<br />

éclate. Elle n'en peut plus d'avoir livré l'accès<br />

de la cité à tant de misérables hérétiques, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />

doit y voir se dresser l'ange flamboyant du Sei-<br />

gneur irrité. Sans doute, en franchissant le pontlevis,<br />

se souvient-il du jour où, voyageur inconnu,<br />

il donna son nom aux soldats du gu<strong>et</strong>.


LE RETOUR A GENÈVE 233<br />

Qui ne le connaît, maintenant, dans Genève ?<br />

Déjà la nouvelle de son arrivée s'y est répandue,<br />

<strong>et</strong> le peuple se porte vers lui. Les visages sont<br />

graves. Il n'y paraît point d'allégresse. La ville<br />

ne s'est pas drapée pour recevoir son pasteur,<br />

<strong>et</strong> nul ne songe à faire claquer de la poudre en<br />

signe de réjouissance, ni à battre le tambour <strong>et</strong><br />

souffler dans la tromp<strong>et</strong>te, ni même à lancer le<br />

moindre cri de bienvenue. On accepte le mélan-<br />

colique étranger pour échapper à un mal pire<br />

que sa présence, mais chacun sait bien que son<br />

r<strong>et</strong>our dans Genève marque le début d'un temps<br />

de pénitence <strong>et</strong> de contraintes dont il est aisé<br />

de se faire une idée en se souvenant des mesures<br />

tyranniques auxquelles on n'échappa que par la<br />

révolte <strong>et</strong> l'émeute. Mais le temps est venu de<br />

se soum<strong>et</strong>tre à sa volonté. Faisant contre mauvaise<br />

fortune bon coeur, on le reçoit « avec une grande<br />

félicitation de tout le peuple <strong>et</strong> du Sénat », raconte<br />

de Bèze, qui a quelque tendance à l'exagération<br />

Escorté du héraut de cheval, Maître <strong>Calvin</strong><br />

entre dans Saint-Gervais, la p<strong>et</strong>ite Genève, traverse<br />

l'île, franchit le pont au-dessus de ce Rhône<br />

brillant auquel il s'était félicité d'échapper, <strong>et</strong><br />

gagne la rive gauche. Il est maintenant sur la<br />

place des Trois-Rois, au seuil de la cité. Et tout<br />

ce chemin parcouru, tous ces gens rencontrés,<br />

remuent en lui le souvenir de profonds outrages.<br />

C<strong>et</strong> homme-là, qui le regarde de dessous l'auvent<br />

de sa boutique, l'a voulu j<strong>et</strong>er au Rhône ! C<strong>et</strong> autre<br />

a levé sur lui son bâton. C<strong>et</strong>te femme embusquée<br />

derrière son carreau l'a atrocement injurié! Et<br />

il revoit tous leurs péchés, comme si les gens les<br />

portaient sur la face. Ils vont encore lui demander<br />

la Cène avec des coeurs mauvais, des corps impurs !


234 CALVIN<br />

La colère est toute prête à le saisir, mais, c<strong>et</strong>te<br />

fois, elle ne sera pas la plus forte. Le pasteur se<br />

souvient de ses propres fautes, <strong>et</strong> cela le remplit<br />

d'humilité. Il s'excuse auprès des échevins d'avoir<br />

tant tardé à revenir, <strong>et</strong> s'offre à être toujours<br />

serviteur de Genève.<br />

Quelle vengeance médite c<strong>et</strong> homme, que l'on<br />

vient de rappeler après l'avoir ignominieusement<br />

chassé de la ville ? Que doit-on attendre de lui,<br />

<strong>et</strong> quelle pénitence va-t-il prétendre imposer aux<br />

Genevois ? Ceux-ci se le demandent avec une<br />

grande anxiété, <strong>et</strong> de nouveau la foule remplit<br />

l'église Saint-Pierre, dès le lendemain du r<strong>et</strong>our<br />

du proscrit. Tous les regards sont braqués sur la<br />

chaire de bois ornée de ses maigres colonnes en<br />

spirale.<br />

Elle est vide encore, <strong>et</strong> l'on aperçoit le haut du<br />

dossier de la chaise... Mais une main osseuse glisse<br />

au long de la rampe cirée <strong>et</strong> il apparaît, tel qu'on<br />

l'a vu tant de fois, jaune, creux, le crâne couvert<br />

de son serre-tête noir. Il promène ses regards<br />

luisants sur l'assistance, il se penche, un peu, tout<br />

prêt à parler... <strong>et</strong> le peuple consterné laisse échapper<br />

comme une plainte. Après l'avoir outragé, on<br />

a montré qu'on ne pouvait se passer de lui. Quelles<br />

paroles foudroyantes sont prêtes à sortir de sa<br />

bouche ? Se sentant le maître, que va-t-il exiger<br />

en réparation de « l'atroce injure » faite à Dieu<br />

<strong>et</strong> à son ministre ?<br />

Sa bile se remue. Maître <strong>Calvin</strong> se souvient des<br />

épées nues que brandissaient les poings, lors de<br />

son dernier prêche, des bâtons levés, des cris de<br />

mort. Le diable de la vengeance se démène,<br />

enfermé avec le réformateur dans l'étroite cage<br />

de bois d'où l'on voit sortir le buste vêtu de la


LE RETOUR A GENÈVE 235<br />

robe noire... <strong>Calvin</strong> ouvre la bouche... <strong>et</strong> prononce<br />

des paroles sans aigreur, des paroles toutes naturelles<br />

<strong>et</strong> simples, qu'on était loin d'attendre de<br />

lui, <strong>et</strong> qui ôtent un gros poids de dessus les poitrines.<br />

Il dit quelques mots sur la manière dont<br />

il entend remplir sa charge, puis, tout de suite,<br />

recommence d'expliquer<br />

« ... où il l'avait laissé,<br />

le texte, le reprenant<br />

jugeant qu'il avait inter-<br />

" rompu momentanément mais qu'il n'avait pas<br />

« déposé sa charge de prédication ».<br />

C<strong>et</strong>te fois, l'esprit mauvais de Dieu a été vaincu.<br />

Le rancunier malade n'a pas dit un mot de ses<br />

adversaires. Il n'a pas profité de sa victoire pour<br />

humilier ce peuple qui l'avait si mal traité. Il a<br />

jugé que c'eût été « inhumain » <strong>et</strong> « insulter des<br />

vaincus » que de rappeler les anciens événements,<br />

Son orgueil satisfait le rend magnanime. Et les<br />

Genevois stupéfaits ne reconnaissent plus en lui<br />

le pasteur coléreux dont ils avaient conservé le<br />

souvenir.<br />

Les fautes commises lors de son premier séjour<br />

à Genève ont rendu <strong>Calvin</strong> prudent. Il se défie de<br />

lui, <strong>et</strong> n'oublie jamais jusqu'où peut l'emporter<br />

la violence de son tempérament. La colère est<br />

le plus détestable défaut dont puisse être affligé<br />

un homme appelé à gouverner ses semblables.<br />

Elle lui suscite mille difficultés, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> ne veut<br />

plus être que patience <strong>et</strong> douceur. Pour tout dire,<br />

l'envie le démange de sévir, mais il s'est mis dans<br />

l'esprit « de tolérer de quelque manière ceux<br />

qu'il n'a pas la faculté de supprimer ». Il montre,<br />

en cela, qu'il est capable de dissimulation, de<br />

charité chrétienne <strong>et</strong> d'habil<strong>et</strong>é politique. C'est<br />

qu'il a fait son apprentissage des hommes. Il sait


236 CALVIN<br />

maintenant comment on doit les prendre pour les<br />

réduire à l'obéissance, <strong>et</strong> déjà tresse les premières<br />

mailles du fil<strong>et</strong> dans lequel il va bientôt ligoter<br />

les Genevois, quand Idel<strong>et</strong>te, accompagnée de son<br />

beau-frère Antoine, arrive à son tour, dans le<br />

chariot du héraut à cheval, qui l'est allé quérir<br />

à Strasbourg.<br />

Sans doute est-elle fort émerveillée de r<strong>et</strong>rouver<br />

son mari vêtu d'une belle robe garnie de fourrure,<br />

de voir le coffre plein de froment, <strong>et</strong> de découvrir<br />

un bassot de vin au cellier 1.<br />

Le Conseil, en eff<strong>et</strong>, apparemment honteux de<br />

la vieille robe tout usée de son ministre; vient de<br />

lui en offrir une neuve qui relève la mine de<br />

maître <strong>Calvin</strong> 2. Sur quoi les syndics ont décidé,<br />

le 4 octobre, de donner au pasteur cinq cents<br />

florins par an, douze coupes de froment <strong>et</strong> deux<br />

bassots de vin 3. Douze coupes de froment font<br />

tout près de douze cents livres de pain. Ce sera<br />

suffisant pour le ménage, <strong>et</strong> Idel<strong>et</strong>te peut espérer<br />

connaître enfin, sinon la richesse, du moins une<br />

quasi-aisance, s'il ne faut pas trop de drogues<br />

<strong>et</strong> de médecins.<br />

La jeune femme, aidée de son beau-frère, se m<strong>et</strong><br />

alors en devoir d'installer la maison, où elle a<br />

trouvé quelques meubles prêtés par le Conseil.<br />

Ce sont sans doute ces mêmes meubles que les<br />

1. Le 30 octobre, il touche en outre 50 florins d'avance<br />

sur ses gages.<br />

2. Le trésorier Tissot « livre pour une robe donnée à<br />

maître <strong>Calvin</strong>, prêcheur de c<strong>et</strong>te cité par le mandement<br />

de Messieurs daté du 24 octobre, 8 écus qui valent 30 florins<br />

». Il ne s'agirait que de la façon, car le registre porte<br />

— exclus drap <strong>et</strong> fourrure.<br />

3. Le bassot de vin ou bossot était un tonneau d'une<br />

contenance quelconque de 350 à 700 bouteilles.


LE RETOUR A GENÈVE 237<br />

syndics ont eu si grand hâte de reprendre après<br />

qu'ils eurent chassé <strong>Calvin</strong> de leur ville. Ils sont<br />

froids, raides, anguleux, <strong>et</strong> servent indifféremment<br />

à tous les ménages de pasteurs qui se succèdent<br />

dans Genève. Il y a là des coffres de noyer<br />

ferré, un banc tourné d'érable, deux buff<strong>et</strong>s, des<br />

tables de noyer carrées dont l'une est ferrée, un<br />

« long banc tornier de plane », une « douzaine<br />

d'escabelles, tant bonnes que méchantes », un<br />

pupitre à livres. Idel<strong>et</strong>te y ajoute ce qu'elle a<br />

ramené de Strasbourg <strong>et</strong> répartit le tout dans le<br />

cabin<strong>et</strong> de travail, les trois chambres à coucher,<br />

la salle <strong>et</strong> la cuisine dont se compose c<strong>et</strong>te maison<br />

de la rue des Chanoines où elle vient d'arriver<br />

pour en repartir presque aussitôt.<br />

Elle a fini de la m<strong>et</strong>tre en ordre quand elle<br />

apprend que le seigneur de Freyneville a écrit<br />

au Conseil « pour savoir la cause de ce que<br />

M. <strong>Calvin</strong> tient sa maison ».<br />

Il faut alors déménager. Le pasteur, sa femme,<br />

ses pensionnaires <strong>et</strong> ses meubles se transportent<br />

en mai 1542 dans la maison contiguë, qui fut la<br />

demeure d'Aimé de Gingins, abbé de Bonmont.<br />

Mais, là encore, maître <strong>Calvin</strong> a des ennuis, <strong>et</strong><br />

il réclame bientôt contre un regard de la maison<br />

du sieur de Freyneville qui donne sur son jardin<br />

<strong>et</strong> par où ses voisins « font quelques insolences ».<br />

Le Conseil achète alors, le 2 mars 1543, la maison<br />

du sieur de Freyneville, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> redéménage<br />

pour s'y installer, c<strong>et</strong>te fois, définitivement.<br />

Un beau jardin en terrasse, un beau jardin<br />

lumineux d'où l'on voit, par-delà les toits des<br />

maisons, briller les eaux bleues du lac de Genève,<br />

perm<strong>et</strong> au pasteur de respirer en paix un peu d'air<br />

pur.


238 CALVIN<br />

Mais il a peu le temps de s'y asseoir, car déjà<br />

il est accablé de besogne, <strong>et</strong> il n'y a guère qu'Idel<strong>et</strong>te<br />

qui le traverse pour s'en aller cueillir les<br />

fèves <strong>et</strong> les belles citrouilles rondes qu'elle porte<br />

à deux mains, ou tirer de l'eau du puits. La roue<br />

grince, le « selliot » ferré remonte lentement au<br />

bout de sa grosse corde tendue. Il est tout mouillé<br />

<strong>et</strong> luit au soleil quand il apparaît à la hauteur<br />

de la margelle. La jeune femme peine à le soulever.<br />

Ses mouvements ont moins de vivacité, <strong>et</strong> son<br />

corps s'est alourdi du poids d'un p<strong>et</strong>it enfant.<br />

Elle est devenue bien fragile <strong>et</strong> sa santé inspire<br />

à <strong>Calvin</strong> les plus grandes inquiétudes. Mais le<br />

Réformateur a posé un masque sur son visage,<br />

il s'est fait une loi de l'impassibilité en public,<br />

<strong>et</strong> nul ne peut se douter du tourment qui le ronge,<br />

cependant qu'il paraît tout occupé des affaires<br />

publiques de Genève <strong>et</strong> des devoirs de sa charge.<br />

Ces devoirs sont nombreux, <strong>et</strong> déjà <strong>Calvin</strong> est<br />

en butte à mille difficultés.<br />

En r<strong>et</strong>rouvant le Consistoire établi, il a pu<br />

croire, un moment, que les Genevois étaient véritablement<br />

résolus à s'amender. A l'instigation de<br />

Vir<strong>et</strong>, le Conseil, en eff<strong>et</strong>, a voté la création de ce<br />

corps disciplinaire, propre à décider maître <strong>Calvin</strong><br />

à revenir à Genève. Le Consistoire, assemblée des<br />

pasteurs <strong>et</strong> des anciens, est une sorte de justice<br />

de paix religieuse <strong>et</strong> morale qui n'a aucune juridiction<br />

civile. La décision la plus grave qu'il puisse<br />

prendre est l'excommunication.<br />

A peine rentré, <strong>Calvin</strong>, désirant qu'il n'y eut<br />

pas de malentendu, a esquissé les principaux<br />

traits de sa discipline afin de bien faire comprendre<br />

ses intentions. Il a vu, alors, que ses ennemis n'ont<br />

pas désarmé, <strong>et</strong> que les Genevois sont demeurés


LE RETOUR A GENÈVE 239<br />

tels qu'il les a connus. Aux premiers mots touchant<br />

sa discipline, les visages se sont rembrunis<br />

<strong>et</strong> les cris ont éclaté. Chacun a prétendu y apporter<br />

des amendements pour en adoucir la rigueur.<br />

Pendant deux mois, il a fallu discuter. Et <strong>Calvin</strong>,<br />

au milieu de ces disputes incessantes, de ces embarras<br />

continuels, de ces contradictions quotidiennes<br />

s'est tenu ferme dans sa résolution de demeurer<br />

doux <strong>et</strong> patient. Il ne s'est pas mis en colère, il<br />

n'a pas injurié ses contradicteurs, il est resté<br />

calme <strong>et</strong> a pris grand soin de n'offenser personne.<br />

Par la force de sa volonté toute puissante,<br />

il s'est fait un autre homme. La paix publique,<br />

la concorde, sont pour lui d'un tel prix qu'il est<br />

parvenu enfin à dompter son tempérament. Il en<br />

est devenu le maître. Dieu seul peut savoir ce<br />

qu'une telle victoire lui a coûté d'efforts.<br />

Il s'est si bien corrigé de sa violence que ses<br />

ennemis eux-mêmes sont contraints de reconnaître<br />

sa douceur. Ils en restent tout ébahis. Certains<br />

s'en montrent si émus qu'ils deviennent spontanément<br />

ses amis.<br />

Et <strong>Calvin</strong> en arrive même à l'amabilité. Il se<br />

fait gracieux. Il a des procédés galants. Il évite<br />

avec le plus grand soin de blesser qui que ce soit<br />

par le plus p<strong>et</strong>it mot. Bien plus, il accepte que<br />

l'on accomplisse devant lui des actes qu'il juge<br />

coupables.<br />

Serré, tendu, craignant toujours un débordement<br />

de sa bile, il se dit : « Quand on ne fait pas<br />

ce que nous voulons, voulons ce que nous pouvons...<br />

». Il s'est mis dans la tête de tolérer ce<br />

qu'il ne lui est pas permis de supprimer, <strong>et</strong> il se<br />

cramponne à sa résolution. Mais quel bondissement<br />

intérieur, quelle révolte de tout son être.


240 CALVIN<br />

A tous instants il croit que la patience va lui<br />

échapper, <strong>et</strong> s'épouvante de penser qu'un seul<br />

coup de bile pourrait rendre vains tant d'efforts<br />

<strong>et</strong> de luttes intérieures.


CHAPITRE XVIII<br />

LA LUTTE<br />

Dieu le m<strong>et</strong> à une rude épreuve.<br />

VRAIMENT, Ces contradictions irritantes qu'il lui faut<br />

subir à toute seconde ne sont que la moindre partie<br />

de sa besogne journalière. A peine rentré à Genève,<br />

il a dû reprendre la discussion avec Berne, toujours<br />

entêtée à vouloir imposer sa façon de distribuer<br />

la cène à la ville qu'elle considère plus comme<br />

une suj<strong>et</strong>te que comme une alliée. Mais ce n'est<br />

pas de là que lui viennent les plus grandes difficultés.<br />

Ce n'est pas non plus du peuple, du troupeau<br />

indiscipliné qu'il a le devoir de ramener<br />

dans le droit chemin, de contraindre, de punir,<br />

mais de ceux-là même auxquels Dieu a confié<br />

la mission de l'aider dans son oeuvre, des pasteurs<br />

chargés<br />

fidèles.<br />

de répandre l'Évangile <strong>et</strong> d'édifier les<br />

Les uns, en présence de Monsieur <strong>Calvin</strong>,<br />

approuvent ostensiblement sa discipline, puis, en<br />

secr<strong>et</strong>, travaillent à le perdre auprès du Conseil.<br />

Les autres sont légers, vindicatifs, orgueilleux,<br />

emportés. L'un, un nommé Froment, à son r<strong>et</strong>our<br />

de Lyon, est fou d'orgueil parce qu'il a eu un entre-<br />

CALVIN. 16


242 CALVIN<br />

tien avec la reine de Navarre. Nicolas Vandel,<br />

lui, attaque en chaire les magistrats. Il est, de<br />

plus, négligent <strong>et</strong> refuse de visiter les malades.<br />

Un troisième, Jacques Baud, manque de capacité,<br />

<strong>et</strong> sa femme se conduit de manière à scandaliser<br />

tout le peuple.<br />

Il faut destituer <strong>et</strong> chasser de la ville ces mauvais<br />

bergers, sévir en gardant la mesure, avec<br />

modération, sans éclat, sans violence, en ayant<br />

grand soin de ne pas se laisser emporter par l'indignation,<br />

puis s'occuper de m<strong>et</strong>tre d'autres pasteurs<br />

à la place des méchants, évaluer, d'un regard,<br />

ce que l'on peut attendre d'eux, ne pas se tromper,<br />

surtout, car la moindre erreur touchant la personne<br />

des prédicants est propre à susciter de nouvelles<br />

difficultés à ceux qui gouvernent déjà, avec<br />

tant de peine, ces Genevois indisciplinés, toujours<br />

prêts à accueillir l'hérésie qui fera suer sang <strong>et</strong><br />

eau à Messieurs du Consistoire.<br />

Et que de déceptions, cependant. L'un, qui le<br />

premier jour a prononcé un très bon sermon, se<br />

montre bientôt gonflé de vaine gloire. L'autre,<br />

après avoir paru apte à l'enseignement, manifeste<br />

des tendances inquiétantes. A qui se fier, mon<br />

Dieu!...<br />

Au milieu de tous ces tracas, comme s'il fallait<br />

que la besogne de <strong>Calvin</strong> se fît de jour en jour plus<br />

accablante, Vir<strong>et</strong>, le doux Vir<strong>et</strong> pacifique <strong>et</strong> doux,<br />

quitte Genève, le 16 juill<strong>et</strong> 1542. Le réformateur<br />

reste seul à se débattre avec toutes ses<br />

difficultés pastorales. Elles ne lui laissent pas un<br />

instant de répit <strong>et</strong> les incidents naissent des<br />

choses les moins propres à les susciter. C'est ainsi<br />

que le Cantique des Cantiques le prive de l'un de<br />

ses pasteurs, ce qu'on n'eût point attendu de


LA LUTTE 243<br />

lui. En eff<strong>et</strong>, Sébastien Castellion, que Monsieur<br />

<strong>Calvin</strong> a appelé à Genève pour le m<strong>et</strong>tre à la tête<br />

de son collège, porte un jugement différent de<br />

celui du Réformateur sur ce poème <strong>et</strong>, pour c<strong>et</strong>te<br />

divergence d'opinions, en vient bientôt à résigner<br />

ses fonctions. <strong>Calvin</strong> a déclaré que le Cantique des<br />

Cantiques était un livre saint, alors que Castellion<br />

ne veut voir en Salomon, quand il fit le chapitre<br />

septième, qu' « un homme en folie, conduit par<br />

mondanités <strong>et</strong> non par le saint-Espiit ». Il tient<br />

le Cantique pour un poème lascif <strong>et</strong> obscène où<br />

Salomon décrit des amours impudiques.<br />

Ce Castellion est enragé contre le réformateur.<br />

Il le poursuit de sa haine, se dresse sur son che-<br />

min, s'introduit à sa suite dans tous les lieux publics<br />

où sa charge le fait entrer, l'interrompt, le contredit,<br />

<strong>et</strong>, une fois que <strong>Calvin</strong> explique le texte de<br />

saint <strong>Paul</strong> : " nous montrant en toutes choses<br />

ministres de Dieu » devant une soixantaine de<br />

personnes réunies dans le temple de l'Auditoire,<br />

se lève <strong>et</strong>, au grand scandale de tous, apostrophe<br />

brutalement le pasteur.<br />

C<strong>et</strong>te fois encore, <strong>Calvin</strong>, fidèle à l'attitude qu'il<br />

s'est imposée, se tait <strong>et</strong> dévore l'outrage en silence.<br />

Mais il ne peut pousser la vertu évangélique jusqu'à<br />

l'oubli de l'injure. Il va porter plainte aux syndics,<br />

qui blâment Castellion, lequel, un mois plus<br />

tard, quitte la ville.!<br />

<strong>Calvin</strong> ne s'occupe pas seulement de l'Église ;<br />

il est devenu un homme politique. Il fait partie<br />

d'une commission chargée de la révision de la<br />

Constitution civile. Depuis l'affranchissement de<br />

Genève, bien des règlements sont périmés, <strong>et</strong> l'on<br />

en attend d'autres, qui devront s'écarter le moins<br />

possible des coutumes <strong>et</strong> des usages. <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> le


244 CALVIN<br />

Syndic Ros<strong>et</strong> se penchent sur la copie des anciennes<br />

franchises de 1387, de la sentence de Payerne <strong>et</strong><br />

du traité de Rerne. Le pasteur s'occupe du règlement<br />

de l'élection <strong>et</strong> des charges des syndics,<br />

conseillers, capitaines <strong>et</strong> autres officiers de la ville.<br />

Il est si occupé par c<strong>et</strong>te besogne qu'on a dû<br />

le dispenser de prêcher en dehors du dimanche.<br />

Il accumule des notes sur tous les suj<strong>et</strong>s, les<br />

pasteurs, les inspecteurs, le maître d'artillerie, le<br />

gu<strong>et</strong>, les incendies, le marché au blé, la vente du<br />

bois, du charbon, des légumes, du vin, de la viande,<br />

du poisson, les domestiques, les journaliers, les<br />

tuteurs, les rues, les égouts, les édifices, <strong>et</strong>c..<br />

Il s'occupe aussi d'hygiène publique, <strong>et</strong> du haut<br />

de la chaire entr<strong>et</strong>ient ses ouailles de la propr<strong>et</strong>é<br />

des latrines, de ces « choses mesme dont il n'est<br />

point honneste de parler ».<br />

Il complète les ordonnances ecclésiastiques en<br />

ce qui concerne le mariage. Sans le consentement<br />

de leurs parents, les hommes ne peuvent contracter<br />

d'union avant vingt-quatre ans, <strong>et</strong> les femmes<br />

avant vingt. Nul ne doit « contraindre ses enfants<br />

à tel mariage que bon lui semblera, sinon de leur<br />

bon gré <strong>et</strong> consentement ». Rien ne doit se faire<br />

« clandestinement », ni « par légèr<strong>et</strong>é frivole ».<br />

Il ne faut pas se fiancer « en tendant seulement<br />

le verre pour boire ensemble ».<br />

Il accomplit c<strong>et</strong>te besogne écrasante au milieu<br />

des plus vives inquiétudes domestiques. Le 28 juill<strong>et</strong><br />

1542, il écrit à Farel :<br />

Dans quelle grande anxiété je trace ces lignes, ce<br />

frère te le dira. Ma femme vient d'accoucher avant<br />

terme, non sans un extrême danger. Dieu ait pitié de<br />

nous !


LA LUTTE 245<br />

Il baptise le p<strong>et</strong>it Jacques, <strong>et</strong> pendant une<br />

quinzaine de jours, on entend un faible vagissement<br />

r<strong>et</strong>entir dans la maison du pasteur. Puis tout se<br />

tait, <strong>et</strong> il en sort un p<strong>et</strong>it cercueil.<br />

Dans la grande salle d'où les nourrices ont disparu,<br />

il, ne reste plus qu'Idel<strong>et</strong>te, couchée dans<br />

l'ombre des rideaux, qu'Idel<strong>et</strong>te toute blanche,<br />

<strong>et</strong> si faible qu'elle ne peut se soulever entre les<br />

draps.<br />

Dieu n'a pas eu pitié. Il n'a pas voulu que <strong>Calvin</strong><br />

ait une descendance. Il a infligé « une blessure<br />

grave <strong>et</strong> amère ». Mais il est le Père des hommes,<br />

<strong>et</strong> sait ce qui convient à ses enfants. Une prière<br />

agite les lèvres de la malade, qui se soum<strong>et</strong> à<br />

sa sainte volonté.<br />

C<strong>et</strong> accident a mis la jeune femme dans un tel<br />

état de faiblesse que plusieurs mois s'écoulent<br />

avant qu'elle puisse quitter le lit 1.<br />

De là, elle voit entrer <strong>et</strong> sortir bien des gens.<br />

Il y a les bonnes femmes qui viennent la visiter<br />

<strong>et</strong> la soigner, les nouveau-nés qu'on apporte sur<br />

les bras pour les faire baptiser <strong>et</strong> dont les cris<br />

ressemblent si exactement aux cris du p<strong>et</strong>it Jacques<br />

qu'à les entendre le coeur de la mère se serre, le<br />

sautier avec sa barbe <strong>et</strong> sa canne à pomme d'argent,<br />

sa fille Judith, son beau-frère Antoine, sa<br />

belle-soeur, beaucoup d'hommes graves, dont les<br />

1. Le 19 août 1542, <strong>Calvin</strong> écrit à Vir<strong>et</strong> :<br />

« Salue tous nos frères, ta tante maternelle <strong>et</strong> ta<br />

femme que la mienne remercie pour ses douces <strong>et</strong> saintes<br />

consolations. Elle ne peut écrire que par un secrétaire.<br />

Et même en dictant elle ne serait pas peu gênée. Certainement,<br />

Dieu nous a infligé une blessure grave <strong>et</strong> amère<br />

par la mort de notre fils, mais il est notre Père : il sait<br />

ce qui est bon pour ses enfants. Adieu. Le Seigneur soit<br />

avec toi. »


246 CALVIN<br />

têtes sortent de fraises où s'étalent de larges<br />

barbes taillées en éventail. D'autres, au contraire,<br />

ont des rabats, des moustaches <strong>et</strong> la figure allongée<br />

par une barbiche pointue.<br />

Ils entourent le pasteur, lui parlent de mille<br />

choses touchant la cité <strong>et</strong> la religion, <strong>et</strong> la pauvre<br />

Idel<strong>et</strong>te ne voit jamais son mari s'asseoir à son<br />

chev<strong>et</strong> pour lui tenir un peu compagnie <strong>et</strong> la distraire<br />

en sa longue maladie. A peine s'est-il approché<br />

d'elle que quelqu'un le vient relancer jusqu'en<br />

c<strong>et</strong>te r<strong>et</strong>raite. C'est son secrétaire, qui apporte à<br />

signer une l<strong>et</strong>tre où l'encre fraîche luit encore,<br />

un disciple brûlant du désir de l'entr<strong>et</strong>enir pour<br />

éclairer sa foi mal établie, le Conseil qui le demande,<br />

un dévot à l'agonie qui l'envoie chercher, un p<strong>et</strong>it<br />

enfant qu'on lui tend pour le baptême, un hérétique<br />

aperçu dans la ville <strong>et</strong> qu'il faut aller combattre,<br />

un sermon, un cours, la visite d'un homme<br />

illustre, mille choses enfin qui, du matin au soir,<br />

le tiennent en dehors de sa maison, sans lui laisser<br />

jamais le temps de s'accorder un quart d'heure de<br />

repos auprès de la pauvre malade.<br />

Bientôt la peste vient encore compliquer sa<br />

tâche. Depuis quelque temps déjà, elle rôdait aux<br />

alentours, <strong>et</strong> les Genevois suppliaient Dieu de leur<br />

épargner un si redoutable fléau, quand ils ont vu<br />

avec épouvante qu'elle avait pénétré dans la ville<br />

<strong>et</strong> s'attaquait déjà à bon nombre d'entre eux.<br />

Sa violence <strong>et</strong> son enragement sont épouvantables,<br />

<strong>et</strong> le peuple est si effrayé des cadavres qu'elle<br />

laisse tout noirs <strong>et</strong> tordus sur le pavé, qu'on assiste<br />

à d'étranges cas de démence. Des bandes de forcenés<br />

s'emploient à propager la peste. Les gens<br />

terrorisés les désignent sous le nom de « boute-<br />

peste » <strong>et</strong> de « semeurs de peste ». La nuit, ils grais-


LA LUTTE 247<br />

sent les serrures des portes avec des linges trempés<br />

dans le pus des pestiférés, <strong>et</strong> se réjouissent sinistrement<br />

de la funèbre besogne qu'ils accomplissent.<br />

Il faut les rechercher, les juger, les envoyer au<br />

supplice, <strong>et</strong> en même temps, courir vers tous les<br />

agonisants afin de les consoler avec l'Évangile<br />

avant<br />

charmer.<br />

que le tombereau des morts les verse au<br />

Les prisons se remplissent, les bûchers s'allument.<br />

Quinze femmes sont brûlées vives, <strong>et</strong> l'on<br />

décide de châtier les hommes « plus rigoureusement<br />

encore ». Beaucoup, pour éviter les tourments<br />

atroces qui leur sont réservés, s'étranglent dans<br />

leur prison. Et cependant, quoi qu'on fasse, si<br />

effrayants que soient les châtiments, il y a toujours<br />

des gens pour graisser les serrures. Les démons<br />

enragés sont entrés dans le corps des hommes !<br />

La femme d'un certain René avoue avoir tué<br />

seize personnes par ses affreux sortilèges. Son<br />

mari,<br />

six.<br />

lui, n'a réussi qu'à en faire mourir cinq ou<br />

Les Genevois sont terrorisés. Des femmes se<br />

j<strong>et</strong>tent dans leur puits ou par leur fenêtre pour<br />

échapper au fléau. Des plaintes s'échappent de<br />

toutes les maisons. Aux premiers signes de peste<br />

qu'ils voient apparaître sur eux, les gens entrent<br />

en frénésie. On dirait alors qu'un esprit diabolique<br />

s'est introduit dans leur corps pour en changer<br />

la nature pesante <strong>et</strong> l'animer d'une vertu<br />

étrange <strong>et</strong> merveilleuse. On voit courir comme<br />

zèbres les plus gros, <strong>et</strong> les moins alertes font des<br />

sauts de bateleur. C'est ainsi qu'un malheureux<br />

pilier de taverne, franc blasphémateur au temps<br />

de sa bonne santé, s'échappe de son lit où l'on<br />

s'efforçait vainement de le r<strong>et</strong>enir <strong>et</strong> passe par-


248 CALVIN<br />

dessus la tête de sa mère. Il ne court pas, il est<br />

porté comme par un tourbillon ! Il s'élance, franchit<br />

une haie <strong>et</strong> disparaît dans le Rhône. Qu'est-il<br />

devenu ? Les bateliers n'ont pu découvrir son<br />

corps, <strong>et</strong> il ne reste de lui qu'un chapeau tombé<br />

au bord du fleuve.<br />

Alors <strong>Calvin</strong> s'écrie à haute voix : « Si vous<br />

croyez qu'il y a des diables, vous voyez ici clairement<br />

l'action du diable ! »<br />

Le dimanche suivant, il traite le suj<strong>et</strong> en chaire,<br />

<strong>et</strong> s'emporte violemment contre ceux qui tiennent<br />

pour folle une chose démontrée. Il va même jusqu'à<br />

affirmer qu'il a plus de vingt fois souhaité<br />

la mort « en voyant des fronts assez de fer pour<br />

se moquer des jugements de Dieu ».<br />

A l'affaire des semeurs de peste succède celle<br />

des sorciers. C<strong>et</strong>te fois, <strong>Calvin</strong> ne demande plus<br />

comme il l'a fait pour les premiers, sans résultat<br />

d'ailleurs, que la peine des coupables soit adoucie.<br />

Au contraire, il réclame hautement leur punition,<br />

<strong>et</strong> s'indigne de voir que les juges <strong>et</strong> les magistrats<br />

les supportent. Les sorciers renversent le service<br />

de Dieu <strong>et</strong> pervertissent l'ordre<br />

sont donc « plus que punissables<br />

de la<br />

» <strong>et</strong>,<br />

nature.<br />

il faut<br />

Ils<br />

les<br />

m<strong>et</strong>tre<br />

tation.<br />

à mort. <strong>Calvin</strong>, là-dessus, n'a point d'hési-<br />

Déjà les bûchers n'arrêtent plus de fumer dans<br />

la bonne ville genevoise, <strong>et</strong> l'on ne voit pas qu'il<br />

y ait grande différence entre sa justice <strong>et</strong> celle de<br />

la sainte Inquisition.<br />

La peste a amené la dis<strong>et</strong>te. Il faut secourir les<br />

familles. Or le désordre règne dans les finances.<br />

Le bien public est mal administré. La ville paie<br />

le blé fort cher, cependant que les procureurs de<br />

l'Hôpital s'enrichissent.


LA LUTTE 249<br />

Soutenu par <strong>Calvin</strong>, le trésorier Amblard Corne<br />

dénonce des abus, <strong>et</strong> les syndics qui se trouvent<br />

compromis<br />

mateur.<br />

tournent leur colère contre le réfor-<br />

Mais Berne est là. C'est une alliée dangereuse<br />

qu'il importe de savoir ménager <strong>et</strong> contenir. Sa<br />

convoitise la pousse à rechercher la guerre <strong>et</strong>, de<br />

nouveau, elle se plaint de Genève. Il faut lui<br />

dépêcher un négociateur habile. <strong>Calvin</strong> est le seul<br />

homme jugé capable de traiter avec c<strong>et</strong>te voisine<br />

encombrante, <strong>et</strong> le Conseil, trop heureux qu'il soit<br />

là pour tirer Genève, c<strong>et</strong>te fois encore, d'un mauvais<br />

pas, lui ouvre toutes grandes les portes de<br />

l'Hôtel de Ville.<br />

En vérité, on ne veut pas de la discipline. Encore<br />

que <strong>Calvin</strong>, c<strong>et</strong>te fois, ait su attendre son heure,<br />

les Genevois ont senti l'étau se resserrer, <strong>et</strong> ils ont<br />

aussitôt secoué les épaules pour s'en débarrasser.<br />

Pour faire pièce aux Français, on continue de<br />

boire dans les tavernes. Pendant le sermon, toute<br />

la population joue aux quilles. Quant à la danse,<br />

c'est une furie incroyable. Tout le monde veut<br />

sauter le rigaudon, du plus jeune au plus vieux,<br />

du plus agile au plus corpulent. Il faut danser<br />

aux noces, aux baptêmes, aux anniversaires ! On<br />

n'imagine point une fête de famille où il n'y aurait<br />

pas de musiciens pour jouer les airs gais qui font<br />

se trémousser les convives, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> reconnaît<br />

avec désespoir les plus graves personnages — ses<br />

propres amis ! — parmi les gros hommes en robe<br />

de magistrat qui suent sang <strong>et</strong> eau au son des<br />

violons ! C'est ainsi qu'aux fiançailles des époux<br />

Lect, le capitaine général Amy Perrin <strong>et</strong> le syndic<br />

Corne, alors président du Consistoire, ont mené<br />

le branle à Bellerive dans la propriété des parents


250 CALVIN<br />

de la jeune fille. Rentrés à Genève, ils ont soupe,<br />

puis redansé.<br />

Alors, <strong>Calvin</strong> « éclate, s'emporte contre un si<br />

grave mépris de Dieu. » Le pauvre président du<br />

Consistoire, surpris en flagrant délit de rigaudon,<br />

baisse le nez d'un air piteux. Mais la femme de<br />

Perrin, une enragée danseuse doublée d'une gaillarde<br />

qui n'a pas peur d'un chétif Français, insulte<br />

maître <strong>Calvin</strong> :<br />

Méchant homme, crie-t-elle, vous voulez boire le sang<br />

de notre famille ! Mais vous sortirez de Genève avant<br />

nous !<br />

Perrin <strong>et</strong> sa femme vont se reposer les jambes<br />

en prison, <strong>et</strong> se rem<strong>et</strong>tre l'estomac des fatigues<br />

du souper par un salutaire régime de pain sec <strong>et</strong><br />

d'eau claire.<br />

Pierre Ameaux, membre du P<strong>et</strong>it Conseil, lui,<br />

se moque de la danse. Seul le jeu l'intéresse <strong>et</strong> il<br />

est fort mécontent qu'on prétende le supprimer.<br />

En outre, il accuse le Consistoire de. l'avoir obligé<br />

à garder sa femme, alors qu'il estimait avoir de<br />

sérieuses raisons pour souhaiter en être séparé.<br />

C<strong>et</strong>te dame avait, en eff<strong>et</strong>, une singulière façon<br />

de comprendre la cène. Elle déclarait, par exemple,<br />

« ...qu'il lui était permis de faire part de son corps,<br />

du moins à tous les fidèles, <strong>et</strong> qu'en cela consistait<br />

la communion des saints dont parle le Symbole<br />

des Apôtres... ; qu'elle pouvait s'abandonner à<br />

son penchant avec d'autant moins de scrupule<br />

que les enfants de Dieu, du nombre desquels le<br />

Saint-Esprit, l'assurait qu'elle était dans l'impossibilité<br />

de pécher. »<br />

C'était pousser un peu loin la doctrine de la<br />

prédestination, <strong>et</strong> montrer à M. <strong>Calvin</strong> jusqu'où


LA LUTTE 251<br />

l'on pouvait aller, à le suivre, pour peu qu'on eût<br />

de la logique. Il n'avait point goûté c<strong>et</strong>te façon<br />

imprévue d'appliquer les théories de l'Institution<br />

chrétienne, <strong>et</strong> s'était déclaré favorable au divorce<br />

d'Ameaux d'avec une créature aussi impudique.<br />

En dépit de ce jugement du réformateur, le<br />

Consistoire n'avait pas estimé que le mari dût se<br />

séparer de sa femme, <strong>et</strong> le pauvre Ameaux s'était<br />

vu contraint de vivre avec son épouse jusqu'à ce<br />

qu'elle se fût livrée à de tels débordements que<br />

la moralité publique avait exigé qu'on ne laissât<br />

plus longtemps en liberté une aussi terrible personne.<br />

Depuis lors, Ameaux avait pu se remarier<br />

en toute sécurité. Son ancienne femme croupissait<br />

dans une prison, où on l'avait rivée pour toujours<br />

à une chaîne de fer.<br />

Ameaux<br />

heureux.<br />

devrait donc se trouver pleinement<br />

Cependant nous avons vu que la ferm<strong>et</strong>ure des<br />

maisons de jeu l'a mis en fureur. C'est là, dit-il,<br />

encore un coup de ces damnés Français à qui l'on<br />

doit tant d'abominables inventions, dont le Consistoire<br />

n'est pas la moins funeste.<br />

Il invite à dîner quelques amis, <strong>et</strong> tient à table<br />

un grand discours contre <strong>Calvin</strong>. Il déclare que<br />

sa doctrine est fausse, que c'est un méchant<br />

homme <strong>et</strong> un séducteur, un Picard qui veut devenir<br />

évêque, que le magistrat « ne fait pas un p<strong>et</strong> sans<br />

l'avoir consulté », que, si l'on n'y prend garde,<br />

les Français gouverneront la ville, <strong>et</strong>c..<br />

C'est tout le Credo du parti libertin qui lui sort<br />

de la bouche au bruit joyeux des flacons <strong>et</strong> des<br />

verres entrechoqués. Ses amis applaudissent<br />

bruyamment à ses paroles, puis, le dernier morceau<br />

avalé, s'empressent d'aller le dénoncer au


252 CALVIN<br />

Conseil. Ameaux a parlé « contre la Réformation<br />

chrétienne » <strong>et</strong> a « grandement outragé maître<br />

J. <strong>Calvin</strong> ».<br />

Il est condamné à la rétractation publique, mais<br />

<strong>Calvin</strong> trouve la peine insuffisante <strong>et</strong> déclare qu'il<br />

ne montera plus en chaire avant que réparation<br />

lui soit accordée. Les autres pasteurs se solidarisent<br />

avec lui. Farel <strong>et</strong> Vir<strong>et</strong> accourent en renfort.<br />

Voilà Genève de nouveau en effervescence.<br />

<strong>Calvin</strong>istes <strong>et</strong> libertins échangent des injures. On<br />

voit luire des mousqu<strong>et</strong>s.<br />

<strong>Calvin</strong> passe, au milieu des robes noires qui<br />

battent les gros pieds des pasteurs. En plus de sa<br />

migraine, il est attaqué d'une démangeaison atroce<br />

qui lui vient de p<strong>et</strong>its vers intestinaux. Il a passé<br />

sa nuit à se gratter, <strong>et</strong> ses ongles ont arraché la<br />

chair, ce qui a provoqué une ulcération. Des<br />

hémorrhoïdes sont en train de lui pousser.<br />

Idel<strong>et</strong>te, en outre, l'inquiète de plus en plus.<br />

Tant de chagrins exaspèrent sa nervosité maladive.<br />

Lui-même raconte dans une l<strong>et</strong>tre à Vir<strong>et</strong><br />

de juill<strong>et</strong> 1545, qu'un dimanche matin, alors qu'il<br />

se préparait à aller à la campagne, n'ayant pu<br />

trouver de certains papiers <strong>et</strong> s'étant imaginé<br />

qu'on les avait volés, il est entré dans une telle<br />

colère que le lendemain matin il fut obligé de<br />

rester au lit <strong>et</strong> dut attendre jusqu'au soir avant<br />

de partir.<br />

Vraiment le service du Christ est bien dur ! Il<br />

se sent envahi d'une sorte de désespoir. Cependant<br />

il n'abandonne pas la lutte. Il ne perd rien de<br />

son intransigeance <strong>et</strong> de sa rigueur. Il ne laisse<br />

passer aucune faute, <strong>et</strong>, un jour, ayant vu des<br />

gens qui allaient se promener au lieu d'écouter le<br />

sermon, il déclare en pleine église Saint-Gervais


LA LUTTE 253<br />

qu'ils sont pires que des bêtes. Le peuple, déjà<br />

exaspéré par l'emprisonnement d'Ameaux, gronde<br />

sous l'insulte. Le pâtissier Amyède Alliot crie vers<br />

le réformateur ! « Il n'est pas vrai ! Nous ne sommes<br />

pas des bêtes ! » Et, le lendemain, le faubourg a<br />

pris son<br />

parcourt<br />

air<br />

en<br />

des jours<br />

débandant<br />

d'émeute. La populace<br />

des arquebuses <strong>et</strong><br />

le<br />

en<br />

poussant des cris séditieux.<br />

Alors le Conseil s'y transporte en grand appareil<br />

justicier, <strong>et</strong> fait planter un gib<strong>et</strong> au beau milieu<br />

de la place.<br />

Quelques<br />

Le tumulte<br />

jours plus<br />

s'apaise<br />

tard,<br />

aussitôt.<br />

le Conseil lit à<br />

P. Ameaux sa sentence :<br />

Nous te condamnons à faire amende honorable, en<br />

chemise <strong>et</strong> à genoux, la tête nue <strong>et</strong> ayant en main une<br />

torche de cire allumée <strong>et</strong> ce au devant de la maison-deville,<br />

par-devant nous, séans en notre tribunal, en<br />

disant <strong>et</strong> confessant par toi, à haute <strong>et</strong> intelligible voix,<br />

que contre Dieu, vérité <strong>et</strong> raison, tu as dit que maître<br />

<strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong> avait annoncé fausse doctrine en la dite<br />

ville. Ensuite tu seras mené le long de la dite ville,<br />

ayant la torche au poing <strong>et</strong> la tête nue, à la manière<br />

accoutumée, <strong>et</strong> conduit aux trois places publiques <strong>et</strong><br />

principales, savoir au Bourg-de-Four, au Molard <strong>et</strong> à<br />

la place Saint-Gervais, <strong>et</strong> en chacune desdites trois<br />

places tu feras une semblable confession à genoux, la<br />

torche au poing, pour servir d'exemple à tous autres.<br />

On peut aisément imaginer la haine que le<br />

pauvre Ameaux nourrit contre maître <strong>Calvin</strong> après<br />

ces trois stations qui l'ont exposé aux regards de<br />

toute la ville dans la plus humiliante posture que<br />

puisse prendre un homme, <strong>et</strong> le plus grotesque<br />

costume.<br />

Cependant, ce n'est pas lui encore la plus mauvaise<br />

tête. Il y a d'abord Amy Perrin, qui tous


254 CALVIN<br />

les jours paraît s'échauffer davantage contre le<br />

réformateur, <strong>et</strong> le drapier François Favre, le père<br />

du credo libertin. Celui-là a déclaré que, quand il<br />

serait syndic, il m<strong>et</strong>trait des lieux de débauche<br />

dans la ville. Pour bien prouver son indépendance,<br />

il joue aux quilles pendant le sermon ! C'est un<br />

homme orgueilleux dont on n'a pas facilement<br />

raison. La prison elle-même ne lui fait pas baisser<br />

les yeux, <strong>et</strong>, quand il en sort, c'est en grande arrogance<br />

<strong>et</strong> avec son manteau en écharpe sous le<br />

bras qu'il s'en vient discuter au Conseil. « Nous<br />

sommes ici au-dessus de vous », lui dit <strong>Calvin</strong>. Sur<br />

quoi on le rem<strong>et</strong> en prison, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te fois au secr<strong>et</strong>.<br />

Mais il est bientôt relâché. Il quitte alors<br />

Genève, où il va rentrer, dans peu de temps, pour<br />

le plus grand embarras de <strong>Calvin</strong>.<br />

Celui-ci est à peine débarrassé du frère qu'il lui<br />

faut se r<strong>et</strong>ourner contre la soeur. C<strong>et</strong>te Françoise<br />

Favre, qui a épousé Perrin, le capitaine général,<br />

<strong>et</strong> que les Genevois appellent familièrement<br />

Franchequise,<br />

terreur. Il la<br />

inspire à <strong>Calvin</strong> la<br />

traite de Penthésilée,<br />

plus grande<br />

« diablesse »,<br />

<strong>et</strong> « prodigieuse furie ». Le galop de son cheval<br />

n'arrête pas de sonner sur le pavé des rues, <strong>et</strong> il<br />

faut se hâter de se ranger quand on n'est point de<br />

ses amis, car elle a tôt fait de choquer l'obstacle<br />

<strong>et</strong> de piquer des deux en débitant les plus vilaines<br />

injures qui puissent sortir de la bouche d'une<br />

femme. C'est un véritable démon caché sous des<br />

jupes de bourgeoise. Les soldats eux-mêmes ne<br />

lui font pas peur, <strong>et</strong> elle ne craint pas de les<br />

insulter quand elle leur voit entre les mains<br />

quelque vieux Genevois libertin. Elle n'a pas<br />

même de respect pour les magistrats. Elle les<br />

traite de « gros pouacres », manque leur lancer les


LA LUTTE 255<br />

écritoires de la salle du Conseil à la barbe, pique<br />

des crises de nerfs qui lui r<strong>et</strong>roussent les cottes<br />

au beau milieu des graves syndics assemblés, <strong>et</strong><br />

lui font j<strong>et</strong>er les jambes de tous côtés, à la grande<br />

terreur de ces pauvres huissiers chargés du soin<br />

d'emporter c<strong>et</strong>te gaillarde femme, qu'ils ne savent<br />

trop par quel bout attraper.<br />

Ces Favre sont des gens intraitables ! Nulle<br />

punition ne les assagit. Nous avons vu le frère de<br />

Franchequise obligé de sortir de Genève. On pourrait<br />

croire que l'exil l'a rendu plus prudent. Il<br />

n'en est rien. A peine est-il revenu, qu'il recommence<br />

à faire la mauvaise tête. Interrogé au<br />

Consistoire, où le pasteur lui demande : « s'il n'a<br />

pas été en prison pour la paillardise », il dit tout<br />

d'abord « qu'il ne veut répondre,... qu'il n'a rien<br />

à faire aux ministres, qu'ils sont venus de France »,<br />

<strong>et</strong> puis, que le Consistoire n'est « qu'une nouvelle<br />

juridiction pour gêner les gens ». Il doit bientôt<br />

crier merci à Dieu <strong>et</strong> à la justice, renoncer à sa<br />

bourgeoisie <strong>et</strong> quitter de nouveau Genève.<br />

Mme Perrin n'en devient que plus enragée, <strong>et</strong><br />

n'arrête plus d'exciter le capitaine général, son<br />

époux, contre le réformateur. Le capitaine général<br />

recherche donc toutes les occasions de déplaire<br />

à ce méchant Français, <strong>et</strong> bientôt les chausses<br />

chappelées lui en fournissent une qu'il n'a garde<br />

de laisser échapper. Le Conseil, jugeant les chausses<br />

chappelées une vêture peu honnête, a défendu aux<br />

Genevois d'en porter, ce qui a aussitôt décidé les<br />

libertins à s'en commander de bien courtes <strong>et</strong> de<br />

bien collantes, pour narguer ces Messieurs.<br />

Perrin ne manque pas d'en revêtir une paire<br />

de c<strong>et</strong>te façon, le jour de la fête du tir de Papegay<br />

<strong>et</strong>, en sa qualité de capitaine général, il fait une


256 CALVIN<br />

démonstration militaire, ce qui lui perm<strong>et</strong> de la<br />

bien exhiber aux regards de tous les Genevois<br />

rassemblés pour assister aux exercices des arquebusiers.<br />

<strong>Calvin</strong> s'émeut, prononce un grand discours,<br />

<strong>et</strong> il est défendu aux soldats de s'habiller<br />

de c<strong>et</strong>te manière indécente qui procure aux Genevoises<br />

une horrible occasion de pécher. N'ont-elles<br />

pas, en eff<strong>et</strong>, à contempler alors dans les ébats<br />

du tir, plusieurs douzaines de cuisses dont un<br />

méchant drap complaisant épouse impudemment<br />

les formes musclées ?<br />

Furieux, le capitaine quitte Genève. Il préfère<br />

s'absenter plutôt que de voir ses arquebusiers<br />

défiler sans chausses chappelées.<br />

Il revient bientôt renforcé de sa femme <strong>et</strong> de<br />

son beau-frère François Favre. La femme <strong>et</strong> le<br />

beau-frère sont aussitôt j<strong>et</strong>és en prison. Alors<br />

Perrin<br />

pousse la porte du poêle du Conseil, tire son bonn<strong>et</strong><br />

par le somm<strong>et</strong> à la façon des gentilshommes se courrouçant,<br />

reploie la guiche de dessous de son mantel, avance<br />

l'une jambe devant l'autre à la gentillesque, <strong>et</strong> dit :<br />

qu'il ne saurait souffrir un semblable déshonneur.<br />

Il est enfermé, lui aussi, à l'évêché.<br />

C'est une véritable furie qui s'élance hors du<br />

cachot, le jour où la terrible Franchequise est<br />

relâchée. En plein Consistoire, elle traite Poupin<br />

de « gros pouacre », <strong>et</strong> on doit l'emporter de force 1.<br />

1. Le 17 juin 1547 Madame Perrin est citée à nouveau<br />

devant le Consistoire « à cause de sa pétulance », dit<br />

<strong>Calvin</strong>.<br />

Elle prononce encore des paroles « fort rebellieuses ».<br />

A Abel Poupin elle déclare : « Va, gros pouacre, tu as<br />

menty méchamment. »<br />

On la rem<strong>et</strong> en prison, mais elle est bientôt relâchée


LA LUTTE 257<br />

Quatre jours après, on trouve dans la chaire de<br />

Saint-Pierre, « au lieu où M. <strong>Calvin</strong> s'appuie »,<br />

un bill<strong>et</strong> en patois savoyard, disant :<br />

« Gros panfar » c'est-à-dire : Gros pansu (ceci s'adressait<br />

à Poupin), « toi <strong>et</strong> tes compagnons, vous feriez<br />

mieux de vous taire ; si vous nous poussez à bout, il<br />

n'y a personne qui vous garde qu'on ne vous m<strong>et</strong>te en<br />

tel lieu que peut-être vous maudirez l'heure où vous<br />

sortîtes de votre moinerie. C'est désormais assez de<br />

blâme. Il est bien sûr que ces fottus prêtres renégats<br />

viennent ici nous m<strong>et</strong>tre en ruine. Quand on a assez<br />

enduré, on prend sa revanche. Gardez-vous qu'il ne<br />

vous en prenne comme à monsieur Verli 1 de Fribourg.<br />

Nous ne voulons pas tant avoir de maîtres. Notez bien<br />

mon dire. »<br />

Quel en est l'auteur ? Les soupçons se portent<br />

sur Jacques Gru<strong>et</strong>, libertin, qui se pique d'écrire<br />

<strong>et</strong> est connu «. pour savoir coucher par écrit ce<br />

qu'il composait en patois, chose rare en tout<br />

temps, rarissime à son époque ». Arrêté le 28 juin<br />

1547, il nie. On le menace de la torture. Il nie.<br />

On le torture. Il est mis à la corde. Il avoue<br />

« spontanément ». Le 25 juill<strong>et</strong>, il est condamné<br />

« à devoir être mené à Champel <strong>et</strong> à avoir la tête<br />

tranchée de dessus les épaules <strong>et</strong> son corps attaché<br />

au gib<strong>et</strong> <strong>et</strong> sa tête clouée en-dessus ». Il meurt<br />

avec un grand courage.<br />

Les esprits s'échauffent. Le 16 décembre 1547,<br />

un violent tumulte éclate au Conseil des Deux-<br />

Cents, avant l'ouverture du Conseil, devant la<br />

<strong>et</strong> sort de la ville. En sortant elle rencontre Abel ; « elle<br />

le choque avec son cheval, puis pique <strong>et</strong> s'en va ».<br />

1. Wernly, chanoine, tué à Genève en 1534 dans une<br />

émeute.<br />

CALVIN. 17


258 CALVIN<br />

porte. <strong>Calvin</strong> se précipite dans les groupes <strong>et</strong><br />

apaise les gens. Il évite l'effusion du sang.<br />

Les journées de <strong>Calvin</strong> sont faites de discussions.,<br />

de luttes, d'injures. Il lui faut s'exposer sans cesse,<br />

tenir tête à tous ses ennemis — <strong>et</strong> Dieu sait s'ils<br />

sont nombreux! — sévir impitoyablement, c'està-dire<br />

se rendre de. plus en plus odieux <strong>et</strong> faire<br />

converger sur soi les feux de toutes les haines,<br />

surtout ne jamais laisser paraître de faiblesse, car<br />

le peuple méprise les faibles, <strong>et</strong> ne rien dire de<br />

ses tourments intimes, être, en public, un homme<br />

insensible, montrer à tous un visage froid. « A rude<br />

âne, rude ânier », a-t-il coutume de répéter. Et il<br />

sait bien qu'il ne se tient en sa place qu'à force<br />

de ferm<strong>et</strong>é <strong>et</strong> de courage.<br />

Mais, rentré chez lui, le masque tombe, les nerfs<br />

se détendent, <strong>et</strong> l'on voit alors qu'il est usé, torturé,<br />

tué de besogne <strong>et</strong> de soucis, <strong>et</strong> qu'il faut avoir<br />

son énergie, dont peu d'hommes ont donné<br />

l'exemple, sa ténacité singulière, pour ne pas<br />

abandonner Genève une seconde fois.<br />

Si, du moins, au milieu de tous les chagrins de<br />

sa vie publique, Dieu lui avait donné une compagne<br />

bien portante, il pourrait goûter quelque repos<br />

dans son logis, y reprendre des forces, <strong>et</strong> en<br />

repartir plus vaillant pour le grand combat du<br />

Christ. Mais il ne rentre chez lui, au contraire,<br />

que pour y trouver un nouveau suj<strong>et</strong> de tourment<br />

<strong>et</strong> une nouvelle raison de se décourager.<br />

Les couches prématurées d'Idel<strong>et</strong>te ont irrémédiablement<br />

perdu sa santé. La pauvre femme est<br />

tout le temps malade. Elle souffre de tout son<br />

corps, <strong>et</strong> il n'y a pas longtemps qu'elle a failli,<br />

de nouveau, être emportée. De grandes souffrances<br />

l'ont tourmentée, <strong>et</strong> elle est restée sans force. La


LA LUTTE 259<br />

fièvre ne la quitte plus, la toux la secoue sans<br />

arrêt, ce qui rend ses douleurs habituelles encore<br />

plus pénibles, <strong>et</strong> c'est pitié de la voir se traîner<br />

pour accomplir sa besogne quotidienne. <strong>Calvin</strong><br />

la regarde... Une grande tristesse emplit son<br />

coeur. Peu d'épouses, se dit-il, ont autant de<br />

vertu <strong>et</strong> de sagesse qu'Idel<strong>et</strong>te de Bure. Jamais<br />

la moindre discussion ne s'est élevée entre eux,<br />

<strong>et</strong> le mari s'émeut à penser que sa femme évite<br />

de se plaindre <strong>et</strong> de parler d'elle-même pour qu'il<br />

ne s'inquiète pas de son état. Idel<strong>et</strong>te ne dit rien<br />

non plus de son fils, resté à Strasbourg, <strong>et</strong> qu'elle<br />

ne peut reprendre avec elle... Cependant, le pasteur<br />

sait bien que la pauvre femme souffre de ne pas<br />

l'avoir en sa maison...<br />

Une grande tendresse monte au coeur de <strong>Calvin</strong>,<br />

qui se répète les paroles de saint <strong>Paul</strong> : « Nul ne<br />

s'aime soi-même, qu'il n'aime sa femme. » Il se<br />

plaît à dire que « le lien le plus sacré que Dieu<br />

ait mis entre nous est du mari avec la femme...<br />

Le mariage est une figure de l'union sacrée que le<br />

Fils de Dieu a avec tous les fidèles. »<br />

Il admire la pudeur de la veuve de l'anabaptiste<br />

<strong>et</strong>, s'interrompant un instant de dicter son<br />

volumineux courrier, écrit à un ami pour essayer,<br />

par une tierce personne, d'obtenir que le fils de<br />

sa femme lui soit rendu 1.<br />

Triste maison, tristes époux ! On ne sait lequel<br />

des deux souffre le plus de maux.<br />

1. Le 31 août 1545 <strong>Calvin</strong> écrit à Hubert : « Il (P<strong>et</strong>rus<br />

Teschius) est le seul par qui nous espérons que le fils<br />

de ma femme puisse nous être rendu. »<br />

Dans sa l<strong>et</strong>tre du 24 janvier 1546 : « S'il (Teschius)<br />

peut jamais faire quelque chose pour lui, il me trouvera<br />

toujours très prêt <strong>et</strong> il reconnaîtra que je ne serai pas<br />

oublieux de son service. »


260 CALVIN<br />

<strong>Calvin</strong> est couché dans son lit. Dès six heures<br />

du matin, il s'est fait apporter des livres. Il dicte<br />

à son secrétaire. Il faut écrire à la duchesse de<br />

Ferrare, éclairer <strong>et</strong> encourager la foi de la reine<br />

de Navarre, la prémunir contre les séductions des<br />

« libertins spirituels », réchauffer le zèle des p<strong>et</strong>ites<br />

églises protestantes de France, prêcher une dernière<br />

fois ceux qui vont subir le martyre. Des<br />

visiteurs l'interrompent à tous instants. Ce sont<br />

des fous, des illuminés, des aigrefins, des quémandeurs<br />

— <strong>et</strong> de doctes personnages, des protestants<br />

notables venus de loin pour l'entr<strong>et</strong>enir.<br />

Entre deux visites, <strong>Calvin</strong> reprend sa l<strong>et</strong>tre<br />

interrompue. Par moments, il se gratte, car ses<br />

vers le tourmentent. Il a un linge chaud sur l'estomac,<br />

une compresse à la tête, <strong>et</strong> il vient d'avaler<br />

des pilules pour calmer ses coliques. Souvent il est<br />

pris d'un tel débordement de bile, d'une telle<br />

diarrhée ou d'une névralgie si féroce qu'il ne peut<br />

sortir du lit.<br />

Le docteur Textor — il a, lui aussi, latinisé son<br />

nom — s'assied à son chev<strong>et</strong>. C'est un homme d'un<br />

caractère difficile, mais fort évangélique, <strong>et</strong> cela<br />

a décidé <strong>Calvin</strong> à lui donner sa clientèle. Le bon<br />

médecin ne sait jamais, quand il arrive chez le<br />

pasteur, s'il vient pour la femme ou pour le mari.<br />

Tous deux, en eff<strong>et</strong>, toussent à fendre l'âme, se<br />

traînent dans la salle avec un dos voûté <strong>et</strong> s'asseyent<br />

en prenant des précautions, car ils sont<br />

pareillement affligés d'hémorrhoïdes. Leurs mains<br />

sèches brûlent du même feu, <strong>et</strong> l'un n'a pas moins<br />

de douleurs que l'autre. Ils ont les jambes molles,<br />

la joue creuse, l'oeil noir. Après le départ du<br />

médecin, une odeur de moutarde <strong>et</strong> de baume<br />

monte dans la salle.


LA LUTTE 261<br />

<strong>Calvin</strong>, cloué au lit par sa migraine ou son<br />

débordement de bile, s'irrite du temps perdu.<br />

Faut-il qu'il reste là, couché entre deux draps,<br />

quand une besogne écrasante voudrait, au contraire,<br />

qu'il n'accordât au sommeil que trois ou<br />

quatre heures de nuit, <strong>et</strong> qu'il ne prît même pas<br />

le temps de manger ?<br />

Et l'on vient le chercher jusqu'en sa couche !<br />

Entre deux vomissements, il lui faut trancher<br />

quelque difficulté politique, r<strong>et</strong>enir sa diarrhée pour<br />

répondre à une demande du Conseil, raisonner dans<br />

la fièvre, disputer encore sous le cataplasme <strong>et</strong> la<br />

farine <strong>et</strong>, le corps baignant dans sa propre sueur,<br />

entendre les cris séditieux des Genevois qui le<br />

haïssent <strong>et</strong> j<strong>et</strong>tent l'insulte dans son carreau.<br />

Dès que l'accès commence à perdre de sa fureur,<br />

<strong>Calvin</strong> ouvre ses draps poisseux <strong>et</strong> l'on voit l'os<br />

de sa jambe sortir du lit. Sa chemise mouillée se<br />

glace sur son dos, <strong>et</strong> il a un grand frisson. Sa longue<br />

barbe maigre lui pend sur la poitrine. Son nez se<br />

pince, il chancelle. On dirait qu'il ne va pas faire<br />

trois pas.<br />

Mais c'est l'heure de son sermon1... On le<br />

r<strong>et</strong>rouve dressé dans la chaire de Saint-Pierre ! Il<br />

blâme les Genevois, dénonce leurs péchés, censure<br />

leurs moeurs avec une âpre éloquence. Une fois, il<br />

souffre d'une telle névralgie qu'il ne sait comment<br />

ouvrir la bouche.<br />

Au r<strong>et</strong>our de son prêche, il se rem<strong>et</strong> au lit <strong>et</strong><br />

1. Ce n'est que vers 1549 que les amis de <strong>Calvin</strong> se<br />

m<strong>et</strong>tent à recueillir ses sermons <strong>et</strong> ses leçons. Nicolas<br />

de Gallars, François Bourgoing <strong>et</strong> <strong>Jean</strong> Cousin, ministres,<br />

avaient commencé à prendre des notes. Puis ce furent<br />

<strong>Jean</strong> Budé, Charles de Jonvillers, Denis Raguenier, Baudoin<br />

<strong>et</strong> François Villier.


262 CALVIN<br />

recommence de travailler. L'activité de ce malade<br />

est une chose incroyable.<br />

Il a écrit son Traité des reliques, sa Supplex<br />

exhortatio, son Excuse à MM. les Nicodémites, sa<br />

Briève instruction, son traité contre la secte des<br />

libertins, sa Supplication à Charles-Quint, ses<br />

Commentaires sur les deux épîtres aux Corinthiens,<br />

des épîtres <strong>et</strong> une foule d'autres oeuvres de moindre<br />

importance.<br />

En plus de tous ces livres qu'il compose, r<strong>et</strong>ouche,<br />

corrige, il lui faut tenir à jour sa volumineuse<br />

correspondance. Sa maison est un véritable bureau<br />

de poste. Des courriers entrent ou sortent à chaque<br />

minute. On entend les pas cloutés de leurs grosses<br />

bottes r<strong>et</strong>entir lourdement dans l'escalier. Ils sont<br />

couverts de la poussière du voyage, <strong>et</strong> rapportent<br />

à <strong>Calvin</strong> ce que leur a dit le signataire de la l<strong>et</strong>tre<br />

qu'ils tirent de leur manteau pour la lui donner.<br />

Ou bien un cheval frais les attend devant la<br />

maison, <strong>et</strong> ils vont courir pendant des lieues <strong>et</strong><br />

des lieues, franchir des torrents, s'égarer dans des<br />

montagnes <strong>et</strong> des forêts, traverser plus de la moitié<br />

de l'Europe pour aller porter ce pli dont l'encre<br />

brille<br />

teur.<br />

encore entre les doigts osseux du réforma-<br />

Des amis se mêlent à tous les gens qui s'agitent<br />

autour du malade. Les plus intimes sont venus se<br />

loger tout à côté de lui, dans sa propre rue. Michel<br />

Cop occupe la maison contiguë à la sienne, à<br />

gauche ; Jacques-<strong>Paul</strong> Spifame, celle de droite.<br />

Guillaume de Trie est sur la place Saint-Pierre<br />

dans la maison de la chantrerie. Laurent de Normandie<br />

<strong>et</strong> de Vico habitent sur la même place.<br />

La demeure de <strong>Calvin</strong> est aussi une sorte de<br />

bureau de placement <strong>et</strong> d'agence matrimoniale,


LA LUTTE 263<br />

où l'on voit le maître s'arrêter d'écrire pour chercher<br />

des servantes à ses amis <strong>et</strong> faire des mariages.<br />

Il s'occupe tout particulièrement de donner des<br />

femmes aux moines défroqués qui se sont réfugiés<br />

auprès de lui. Il cherche une épouse à Vir<strong>et</strong>, <strong>et</strong> la<br />

chose<br />

Les<br />

ne va<br />

rares<br />

pas toute<br />

moments<br />

seule.<br />

heureux — si un tel mot<br />

peut être employé quand il s'agit de <strong>Calvin</strong> — de<br />

c<strong>et</strong>te existence douloureuse <strong>et</strong> tourmentée sont<br />

faits de la présence des autres pasteurs. Bien souvent,<br />

le prisonnier de Genève soupire après la<br />

compagnie de ses amis <strong>et</strong>, s'arrêtant de dicter ses<br />

l<strong>et</strong>tres, il leur envoie un bill<strong>et</strong> du goût de celui-ci,<br />

adressé le 16 août 1547 à M. de Falais :<br />

Il me fait mal que je ne puis là être avecque vous,<br />

du moins un demi-jour, pour rire avec vous en attendant<br />

que l'on fasse rire le p<strong>et</strong>it enfant en peine d'endurer<br />

ce pendant qu'il crie <strong>et</strong> pleure. Car c'est la première<br />

note pour entonner au commencement de c<strong>et</strong>te vie,<br />

pour rire à bon escient quand nous en sommes sortis.<br />

Le bill<strong>et</strong> est plaisant. Le pasteur, cependant,<br />

souffrait de si grandes douleurs qu'il n'a pu l'écrire<br />

lui-même. Il a dû recourir à la plume de Baudoin,<br />

son secrétaire.<br />

Les jours donc où viennent les pasteurs, on voit<br />

le visage de <strong>Calvin</strong> s'éclairer.<br />

Des chevaux attendent à la porte, <strong>et</strong> les ministres,<br />

troussant leurs robes, enfourchent les<br />

montures qui les emportent au p<strong>et</strong>it trot vers la<br />

campagne. Ils vont, le plus souvent, à Prégny où<br />

Antoine a ach<strong>et</strong>é une grange qui regarde le Jura.<br />

Maître <strong>Calvin</strong> se plaît fort à « rustiquer ». La<br />

vue des arbres <strong>et</strong> des champs le distrait de la<br />

triste rue des Chanoines <strong>et</strong> de l'étroite place Saint-


264 CALVIN<br />

Pierre, qu'il traverse tant de fois par semaine. C<strong>et</strong><br />

horizon élargi lui donne une illusion de liberté.<br />

Loin des Genevois, il respire mieux. Les bons pasteurs,<br />

autour de lui, rient haut <strong>et</strong> fort dans leurs<br />

grandes barbes pointues, tout divertis de se voir<br />

la pelle <strong>et</strong> le rateau en main, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, comme<br />

tout le monde, se laisse aller à la gai<strong>et</strong>é. Ne dit-il<br />

pas qu'à côté de la nécessité nous vie, faire<br />

devons, dans<br />

place<br />

la<br />

au « plaisir » <strong>et</strong> à la « délectation »<br />

des biens<br />

nature.<br />

terriens, <strong>et</strong> tout particulièrement de la<br />

Dans ses bons jours, le Picard va même jusqu'à<br />

se livrer à des calembours ! M. de Bure y devient<br />

M. le comte de Beurre, <strong>et</strong> la cour de Malines, la<br />

cour de Malignes. Maître <strong>Calvin</strong> a pris le goût de<br />

la facétie au contact de Vir<strong>et</strong> <strong>et</strong> de Théodore de<br />

Bèze qui, tous deux, cultivent ce genre de plaisanterie,<br />

dont il s'amuse énormément.<br />

D'autres fois, il se promène dans son jardin<br />

avec Farel, Vir<strong>et</strong>, son frère Antoine, ses amis<br />

genevois, de Trie, de Normandie, Cop. De là, il<br />

aperçoit, à gauche le Jura, à droite les Voirons <strong>et</strong><br />

les Alpes. Au milieu, le lac étincelle au soleil.<br />

<strong>Calvin</strong> se plaît à ce spectacle, où il prend occasion<br />

de reconnaître, une fois de plus, la sollicitude du<br />

Tout-Puissant, soucieux de ménager la récréation<br />

d'une belle vue à ses créatures. Il apprécie que,<br />

de sa chambre, l'on puisse contempler les montagnes<br />

<strong>et</strong> le lac. La situation d'une maison, en<br />

eff<strong>et</strong>, n'est pas une chose qu'il juge indifférente,<br />

<strong>et</strong> il se montre fort soucieux d'en trouver une<br />

plaisante à M. de Falais, car, outre ses multiples<br />

occupations, il cherche aussi des logis à ses amis,<br />

après qu'il leur a procuré des servantes 1.<br />

1. En février 1550, il cherche une domestique pour


LA LUTTE 265<br />

Mais voilà Idel<strong>et</strong>te qui s'en vient faire sa provision<br />

potagère... La toux lui secoue les épaules.<br />

Sa tête se penche comme si le poids de ses deux<br />

longues nattes était trop lourd pour elle, <strong>et</strong> sa<br />

solide coiffure semble vouloir la faire tomber en<br />

avant... Sa belle ceinture dorée est devenue trop<br />

large pour sa taille frêle... <strong>et</strong> le seau, chaque jour,<br />

remonte un peu plus lentement du puits qui<br />

l'abreuve. La jeune femme est minée par une<br />

maladie lente dont <strong>Calvin</strong> redoute l'issue. Elle va<br />

mieux, puis plus mal, s'alite <strong>et</strong> se relève, chaque<br />

fois plus blanche, plus chancelante.<br />

Le pasteur est saisi d'un pressentiment funèbre.<br />

Il paraît tout prêt à s'abandonner au découragement.<br />

Il est épuisé par le chagrin, le travail <strong>et</strong> la<br />

maladie. Il ne peut plus supporter le caractère<br />

des Genevois, leurs calomnies, leurs outrages. De<br />

nouveau, il sent le fardeau trop lourd à ses épaules.<br />

Il est venu pour apporter la guerre <strong>et</strong> non la paix 1,<br />

pour livrer un combat sans merci aux passions<br />

mauvaises, aux vices qui outragent le Christ. Il<br />

est venu pour être le glaive justicier, la foudre de<br />

l'Éternel, <strong>et</strong> non le spectateur complaisant des<br />

débordements humains... Mais les Genevois sont<br />

opiniâtrement attachés à Satan <strong>et</strong> à ses oeuvres,<br />

ils ne veulent rien entendre des avertissements<br />

de Dieu, ils tournent son ministre en dérision <strong>et</strong>,<br />

dans sa personne, outragent l'Église... Mieux vaut<br />

s'en aller... Le 14 décembre 1547 le Réformateur<br />

écrit à Farel :<br />

Farel. « J'ai sous la main, lui écrit-il, une femme d'un<br />

certain âge, pieuse, probe, restant à la maison... »<br />

1. Déclaration de <strong>Calvin</strong> en tête de son Institution<br />

Chrétienne : « Je suis venu pour donner le glaive <strong>et</strong> non<br />

la paix. »


266 CALVIN<br />

Je n'ai pas encore décidé ce que je ferai, sinon que<br />

je ne puis davantage supporter le caractère de ce<br />

peuple, alors qu'il supporterait le mien.<br />

La misère, la maladie, l'accablent. Ses poumons<br />

sont en mauvais état. Il lui faudrait se<br />

soutenir de bonne chère, de bon vin, mais son<br />

maigre traitement de pasteur suffit à peine à la<br />

nourriture de chaque jour, aux drogues, aux<br />

médecins 1. La Seigneurie, qui a eu connaissance<br />

de sa maladie <strong>et</strong> de sa détresse, lui a envoyé dix écus<br />

soleil qu'il restitue, avec ses remerciements. Le<br />

Conseil décide alors de transformer ces dix écus<br />

en un bassot de vin pour les lui offrir en manière<br />

de présent. <strong>Calvin</strong> remercie fort poliment la Seigneurie<br />

d'avoir fait amener un bassot de vin en<br />

sa maison,<br />

ment.<br />

mais présente dix écus soleil en paie-<br />

La Seigneurie refuse à son tour c<strong>et</strong> argent, <strong>et</strong><br />

offre à <strong>Calvin</strong> de le garder pour se rembourser<br />

des gages du serviteur attaché à son service <strong>et</strong><br />

que le Conseil entend lui payer. <strong>Calvin</strong> objecte<br />

que d'autres ministres ont « nécessité », sur quoi<br />

la Seigneurie s'engage à les assister en blé ou en<br />

argent, <strong>et</strong> croit ainsi décider l'intraitable pasteur<br />

à en recevoir sa part. Mais <strong>Calvin</strong> s'entête dans<br />

son refus <strong>et</strong>, n'ayant pu faire accepter ses écus<br />

en paiement du bassot de vin, requiert qu'on les<br />

rabatte de son traitement afin de secourir de plus<br />

nécessiteux que lui. Son honneur <strong>et</strong> son intégrité<br />

ne sont-ils pas sa seule richesse ?<br />

1. Marguerite, soeur de François 1er, fait parvenir à<br />

<strong>Calvin</strong> en 1549 la somme de 4.000 francs. Renée de<br />

France, duchesse de Ferrare, des seigneurs, des marchands<br />

lui envoient de l'argent.


CHAPITRE XIX<br />

LA MORT D'IDELETTE<br />

CEPENDANT, <strong>et</strong> Textor<br />

de jour en jour Idel<strong>et</strong>te s'affaiblit,<br />

est impuissant à empêcher la vie de<br />

s'en aller du corps.<br />

Le 10 mars 1549,<br />

Sa voix n'est plus qu'un souffle.<br />

elle s'alite. <strong>Calvin</strong> est plein de<br />

désespoir, <strong>et</strong> Dieu, pour l'éprouver, dans le temps<br />

même qu'il le frappe si cruellement, lui suscite<br />

mille<br />

de la<br />

embarras<br />

mourante<br />

qui<br />

<strong>et</strong><br />

l'obligent<br />

de paraître<br />

de se tenir<br />

au Conseil<br />

éloigné<br />

pour y<br />

discuter avec les syndics, comme s'il n'y avait pas,<br />

chez lui, sa pauvre Idel<strong>et</strong>te toute prête à<br />

l'âme. Il le fait avec un visage de pierre,<br />

à le voir, ne peut se douter du tourment<br />

rendre<br />

<strong>et</strong> nul,<br />

qu'il<br />

endure. Il apporte dans la discussion son habituelle<br />

lucidité<br />

politique.<br />

d'esprit, son intransigeance, son génie<br />

Il n'om<strong>et</strong> pas un sermon, pas un cours, pas une<br />

visite pastorale. Et cependant son coeur est déchiré<br />

par la plus affreuse inquiétude. Sa femme va s'en<br />

aller à Dieu... Bientôt il sera tout seul... Pendant<br />

ces dix années qu'ils ont vécu ensemble, elle s'est<br />

toujours montrée la plus fidèle <strong>et</strong> la plus vertueuse<br />

des épouses. Elle était prête à le suivre partout où


268 CALVIN<br />

il eût voulu aller, même dans la misère <strong>et</strong> l'exil...<br />

Pas une fois son courage n'a failli au milieu de<br />

c<strong>et</strong>te population hostile qui l'entourait de menaces<br />

<strong>et</strong> de blasphèmes... Il la voit dans son lit, avec<br />

ses sueurs, sa toux, sa pauvre tête infléchie d'où<br />

les nattes se déroulent... Qui se penche vers elle<br />

pour la secourir, cependant que son mari est loin<br />

de la maison ?... Peut-être, en ce moment, rendelle<br />

l'âme, au milieu des étrangers venus pour<br />

l'assister en ses derniers instants <strong>et</strong>, de son regard<br />

trouble, cherche-t-elle<br />

La voix de <strong>Calvin</strong><br />

l'époux absent ?...<br />

est n<strong>et</strong>te, tranchante. Il<br />

n'écourte point son prêche, il n'om<strong>et</strong> pas un mot<br />

de son cours, il dispute avec les syndics... Qui l'observe<br />

avec attention peut seulement se dire qu'il<br />

a les yeux plus brillants <strong>et</strong> le visage encore un peu<br />

plus crispé qu'à l'ordinaire.<br />

Là-bas, dans la maison du pasteur, des femmes<br />

s'empressent autour de la mourante. On la soigne,<br />

on lui parle à voix basse, on prétend la consoler.<br />

Quelques jours avant la mort d'Idel<strong>et</strong>te de<br />

Bure, une amie s'étonne qu'elle ne prenne pas la<br />

précaution de recommander ses enfants au réformateur.<br />

« Mais l'important », répond Idel<strong>et</strong>te, « c'est qu'ils<br />

vivent pieusement <strong>et</strong> saintement. Mon mari n'a pas<br />

besoin d'être pressé de les instruire dans une chaste<br />

discipline <strong>et</strong> dans la crainte de Dieu. S'ils sont pieux,<br />

j'ai la confiance qu'il leur servira spontanément de<br />

père. Sinon, ils sont indignes que je le prie en leur<br />

faveur. »<br />

« C<strong>et</strong>te magnanimité d'âme vaudra plus auprès de<br />

moi que cent recommandations », déclara le pasteur<br />

quand, plus tard, il vint à avoir connaissance de la<br />

réponse d'Idel<strong>et</strong>te.


LA MORT D'IDELETTE 269<br />

D'ailleurs il a eu, de son côté, la même pensée<br />

que l'amie d'Idel<strong>et</strong>te <strong>et</strong><br />

« craignant qu'empêchée par quelque pudeur, elle ne<br />

nourrît dans son esprit ce souci, qui pouvait la faire<br />

souffrir plus que la maladie elle-même,<br />

il prom<strong>et</strong> à Idel<strong>et</strong>te de ne pas négliger son devoir<br />

envers ses enfants.<br />

« Je les ai recommandés déjà au Seigneur », répondelle<br />

aussitôt.<br />

Il reprend :<br />

« Cela n'empêche pas que je veille sur eux. »<br />

Et la malade, dans un souffle :<br />

« Je sais que tu ne négligeras pas ceux que tu sais<br />

être recommandés au Seigneur. »<br />

Le 26 mars, tous les frères sont rassemblés dans<br />

la chambre d'Idel<strong>et</strong>te <strong>et</strong> jugent que le moment est<br />

venu de prier en commun pour aider au départ<br />

de son âme. Abel, au nom de tous, exhorte la<br />

mourante à la foi <strong>et</strong> à la patience.<br />

Elle, brièvement, car elle est déjà toute brisée,<br />

atteste ce qu'elle a dans le coeur.<br />

<strong>Calvin</strong> ajoute alors une exhortation qui lui paraît<br />

appropriée au moment. Idel<strong>et</strong>te acquiesce faiblement<br />

à ce qu'il dit. Elle est résignée à la volonté<br />

du Seigneur <strong>et</strong>, presque déjà sans voix, continue<br />

de le bénir.<br />

Le 29 mars 1549, vers six heures du soir, le frère<br />

Bourgoing, penché sur la couche où elle agonise,<br />

lui adresse de pieux encouragements pendant lesquels<br />

Idel<strong>et</strong>te pousse de sourdes exclamations, de


270 CALVIN<br />

façon à faire comprendre à tous qu'elle est bien<br />

toujours dans les mêmes sentiments de foi <strong>et</strong> de<br />

résignation.<br />

« O résurrection glorieuse, dit-elle, dans une sorte<br />

de balbutiement confus, Dieu d'Abraham <strong>et</strong> de tous<br />

nos pères, depuis tant de siècles que les fidèles ont<br />

espéré en toi, aucun n'a été trompé. Moi aussi, j'espérerai<br />

».<br />

Les mots lui échappent un à un, brefs, essoufflés,<br />

à peine compréhensibles.<br />

A ce moment, <strong>Calvin</strong> est obligé de sortir. Quand<br />

il rentre, après sept heures, Idel<strong>et</strong>te a été transportée<br />

dans une autre salle. Elle a senti s'en aller<br />

le peu de vie qu'il lui restait encore <strong>et</strong> elle s'est<br />

hâtée de dire : « Prions, prions, vous tous, priez<br />

pour moi ! » Maintenant elle ne peut plus parler,<br />

mais, par signes, elle montre son émotion. <strong>Calvin</strong><br />

se penche sur elle. Il dit quelques mots de la grâce<br />

du Christ, de l'espoir de la béatitude éternelle,<br />

de l'attente de c<strong>et</strong>te vie, du départ. Puis, à bout de<br />

courage, il se cache pour prier.<br />

Idel<strong>et</strong>te s'est montrée attentive à l'exhortation.<br />

Maintenant, elle paraît écouter les prières que<br />

murmurent les frères agenouillés. Avant huit<br />

heures, elle expire, d'une façon si paisible que les<br />

assistants ne peuvent discerner si elle vit encore<br />

ou si elle s'en est allée vers le Seigneur.<br />

Le lendemain matin, <strong>Calvin</strong> paraît au Conseil.<br />

Idel<strong>et</strong>te était presque tiède encore quand il a<br />

quitté la maison pour recommencer à s'occuper<br />

des affaires de la cité. Cependant que les frères<br />

continuent de prier auprès de la couche funèbre,<br />

il remplit les devoirs de sa charge comme si rien<br />

de nouveau n'était survenu dans son existence.


LA MORT D'IDELETTE 271<br />

Il « dévore » son chagrin de telle façon qu'il n'a<br />

en rien interrompu son office pastoral. Certes, il<br />

serait brisé si le Seigneur, du haut de son ciel, ne<br />

lui avait tendu la main, lui dont l'office est de<br />

relever les abattus, de confirmer les faibles, de<br />

restaurer les fatigués.<br />

Le pasteur est entouré de parents 1, d'amis qui<br />

s'efforcent de le consoler, <strong>et</strong> cependant, il ne peut<br />

toujours contenir son chagrin...<br />

Certes, la matière de sa douleur n'est pas vul-<br />

gaire. Il a perdu l'excellente compagne de sa vie qui,<br />

si le malheur était venu, l'aurait suivi non seulement<br />

dans l'exil <strong>et</strong> dans la misère, mais aussi<br />

dans la mort. Tant qu'elle a vécu, elle s'est montrée<br />

l'aide fidèle de son ministère. Jamais il n'a<br />

senti en elle le moindre empêchement. Et <strong>Calvin</strong>,<br />

à se souvenir de tant de vertus, est tout près de<br />

s'abandonner au désespoir. Mais le croyant agenouille<br />

le mari éperdu. L'admirable Providence<br />

de Dieu, se dit le pasteur, ne nous sépare dans ce<br />

monde que pour nous réunir un jour dans son<br />

royaume céleste... Et ce n'est pas une médiocre<br />

consolation, bien que la chair en frémisse plus<br />

douloureusement, que d'avoir vécu avec sa femme<br />

de façon à r<strong>et</strong>ourner plus volontiers auprès d'elle<br />

quand il faudra quitter ce monde.<br />

En attendant ce congé, que de tracas, de bruit,<br />

de luttes ! La mort d'Idel<strong>et</strong>te n'a pas désarmé ses<br />

ennemis. Ils continuent de s'agiter, de crier, de<br />

menacer. On dirait même que leur arrogance a<br />

1. Une soeur de <strong>Calvin</strong>, Marie (qu'il appelle Paludana<br />

dans une l<strong>et</strong>tre du 18 janvier 1532, probablement du<br />

nom latinisé de son mari), l'avait suivi à Genève <strong>et</strong> devait<br />

se trouver auprès de lui à ce moment. L'autre soeur<br />

s'était mariée à Noyon. Un de ses fils fit un séjour assez<br />

prolongé auprès de <strong>Calvin</strong> à Genève.


272 CALVIN<br />

grandi, <strong>et</strong> qu'ils sont plus enragés que jamais. Ils<br />

font sonner les cloches <strong>et</strong> ronfler les tambours pour<br />

les baptêmes <strong>et</strong> les noces, grincer les violons, sauter<br />

les écus, les cartes <strong>et</strong> les dés sur les tables de jeu,<br />

<strong>et</strong> continuent de boire dans les tavernes, comme<br />

s'il n'y avait pas plus de discipline que de Consistoire.<br />

Favre est de nouveau rentré à Genève, <strong>et</strong><br />

on le trouve partout où il y a du désordre. Le<br />

15 septembre 1549, il se mêle à une bagarre à<br />

propos du ministre Chauv<strong>et</strong> <strong>et</strong> d'un baptême. Il<br />

faut le rem<strong>et</strong>tre en prison.<br />

Il en sort deux ans plus tard, le 28 mai 1551.<br />

Le jour même, il vient jouer, avec une trentaine<br />

de compagnons, devant Saint-Pierre, à l'heure où<br />

maître <strong>Calvin</strong> y donne sa leçon de théologie. Les<br />

Libertins mènent si grand tapage qu'on ne s'entend<br />

plus dans le temple. Alors le réformateur,<br />

interrompant son cours, s'élance au milieu d'eux<br />

pour leur reprocher l'insolence <strong>et</strong> l'importunité<br />

d'une telle conduite.<br />

Pendant ce temps, les réfugiés français ne cessent<br />

d'arriver. La plupart de ces malheureux sont conduits<br />

à « l'Hôpital pestilentiel ».<br />

En 1550, on en a reçu cent vingt-deux, dont les<br />

deux Colladon, Robert Estienne, <strong>et</strong>c.. L'année<br />

suivante, leur nombre croît encore. <strong>Calvin</strong> est dans<br />

un grand embarras pour les loger. Sa maison est<br />

pleine de solliciteurs, <strong>et</strong> quand il sort, on le voit<br />

toujours accompagné d'une garde de Français qui,<br />

tout ensemble, le protègent <strong>et</strong> le comprom<strong>et</strong>tent,<br />

car beaucoup d'entre eux se tiennent mal <strong>et</strong> vivent<br />

assez lâchement.<br />

<strong>Calvin</strong> les réprimande avec une âpre énergie.<br />

« Il y a », dit-il, « beaucoup d'affronteurs qui courent


LA MORT D'IDELETTE 273<br />

l'aiguill<strong>et</strong>te, trottant çà <strong>et</strong> là pour dérober <strong>et</strong> tromper.<br />

Tels rustres étant déjà si décriés qu'ils ne peuvent<br />

trouver lieu aux églises de Dieu, pour user de leurs ruses,<br />

prenant leur vol d'un autre côté, babillent contre nous<br />

impudemment, disant tout ce qui vient en leur bouche.<br />

Que devons-nous faire ? Nous voyons des fainéants de<br />

moines, ou d'autres qui leur ressemblent du tout,<br />

encore qu'ils n'aient jamais vêtu le froc, qui tous prom<strong>et</strong>tent<br />

qu'ils seront p<strong>et</strong>its anges, <strong>et</strong> si on leur trouve<br />

moyen de vivre, qu'ils se contenteront de pain <strong>et</strong> d'eau.<br />

Toutes ces belles vanteries de patience s'en vont incontinent<br />

en fumées, <strong>et</strong> après avoir montré quelque temps<br />

combien ils sont fainéants <strong>et</strong> inutiles, troussent quilles<br />

sans sonner mot.<br />

« Je confesse que beaucoup qui seront venus ici<br />

espérant y trouver condition, après l'avoir cherchée,<br />

s'en r<strong>et</strong>ournent frustrés de leur espoir, comme il ne se<br />

peut autrement en si grande multitude de gens qui<br />

demandent... <strong>et</strong> ces galants iront ensuite semer leurs<br />

complaintes partout, pleins de mensonges incroyables. »<br />

Tous ceux, bien entendu, qui ressortent de<br />

Genève aussi gueux qu'ils y sont venus, après<br />

avoir cru faire fortune, en rej<strong>et</strong>tent la faute sur<br />

<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> l'accusent de tous les vices. On lui en<br />

veut du lazar<strong>et</strong> immonde où Perrin fait entasser<br />

les « bannys » français, de l'étroitesse de Genève,<br />

de son encombrement, de ses rigueurs... Car, tout<br />

autant que les Genevois, beaucoup de ces gens-là<br />

prétendent jouer, boire <strong>et</strong> aimer librement.<br />

C'est alors que survient Bolsec. Nous l'avons<br />

rencontré à la cour de Ferrare, lors du voyage de<br />

<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> de son ami du Till<strong>et</strong>. L'ancien moine a<br />

louvoyé longtemps entre le catholicisme <strong>et</strong> le<br />

protestantisme, puis il s'est résolu à combattre le<br />

réformateur.<br />

Attaché au service du sieur de Falais en qualité<br />

CALVIN.<br />

18


274 CALVIN<br />

de médecin, encore qu'il n'ait jamais étudié la<br />

médecine, Bolsec est venu s'établir à Veigy, dans<br />

le Chablais, où il n'a pas tardé de tenir « quelques<br />

propos égarés » qui l'ont fait citer devant le Consistoire.<br />

<strong>Calvin</strong> le réfute, s'efforçant « de ne pas<br />

l'aigrir », <strong>et</strong> Bolsec est enfermé. M. de Falais<br />

demande alors qu'on lui rende son médecin<br />

« avant que les maladies d'hiver, auxquelles il est<br />

suj<strong>et</strong>, le reprennent. »<br />

Le 9 novembre 1551, le Conseil décide que<br />

Bolsec n'ira plus en ville sans être accompagné<br />

d'un conseiller qui le conduira par le plus court<br />

chemin, sans parler à personne. Sur quoi le crieur<br />

public annonce à grand son de tromp<strong>et</strong>te que<br />

Bolsec est condamné au bannissement perpétuel.<br />

C<strong>et</strong>te victoire n'empêche pas la situation de maître<br />

<strong>Calvin</strong> de devenir de jour en jour plus critique. Le<br />

13 novembre 1552, le Conseil général, ayant à<br />

nommer le lieutenant criminel <strong>et</strong> deux auditeurs,<br />

choisit pour lieutenant Tissot, beau-frère de<br />

Perrin. Puis les élections des syndics de l'année 1553<br />

lui sont défavorables. Perrin est élevé à la dignité<br />

de premier syndic, <strong>et</strong> se trouve bientôt confirmé<br />

dans ses fonctions de capitaine général. C'est le<br />

triomphe des Libertins ! Ceux-ci ne vont pas être<br />

longs à débarrasser la ville du Français mélancolique<br />

<strong>et</strong> de toute sa clique de « bannys » pouilleux<br />

! C'est, du moins, ce qu'on peut croire <strong>et</strong> ce<br />

qu'ils ne laissent pas de prom<strong>et</strong>tre en termes peu<br />

congrus.


CHAPITRE XX<br />

MICHEL SERVET<br />

apparaît Michel Serv<strong>et</strong>.<br />

ALORS Il arrive à Genève vers le 12 août de l'année<br />

1553. C'est un homme de p<strong>et</strong>ite taille <strong>et</strong> de médiocre<br />

apparence. La prunelle flambe dans l'oeil<br />

noir. Il est monté sur un cheval loué à Salenove<br />

<strong>et</strong> qu'il arrête, maintenant, devant l'hostellerie de<br />

la Rose, au Molard.<br />

Il a croupi pendant plusieurs semaines au fond<br />

d'un cul-de-fosse, il a contemplé l'Inquisition dans<br />

son appareil le plus effrayant, <strong>et</strong> il ne doit qu'à sa<br />

fuite de Vienne de n'avoir pas été brûlé vif avec<br />

ses livres, conformément à la sentence ecclésiastique<br />

rendue contre lui. Depuis lors, on l'a rencontré<br />

maintes fois sur la route qui va de Bâle à Strasbourg.<br />

Sans doute attendait-il la chute de <strong>Calvin</strong>.<br />

Tout, en eff<strong>et</strong>, semble l'annoncer, <strong>et</strong> le jour où il<br />

a cru le Picard irrémédiablement perdu, l'Espagnol<br />

a vu dans Genève son plus sûr asile.<br />

Mais là, il ne peut se tenir caché. Une sorte de<br />

démon le pousse à entendre parler son plus mortel<br />

ennemi. Et un soir, après dîner, l'ancien médecin<br />

se mêle aux fidèles qui se rendent à la Madeleine


276 CALVIN<br />

pour y écouter un sermon du réformateur. Des<br />

gens, alors, le reconnaissent <strong>et</strong> s'empressent d'aller<br />

prévenir maître <strong>Calvin</strong>.<br />

Celui-ci est plein de ressentiment contre l'Espagnol,<br />

qui n'a guère ménagé son amour-propre.<br />

Depuis le jour où Serv<strong>et</strong> a fait attendre <strong>Calvin</strong> en<br />

un rendez-vous auquel il ne s'est point rendu, une<br />

correspondance volumineuse s'est établie entre<br />

eux, <strong>et</strong> l'ancien médecin, emporté par son caractère<br />

arrogant, l'a bientôt pris de haut avec le réformateur,<br />

leçons.<br />

auquel il s'est avisé de vouloir donner des<br />

« Je t'ai souvent averti que tu faisais fausse route, »<br />

lui a-t-il dit, « en adm<strong>et</strong>tant c<strong>et</strong>te monstrueuse distinction<br />

des trois essences divines. Cesse donc de tordre<br />

la loi contre nous, comme si tu avais affaire à un juif.<br />

Puisque tu ne distingues pas comme il faut entre un<br />

gentil, un juif <strong>et</strong> un chrétien, je t'instruirai comme il<br />

faut sur ce peint. »<br />

<strong>Calvin</strong>, enfin, s'était fâché.<br />

« Fasse le Seigneur », avait-il dit dans sa dernière<br />

l<strong>et</strong>tre, «que, déposant ton orgueil, tu consentes à devenir<br />

un humble disciple de la vérité ! »<br />

Il avouait, toutefois, que lui-même n'avait pas<br />

toujours ménagé son correspondant, <strong>et</strong> qu'il tâchait<br />

parfois à lui « attramper ses bouillons ».<br />

En février 1546, toutes relations avaient été<br />

rompues entre eux.<br />

<strong>Calvin</strong> avait écrit à Farel :<br />

Serv<strong>et</strong> m'a écrit dernièrement <strong>et</strong> a joint à ses l<strong>et</strong>tres<br />

un énorme volume de ses rêveries, en m'avertissant<br />

avec une arrogance fabuleuse que j'y verrais des choses<br />

étonnantes <strong>et</strong> inouïes. Il m'offre de venir ici, si cela


MICHEL SERVET 277<br />

me plaît, mais je ne veux pas lui engager ma parole,<br />

car s'il venait, je ne souffrirais pas, pour peu que mon<br />

autorité eut de valeur dans c<strong>et</strong>te cité, qu'il en sortit<br />

vivant.<br />

Serv<strong>et</strong> lui avait écrit pour la dernière fois :<br />

Je m'arrête. Renvoie-moi donc mes manuscrits, <strong>et</strong><br />

porte-toi bien. Si tu crois véritablement que le pape<br />

est l'Antechrist, tu croiras aussi que la Trinité <strong>et</strong> le<br />

pédobaptisme qui font partie de la doctrine du pape,<br />

sont la doctrine des démons. Encore une fois, adieu.<br />

Il venait de publier, à Vienne, son Christianisme<br />

Restitutio, c'est-à-dire : R<strong>et</strong>our de toute l'Église<br />

apostolique à ses origines par le rétablissement de<br />

la connaissance de Dieu, de la foi chrétienne, de<br />

notre justification de la régénération, du baptême<br />

<strong>et</strong> de la manducation de la Cène du Seigneur, le<br />

règne de Dieu étant réédifié, le joug de l'impie<br />

Babylone brisé, <strong>et</strong> l'Antechrist avec tous les siens,<br />

anéantis de fond en comble.<br />

La présence d'un homme capable d'écrire de<br />

semblables folies fait courir les plus grands dangers<br />

à l'Église de Genève. <strong>Calvin</strong> avertit aussitôt<br />

le lieutenant criminel. Mais la loi de Genève<br />

voulant qu'il se présente un dénonciateur, <strong>et</strong> que<br />

ce dernier se constitue prisonnier en même temps<br />

que l'accusé, afin de subir le châtiment qu'aurait<br />

mérité le coupable si son accusation est reconnue<br />

fausse, le secrétaire de <strong>Calvin</strong>, le Français Nicolas<br />

de la Fontaine, se porte partie criminelle à la<br />

place de son maître. Il accuse Serv<strong>et</strong> d'être un<br />

propagateur de grandes hérésies, <strong>et</strong> rem<strong>et</strong> au<br />

seigneur lieutenant, Louis Tissot, une plainte où<br />

<strong>Calvin</strong> a résumé, en trente-neuf articles, les erreurs<br />

énoncées par Serv<strong>et</strong>.


278 CALVIN<br />

L'accusé, amené devant le Conseil, se montre<br />

fort prudent en tout ce qui touche à la doctrine,<br />

mais s'élève avec violence contre <strong>Calvin</strong>, qui étant<br />

« ivre d'opinions, <strong>et</strong> errant en beaucoup de passages<br />

», l'a maltraité dans ses écrits <strong>et</strong> dénoncé<br />

au tribunal de Vienne avec Guillaume de Trie.<br />

Les juges ayant déclaré Serv<strong>et</strong> criminel, décident<br />

de le maintenir en prison. Le p<strong>et</strong>it Conseil se<br />

transporte à l'Évêché, dans la salle où il tient ses<br />

audiences <strong>et</strong> l'on ouvre les débats.<br />

C'est le moment où <strong>Calvin</strong> se trouve entièrement<br />

engagé dans sa lutte contre les Libertins.<br />

Il est assailli de tous côtés, menacé, injurié. Il lui<br />

faut sans cesse se défendre contre les accusations<br />

de ses ennemis, discuter, affirmer, faire front de<br />

toutes parts <strong>et</strong> montrer tant d'énergie que les plus<br />

enragés en restent comme étourdis <strong>et</strong> reculent au<br />

moment de lui porter le dernier coup. Cependant,<br />

il prend le temps d'aller combattre Serv<strong>et</strong>.<br />

Les deux hommes s'affrontent. L'Espagnol est<br />

chargé de chaînes. Il n'a que des haillons pour le<br />

couvrir, <strong>et</strong> le froid de sa fosse lui donne des douleurs<br />

d'entrailles. Il y couche sur une litière d'ordure<br />

<strong>et</strong> dégage une odeur puante. Néanmoins, il<br />

n'a rien perdu de son arrogance, car il est certain<br />

de la chute prochaine de <strong>Calvin</strong>. Ne voit-il pas,<br />

assis parmi les juges, ses amis, Berthelier <strong>et</strong> le<br />

syndic Perrin ? Il professe impudemment sa doctrine.<br />

« Toutes créatures », dit-il, « sont de la substance<br />

de Dieu. »<br />

Et <strong>Calvin</strong> de répliquer :<br />

Comment, pauvre homme, si quelqu'un frappait ici<br />

ce pavé avec le pied, <strong>et</strong> qu'il dit qu'il foule ton Dieu,


MICHEL SERVET 279<br />

n'aurais-tu pas horreur d'avoir assuj<strong>et</strong>ti la majesté<br />

de Dieu à tel opprobre ?<br />

« Je ne fais nul doute », répond Serv<strong>et</strong>, « que ce banc<br />

<strong>et</strong> ce buff<strong>et</strong>, <strong>et</strong> tout ce qu'on pourra montrer, ne soit<br />

la substance de Dieu. »<br />

Derechef, quand il fut objecté que, donc, à son<br />

compte, le diable serait substantiellement Dieu,<br />

en se riant, il répond hardiment :<br />

En doutez-vous ? Quant à moi, je tiens ceci pour<br />

une maxime générale que toutes choses sont une partie<br />

<strong>et</strong> portion de Dieu, <strong>et</strong> que toute nature est son esprit<br />

substantiel.<br />

Un tel langage paraît à <strong>Calvin</strong> la plus abominable<br />

des hérésies, <strong>et</strong> il écrit à Farel :<br />

J'espère bien que la peine capitale sera prononcée<br />

contre lui. Je désire cependant qu'on adoucisse pour<br />

lui l'horreur du supplice.<br />

Sur quoi, dix jours plus tard, il revient disputer<br />

avec le prisonnier. Bientôt on voit s'allonger le<br />

visage des syndics qui siègent gravement derrière<br />

leurs chandelles. Les têtes dodelinent, les paupières<br />

s'abaissent sur les regards. De grosses mains<br />

dont les lumières font saillir les veines, cachent à<br />

demi de longs bâillements, <strong>et</strong> de lourdes bajoues<br />

tombent dans l'hermine des cols... Les membres<br />

du P<strong>et</strong>it Conseil sont las d'écouter des discussions<br />

théologiques auxquelles ils ne comprennent rien.<br />

Le syndic Perrin <strong>et</strong> Berthelier demandent que le<br />

procès se poursuive par écrit, en latin, de telle<br />

façon que les Églises suisses puissent être consultées.<br />

Il semble que la chute de <strong>Calvin</strong> soit maintenant


280 CALVIN<br />

imminente. On a exclu du P<strong>et</strong>it Conseil plusieurs<br />

de ses partisans pour m<strong>et</strong>tre à leur place ses ennemis<br />

les plus acharnés, <strong>et</strong> la majorité des citoyens se<br />

déclare ouvertement hostile au pasteur français.<br />

Le parti genevois a triomphé des étrangers. Et<br />

l'on a interdit aux ministres de continuer à siéger<br />

dans le Conseil général.<br />

Là-dessus, <strong>Calvin</strong> défend à Berthelier de participer<br />

à la cène. Mais le P<strong>et</strong>it Conseil casse le<br />

décr<strong>et</strong> du Consistoire. Indigné, le réformateur proteste<br />

qu'il mourra plutôt que d'endurer contre sa<br />

conscience la présence de l'excommunié à la sainte<br />

Table. Le Consistoire s'émeut à son tour, mais la<br />

Seigneurie maintient son arrêt. Cependant, le<br />

Conseil, redoutant une collision entre les deux<br />

pouvoirs, prie secrètement Berthelier de s'abstenir<br />

de demander la cène.<br />

<strong>Calvin</strong>, qui ignore c<strong>et</strong>te démarche, se prépare<br />

au combat.<br />

Le dimanche 3 septembre, la foule envahit<br />

Saint-Pierre. Tous sont venus, amis <strong>et</strong> ennemis,<br />

afin d'assister au duel qui va m<strong>et</strong>tre aux prises<br />

l'autorité civile <strong>et</strong> l'autorité religieuse. Une grande<br />

inquiétude est peinte sur les visages.<br />

<strong>Calvin</strong> déclare, en terminant son prêche :<br />

Comme maintenant nous devons recevoir la sainte<br />

communion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, si quelqu'un<br />

la voulait ingérer à c<strong>et</strong>te table, à qui il serait<br />

défendu en Consistoire, il est certain que je me montrerai,<br />

pour ma vie, tel que je dois.<br />

Descendu de la chaire, il s'approche de la table<br />

sainte afin de distribuer aux fidèles le pain <strong>et</strong> le<br />

vin de la cène.<br />

Que Berthelier alors ne se présente pas le décon-


MICHEL SERVET 281<br />

certe. Il voit en c<strong>et</strong>te abstention, non un suj<strong>et</strong> de<br />

triomphe, mais le signe évident de sa défaite <strong>et</strong><br />

de son prochain exil. L'après-midi, remonté en<br />

chaire, il déclare qu'il ne sait si ce n'est pas son<br />

dernier sermon. Non point, dit-il, qu'il prenne congé<br />

de lui-même, mais on veut le contraindre à faire<br />

ce qui n'est pas licite devant Dieu, Il résistera 1.<br />

Alors Serv<strong>et</strong>, sentant son ennemi faiblir, décide<br />

de lui porter le dernier coup. Il perd toute prudence,<br />

redresse la tête, hausse singulièrement le<br />

ton :<br />

« Misérable », dit-il, « tu ne sais ce que tu dis. Tu<br />

poursuis à condamner les choses que tu n'entends<br />

point ; penses-tu étourdir les oreilles des juges par ton<br />

seul aboy de chien ? Tu as l'entendement confus, en<br />

sorte que tu ne peux entendre la vérité... Tu cries comme<br />

un aveugle dans les déserts, parce que l'esprit de vengeance<br />

brûle en ton coeur. Tu en as menti, tu en as<br />

menti, calomniateur ignorant ! »<br />

Il va même jusqu'à demander que son accusateur<br />

soit mis en jugement, donnant à son tour la<br />

liste des « articles sur lesquels Michel Serv<strong>et</strong><br />

demande que <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong> soit interrogé ».<br />

Je demande, messeigneurs, que mon faux accusateur<br />

soit puni poena talionis, que son bien me soit adjugé<br />

en récompense du mien que lui m'a fait perdre, <strong>et</strong> qu'il<br />

soit détenu prisonnier comme moi jusqu'à ce que la<br />

cause soit définie par mort de lui ou de moi, ou autre<br />

peine.<br />

1. En décembre 1552 il écrit : « Il n'y a rien de plus<br />

tentant que de se laisser emporter par son ardeur. Et<br />

je n'oublie pas du tout quelle est la violence de mon<br />

tempérament. »


282 CALVIN<br />

<strong>Calvin</strong> lui-même demeure un moment étourdi<br />

d'un tel emportement.<br />

« J'étais devant lui timide <strong>et</strong> humble comme si<br />

j'avais été le prisonnier », dira-t-il plus tard, « <strong>et</strong> si<br />

j'avais eu à répondre de ma doctrine. Je crains en vérité,<br />

que les gens de bien ne m'accusent de trop de mollesse.<br />

»<br />

Serv<strong>et</strong>, ayant reçu les trente-huit propositions<br />

tirées de ses écrits <strong>et</strong> dressées par <strong>Calvin</strong>, y répond<br />

vingt-quatre heures plus tard. Sur quoi, deux jours<br />

après, <strong>Calvin</strong> réplique à son tour. L'Espagnol <strong>et</strong><br />

le Picard ne se ménagent pas les injures. Enfin<br />

la Seigneurie décide de consulter les principaux<br />

magistrats <strong>et</strong> les chefs des Églises suisses.<br />

<strong>Calvin</strong> écrit à tous, <strong>et</strong> Farel l'appuie.<br />

Le 18 octobre 1553, le messager revient à Genève<br />

porteur des réponses des quatre cantons, réponses<br />

plus ou moins mesurées <strong>et</strong> plus ou moins tristes<br />

dans la forme, mais unanimes quant au fond :<br />

« Nous prions le Seigneur », disait-on de Berne, « qu'il<br />

vous donne un esprit de prudence, de conseil <strong>et</strong> de<br />

force, afin que vous m<strong>et</strong>tiez votre Église <strong>et</strong> les autres<br />

à l'abri de c<strong>et</strong>te peste, <strong>et</strong> qu'en même temps vous ne<br />

fassiez rien qui puisse paraître malséant chez un magistrat<br />

chrétien... »<br />

« Nous sommes persuadés », répond l'Église de Bâle,<br />

« que vous ne manquerez ni de la prudence chrétienne,<br />

ni du zèle des saints, pour remédier à un mal qui a<br />

déjà entraîné la ruine d'un grand nombre d'âmes. »<br />

Le Conseil de Zurich tient un langage plus<br />

précis :<br />

Vous ne laisserez venir en avant la méchante <strong>et</strong> fausse<br />

intention de votre dit prisonnier, laquelle est totale-


MICHEL SERVET 283<br />

ment contraire à la religion chrétienne <strong>et</strong> donne de<br />

grands scandales.<br />

Schaffhouse adopte l'avis de Zürich. Évidemment<br />

les quatre Églises conseillent la rigueur, sans<br />

vouloir encourir de responsabilité. Cependant, la<br />

Seigneurie hésite encore à prendre une décision,<br />

<strong>et</strong> plusieurs des syndics favorables à Serv<strong>et</strong>, entre<br />

autres Amy Perrin, s'absentent de Genève afin<br />

de faire ajourner le jugement.<br />

Pendant ce temps, Serv<strong>et</strong> gémit dans sa prison.<br />

Son ton a bien changé. Il est maintenant humble<br />

<strong>et</strong> suppliant.<br />

« Magnifiques seigneurs », dit-il, « il y a bien trois<br />

semaines que je désire <strong>et</strong> demande audience <strong>et</strong> n'ai<br />

jamais pu l'avoir. Je vous supplie, pour l'amour de<br />

Jésus-Christ, de ne me refuser ce que vous ne refuseriez<br />

à un Turc, en vous demandant justice. J'ai à vous dire<br />

choses d'importance <strong>et</strong> bien nécessaires. Quant à ce<br />

que vous aviez commandé qu'on me fît quelque chose<br />

pour me tenir n<strong>et</strong>, rien n'en a été fait, <strong>et</strong> je suis plus<br />

piètre que jamais. Et davantage, le froid me tourmente<br />

grandement à cause de ma colique <strong>et</strong> rompure, laquelle<br />

m'engendre d'autres pauvr<strong>et</strong>és qu'ai honte de vous<br />

écrire. C'est grande cruauté que je n'aye congé de parler,<br />

seulement pour remédier à mes nécessités. Pour l'amour<br />

de Dieu, messeigneurs, donnez-y ordre, ou pour pitié,<br />

ou pour le devoir. »<br />

Le 26 octobre, le Conseil se réunit de nouveau<br />

pour décider du sort de Serv<strong>et</strong>. Ce jour-là encore,<br />

dans la salle du jugement, la plupart de ses protecteurs<br />

s'abstiennent de paraître, <strong>et</strong> Amy Perrin<br />

s'efforce en vain de sauver le malheureux médecin.<br />

Il demande que le prévenu soit déclaré innocent<br />

<strong>et</strong> renvoyé absous, puis que l'affaire soit portée


284<br />

CALVIN<br />

devant le Conseil des Deux-Cents. Mais la réponse<br />

de messieurs de Berne a montré clairement qu'il<br />

fallait user de sévérité. Les juges genevois ont<br />

accoutumé de se plier aux désirs de c<strong>et</strong>te dangereuse<br />

alliée. Serv<strong>et</strong> est condamné sans débat.<br />

« Ici », dit le protocole de la séance, « a été parlé<br />

de Michel Serv<strong>et</strong>, prisonnier, <strong>et</strong> vu le sommaire d'iceluy,<br />

le rapport de ceux auxquels on a consulté, <strong>et</strong> considéré<br />

les grandes erreurs <strong>et</strong> blasphèmes, est arrêté, il soit<br />

condamné à être mené en Champel, <strong>et</strong> là être brûlé<br />

tout vif, <strong>et</strong> soit exécuté à demain <strong>et</strong> ses livres brûlés. »<br />

<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> ses amis ne s'attendaient pas à une<br />

aussi grande sévérité, <strong>et</strong> la décision du Conseil les<br />

plonge dans la consternation.<br />

Le pasteur s'épouvante. Sa débilité le rend plus<br />

nerveux que ne le sont d'ordinaire les hommes de<br />

la Renaissance, <strong>et</strong> sa chair se hérisse à la pensée<br />

de l'atroce bûcher. Certes, Serv<strong>et</strong> mérite une<br />

punition, car il a gravement offensé Dieu <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>,<br />

depuis longtemps, est résolu à le faire mourir dès<br />

qu'il en aura le pouvoir, afin de débarrasser la<br />

chrétienté d'un monstre plein de folie <strong>et</strong> de blasphème.<br />

Mais jamais il n'a souhaité qu'on le brûlât<br />

tout vif.<br />

« Quiconque<br />

par le glaive.<br />

a outragé<br />

»<br />

Dieu », dit-il, « doit périr<br />

C'est donc le glaive qu'il voudrait faire substituer<br />

au feu. Il s'efforce d'autant plus de décider le<br />

Conseil à renoncer au bûcher que celui-ci est<br />

justement le moyen employé par les inquisiteurs<br />

romains <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> redoute, non sans raison, que<br />

ce soit leur ressembler que de faire comme eux.<br />

Certes, le vulgaire ne manquera pas de comparer<br />

les créatures du papisme aux protestants. Il y a


MICHEL SERVET 285<br />

des intelligences assez faibles <strong>et</strong> des sophistes assez<br />

effrontés pour tenir ce raisonnement : Rome fait<br />

m<strong>et</strong>tre à mort ceux qui ne partagent pas sa doctrine.<br />

Donc le meilleur moyen de se montrer anti-<br />

papiste serait justement de ne tuer personne.<br />

Qu'on se garde bien, surtout, de se laisser éblouir<br />

par de tels mensonges !<br />

Ce n'est pas de tuer que Rome est coupable,<br />

c'est de tuer sans avoir pour elle la vérité.<br />

« Quelques-uns, scandalisés » (par les moyens employés<br />

par les catholiques) « ont en horreur toutes<br />

punitions, sans discerner si elles sont justes ou non...<br />

Mais quoi ! Si les papistes sont ainsi excessifs en tyrannie,<br />

ce n'est pas à dire pourtant que toute sévérité soit<br />

à condamner... Nous condamnons, à juste raison, le<br />

zèle enragé <strong>et</strong> sans science qui transporte les papistes ;...<br />

Mais si on repousse un zèle inconsidéré à cause de<br />

l'ignorance, pour ce qu'il n'est point fondé en raison,<br />

pourquoi, je vous prie, le zèle ne sera-t-il louable en<br />

un fidèle, quand il débat pour la vraie foi qui lui est<br />

certaine ? »<br />

C'est la certitude qui donne le droit de punir,<br />

<strong>et</strong> l'infaillibilité qui donne le devoir. Par conséquent,<br />

les calvinistes seuls auront <strong>et</strong> ce devoir <strong>et</strong><br />

ce droit.<br />

Dieu ne commande pas de maintenir si étroitement<br />

toute religion quelle qu'elle soit, mais celle qu'il a<br />

ordonné de sa propre bouche. Ainsi le scandale qui<br />

trouble beaucoup de simples gens est ôté : ils craignent<br />

que, sous couleur de défendre la vraie religion, les bourreaux<br />

du pape ne soient armés à faire leurs cruautés...<br />

Dieu condamne la témérité de tous ceux qui entre-<br />

prennent de défendre à feu à sang une religion forgée<br />

à l'appétit des hommes.


286 CALVIN<br />

Donc <strong>Calvin</strong> veut très fermement la mort de<br />

Serv<strong>et</strong>, mais s'attriste de la façon dont il va la<br />

recevoir.<br />

Il écrit à Farel :<br />

Le scélérat a été condamné sans contestation. Il sera<br />

conduit demain au supplice. Nous nous sommes efforcés<br />

de faire changer le genre de mort, mais en vain.<br />

Serv<strong>et</strong>, dans sa prison, attend toujours que ses<br />

amis le délivrent. En apprenant l'arrêt de mort<br />

qui vient d'être prononcé contre lui, il demeure<br />

stupéfait.<br />

« Quand on lui eut apporté les nouvelles de mort, »<br />

écrit <strong>Calvin</strong>, «il était par intervalle, comme ravi. Après,<br />

il j<strong>et</strong>ait des soupirs qui r<strong>et</strong>entissaient dans toute la<br />

salle ; parfois<br />

il se m<strong>et</strong>tait à hurler comme un homme<br />

hors de sens. Bref, il n'y avait non plus de contenance<br />

qu'en un démoniaque. Sur la fin, le cri surmonta tellement<br />

que sans cesse, en frappant sa poitrine, il criait<br />

en espagnol : Misericordia ! Misericordia !<br />

Farel, qui est accouru de Neufchâtel au bruit<br />

de ce procès, s'efforce de l'amener à un repentir<br />

qui sauvera son âme <strong>et</strong> fera peut-être adoucir le<br />

supplice. Il le presse d'avoir une entrevue avec<br />

<strong>Calvin</strong>. Le Conseil autorise le pasteur à se rendre<br />

à la prison, accompagné des seigneurs Cornu <strong>et</strong><br />

Bonna. L'un de ceux-ci lui demande ce qu'il a à<br />

dire<br />

crier<br />

à <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> le malheureux<br />

« merci ! »<br />

répond qu'il veut<br />

« Je proteste », lui dit <strong>Calvin</strong>, « que je n'ai jamais<br />

poursuivi contre toi aucune injure particulière. Tu dois<br />

te ramentevoir qu'il y a plus de seize ans, étant à Paris,<br />

je ne me suis épargné à te gagner à Notre-Seigneur, <strong>et</strong><br />

si tu t'étais accordé à raison, je me fusse employé à te


MICHEL SERVET 287<br />

réconcilier avec tous les bons serviteurs de Dieu. Tu<br />

as fui alors la lutte, <strong>et</strong> je n'ai laissé pourtant à t'exhorter<br />

par l<strong>et</strong>tres ; mais tout a été inutile ; tu as j<strong>et</strong>é contre<br />

moi je ne sais quelle rage plutôt que colère. Du reste,<br />

je laisse là ce qui concerne ma personne. Pense plutôt à<br />

crier merci à Dieu que tu as blasphémé en voulant<br />

effacer les trois Personnes qui sont en son essence ;<br />

demande pardon au Fils de Dieu, que tu as défiguré <strong>et</strong><br />

comme renié pour Sauveur. »<br />

A ces paroles, Serv<strong>et</strong> demeure silencieux. Il n'a<br />

qu'un mot à dire pour échapper au bûcher. Qu'il<br />

reconnaisse les trois Personnes de Dieu, <strong>et</strong> on ne<br />

le brûle plus tout vif. Mais, dans son ordure, ses<br />

haillons, sa misère, son épouvante, une dernière<br />

fierté lui reste. Il ne se reniera point, <strong>et</strong> c'est en<br />

vain que Farel l'exhorte à confesser son erreur.<br />

Alors <strong>Calvin</strong> se r<strong>et</strong>ire, obéissant à saint <strong>Paul</strong>,<br />

qui a recommandé :<br />

Évite l'homme hérétique après l'avoir averti une<br />

première fois <strong>et</strong> une seconde fois, sachant qu'un tel<br />

homme est perverti <strong>et</strong> qu'il pèche, étant condamné par<br />

lui-même.<br />

Le 27 octobre 1553, vers onze heures du matin,<br />

Serv<strong>et</strong> entend remuer des chaînes <strong>et</strong> voit s'ouvrir<br />

la porte de sa cellule. Les archers le poussent<br />

dehors. Ses paupières battent au grand jour qui<br />

les brûle, <strong>et</strong> le malheureux trébuche entre les<br />

chaînes qu'on entend cliqu<strong>et</strong>er à chacun de ses<br />

pas. Le froid de sa fosse, les coliques <strong>et</strong> la faim<br />

lui ont verdi la face. Une barbe, dont la sal<strong>et</strong>é a<br />

collé les poils, est répandue sur sa poitrine, <strong>et</strong> ses<br />

cheveux gras tombent sur son cou. Il marche au<br />

milieu des soldats. Farel est à côté de lui. Montés<br />

sur des chevaux <strong>et</strong> revêtus des insignes de leur


288 CALVIN<br />

charge, le seigneur lieutenant <strong>et</strong> le sautier conduisent<br />

le lugubre cortège.<br />

Une estrade se dresse devant l'hôtel de ville. Le<br />

syndic Darlod s'y tient debout, <strong>et</strong> les soldats<br />

arrêtent le condamné devant lui. Resserré entre<br />

les maisons de l'étroite rue garnie de têtes, le<br />

convoi s'immobilise, <strong>et</strong> le peuple qui l'escortait<br />

regarde le syndic dressé sur ses planches. Celui-ci<br />

élève le papier qu'il tient à la main, <strong>et</strong> sa voix<br />

r<strong>et</strong>entit dans la rue, au-dessus de la foule silencieuse.<br />

La tête basse, la chair molle, l'oeil vide,<br />

le condamné entend son arrêt de mort :<br />

Désirant de purger l'Église de Dieu de tel infestement<br />

<strong>et</strong> r<strong>et</strong>rancher d'ycelle tel membre pourri, ayant<br />

invoqué le nom de Dieu pour faire droit jugement,<br />

disant au nom du Père, du Fils <strong>et</strong> du Saint-Esprit, par<br />

ycelle notre définitive sentence, toi, Michel Serv<strong>et</strong>,<br />

condamnons à devoir être lié <strong>et</strong> mené au lieu de Champel<br />

<strong>et</strong> là devoir être, à un pilotis attaché <strong>et</strong> brûlé tout vif<br />

avec ton livre tant écrit qu'imprimé, jusqu'à ce que<br />

ton corps soit réduit en cendres ; <strong>et</strong> ainsi finiras tes<br />

jours, pour donner exemple aux autres qui tel cas voudraient<br />

comm<strong>et</strong>tre.<br />

Aux derniers mots, le malheureux Serv<strong>et</strong> sort<br />

brusquement de sa prostration. Il est plein d'épouvante<br />

<strong>et</strong> lève vers le syndic une tête révulsée où<br />

roule un regard fou. Son corps se tend, ses bras<br />

essaient de se dégager de leurs chaînes <strong>et</strong> d'en<br />

rompre les maillons. Il voudrait joindre les mains,<br />

se traîner aux genoux des juges, implorer leur<br />

clémence. Il s'écrie que, s'il s'est trompé, il n'y a<br />

point mis de malice. Il a pensé écrire selon l'Écriture,<br />

<strong>et</strong> il demande que sa peine <strong>et</strong> son genre de<br />

mort soient adoucis.


MICHEL SERVET 289<br />

Alors, une voix solennelle tombe sur lui comme<br />

un glas : A moins de rétractation publique, le<br />

jugement est irrévocable. Il sera brûlé.<br />

Le cortège se rem<strong>et</strong> en marche. Il passe sous la<br />

porte du château, traverse le Bourg-de-Four,<br />

gravit la rue Saint-Antoine.<br />

Maintenant, le malheureux condamné a recouvré<br />

le calme. Encadré de ses archers, il marche vers<br />

le supplice, au côté de Farel, qui, depuis la prison,<br />

n'a cessé de se tenir auprès de lui. Les deux hommes<br />

prient <strong>et</strong>, à mesure qu'ils avancent, le silence s'établit.<br />

Les gens se détournent de leurs occupations pour<br />

les regarder passer <strong>et</strong> des lamentations leur<br />

échappent. Les femmes, dans les maisons, récitent<br />

des prières, comme si c'était déjà un mort que le<br />

convoi emmène à sa sépulture. Puis on sort de la<br />

ville. Le cortège gravit la colline de Champel.<br />

Alors les deux hommes qui marchent côte à côte,<br />

le condamné <strong>et</strong> le pasteur, prient avec plus de<br />

ferveur encore. Un appel désespéré à Dieu monte<br />

de leur coeur. Le bûcher est là, devant eux, dressé<br />

sur la colline. Il a été construit avec des fagots de<br />

chêne-vert dont on n'a même pas ôté les feuilles.<br />

On y a mis aussi des bûches pour que le feu dure<br />

un certain temps, au cas où l'homme serait long<br />

à mourir.<br />

Le bourreau est là, tout prêt à se saisir du condamné<br />

<strong>et</strong> Farel, une fois encore, supplie le malheureux<br />

de reconnaître son erreur. Mais Serv<strong>et</strong> ne<br />

veut pas se renier pour sauver sa vie. Au moment<br />

de se voir attaché au poteau du bûcher, il est parvenu<br />

à vaincre l'horreur de sa chair. Il répond<br />

qu'il souffre la mort injustement, <strong>et</strong> qu'il prie Dieu<br />

d'être miséricordieux à ses ennemis. Puis, se j<strong>et</strong>ant<br />

à genoux, il s'écrie :<br />

CALVIN.<br />

19


290 CALVIN<br />

O Dieu, conserve mon âme ! O Jésus, Fils du Dieu<br />

éternel, aie pitié de moi !<br />

Le bourreau se saisit de lui <strong>et</strong>, le traînant sur<br />

le bûcher, l'attache à un pieu par une chaîne de<br />

fer, de telle façon que ses pieds reposent sur la<br />

terre. Il lui entoure quatre ou cinq fois le cou<br />

d'une corde épaisse <strong>et</strong> lui m<strong>et</strong> sur la tête une couronne<br />

de paille saupoudrée de soufre. Le malheureux<br />

a son livre suspendu au côté.<br />

R<strong>et</strong>irés à quelques pas du bûcher, Farel <strong>et</strong><br />

<strong>Calvin</strong> contemplent l'Espagnol avec surprise. Au<br />

moment de mourir, il se tait ! Il a abandonné la<br />

polémique. Il n'est plus occupé que de son éternité.<br />

Ce silence suprême de Serv<strong>et</strong> déconcerte<br />

<strong>Calvin</strong>, qui ne l'adm<strong>et</strong> pas, ne le comprend pas.<br />

Bien loin d'admirer la belle fierté de l'Espagnol,<br />

le pasteur se dit que, s'il se trouvait attaché à sa<br />

place au poteau du bûcher, il disputerait encore<br />

jusqu'à ce que les flammes l'étouffent, afin d'affirmer<br />

une dernière fois sa doctrine.<br />

Serv<strong>et</strong> prie entre les mains du bourreau. Il ne<br />

s'interrompt que pour demander à c<strong>et</strong> homme de<br />

ne pas le tourmenter longtemps. Puis le bourreau<br />

allume sa torche <strong>et</strong>, le bras tendu, la promène en<br />

rond.<br />

A la vue du feu, le malheureux crie si horriblement<br />

qu'il épouvante tout le peuple massé sur la<br />

colline pour le regarder mourir.<br />

Les flammes commencent de l'entourer. C'est<br />

un p<strong>et</strong>it feu qui fera durer longtemps le supplice,<br />

<strong>et</strong> l'homme tout rouge se tord sur son poteau<br />

devant les Genevois qui le contemplent. Au bout<br />

d'un moment, comme il n'en finit pas de languir,<br />

des gens du peuple courent j<strong>et</strong>er des fagots au


MICHEL SERVET 291<br />

brasier, qui rebondit en flammes hautes <strong>et</strong> claires.<br />

Il en sort une voix horrible : « Jésus, Fils du Dieu<br />

éternel, aie pitié de moi ! » crie l'Espagnol à moitié<br />

consumé. Et, après un tourment d'une demi-heure,<br />

il expire enfin.<br />

Le bûcher <strong>et</strong> l'homme ne sont plus que cendres<br />

noires. Les Genevois consternés s'en r<strong>et</strong>ournent<br />

vers la ville. Les deux pasteurs descendent la<br />

colline, sans guère se douter qu'ils viennent de<br />

faire un martyr. Leurs deux coiffures plates<br />

s'agitent à côté l'une de l'autre, car ils argumentent<br />

encore sur le supplice de Michel Serv<strong>et</strong>, que maître<br />

<strong>Calvin</strong> accable de son mépris : « Michel Serv<strong>et</strong><br />

est mort sans vouloir confesser son erreur ! »<br />

répètent les deux amis avec indignation.<br />

Ils ont l'intransigeance des hommes de leur<br />

temps 1, <strong>et</strong>, plutôt que d'admirer le courage du<br />

médecin, ils s'en irritent <strong>et</strong> n'y voient qu'une<br />

obstination d'orgueilleux,<br />

de comprendre d'autre<br />

car ils<br />

foi que<br />

sont incapables<br />

la parle d'une « opiniâtr<strong>et</strong>é furieuse<br />

leur. <strong>Calvin</strong><br />

», d'une « stupidité<br />

brutale », <strong>et</strong> ne veut pas que Serv<strong>et</strong> ait<br />

été un martyr, parce qu'au moment de mourir il<br />

s'est tu au lieu de clamer sa foi.<br />

Argumenter, rétorquer, disputer sans trêve jusqu'à<br />

perdre le souffle, pour faire prévaloir sa doctrine,<br />

user ses forces en un combat de tous les<br />

instants, c'est ce qu'il fait, lui, dans la débilité<br />

de son corps <strong>et</strong> le tumulte des affaires publiques.<br />

1. «Parce que les méchants savent que je suis irritable,<br />

ils s'efforcent continuellement <strong>et</strong> de toutes les façons<br />

d'exciter ma bile pour me faire perdre la patience. Mais<br />

quoique la lutte ait été difficile pour moi, jamais ils n'ont<br />

obtenu ce qu'ils voulaient, que je me détournasse de ma<br />

route. »<br />

L<strong>et</strong>tre de <strong>Calvin</strong> à Bullinger, 27 octobre 1553.


292 CALVIN<br />

A peine est-il revenu du supplice de Serv<strong>et</strong> qu'il<br />

lui faut reprendre la querelle sur la cène <strong>et</strong> entamer<br />

une longue controverse avec Westphal.<br />

En même temps, il paraît se consolider en sa<br />

place. Le 24 février 1554, trois syndics sur quatre<br />

sont pris dans son parti. Ses anciens ennemis<br />

semblent vouloir se réconcilier avec lui. Ils se sont<br />

engagés, par serment, à obéir à Dieu, à garder sa<br />

parole <strong>et</strong> à obéir à la Seigneurie. Pour fêter c<strong>et</strong><br />

accord, le P<strong>et</strong>it Conseil en entier, les seigneurs<br />

de la justice, plusieurs des seigneurs de la ville<br />

<strong>et</strong> maître <strong>Calvin</strong> ont dîné ensemble.<br />

En réalité, le fond du débat n'a pas été abordé.<br />

« Appelé devant le conseil », écrit <strong>Calvin</strong> à Bullinger,<br />

« j'ai déclaré pardonner à tous ceux qui se repentaient.<br />

Mais j'ai fait observer que j'étais seul présent de tout<br />

le Consistoire, <strong>et</strong> que j'aimerais plutôt mourir cent fois<br />

que de m'arroger ce qui appartient à toute l'Église. »<br />

Et il pense bien que la lutte va reprendre, car<br />

il dit :<br />

« L'Église de Genève est, comme l'arche de Noé,<br />

ballottée sur les eaux du déluge. »<br />

En eff<strong>et</strong>, dès le 18 novembre 1554, <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong><br />

son parti subissent un échec électoral. Les Libertins<br />

font nommer l'un des leurs lieutenant.<br />

<strong>Calvin</strong> est dans une excitation incroyable : un<br />

jour, il présente au Conseil sa défense du Consensus<br />

de Zürich. Il écrit alors à Farel :<br />

«Peu s'en est fallu que je me j<strong>et</strong>asse au feu, car lorsque<br />

je le montrai au Conseil, celui-ci décida de le rem<strong>et</strong>tre<br />

à des censeurs. A c<strong>et</strong>te réponse, je m'enflammai tellement<br />

que je jurai aux quatre syndics : Dussè-je vivre<br />

mille ans, je ne publierai jamais plus rien dans c<strong>et</strong>te


MICHEL SERVET 293<br />

ville... Une blessure récente fit que mon coeur endolori<br />

vomit plus vite sa bile. »<br />

Ce qu'il voit autour de lui n'est pas fait pour le<br />

calmer. Les Genevois, bien qu'ils viennent de jurer<br />

le respect à la parole de Dieu, jamais encore ne se<br />

sont si bien moqués des ordonnances, des amendes<br />

<strong>et</strong> de la prison. Celle-ci n'effraie plus personne, <strong>et</strong><br />

le pasteur se plaint amèrement de voir les Genevois<br />

la transformer en un lieu de plaisir où ils se<br />

régalent de bons vins en compagnie des paillardes<br />

qui leur apportent de quoi pouvoir souper joyeusement<br />

sans toucher au pain sec <strong>et</strong> à l'eau claire<br />

de maître <strong>Calvin</strong>.<br />

Le 22 avril, celui-ci prêche contre « les gaudisseurs<br />

qui viennent au temple, au baptême, avec<br />

risées <strong>et</strong> gaudisseries ».<br />

Le lendemain, des parents réjouis n'en font pas<br />

moins battre le tambourin en menant leur enfant<br />

au baptême. Bien que ce soit défendu, les gens<br />

continuent de jouer aux quilles le jour de la cène,<br />

<strong>et</strong> les membres du Consistoire sont bien obligés<br />

d'avouer que « quand on va au sermon on trouve<br />

les cabar<strong>et</strong>s pleins de gens ». Une fois même, un<br />

pasteur étant entré dans une maison pour reprendre<br />

des personnes qui dansaient, est frappé<br />

à la tête. Que faire ? tout le monde se moque de<br />

la prison aussi bien que des prêches <strong>et</strong> des prêcheurs<br />

!<br />

Au milieu de tous ces embarras, <strong>Calvin</strong> est<br />

accablé du nombre toujours croissant des réfugiés<br />

français. Les persécutions de Cabrières <strong>et</strong> Mérindol<br />

en ont fait accourir plus de quatre cents à Genève.<br />

Ce troupeau est souvent indiscipliné <strong>et</strong> il faut<br />

tout le temps se fâcher.


294 CALVIN<br />

« De ceux même », dit <strong>Calvin</strong>, « qui ont abandonné<br />

leur pays pour venir ici servir Dieu, il y en a qui s'y<br />

portent assez lâchement... Que ceux qui sont venus<br />

ici de loin, qu'ils avisent à se gouverner saintement,<br />

comme en la maison de Dieu. Ils pouvaient bien vivre<br />

ailleurs en débauche, <strong>et</strong> ne fallait point qu'ils bougeassent<br />

de la papauté pour mener un train dissolu.<br />

Et de fait, il y en a aucuns desquels<br />

il vaudrait mieux<br />

s'être rompu le cou que d'avoir jamais mis le pied en<br />

c<strong>et</strong>te Église pour s'y porter si mal. »<br />

Les Genevois n'ont garde de laisser passer une<br />

si belle occasion de se scandaliser des étrangers<br />

<strong>et</strong> de les accuser de tous les crimes. Perrin les<br />

dénonce aux Bernois, qui font savoir à Genève<br />

que M. de Guise a entrepris de surprendre leur<br />

ville par le moyen des Français qu'ils y ont reçus.<br />

Ceux-ci sont encore au lit quand les soldats<br />

viennent bouleverser tout ce qui est chez eux. Le<br />

P<strong>et</strong>it Conseil a ordonné de fouiller les maisons où<br />

logent les étrangers, afin de saisir les armes qu'ils<br />

y tiennent cachées <strong>et</strong> de les j<strong>et</strong>er eux-mêmes en<br />

prison. Mais, en dépit de leurs recherches, les<br />

soldats ne trouvent à saisir que quelques arquebuses.<br />

Ce traitement a plongé <strong>Calvin</strong> dans la consternation.<br />

« Il m'est moins pénible », dit-il, «d'être attaqué personnellement<br />

que de voir ici des malheureux, proscrits<br />

pour Christ, tourmentés tous les jours par de telles<br />

vexations. »<br />

Lui-même n'est guère mieux traité que ses compatriotes.<br />

Les noms d'hérétique <strong>et</strong> d'Antechrist lui<br />

sont quotidiennement j<strong>et</strong>és à la face. Les Libertins<br />

l accusent de prêcher la doctrine de <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> non<br />

celle de Dieu. Un nommé Pétavel aurait dit :


MICHEL SERVET 295<br />

« Maulgré Dieu de <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> qu'il aimerait mieux<br />

trois chiens japper que ouïr ledit <strong>Calvin</strong>... <strong>et</strong> qu'il n'y<br />

a que deux diables en enfer, dont le dit <strong>Calvin</strong> en est<br />

un, <strong>et</strong> qu'il ne se souciait ni du Consistoire ni des<br />

Français. »<br />

<strong>Calvin</strong> ne monte pas une fois en chaire sans<br />

trembler à la pensée de ces l<strong>et</strong>tres sans date ni<br />

signature, « tendant à folle escripture d'amour »,<br />

que ses ennemis ont accoutumé de déposer sur sa<br />

chaise pour outrager sa pudeur. Et jusqu'en sa<br />

maison il est accablé d'injures que les Libertins<br />

lui envoient sous forme de pamphl<strong>et</strong>s. « Il y est<br />

tellement blâmé, dit-il alors au Conseil, que, sans<br />

être purgé de cela, il ne serait suffisant ni capable<br />

pour servir à l'Église ».<br />

Farel, accouru de Neuchâtel, réclame justice.<br />

Bolsec, revenu à Genève, joint bientôt ses<br />

injures aux malédictions des Libertins. Le décr<strong>et</strong><br />

d'expulsion décerné contre lui a été rapporté, <strong>et</strong><br />

il répand maintenant ses calomnies <strong>et</strong> ses insultes<br />

par la ville, en compagnie de Lange, Fonsell<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />

Zébédée, lequel déclare :<br />

« Le feu français a vaincu le feu espagnol, mais<br />

le feu de Dieu vaincra le feu français. »<br />

Berne se garde de prendre parti en c<strong>et</strong>te affaire,<br />

où le pasteur se trouve fort maltraité, <strong>et</strong>, le<br />

28 mars 1554, maître <strong>Calvin</strong>, accompagné d'un<br />

syndic, d'un conseiller <strong>et</strong> du pasteur Chauv<strong>et</strong>, va<br />

porter ses doléances au sénat de c<strong>et</strong>te ville. Celuilà<br />

déclare qu'il n'est pas prouvé que Zébédée a<br />

nommé expressément <strong>Calvin</strong> dans ses attaques,<br />

<strong>et</strong> que la calomnie repose uniquement sur une<br />

faute d'impression. Berne a juré la perte du pasteur,<br />

<strong>et</strong> les Libertins, forts de son appui, se montrent<br />

de plus en plus turbulents.


296 CALVIN<br />

Le 9 janvier 1555, une dizaine de Genevois,<br />

après avoir bien soupé pour se donner du coeur,<br />

prennent chacun une chandelle à la main <strong>et</strong> s'en<br />

vont par les rues en hurlant à tue-tête le refrain :<br />

« Gare, gare, il faut faire fanfare ! » Sur quoi ils<br />

entonnent le psaume : « Mon Dieu, mon Dieu,<br />

prête-moi l'oreille ! » qu'ils émaillent de grossières<br />

plaisanteries. Cependant qu'ils s'en vont ainsi, le<br />

bougeoir au poing, <strong>et</strong> font succéder au premier<br />

cantique le psaume guerrier : « Revenge-moi,<br />

prends ma querelle ! » un Français attardé dans<br />

la rue est attaqué par des gens qui lui enlèvent<br />

sa cape.


CHAPITRE XXI<br />

LE TRIOMPHE<br />

MAIS<br />

les calvinistes semblent bientôt reprendre<br />

le dessus. Le 3 février 1555, le Conseil général<br />

procède à l'élection des syndics. Quatre sur quatre<br />

sont amis de <strong>Calvin</strong>. Les Libertins abandonnent<br />

la place.<br />

Le capitaine Perrin demande alors que les nouveaux<br />

bourgeois, les Français amis de <strong>Calvin</strong>, ne<br />

puissent avoir d'armes <strong>et</strong> voter de dix ans. Le<br />

Conseil refuse, <strong>et</strong> le syndic Lambert reproche au<br />

capitaine les deux cents chevau-légers du roi qu'il<br />

voulait introduire dans la ville. Sur quoi Perrin<br />

parcourt les tavernes <strong>et</strong> les Libertins s'assemblent.<br />

Ils « proposent l'utilité publique ». Ne sont-ils<br />

pas les véritables maîtres de Genève ? Chabot,<br />

qu'ils appellent Bombardi, n'a qu'un mot à dire<br />

pour faire cracher le feu de toutes les pièces de<br />

l'artillerie. Claude Genève est capitaine du boulevard<br />

de Longemalle, où il y a de la poudre <strong>et</strong> des<br />

armes. Le frère de celui-ci a la garde du clocher<br />

de Saint-Pierre, <strong>et</strong> il fera sonner la grande cloche<br />

d'alarme qui ameutera le peuple. Pierre Verna a


298 CALVIN<br />

quelque inspection sur les pêcheurs <strong>et</strong> les bateliers<br />

du lac. Berthelier est maître de la Monnaie. Avec<br />

de tels avantages, les Libertins ne cloutent pas un<br />

instant du succès.<br />

Et déjà ils redoublent de turbulence. C'est à<br />

qui, la nuit, fera le plus de tapage. Le peuple est<br />

dans la plus grande agitation. Des archers vont<br />

même jusqu'à refuser d'obéir aux syndics. Le<br />

13 mai, un cortège tumultueux monte vers l'hôtel<br />

de ville. Le lieutenant de la justice, Hudriod du<br />

Molard, personnage très considéré, marche en tête,<br />

accompagné de tout le corps de justice inférieure.<br />

Il traîne à sa suite des navatiers, des pêcheurs,<br />

des pâtissiers, des cuisiniers <strong>et</strong> autres « gens de<br />

semblable noblesse », dit <strong>Calvin</strong>. Parmi eux il y<br />

a beaucoup d' " inquilini ", c'est-à-dire d'individus<br />

sans maison, de simples locataires, espèce rare à<br />

l'époque <strong>et</strong> assez mal vue.<br />

C<strong>et</strong>te populace, que mène un grave personnage<br />

en robe <strong>et</strong> en bonn<strong>et</strong>, va porter les réclamations<br />

des Perrinistes au Conseil qui pardonne. Sur quoi<br />

les chefs s'assemblent au bastion de Longemalle.<br />

Dès le lendemain, les navatiers vont trinquer chez<br />

Verna, hôtelier de « la Grue ». On boit, on parle<br />

de l'honneur de Dieu <strong>et</strong> de ces « foutus Français »<br />

Les têtes s'échauffent. Une foule, grosse de deux<br />

cents à trois cents personnes, s'en r<strong>et</strong>ourne à<br />

l'hôtel de ville, dont elle trouve la porte fermée.<br />

Les hommes cognent dessus jusqu'à ce que du<br />

Molard <strong>et</strong> quelques citoyens soient admis au Conseil<br />

pour y exposer, de nouveau, les plaintes des<br />

Perrinistes. Ils demandent à être entendus des<br />

Deux-Cents si l'on veut éviter l'émeute, puis se<br />

répandent dans les tavernes où ils prom<strong>et</strong>tent de<br />

rompre bras <strong>et</strong> jambes.


LE TRIOMPHE 299<br />

« Ici », écrit <strong>Calvin</strong>, le lendemain, à Farel, «les affaires<br />

sont pleines de confusion. Tout le voisinage est enflammé<br />

contre nous, <strong>et</strong> chaque jour du bois sec est j<strong>et</strong>é sur le<br />

feu pour l'augmenter... L'impertinence des méchants<br />

est excitée en voyant que les puissants les approuvent.<br />

Bien plus, on menace mes livres publiquement de l'exil.<br />

Avant, on ne le faisait qu'indirectement. Mon Farel,<br />

je t'en supplie maintenant, souviens-toi de nous dans<br />

tes prières, comme toujours, mais surtout maintenant.<br />

Je m'arrête, pour ne pas te tourmenter en vain de<br />

moi. »<br />

« P.-S. — Je crains que tu n'apprennes bientôt de<br />

tristes nouvelles sur nos discordes civiles. »<br />

Le soir même, 15 mai 1555, nouveau souper où<br />

l'on décide de revenir devant le Conseil en grand<br />

nombre, pour intimider les syndics. Le lendemain,<br />

la populace en armes hurle <strong>et</strong> la sédition est toute<br />

prête à éclater.<br />

A midi, les chefs dînent ensemble à Longemalle.<br />

Puis Perrin emmène quelques affidés goûter à sa<br />

métairie de Prégny. Il les excite contre les Français<br />

<strong>et</strong>, pour achever de les convaincre, leur fait<br />

remarquer que sa maison, étant en dehors du<br />

territoire de Genève, pourra leur servir d'asile.<br />

Le soir, souper général. Les chefs se réunissent<br />

chez Jacques Le Munier, à Saint-Gervais, où<br />

Perrin paie un écu par tête. Les autres Libertins,<br />

Verna <strong>et</strong> ses navatiers, se r<strong>et</strong>rouvent chez le<br />

pâtissier Thomas, à Longemalle, où ils soupent à<br />

deux sous par tête. Après quoi ils vont rejoindre<br />

les chefs à Saint-Gervais. Tous reboivent ensemble.<br />

Ils boivent depuis midi. Les chefs excitent l'ardeur<br />

de la populace, qui se rem<strong>et</strong> en marche. Les jambes<br />

titubent, les langues sont épaisses, les nez flambent.<br />

Perrin lève la main :


300 CALVIN<br />

Messieurs », dit-il, « nous protestons que ce que nous<br />

faisons est pour l'honneur de Dieu <strong>et</strong> de Genève ! »<br />

« Ainsi soit-il ! » répond la troupe en levant, elle aussi,<br />

la main.<br />

Le gu<strong>et</strong>, qui fait sa ronde à neuf heures, n'est<br />

pas encore passé. On décide de se rendre devant<br />

la maison de Baudichon, lequel a remplacé Favre<br />

au Conseil. Les factieux, à moitié ivres, <strong>et</strong> gorgés<br />

de bonne chère, essaient d'enfoncer sa porte. Au<br />

bruit qu'ils font, deux chandelles paraissent, surmontées<br />

de deux bonn<strong>et</strong>s de nuit. Le voisin apothicaire<br />

sort de sa boutique, <strong>et</strong> Baudichon se<br />

penche à sa fenêtre. Que lui veut-on ? — La troupe<br />

vacillante s'embrouille en de pâteuses explications.<br />

Perrinistes <strong>et</strong> navatiers ne savent plus trop pourquoi<br />

ils sont venus. On discute. Au fond, tout le<br />

monde a envie de s'aller coucher, <strong>et</strong> les émeutiers<br />

repartent sans autre mal.<br />

Au Bourg-de-Four, les choses ne vont pas plus<br />

loin non plus, encore que le capitaine Vandel y<br />

promène sa populace qui agite force piques, en<br />

hurlant : « Sus, sus, qu'on<br />

démarche sur ces Fran-<br />

cillons ! » <strong>et</strong> fait r<strong>et</strong>entir les rues désertes du vieux<br />

cri genevois « Au Rhône ! Au Rhône ! » Mais tout<br />

se borne à des menaces car il n'y a personne dans<br />

la ville. Les gens, prudents, sont restés enfermés<br />

chez eux. L'émeute s'est donc passée sans dom-<br />

mage <strong>et</strong>, en dépit des plus horribles promesses,<br />

l'on n'y a répandu que du vin.<br />

Cependant le Conseil, qui a siégé toute la nuit,<br />

fait arrêter les deux frères Compar<strong>et</strong>.<br />

Le procès dure dix-huit jours sans discontinuer.<br />

Les deux frères sont mis une fois à la question <strong>et</strong><br />

à la torture. C'est une façon d'obtenir les aveux


LE TRIOMPHE 301<br />

des coupables que tous les hommes de la Renaissance<br />

trouvent fort légitime <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> ne laisse<br />

pas de penser, lui aussi, qu'il n'y a pas de bonne<br />

justice sans tourments.<br />

« Et lorsque la contradiction était presque palpable »,<br />

dit-il, « n'était-il pas opportun d'en arriver à la torture,<br />

alors surtout qu'ils se moquaient tranquillement des<br />

juges ? »<br />

Cependant, le spectacle du corps humain désarticulé<br />

par le bourreau ne lui paraît point réjouissant.<br />

Il s'en tient éloigné, <strong>et</strong> affirme qu'à Genève la<br />

torture est fort modérée. A l'en croire, on élève<br />

seulement un peu de terre les suppliciés après avoir<br />

lié leurs bras à la corde.<br />

Il se rend plusieurs fois auprès des prisonniers,<br />

qui l'ont fait appeler, <strong>et</strong> se garde alors, dit-il, de<br />

m<strong>et</strong>tre la conversation sur le suj<strong>et</strong> de l'émeute,<br />

pour ne pas se donner l'air de vouloir apprendre<br />

quelque chose « artificiellement ». Cependant les<br />

détenus lui avouent que ce qu'ils ont révélé dans<br />

les tortures est exact, à savoir qu'on les a<br />

subornés.<br />

Pour avoir assailli le gu<strong>et</strong> à main armée, les<br />

frères Compar<strong>et</strong> sont condamnés à mort. L'aîné<br />

aura « la teste tranchée à Champel <strong>et</strong> le corps mis<br />

en quatre quartiers ».<br />

L'un des quartiers du corps avec la tête devra<br />

être porté auprès du poteau des franchises, proche<br />

le lac, en dehors de la porte de Cornavin, vers<br />

Prégny, c'est-à-dire à deux pas de la métairie où<br />

Perrin vient d'abreuver ses complices au nombre<br />

desquels se trouvaient les frères Compar<strong>et</strong>. Quand<br />

arrive le lugubre cortège, la terrible madame Perrin


302 CALVIN<br />

accourt <strong>et</strong>, se tenant de l'autre côté de la limite<br />

du canton, insulte le sautier :<br />

Vous n'êtes que méchants, brigands, traîtres, meurtriers.<br />

Beaux Évangélistes, vous tenez l'Évangile du<br />

diable ! Vous avez vendu la ville aux Français ! Et toi,<br />

sautier, vilain coquin, pouilleux, tu vas à cheval :<br />

mais si ce n'eût été mon mari, tu irais à pied, tu mourras<br />

à l'hôpital !<br />

C<strong>et</strong>te fois encore, funèbre en sa longue robe<br />

noire, <strong>Calvin</strong> se dresse sur le lieu du supplice.<br />

A l'annonce de leur exécution, les deux frères ont<br />

été pris d'une rage singulière qui les a poussés à<br />

nier une partie de ce qu'ils avaient dit à <strong>Calvin</strong><br />

<strong>et</strong> celui-ci entend qu'ils reconnaissent publiquement<br />

leur mensonge. Opiniâtre, acharné à vouloir<br />

découvrir les véritables auteurs de l'émeute pour<br />

les dénoncer au peuple, il poursuit de ses questions<br />

les deux malheureux condamnés jusqu'en leurs<br />

derniers instants. Devant le bourreau qui attend,<br />

la hache à la main, tout prêt à frapper, il demande<br />

à l'homme qu'on va supplicier s'il ne lui a pas,<br />

spontanément <strong>et</strong> en l'absence des juges <strong>et</strong> des<br />

témoins, raconté des choses autres que celles qui<br />

sont consignées dans les actes publics. Le malheureux<br />

répond que c'est vrai. Cela ne lui suffit point.<br />

Il veut lui faire dire s'il l'a poussé par des menaces<br />

ou séduit par des promesses. L'autre proteste qu'il<br />

n'a rien fait de tel.<br />

« Pourquoi donc », reprend l'enragé disputeur,<br />

«rétracter en partie des choses qui sont toutes de même<br />

nature ? Prends plutôt garde, mon Français, de te<br />

présenter devant le céleste tribunal de Dieu avec une<br />

conscience pure ! »


LE TRIOMPHE 303<br />

Le second frère qui, au dire de <strong>Calvin</strong>, a autrefois<br />

frappé sa mère <strong>et</strong>, toute sa vie, s'est montré<br />

un misérable contempteur de Dieu, rétracte aussi<br />

quelques p<strong>et</strong>ites choses, mais s'efforce surtout<br />

d'émouvoir le peuple par ses insultes <strong>et</strong>, devant<br />

tous les Genevois rassemblés, s'écrie qu'il recueille<br />

la récompense de son association avec Perrin.<br />

Après le supplice des frères Compar<strong>et</strong>, le supplice<br />

de Claude Genève, dit « le Bastard », lequel a<br />

« révélé la conspiration scélérate qui n'avait pas<br />

encore été découverte ». Il est condamné à avoir<br />

la tête coupée en Champel, après quoi on l'expose<br />

au Molard.<br />

Puis, c'est le tour de Berthelier le Jeune. Parti<br />

en mission en Franche-Comté, il comm<strong>et</strong> l'imprudence<br />

de rentrer à Genève. Sans doute croit-il<br />

qu'on n'osera point condamner le fils du grand<br />

patriote genevois dont tout le peuple vénère la<br />

mémoire. C'est mal connaître <strong>Calvin</strong>. Dieu lui a<br />

confié le soin de gouverner l'Église de Genève.<br />

A ce gouvernement les Libertins font obstacle. Ils<br />

sont donc impies. Ils marchent contre Dieu, puisqu'ils<br />

combattent son ministre. Pour l'honneur<br />

de Dieu, il faut les anéantir. Et <strong>Calvin</strong> procède<br />

méthodiquement, sans passion cruelle, sans esprit<br />

de vengeance, mais avec une inflexible ferm<strong>et</strong>é,<br />

en homme qui veut la régénération de Genève, <strong>et</strong><br />

qui tient à en devenir le maître parce que Dieu<br />

lui en a donné la mission.<br />

Berthelier, à son tour, est condamné à avoir la<br />

tête coupée en Champel, «... laquelle devra être<br />

figée au gib<strong>et</strong>, <strong>et</strong> le corps en icelluy eslevé. »<br />

Le 11 septembre 1555, au matin, on lui annonce<br />

le supplice. Il fait alors son testament. Et les<br />

ministres le consolent. Il confesse la miséricorde


304 CALVIN<br />

de Dieu qui l'a mis dans la prison, car, dit-il,<br />

« ... si je fusse mort aultrement, ou en mon lit, ou d'un<br />

cop d'arquebute, je m'en allés dampné <strong>et</strong> perdu à cause<br />

de mon obstination. »<br />

<strong>Calvin</strong> réplique :<br />

« C'est très bien dit, mon frère <strong>et</strong> ami, mais que ce<br />

ne soit de coeur double. »<br />

« Hélas », répond le malheureux, « ce n'est pas ici<br />

ne l'heure où il fault le coeur double ne faint, mais faut<br />

avoir un coeur contrit <strong>et</strong> humilié. »<br />

Et il prêcha <strong>et</strong> admonesta « voyre jusqu'à faire<br />

larmoyer les ministres <strong>et</strong> ceux qui étaient présents<br />

». Étant au gib<strong>et</strong>, le malheureux Berthelier<br />

s'écrie :<br />

Je vous prie tous mes amis, de me pardonner ainsi<br />

que je pardonne à tous <strong>et</strong> prie un chacun de prier Dieu<br />

pour moi.<br />

Le bourreau s'étant approché pour lui donner<br />

« à boire de la malvésie », il proteste :<br />

Ce n'est pas le breuvage qu'on donna à boire à Jésus-<br />

Christ !<br />

Puis il s'agenouilla pour recevoir le coup fatal.<br />

« Ah ! » s'écrie-t-il, « ce n'est pas le lieu où il faut<br />

parler en feintise ; c'est maintenant l'heure que me<br />

faut parler avec Dieu, "<br />

Et, en disant ceci, la teste fut quasi plutôt bas<br />

que le mot proféré 1.<br />

La sédition est vaincue. Sur leur propre sol, le<br />

1. Récit de Froment.


LE TRIOMPHE 305<br />

« banny français » a triomphé des vieux Genevois,<br />

des soldats glorieux qui avaient fait, en conseil,<br />

dix-neuf<br />

« Nous<br />

ans plus<br />

demeurons<br />

tôt, c<strong>et</strong>te fière proclamation :<br />

princes en notre ville », ce qui<br />

signifiait que Genève était libre.<br />

La dernière tête vient de tomber. Maître <strong>Calvin</strong><br />

s'en r<strong>et</strong>ourne chez lui. Il est calme, satisfait, merveilleusement<br />

assuré qu'il a besogné saintement,<br />

<strong>et</strong> que le Dieu de miséricorde de son Évangile<br />

l'approuve d'avoir livré le bon combat. Il ne se<br />

souvient pas qu'il a lui-même formellement affirmé<br />

la prédestination de l'homme. Pourquoi, en eff<strong>et</strong>,<br />

le punir, <strong>et</strong> de quoi, s'il n'est pas libre de ses<br />

actes ? N'est-ce pas s'attaquer à Dieu lui-même<br />

que de combattre la perversité humaine, puisque<br />

le démon ne peut rien faire sinon par le vouloir<br />

<strong>et</strong> congé de Dieu ? <strong>Calvin</strong> n'a-t-il pas dit luimême<br />

que le diable qui tourmentait Saül doit<br />

être nommé « l'esprit mauvais de Dieu » ? Donc,<br />

en châtiant le coupable, il va, lui aussi, contre les<br />

desseins de l'Éternel !<br />

Mais ce raisonnement, il oublie de le faire. Il<br />

s'arrête à mi-chemin de sa logique, car c<strong>et</strong>te<br />

logique-là, c<strong>et</strong>te spéculation hardie d'homme de<br />

cabin<strong>et</strong>, gêne terriblement l'autre homme qui est<br />

en lui, le politique, obligé, pour se maintenir en<br />

sa place, d'agir, de contraindre, de punir comme<br />

si les humains étaient réellement responsables de<br />

leurs actes. Il est donc parfaitement en paix avec<br />

sa conscience, <strong>et</strong> ne se doute nullement qu'il se<br />

contredit lui-même. Si ses nuits se passent en<br />

veilles douloureuses, c'est que la maladie, les<br />

ulcères, les vers intestinaux, les fièvres, les coliques,<br />

les maux d'estomac le tourmentent, <strong>et</strong> non les<br />

remords. Les ténèbres n'enfantent point de visions<br />

CALVIN. 20


306 CALVIN<br />

horrifiques. Les trois Genevois frappés dans la force<br />

de leur âge ne viennent pas lui apporter leurs têtes<br />

coupées pour le glacer d'épouvante. Mu<strong>et</strong>s, ils<br />

restent dans leurs tombeaux, <strong>et</strong> maître <strong>Calvin</strong> ne<br />

voit dans leur trépas qu'un motif de satisfaction.<br />

Les Perrinistes, se dit-il, en voulant abolir le<br />

Consistoire, ont conjuré contre la chose publique,<br />

contre le bien de l'État, puisque le Consistoire<br />

est une institution d'État. Ils ont donc mérité leur<br />

châtiment. Ils l'ont mérité doublement, puisque<br />

leur présence empêchait Genève d'entrer dans la<br />

voie de sa sanctification. Donc il ne saurait y<br />

avoir de doute sur la nécessité de leur supplice.<br />

Dieu a montré clairement qu'il voulait que <strong>Calvin</strong><br />

gouvernât Genève. Pour cela, il faut que tous ceux<br />

qui en troublent la paix disparaissent. Faiblir, en<br />

c<strong>et</strong>te occasion, se montrer indulgent, pardonner<br />

à ses ennemis serait mal comprendre son devoir.<br />

Qu'est-ce qu'une misérable vie humaine quand il<br />

s'agit de sauvegarder l'honneur de Dieu ?<br />

Les Libertins vaincus, il reste Berne, Berne<br />

menaçante, où les vieux patriotes se sont réfugiés<br />

pour échapper au glaive vengeur du banni français.<br />

Justement le traité de combourgeoisie conclu<br />

entre Berne, Fribourg <strong>et</strong> Genève expirera dans<br />

un an. Une commission, dont <strong>Calvin</strong> fait partie,<br />

élabore un traité. Berne tarde à répondre. Quand<br />

elle le fait enfin, c'est pour avancer de nouvelles<br />

prétentions.<br />

Inspirée par <strong>Calvin</strong>, la commission « couche<br />

response honneste », acceptant deux points, rej<strong>et</strong>ant<br />

les autres.<br />

Mais Berne ne veut point d'accommodement, <strong>et</strong><br />

pour se gausser du pasteur, elle écrit sa réponse


LE TRIOMPHE 307<br />

en allemand, ce qui m<strong>et</strong> dans un bel embarras<br />

messieurs du Consistoire, lesquels, à commencer<br />

par maître <strong>Calvin</strong>, ignorent tout de c<strong>et</strong>te langue.<br />

Dès cinq heures du matin, le 2 décembre, le Conseil<br />

délibère à la lueur des chandelles. Il faut se hâter,<br />

le premier dimanche de mars, date de l'expiration<br />

du traité, est tout proche, <strong>et</strong>, si l'on ne prend<br />

de décision, Genève sera sans alliance.<br />

C'est, en eff<strong>et</strong>, ce qui lui arrive. Elle ne s'est<br />

pas trouvée dans un si grand péril depuis trente<br />

ans ! La voilà donc isolée au milieu de la convoitise<br />

de ses voisins ! Si on l'attaque, personne ne viendra<br />

à son secours. Comme elle se sent p<strong>et</strong>ite <strong>et</strong> faible,<br />

tout-à-coup ! De quelque côté qu'elle regarde, elle<br />

voit un ennemi prêt à fondre sur elle : le duc de<br />

Savoie, l'évêque, le roi de France, les seigneurs<br />

voisins qui la gu<strong>et</strong>tent du haut de leurs châteaux,<br />

<strong>et</strong> même Berne, l'ancienne alliée, qui attise le feu<br />

de ses querelles intestines dans l'espoir d'y prendre<br />

occasion de l'assuj<strong>et</strong>tir. Malheureuse p<strong>et</strong>ite ville<br />

suisse, elle n'a pour la défendre qu'une poignée<br />

de bannis français, dont le principal est universellement<br />

haï, bafoué, méprisé ! Les libertins réfugiés<br />

à Berne répandent sur lui les plus basses<br />

calomnies. Ils le traitent de larron <strong>et</strong> les Genevois<br />

de brigands, poltrons, ruffians, <strong>et</strong>c.. Ils rédigent<br />

le Mémoire des Fugitifs, où les ouailles ne sont<br />

pas moins injuriées que leur pasteur.<br />

La situation de Genève est singulière. Convoitée<br />

de tous, elle attend son salut de l'homme, justement,<br />

qu'elle exècre le plus au monde.<br />

Plus singulière encore la situation de c<strong>et</strong> homme.<br />

Si maître <strong>Calvin</strong> comm<strong>et</strong>tait l'imprudence de<br />

poser le pied en dehors de la Suisse, il serait sans<br />

nul doute aussitôt j<strong>et</strong>é au fond d'un cul-de-fosse.


308 CALVIN<br />

Son propre pays n'attend que l'occasion de le<br />

passer au feu, <strong>et</strong> celui qu'il a adopté hurle de rage<br />

de ne pouvoir se défaire de lui ! De quelque côté<br />

qu'il regarde, il ne voit que des visages tourmentés<br />

par la haine, que des poings levés vers lui. De<br />

quelque côté qu'il tourne la face, il ne reçoit que<br />

des souffl<strong>et</strong>s <strong>et</strong> des crachats ! Il est méprisé de<br />

tous. Les femmes qui appellent leur chien crient<br />

par les rues : « Va, <strong>Calvin</strong> ! » <strong>et</strong> quand une personne<br />

vient à jurer ou à s'abandonner à la licence, les<br />

Genevois, pour l'insulter, la souffl<strong>et</strong>tent du nom<br />

de calviniste.<br />

<strong>Calvin</strong> se consolerait du mépris, s'il n'était<br />

accompagné de haine, car il préfère, dit-il, être<br />

méprisé que haï. Mais le peuple l'exècre <strong>et</strong> fait<br />

monter vers lui ses malédictions. On lui attribue<br />

tous les malheurs qui surviennent. C'est la faute<br />

du Français si le champ ne donne pas la moisson<br />

espérée, si un orage survient, si on se casse la<br />

jambe, si une bête meurt, si l'impôt est plus lourd<br />

<strong>et</strong> la pêche moins abondante, si l'on perd un procès,<br />

si la maladie entre dans la maison ! Qui a<br />

faim l'accuse de sa misère, <strong>et</strong> ceux qui meurent<br />

rendent l'âme dans une injure à l'adresse du<br />

tyrannique étranger dont ils croient sentir se refermer<br />

sur eux la main rude <strong>et</strong> contraignante :<br />

« L'Enfer avec Bèze plutôt que le paradis avec<br />

<strong>Jean</strong> de Noyon », dit-on. Et on l'accuse de tous les<br />

crimes. C<strong>et</strong>te haine populaire s'étend aux amis<br />

du réformateur que les Suisses attaquent, en les<br />

traitant de vauriens <strong>et</strong> de traîtres. A Thonon,<br />

le bailli, s'autorisant de l'édit de Berne, condamne<br />

à l'exil un Français qui a commis le crime d'aller<br />

communier à Genève.<br />

En dépit de tous, <strong>Calvin</strong> se tient ferme sur la


LE TRIOMPHE 309<br />

brèche, <strong>et</strong> il apparaît alors si haut, si grand, que<br />

les ennemis de Genève reculent, tout étonnés.<br />

Mais quel vide en lui <strong>et</strong> autour de lui ! Son coeur<br />

est un désert où hurlent les bêtes de proie toutes<br />

prêtes à le dévorer, <strong>et</strong> sa chair une ruine qu'il<br />

sent crouler sous lui. Toutes les maladies se sont<br />

abattues sur ce vieillard qui n'a pas cinquante ans.<br />

La goutte, la gravelle, la colique, la toux, les<br />

hémorrhoïdes, la migraine se partagent ce misérable<br />

corps épuisé de travail <strong>et</strong> de privations,<br />

tels une bande de chiens affamés qui se sont j<strong>et</strong>és<br />

sur un reste. Alors, n'en pouvant plus, il est la<br />

proie de ses nerfs. Quand la crise est passée :<br />

« Je vois, dit-il, que j'ai été plus véhément que je<br />

n'en avais l'intention ; je ne sais comment, en<br />

dictant, je me suis échappé à moi-même... »<br />

« Indignement provoqué, j'ai été plus loin que je<br />

ne voulais... L'importunité des hommes nous force<br />

souvent d'aller plus loin que nous ne voudrions<br />

(je ne l'éprouve que trop moi-même) <strong>et</strong> il ne peut<br />

en être autrement : Je suis roulé dans de nombreux<br />

tourbillons »... 1.<br />

<strong>Calvin</strong>, en colère, ne ménage pas plus ses amis<br />

que ses ennemis <strong>et</strong> Farel s'en désole. Il lui écrit : 2<br />

« Je t'en prie, quand tu combats, à la maison,<br />

avec des frères, ne fais pas une chose agréable<br />

aux ennemis en invectivant les frères... Tu remplis<br />

tes ennemis d'une grande volupté, d'une grande<br />

joie, <strong>et</strong> ils triomphent en assistant à une lutte<br />

si amère... »<br />

Et <strong>Calvin</strong> reconnaît avec une grande sincérité :<br />

" J'avoue que je suis irritable <strong>et</strong> bien que le vice<br />

1. L<strong>et</strong>tre du 13 janvier 1556 à Bullinger.<br />

2. L<strong>et</strong>tre de Farel du 3 juill<strong>et</strong> 1557.


310 CALVIN<br />

me déplaise, je ne réussis pas autant que je le<br />

voudrais à m'en corriger 1. »<br />

Parlant de son impatience, il dit une autre fois :<br />

« Certainement, je fais quelques progrès, mais je<br />

n'en suis pas encore arrivé au point de voir pleinement<br />

domptée c<strong>et</strong>te bête féroce ».<br />

Mais ce n'est point encore souffrir assez de maux.<br />

Une fièvre intermittente, puis une pleurésie se<br />

déclarent. Le 10 mai 1556, il est obligé de s'inter-<br />

rompre au milieu de son prêche.<br />

Là-dessus, il subit un mortel affront. Dieu,<br />

agissant en la personne de sa belle-soeur 2, lui<br />

ravit le seul bien qu'il prétendait posséder en<br />

ce monde : l'orgueil de sa maison. Les soupçons<br />

que maître <strong>Calvin</strong> nourrit depuis neuf ans sur la<br />

conduite de<br />

en certitude.<br />

sa belle-soeur<br />

C<strong>et</strong>te « louve<br />

se sont<br />

», ainsi<br />

enfin<br />

que<br />

changés<br />

l'appelle<br />

le pasteur, vient d'être surprise au moment où<br />

elle comm<strong>et</strong>tait l'adultère, dans la maison du<br />

réformateur où elle habite avec son mari. Et<br />

ce n'est même plus, c<strong>et</strong>te fois, le fils de Chautemps<br />

qu'elle a choisi pour partenaire, mais Pierre le<br />

Bossu, le famulus de <strong>Calvin</strong>, un val<strong>et</strong> !<br />

Le jour même, le pasteur accompagne son frère<br />

au Consistoire afin de réclamer justice. Mais la<br />

coupable s'obstine à nier son crime, en dépit des<br />

témoins<br />

abandon.<br />

qui l'ont contemplée en son plus entier<br />

<strong>Calvin</strong>, accablé de tristesse, s'enfuit à la métairie<br />

d'Antoine pour y cacher sa honte 3. Il y rumine<br />

1. L<strong>et</strong>tre du 4 juill<strong>et</strong> 1558.<br />

2. Antoine avait épousé vers 1542 une des deux filles<br />

du sire Nicolas Le Fert, négociant réfugié.<br />

3. Antoine a ach<strong>et</strong>é le 14 octobre 1553 à Prégny une<br />

métairie à côté de la grange qu'il possédait déjà.


LE TRIOMPHE 311<br />

les plus noires pensées. Ce val<strong>et</strong>, amant de sa<br />

belle-soeur, est aussi un fripon qui a volé plusieurs<br />

obj<strong>et</strong>s de sa demeure ! Le beau suj<strong>et</strong> de moquerie<br />

pour les Genevois ! Maître <strong>Calvin</strong> peut imaginer<br />

sans peine tout ce que l'on va débiter de grossier<br />

<strong>et</strong> de cynique sur le compte de sa famille! Avec<br />

quelle amertume, le veuf doit alors se souvenir<br />

des vertus de la pudique <strong>et</strong> chaste Idel<strong>et</strong>te.<br />

Antoine obtient enfin le divorce, <strong>et</strong> Anne le<br />

Fert, son infidèle épouse, est bannie de Genève<br />

dans les vingt-quatre heures, sous menace du<br />

fou<strong>et</strong>.<br />

Il y a presque deux ans que Genève est isolée<br />

au milieu de l'Europe, quand Berne se décide<br />

enfin à reprendre les négociations, <strong>et</strong> le second<br />

dimanche de janvier 1558, le serment d'alliance<br />

est prononcé dans Genève en fête.<br />

L'Étranger a bien gouverné la p<strong>et</strong>ite ville. Seul<br />

au milieu de la haine populaire, bafoué, méprisé,<br />

trahi jusqu'en sa propre chair, accablé de tous les<br />

maux qu'une créature puisse supporter, il a tenu<br />

en respect les ennemis de Genève <strong>et</strong>, par la force<br />

de sa volonté toute-puissante, brisé la résistance<br />

de Berne.<br />

Les Genevoises empèsent leurs plus beaux jupons,<br />

les maisons se parent de tentures, <strong>et</strong> des cris<br />

d'allégresse r<strong>et</strong>entissent dans le bruit des musiques.<br />

Genève n'est plus seule, Genève n'a plus l'air<br />

d'une pestiférée dont s'écartent ses plus proches<br />

parents. Comme une fille bien sage qui rentre<br />

dans sa famille, elle est revenue dans le giron de<br />

la combourgeoisie. Il semble qu'un même sang<br />

recommence de circuler dans les cantons fédérés,<br />

<strong>et</strong> tous les visages expriment l'allégresse de se<br />

r<strong>et</strong>rouver entre gens du même pays. On échange


312 CALVIN<br />

des nouvelles. Les cousins, les oncles, les neveux<br />

se reconnaissent <strong>et</strong> s'embrassent. La joie est générale.<br />

On ne se souvient plus des injures échangées,<br />

<strong>et</strong> Berne en profite pour demander le pardon des<br />

Libertins.<br />

Mais Monsieur <strong>Calvin</strong> est là, qui ne se laisse<br />

pas séduire par les airs de fête. Il n'oublie rien<br />

de ce qu'ont fait ses anciens ennemis. Il sait bien<br />

qu'en dépit de toutes les promesses, leur présence<br />

dans Genève ruinerait l'oeuvre si péniblement<br />

édifiée. Le pardon des injures, en ce cas, ne serait<br />

que la plus grossière faute politique qu'il puisse<br />

comm<strong>et</strong>tre. Que le peuple pousse ses cris d'allégresse,<br />

que les parents s'embrassent, <strong>et</strong> s'invitent<br />

les uns chez les autres !<br />

Les vieux patriotes ne rentreront pas dans<br />

Genève.<br />

Le banni français a triomphé de tous les obstacles.<br />

Les Genevois sont chassés de leur propre<br />

ville, <strong>et</strong> Berne a cédé devant l'inflexible volonté<br />

du tyrannique malade qui a su se rendre puissant<br />

<strong>et</strong> fort sur la terre de l'exil.<br />

La lutte est terminée. Il faut maintenant s'occu-<br />

per des oeuvres de la paix.<br />

Le 28 mars 1558, <strong>Calvin</strong>, escorté de son méde-<br />

cin, Sarrazin, des architectes, des chefs du gouvernement<br />

<strong>et</strong> « autres gens d'esprit », de maçons<br />

<strong>et</strong> de charpentiers, détermine l'emplacement du<br />

futur collège de Genève. C<strong>et</strong> établissement situé<br />

vers Rive aura la vue du lac, sera bien aéré :<br />

« d'Orient <strong>et</strong> bise... Du côté de bise sera laissé<br />

place propre à se promener. »<br />

Maître <strong>Calvin</strong> s'occupe ensuite du recrutement<br />

des professeurs, <strong>et</strong> appelle auprès de lui ceux que<br />

les Bernois ont chassés de Lausanne.


LE TRIOMPHE 313<br />

Cinq jours plus tard, Philippe II <strong>et</strong> Henri II<br />

signent la paix de Cateau-Cambrésis. Ils vont<br />

joindre leurs forces pour anéantir le protestantisme.<br />

Alors, Genève fait de grands préparatifs de<br />

défense. Maître <strong>Calvin</strong> ne doit pas laisser d'exciter<br />

la population au combat, car les guerres religieuses<br />

sont très loin de lui déplaire. S'il défend les autres,<br />

il est tout près de recommander celles-là, qu'il<br />

trouve légitimes.<br />

« S'il n'était question que de la servitude des corps »,<br />

dit-il, « il vaudrait possible mieux quelquefois la porter<br />

patiemment que de mouvoir grandes séditions qui<br />

viennent jusqu'à l'effusion du sang... mais quand il est<br />

question de la ruine éternelle des âmes, nous ne devons<br />

estimer nulle paix si précieuse que pour la garder nous<br />

périssions à notre escient. Il vaudrait mieux que le ciel<br />

<strong>et</strong> la terre fussent abîmés ensemble que l'honneur, qui<br />

lui a été donné de Dieu son père, fut diminué. Faut-il<br />

que, pour vivre, nous quittions l'auteur de vie ? »<br />

Genève a pris un air guerrier. Les armes sont<br />

soigneusement visitées, <strong>et</strong> tous les citoyens reçoivent<br />

des piques deux fois hautes comme eux,<br />

qui précipiteront dans les fossés des remparts<br />

quiconque voudra escalader les murs de la cité.<br />

Les femmes graissent les vieilles armures qui n'ont<br />

pas vu le feu depuis trente ans. Les hommes décrochent<br />

de son clou, pour l'essayer à la mesure de<br />

leur tête, le casque bosselé qu'a porté leur père<br />

<strong>et</strong>, tout en haut des remparts, les capitaines empanachés<br />

inspectent la gueule des grosses bombardes<br />

roulées sur les plates-formes des tours. On renforce<br />

les murs de la cité, surtout celui de Saint-Laurent,<br />

qui offre moins de résistance que les autres. Tous.


314 CALVIN<br />

les habitants travaillent pour la Seigneurie, <strong>et</strong><br />

c'est merveille de les voir manier la pelle <strong>et</strong> la<br />

pioche au boulevard du Pin. Nul n'est exempt<br />

de la corvée. Les gens de l<strong>et</strong>tres, les avocats <strong>et</strong><br />

les notaires ont abandonné leurs écritoires, les<br />

marchands leurs balances, pour s'en aller faire<br />

le terrassier devant leurs femmes <strong>et</strong> leurs enfants<br />

émerveillés. Les maigres, les gros, les forts, les<br />

chétifs, <strong>et</strong> même les plus considérables besognent<br />

comme des mercenaires <strong>et</strong> montrent un visage<br />

riant. Un tel empressement à servir la cité émeut<br />

le Conseil, qui décide de faire porter tous les jours<br />

à boire à de si braves gens.<br />

S'ils sont bons travailleurs, les Genevois sont<br />

aussi francs buveurs, <strong>et</strong> le Conseil constate bientôt<br />

« qu'il s'en va beaucoup de vin ». Mais puisque les<br />

citoyens peinent de si bon coeur, il faut continuer<br />

de les abreuver <strong>et</strong> de distribuer chaque jour douze<br />

quarterons de vin pour cent personnes.<br />

Là-dessus, l'ennemi s'avançant, on m<strong>et</strong> des sentinelles<br />

au long des murailles, <strong>et</strong> l'on décide de<br />

faire sonner la grosse cloche afin de réveiller les<br />

habitants, quand l'heure sera venue de courir aux<br />

remparts.<br />

Voilà donc Genève toute prête à la guerre. Le<br />

plancher de ses greniers craque sous le poids des<br />

vivres qu'on y a entassés afin de se trouver en<br />

mesure de soutenir un long siège. Les armes<br />

brillent. Les bons bourgeois s'exercent au maniement<br />

de la pique <strong>et</strong> du mousqu<strong>et</strong> <strong>et</strong> ils ont soin,<br />

chaque soir, de les m<strong>et</strong>tre à côté de leur lit avant<br />

de s'endormir. Le bronze des canons luit au somm<strong>et</strong><br />

des remparts. La cité guerrière a renforcé<br />

toutes ses défenses. Les Genevois, revêtus de leurs<br />

habits militaires, sont prêts à verser leur sang


LE TRIOMPHE 315<br />

pour la patrie, mais l'ennemi rebrousse chemin !<br />

Le duc d'Albe, qui tient fort à ménager les<br />

Suisses afin que ceux-ci ne s'avisent point de<br />

l'inquiéter dans sa possession de la Franche-<br />

Comté <strong>et</strong> de lui fermer le libre passage à travers<br />

les Alpes, du Milanais aux Pays-Bas, vient de<br />

persuader à Philippe II de ne rien entreprendre<br />

contre eux. Ce n'est pas c<strong>et</strong>te fois que Genève<br />

reverra la guerre, <strong>et</strong> que ses habitants rentreront<br />

dans leurs vieilles armures fraîchement astiquées.<br />

Sur quoi la mort de Henri II vient consolider<br />

la tranquillité de la cité protestante. Le Conseil<br />

en est quitte pour ses quarterons de vin, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />

y gagne de voir sa fièvre tierce se muer en fièvre<br />

quarte. En eff<strong>et</strong>, on a remué les terres des fossés<br />

afin de renforcer les fortifications, <strong>et</strong> l'eau sta-<br />

gnante a fécondé des milliers de moustiques qui<br />

ont envahi la ville pour y propager la fièvre paludéenne.<br />

<strong>Calvin</strong> n'a pas manqué d'attraper ce nouveau<br />

mal.<br />

De plus, il doit garder le lit dont il sort le 5 juin<br />

1551 pour aller à Saint-Pierre où vont être publiées<br />

les ordonnances du collège.<br />

Une foule immense déborde de nouveau du<br />

temple trop p<strong>et</strong>it pour la contenir. Mais, c<strong>et</strong>te<br />

fois, c'est une foule respectueuse <strong>et</strong> recueillie.<br />

Il y a là les syndics, le Conseil, les ministres, les<br />

régents <strong>et</strong> six cents élèves.<br />

<strong>Calvin</strong> prononce une allocution en français, afin<br />

d'être compris<br />

l'homme d'état,<br />

de tous <strong>et</strong> fait une prière. Ros<strong>et</strong>,<br />

lit les ordonnances qui sont l'oeuvre<br />

du pasteur.<br />

Le collège aura sept classes <strong>et</strong> à chaque classe<br />

un maître. Les deux premières de ces classes seront<br />

pour apprendre à lire <strong>et</strong> à écrire. La troisième


316 CALVIN<br />

pour commencer à décliner. La quatrième entreprendra<br />

la syntaxe latine <strong>et</strong> les éléments de la<br />

langue grecque. A la cinquième, les élèves poursuivront<br />

« en la syntaxe grecque <strong>et</strong> entreront<br />

en dialectique. » La sixième <strong>et</strong> septième « toujours<br />

plus oultre ».<br />

Il y est recommandé de châtier doucement les<br />

élèves fautifs, surtout ceux qui mentent.<br />

Puis Ros<strong>et</strong> fait jurer la confession de foi par<br />

les écoliers, donne le nom des régents <strong>et</strong> des<br />

lecteurs.<br />

Théodore de Bèze, promu à la dignité de recteur,<br />

prononce un discours, sur quoi maître <strong>Calvin</strong><br />

reprend la parole. Il est bref « comme d'habitude ».<br />

Il remercie le Conseil, le prie avec véhémence de<br />

persister dans un dessein si honorable <strong>et</strong> si pieux,<br />

<strong>et</strong> renvoie l'assemblée.<br />

Les préparatifs guerriers de Genève ont intimidé<br />

le duc de Savoie. Aux récits de Coconat, qu'il a<br />

envoyé dans la ville <strong>et</strong> qui lui rapporte tout ce<br />

qu'il y a vu, l'épaisseur des murailles, la grosseur<br />

des canons <strong>et</strong> la belle vaillance du citoyen, le duc<br />

prend peur <strong>et</strong>, plutôt que de faire la guerre, entame<br />

des négociations.<br />

Mais bientôt Genève éprouve de nouvelles<br />

inquiétudes.<br />

Elle est devenue la « ville de sûr<strong>et</strong>é » du protestantisme,<br />

la tête d'où partent les ordres que<br />

reçoivent <strong>et</strong> observent les Églises Réformées de<br />

France, <strong>et</strong> le gouvernement de ce pays n'ignore<br />

pas que l'autocrate de Genève est obéi d'un<br />

certain nombre de ses suj<strong>et</strong>s. Certes, <strong>Calvin</strong> n'a<br />

sur eux qu'une influence purement spirituelle, <strong>et</strong><br />

il recommande très expressément l'obéissance au


LE TRIOMPHE 317<br />

roi, pour tout ce qui n'est pas du domaine de la<br />

foi. Mais quand celle-ci vient à être attaquée,<br />

il faut se montrer intraitable, dit-il, <strong>et</strong> aller jusqu'au<br />

sang.<br />

Aussi est-ce contre lui que se tournent toutes<br />

les colères quand s'agitent les protestants de<br />

France.<br />

La conjuration d'Amboise renforce les fureurs.<br />

Les Guise veulent marcher sur Genève. Les citoyens<br />

ressortent leurs armures <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ournent aux rem-<br />

parts. Mais il est dit que les braves guerriers<br />

ne verront pas le feu. Le duc, à son tour, trouve<br />

plus simple de négocier que de faire le siège de<br />

la ville.<br />

Celle-ci n'a plus qu'à s'occuper de ses affaires<br />

intérieures.<br />

Le 7 novembre 1559, ses magistrats sont renouvelés.<br />

Quelqu'un propose alors d'appeler dans<br />

l'avenir, tant au P<strong>et</strong>it Conseil qu'au Grand Conseil<br />

<strong>et</strong> au Conseil général, un ministre : ... « pour faire<br />

remontrance <strong>et</strong> admonition selon la parole de<br />

Dieu ». <strong>Calvin</strong>, qui attend sans doute derrière<br />

la porte, dans l'antichambre, est appelé <strong>et</strong> introduit.<br />

Le coeur débordant de joie, il fait les remontrances<br />

<strong>et</strong> récite les prières. Les Deux-Cents<br />

confirment bientôt la pieuse décision, <strong>et</strong> le Conseil<br />

général la transforme en édit.<br />

C'est l'État calviniste, le grand rêve.<br />

Le 25 décembre 1559, le Conseil offre la bour-<br />

geoisie au pasteur.


CHAPITRE XXII<br />

DERNIÈRES ANNÉES<br />

tâche est accomplie. Le corps va bientôt<br />

LA pouvoir reposer en terre le peu qu'il reste de<br />

lui-même. Déjà l'on voit bien que sa fin est proche.<br />

Il ne veut plus rendre de services, il se détraque,<br />

il refuse son concours, <strong>et</strong> laisse le pasteur sans<br />

voix <strong>et</strong> sans mouvement au milieu de tous les<br />

fidèles qui le réclament <strong>et</strong> veulent entendre sa<br />

parole.<br />

Le 24 décembre, veille de Noël, <strong>Calvin</strong> a prêché<br />

dans Saint-Pierre. La vaste église regorgeait de<br />

monde, <strong>et</strong> le pasteur a dû beaucoup élever la voix.<br />

Le lendemain, au moment du repas, il est pris<br />

d'un violent accès de toux <strong>et</strong> se m<strong>et</strong> à cracher<br />

le sang en abondance. Trois ou quatre fois il<br />

essaye de revenir à table <strong>et</strong>, chaque fois, l'hémorragie<br />

le reprend. On croit qu'il s'est rompu une<br />

veine. C'est la phtisie.<br />

Pendant ce temps, l'envoyé du duc de Savoie,<br />

Alard<strong>et</strong>, évêque de Mondevis, fait son entrée dans<br />

Genève.<br />

Aussitôt arrivé, il s'empresse de se rendre auprès<br />

de <strong>Calvin</strong>. Les deux hommes se font bon visage,


DERNIÈRES ANNÉES 319<br />

<strong>et</strong> maître <strong>Calvin</strong> veut r<strong>et</strong>enir le prélat à dîner.<br />

Mais Alard<strong>et</strong> s'excuse, étant, dit-il, à la diète<br />

par suite de maladie. Sur quoi on le r<strong>et</strong>rouve,<br />

presque chaque jour, aux prônes qu'il écoute fort<br />

attentivement.<br />

Il offre bientôt au Conseil la protection du duc.<br />

<strong>Calvin</strong>, à peine rétabli, est mandé pour donner son<br />

avis. Il entre alors dans une grande fureur. A l'en-<br />

tendre, l'évêque est un séducteur qu'il faut j<strong>et</strong>er<br />

en prison.<br />

« Messieurs », crie-t-il, « l'évêque de Mondevis est<br />

icy venu pour vous attacher des sonn<strong>et</strong>tes aux oreilles ! "<br />

L'évêque s'en r<strong>et</strong>ourne chez lui. Une nouvelle<br />

tentative a lieu bientôt, par l'intermédiaire du<br />

gentilhomme d'Hurtières, seigneur de Lullin, compagnon<br />

d'armes d'Emmanuel-Philibert. Amblard<br />

Corne reçoit une l<strong>et</strong>tre du duc <strong>et</strong> une l<strong>et</strong>tre d'Alard<strong>et</strong>.<br />

Prudent, il attend d'être parvenu en la maison<br />

de <strong>Calvin</strong> avant de les ouvrir en présence du pasteur<br />

<strong>et</strong> de plusieurs conseillers.<br />

Maître <strong>Calvin</strong>, que son hémorragie a obligé de<br />

rester au lit, s'est relevé au bout de quelques jours<br />

<strong>et</strong> a recommencé de prêcher, en dépit des médecins<br />

qui lui ont ordonné un repos d'un mois.<br />

Maintenant il a la mort sur les talons. Il crache<br />

le sang presque chaque jour, les jambes, trop<br />

faibles, ne veulent plus le porter, les entrailles<br />

sont dérangées. Selon sa propre expression, il<br />

rampe pour aller de son lit à sa table de travail.<br />

Dorénavant, il devra rester couché une grande<br />

partie de la journée. Son lit lui tient lieu de cabin<strong>et</strong><br />

de travail. Il y écrit avec une fiévreuse activité<br />

<strong>et</strong> s'occupe de l'organisation du collège.<br />

Le 1er mai 1560, une grande fête scolaire ras-


320 CALVIN<br />

semble l'université à l'église Saint-Pierre où les<br />

meilleurs élèves sont récompensés.<br />

<strong>Calvin</strong> — il pense à tout ! — demande « quelques<br />

p<strong>et</strong>its dons aux professeurs <strong>et</strong> régents pour<br />

en banqu<strong>et</strong>er avec autres ministres qui ont vacqué<br />

à l'examen des écoliers, en quoi ils ont eu grand'peine<br />

».<br />

Le Conseil donne ordre au trésorier de « préparer<br />

la monnaie neuve de la ville » pour les<br />

escholiers.<br />

« Et quant aux dits régents <strong>et</strong> professeurs,<br />

qu'on leur donne vingt florins pour se festoyer<br />

ensemble ».<br />

Au milieu de toutes ces réjouissances, le réformateur<br />

est tourmenté de la plus grande inquiétude<br />

: François II redouble de persécutions en<br />

France. Le prince de Condé, soutien des réformés,<br />

doit être exécuté le 10 décembre 1560, à l'ouverture<br />

des États-Généraux. Les protestants semblent<br />

perdus. Le malade se préoccupe des malheureux<br />

qui vont subir le martyre. Il faut les encoura-<br />

ger, soutenir leur zèle, leur envoyer les paroles<br />

d'espérance qu'ils se répéteront en marchant, vers<br />

le supplice. D'une voix qu'on entend à peine,<br />

<strong>Calvin</strong> dicte des l<strong>et</strong>tres.<br />

Un grand nombre de personnes s'agitent autour<br />

de son lit. Des courriers entrent <strong>et</strong> repartent à<br />

toute minute.<br />

Le maître de Genève est de nouveau affligé<br />

d'un catarrhe. Il souffre toujours beaucoup de<br />

son pied <strong>et</strong> se fait porter en chaise. Il se tourmente<br />

de l'absence de Bèze car il ne peut le remplacer<br />

auprès de ses élèves. Il a déjà tant de peine à<br />

remplir sa propre tâche. Il lui faut maintenant<br />

quelqu'un qui lui donne le bras pour aller à ses


DERNIÈRES ANNÉES 321<br />

cours, <strong>et</strong> on le voit alors se traîner péniblement<br />

de sa maison à l'église Saint-Pierre <strong>et</strong> à l'auditoire.<br />

Le 18 novembre, il se fait porter par un cheval<br />

à l'auberge pour y dîner avec des pasteurs.<br />

Le poèle ronfle dans la salle où se sont réunis<br />

les ministres. <strong>Calvin</strong> reçoit une l<strong>et</strong>tre de Bèze.<br />

Pendant qu'il la lisait, « la vapeur a frappé<br />

son cerveau ». Les aliments ont calmé ses éternuements,<br />

mais, rentré chez lui, il sent que le mal<br />

empire.<br />

Quelques jours plus tard survient le trépas du<br />

roi de France. Il est tombé malade le 16 novembre.<br />

Le 5 décembre il expire.<br />

Les protestants poussent un soupir de soulagement.<br />

« Si le roi avait vécu seulement six jours, » écrit de<br />

Bèze, « c'en était fait de tout <strong>et</strong> de telle sorte qu'il n'y<br />

aurait plus eu de remède à espérer. »<br />

Cependant la mort de François II ne calme pas<br />

entièrement les craintes des Genevois. Le duc de<br />

Savoie est de plus en plus menaçant.<br />

Des hommes graves s'entr<strong>et</strong>iennent avec le pasteur.<br />

Celui-ci qui a dû s'aliter au r<strong>et</strong>our de l'au-<br />

berge, est de nouveau debout. Il n'arrête plus<br />

de souffrir.<br />

Une « colique désespérée » lui a « quasi esbesté<br />

l'esprit ». Il est en perpétuelle indigestion.<br />

Cependant, il essaie encore de plaisanter pour<br />

rassurer ses amis inqui<strong>et</strong>s.<br />

Le 7 octobre 1561, il écrit à de Bèze :<br />

Pendant deux jours entiers, j'ai été tourmenté par<br />

les plus vives douleurs au pied droit. La maladie a<br />

commencé à s'apaiser il y a trois jours ; mais pas sans<br />

CALVIN. 21


322 CALVIN<br />

tenir encore le pied lié. Et pour que tu saches que je<br />

n'invente rien, je te dirai que l'odeur de l'huile m'est<br />

presque agréable, quoiqu'elle me donne souvent la<br />

nausée. Bien <strong>et</strong> grassement oint, je n'ai donc rien<br />

à envier aux somptuosités de tes courtisans. Crois-moi,<br />

en plaisantant ainsi, je ne m'amuse pas, mais je désire<br />

t'enlever tout ennui, de peur que quelque vague rumeur<br />

ne parvienne jusqu'à toi <strong>et</strong> ne te fasse concevoir quelque<br />

crainte. Je vois, en eff<strong>et</strong>, que si Dieu ne te soutenait<br />

pas merveilleusement, tu n'aurais pas la force de supporter<br />

la dixième partie de ta fatigue. Tu m'écris après<br />

minuit, <strong>et</strong> moi je suis couché après sept heures, selon<br />

ma commodilé. Voilà où en sont les vieillards podagres.<br />

Le lendemain du jour où il a écrit c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre,<br />

les coliques le reprennent. Il faut lui donner des<br />

lavements <strong>et</strong> l'oindre de baumes. Les vomissements,<br />

les douleurs d'entrailles, la sécheresse du<br />

palais <strong>et</strong> de la gorge, la soif, l'insomnie, la diète,<br />

l'affaiblissent au point de lui rendre l'écriture<br />

pénible.<br />

Un jour de 1562, le malade échappe à ses médecins<br />

<strong>et</strong> les Genevois étonnés voient fuir, du côté<br />

de la porte, sa maigre robe noire <strong>et</strong> son bér<strong>et</strong> plat.<br />

Est-ce là le maître de Genève ? Il est plus courbé<br />

que jamais <strong>et</strong> semble craindre que les gens le<br />

reconnaissent. On dirait qu'il a honte de luimême<br />

! Pour la seconde fois, une femme de sa<br />

famille a déshonoré sa maison ! Judith, la fille<br />

d'Idel<strong>et</strong>te, à son tour, vient de comm<strong>et</strong>tre un<br />

adultère. Rien ne faisait prévoir un tel événement<br />

<strong>et</strong> le coup n'en est que plus rude. Sa sagesse<br />

n'avait d'égale qu'en sa pudeur <strong>et</strong> Farel, étonné<br />

de tant de vertus, déclarait, six ans plus tôt, à<br />

<strong>Calvin</strong>, en le félicitant du mariage de la jeune fille :


DERNIÈRES ANNÉES 323<br />

Je désire qu'elle continue car elle a toujours été<br />

obéissante à tes saints commandements... Je n'ai rien<br />

à souhaiter de plus dans c<strong>et</strong>te sainte jeune fille. Je la<br />

félicite, <strong>et</strong> à cause d'elle je félicite toi <strong>et</strong> son mari <strong>et</strong><br />

Nicolas.<br />

La chaste vierge est devenue une femme impudique,<br />

au moment, justement, où toutes les Genevoises<br />

commençaient de s'assagir <strong>et</strong> de prendre<br />

des airs dévots! La belle-fille du grand réformateur<br />

! Quel exemple !<br />

C<strong>et</strong>te fois encore maître <strong>Calvin</strong> s'en va cacher<br />

sa honte <strong>et</strong> son désespoir dans la maison de campagne<br />

de son frère Antoine.<br />

En juin les coliques néphrétiques le tourmentent<br />

de plus<br />

de pis.<br />

en plus avec des alternatives de mieux <strong>et</strong><br />

Et il prêche toujours.<br />

Le 2 juill<strong>et</strong> 1563, il annonce à Bullinger une<br />

amélioration dans son état. Il a pris un remède<br />

de cheval. ...« Comme la rétention d'urine m'était<br />

très pénible, d'après le conseil des médecins, je<br />

suis monté à cheval pour que le secouement<br />

m'aidât à rej<strong>et</strong>er le calcul... ». Voilà donc le pasteur<br />

sur sa bête. Étourdi, suffoqué de douleur, il s'accroche<br />

à la crinière en grimaçant horriblement.<br />

Certes la pierre descend ! Elle lui arrache la vessie<br />

<strong>et</strong> le malheureux, tout tordu sur sa selle, se r<strong>et</strong>ient<br />

de hurler. Revenu chez lui, au lieu d'urine il<br />

rend du sang bourbeux.<br />

Le lendemain, la pierre passe de la vessie dans<br />

le canal, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> endure les plus atroces souffrances.<br />

Le calcul est si gros (on dirait une nois<strong>et</strong>te)<br />

qu'il n'arrive pas à sortir. Enfin, des compresses<br />

d'eau chaude aident le pasteur à s'en<br />

débarrasser.


324 CALVIN<br />

Un large flot de sang s'échappe alors du canal<br />

dont l'intérieur est tout déchiré. <strong>Calvin</strong> se sent<br />

renaître. Il prend à peine le temps de se laisser<br />

panser <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ourne à ses affaires.<br />

Deux mois plus tard, la goutte le saisit ; elle<br />

le tient tantôt dans le lit <strong>et</strong> tantôt sur la chaise.<br />

Bientôt il recommence à sortir pour aller prêcher.<br />

Il s'appuie sur le bras d'un ami ou se fait porter<br />

dans une chaise. D'autres fois, on le hisse sur un<br />

cheval.<br />

Les Genevois qui traversent la place Saint-Pierre<br />

croisent alors une sorte de cadavre habillé de noir<br />

dont la tête trop lourde ballotte sur des épaules<br />

croulantes, <strong>et</strong> qui semble ne tenir que par une sorte<br />

de miracle.<br />

C'est le maître de Genève.<br />

Comme il ne peut plus monter d'étages, le<br />

Conseil a fait enlever l'escalier qui menait aux<br />

salles de l'Hôtel de Ville. On l'a remplacé par<br />

une pente pavée de p<strong>et</strong>its cailloux où l'on entend<br />

tousser <strong>et</strong> souffler le malade.<br />

Une fois par semaine il va au « Grabot ». C'est-àdire<br />

qu'à jour fixe, il se r<strong>et</strong>rouve au milieu des<br />

autres pasteurs qui ont pris l'habitude de se réunir<br />

pour se critiquer les uns les autres <strong>et</strong> se rendre<br />

mutuellement attentifs à leurs fautes réciproques.<br />

Que de fois Maître <strong>Calvin</strong> doit entendre reprocher<br />

ses emportements !<br />

Toujours impérieux <strong>et</strong> tyrannique, il est devenu,<br />

au témoignage même de Bèze, « colère, chagrin,<br />

<strong>et</strong> difficile ».<br />

Mais, vraiment, n'a-t-il pas bien des excuses ?<br />

Ce même de Bèze dit de lui 1 : « Son p<strong>et</strong>it corps<br />

1. L<strong>et</strong>tre de Bèze à Bullinger, 7 septembre 1563.


DERNIÈRES ANNÉES 325<br />

est si brisé que je ne le regarde jamais (<strong>et</strong> je le<br />

vois tous les jours) sans avoir besoin de consolation<br />

».<br />

S'il se reposait, au moins ! Mais non, il veut<br />

rester sur la brêche jusqu'au dernier moment <strong>et</strong><br />

conserve toute son activité.<br />

Dès qu'il se sent un peu de force, il se fait m<strong>et</strong>tre<br />

devant sa table à écrire. Quand il ne peut bouger<br />

du lit, on lui apporte tous ses livres <strong>et</strong> il dicte<br />

son volumineux courrier.<br />

Il a de grands desseins <strong>et</strong> voudrait voir conclure<br />

un traité entre la France <strong>et</strong> la Suisse, y compris<br />

les cantons protestants, car, encore qu'il soit<br />

devenu bourgeois de Genève, il reste profondément<br />

attaché à sa patrie.<br />

Il écrit à la reine de Navarre, à Soubise, au<br />

comte de Crussol, à Coligny, au prince de Condé,<br />

aux Dauphinois. Il recommande la patience aux<br />

fidèles de Chambéry. Il ne veut pas que l'on<br />

s'insurge contre l'autorité des gouvernants. Tant<br />

que l'honneur de Dieu est sauf, il faut tout endurer<br />

<strong>et</strong> se soum<strong>et</strong>tre aux lois du pays. A Vir<strong>et</strong>, il<br />

indique la façon de demander l'autorisation de<br />

tenir un synode à Lyon <strong>et</strong> joint à sa l<strong>et</strong>tre un<br />

modèle de requête.<br />

Il lui faut s'occuper de l'église par delà les frontières,<br />

envoyer partout des prédicants pour qu'ils<br />

répandent la doctrine calviniste, <strong>et</strong> de son lit,<br />

en faire manoeuvrer la vigilante armée, soutenir<br />

ses défaillances, réparer ses fautes, puis le moment<br />

venu renforcer son courage en l'excitant au<br />

martyre.<br />

Il écrit alors des l<strong>et</strong>tres très belles, très hautes,<br />

très évangéliques.<br />

Mais il lui arrive aussi d'en envoyer de singu-


326 CALVIN<br />

fièrement violentes qui reflètent son esprit tyrannique<br />

<strong>et</strong> montrent ce que peut être maintenant<br />

le gouvernement de Genève.<br />

Celle-ci, par exemple, adressée à Madame de<br />

Cany :<br />

Madame,<br />

Il me fait bien mal que l'acte si louable que vous fîtes<br />

il y a environ demi-an, n'a mieux rencontré. C'est<br />

que quelque bon serviteur de Dieu s'était trouvé à<br />

l'endroit d'un tel secours qu'a reçu une aussi méchante<br />

<strong>et</strong> malheureuse créature qu'il y en ait au reste du<br />

monde. Sachant en partie quel homme c'était, j'eusse<br />

voulu qu'il fût pourri en quelque fosse, si c'eût été à<br />

mon souhait, <strong>et</strong> sa venue me réjouit autant comme<br />

qui m'eût navré le coeur d'un poignard. Mais jamais je<br />

ne l'eusse jugé un monstre si exécrable en toute impiété<br />

<strong>et</strong> mépris de Dieu comme il s'est ici déclaré, <strong>et</strong> je vous<br />

assure, s'il ne se fût sitôt échappé, que pour m'acquitter<br />

de mon devoir, il n'eût pas tenu à moi qu'il ne fût passé<br />

par le feu 1.<br />

Il apporte dans le gouvernement des églises les<br />

plus lointaines, la minutie avec laquelle il administre<br />

ses affaires domestiques. Aucun détail, si<br />

menu soit-il, ne le laisse indifférent. Il veut tout<br />

régler, tout ajuster à la mesure de ses propres<br />

théories <strong>et</strong> ne ménage pas les conseils, allant jusqu'à<br />

en donner aux ministres <strong>et</strong> aux monarques des<br />

pays protestants.<br />

Il écrit au roi d'Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> au duc de Sommers<strong>et</strong><br />

pour les m<strong>et</strong>tre en garde contre les boursiers<br />

1. C<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre est authentique. Par contre, celle qui<br />

est adressée « à Monsieur de Poët, dauphinois », <strong>et</strong> que<br />

Voltaire cite avec horreur dans l'Essai sur les moeurs,<br />

est fort douteuse.


DERNIÈRES ANNÉES 327<br />

des universités qui ne sont pas tous bons protestants.<br />

Il faut veiller à ce qu'un tel scandale ne<br />

continue pas <strong>et</strong> cesser de favoriser des jeunes<br />

gens<br />

qui au lieu de donner bon espoir de servir l'Église<br />

montrent plutôt signe d'y vouloir nuire <strong>et</strong> qui font<br />

profession manifeste de résister à l'Évangile.<br />

Et plus loin :<br />

« Je viens maintenant au dernier article qui est de<br />

châtier les vices <strong>et</strong> réprimer les scandales », dit-il à<br />

Somers<strong>et</strong>. « Je ne doute point qu'il n'y ait loi <strong>et</strong> statuts<br />

bons <strong>et</strong> louables au royaume pour tenir le peuple en<br />

honnêt<strong>et</strong>é de vie. Mais les grands débauchements <strong>et</strong><br />

énormes que je vois par le monde me contraignent de<br />

vous prier à prendre aussi c<strong>et</strong>te sollicitude que les<br />

hommes soient tenus en bonne <strong>et</strong> honnête discipline,<br />

Surtout, que l'honneur de Dieu vous soit recommandé<br />

pour punir les crimes dont les hommes n'ont point<br />

accoutumé de faire grand cas. Je le dis parce que quelquefois<br />

les larcins, batteries <strong>et</strong> extorsions seront âprement<br />

punis pour ce que les hommes y sont offensés.<br />

Cependant on souffrira les paillardises/ adultères,<br />

ivrogneries, blasphèmes au nom de Dieu, quasi comme<br />

choses licites ou bien de p<strong>et</strong>ite importance. L'office des<br />

évêques <strong>et</strong> des curés est de veiller sur cela ; mais, en<br />

l'autorité où Dieu vous a mis, la principale charge en<br />

revient sur vous, voire de m<strong>et</strong>tre les autres en train,<br />

afin, que chacun s'acquitte de son devoir. »<br />

Il rêve d'une Europe transformée en un vaste<br />

couvent réglé sur le modèle du couvent genevois<br />

<strong>et</strong> où serait abolie la personnalité des hommes.<br />

Il est assez curieux de voir se rencontrer sur<br />

ce point, à plus de deux siècles de distance, l'autocrate<br />

religieux <strong>et</strong> le socialiste laïque, <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong>


328 CALVIN<br />

Fourrier ancêtre du moderne communisme. Tous<br />

deux aboutissent au même point : le rabotage<br />

universel, l'homme asservi à la volonté d'un autre<br />

homme, ou d'un groupe d'autres hommes, ce qui<br />

revient au même. Phalanstère ou couvent, le principe<br />

est le même.<br />

Dans les deux cas l'individu est dépouillé, frustré<br />

de sa personnalité, ramené à un type unique.<br />

En une telle cité, une cité modèle, l'on n'a<br />

que faire des aspirations <strong>et</strong> des goûts de chacun<br />

<strong>et</strong> rien ne paraît plus légitime à <strong>Calvin</strong> qui a<br />

horreur des opinions personnelles.<br />

Aussi a-t-il établi à Genève un gouvernement<br />

qui est bien ce que l'on peut inventer de mieux<br />

en fait de tyrannie.<br />

La conduite, les propos, la tenue du Genevois<br />

y sont réglés minutieusement. On lui impose jusqu'à<br />

la forme de sa coiffure <strong>et</strong> la coupe de son habit.<br />

Il se nourrit conformément aux prescriptions<br />

du consistoire, boit sa ration, à heures fixes,<br />

chante des psaumes <strong>et</strong>, quand vient le dimanche,<br />

toutes les portes du couvent genevois s'ouvrent<br />

en même temps, pour livrer passage aux habitants<br />

disciplinés qui se rendent au prêche.<br />

Le tyrannique malade, cloué dans son lit par<br />

ses maux innombrables, le moribond décharné<br />

qui n'est plus qu'un souffle entre deux draps,<br />

régit tous leurs gestes <strong>et</strong> punit la moindre désobéissance<br />

avec une impitoyable rigueur.<br />

Rien ne lui échappe, encore qu'il soit invisible,<br />

car il a merveilleusement organisé une armée de<br />

délateurs qui se glissent partout, entendent toutes<br />

les paroles, voient tous les actes <strong>et</strong> courent en<br />

informer leur maître.<br />

Quoi qu'il fasse, le Genevois ne peut échapper


DERNIÈRES ANNÉES 329<br />

à la surveillance de Maître <strong>Calvin</strong>. Les murs de<br />

sa maison eux-mêmes ne l'en garantissent point.<br />

D'ailleurs, le Genevois n'a plus de maison si<br />

par ce mot l'on entend un lieu privé où l'individu<br />

a le droit de vivre à sa guise, <strong>et</strong> de se tenir caché<br />

aux regards d'autrui.<br />

Il faut que son foyer soit comme une place<br />

publique <strong>et</strong> qu'il en laisse les portes ouvertes,<br />

afin que les anciens, sorte de censeurs à la mode<br />

de Rome, mais beaucoup plus nombreux, puissent<br />

y pénétrer à toute heure du jour <strong>et</strong> de la nuit<br />

pour se rendre compte de l'existence qu'on y mène.<br />

Ils ont le droit de tout inspecter, depuis la<br />

garde-robe de la dame jusqu'au livre de comptes<br />

du ménage, <strong>et</strong> sévissent impitoyablement, à la<br />

moindre preuve d'une coqu<strong>et</strong>terie, d'un luxe ou<br />

d'une gourmandise qu'il importe d'étouffer au plus<br />

tôt.<br />

Les anciens ont, au-dessous d'eux, une armée<br />

de bas délateurs, qui leur rapportent tous les<br />

méfaits commis contre la religion <strong>et</strong> la morale,<br />

tous les propos tenus contre Maître <strong>Calvin</strong>.<br />

La régénération de Genève, tel est le grand mot<br />

que les émissaires de l'autocrate ont sans cesse<br />

à la bouche, le prétexte à toutes les vexations <strong>et</strong><br />

les délations.<br />

Les infractions morales sont punies aussi rigoureusement<br />

que les crimes sociaux, <strong>et</strong> le despotisme,<br />

dans aucun pays d'Europe, ne s'est jamais montré<br />

aussi savamment organisé.<br />

S'il sait comment se comportent les étudiants<br />

anglais, s'il n'ignore rien de ce qui se passe dans<br />

les p<strong>et</strong>ites églises réformées de France, <strong>Calvin</strong><br />

n'est pas moins bien informé des plus minces<br />

événements genevois.


330 CALVIN<br />

Encore qu'il ne quitte presque plus sa chambre,<br />

il connaît le nombre des communions, <strong>et</strong> peut<br />

dire qui entend le prêche avec bonne humeur <strong>et</strong><br />

qui rechigne à s'y rendre, qui est docile ou récalcitrant,<br />

empressé ou maussade.<br />

Et si l'on vient à vouloir s'émanciper, le débile<br />

quinquagénaire, dont les médecins entourent la<br />

couche, étend le bras <strong>et</strong> montre que s'il est<br />

décharné, la main reste de fer.<br />

« Le mercredi 2 février 1564, » écrit Colladon, « <strong>Calvin</strong><br />

fit son dernier sermon du livre des Rois, <strong>et</strong>, à deux heures<br />

après-midi, sa dernière leçon sur l'escole, assavoir sur<br />

Ezéchiel, <strong>et</strong> le dimanche sixième jour du dit mois,<br />

son dernier sermon sur l'harmonie des trois évangiles.<br />

Oncques depuis il ne monta en chaire. »<br />

Deux jours plus tard, malgré l'avis des médecins<br />

<strong>et</strong> les supplications de ses familiers, <strong>Calvin</strong> se<br />

rendit une fois encore au temple afin d'assister<br />

à une réunion de la Congrégation. Il y fait " l'exhortation<br />

à la prière pour la fin de l'acte » parce qu'il<br />

ne « lui estait pas besoin de parler une heure entière<br />

» <strong>et</strong> « qu'il y prenait plaisir ».<br />

Le 6 février 1564 il prononça sa dernière allocution<br />

au peuple réuni en assemblée politique pour<br />

élire les syndics « au cloître du temple appelé<br />

Saint-Pierre, au son de la tromp<strong>et</strong>te <strong>et</strong> de la grosse<br />

cloche ».<br />

Il a remonstré, par le commandement de messeigneurs,<br />

que si, ès viandes de notre nourriture ordinaire,<br />

lesquelles nous sont assez cogneues, nous avons<br />

touttesfois, à cause de nostre intempérance, besoin


DERNIÈRES ANNÉES 331<br />

d'estre advertis de nous garder <strong>et</strong> abstenir de celles<br />

qui nous sont contraires, d'autant que, au lieu de bonne<br />

nourriture, nous app<strong>et</strong>ons bien souvent celle qui nous<br />

est contraire, à plus forte raison, quand il est question<br />

de choisir gens pour nous guider <strong>et</strong> nous conduire, nous<br />

avons bon besoin d'estre exhortés à choisir gens de<br />

bonne vie <strong>et</strong> propres... Pourtant, que chascun advise<br />

d'eslire gens idoines <strong>et</strong> propres, surtout à présent...<br />

Et que nous advisions que Dieu soit nostre guerent<br />

(garant) <strong>et</strong> qu'il aye tousjours la souveraine domination<br />

par dessus nous, <strong>et</strong> que nous luy laissions toute autorité...<br />

Dans une l<strong>et</strong>tre datée du 8 février 1564, il énumère<br />

ses maladies aux médecins de Montpellier :<br />

Il y a vingt ans je n'avais que ma migraine... Comme<br />

par compagnies, par escadrons <strong>et</strong> d'une seule attaque<br />

c<strong>et</strong>te foule d'ennemis a fait irruption sur moi...<br />

Dès que j'ai été convalescent de la fièvre quarte,<br />

une douleur forte <strong>et</strong> vive m'a saisi au moll<strong>et</strong> : elle s'est<br />

un peu calmée mais elle est revenue, une <strong>et</strong> deux fois.<br />

Enfin elle s'est changée en maladie articulatoire qui va<br />

des pieds aux genoux. Longtemps une ulcération des<br />

veines hémorroïdes m'a tourmenté... A c<strong>et</strong>te occasion,<br />

l'été suivant, je fus pris de néphrite <strong>et</strong> comme je ne<br />

pouvais supporter la secousse du cheval je fus porté<br />

en litière à la campagne. Au r<strong>et</strong>our je voulus faire<br />

une partie du chemin à pieds. A peine arrivé à la pierre<br />

milliaire la fatigue des reins me força à m'arrêter<br />

(il urinait le sang).<br />

Un énorme calcul est alors rej<strong>et</strong>é. Il déchire<br />

les veines <strong>et</strong> il faut injecter<br />

venir à bout de l'hémorragie.<br />

pierres.<br />

du lait<br />

Alors<br />

de femme pour<br />

il sort de p<strong>et</strong>ites<br />

Il éprouve une grande difficulté à parler <strong>et</strong> ne<br />

peut presque plus remuer les bras <strong>et</strong> les jambes.


332 CALVIN<br />

Il ne se fait aucune illusion sur son état, <strong>et</strong> répète<br />

souvent : « Seigneur, jusquez à quand ? », sentence<br />

qu'il a prise depuis longtemps pour devise.<br />

Son haleine est de plus en plus courte. Cependant<br />

il s'acharne au travail. Il veut qu'on le porte<br />

sur sa chaise <strong>et</strong> l'on dirait alors un squel<strong>et</strong>te<br />

habillé qu'un miracle fait tenir droit devant sa<br />

table à écrire. Bèze le regarde avec apitoiement.<br />

Mais déjà le moribond montre qu'il attend ses<br />

livres. Puisque sa voix se refuse à dicter, il va<br />

écrire !<br />

Alors sa volonté, que rien ne peut abattre,<br />

s'efforce de ranimer la matière. Son bras à demi<br />

paralysé se traîne sur la table, les doigts s'agrippent<br />

à la plume... Il parachève ses ouvrages commencés.<br />

Le 15 février, Spina lui écrit :<br />

On dit qu'il n'y a en toi de sain que l'esprit : que ton<br />

p<strong>et</strong>it corps est un squel<strong>et</strong>te <strong>et</strong> un signe plutôt qu'un<br />

corps. Toute ta force a été épuisée par tes précédents<br />

travaux <strong>et</strong> ce qu'il te reste de vigueur est consumée<br />

par les soins que tu donnes aux églises.<br />

<strong>Calvin</strong> agonise en pleine lucidité d'esprit.<br />

Le vendredi 10 mars 1564, il reçoit la visite de<br />

quelques pasteurs de la ville <strong>et</strong> de la campagne.<br />

Il est « vestu <strong>et</strong> assis en sa chaire, auprès de sa<br />

table », très suffoqué, <strong>et</strong> il reste quelque temps sans<br />

rien dire, « appuyant son front sur une de ses<br />

« mains, comme de tout temps avait ceste façon<br />

« assez commune. »<br />

A la fin il se redresse <strong>et</strong>, montrant « un visage<br />

doux », il remercie les ministres de la peine qu'ils<br />

ont prise en venant le visiter.<br />

Il exprime l'espoir de les revoir dans une quin-


DERNIÈRES ANNÉES 333<br />

zaine de jours, « pour les censures avant Pâsques,<br />

« <strong>et</strong> que ce serait pour la dernière fois... Je crois,<br />

« ajoute-t-il, que ce sera ma fin, <strong>et</strong> que lors Dieu<br />

« me r<strong>et</strong>irera »<br />

Sur l'ordre du Conseil, les Genevois prient Dieu<br />

« pour sa prospérité ». Il faut que Messieurs les<br />

pasteurs l'aillent souvent visiter, <strong>et</strong> qu'il soit<br />

« assisté de vingt-cinq écus ». La Seigneurie qui<br />

se souvient de l'histoire du bassot de vin se garde<br />

de lui offrir c<strong>et</strong> argent directement, <strong>et</strong> le donne<br />

« à son frère pour luy ». Mais le subterfuge ne<br />

réussit pas. <strong>Calvin</strong> en ayant eu connaissance,<br />

refuse ces écus qu'il n'a pas gagnés.<br />

Le vendredi 24 mars, jour habituel des séances<br />

de la congrégation, les pasteurs se réunissent dans<br />

la chambre du malade. <strong>Calvin</strong>, ainsi qu'il l'a<br />

prédit, va mieux. Sa respiration est moins sifflante.<br />

On le « censure » le premier. On énumère les<br />

fautes du moribond tout prêt à comparaître devant<br />

Dieu. Les pasteurs sont là, assis autour de lui,<br />

graves <strong>et</strong> sévères. L'un lui reproche ses emportements,<br />

l'autre son aigreur. Qu'il prenne garde<br />

à son orgueil, dit un troisième. Tous ils élèvent la<br />

voix pour l'accuser. Et il les écoute, plein de repentir<br />

<strong>et</strong> d'humilité. Certes, il déteste ses péchés.<br />

Il les déteste depuis qu'il est en âge de com-<br />

prendre, <strong>et</strong> s'émerveille de la bonté de Dieu, qui,<br />

en se servant de sa personne pour répandre la<br />

vérité de son Évangile, a bien voulu employer<br />

à son service un aussi méchant instrument.<br />

Puis, à son tour, il prononce sa censure. A chacun<br />

de ses frères, suivant l'ordre en lequel les<br />

pasteurs sont assis, il dit les dures vérités qu'il<br />

faut entendre pour se corriger de ses vices <strong>et</strong>


334 CALVIN<br />

devenir meilleur. L'un est paresseux, l'autre a<br />

manqué de charité. Un troisième ne s'est pas<br />

montré assez entêté de l'honneur de Dieu.<br />

La poitrine sifflante <strong>et</strong> fréquemment interrompu<br />

par la toux, le moribond parle pendant deux heures<br />

<strong>et</strong> demie environ.<br />

Bien loin d'en être épuisé, il se trouva mieux, <strong>et</strong><br />

« déclara aux frères qu'il sentait bien que Dieu lui avait<br />

encore un peu prolongé son terme <strong>et</strong> jusqu'es à une autre<br />

fois. »<br />

Il se mit ensuite à traiter des questions exégétiques,<br />

à « communiquer quelques doutes sur des<br />

annotations mises en marge du nouveau Testament<br />

», sur quoi, excité par l'entr<strong>et</strong>ien lui-même,<br />

il « demanda ses papiers », <strong>et</strong> commença d'en lire<br />

de longs fragments, après avoir prié l'assemblée<br />

de lui communiquer ses réflexions.<br />

« Or on s'apercevait bien qu'en lisant il s'altérait,<br />

mais, parce qu'il prenait plaisir à en deviser », on<br />

n'osait pas le prier de s'arrêter de peur de le fâcher.<br />

Aussi le lendemain se trouva-t-il plus mal <strong>et</strong><br />

ce fut la dernière censure.<br />

Trois jours plus tard, le lundi 27, il se rendit à<br />

la maison-de-ville.<br />

de chaque côté, il<br />

S'appuyant sur deux amis, un<br />

gravit « de son pied » la rampe<br />

jusqu'à la chambre<br />

«Messieurs » le nouveau<br />

du Conseil, <strong>et</strong> présenta à<br />

Recteur, qui prêta serment.<br />

Puis, se levant du « siège bas où il estait <strong>et</strong> prenant<br />

son bonn<strong>et</strong> à la main », il prononça sa dernière<br />

allocution « dans c<strong>et</strong>te salle où il était venu si<br />

souvent, appelé ou inattendu, <strong>et</strong> d'où, tantôt<br />

malgré l'opinion de ses ennemis implacables, tantôt


DERNIÈRES ANNÉES 335<br />

avec l'appui de ses fidèles amis, il avait gouverné<br />

Genève depuis plus de vingt ans » 1.<br />

Il « remercia du soin que Messieurs ont heu de<br />

luy pendant sa maladie ». Il leur dit que, deux<br />

jours avant il s'était trouvé mieux; que depuis,<br />

il avait senti « que nature n'en pouvait plus ».<br />

Et il parla<br />

avec une grande difficulté de respiration <strong>et</strong> une merveilleuse<br />

débonnair<strong>et</strong>é, ce qui faisait quasi venir les<br />

larmes aux dits Seigneurs. Et ceste fut la dernière fois<br />

qu'il vint au Conseil.<br />

Le 28 mars, il assista pour la dernière fois à<br />

la séance du Consistoire, <strong>et</strong> trois jours plus tard,<br />

à celle de la Congrégation.<br />

Le dimanche 2 avril 1564, jour de Pâques, le<br />

malade se fit porter sur une chaise à Saint-Pierre.<br />

On le mit tout près de la chaire où il ne devait<br />

jamais plus monter <strong>et</strong> il écouta avec une grande<br />

attention le sermon de son remplaçant.<br />

Puis, il prit la cène. Les deux mains osseuses<br />

se croisèrent sur la maigre poitrine.<br />

« Alors, malgré sa « difficulté à respirer », il chanta<br />

le Psaume avec les aultres, son visage mesmes montrant<br />

bien qu'il se réjouissait en Dieu avec toute l'assemblée. »<br />

Et ce fut la dernière fois « que les signes non douteux,<br />

de sa joie illuminaient son visage de moribond », dit<br />

de Bèze.<br />

Maintenant il est trop faible pour écrire. Il<br />

dicte à son frère <strong>et</strong> s'en excuse.<br />

On a peine à comprendre ce qu'il dit. A tout<br />

1. <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>. Prof. Emile Doumergue.


336 CALVIN<br />

instant son essoufflement lui coupe la parole, <strong>et</strong><br />

la toux le suffoque, mais il s'obstine <strong>et</strong> poursuit<br />

jusqu'au bout sa l<strong>et</strong>tre à la duchesse Renée de<br />

Ferrare. Ne faut-il pas soutenir la foi des fidèles.<br />

Les douleurs continuent de le torturer <strong>et</strong> par<br />

moment il est dans un tel état de faiblesse qu'il<br />

reste sur son lit sans faire le moindre mouvement.<br />

Ses amis pourraient le croire parti vers Dieu s'ils<br />

n'entendaient son souffle lui sortir bruyamment<br />

des narines.<br />

Mais ce n'est là qu'une défaillance passagère.<br />

Le corps mourant se ranime tout à coup, le buste<br />

se dresse sous la chemise qu'il perce de ses os,<br />

la tête se tourne... Il y a encore quelque chose à<br />

faire ! Et la voix étouffée, la pauvre voix qui<br />

a perdu toute sa résonnance dicte une nouvelle<br />

l<strong>et</strong>tre à son frère Antoine qui s'est remis devant<br />

sa table.<br />

C<strong>et</strong>te fois <strong>Calvin</strong> s'adresse à Bullinger.<br />

« Si la douleur au côté s'est apaisée », dit-il, « la respiration<br />

est difficile <strong>et</strong> courte. Depuis douze jours, un<br />

calcul est dans la vessie <strong>et</strong> m'occasionne de vives souffrances.<br />

A cela s'ajoute l'anxiété <strong>et</strong> l'hésitation ; aucun<br />

remède jusqu'ici n'a pu agir. Monter à cheval serait<br />

un bon moyen, mais un ulcère aux veines hémorroïdales<br />

me torture cruellement, même quand je suis assis ou<br />

que je suis couché dans le lit ; tant s'en faut que les<br />

secousses du cheval me soient tolérables. De plus,<br />

depuis trois jours, la goutte aussi me fait souffrir.<br />

Tu ne seras pas étonné que tant de douleurs me rendent<br />

inactif. C'est avec peine qu'on me décide à manger.<br />

Le goût du vin m'est amer. 1 »<br />

1. L<strong>et</strong>tre à Spina du 6 avril.


DERNIÈRES ANNÉES 337<br />

Puis il donne son avis sur le voyage de la reine<br />

<strong>et</strong> du roi en Lorraine. Mais bientôt, il ne peut plus<br />

dicter. « La toux <strong>et</strong> la courte haleine m'enlèvent<br />

la voix », dit-il pour s'excuser.<br />

Et jamais plus il n'écrivit à Bullinger.<br />

Le mardi 25 avril, le notaire Pierre Chénélat<br />

accourut à son chev<strong>et</strong>. « Estant malade <strong>et</strong> indisposé<br />

de son corps seulement », Maître <strong>Calvin</strong> fit<br />

son testament.<br />

En premier lieu, il remercia Dieu de ce qu'il<br />

avait eu pitié de lui, <strong>et</strong> non seulement l'avait<br />

attiré à la clarté de son Évangile, mais avait supporté<br />

en lui « tant de vices <strong>et</strong> povr<strong>et</strong>ez », <strong>et</strong><br />

s'était servi de lui <strong>et</strong> de son labeur pour porter<br />

<strong>et</strong> annoncer la vérité de son Évangile. Il protesta<br />

ensuite qu'il s'était efforcé d'enseigner purement<br />

la parole de Dieu, tant en sermon que par écrit.<br />

Puis, ayant demandé qu'on l'ensevelisse à la façon<br />

accoutumée, il partagea le peu de bien que Dieu<br />

lui avait confié, nommant son « frère bien-aimé »<br />

Antoine « héritier unique », mais « honoraire tant<br />

seulement », afin de tout laisser aux enfants de<br />

ce frère. Il donna à son frère seulement une<br />

« couppe », ancien cadeau de Trie, dix écus au<br />

collège, dix écus à la bourse des pauvres, dix<br />

écus à <strong>Jean</strong>ne Costan, fille de sa demi-soeur,<br />

quarante écus à Samuel <strong>et</strong> à <strong>Jean</strong>, fils d'Antoine,<br />

trente à Anne, Suzanne, Dorothée, ses filles, <strong>et</strong><br />

vingt-cinq écus seulement à Daniel, leur frère,<br />

« pour ce qu'il a été léger <strong>et</strong> volage ».<br />

C'est en somme, conclut-il, tout le bien que Dieu<br />

m'a donné, selon que je l'ai pu taxer <strong>et</strong> estimer, tant<br />

en livres (ils avaient été ach<strong>et</strong>és par la Seigneurie<br />

le 8 juill<strong>et</strong>) qu'en meubles, vaisselle <strong>et</strong> tout le reste.<br />

CALVIN. 22


338 CALVIN<br />

Il nomme Antoine <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Laurent de Normandie<br />

ses exécuteurs testamentaires.<br />

Le 27 avril, le Conseil est informé que «le sieur <strong>Calvin</strong>,<br />

se sentant pressé de maladies jusques à la mort, a désiré<br />

d'estre ouy devant Messieurs ».<br />

Ceux-ci s'empressent alors de se rendre chez<br />

le pasteur afin de lui éviter c<strong>et</strong>te suprême fatigue.<br />

<strong>Calvin</strong> les remercie de la peine qu'ils ont prise<br />

en venant à lui, encore qu'il eût désiré se trans-<br />

porter jusqu'en leur maison-de-ville. Il a toujours<br />

eu, dit-il, le désir de leur parler une dernière fois,<br />

mais jusqu'alors il ne s'était pas trop hâté, car<br />

Dieu, ne lui donnait pas un avertissement aussi<br />

précis que celui qu'il vient de lui faire entendre.<br />

Puis, il les remercie de lui avoir fait plus d'honneur<br />

qu'il ne le méritait, <strong>et</strong> de l'avoir supporté en<br />

plusieurs endroits « comme il en avait besoin ».<br />

Pendant qu'il a été à Genève, il a eu « plusieurs<br />

combats <strong>et</strong> fâcheries » qui ne sont point venues<br />

de messeigneurs, <strong>et</strong>, s'il n'a pas réussi comme il<br />

aurait dû, il faut prendre le vouloir pour l'eff<strong>et</strong> ;<br />

car il a désiré le bien de c<strong>et</strong>te ville. Certes il ne<br />

nie pas que Dieu se soit servi de lui. S'il disait<br />

autrement il serait hypocrite. Messeigneurs l'ont<br />

supporté « en ses affections trop véhémentes,<br />

esquelles il se déplaît, <strong>et</strong> en ses vices, comme Dieu<br />

a fait de son côté », <strong>et</strong> il les en remercie encore.<br />

Il les assure de nouveau qu'il a tâché à porter<br />

purement la parole que Dieu lui avait commise,<br />

s'assurant de n'avoir point cheminé à l'adventure ni<br />

en erreur. Aultrement, il attendrait une condamnation<br />

sur sa tête... Au reste, il faut que Messeigneurs ayent<br />

quelque p<strong>et</strong>it mot d'exhortation : c'est qu'ils voient


DERNIÈRES ANNÉES 339<br />

l'estat auquel ils sont ; <strong>et</strong> quand ils penseront estre<br />

bien assurés ou qu'ils seront menacés qu'il faut qu'ils<br />

estiment toujours que Dieu veult estre honoré <strong>et</strong> qu'il<br />

se réserve de maintenir les estats publics <strong>et</strong> toutes<br />

seigneureries ; <strong>et</strong> veut qu'on lui fasse hommage en<br />

recognoissant qu'on dépend entièrement de lui.<br />

Il continue, passant des conseillers aux citoyens,<br />

signalant à chacun ses imperfections. Il termine<br />

en priant Dieu « qu'il nous conduise <strong>et</strong> nous gou-<br />

« verne toujours, <strong>et</strong> augmente ses grâces sur nous,<br />

« <strong>et</strong> les fasse valoir à notre salut <strong>et</strong> de tout ce<br />

pauvre peuple ». 1<br />

Ayant ainsi parlé, <strong>Calvin</strong> « bailla la main à<br />

tous l'un après l'autre ». Le lendemain, il reçoit<br />

les pasteurs autour de son lit. Sa couch<strong>et</strong>te est<br />

étroite <strong>et</strong> il s'y tient assis, au milieu des livres<br />

qui l'encombrent, à l'ombre de ses rideaux. Il a<br />

le dos appuyé à ses oreillers. Sa calotte noire lui<br />

couvre la tête <strong>et</strong> le bout de sa barbe entre dans<br />

l'ouverture de sa chemise. Il tourne la tête du<br />

côté des pasteurs. Il va leur faire le récit de son<br />

existence à Genève. Ce fut un combat de tous<br />

les instants.<br />

Toute la ville l'exécrait, <strong>et</strong> il se souvient de<br />

ce qu'il a souffert, des insultes, des outrages, des<br />

calomnies. Alors il est plein d'amertume <strong>et</strong> d'orgueil.<br />

Et il leur dit :<br />

Mes frères, il pourrait sembler que je m'avance beaucoup,<br />

<strong>et</strong> que je ne suis pas si mal que je me fais accroire ;<br />

mais, je vous assure que, combien que je me sois trouvé<br />

autrefois fort mal, toutes fois je ne me trouvai jamais<br />

1. Registres du Conseil.<br />

CALVIN. 22.


340 CALVIN<br />

en telle sorte, ou si débile, comme je suis. Quand on<br />

me prend pour me m<strong>et</strong>tre seulement sur le lit, la tête<br />

s'en va <strong>et</strong> je m'esvanouis incontinent. Il y a aussi c<strong>et</strong>te<br />

courte haleine qui me presse de plus en plus. Je suis en<br />

tout contraire aux autres malades : car, quand ils<br />

s'approchent de la mort, leurs sens s'esvanouissent<br />

<strong>et</strong> s'égarent. De moi, vrai est que je suis bien hébété,<br />

mais il semble que Dieu veuille r<strong>et</strong>irer tous mes esprits<br />

de dans moi <strong>et</strong> les renformer <strong>et</strong> pense bien que j'aurai<br />

bien de la peine, <strong>et</strong> qu'il me coustera bien à mourir,<br />

<strong>et</strong> je pourrai perdre le parler, que j'aurai encore bon<br />

sens.<br />

Puis il r<strong>et</strong>race le tableau de son oeuvre à Genève :<br />

Quand je vins premièrement en c<strong>et</strong>te Église, il<br />

n'y avait quasi comme rien ; on preschait, <strong>et</strong> puis<br />

c'est tout. Tout était en tumulte. Il y avait le bon<br />

homme maistre Guillaume (Farel), <strong>et</strong> puis l'aveugle<br />

Coraud. D'advantage il y avait maître Antoine Saulnier<br />

<strong>et</strong> le beau prescheur Froment qui ayant laissé son<br />

devantier (le devant de sa boutique) s'en montait<br />

en chaire, puis s'en r<strong>et</strong>ournait à sa boutique, où il<br />

jasait, <strong>et</strong> ainsi il faisait double sermon.<br />

J'ai vécu ici un combats merveilleux ; j'ai esté salué<br />

par mocquerie, le soir, devant ma porte, de cinquante<br />

ou soixante coups d'arquebuse. Que pensez-vous que<br />

cela pouvait estonner un pauvre escholier timide<br />

comme je suis <strong>et</strong> comme je l'ai toujours esté, je le<br />

confesse !<br />

Puis, après, je fus chassé de ceste ville <strong>et</strong> m'en allai<br />

à Strasbourg, où ayant demeuré quelque temps je<br />

fus rappelé. Mais je n'eus pas moins de peine qu'auparavant<br />

en voulant me faire ma charge. On m'a mis les<br />

chiens à ma queue criant : « Hére, Hére ! » <strong>et</strong> m'ont pris<br />

par la robbe <strong>et</strong> par les jambes. Je m'en allai au Conseil<br />

des Deux-Cents quand on se combattait, <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ins les<br />

aultres qui y voulaient aller <strong>et</strong> qui n'estaient pour faire<br />

cela <strong>et</strong> quoi qu'on se vante d'avoir tout fait, comme


DERNIÈRES ANNÉES 341<br />

M. de Saulx, je me trouvai là, <strong>et</strong> en entrant, on me disait :<br />

« Monsieur, r<strong>et</strong>irez-vous, ce n'est pas à vous qu'on en<br />

veult. ». — Je leur dis : « Non ferai ; allez, méchants,<br />

tuez-moi ; <strong>et</strong> mon sang sera contre vous, <strong>et</strong> ces bancs<br />

même le requerront !<br />

Ainsi j'ai été parmi les combats, <strong>et</strong> vous en expérimenterez<br />

qu'ils ne seront pas moindres mais plus grands.<br />

Car vous estes en une perverse <strong>et</strong> malheureuse nation,<br />

<strong>et</strong> combien qu'il y ait des gens de bien, la nation est<br />

perverse <strong>et</strong> méchante, <strong>et</strong> vous aurez de l'affaire quand<br />

Dieu m'aura r<strong>et</strong>iré ; car encores que je ne sois rien,<br />

si sçai-je bien que j'ai empêché 3.000 tumultes qui<br />

eussent été en Genève. Mais prenez courage, <strong>et</strong> vous<br />

fortifiez, car Dieu se servira de ceste Eglise <strong>et</strong> la maintiendra,<br />

<strong>et</strong> vous asseure que Dieu la gardera... »<br />

Puis il s'humilie :<br />

J'ai eu beaucoup d'infirmités, lesquelles il a fallu<br />

qu'ayez supportées, <strong>et</strong> mesmes tout ce que j'ai fait<br />

n'a rien vallu. Les méchants prendront bien ce mot ;<br />

mais je dis encore que tout ce que j'ai fait n'a rien valu,<br />

<strong>et</strong> que je suis une misérable créature. Mais si puis-je<br />

dire cela que j'ai bien voulu, que mes vices m'ont<br />

toujours déplu <strong>et</strong> que la racine de la crainte de Dieu<br />

a toujours été dans mon coeur.<br />

Et vous pouvez dire cela, que l'affection a été bonne ;<br />

<strong>et</strong> je vous prie que le mal me soit pardonné, mais, s'il<br />

y a du bien, que vous vous y confirmiez <strong>et</strong> l'ensuiviez.<br />

J'ai enseigné fidèlement, <strong>et</strong> Dieu m'a fait grâce<br />

d'écrire ce que j'ai fait le plus fidèlement qu'il m'a été<br />

possible ; <strong>et</strong> n'ai pas corrompu un seul passage de l'Écriture,<br />

ne destourné à mon escient. Et quand j'eusse bien<br />

peu amener des sens subtils, si je me fusse estudié<br />

à subtilité, j'ai mis tout cela sous le pied <strong>et</strong> me suis<br />

toujours estudié à simplicité.<br />

Je n'ai écrit aucune chose par haine à rencontre<br />

d'aucun, mais toujours ai proposé fidèlement ce que<br />

j'ai estimé estre pour la gloire de Dieu.


342 CALVIN<br />

Ensuite il recommande Bèze, qui vient d'être<br />

élu à sa place.<br />

Regardez à le supporter. De lui je sais qu'il a bon<br />

vouloir <strong>et</strong> fera ce qu'il pourra... Regardez à l'obligation<br />

qu'avez ici devant Dieu.<br />

Regardez aussi qu'il n'y ait point de piques ni de<br />

paroles entre vous, comme quelquefois il y aura des<br />

brocards qui seront j<strong>et</strong>és. Ce sera bien en riant, mais<br />

le coeur aura de l'amertume. Tout cela ne vaut rien...<br />

Il faut donc se garder de <strong>et</strong><br />

cela, <strong>et</strong> vivre<br />

toute amitié, sincèrement.<br />

en bon accord<br />

Je vous prie de ne changer rien, ne innover. On<br />

demande souvent nouveauté, non pas que je désire<br />

pour moi, par ambition, que le mien demeure <strong>et</strong> qu'on<br />

le r<strong>et</strong>ienne, sans vouloir mieux ; mais parce que tous<br />

changements sont dangereux, <strong>et</strong> quelquefois nuisent.<br />

Après qu'il eut parlé ainsi, étant épuisé, il prit<br />

honnêtement congé de tous les frères, qui « le<br />

touchèrent en la main l'un après l'autre, fondant<br />

tous en larmes » 1.<br />

Les voyageurs étrangers continuent de se présenter<br />

à sa demeure. Beaucoup d'entre eux viennent<br />

de France, d'autres arrivent de plus loin encore.<br />

Ils se sont exposés à tous les périls d'un long<br />

voyage <strong>et</strong> ils en ont supporté toutes les fatigues<br />

dans le seul but de le contempler <strong>et</strong> de l'entr<strong>et</strong>enir<br />

pendant quelques instants.<br />

Alors souvent, le malade, écartant ses compresses<br />

<strong>et</strong> s'efforçant de prendre un air riant, r<strong>et</strong>ient les<br />

voyageurs à souper, <strong>et</strong> cependant que ses coliques<br />

le font suer d'angoisse « se réjouit honnêtement<br />

avec eux ».<br />

1. Relation du pasteur Pinaut.


DERNIÈRES ANNÉES 343<br />

Le 2 mai, il écrit sa dernière l<strong>et</strong>tre. Son vieil<br />

ami Farel, octogénaire <strong>et</strong> malade, l'a informé de<br />

sa visite <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> s'efforce de le détourner du fati-<br />

gant voyage.<br />

Bien vous soit, dit-il, très bon <strong>et</strong> très cher frère, <strong>et</strong><br />

puisqu'il plaist à Dieu que demeuriez après moi, vivez,<br />

vous souvenant de nostre union, de laquelle le fruit<br />

nous attend au ciel, comme elle a esté profitable à<br />

l'Église de Dieu. Je ne veux point que vous vous travaillez<br />

pour moi. Déjà je respire à fort grand peine<br />

<strong>et</strong> attends d'heure en heure que l'haleine me faille.<br />

C'est assez que je vis <strong>et</strong> meurs à Christ qui est gain<br />

pour les siens en la vie <strong>et</strong> en la mort. Je vous recommande<br />

à Dieu, avec les frères de par de là. Le tout<br />

vostre,<br />

<strong>Jean</strong> CALVIN.<br />

Néanmoins Farel accourt. Les deux amis devisent<br />

<strong>et</strong> soupent ensemble pour fêter une longue<br />

amitié <strong>et</strong> leur union dans l'oeuvre du Seigneur.<br />

Le lendemain, Farel prêche en assemblée. Puis il<br />

dit un dernier adieu à <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> repart pour<br />

Neufchâtel.<br />

« Peu à peu », écrit de Bèze le 24 mai, « ce fidèle <strong>et</strong><br />

grand serviteur de Dieu, <strong>Calvin</strong>, se sépare de nous <strong>et</strong><br />

s'approche de Dieu ».<br />

Bien que la souffrance ne lui laisse pas de répit,<br />

<strong>Calvin</strong> n'est plus occupé qu'à prier. Sa voix est<br />

essoufflée par l'asthme. Ses yeux, qui jusqu'au<br />

dernier moment resteront clairs <strong>et</strong> brillants, sont<br />

levés vers le ciel, <strong>et</strong> son visage montre qu'il prie<br />

ardemment, de tout son être. Souvent ces paroles<br />

du psaume 39 lui viennent à la bouche : « Tacui,<br />

Domine, quia fecisti ». Je me tais, Seigneur, car


344<br />

CALVIN<br />

c'est toi qui l'as fait ». Une autre fois il dit : " Gemebam<br />

sicut columba . Je gémis comme la colombe ».<br />

Ou bien, quand la douleur est trop forte : « Seigneur,<br />

tu me piles, mais il me suffit que c'est ta<br />

main ! »<br />

Sa maison est envahie de gens qui voudraient<br />

le voir, mais c<strong>et</strong>te fois il n'a plus la force de supporter<br />

tant<br />

demandent<br />

de fatigues <strong>et</strong><br />

aux visiteurs<br />

ses amis, à voix basse,<br />

de le laisser en paix<br />

<strong>et</strong> de prier pour lui.<br />

Bèze est de ceux qui peuvent encore l'approcher.<br />

Bien que c<strong>et</strong> lui ressemble<br />

homme délicat <strong>et</strong> voluptueux ne<br />

guère, <strong>Calvin</strong> éprouve une grande<br />

satisfaction de sa présence. Mais, en même temps,<br />

il s'inquiète, car il sait quel est le poids de la charge<br />

qui pèse maintenant sur les épaules de son successeur<br />

; il est plein de remords à la pensée qu'il<br />

accapare son temps. Il ne veut pas « que son particulier<br />

l'occupe de façon quelconque tellement, »<br />

ajoute de Bèze, « qu'en prenant congé de moi,<br />

il m'a dit quelque chose qu'il faisait conscience<br />

de m'occuper tant soit peu, encores qu'il fust<br />

réjoui de me voir ».<br />

Quand il r<strong>et</strong>ombe sur son lit, épuisé, les yeux<br />

chavirés, tout prêt à se trouver mal, <strong>et</strong> qu'il reste<br />

de longues heures sans parler parce que sa poitrine<br />

le presse, tout pareil à un mort, mais l'esprit<br />

lucide cependant car, jusqu'à la fin, il sera « merveilleusement<br />

éclairé », quelles pensées <strong>Calvin</strong><br />

roule-t-il dans sa tête ? Il a eu un grand rêve en<br />

quoi il a échoué. Il a souhaité ardemment l'unité<br />

dans la religion protestante ; <strong>et</strong>, pour y parvenir,<br />

il a suscité des colloques, usé son temps <strong>et</strong> ses<br />

forces en un travail acharné. Mais ses efforts ont<br />

été vains. Il a pressenti alors que le <strong>Calvin</strong>isme


DERNIÈRES ANNÉES 345<br />

pourrait bien devenir une libre philosophie où<br />

chacun s'en rem<strong>et</strong>trait à ce sens propre que personne<br />

n'a plus redouté ni détesté que lui. Il s'est<br />

emporté contre<br />

« Nicodémites<br />

les tièdes <strong>et</strong> les indépendants,<br />

» qui « convertissent à demi<br />

les<br />

la<br />

chrétienté en philosophie », ou pour le moins ne<br />

prennent pas les choses fort à coeur.<br />

A l'heure d'abandonner son poste de combat<br />

n'est-il pas effrayé de l'avenir ? Sa pensée ne<br />

vient-elle pas à répéter, au plus intime d'ellemême,<br />

en donnant à ces paroles un nouveau sens :<br />

C'est une chose horrible à lire, ce qu'écrivent Isaïe,<br />

Jérémie, Jôel, Habacuc <strong>et</strong> les autres du désordre qui<br />

était en l'église de Jérusalem... Néanmoins les prophètes<br />

ne forgeaient point nouvelle Église pour eux,<br />

<strong>et</strong> ne dressaient pas des autels nouveaux pour faire<br />

leurs sacrifices à part...<br />

Certes Genève est prospère. Tant de gens y<br />

sont venus vivre, la population y est maintenant<br />

si dense que, ne pouvant s'élargir, s'étaler dans<br />

la plaine, à cause de son enceinte, elle grandit<br />

par le haut. Pour remédier au manque de logements,<br />

tous les propriétaires accablés de demandes,<br />

font ajouter des étages à leurs maisons.<br />

La ville puritaine se hausse. Elle sort de ses<br />

murailles. On dirait qu'elle monte vers Dieu.<br />

La paix y règne. On n'entend plus que chants<br />

suaves <strong>et</strong> pieux murmures.<br />

Par centaines les élèves arrivent de France pour<br />

s'instruire des doctrines <strong>Calvin</strong>istes <strong>et</strong> son collège<br />

rayonnera bientôt sur toute l'Europe. Au loin,<br />

les missionnaires sont vigilants <strong>et</strong> les p<strong>et</strong>ites<br />

églises perdues dans les pays catholiques se montrent<br />

courageuses <strong>et</strong> fidèles.


346 CALVIN<br />

Maintenant que le combat est fini, <strong>Calvin</strong> peut<br />

se dire qu'il a rudement besogné, <strong>et</strong> mesurer<br />

l'étendue de sa peine en se demandant qui est<br />

le plus grand, de Luther ou de lui.<br />

Le Luthérianisme fut un triomphe du Germanisme<br />

<strong>et</strong> de l'unité nationale.<br />

En France, au contraire, on a considéré le<br />

<strong>Calvin</strong>isme comme un mouvement anti-français,<br />

appelé à détruire l'unité nationale.<br />

Luther a triomphé dans son propre pays, alors<br />

que <strong>Calvin</strong> a dû s'expatrier.<br />

Luther fut encouragé <strong>et</strong> soutenu, <strong>Calvin</strong> poursuivi<br />

<strong>et</strong> persécuté.<br />

Et néanmoins, en dépit de tous les obstacles,<br />

Genève a regardé Rome en face !<br />

Cependant le grand rêve n'est pas réalisé,<br />

<strong>Calvin</strong> a manqué son but. Il détestait le sens<br />

propre <strong>et</strong> il a préparé un chemin à la libre philosophie<br />

!<br />

Doué comme il l'était d'une vue perçante <strong>et</strong><br />

d'un rare génie politique, il a dû en avoir le pressentiment.<br />

Alors, au lieu de se réjouir de son oeuvre <strong>et</strong><br />

d'en tirer de l'orgueil, il s'est peut-être effrayé<br />

de tous les missionnaires qui portaient au loin<br />

sa doctrine, de toutes ces églises auxquelles il<br />

avait prodigué tant de conseils, de tous les élèves<br />

qui jusqu'alors l'avaient rempli d'espérance, ayant<br />

compris, en c<strong>et</strong>te heure suprême de sa vie, que<br />

plus il aurait de disciples plus il aurait de contradicteurs.<br />

Il avait souhaité l'unité protestante <strong>et</strong> son<br />

collège, ce collège obj<strong>et</strong> de tous ses soins <strong>et</strong> joie<br />

de son orgueil, allait bientôt répandre dans le<br />

monde c<strong>et</strong> esprit philosophique qui a permis à


DERNIÈRES ANNÉES 347<br />

Bossu<strong>et</strong> de dire, en parlant du protestantisme,<br />

que la vérité ne peut pas être dans une multiplicité<br />

de doctrines différentes <strong>et</strong> de vérités qui<br />

se combattent.<br />

Quel fût le désespoir du mourant, s'il a pressenti<br />

l'étrange mésaventure réservée à son oeuvre?...<br />

Le 19 mai 1564, veille de la Pentecôte, qui était<br />

le jour où les ministres s'assemblaient pour se<br />

censurer <strong>et</strong> souper ensemble en signe d'amitié,<br />

le repas fut pris en la maison de <strong>Calvin</strong>. Il s'y fit<br />

porter sur une chaise <strong>et</strong> dit en entrant :<br />

« Mes frères, je viens vous voir pour la dernière<br />

« fois, car, hormis ce coup, je n'entrerai jamais<br />

« à table ».<br />

« Ce nous fut une pitoyable entrée », écrit l'un des<br />

pasteurs, « combien que lui-même, fit la prière comme<br />

il pouvait, <strong>et</strong> s'efforçât de nous réjouir, sans qu'il put<br />

manger que bien peu. Toutefois avant la fin du souper,<br />

il prit congé <strong>et</strong> se fit remporter en sa chambre, qui était<br />

proche, disant ces mots avec une face la plus joyeuse<br />

qu'il pouvait : « Une paroi entre deux n'empêchera<br />

point que je ne sois conjoint d'esprit avec vous ».<br />

Depuis ce soir, il ne bouge plus de dessus ses reins,<br />

épuisé, déjà fort maigre avant, mais pas changé de<br />

visage. »<br />

Le 26 mai, le procès-verbal du Conseil déclare :<br />

Le sieur Antoine <strong>Calvin</strong> refusa hier de prendre le<br />

mandement (ordre de paiement de traitement) de son<br />

frère, disant qu'il est prochain de la mort, <strong>et</strong> qu'on<br />

ne peut le persuader à le recevoir.<br />

Le samedi 27 mai 1564, il sembla qu'il parlait<br />

plus fort <strong>et</strong> se sentait plus à son aise.


348 CALVIN<br />

Vers huit heures du soir, les signes de la mort<br />

apparurent.<br />

De Bèze, qui venait de partir avec quelques<br />

frères, accourut, mais <strong>Calvin</strong> avait déjà rendu<br />

l'esprit, paisiblement, sans râler, sans remuer ni<br />

pied ni main. Il semblait plutôt endormi. Le soleil<br />

se couchait.<br />

Ainsi mourut celui dont on a pu dire :<br />

Ce fut un homme de combat <strong>et</strong> de création, qui sut<br />

renverser <strong>et</strong> qui sut bâtir, une des plus vigoureuses<br />

intelligences qui aient été, une des plus hautes consciences,<br />

surtout un des plus grands courages qui se<br />

soient montrés dans la race humaine.


LISTE DES PRINCIPAUX OUVRAGES<br />

CONSULTÉS<br />

Professeur Emile DOUMERGUE. — <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>. Les<br />

hommes <strong>et</strong> les choses de son temps (1899-1927).<br />

(Nous devons rendre un hommage particulier à<br />

c<strong>et</strong>te étude remarquable dont l'abondante documentation<br />

a été utilisée par nous à maintes reprises au<br />

cours de notre ouvrage).<br />

M. F. GUIZOT. — La vie de quatre grands chrétiens<br />

français.<br />

Emile FAGUET. — Seizième siècle. Études littéraires.<br />

M. AUDIN. — Histoire de la Vie, des ouvrages <strong>et</strong> des<br />

doctrines de <strong>Calvin</strong>.<br />

Th. DE BÈZE. — Histoire des Eglises réformées de<br />

France.<br />

Th. DE BÈZE. — Histoire de la vie <strong>et</strong> mort de <strong>Calvin</strong>.<br />

GABEREL. — Histoire de l'Eglise de Genève.<br />

STAHELIN. — <strong>Jean</strong> Dalvin <strong>et</strong> ses principaux écrits.<br />

Ch. DRELINCOURT. — La défense de <strong>Calvin</strong>.<br />

Amédée ROGET. — L'Eglise <strong>et</strong> l'Etat de Genève du vivant<br />

de <strong>Calvin</strong>.<br />

BUNGENER. — <strong>Calvin</strong>, Sa vie, son oeuvre <strong>et</strong> ses écrits.<br />

HENRY. — Vie de <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>.<br />

Th. DUFOUR. — <strong>Calvin</strong>iana.<br />

H. BOLSEC. — Histoire de la vie, moeurs, actes <strong>et</strong> mort<br />

de J. <strong>Calvin</strong>.<br />

Fl. DE RÉMOND. — Histoire de la naissance, progrès<br />

<strong>et</strong> décadence de l'hérésie de ce siècle.


350 LISTE DES PRINCIPAUX OUVRAGES<br />

J. LE VASSEUR. — Annales de l'église de Noyon.<br />

DIDE. — Michel Serv<strong>et</strong> <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>.<br />

Abel LEFRANC. — La jeunesse de <strong>Calvin</strong>.<br />

KARMIN. — <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> le Genevois.<br />

Abbé Louis FOURGEAUD. — Origine <strong>et</strong> introduction<br />

du protestantisme en Angoumois.<br />

VIGNET. — <strong>Calvin</strong> d'après <strong>Calvin</strong>.<br />

E. WEISS. — J. <strong>Calvin</strong>, l'homme <strong>et</strong> l'oeuvre.<br />

Louis RUFFET. — <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Serv<strong>et</strong>.<br />

J. PANNIER. — L'enfance <strong>et</strong> la jeunesse de <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>-<br />

M. MAIMBOURG. — Histoire du <strong>Calvin</strong>isme.<br />

BIMBENET. — Mémoires sur les écoliers de la nation<br />

picarde à l'Université d'Orléans <strong>et</strong> sur la maille d'or<br />

de Florence (Mémoires de la Société des Antiquaires<br />

de Picardie, 1850).<br />

Dr CABANES. —Les indiscrétions de l'Histoire, tome III.<br />

SOULIER. — Histoire du <strong>Calvin</strong>isme.<br />

PICOT. — Histoire de Genève.<br />

RUCHAT. — Histoire de la réformation en Suisse.<br />

James FAZY. — Essai d'un précis de l'histoire de la<br />

République de Genève.<br />

M. MAGNIN. — Histoire de la réformation de Genève.<br />

L. DE HALLER. — Histoire de la réformation protestante<br />

dans la Suisse Occidentale.<br />

HAAG. — Vie de <strong>Calvin</strong>.<br />

LETTRES DE CALVIN.<br />

ARCHIVES DE LA VILLE DE GENÈVE.


TABLE<br />

CHAPITRE I. A Noyon 7<br />

— II. Au Collège Montaigu 25<br />

— III. A Orléans 39<br />

— IV. A Bourges 50<br />

— V. L'évolution 61<br />

— VI. R<strong>et</strong>our à Orléans 71<br />

— VII. La conversion 77<br />

— VIII. Premiers actes de prosélytisme. 85<br />

— IX. La rupture 109<br />

— X. Vers l'exil 120<br />

— XI. Premier séjour à Genève 134<br />

— XII. Essais d'organisation 152<br />

— XIII. L'échec 170<br />

— XIV. Strasbourg. Années d'études <strong>et</strong><br />

de préparation<br />

181<br />

— XV. Mariage de <strong>Calvin</strong> 206<br />

— XVI. L'appel de Genève 220<br />

— XVII. Le r<strong>et</strong>our à Genève 232<br />

— XVIII. La lutte 241<br />

— XIX. La mort d'Idel<strong>et</strong>te 267<br />

— XX. Michel Serv<strong>et</strong> 275<br />

— XXI. Le triomphe 297<br />

— XXII. Dernières années 318<br />

Liste des principaux ouvrages consultés 349


ACHEVÉ D'IMPRIMER<br />

LE 17 NOVEMBRE 1931<br />

PAR F. PAILLART A<br />

ABBEVILLE (SOMME)


EXTRAIT DU CATALOGUE<br />

Dans le format in-8° écu, tirage sur A Ifax Navarre<br />

LETTRES INTIMES DE DISRAELI 20 »<br />

LETTRES DE L'IMPÉRATRICE FREDERIC 20 »<br />

STEFAN ZWEIG. — Joseph Fouché 20 »<br />

LETTRES DE DEGAS (Préface de Daniel Halévy), illustré.. . 25 »<br />

CORRESPONDANCE SECRÈTE DE BULOW ET DE<br />

GUILLAUME II 20 »<br />

GASTON BAISSETTE. — Hippocrate 20 »<br />

EMILE BAUMANN. — Marie-Antoin<strong>et</strong>te <strong>et</strong> Axel Fersen, 20 »<br />

Dans le format in-8° couronne<br />

ANDRE BELLESSORT. — Les Intellectuels <strong>et</strong> la Troisième<br />

République 15 »<br />

(Collection La Leçons du Passé..<br />

GEORGES BERNANOS. — La grande peur des bienpensants<br />

18 »<br />

(Collection Pour Mon Plaisir.)<br />

LOUIS BERTRAND, de l'Académie Française. — Philippe II.<br />

Une ténébreuse affaire 15 »<br />

(Collection Les Leçons du Passé.)<br />

MARCEL BOULENGER. — Mazarin, soutien de l'Etat. 15 »<br />

(Collection Les Leçons du Passé.)<br />

ROBERT DREYFUS. — Monsieur Thiers contre l'Empire,<br />

la Guerre, la Commune (1869-1871) 15 »<br />

PIERRE DOMINIQUE. — La Commune 15 »<br />

JEAN GUÉHENNO. — L'Evangile éternel (Etude sur<br />

Michel<strong>et</strong>) 15 "<br />

JEAN GUÉHENNO. — Conversion à l'Humain 15 "<br />

DANIEL HALÉVY. — La Fin des Notables 15 »<br />

— Décadence de la Liberté 15 »<br />

G. LENOTRE. — Georges Cadoudal 15 »<br />

(Collection La Leçons du Passé.)<br />

J. LUCAS-DUBRETON. — La Manière Forte. Casimir<br />

Perier <strong>et</strong> la Révolution de 1830 15 »<br />

(Collection Les Leçons du Passé.)<br />

FRIEDRICH SIEBURG. — d'une<br />

burg.)<br />

Dieu est-il<br />

l<strong>et</strong>tre de Bernard Grass<strong>et</strong><br />

Français?<br />

à Friedrich<br />

(Suivi<br />

Sie-<br />

15 »<br />

PAUL RIVAL. — César Borgia 15 »<br />

(Collection Pour Mon Plaisir.)<br />

EDITIONS BERNARD GRASSET


TABLE<br />

CHAPITRE I. A Noyon<br />

CHAPITRE II. Au Collège Montaigu<br />

CHAPITRE III. A Orléans<br />

CHAPITRE IV. A Bourges<br />

CHAPITRE V. L'évolution<br />

CHAPITRE VI. R<strong>et</strong>our à Orléans<br />

CHAPITRE VII. La conversion<br />

CHAPITRE VIII. Premiers actes de prosélytisme<br />

CHAPITRE IX. La rupture<br />

CHAPITRE X. Vers l'exil<br />

CHAPITRE XI. Premier séjour à Genève<br />

CHAPITRE XII. Essais d'organisation<br />

CHAPITRE XIII. L'échec<br />

CHAPITRE XIV. Strasbourg. Années d'études <strong>et</strong> de préparation<br />

CHAPITRE XV. Mariage de <strong>Calvin</strong><br />

CHAPITRE XVI. L'appel de Genève<br />

CHAPITRE XVII. Le r<strong>et</strong>our à Genève<br />

CHAPITRE XVIII. La lutte<br />

CHAPITRE XIX. La mort d'Idel<strong>et</strong>te<br />

CHAPITRE XX. Michel Serv<strong>et</strong><br />

CHAPITRE XXI. Le triomphe<br />

CHAPITRE XXII. Dernières années<br />

Liste des principaux ouvrages consultés

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