Calvin / Jean Moura et Paul Louvet. 1931. - Bible et Rencontres
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<strong>Calvin</strong> / <strong>Jean</strong> <strong>Moura</strong> <strong>et</strong><br />
<strong>Paul</strong> Louv<strong>et</strong><br />
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
<strong>Moura</strong>, <strong>Jean</strong>,Louv<strong>et</strong>, <strong>Paul</strong> (19..-.... ; biographe). <strong>Calvin</strong> / <strong>Jean</strong> <strong>Moura</strong> <strong>et</strong> <strong>Paul</strong> Louv<strong>et</strong>. <strong>1931.</strong><br />
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JEAN MOURA ET PAUL LOUVET<br />
CALVIN<br />
GRASSET
CALVIN
DES MÊMES AUTEURS :<br />
LA VIE DE VATEL. (N. R. F., éditeur.)<br />
LE MYSTÈRE DU CHEVALIER D'EON. (N. R. F., éditeur.)<br />
LE CAFÉ PROCOPE. (Perrin, éditeur.)<br />
LA MÈRE DE JEANNE D'ARC. (Perrin, éditeur.)<br />
LA VIE DE NOSTRADAMUS. (N. R. F., éditeur.)<br />
En Préparation :<br />
NOTRE-DAME ET SON PARVIS. Sa vie à travers les âges.<br />
DE JEAN MOURA<br />
LA MARIÉE NOIRE. (Prix Minerva, 1927.)
JEAN MOURA ET PAUL LOUVET<br />
CALVIN<br />
ÉDITIONS BERNARD GRASSET<br />
61, RUE DES SAINTS-PÈRES, VIe<br />
PARIS
CET OUVRAGE A ÉTÉ TIRÉ SUR ALFA NAVARRE<br />
DANS LE FORMAT IN 8° ECU<br />
IL A ETE TIRE EN OUTRE VINGT-CINQ EXEM-<br />
PLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉ-<br />
ROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 à 20 ET I à V.<br />
Tous droits de traduction, de reproduction <strong>et</strong> d'adaptation<br />
réservés pour tous pays, y compris la Russie.<br />
Copyright by Éditions Bernard Grass<strong>et</strong>, <strong>1931.</strong>
CHAPITRE PREMIER<br />
A NOYON<br />
vint au monde le 10 juill<strong>et</strong> 1509, à Noyon,<br />
IL en province picarde, dans la maison de Gérard<br />
Cauvin <strong>et</strong> de <strong>Jean</strong>ne Le Franc, sur la place au<br />
blé, au centre de la ville.<br />
L'Église était la grande préoccupation de ses<br />
parents qu'elle avait enrichis. Dès qu'il pût ouvrir<br />
les yeux, il vit des clercs <strong>et</strong> des chanoines s'agiter<br />
autour de son berceau. Aux premiers pas qu'il fit,<br />
l'ombre des sacristies s'étendit sur lui, avec un<br />
grand Christ cloué à sa croix. Quand il eut l'âge<br />
de raison il comprit qu'autour de lui les siens ne<br />
parlaient que d'affaires ecclésiastiques.<br />
Son père, tout d'abord procureur, puis notaire<br />
apostolique, était devenu successivement notaire<br />
du Chapitre, greffier de l'Officialité, procureur<br />
fiscal du Comté <strong>et</strong> enfin promoteur du Chapitre.<br />
Il était moitié robin, moitié clerc, moitié de basoche<br />
<strong>et</strong> moitié d'Église. Les chanoines en avaient fait<br />
leur homme de confiance. Ses concitoyens le<br />
trouvaient perpétuellement en conférence avec les
8 CALVIN<br />
gens d'Église. Il courait pour l'un, disputait pour<br />
l'autre, sans cesse dans les contestations, les chicanes,<br />
les procès dont il rapportait chez lui l'écho<br />
tumultueux 1.<br />
A tous instants ses clients avaient besoin de<br />
lui. Ils venaient le relancer jusqu'en sa demeure,<br />
quand une affaire urgente les m<strong>et</strong>tait aux champs,<br />
ou qu'il fallait tirer copie de quelque contrat<br />
avantageux.<br />
Les chanoines accouraient. L'enfant les connaissait<br />
tous, <strong>et</strong> l'un d'eux, <strong>Jean</strong> de Vatines, était<br />
son parrain. Quand il sortait de la maison encombrée<br />
d'ecclésiastiques, le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> entrait en<br />
quelque sanctuaire. Sa mère, qui était fort dévote,<br />
le menait dans tous les lieux saints.<br />
Gérard Cauvin, de son côté, le prenait quelquefois<br />
avec lui quand il s'en allait chercher un prêtre<br />
à la cathédrale. On r<strong>et</strong>rouvait le p<strong>et</strong>it garçon<br />
assis au fond de la sacristie, à côté des grands coffres<br />
où de pieuses mains avaient soigneusement plié<br />
des étoles, des aubes <strong>et</strong> des chasubles frangées<br />
d'or.<br />
Il respirait l'odeur de l'encens que balançait<br />
un enfant de choeur au sortir du salut <strong>et</strong> des cires<br />
allumées devant les statues. Le surplis des prêtres<br />
qui passaient lui frôlait la joue. Il voyait les dalles<br />
du sanctuaire se colorer aux feux des vitraux <strong>et</strong><br />
1. Gérard Cauvin intervient déjà en 1481, comme<br />
greffier dans un acte passé devant l'Officialité de Noyon<br />
le 20 septembre.<br />
En 1497 il figure en tête de la liste des habitants entrés<br />
en bourgeoisie au cours de l'année. Il avait déjà une<br />
vingtaine d'années de séjour continu à Noyon.<br />
En 1500 il apparaît comme promoteur du chapitre,<br />
mais était déjà antérieurement procureur en Cour<br />
d'Église.
A NOYON 9<br />
entendait<br />
l'autel.<br />
le bedeau souffler sur la poussière de<br />
De l'or rayonnait entre ses mains. Des chaîn<strong>et</strong>tes<br />
cliqu<strong>et</strong>aient. Et les fleurs dont il garnissait<br />
les lourds vases d'argent massif répandaient une<br />
odeur de jardin dans l'ombre fraîche de la sacristie.<br />
Des chanoines y venaient revêtir les ornements<br />
rituels, <strong>et</strong> les flammes des cierges allumaient leurs<br />
habits magnifiques.<br />
Ils devaient, en passant, donner de p<strong>et</strong>ites tapes<br />
familières<br />
confiance.<br />
aux joues du fils de leur homme de<br />
Quand il était avec sa mère, l'enfant allait<br />
baiser le fragment de la couronne d'épines que<br />
possédait la cathédrale, <strong>et</strong> qu'on avait eu soin<br />
d'enfermer en quelque belle châsse d'or à pinacle<br />
fleuri. Des cierges clignotaient à côté du trésor.<br />
Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong>, relevé de son adoration, trottinait<br />
dans les plis de l'ample robe maternelle. La<br />
dévote toute pénétrée de sa méditation devant<br />
la relique, contait à l'enfant de quelle façon,<br />
cruelle on avait enfoncé c<strong>et</strong>te couronne dérisoire<br />
sur la tête de l'Homme-Dieu. Elle disait les coups<br />
de marteau, les rires, les injures. A l'ouïr, les<br />
plaies saignaient, les membres se disloquaient, le<br />
bois du gib<strong>et</strong> craquait horriblement.<br />
Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong>, tout apeuré, crispait les doigts<br />
autour de la main de sa mère en écoutant c<strong>et</strong>te<br />
affreuse histoire de la mort du Christ.<br />
Puis, ayant salué Saint Agrapart dont la statue<br />
était placée à l'entrée de la cathédrale <strong>et</strong> faisait<br />
l'obj<strong>et</strong> de la vénération des femmes en couches,<br />
<strong>Jean</strong>ne Le Franc <strong>et</strong> son fils débouchaient sur la<br />
place au blé, où ils trouvaient une grande agitation<br />
de peuple. Tout ce qu'il y avait dans la ville passait
10 CALVIN<br />
par là, marchands, bourgeois, hommes de robe<br />
ou de basoche, soldats <strong>et</strong> servantes. Ils gesticulaient,<br />
criaient, quelquefois se querellaient.<br />
Là encore l'enfant se trouvait entouré d'ecclésiastiques<br />
; les prébendés qui se rendaient à la<br />
cathédrale, ou en sortaient, les chapelains qui<br />
s'apprêtaient à officier aux chapelles, les prêtres<br />
attachés au service des nombreux sanctuaires,<br />
sans parler des bedeaux, sacristains, marguilliers<br />
<strong>et</strong> autres sortes de gens qui vivaient de l'Église.<br />
Une foule d'hommes de plume <strong>et</strong> de procureurs<br />
grouillait au milieu d'eux.<br />
Les frocs des moines se mêlaient aux robes<br />
cléricales, ce qui n'allait pas toujours sans désagrément.<br />
Ils étaient de formes <strong>et</strong> de couleurs<br />
diverses, car la cité ne manquait pas de couvents.<br />
Elle n'avait pas moins d'églises <strong>et</strong> il s'échappait<br />
tant de clochers de la bonne ville picarde qu'on<br />
l'avait surnommée « Noyon-la-Sainte ». Ses habitants<br />
n'y pouvaient prononcer trois paroles sans<br />
être couverts par le bruit d'une sonnerie. Tous les<br />
coins de la ville lâchaient leurs volées de notes.<br />
Les cloches appelaient au réfectoire ou à la chapelle,<br />
tiraient du lit dès l'aube, <strong>et</strong> la nuit même<br />
ne faisaient pas grâce aux dormeurs, qu'elles agenouillaient<br />
sur la dalle froide des cellules.<br />
Il y avait aussi les branles prolongés des grandes<br />
cérémonies. On les entendait alors, par-delà la<br />
ville, dans la plaine picarde où rampaient de lointaines<br />
p<strong>et</strong>ites collines bleuâtres, <strong>et</strong> les bateliers<br />
qui glissaient sur l'Oise, dans leurs lourds chalands<br />
plats, longtemps écoutaient le carillon du bronze<br />
en fête, dont le bruit, peu à peu, s'affaiblissait.<br />
La maison de Gérard Cauvin témoignait de<br />
l'aisance de son maître <strong>et</strong> il suffisait de voir à
A NOYON 11<br />
son mur, du côté de la cour, la saillie que formaient<br />
les deux cages d'escalier, pour prendre bonne opinion<br />
du promoteur du chapitre.<br />
Le<br />
bois.<br />
rez-de-chaussée était fait de pierre <strong>et</strong> de<br />
Les' gens de la place s'agitaient dans les p<strong>et</strong>its<br />
carreaux verdâtres des fenêtres 1.<br />
Aux jours de marché, les meuniers arrivaient<br />
avec leurs ânes chargés de gros sacs qui traînaient<br />
jusque sur le sol en laissant parfois échapper un<br />
peu de farine. On entendait leurs cris, leurs jurons,<br />
<strong>et</strong> leurs coups de lanières sur l'échine des bêtes.<br />
Les chalands gesticulaient alentour.<br />
La maison de Gérard Cauvin n'était pas de<br />
celles où règne un si grand silence qu'on peut<br />
ouïr<br />
Les<br />
la dame filer son lin <strong>et</strong> marmotter ses prières.<br />
deux frères 2 <strong>et</strong> les deux soeurs du p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong><br />
y entr<strong>et</strong>enaient une animation constante, renforcée<br />
de la présence des nombreux visiteurs — pour<br />
la plupart gens d'Église<br />
-—<br />
qui en encombraient<br />
la salle. On y trouvait aussi le beau-père de Gérard<br />
Cauvin, <strong>Jean</strong> Le Franc.<br />
Il était originaire de Cambrai, où le métier d'aubergiste<br />
l'avait bellement enrichi. C'était un homme<br />
considérable. En 1498 la Ville l'avait nommé bourgeois,<br />
<strong>et</strong> il siégeait maintenant parmi les membres<br />
de son Conseil, où l'on ne voyait que de notables<br />
1. La maison dite « de <strong>Calvin</strong> » que l'on pouvait encore<br />
voir en 1914, à Noyon, n'était pas celle où était né le<br />
réformateur, mais datait du XVIIe siècle. La Société de<br />
l'histoire du protestantisme en a restauré les ruines<br />
après la guerre de 1914-18 d'après les dessins faits pour<br />
l'ouvrage si documenté du doyen Doumergue. L'inauguration<br />
de la nouvelle « maison de <strong>Calvin</strong> » a eu lieu à<br />
Noyon le 6 juill<strong>et</strong> 1930.<br />
2. Un troisième frère mourut en bas âge.
12 CALVIN<br />
Noyonnais. Aussi Gérard Cauvin, en devenant<br />
son gendre, s'était-il posé dans l'esprit des gens.<br />
Bien qu'il jouît lui-même d'une certaine aisance,<br />
on ne pouvait comparer sa fortune à celle de<br />
l'ancien aubergiste. Il n'était que de consulter le<br />
registre des tailles pour s'en convaincre : <strong>Jean</strong><br />
Le Franc s'y trouvait inscrit pour quatre livres,<br />
alors que Gérard Cauvin ne sous.<br />
payait que quatorze<br />
Le promoteur du Chapitre était néanmoins un<br />
personnage de haute importance, <strong>et</strong> il y avait loin<br />
de l'homme de confiance de l'Officialité, qu'on<br />
saluait maintenant en lui, au modeste bateliertonnelier<br />
qu'était demeuré son père.<br />
Ce dernier habitait à Pont-l'Évêque, à une<br />
demi-lieue de la ville, dans une maison bâtie à<br />
côté d'une auberge, sur la route de Noyon.<br />
Ses trois fils l'avaient quitté. Deux d'entre eux<br />
exerçaient à Paris le métier de forgeron. Le troisième<br />
était ce Gérard qui avait si bien réussi<br />
dans le monde religieux.<br />
Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> trouvait donc souvent la maison<br />
paternelle pleine de gens d'Église quand il s'en<br />
revenait des sanctuaires catholiques où l'avait<br />
entraîné sa dévote mère.<br />
Il devait alors s'accroupir sur un p<strong>et</strong>it banc,<br />
en quelque coin obscur de la grande salle. Il y<br />
flottait comme un vague relent d'encens, de cire<br />
chaude <strong>et</strong> de bure moite. Les tonsures, où perlait<br />
la sueur, brillaient aux feux des chandelles.<br />
L'enfant entendait discuter de bénéfices <strong>et</strong> de<br />
prébendes.<br />
Gérard Cauvin devait s'efforcer de calmer ses<br />
clients quand il les voyait s'échauffer pour quelque<br />
contestation avec les bourgeois <strong>et</strong> les moines.
A NOYON 13<br />
Le pauvre homme avait fort à faire. La ville privée<br />
de commerce <strong>et</strong> d'industrie, était le théâtre de<br />
perpétuelles luttes intestines. D'un côté il y avait<br />
l'évêque, comte <strong>et</strong> pair de France <strong>et</strong> le Chapitre<br />
des grandes Abbayes. De l'autre la Commune,<br />
en rivalité perpétuelle avec l'Église, <strong>et</strong> fort jalouse<br />
de ses prérogatives.<br />
Le dévouement de Gérard Cauvin au Chapitre<br />
<strong>et</strong> le bénéfice qu'il, en tirait, ne l'empêchaient pas<br />
d'avoir son franc parler. Il lui arrivait de blâmer<br />
les chanoines, <strong>et</strong>, une fois, il ne laissa point de<br />
protester contre certaines arrestations qu'il jugeait<br />
injustes.<br />
Les moines entraient aussi chez lui afin de faire<br />
entendre leurs récriminations. Ils étaient en lutte<br />
continuelle avec le clergé, <strong>et</strong> il y avait souvent des<br />
rixes sanglantes qui scandalisaient fort les gens<br />
de la ville. L'abbaye de Saint-Eloi <strong>et</strong> la cathédrale<br />
prétendaient toutes deux posséder le véritable<br />
corps de Saint Eloi, ce qui donnait lieu à de furieuses<br />
batailles quand moines <strong>et</strong> curés venaient à<br />
se rencontrer.<br />
Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> ne perdait pas un mot de toutes<br />
ces chicanes, pas un cri de toutes ces disputes<br />
Quelles réflexions lui suggéraient-elles, en son<br />
obscure p<strong>et</strong>ite âme d'enfant ? Le matin même,<br />
il était allé avec sa mère baiser l'épine de la couronne<br />
du divin martyr, il avait entendu parler<br />
du Christ qui voulait que tous les hommes vécussent<br />
dans la concorde <strong>et</strong> le mépris des richesses.<br />
Puis, revenu à la demeure paternelle, il y avait<br />
trouvé des chanoines qui s'échauffaient pour la<br />
possession d'un moulin, d'un pré, d'un verger,<br />
ou de quelque autre redevance.<br />
Fils de l'homme d'affaires des ecclésiastiques,.
14 CALVIN<br />
il ne voyait en eux que leurs préoccupations matérielles.<br />
Plus tard il devait s'en souvenir.<br />
En même temps, il apprenait à reconnaître la<br />
puissance de l'Église, <strong>et</strong> à juger de ce que vaut<br />
sa protection par tous les avantages que tirait<br />
son père de ses fonctions auprès du Chapitre.<br />
Les prébendes avaient mille complaisances pour<br />
l'homme habile qui administrait leur temporel<br />
de manière à le faire fructifier. L'évêque estimait<br />
ce loyal serviteur, <strong>et</strong> les seigneurs des environs,<br />
qui l'eussent peut-être dédaigné s'il n'eût été qu'un<br />
simple bourgeois enrichi par son mariage avec<br />
la fille d'un ancien aubergiste, émus des égards<br />
du clergé, le recherchaient <strong>et</strong> ne se trouvaient pas<br />
déshonorés de l'adm<strong>et</strong>tre en leur compagnie. Aussi<br />
voyait-on souvent le haut <strong>et</strong> fier pourpoint des<br />
seigneurs de Canny, d'Hangest, <strong>et</strong> de Montmor<br />
frayer avec la robe du promoteur.<br />
Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> n'était pas le moins turbulent<br />
des enfants de Gérard Cauvin, encore qu'il fût<br />
d'une apparence chétive <strong>et</strong> d'une santé médiocre.<br />
Il se montrait remuant, décidé, <strong>et</strong> la vivacité<br />
de son esprit étonnait déjà beaucoup de personnes.<br />
Il avait, en outre, l'esprit fort occupé de reliques,<br />
de processions, de pélerinages <strong>et</strong> autres cérémonies<br />
religieuses, ce qui devait lui faire dire plus tard,<br />
qu'il était alors « obstinément adonné aux superstitions<br />
de la papauté ».<br />
Sa mère le menait partout où il y avait quelque<br />
pratique pieuse à accomplir.<br />
C'était une fort belle dévote, <strong>et</strong> on la prétendait<br />
la femme la mieux tournée de la ville. C<strong>et</strong>te réputation<br />
de beauté n'avait pas manqué de faire des<br />
jalouses, <strong>et</strong> certaines personnes étaient allées jusqu'à<br />
insinuer que la dame ne se contentait pas
A NOYON 15<br />
de pieux exercices, qu'il y en avait de plus profanes<br />
à quoi elle ne répugnait point, <strong>et</strong> qu'elle<br />
faisait fort bien d'aller souvent à confesse. Elles<br />
la prétendaient une femme « de mauvais bruit ».<br />
Mais c'étaient là propos méchants de commères<br />
envieuses. La belle dévote avait assez d'occupations<br />
avec ses quatre enfants à élever, ses servantes<br />
à gouverner, ses processions <strong>et</strong> ses reliques, pour<br />
ne point perdre son temps en des pratiques coupables<br />
qu'elle savait expressément condamnées<br />
par l'Église, <strong>et</strong> fort propres à la mener, après sa<br />
mort, en un lieu que par ailleurs elle s'efforçait<br />
d'éviter.<br />
L'Église faisait alors une grande dépense de<br />
reliques, <strong>et</strong> Noyon-la-Sainte, à c<strong>et</strong> égard, était<br />
fort bien pourvue.<br />
On y trouvait, en plus du fragment de la couronne<br />
d'épines, quelques cheveux de Saint <strong>Jean</strong>-<br />
Baptiste, <strong>et</strong> l'Église de la Madeleine possédait,<br />
à elle seule, de la manne que Dieu avait fait pleuvoir<br />
dans le désert, un morceau des trois pains dont<br />
Jésus avait rassasié cinq mille hommes, <strong>et</strong> une<br />
dent de Notre-Seigneur. On conçoit quel orgueil<br />
elle pouvait tirer de la possession de pareils trésors,<br />
<strong>et</strong> combien d'envieux ils devaient lui susciter.<br />
Le siècle était aux reliques. C'était une furie.<br />
Toutes les églises en voulaient posséder, tous les<br />
fidèles brûlaient du désir d'en contempler, <strong>et</strong> c'est<br />
en se souvenant de toutes celles qu'il avait baisées<br />
en ses jeunes ans que <strong>Calvin</strong> devait plus tard<br />
écrire son Traité des Reliques. Ne montrait-on<br />
pas, à Chartres, une chemise de la Vierge, ailleurs<br />
un morceau de poisson rôti que Saint Pierre avait<br />
présenté au Christ, lorsqu'après sa mort Il lui
16 CALVIN<br />
était apparu sur le bord de la mer ? A Aix en<br />
Allemagne, on offrait à la vénération des fidèles<br />
les chauss<strong>et</strong>tes de Saint Joseph.<br />
La belle dévote ne se contentait pas des reliques<br />
qu'elle trouvait en sa ville. Il lui fallait aussi visiter<br />
celles des environs, <strong>et</strong> souvent on la voyait sur<br />
le chemin qui menait à l'Abbaye d'Ourscamps,<br />
située dans la vallée, à deux p<strong>et</strong>ites heures de marche<br />
de Noyon. Au lointain rampaient les basses<br />
collines picardes.<br />
L'abbaye possédait le crâne de Sainte Anne,<br />
<strong>et</strong> c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> vénérable entre tous, attirait bon<br />
nombre de pèlerins. Ceux-ci remplissaient la vallée<br />
en chantant des cantiques, <strong>et</strong> l'enfant ne voyait<br />
plus autour de lui que cierges <strong>et</strong> bannières.<br />
Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> figurait, lui aussi, dans les processions<br />
<strong>et</strong> particulièrement dans celle qui avait<br />
lieu à l'occasion de la fête de Saint Etienne. Peutêtre<br />
lui attachait-on alors des ailes dans le dos <strong>et</strong><br />
lui posait-on une belle couronne, sur la tête, pour<br />
qu'il eût l'air d'un chérubin...<br />
Noyon-la-Sainte, ce jour-là, carillonnait par<br />
toutes ses cloches. Les dévotes, affairées <strong>et</strong> tout<br />
en émoi, s'agitaient autour des statues de l'Église,<br />
dont elles faisaient la toil<strong>et</strong>te. Elles les débarbouillaient,<br />
les coiffaient de beaux chapeaux, les vêtaient<br />
d'habits magnifiques. Dans l'excès de leur zèle,<br />
les braves femmes paraient tout ce qui s'offrait à<br />
elles, aussi bien les persécuteurs du saint que le<br />
saint lui-même, <strong>et</strong>, continuant de se méprendre,<br />
s'agenouillaient pieusement devant l'image des<br />
bourreaux de celui qu'elles voulaient implorer.<br />
« Quand la feste de Saint-Étienne venait, on parait<br />
aussi bien de chapeaux <strong>et</strong> affiqu<strong>et</strong>s les images des tyrans
A NOYON 17<br />
qui le lapidaient comme la sienne. Les povres femmes,<br />
voyant les tyrans ainsi en ordre, les prenaient pour<br />
compagnons du saint <strong>et</strong> chacun avait sa chandelle »,<br />
allait écrire <strong>Calvin</strong> quelques années plus tard.<br />
Ainsi, sans relâche, les processions promenaient<br />
leurs bannières entre les murs fortifiés de la ville<br />
sainte, battue de continuels coups de cloches.<br />
Cependant que le bronze bourdonnait ainsi, une<br />
autre cloche tintait au fond des rues, <strong>et</strong> bien qu'elle<br />
n'eût qu'un pauvre p<strong>et</strong>it son faible, tous s'enfuyaient<br />
en l'entendant car elle annonçait la mort<br />
à qui se fût trouvé sur son chemin, dans la ville<br />
passait le tombereau des pestiférés qu'on allait<br />
j<strong>et</strong>er au charnier.<br />
Car la peste était dans Noyon <strong>et</strong> la ravageait.<br />
Immonde <strong>et</strong> pleine d'enragement, elle résistait<br />
aux prières que les habitants récitaient pour la<br />
vaincre, à l'eau bénite, aux malédictions, aux<br />
processions, à tout ce que les hommes du siècle<br />
avaient accoutumé de faire quand la bête noire,<br />
due à la conjonction de malignes étoiles, avait<br />
franchi l'enceinte de leur ville pour y répandre la<br />
mort. Elle régnait partout. L'on ne savait jamais<br />
quand on entrait dans une maison, si l'on n'allait<br />
point en voir les habitants se tordre dans les douleurs<br />
les plus atroces, <strong>et</strong> y gagner sa propre fin.<br />
Et la peste n'était pas le seul ennemi qu'il<br />
fallait craindre. Toute proche, la guerre des<br />
Flandres brûlait la campagne <strong>et</strong> l'Espagnol faisait<br />
vivre le Noyonnais dans la terreur du sac, de<br />
l'incendie, de l'égorgement, de toutes les calamités<br />
qu'apportent avec eux les soldats fumants<br />
<strong>et</strong> ivres, quand ils entrent dans une ville où ils<br />
trouveront à piller <strong>et</strong> à massacrer.<br />
CALVIN. 2
18 CALVIN<br />
Chez les Cauvin, où les enfants grandissaient,<br />
Gérard se préoccupait déjà d'assurer leur avenir.<br />
Il n'en voyait pas d'autre, pour eux, que dans<br />
l'Église, <strong>et</strong> les trois garçons devaient faire des<br />
chapelains, en attendant de devenir chanoines.<br />
Déjà ils participaient aux bénéfices de charges<br />
dont leur âge leur interdisait de tenir l'emploi.<br />
Charles, l'aîné des enfants, avait été reçu, le<br />
24 février 1518, à l'une des chapellenies fondées à<br />
l'autel de la Gésine, à l'entrée du choeur de la<br />
cathédrale.<br />
Le 10 mai 1521, le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong>, à son tour, se<br />
vit attribuer l'une des quatre portions de la Chapelle<br />
de Gésine — ce qui le nantit de deux redevances.<br />
L'une de trois muids de blé à Voienne,<br />
l'autre de la récolte en blé de 20 s<strong>et</strong>iers de terre à<br />
Eppeville 1.<br />
Ce même jour il fut tonsuré. Il dut être fier,<br />
cependant que les ciseaux dû barbier se promenaient<br />
sur sa jeune tête chevelue pour en faire<br />
un beau crâne vénérable de chanoine.<br />
Voilà que d'un coup, il entrait dans l'Église !<br />
Il n'avait pas même rempli les fonctions d'enfant<br />
de choeur. Et, comme il n'était âgé que de douze<br />
ans, son père fut obligé de payer un prêtre pour<br />
qu'il dit la messe à la place du jeune garçon, lequel,<br />
cependant que son remplaçant officiait à l'autel,<br />
s'en allait jouer à la marelle ou à saute-mouton<br />
sur la place au blé.<br />
Le principal était qu'il touchât régulièrement<br />
1. Le 7 juin 1521, <strong>Jean</strong> Cauvin prêta les serments<br />
ordinaires, consignés dans un acte capitulaire. Il fut<br />
présenté à son bénéfice par Jacques Regnard, secrétaire<br />
de l'Évêque <strong>et</strong> par un des vicaires généraux. Il succédait<br />
à Michel Courtin.
A NOYON 19<br />
les bénéfices attachés à la chapellenie <strong>et</strong> que, le<br />
prêtre payé, il restât encore un appréciable bénéfice<br />
entre les mains du titulaire.<br />
Les gens étaient si bien accoutumés à de tels<br />
abus que la plupart d'entre eux ne s'étonnaient<br />
point de voir un écolier pourvu du titre de chapelain<br />
<strong>et</strong> des avantages qu'il comporte. N'était-ce<br />
pas l'époque où il y eut un pape de dix-huit ans,<br />
Agap<strong>et</strong> II ; un autre de dix à douze ans, Benoit IX ;<br />
un archevêque de Reims de cinq ans ? En 1502,<br />
<strong>Jean</strong> de Lorraine avait été nommé évêque de<br />
M<strong>et</strong>z à quatre ans. En 1517, Léon X avait créé<br />
un cardinal de huit ans, <strong>et</strong>, en 1533, Od<strong>et</strong> de Chastillon,<br />
frère de Coligny, allait devenir cardinal<br />
à onze ans. A Noyon même, l'évêque Charles<br />
de Hangest avait été promu aux bénéfices par<br />
une bulle de dispense de 1476, qui lui avait « per-<br />
" mis de tenir, à quinze ans, toute sorte de béné-<br />
« fices, compatibles <strong>et</strong> incompatibles, séculiers,<br />
« réguliers, <strong>et</strong>iam tria curata ». Il avait cumulé<br />
le canonicat de Rouen, les archidiaconats du Vexin<br />
Normand <strong>et</strong> de l'Église d'Évreux, l'archipresbytérat<br />
rural de Châtellerault, l'abbaye de Notre-<br />
Dame-des-Prières, <strong>et</strong> son évêché de Noyon.<br />
Gérard Cauvin trouvait donc fort naturel que<br />
sa progéniture fût grassement dotée par l'Église,<br />
<strong>et</strong> ne songeait qu'à bien l'établir. Il évaluait le<br />
revenu des chapelles, souhaitait mieux que ce<br />
que l'on avait, se m<strong>et</strong>tait en campagne, intriguait,<br />
sollicitait. Quand une chapelle paraissait d'un<br />
revenu particulièrement intéressant, ses enfants<br />
l'échangeaient contre celle qu'ils possédaient déjà.<br />
C'est ainsi que le 26 novembre 1520, Charles avait<br />
permuté sa chapellenie de la Gésine contre celle<br />
de la Madeleine, d'un meilleur rapport.
20 CALVIN<br />
Gérard Cauvin était-il absolument sans arrièrepensée,<br />
quand<br />
culte, <strong>et</strong> avait-il<br />
il trafiquait ainsi<br />
la naïv<strong>et</strong>é de croire,<br />
des choses du<br />
comme beaucoup<br />
d'autres, que l'on peut sans allier<br />
un grand scandale<br />
le commerce à la religion ? Il est permis<br />
d'en douter.<br />
Outre les gens d'Église avec lesquels il avait<br />
de constants rapports, il en voyait d'autres qui<br />
ne laissaient échapper aucune occasion de relever<br />
les faiblesses du clergé de l'époque, trop souvent<br />
relâché en ses moeurs.<br />
Chacun sait en quel état de décadence était<br />
tombée l'Église de France au XVIe siècle. Elle avait<br />
donné l'exemple de la vertu, de l'union, du désintéressement<br />
dans les âges précédents, <strong>et</strong> elle allait<br />
bientôt se reprendre pour offrir de nouveau au<br />
peuple<br />
tions.<br />
des exemples<br />
Mais, il faut<br />
dignes de toutes<br />
bien avouer qu'au<br />
les vénéra-<br />
XVIe siècle<br />
elle subit une éclipse singulière <strong>et</strong> ne fût, trop<br />
souvent, qu'un obj<strong>et</strong> de scandale.<br />
Les<br />
liques<br />
plus sincères, les<br />
avaient un grand<br />
plus fervents<br />
dégoût des<br />
des<br />
abus<br />
cathoecclésiastiques,<br />
lesquels ainsi que l'a dit Bossu<strong>et</strong>,<br />
« n'étaient que trop véritables ».<br />
Noyon, ville d'églises <strong>et</strong> de couvents, plus<br />
qu'aucune autre cité, se trouvait affligée du spectacle<br />
des vices du clergé. En sorte que beaucoup<br />
de gens y étaient anticléricaux, sans guère s'en<br />
douter, ce qui les portait à des railleries quand<br />
passaient les processions <strong>et</strong> qu'on leur parlait de<br />
certaines pratiques où ils ne voyaient que superstitions<br />
<strong>et</strong> momeries. Picards, ils avaient le mot<br />
franc, l'esprit caustique. Ils étaient, de plus, fort<br />
turbulents, toujours prêts à la révolte <strong>et</strong> à l'action.<br />
Aussi les trouvait-on fort agités par les idées
A NOYON 21<br />
nouvelles qui flattaient leur goût de liberté <strong>et</strong><br />
d'émancipation. Ils s'indignaient ou s'enthousiasmaient,<br />
tour à tour, avec emportement.<br />
Toujours, dans l'histoire, on les avait vus à<br />
la tête des grands mouvements de peuple. Un<br />
ermite picard avait prêché la croisade. Un autre<br />
Picard, le Grand Ferr<strong>et</strong>, avait entraîné les paysans<br />
lors des massacres de la Jacquerie <strong>et</strong> c'étaient des<br />
Picards qui avaient déclenché le mouvement<br />
communal. Nous verrons bientôt que les principaux<br />
acteurs du drame religieux qui s'est joué<br />
au XVIe siècle entre la Ligue <strong>et</strong> là Réforme sont<br />
nés au pays de <strong>Calvin</strong>.<br />
Déjà le premier signal du protestantisme avait<br />
été donné par le picard Jacques Lefèvre d'Étaples.<br />
Péronne de Pisseleu, soeur de la duchesse d'Étam-<br />
pes, <strong>et</strong> femme de Michel de Brabançon, seigneur<br />
de Canny, très influente à la Cour, résidait une<br />
partie de l'année au château de Varesnes, près<br />
de Noyon, <strong>et</strong> se montrait la protectrice déclarée<br />
des réformateurs. A Noyon même, plusieurs familles<br />
étaient accusées de prêter l'oreille aux propos des<br />
hérétiques. On citait particulièrement les Normandie,<br />
Picot, Montigny, d'Artois, Martine, Collemont<br />
<strong>et</strong> Robert.<br />
Tous ces gens éprouvaient un grand dégoût<br />
à voir toujours chapelains, moines <strong>et</strong> chanoines<br />
se disputer entre eux. Ils ne se gênaient pas pour<br />
le dire aux Cauvin, qu'ils fréquentaient. En même<br />
temps, ils gémissaient sur l'ivrognerie <strong>et</strong> la concupiscence<br />
des tonsurés, <strong>et</strong> s'affligeaient d'assister<br />
au scandaleux trafic des bénéfices ecclésiastiques.<br />
Ils ne devaient pas laisser de se gausser des p<strong>et</strong>its<br />
chapelains de douze ans quand ils les voyaient<br />
s'en revenir du collège où les avait placés Gérard
22 CALVIN<br />
Cauvin <strong>et</strong> où, bien souvent, le maître venait de<br />
leur donner le fou<strong>et</strong> en punition de quelque espièglerie.<br />
Le promoteur du Chapitre<br />
au collège des « Cap<strong>et</strong>tes », afin<br />
avait mis ses fils<br />
de les faire instruire<br />
dans les humanités. Les élèves y étaient peu nom-<br />
breux, huit, au début. Ils portaient le p<strong>et</strong>it<br />
manteau à capuchon qui avait donné son nom au<br />
collège, situé en face l'église Saint-Maurice, sur<br />
la route de Pont-l'Évêque. Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> n'avait<br />
pas tardé à s'y lier d'amitié avec les fils du seigneur<br />
de Montmor. On estimait le père. Le fils fut reçu<br />
au château.<br />
Il eut tôt fait de se familiariser avec tout ce que<br />
l'on trouve dans la demeure d'un gentilhomme <strong>et</strong><br />
qui n'est pas dans celle d'un roturier. Il apprit à<br />
marcher sans gaucherie sur des litières d'herbes<br />
odorantes, à comprendre le langage de la fauconnerie<br />
<strong>et</strong> à ne point s'effrayer du tranchant des<br />
sabres. Sans doute est-ce là qu'on le dressa sur son<br />
premier cheval <strong>et</strong> qu'il prit le goût de l'équitation.<br />
On voyait son p<strong>et</strong>it mantel<strong>et</strong> de collégien s'agiter<br />
dans les grandes cours pavées, au milieu des<br />
pages multicolores. Dans la furie du jeu, le capuchon<br />
glissait, découvrant la tonsure du chapelain<br />
de douze ans — <strong>et</strong> peut-être entendait-on, alors,<br />
quelque chose de frais, de juvénile, plus limpide<br />
qu'une source, plus sonore qu'un cristal, plus<br />
bondissant qu'une chevr<strong>et</strong>te, le rire de <strong>Calvin</strong>.<br />
Quand il revenait au logis paternel, le jeune<br />
garçon trouvait le promoteur du Chapitre assombri.<br />
Ses affaires avec l'Église se compliquaient. Le col-<br />
lège empêchant les p<strong>et</strong>its bénéficiaires de remplir,<br />
au choeur, les charges <strong>et</strong> les fonctions auxquelles<br />
les astreignaient leurs chapellenies, les chanoines
A NOYON 23<br />
refusaient de continuer la distribution des dons<br />
en espèces <strong>et</strong> en nature qui avait lieu presque<br />
chaque jour. Le promoteur, quand il s'en revenait<br />
du Chapitre, ne rapportait plus de ces belles<br />
volailles grasses que dame <strong>Jean</strong>ne Le Franc devait<br />
s'empresser de m<strong>et</strong>tre au pot, ni de ces p<strong>et</strong>its<br />
cochons de lait qui ont si bonne mine quand, proprement<br />
embrochés, ils tournent devant un grand<br />
feu pétillant qui leur rôtit le poil. Aussi s'en<br />
montrait-il fort contrit. Cependant, il n'entendait<br />
point faire de ses fils des ignorants pour complaire<br />
aux<br />
bel<br />
prébendés,<br />
argent ni<br />
<strong>et</strong> préférait ne<br />
de gros chapons<br />
plus<br />
plutôt<br />
recevoir<br />
que<br />
de<br />
de se<br />
plier à leur volonté. Il se tenait ferme dans sa<br />
résistance. Sa mauvaise tète picarde <strong>et</strong> son instinct<br />
processif y trouvaient leur compte. Mais cela<br />
l'aigrissait contre l'Église, <strong>et</strong> il commençait de<br />
prêter une oreille plus favorable aux propos de<br />
ses amis protestants.<br />
Puis sa femme mourut. Peut-être fût-ce la peste<br />
qui l'emporta.<br />
On drapa en la maison de Gérard Cauvin, où<br />
la mort, pour la seconde fois, venait d'entrer. La<br />
belle dévote ne devait plus jamais aller s'agenouiller<br />
devant les reliques, ni marcher à pas lents,<br />
conduite par les bannières fleurdelisées des processions.<br />
La main tiède qui menait le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong><br />
dans l'ombre des sanctuaires catholiques était<br />
devenue froide <strong>et</strong> inerte. Elle n'eût même pas<br />
tressailli, même pas tenté un geste si le jeune<br />
garçon, se trompant de chemin, au lieu de se diriger<br />
vers le lieu de salut <strong>et</strong> de rédemption dont<br />
<strong>Jean</strong>ne le Franc lui avait appris la route, se fût<br />
égaré du côté de quelque précipice effroyable qui<br />
devait l'engloutir tout entier, âme <strong>et</strong> corps.
24 CALVIN<br />
Le temps des sacristies, des fleurs d'autel <strong>et</strong><br />
des reliques était passé. Mais il restait le Christ,<br />
planté comme un cierge dans le coeur de l'enfant<br />
<strong>et</strong> l'incendiant déjà d'un amour silencieux.<br />
C<strong>et</strong> adolescent étonnait ses maîtres par la vivacité<br />
de son esprit <strong>et</strong> l'enragement qu'il apportait<br />
à s'instruire. Bientôt il apparut n<strong>et</strong>tement que<br />
le collège des Cap<strong>et</strong>tes n'était plus à la hauteur<br />
de son intelligence. Tous ceux qui se sentaient<br />
quelque désir de pousser leurs études, très jeunes,<br />
en abandonnaient l'enseignement, <strong>et</strong> ses camarades,<br />
les p<strong>et</strong>its Montmor, étaient tout prêts à partir<br />
pour Paris. Ce prochain départ dut éveiller une<br />
grande curiosité <strong>et</strong> un grand désir dans le coeur<br />
de <strong>Jean</strong> Cauvin, car, mieux que tout autre, il se<br />
sentait fait pour profiter de l'enseignement de<br />
ses écoles réputées qui attiraient tant de provinciaux.<br />
jeunes<br />
Les Montmor proposèrent à Gérard Cauvin de<br />
l'emmener. Le promoteur trouva l'occasion bonne.<br />
Il pensa que Paris offrirait à son fils tout ensemble<br />
la science <strong>et</strong> la santé, car la peste régnait toujours<br />
à Noyon, <strong>et</strong> il n'était pas fâché de le voir échapper<br />
au mauvais air qui en charriait le mortel venin.<br />
Ce fut la raison qui décida les chanoines à laisser<br />
le p<strong>et</strong>it tonsuré s'en aller vers la capitale sans le<br />
priver de ses bénéfices, qu'ils promirent de payer<br />
jusqu'à la fête de Saint-Rémy.
CHAPITRE II<br />
AU COLLÈGE MONTAIGU<br />
fallut m<strong>et</strong>tre les habits de l'enfant dans un<br />
IL coffre. Ce fut sans doute sa soeur Marie qui lui<br />
prépara son trousseau, tout en lui faisant de tendres<br />
recommandations, car elle avait pour lui la plus<br />
vive amitié, <strong>et</strong> devait éprouver une grande peine<br />
de ce départ qui éloignait le frère préféré. Luimême<br />
n'en ressentait-il pas beaucoup de chagrin<br />
? Il était fort attaché à sa ville natale, dont<br />
le souvenir allait le hanter pendant tout le cours<br />
de sa vie. Mais n'était-ce point pour y revenir<br />
bientôt qu'il partait ? Et on l'imagine prom<strong>et</strong>tant<br />
à sa soeur, pour la consoler, de s'établir promptement<br />
en quelque cure des environs.<br />
Puis il avait pris la route avec les jeunes sei-<br />
gneurs.<br />
De quoi parlaient ces écoliers, en s'éloignant sur<br />
leurs chevaux ? Apparemment du collège dont<br />
ils sortaient, de celui qu'ils allaient trouver au<br />
terme de leur voyage, des élèves <strong>et</strong> des professeurs<br />
abandonnés. Et quelle moue méprisante contractait<br />
alors les frais minois de ces jouvenceaux<br />
partis pour conquérir la science, au souvenir de
26 CALVIN<br />
ces pauvres maîtres <strong>et</strong> de ces pauvres élèves qui<br />
allaient croupir dans leur ignorance, cependant<br />
qu'eux seraient inondés de savoir <strong>et</strong> de sagesse !<br />
Aux auberges où l'on s'arrêtait, le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong><br />
payait son écot. Il n'était pas à la Montmor, <strong>et</strong> son père, au moment<br />
charge des<br />
du départ,<br />
lui avait remis une lourde bourse bien garnie.<br />
On imagine aisément les regards que dardèrent<br />
les collégiens sur les premières tours <strong>et</strong> les premiers<br />
clochers qu'ils aperçurent en arrivant à Paris,<br />
au mois d'Août 1523.<br />
Au sortir du dédale des rues noires <strong>et</strong> tortueuses<br />
de la grande ville,<br />
son oncle Richard,<br />
le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong><br />
le forgeron,<br />
se r<strong>et</strong>rouva chez<br />
à deux pas du<br />
Louvre,<br />
rois l.<br />
près de l'église Saint-Germain-l'Auxer-<br />
Sa chambre regardait l'église. Elle était bourdonnante<br />
du son des cloches, <strong>et</strong> à côté, le marteau<br />
de la forge, sans relâche, frappait le fer. Le p<strong>et</strong>it<br />
<strong>Jean</strong> la quittait de bonne heure, le matin, alors<br />
que le gigantesque souffl<strong>et</strong> du forgeron allumait<br />
le feu, <strong>et</strong> s'en allait rue Saint-Jacques, où logeaient<br />
les jeunes seigneurs de Montmor. Il prenait des<br />
leçons particulières avec leur précepteur. Mais<br />
bientôt, on lui vit la mine rechignée <strong>et</strong> l'air tant<br />
soit peu<br />
déclarait<br />
méprisant. C<strong>et</strong> écolier<br />
le bonhomme « inepte<br />
de quatorze ans<br />
», <strong>et</strong> rêvait d'être<br />
admis dans l'un de ces collèges parisiens qu'il<br />
prenait pour le temple même de la science.<br />
Leur<br />
geant.<br />
aspect, cependant, n'avait rien d'enga-<br />
On les trouvait tous sur la rive gauche de la<br />
1. Son autre oncle, Jacques Cauvin, également forgeron<br />
ou serrurier, habitait une ruelle alors fort étroite,<br />
la rue du Renard sur la paroisse Saint-Méry.
AU COLLÈGE MONTAIGU 27<br />
Seine, dans le Quartier Latin, où l'on coudoyait<br />
à tous les pas, étudiants, clercs <strong>et</strong> professeurs,<br />
les uns ayant au bras une folle ribaude, les autres<br />
un gros in-folio dont la tranche dédorée luisait<br />
sous leur manche, <strong>et</strong> c'étaient, pour la plupart,<br />
de vieilles maisons sordides qui semblaient mieux<br />
faites pour servir de prison à de redoutables bandits<br />
que d'abri à de sages p<strong>et</strong>its garçons uniquement<br />
soucieux de s'instruire.<br />
Le jouvenceau se fit adm<strong>et</strong>tre<br />
Marche 1, sans doute en qualité<br />
au collège de la<br />
de « martin<strong>et</strong> »,<br />
c'est-à-dire d'externe.<br />
Le collège se composait de deux vieilles maisons,<br />
bâties sur une cour. Il contenait peu d'élèves <strong>et</strong><br />
n'avait que deux professeurs, pour la littérature<br />
<strong>et</strong> la grammaire. Mathurin Cordier y avait enseigné<br />
la rhétorique, mais,<br />
élèves « manquaient<br />
trouvant bientôt<br />
de principes à la<br />
que ses<br />
base »,<br />
il avait abandonné c<strong>et</strong>te classe, qui pouvait le<br />
conduire au rectorat, pour prendre la quatrième,<br />
celle qui vient immédiatement après la classe<br />
des abécédaires, où l'on apprenait à lire en latin<br />
<strong>et</strong> en français. Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> fut son élève, <strong>et</strong> Mathurin<br />
Cordier ne mit pas longtemps à remarquer<br />
le jeune Picard à l'oeil éveillé <strong>et</strong> à l'esprit attentif,<br />
qui ne perdait pas un mot de ses leçons.<br />
Ce Cordier était un homme fort singulier pour<br />
le siècle. Bravant l'opinion de la plupart de ses<br />
contemporains, il n'estimait pas qu'un Français<br />
l<strong>et</strong>tré eût le droit, presque le devoir, de tout ignorer<br />
de sa propre langue, <strong>et</strong> qu'il lui suffit d'être un<br />
latiniste distingué. Il n'avait point de mépris pour<br />
1. Sur l'emplacement actuel de la rue des Écoles au<br />
coin de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.
28 CALVIN<br />
le langage vulgaire dont use l'homme du peuple<br />
aussi bien que le savant. Il s'appliqua donc, non<br />
seulement à perfectionner le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> dans la<br />
science du latin, que l'écolier noyonnais entendait<br />
assez mal, mais à lui apprendre l'art de se servir<br />
d'un français correct, préparant ainsi, sans le<br />
savoir, un robuste <strong>et</strong> pittoresque orateur à la<br />
ville de Genève, <strong>et</strong> un franc écrivain à la postérité.<br />
Le p<strong>et</strong>it Cauvin apportait le plus grand empressement<br />
à faire ses devoirs de français. Ce qu'il y<br />
avait en lui de vigoureux, de mordant <strong>et</strong> de vif<br />
s'y éveillait <strong>et</strong> il savait gré à son maître de ne pas<br />
le confiner dans l'étude d'une langue morte.<br />
Mais les chanoines de Noyon avaient là-dessus<br />
des idées fort différentes. Le collège de la Marche,<br />
où l'on donnait ce que nous appellerions aujourd'hui<br />
un enseignement laïque, leur inspirait de<br />
grandes inquiétudes, <strong>et</strong> ils pensaient qu'un professeur<br />
tel que c<strong>et</strong> original Cordier n'était pas<br />
ce qu'il faut à un futur clerc. Le jeune garçon<br />
dut se transporter un peu plus loin, au collège<br />
Montaigu.<br />
C'était bien le plus vieux, le plus sale, le plus<br />
noir de tous ces collèges parisiens qui ne se piquaient<br />
pas de propr<strong>et</strong>é <strong>et</strong> d'élégance. La crasse<br />
suintait de tous les murs, <strong>et</strong> les couloirs exhalaient<br />
des souffles puants. C<strong>et</strong>te triste maison, située en<br />
haut de la montagne sainte Geneviève, en face<br />
de l'abbaye, étouffait la jeunesse. On n'y entendait<br />
point de rires, mais seulement des péroraisons,<br />
des discours, d'interminables disputes oratoires,<br />
en latin <strong>et</strong> le sifflement des verges qui<br />
fou<strong>et</strong>taient les élèves. Après les compiles, il fallait<br />
se taire jusqu'à la messe du lendemain. Le glas<br />
froid d'une cloche qui ordonnait de pieux exer-
AU COLLÈGE MONTAIGU 29<br />
cices, d'heure en heure, frappait le morne silence<br />
de la maison.<br />
Les élèves portaient des vêtements noirs <strong>et</strong> des<br />
manteaux sans plis. Le matin, au lever, tels des<br />
frères convers de Saint-Germain-des-Prés, ils passaient<br />
leur tête dans des chaperons cousus devant<br />
<strong>et</strong> derrière <strong>et</strong> faits en forme de camail. La nuit,<br />
les punaises sortaient de leurs matelas, <strong>et</strong> on<br />
entendait les puces craquer sous leurs ongles.<br />
Le jour, les poux, échauffés par la laine des cha-<br />
perons, leur dévoraient la tête. Pendant les classes,<br />
les malheureux enfants, harcelés par toute c<strong>et</strong>te<br />
vermine, se trémoussaient sur leurs bancs. Mais<br />
au moment des repas, il était défendu de se gratter,<br />
<strong>et</strong> cependant que poux <strong>et</strong> puces leur suçaient en<br />
paix la peau, il fallait manger sans broncher l'oeuf<br />
ou le demi-hareng qui constituait l'ordinaire des<br />
repas.<br />
Les menus étaient peu variés. Seuls les théologiens<br />
<strong>et</strong> les prêtres avaient une pinte de vin pour<br />
trois. Les autres buvaient de l'eau, <strong>et</strong> devaient<br />
se contenter de pommes cuites, de pruneaux, <strong>et</strong><br />
de maigres soupes aux herbes. Pour tout assaisonnement,<br />
c<strong>et</strong>te triste pitance n'avait que des<br />
sentences latines. Le français était exclu du collège<br />
Montaigu, <strong>et</strong> l'enfant qui se laissait aller à<br />
s'en<br />
fou<strong>et</strong>.<br />
servir, même en récréation, était puni du<br />
Quand sonnait enfin l'heure de la première<br />
messe, qui rompait le long silence imposé par<br />
le règlement, quand les élèves, hal<strong>et</strong>ants de c<strong>et</strong>te<br />
contrainte, sentaient leur langue toute prête à<br />
bondir, il fallait encore arrêter son élan. Avant de<br />
laisser échapper la phrase, l'esprit devait travailler<br />
pour en construire une qui se moquait d'un pro-
30 CALVIN<br />
fesseur, ou avouait quelque démangeaison incongrue,<br />
dans la langue de Cicéron. Tout élan était<br />
rompu en ces jeunes êtres emmitoufflés de drap,<br />
<strong>et</strong> qui n'avaient pas plus la liberté de leur cerveau<br />
que de leur corps. Ils vivaient sous le régime de<br />
la terreur. A la moindre incartade, au moindre<br />
signe de paresse ou de relâchement, verges <strong>et</strong><br />
férules s'abattaient sur eux. Les maîtres en usaient<br />
avec une générosité toute particulière. Doigts <strong>et</strong><br />
fesses saignaient au collège Montaigu, où les hurlements<br />
des élèves alternaient avec les coups de<br />
cloche <strong>et</strong> les péroraisons latines.<br />
Le p<strong>et</strong>it <strong>Jean</strong> eut vraisemblablement la chance<br />
de n'y pas être pensionnaire, <strong>et</strong> de rentrer chaque<br />
soir chez son oncle le forgeron, qui prenait grand<br />
soin de lui. Mais voyait-il seulement le beau feu<br />
ronflant de la forge, <strong>et</strong> appréciait-il, comme il<br />
le devait, la bonne soupe épaisse qu'on lui avait<br />
gardée, quand il s'en revenait le soir, les oreilles<br />
tout échauffées par la laine de son chaperon <strong>et</strong><br />
l'esprit surexcité par tout le travail intellectuel de<br />
la journée ?<br />
Ce travail ne laissait pas un seul instant de<br />
répit aux malheureux élèves, qu'on trouvait levés<br />
dès quatre heures du matin, quand ils étaient<br />
pensionnaires.<br />
La réorganisation du collège par le principal<br />
<strong>Jean</strong> Standonck datait de 1509. Standonck avait<br />
introduit un régime d'excessive sévérité : de quatre<br />
à six heures, leçons, puis messe ; de sept à huit,<br />
récréation ; de huit à dix, leçons ; de dix à onze,<br />
discussion <strong>et</strong> argumentation ; à onze heures, dîner,<br />
puis de midi à deux heures, examen sur les matières<br />
enseignées aux leçons ; le samedi avait lieu la<br />
dispute publique ; de deux à trois heures récréa-
AU COLLÈGE MONTAIGU 31<br />
tion ; de trois à cinq, leçons ; à cinq heures, vêpres ;<br />
de cinq à six, dispute <strong>et</strong> argumentation ; à six<br />
heures, souper <strong>et</strong> nouvel examen ; à sept heures<br />
<strong>et</strong> demie, compiles ; à neuf heures en été, à huit<br />
heures en hiver, coucher.<br />
Un tel régime surexcite étrangement le cerveau<br />
des enfants. Plusieurs fois par jour, il leur faut<br />
disputer de tout <strong>et</strong> de rien. Cela habitue à avoir<br />
l'esprit prompt <strong>et</strong> la langue déliée. C'est une<br />
excellente gymnastique pour le futur orateur de<br />
Genève. Mais sa nervosité naturelle s'y exaspère<br />
<strong>et</strong> déjà les migraines lui cassent la tête.<br />
Le sous-directeur du collège Montaigu est Pierre<br />
Tempête, <strong>et</strong> le principal Noel Béda, l'âme même<br />
de l'opposition contre le protestantisme.<br />
Imaginez ces jeunes gens ardents, enfermés entre<br />
les murs noirs de leur collège, <strong>et</strong> discutant sans<br />
cesse sur le suj<strong>et</strong> le plus brûlant de tous, celui de<br />
religion. Leur maître est un homme violent, c'est<br />
un homme de la Renaissance. La tolérance n'est<br />
pas son fait. Et quand il s'agit de religion, la<br />
fureur a tôt fait de l'égarer. Tous ceux qui ne<br />
pensent pas comme lui sont dans l'erreur, <strong>et</strong> il<br />
ne les ménage point. Il s'emporte. Il ne craint<br />
pas de les couvrir d'injures. Le siècle ne choisit<br />
pas ses mots.<br />
Au feu de c<strong>et</strong>te violence, les élèves s'enflamment.<br />
On les nourrit à peine. On les fou<strong>et</strong>te à tout<br />
propos. Quand leur regard tente de s'évader de<br />
la classe, un mur lépreux se dresse devant eux.<br />
Ils vivent dans le silence, la crainte, la crasse <strong>et</strong><br />
une quasi obscurité. La plupart ne sortent jamais<br />
de leur prison. La plupart ont des parents sans
32 CALVIN<br />
tendresse, qui jamais ne leur ouvrent le refuge<br />
de leurs bras. Il leur faut bien travailler pour se<br />
distraire. Ils le font avec acharnement, avec vio-<br />
lence, avec passion. Ils ne sentent pas la fatigue.<br />
Le régime ascétique de la maison les habitue à<br />
mépriser le corps <strong>et</strong> à ne vivre que par l'esprit.<br />
Ils discutent sans fin. Déjà ils sont pleins d'arguments,<br />
d'arguties <strong>et</strong> de subtilité. Et ils ont un<br />
bel esprit d'intolérance.<br />
Pour se sentir moins seuls, ils se groupent par<br />
« nations », ou sociétés de jeunes gens originaires<br />
de la même province. <strong>Calvin</strong> appartient à la nation<br />
de Picardie.<br />
Il est grand, <strong>et</strong> porte avec beaucoup de distinction<br />
l'uniforme sévère de la maison. Le chaperon<br />
qui encadre son visage fait paraître ses joues<br />
plus maigres encore qu'elles ne le sont, <strong>et</strong> plus<br />
pâles, Il y brille deux yeux au regard perçant.<br />
Ces yeux-là voient tout ce qui se passe dans le<br />
collège. Ils vont chercher le paresseux qui somnole<br />
sur son banc, découvrent l'affamé qui s'est<br />
glissé au réfectoire, pour y voler quelque maigre<br />
morceau, débusquent tous les vices, vrillent les<br />
plus p<strong>et</strong>ites imperfections.<br />
Il est sans indulgence pour les défauts de ses<br />
camarades. Ceux qui pèchent font souffrir le<br />
Christ. <strong>Calvin</strong> aime le Christ d'une passion farouche,<br />
exclusive, qui sera l'unique sentiment de sa<br />
vie. Il ne veut pas que se perpétue le crime du<br />
Golgotha. Il ne veut pas que les péchés du monde<br />
continuent de le supplicier. Déjà il est possédé<br />
de c<strong>et</strong>te conviction qui va bientôt être la pensée<br />
directrice de sa vie, qu'il faut sauver les hommes<br />
en dépit d'eux-mêmes. Plus tard, il aura le bûcher<br />
ou le glaive. Maintenant, il n'est armé que de son
AU COLLÈGE MONTAIGU 33<br />
blâme. Il ne le ménage point à ceux qu'il juge<br />
égarés dans la voie du péché. Aussi se méfie-t-on<br />
de lui. Les groupes se disloquent à son approche,<br />
des chuchotements hostiles passent de chaperon<br />
en chaperon. Les regards l'épient. On le tient<br />
pour un dénonciateur.<br />
Cependant, tout au fond de lui-même, il est<br />
un tendre. Son air froid cache une grande sensibilité<br />
de coeur, une sensibilité qui deviendra bientôt<br />
maladive, <strong>et</strong> il sait être exquis en amitié. Ceux qui<br />
l'abordent pour la première fois le trouvent fermé,<br />
impénétrable. Mais qu'une habitude de causerie,<br />
qu'un échange de pensées s'établisse, <strong>et</strong> voilà<br />
le pâle étudiant qui s'anime. Ses joues se colorent,<br />
son regard devient plus brillant encore. Il se montre<br />
expansif, il se livre tout entier, <strong>et</strong> l'on voit que<br />
son âme est chaude, ardente <strong>et</strong> qu'elle brûle<br />
comme une torche vive au fond de ce corps dont<br />
elle sera bientôt l'unique soutien.<br />
Il a gardé de son enfance, traînée dans les sacristies<br />
<strong>et</strong> devant les autels, l'amour de l'Église. On<br />
le trouve souvent agenouillé dans la chapelle du<br />
collège <strong>et</strong> plongé dans une grande méditation.<br />
Il est profondément religieux. Peut-être même pourrait-on<br />
dire qu'il deviendrait facilement mystique.<br />
Mais il est aussi Picard, <strong>et</strong> le Picard est un<br />
homme à l'esprit mordant, un homme qui ne craint<br />
pas d'appeler les choses par leur nom <strong>et</strong> se départit<br />
difficilement de sa logique, un homme volontiers<br />
chicanier qui se plaît à la dispute. Aussi les discussions<br />
théologiques qu'il lui faut soutenir plusieurs<br />
fois dans une même journée, le trouventelles<br />
toujours prêt à la riposte, facilement agressif<br />
<strong>et</strong> déjà violent de langage.<br />
Il doit parfois, en manière d'exercice, réfuter,<br />
CALVIN. 3
34 CALVIN<br />
par des arguments qu'il juge décisifs, les erreurs<br />
de ces hérétiques qu'on nomme Huguenots, <strong>et</strong><br />
dont la secte impie menace d'infester le royaume.<br />
<strong>Calvin</strong> a grande horreur de ceux qui se perm<strong>et</strong>tent<br />
de vouloir forger une Église à eux, d'adopter ce<br />
qui leur plaît <strong>et</strong> de rej<strong>et</strong>er ce qui n'est point à leur<br />
goût, selon l'inspiration de leur conscience. Il faut<br />
rester attaché à son Église, <strong>et</strong> ne jamais faire<br />
sécession. Les plus scandaleux spectacles qu'elle<br />
peut offrir n'autorisent pas à la quitter. Il l'affirme<br />
hautement.<br />
Ainsi, la plus grande partie de son temps se passe<br />
dans la prière, l'étude <strong>et</strong> la discussion, mais il<br />
n'est pas un moine, <strong>et</strong> il échappe assez souvent<br />
au triste collège pour aller dans les compagnies.<br />
Outre les trois Montmor, Joachim, Yves <strong>et</strong> Claude,<br />
il voit fréquemment le fils de Guillaume Cop,<br />
accouru de Bâle pour être premier médecin des<br />
rois Louis XII <strong>et</strong> François 1er. Il y a quatre<br />
p<strong>et</strong>its Cop. Le troisième, Nicolas, est un peu plus<br />
âgé que lui, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> l'apprécie tout particulièrement.<br />
Il connaît aussi <strong>Jean</strong> Fernel, de Montdidier,<br />
venu la même année que lui à Paris.<br />
En arrivant, il a r<strong>et</strong>rouvé des « noyonnais »<br />
qui étudient à l'Université, Robert Cloppin, Jehan<br />
Fourquelin <strong>et</strong> parmi eux un parent, fils d'un procureur<br />
en cour d'Église, collègue de Gérard Cauvin,<br />
Pierre Robert, le futur traducteur de la <strong>Bible</strong><br />
en français, sous le nom d'Oliv<strong>et</strong>an. Celui-ci ne<br />
laisse pas d'avoir des conversations assez peu<br />
orthodoxes, telles qu'on en tient à Noyon-la-<br />
Sainte autour du promoteur, <strong>et</strong> qui plongent le<br />
jeune <strong>Calvin</strong> en de profondes réflexions.<br />
Les protestants ont-ils trouvé le chemin du<br />
coeur de l'homme d'affaires ? On pourrait le croire,
AU COLLÈGE MONTAIGU 35<br />
<strong>et</strong> l'écolier, quand il r<strong>et</strong>ourne dans sa famille,<br />
aux vacances, s'étonne de voir le père changé,<br />
plus irritable <strong>et</strong> moins respectueux des chanoines.<br />
Les relations qu'il entr<strong>et</strong>ient avec eux ne sont plus<br />
aussi cordiales, <strong>et</strong> les anticléricaux noyonnais ont<br />
beau jeu pour attiser sa colère. Peut-être aussi<br />
a-t-il introduit chez lui quelque femme secrètement<br />
attachée aux idées nouvelles, car il s'est remarié,<br />
<strong>et</strong> une autre épouse a remplacé la belle dévote.<br />
L'étudiant du collège Montaigu devait évoquer<br />
le souvenir de la morte, quand il pénétrait de<br />
nouveau dans la sacristie, qui avait conservé son<br />
odeur de cire chaude, de fleurs <strong>et</strong> d'encens.<br />
Tout destinait le jeune homme à vivre plus<br />
tard en une sacristie semblable, au fond de quelque<br />
village, <strong>et</strong> à s'y vêtir, chaque jour, des ornements<br />
sacerdotaux qu'il avait tant de fois vu les bedeaux<br />
replier au fond des grands coffres pleins de linge<br />
d'autel. Déjà il portait la marque du prêtre sur<br />
son crâne tonsuré. Et chacune de ses visites l'enfonçait<br />
un peu plus dans la cléricature, le donnait<br />
un peu plus sûrement à l'Église.<br />
Le vendredi 27 septembre 1527, sur l'intervention<br />
du chanoine Fauvel, il reçut du Chapitre<br />
la cure de Saint-Martin-de-Marteville près de<br />
Vermand, qu'il allait échanger un peu plus tard 1<br />
contre celle de Pont-l'Évêque, laquelle était d'un<br />
1. Le lundi 5 juill<strong>et</strong> 1529.<br />
Le 30 avril 1529 il avait abandonné à son frère Antoine<br />
sa portion de la chapelle de Gésine. Le 26 février 1530,<br />
Antoine ayant obtenu un autre bénéfice à Traversy<br />
près La Fère rendit à <strong>Jean</strong> la portion qu'il lui avait<br />
abandonnée.
36 CALVIN<br />
meilleur revenu <strong>et</strong> se trouvait située au lieu d'origine<br />
de son père 1.<br />
Ce don, qui grossissait sa fortune, eut-il le pouvoir<br />
de dérider momentanément l'homme de confiance<br />
des prébendés ? Gérard Cauvin semblait<br />
de plus en plus soucieux, <strong>et</strong> moins pressé de voir<br />
ses fils revêtus de la soutane. Il était en nouvelles<br />
difficultés avec le clergé au suj<strong>et</strong> de la succession<br />
du chapelain Nicolas Obry. Poursuivi en reddition<br />
de comptes, il n'avait rien produit, <strong>et</strong> l'Église le<br />
censurait <strong>et</strong> le blâmait. Pourquoi c<strong>et</strong>te négligence<br />
soudaine chez un homme qui, jusqu'alors, s'était<br />
montré diligent <strong>et</strong> ponctuel ? L'avait-on aigri<br />
contre ceux dont il administrait les biens, ou<br />
faut-il penser que sa nouvelle épouse était plus<br />
exigeante que la dévote, <strong>et</strong> l'avait entraîné en<br />
des dépenses <strong>et</strong> forcé à un train que sa fortune ne<br />
soutenir ?<br />
pouvait plus<br />
Quand il s'en r<strong>et</strong>ournait à son collège, le jeune<br />
Cauvin devait se souvenir des aigres propos que<br />
le promoteur avait tenus sur les prébendés, qui<br />
le menaçaient des foudres de l'Église, <strong>et</strong> des<br />
paroles des anticléricaux empressés à encourager<br />
Gérard Cauvin dans sa rébellion. L'écolier n'était-il<br />
pas terrorisé à la pensée d'une excommunication<br />
possible ?<br />
A Montaigu, il r<strong>et</strong>rouvait Béda, toujours échauffé<br />
par le souvenir d'un procès qu'il avait dirigé en<br />
1525, au nom de la Faculté de Théologie, contre<br />
l'évêque de Meaux, Briçonn<strong>et</strong>, coupable de protéger<br />
les « Bibliens », c'est-à-dire les lecteurs de<br />
la parole de Dieu en français.<br />
Alors, aigri par les menaces faites à son père,<br />
1. Son aïeul paternel y vivait encore.
AU COLLÈGE MONTAIGU 37<br />
secrètement prêché par les Noyonnais<br />
dans ses convictions par<br />
<strong>et</strong> troublé<br />
ses entr<strong>et</strong>iens<br />
tan <strong>et</strong> Cordier, son ancien professeur,<br />
avec Olive-<br />
tous deux<br />
ralliés<br />
traiter<br />
au protestantisme, il entendait le catholique<br />
d'impies <strong>et</strong> d'hérétiques ceux-là mêmes qui<br />
venaient d'affirmer à Gérard Cauvin que le<br />
papisme n'était que vaines pratiques <strong>et</strong> idolâtrie.<br />
<strong>Jean</strong> n'avait-il pas alors à se débattre, pris entre<br />
les vieilles croyances maternelles où l'ombre fraîche<br />
des églises catholiques s'étendait sur lui pour amollir<br />
son âme, <strong>et</strong> les idées neuves, les idées hardies,<br />
qui l'effrayaient tant qu'il n'osait se les avouer<br />
à lui-même ?<br />
Contempler Christ face à face, sans voile, sans<br />
prêtre qui le lui cache... être nu devant lui <strong>et</strong> l'adorer !<br />
A c<strong>et</strong>te pensée, il se sentait pris de vertige, <strong>et</strong><br />
peut-être alors voyait-il s'éclairer d'une lumière<br />
éblouissante les murs du vieux collège Montaigu,<br />
où le corps tenait si peu de place qu'on oubliait<br />
presque de le nourrir, <strong>et</strong> que toute la vie montait<br />
à la tête.<br />
Le jeune Cauvin dut passer environ quatre<br />
longues années au vieux collège de la « Montagne ».<br />
Puis le temps arriva de le quitter. Le cours de<br />
philosophie durait alors trois années <strong>et</strong> demi, <strong>et</strong><br />
l'on n'était admis à le suivre qu'après avoir subi<br />
un examen sur la grammaire <strong>et</strong> la rhétorique.<br />
Il fallait donc, au minimum, quatre ans pour devenir<br />
licencié-ès-arts. Cauvin, apparemment, fréquenta<br />
l'Université jusque vers la fin de 1527.<br />
Dans le même temps, Loyola arrivait à Montaigu.<br />
« Ils durent se croiser, le jeune Français de dix-huit<br />
ans monté sur un cheval, selon son habitude, <strong>et</strong><br />
l'Espagnol de trente-six ans à pied, la bourse garnie<br />
des quelques rares pièces d'or qu'il devait à la
38 CALVIN<br />
charité, <strong>et</strong> poussant devant lui un âne chargé<br />
de ses livres.<br />
les Exercitia<br />
De sa poche<br />
1<br />
spiritualia ».<br />
sortait un manuscrit,<br />
C<strong>et</strong>te fois encore, le jeune Cauvin r<strong>et</strong>ourne à<br />
Noyon.<br />
Les affaires du promoteur ecclésiastique y<br />
deviennent de jour en jour plus compliquées.<br />
Aussi, Gérard Cauvin est-il plein de rancune<br />
contre l'Église <strong>et</strong> d'un mot, il renverse l'avenir<br />
de son enfant : <strong>Jean</strong> ne sera pas curé ! — Que<br />
fera-t-il, alors ? Il aime le Christ, <strong>et</strong> ne se sent de<br />
goût que pour son service. D'autre part, il ne veut<br />
pas ressembler à ces hommes cupides qui sont<br />
attachés à ses autels <strong>et</strong> ne se soucient que des biens<br />
de la terre, quand ils ne devraient souhaiter que<br />
l'éternelle béatitude en la contemplation de Dieu.<br />
Que devenir ?<br />
Homme de loi, Gérard Cauvin entend que son<br />
fils fasse son droit. « C'est un meilleur moyen »,<br />
dit-il, « pour parvenir aux biens <strong>et</strong> aux honneurs. ».<br />
Cependant, il gardera ses chapellenies, pour ne<br />
rien perdre des bénéfices qu'elles rapportent. Il<br />
faut vivre de l'Église jusqu'au bout.<br />
Et c'est ainsi que le pseudo-chapelain prend la<br />
route d'Orléans, pour y suivre les cours de son<br />
Université.<br />
1. <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>, par E. Doumergue.
CHAPITRE III<br />
ORLÉANS<br />
du collège Montaigu à l'Université d'Or-<br />
PASSER léans, c'était passer de l'obscurité à la pleine<br />
lumière, de la tristesse à la joie, du silence au<br />
tumulte, ne plus entendre que rires, chansons <strong>et</strong><br />
brocs entrechoqués, ne plus voir que jeux, ébattement<br />
<strong>et</strong> folâtreries.<br />
Les cours terminés, chacun s'échappait vers<br />
son plaisir. La robe r<strong>et</strong>roussée <strong>et</strong> le bonn<strong>et</strong> de<br />
travers, maîtres <strong>et</strong> étudiants se précipitaient vers<br />
les jeux de paume, où souvent le jeune prince<br />
d'Orléans venait se mesurer avec les bourgeois.<br />
D'autres se<br />
sur les eaux<br />
« poussavant<br />
balançaient en de légères nacelles<br />
de la Loire, ou bien jouaient au<br />
» dans les îles. De tous côtés, des<br />
balles sifflaient, des avirons battaient le fleuve,<br />
des « ponts-neufs » s'échappaient des gosiers au<br />
milieu de francs éclats de rire.<br />
Des querelles éclataient quelquefois. Alors, élèves<br />
<strong>et</strong> professeurs se j<strong>et</strong>aient, l'arme haute, sur leurs<br />
ennemis, avec une promptitude égale, car les uns<br />
<strong>et</strong> les autres se plaisaient fort au bruit <strong>et</strong> au<br />
désordre.
40 CALVIN<br />
Mais ce qu'ils aimaient par-dessus tout, c'était<br />
festoyer. Les tavernes se trouvaient toujours en<br />
fête, <strong>et</strong> les pauvres bourgeois, rompus de cris <strong>et</strong><br />
ahuris de débauche, ne s'étonnaient plus de voir,<br />
chaque jour, de pleins tonneaux de vin couler dans<br />
les gorges.<br />
Le bruit de c<strong>et</strong>te jeunesse folle était fait pour<br />
étourdir un ancien élève du collège Montaigu, <strong>et</strong><br />
la cohue bariolée qui se répandait dans la ville,<br />
à de certaines heures, était bien le plus curieux<br />
mélange que l'on pût contempler.<br />
Des fils de princes, ducs ou comtes se faisaient<br />
accompagner de leurs domestiques <strong>et</strong> tenaient tout<br />
le pavé. La ville était peuplée de jeunes gens accourus<br />
de toutes les provinces, dont les accents divers<br />
se mêlaient, pleins d'exclamations bruyantes que<br />
chaque gosier poussait à sa mode.<br />
C<strong>et</strong>te foule de basochiens était divisée, « en<br />
moeurs <strong>et</strong> en langues », en dix nations. Chacune<br />
avait son receveur, son assesseur, son bibliothécaire<br />
<strong>et</strong> son bedeau portant «la robbe <strong>et</strong> la masse».<br />
Aux jours de cérémonies, l'eff<strong>et</strong> en était merveilleux.<br />
D'abord on voyait douze jeunes gens habillés<br />
de velours, puis deux cent soixante écoliers, conduits<br />
par un capitaine vêtu d'un haut-de-chausse<br />
de velours incarnat déchiqu<strong>et</strong>é avec des bouffants<br />
de taff<strong>et</strong>as d'argent, un pourpoint pareil, un coll<strong>et</strong><br />
de drap d'argent, des bagues <strong>et</strong> des pierreries pour<br />
deux mille écus. Venaient ensuite cinquante autres<br />
étudiants armés de pied en cap, ceux de la nation<br />
picarde habillés de taff<strong>et</strong>as <strong>et</strong> de satin viol<strong>et</strong>,<br />
ceux de la nation champenoise avec un coll<strong>et</strong><br />
déchiqu<strong>et</strong>é de maroquin d'Espagne, ceux de la<br />
nation française couverts de velours noir, chaîne<br />
au cou <strong>et</strong> bagues aux doigts, ceux de Paris <strong>et</strong>
ORLÉANS 41<br />
d'Orléans accoutrés à la turque, ceux de Touraine<br />
en taff<strong>et</strong>as orange <strong>et</strong> coiffés de bonn<strong>et</strong>s ronds sur<br />
lesquels flottaient des plumes blanches. Puis les<br />
bedeaux à masse, chevauchant en longues robes,<br />
<strong>et</strong> les bedeaux à verge. Enfin les professeurs de<br />
droit, sur des mules, vêtus d'une robe écarlate<br />
avec un chaperon de velours fourré d'hermine<br />
sur l'épaule, <strong>et</strong> chacun accompagné de deux domestiques.<br />
Le recteur en avait six, <strong>et</strong> portait un bonn<strong>et</strong><br />
de velours surmonté d'un aigle d'or. Le cortège<br />
serpentait dans des rues<br />
tendues de draperies que<br />
accrochaient au passage,<br />
étroites<br />
les armes<br />
cependant<br />
<strong>et</strong> tortueuses,<br />
des étudiants<br />
que les chevaux,<br />
affolés par le bruit des musiques, ruaient<br />
dans leurs belles images de velours <strong>et</strong> d'or.<br />
<strong>Calvin</strong> devait avoir triste mine, dans son galant<br />
habit de taff<strong>et</strong>as viol<strong>et</strong>.<br />
Dès son arrivée, au commencement de l'année<br />
1528, il avait pu reconnaître que, si l'on savait<br />
s'amuser à Orléans, l'on savait aussi y être savant,<br />
mais il ne comprenait guère c<strong>et</strong>te façon de s'instruire<br />
qui mêlait de la joie aux plus graves études<br />
<strong>et</strong> faisait de tous les basochiens de francs lurons<br />
toujours prêts à rire <strong>et</strong> à festoyer. Plutôt que de<br />
suivre leur exemple <strong>et</strong> de s'en aller apprendre ses<br />
leçons sur les promenades de la ville, en y lorgnant<br />
les belles dames qui passaient, il préférait s'enfermer<br />
dans sa chambre, où il travaillait souvent<br />
jusqu'après la minuit. Pour se garder l'esprit plus<br />
libre, il mangeait peu au souper. Le matin, par<br />
exemple, s'étant réveillé, il restait un moment au<br />
lit, afin de s'y remémorer <strong>et</strong> d'y « ruminer » tout<br />
ce qu'il avait étudié la veille. Il se plaisait au<br />
silence de sa chambre. Il aimait la r<strong>et</strong>raite <strong>et</strong> ne<br />
craignait rien tant que de devoir agir. Volontiers
42 CALVIN<br />
il fût resté là tout le jour, confiné avec ses livres.<br />
Déjà son corps débile répugnait à sortir d'entre les<br />
draps, <strong>et</strong> il éprouvait une volupté singulière à se<br />
sentir les membres bien reposés, cependant que<br />
l'esprit, délivré du soin de soutenir <strong>et</strong> d'animer<br />
la chair, s'abandonnait tout entier à sa passion<br />
d'apprendre.<br />
Mais il fallait aller aux Écoles, près de l'église<br />
Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles.<br />
Il était timide, craintif. La pensée d'affronter<br />
les étudiants qui s'y pressaient le m<strong>et</strong>tait hors de<br />
lui. Il ne pouvait se faire à leurs façons dissipées,<br />
<strong>et</strong> son indignation était si grande, qu'il en oubliait<br />
sa timidité pour apparaître au milieu d'eux, maigre,<br />
pâle <strong>et</strong> véhément, le sourcil levé sur un regard<br />
de feu. Il reprochait les plaisirs, les orgies de la<br />
nuit, les viandes englouties aux banqu<strong>et</strong>s monstrueux.<br />
La paleur de son ascétisme faisait mieux<br />
ressortir le cramoisi des joues allumées par le<br />
vin, <strong>et</strong> la santé qui débordait des gros garçons<br />
arrêtés dans leurs jeux, insultait à sa maigreur.<br />
Il s'emportait, menaçait de la colère divine, énumérait<br />
les fautes, j<strong>et</strong>ait à chacun son nom comme<br />
une insulte. Sans qu'il<br />
plein du ressentiment<br />
s'en rendit compte,<br />
de sa débilité. Son<br />
il était<br />
estomac<br />
se fût refusé à digérer le repas qu'il reprochait.<br />
Il fallait<br />
l'oeuvre<br />
qu'il fût sobre<br />
de son destin.<br />
<strong>et</strong> chaste pour accomplir<br />
On l'écoutait avec curiosité. Déjà il était devenu<br />
légendaire. « <strong>Jean</strong> sait décliner jusqu'à l'accusatif<br />
», disaient les basochiens, en s'écartant de lui.<br />
Ses accès de colère passés, <strong>Calvin</strong> avait de violents<br />
désespoirs. Pourquoi était-il possédé de c<strong>et</strong>te<br />
sorte de démon furieux, qui le faisait s'emporter<br />
avec ses meilleurs amis, <strong>et</strong> remplissait sa bouche
ORLÉANS 43<br />
d'aigres paroles alors que son coeur n'eût voulu<br />
exprimer que l'amitié dont il était plein ? Il souffrait<br />
de voir qu'on s'éloignait de lui, <strong>et</strong> se déses-<br />
pérait à sentir qu'il ne saurait jamais extirper<br />
de son être les sentiments tendres qu'il était<br />
capable, tout comme un autre, de ressentir.<br />
Certains, cependant, ne s'étaient pas laissé<br />
rebuter par sa mine <strong>et</strong> ses colères. Ils avaient deviné<br />
le feu qui brûlait ce corps, <strong>et</strong> déjà se réchauffaient<br />
l'âme au rayonnement de son amitié.<br />
Alors, le timide osait s'épancher. Son visage<br />
serré se détendait, son corps se faisait moins guindé,<br />
moins raide, son coeur se livrait. A Nicolas Duchemin,<br />
plus âgé que lui de quelques années, il déclarait<br />
plus tard en terminant une l<strong>et</strong>tre : « Adieu,<br />
mon Duchemin, mon ami, qui m'es plus cher que<br />
la vie. » — Il disait de François de Connan, fils<br />
d'un maître de la Chambre des Comptes de Paris :<br />
« Le plus sage <strong>et</strong> le plus disert des amis. Il suffit<br />
de son avis pour que je persiste dans mes proj<strong>et</strong>s<br />
ou que je les abandonne. »<br />
Mais à tous, il préférait François Daniel. La<br />
maison du jeune homme était pour lui le plus<br />
doux refuge. Elle avançait un joli balcon fermé<br />
à l'angle de la rue de la Boucherie, <strong>et</strong> les chanoines<br />
y habitaient. Au sortir de sa chambre d'étudiant<br />
solitaire, <strong>Calvin</strong> aimait aller se reposer dans c<strong>et</strong>te<br />
famille unie <strong>et</strong> pieuse qui, peut-être, le remplissait<br />
du souvenir de la demeure paternelle où le bonheur<br />
avait longtemps régné. Il se plaisait en ce foyer<br />
paisible, où chacun vivait dans l'amour du Seigneur.<br />
L'une des soeurs de Daniel brûlait du désir<br />
d'entrer au couvent. Mais l'autre, Françoise, sans<br />
doute devait rester dans le monde... Et le regard<br />
de <strong>Calvin</strong> se posait avec complaisance sur la jeune
44 CALVIN<br />
fille sagement assise devant son rou<strong>et</strong>, <strong>et</strong> dont les<br />
doigts laborieux tressaient leur quenouillée de lin.<br />
Ce n'était point tant la forme de son visage <strong>et</strong><br />
la rondeur de ses épaules que la modestie de son<br />
maintien <strong>et</strong> l'air de sagesse répandu sur toute sa<br />
personne qui lui plaisaient en elle. Ne serait-elle<br />
pas l'idéale compagne, l'épouse chaste <strong>et</strong> pieuse<br />
qui aiderait son mari à marcher dans la voie du<br />
Seigneur ?<br />
Duchemin habitait à quelques pas de là, dans<br />
la ruelle du Pommier. Un arc roman, qui donnait<br />
accès sur une cour où l'on trouvait un puits couvert,<br />
formait l'entrée de sa maison, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />
accompagné de Daniel, y allait souvent le chercher.<br />
Entre les cours, les jeunes gens se réunissaient.<br />
Connan se joignait à eux. Cependant que les<br />
basochiens bruyants <strong>et</strong> tumultueux escaladaient<br />
les bancs pour courir à leur plaisir, les quatre amis<br />
se dirigeaient sagement vers les lieux écartés de<br />
la ville afin de pouvoir s'y entr<strong>et</strong>enir en paix.<br />
Ils venaient de disputer des heures durant, <strong>et</strong><br />
ils disputaient encore, mais, c<strong>et</strong>te fois, ils étaient<br />
revenus au suj<strong>et</strong> cher entre tous, à celui de la<br />
religion.<br />
Les trois amis de <strong>Calvin</strong>, dont deux se destinaient<br />
à la prêtrise, se tenaient fermes dans leur<br />
foi catholique, en dépit de l'esprit qui régnait<br />
à l'Université d'Orléans, où maîtres <strong>et</strong> élèves se<br />
montraient singulièrement favorables aux idées<br />
nouvelles. Mais <strong>Calvin</strong>, déjà, était torturé de<br />
doutes, <strong>et</strong> il échappait souvent à la compagnie de<br />
ses amis pour se r<strong>et</strong>rouver seul avec lui-même.<br />
Les mauvaises nouvelles qu'il recevait de Noyon<br />
achevaient de le bouleverser. Trois contraintes<br />
avaient été décernées contre Gérard Cauvin par
ORLÉANS 45<br />
le Chapitre, le 15 mai, le 10 juill<strong>et</strong> <strong>et</strong> le 30 août 1528.<br />
Le 13 novembre il y en avait eu une quatrième,<br />
<strong>et</strong> le promoteur ne bougeait pas. Il se terrait dans<br />
sa maison. Avait-il dépensé l'héritage qu'on l'accusait<br />
d'avoir détourné, ou bien entendait-il que<br />
son attitude fût une profession de foi ? Son existence<br />
commençait à devenir assez pénible. C<strong>et</strong><br />
homme, poursuivi par le clergé, harcelé par ses<br />
émissaires, ne pouvait faire un pas hors de chez<br />
lui sans se cogner dans un ecclésiastique ou quelque<br />
dévot, qui le menaçait de l'excommunication. On<br />
lui criait des injures par sa porte, on le traitait<br />
peut-être de voleur, <strong>et</strong> les gens se montraient au<br />
doigt sa femme quand elle s'aventurait dans la<br />
rue.<br />
Mu<strong>et</strong>, grave, <strong>Jean</strong> imagine les paroles amères<br />
que la rancoeur doit arracher à son père. L'homme<br />
d'affaires du Chapitre a été mis dans le secr<strong>et</strong><br />
de toutes les tractations, de toutes les querelles<br />
avec les gens de la ville. Lui-même, en maintes<br />
occasions, a donné d'utiles conseils <strong>et</strong> s'est employé<br />
à grossir habilement le gain de ses clients. Il le<br />
rappelle maintenant pour se faire une arme de<br />
ses services passés <strong>et</strong> déconsidérer ceux qui, jusqu'alors,<br />
l'ont employé. Son fils Charles l'écoute,<br />
frémissant de colère. Lui aussi est travaillé par<br />
les idées nouvelles, <strong>et</strong> ce jeune clerc prononce des<br />
paroles peu orthodoxes, des paroles violentes qui<br />
étonnent en c<strong>et</strong>te maison ou jusqu'alors le prêtre<br />
fut révéré.<br />
<strong>Jean</strong>, de plus en plus sombre, se souvient du<br />
temps où les prébendés venaient porter à l'homme<br />
d'affaires leurs p<strong>et</strong>ites querelles d'intérêt. De nou-
46 CALVIN<br />
veau, il ne voit plus en eux que l'appât du gain,<br />
le souci du temporel. Et la vision du Christ pauvre,<br />
du Christ charitable, s'oppose à ce tableau de<br />
lucre pour les lui rendre plus odieux. Non, ce ne<br />
sont pas eux qui peuvent montrer Dieu aux fidèles.<br />
Ils conduisent à l'erreur <strong>et</strong> à l'idolâtrie ceux qui<br />
les suivent. Et <strong>Calvin</strong> tourne des regards complaisants<br />
vers les gens hardis qui ne veulent plus du<br />
prêtre <strong>et</strong> prétendent n'avoir besoin que de la <strong>Bible</strong><br />
pour se conduire selon les vues de Dieu.<br />
Tout ne montre-t-il pas qu'ils sont dans la<br />
vérité ? Leur maintien est grave. Ils n'ont dans la<br />
bouche que des paroles sévères <strong>et</strong>, bien loin de se<br />
dissiper en vains spectacles <strong>et</strong> en vains propos,<br />
ils font de Dieu l'obj<strong>et</strong> continuel de leurs préoccupations.<br />
Ce sont les convaincus qui se sont scandalisés.<br />
Les autres, les tièdes, les indifférents,<br />
continuent de former le troupeau bêlant des<br />
fidèles. <strong>Calvin</strong> se plaît aux façons des révoltés<br />
qui entourent son père <strong>et</strong> se traitent mutuellement<br />
« de frères », ainsi que le faisaient les chrétiens de<br />
la primitive Église.<br />
<strong>Calvin</strong> sentait le vieil édifice des croyances<br />
ancestrales crouler en lui, <strong>et</strong> commençait à « rechercher<br />
quelque cach<strong>et</strong>te », afin d'y fouiller âprement<br />
sa conscience. Alors, il était épouvanté.<br />
« Car toutes fois <strong>et</strong> quantes que je descendoy en moy »,<br />
dit-il, « ou que j'eslevoy le coeur à toy » (Dieu), « une<br />
si extrême horreur me surprenait qu'il n'y avait purifications<br />
ni satisfactions qui m'en peussent aucunement<br />
guérir. Et ! tant que je me considéroy de près, tant<br />
plus rudes aiguillons pressoient ma conscience, tellement<br />
qu'il ne me demeuroit autres soulas ni confort,<br />
sinon de me tromper moy-mesme en m'oubliant. »
ORLÉANS 47<br />
Il voulait se fuir, mais n'y parvenait pas. Il<br />
revenait toujours à se poser les mêmes questions,<br />
<strong>et</strong> s'enfonçait de plus en plus dans sa conviction<br />
de la fatalité. Les efforts qu'il faisait pour s'en<br />
dégager ne servaient qu'à l'y embourber davantage,<br />
tel le malheureux qui s'enlise dans les terres<br />
mouvantes d'une fondrière.<br />
Qu'est-ce donc, se disait-il, que veulent tous<br />
ces gens qui s'agitent, <strong>et</strong> se nomment protestants ?<br />
Ils prétendent se rebeller contre Rome, <strong>et</strong> en<br />
appeler à Dieu. Ils méprisent les hommes interprètes<br />
de la parole de Dieu. Comme ils ont raison !<br />
A c<strong>et</strong>te pensée, un ricanement lui échappait.<br />
Y a-t-il plus grande ivrognerie de l'esprit humain<br />
que de prétendre à interpréter Dieu ? <strong>Calvin</strong>,<br />
lui aussi, ne voulait s'en rapporter qu'à Dieu.<br />
Et il lui criait désespérément : « Inspire-moi ! »<br />
Les hommes sont impurs <strong>et</strong> tièdes — ou plutôt<br />
ils ne sont rien ! Ils ne peuvent rien ! Dieu seul<br />
existe. Il est infini. Il est parfait. Il est tout !<br />
l'homme un pur rien. Il n'y a pas de commune<br />
mesure entre l'homme <strong>et</strong> Dieu. Comparés à son<br />
immensité <strong>et</strong> à sa perfection, le monde n'est rien,<br />
la vertu humaine devient turpitude, la plus grande<br />
splendeur terrestre, nuit ; la créature, inexistante.<br />
Ses oeuvres sont donc indifférentes à Dieu, puisqu'auprès<br />
de Lui elle n'existe pas. Ce qui n'existe<br />
pas ne peut avoir de mérite. Dieu est tout, en<br />
dehors de Lui il n'y a rien !<br />
C<strong>et</strong>te idée violente par quoi <strong>Calvin</strong> cherchait<br />
à se dépasser lui-même, le plongeait dans une<br />
ivresse intellectuelle ravissante. Mieux qu'eût pu<br />
le faire l'hydromel des tavernes où s'entassait la<br />
basoche tapageuse d'Orléans, elle lui inspirait une<br />
sorte d'horreur ravie, <strong>et</strong> cependant que, dans la
48 CALVIN<br />
ville, les écoliers s'en allaient s'ébattre avec les<br />
femmes de leur plaisir, l'homme solitaire répétait<br />
sans fin : « Seigneur, inspire-moi, Je ne suis rien !<br />
je ne puis rien sans toi ! »<br />
Le lendemain on le r<strong>et</strong>rouvait au cours. Le<br />
sombre<br />
humanité<br />
promeneur s'était<br />
qu'il méprisait<br />
replongé dans<br />
en se méprisant<br />
c<strong>et</strong>te<br />
luimême.<br />
Nul ne pouvait se douter du grand feu<br />
d'amour qui brûlait en lui, car la passion furieuse<br />
qu'il avait pour Dieu ne rejaillissait pas sur ses<br />
créatures. Les hommes ne sont que turpitudes,<br />
vices <strong>et</strong> blasphèmes. Dieu en voit peu d'un oeil<br />
favorable, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> imitait Dieu. Ceux en qui le<br />
Tout-Puissant besognait étaient ses amis, mais<br />
combien en pouvait-il compter qui témoignaient<br />
de la faveur de l'Éternel, en c<strong>et</strong>te Université<br />
dissolue <strong>et</strong> tapageuse ? Trois : Daniel, Duchemin,<br />
Connan 1. Ceux-là, il les aimait véritablement,<br />
s'éprenant en eux de ce que le Seigneur avait<br />
bien voulu leur départir d'excellent. Dans les autres,<br />
il ne voyait que tourbe <strong>et</strong> pourriture. Son oeil était<br />
froid, son visage fermé, ses lèvres minces se fronçaient<br />
en une moue de dédain.<br />
Mais voilà que, tout à coup, ses joues se coloraient,<br />
il se redressait. Son buste émergeait de la<br />
cohue des élèves entassés dans la grande salle<br />
1. Ce sont pourtant les seuls amis qui ne le suivent<br />
pas.<br />
Duchemin devint chanoine <strong>et</strong> officiai au Mans.<br />
Connan fût magistrat à Paris.<br />
Daniel devint bailli à Orléans <strong>et</strong> administrateur de<br />
Saint-Benoît.<br />
La séduction de <strong>Calvin</strong> n'a pas opéré sur eux.<br />
Il reste en relations épistolaires avec eux, surtout avec<br />
Daniel qui pardonna à son fils François lorsqu'il rejoignit<br />
<strong>Calvin</strong> à Genève en 1559.
ORLÉANS 49<br />
nue qui occupait tout l'étage de la maison de<br />
l'école. C'était l'heure de la conférence entre<br />
élèves, <strong>et</strong> le taciturne se muait en orateur éblouissant.<br />
Le Picard reparaissait. Il avait le mot franc,<br />
la répartie rapide, <strong>et</strong> sa nature processive le poussait<br />
à l'attaque, qu'il menait d'un train hardi.<br />
Sa diction était sobre <strong>et</strong> ne manquait pas d'élégance.<br />
Il passa brillamment ses examens de<br />
« licencié ès-lois ». Ses professeurs, <strong>et</strong> parmi eux<br />
Pierre de l'Estoile, son maître préféré, se montraient<br />
si enchantés de lui qu'ils le voulurent<br />
nommer docteur en le dispensant des droits<br />
d'examen.<br />
Mais <strong>Calvin</strong> n'adm<strong>et</strong>tait point la faveur. Il<br />
refusa <strong>et</strong>, désireux d'ouïr <strong>et</strong> de voir André Alciat,<br />
prit la route de Bourges avec son ami Daniel,<br />
vraisemblablement après les vacances de Septembre<br />
1529. Il était resté un an à Orléans.<br />
CALVIN. 4
CHAPITRE IV<br />
BOURGES<br />
Alciat, né à Milan <strong>et</strong> amené d'Avignon à<br />
CET Bourges, c<strong>et</strong>te même année 1529, par les échevins<br />
de la ville, était un grand <strong>et</strong> gros homme, affamé<br />
de nourriture <strong>et</strong> d'or. Ses livres avaient rajeuni<br />
l'enseignement du droit, <strong>et</strong> le nom de leur auteur<br />
était devenu célèbre dans toutes les Universités.<br />
Les étudiants s'étaient donc empressés d'accourir<br />
à ses leçons. Ils avaient été amèrement déçus<br />
de constater, alors, que le corpulent personnage,<br />
si moderne dans ses écrits, quand il était en chaire<br />
professait tout bonnement à la façon de ses<br />
devanciers <strong>et</strong>, tout autant qu'eux, les perdait<br />
dans des subtilités sans fin, en usant d'un latin<br />
dont la barbarie les révolta. Menant grand tapage,<br />
ils lui avaient demandé de substituer un langage<br />
élégant à son langage plein de rusticité, car aujourd'hui,<br />
disaient-ils, au milieu de c<strong>et</strong>te masse de<br />
livres <strong>et</strong> de professeurs, il faut être « un franc<br />
Béotien <strong>et</strong> un épais génie pour rester médiocre dans<br />
la culture des l<strong>et</strong>tres ».<br />
Ce fut très probablement dans le temps de c<strong>et</strong>te<br />
dispute qu'arrivèrent <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> son ami Daniel.
BOURGES 51<br />
La ville était pleine de cris, <strong>et</strong> partout l'on voyait<br />
gesticuler des étudiants mécontents. Ils en avaient<br />
assez, disaient-ils, des discussions interminables<br />
<strong>et</strong> oiseuses où les entraînait Alciat, ils ne voulaient<br />
plus qu'on imitât les « refendeurs de grains de<br />
cumin », les « graveurs sur cresson », <strong>et</strong> les « lécheurs<br />
de rien ». Des bruits circulaient, qui n'étaient pas<br />
faits pour calmer leur colère. On accusait le gros<br />
homme de pressurer les écoliers auxquels il conférait<br />
le grade de bachelier, licencié ou docteur.<br />
Des gens affirmaient qu'au lieu de trois ou quatre<br />
écus, il réclamait cinquante <strong>et</strong> même cent écus,<br />
quand l'étudiant était de bonne famille.<br />
Les jeunes gens désertaient les cours, <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>enaient<br />
un grand désordre dans la ville.<br />
Alciat n'avait donc plus à prendre la peine de<br />
monter en chaire. Il n'en paraissait point fâché,<br />
<strong>et</strong> ne laissait pas de s'étendre avec une certaine<br />
complaisance sur la bouderie des basochiens, en<br />
en rej<strong>et</strong>ant la faute sur la « direction de certains<br />
chefs qui jouissaient de beaucoup d'autorité parmi<br />
eux ».<br />
<strong>Calvin</strong> fut peut-être l'un de ces chefs. En dépit<br />
de son humeur sauvage, il exerçait un très grand<br />
ascendant <strong>et</strong> une grande séduction sur ses cama-<br />
rades, qui devaient bientôt le nommer procureur<br />
de la nation de Picardie.<br />
Il habitait rue Mirebau, à quelques pas du couvent<br />
des Augustins, où il enseigna la rhétorique<br />
nous dit Catherinot. Les écoles, réputées pour leur<br />
austérité, étaient installées au pied de la cathédrale<br />
dans une Maison-Dieu du VIIe siècle devenue libre,<br />
<strong>et</strong> où l'on pouvait lire encore, en latin, c<strong>et</strong>te inscription<br />
: « Crains Dieu, secours les pauvres, souviens-<br />
toi de la fin ». Il s'y rendait souvent en compagnie
52 CALVIN<br />
de son ami Collardon, qui logeait, à l'angle de<br />
la rue Tromp<strong>et</strong>te <strong>et</strong> de la rue du Grand-Saint-<br />
Christophe 1. D'autres fois on le trouvait en la<br />
compagnie de deux moines, <strong>Jean</strong> Michel <strong>et</strong> <strong>Jean</strong><br />
Chaponneau, dont les idées ne laissaient pas d'être<br />
assez peu orthodoxes. De ces religieux tout prêts<br />
à abandonner le froc, il passait à son maître,<br />
l'Allemand Melchior Wolmar, qui avait résolu de<br />
le convertir au luthéranisme. <strong>Calvin</strong> était tombé<br />
dans un nid de protestants. Autour de lui, la<br />
jeunesse s'enthousiasmait pour les idées de Luther.<br />
Marguerite de Navarre, à qui son frère François<br />
1er venait de donner le Berry, s'efforçait de<br />
remplir son Université de gens doctes <strong>et</strong> habiles,<br />
<strong>et</strong> elle avait appelé Melchior Wolmar pour qu'il<br />
enseignât les l<strong>et</strong>tres grecques, qu'il entendait fort<br />
bien, <strong>et</strong> qu'on ne connaissait guère en France à<br />
c<strong>et</strong>te époque. C<strong>et</strong> Allemand, qui était grand luthérien,<br />
encore qu'il contrefît le catholique, avait<br />
bientôt remarqué l'intelligence de <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> s'appliquait<br />
à le fortifier dans son protestantisme<br />
naissant. Le tenant pour un travailleur exceptionnel,<br />
il ne lui ménageait point la besogne.<br />
Il avait commencé par lui enseigner le grec<br />
<strong>et</strong> l'hébreu afin de lui perm<strong>et</strong>tre de lire la <strong>Bible</strong><br />
dans les textes originaux. Déjà il comptait beau-<br />
coup sur lui pour l'avancement de la réforme,<br />
<strong>et</strong> écrivait à Farel :<br />
Quant à <strong>Jean</strong>, je ne crains pas tant son esprit de<br />
travers que j'en espère bien : Car ce vice est propre à<br />
l'avancement de nos affaires, pour le rendre un grand<br />
défenseur de nos opinions, parce qu'il ne pourra si<br />
aisément être pris qu'il ne puisse envelopper ses adversaires<br />
en des empêchements plus grands.<br />
1. Aujourd'hui rue des Beaux-Arts <strong>et</strong> Cour Sarlon.
BOURGES 53<br />
Souvent, en descendant de chaire, il le prenait<br />
sous le bras <strong>et</strong> devisait avec lui dans la cour du<br />
collège. Il l'entr<strong>et</strong>enait de mythologie grecque,<br />
qui faisait ses délices, mais il sentait bien que<br />
l'autre ne l'écoutait qu'à demi, en sorte qu'un<br />
jour, il lui déclara :<br />
Sais-tu bien que ton père s'est trompé sur ta vocation ?<br />
Tu n'es pas appelé, comme Alciati, à prêcher sur le<br />
droit, ni, comme moi, à débiter du grec. Livre-toi à la<br />
théologie, car la théologie est la maîtresse science de<br />
toutes les sciences 1.<br />
<strong>Calvin</strong> ne demandait pas autre chose. Alors<br />
on parla de Luther, éperdument. Sans doute le<br />
maître <strong>et</strong> l'élève se r<strong>et</strong>iraient-ils en quelque<br />
chambre bien close quand ils s'entr<strong>et</strong>enaient d'un<br />
tel suj<strong>et</strong>.<br />
On imagine les deux hommes, le visage baigné<br />
par la lueur jaune d'une lampe, assis devant quelque<br />
haut pupitre où est ouvert un livre. L'un a<br />
les mains levées. Il explique <strong>et</strong> s'enthousiasme,<br />
heureux de pouvoir dire enfin ce que, pendant<br />
tout le jour, il a tenu secr<strong>et</strong>, enfermé, comprimé<br />
au plus profond de lui-même. L'autre, le disciple<br />
hal<strong>et</strong>ant, a le cou tendu <strong>et</strong> l'oeil avide. Voici qu'on<br />
lui apporte enfin ce qu'il attend, ce qu'il appelle<br />
depuis des mois. Est-ce donc une promesse de<br />
bonheur ? — Non. Il apprend que la créature<br />
n'est pas justifiée par ses oeuvres, <strong>et</strong> qu'il n'est<br />
pas libre. Mais ce dogme de la fatalité, si affreux<br />
qu'il soit, fortifie l'idée qu'il s'est formée de Dieu,<br />
<strong>et</strong> cela seul importe, car il est homme à pouvoir<br />
contempler l'infini sans que le vertige le prenne<br />
1. Florimond de Rémond, p. 882.
54 CALVIN<br />
<strong>et</strong> qu'il en demeure ébloui. L'être humain n'est<br />
pas libre parce que Dieu est infini. L'homme n'est<br />
pas libre, si Dieu est tout-puissant <strong>et</strong> tout-prescient.<br />
Donc l'homme n'est pas libre. Puisqu'il n'est pas<br />
libre, il n'a devant Dieu aucun mérite à bien faire,<br />
concluait <strong>Calvin</strong> avec une implacable logique. S'il<br />
s'épouvante de c<strong>et</strong>te fatalité <strong>et</strong> crie à l'injustice,<br />
il ne sait pas concevoir l'infini. Il veut renfermer<br />
Dieu dans des limites. Donner une borne à Dieu<br />
est insensé, c'est une idée de païen.<br />
Une bonne action humaine en face de Dieu est<br />
un pur rien. Y en eût-il des milliers <strong>et</strong> des milliers,<br />
que c<strong>et</strong> amoncellement de bonnes actions humaines<br />
resterait un pur rien. Qui ne comprend pas cela<br />
n'a pas idée du parfait. <strong>Calvin</strong>, lui, a l'idée du<br />
parfait. Et l'on dirait qu'il goûte une âpre joie<br />
à se repaître de la pensée de son propre néant.<br />
N'est-ce pas déjà tromperie de malade à ses<br />
maux ? Répéter sans cesse : « Je ne suis rien,<br />
je ne puis rien, je n'existe pas! » c'est leur dire<br />
à eux-mêmes : « Puisque je n'existe pas, vous<br />
n'existez pas ! Le néant n'engendre que du néant ! »<br />
L'homme n'a que les mérites que Dieu veut bien<br />
lui donner ! répétait <strong>Calvin</strong> avec un farouche<br />
entêtement. Il ne peut rien par lui-même. Il doit<br />
le savoir, pour ne point concevoir d'orgueil de<br />
ses oeuvres, ce qui serait une folie ridicule, pis,<br />
une monstruosité abominable.<br />
L'institution chrétienne venait de naître. Jamais<br />
encore l'homme n'avait apporté tant de fureur<br />
à se dépouiller lui-même, tant de désintéressement,<br />
il faut bien le dire, dans sa conception de Dieu.<br />
Quand c<strong>et</strong>te idée de l'infini <strong>et</strong> de ses conséquences<br />
commença de se former en lui, <strong>Calvin</strong><br />
n'osa pas se l'avouer ouvertement. Il continua de
BOURGES 55<br />
prêcher le catholicisme, mais il dût sans doute<br />
affirmer davantage sa foi intime, la foi évangélique<br />
dont il se sentait animé.<br />
Avant d'affronter le grand public des villes,<br />
beaucoup d'étudiants s'en allaient à la campagne,<br />
afin de s'y exercer dans l'art de la parole. <strong>Calvin</strong><br />
suivit leur exemple.<br />
Maigre <strong>et</strong> jaune, l'estomac déjà délabré par<br />
les privations qu'il lui imposait <strong>et</strong> la tête battue<br />
de sa migraine, il marchait à grands pas. Il passait<br />
dans la rue des Arènes, <strong>et</strong> les ouvriers occupés<br />
à construire l'hôtel d'un riche marchand italien,<br />
où devait un jour habiter Cujas, sans doute<br />
abandonnaient leur truelle <strong>et</strong> leur pioche pour<br />
regarder s'éloigner c<strong>et</strong> homme pensif qui n'avait<br />
pas donné un regard à leurs travaux. Voyait-il<br />
davantage la devise écrite sur la porte de Jacques<br />
Coeur, <strong>et</strong> qui semblait lui prédire son propre avenir :<br />
« A vaillans cuers, riens impossible » ?<br />
Il s'engageait dans la rue du Dieu d'Amour.<br />
Il y avait au bout une grosse tour flanquée d'autres<br />
tours, avec des murs énormes. C'était la clef de<br />
la ville. On y avait relégué la fameuse cage en fer<br />
<strong>et</strong> en bois où Louis XI enfermait ses victimes,<br />
<strong>et</strong>, toute rouillée qu'elle fût, elle inspirait encore<br />
un sentiment de terreur aux gens qui la contem-<br />
plaient. Quelquefois le bourreau <strong>et</strong> ses aides préparaient<br />
un bûcher devant la grosse tour pour<br />
y brûler un condamné.<br />
Sans s'arrêter, <strong>Calvin</strong> avait franchi l'enceinte<br />
de la ville <strong>et</strong>, maintenant, ses longues jambes battaient<br />
sa robe de clerc d'un rythme plus précipité,<br />
heureuses de sentir le sol sous leurs semelles, de<br />
le vaincre en quelque sorte par le pas qu'elles lui<br />
imposaient. C<strong>et</strong> homme débile aimait la marche.
56 CALVIN<br />
Il y rompait ses nerfs. La fatigue physique calmait<br />
les humeurs atrabilaires dont il était souvent<br />
encombré, <strong>et</strong> le grand air refroidissait son cerveau<br />
échauffé. La cadence de son pas l'aidait à m<strong>et</strong>tre<br />
ses idées en ordre dans sa tête. Il avait le jarr<strong>et</strong><br />
dur, la jambe solide, <strong>et</strong> il était capable de fournir<br />
une longue étape.<br />
Il allait donc. Il s'arrêtait à Lignières, à Asnières,<br />
entrait dans les maisons <strong>et</strong> dans les granges,<br />
souvent montait dans la chaire des humbles églises<br />
campagnardes.<br />
Les seigneurs des villages où il prêchait se plaisaient<br />
à l'entendre, l'attiraient dans leurs châ-<br />
teaux, <strong>et</strong> l'un d'eux, le sire Philbert de Beaujeu,<br />
se montrait enchanté de ses prédications. Il déclarait<br />
que <strong>Calvin</strong> prêchait mieux que les moines,<br />
<strong>et</strong> allait rondement en besogne 1.<br />
<strong>Calvin</strong> revenait à Bourges, ayant fait parfois<br />
ses dix lieues de marche, <strong>et</strong>, sans prendre le temps<br />
de se reposer, se m<strong>et</strong>tait à sa table de travail.<br />
Il apprenait le grec, l'hébreu <strong>et</strong> le syriaque, sans<br />
oublier le droit, pour quoi il était à Bourges, <strong>et</strong><br />
prêchait sur le tout. Déjà il n'avait plus un instant<br />
à lui. Sa chandelle brûlait tard dans la nuit, sous<br />
le haut pignon de la maison où il logeait. La joue<br />
creuse <strong>et</strong> la sueur au front, il étudiait sans relâche.<br />
Le matin, au réveil, il avait dans la bouche l'arrière-<br />
goût de son propre néant. Sa tête était lourde,<br />
il se sentait l'estomac vide. Mais où prendre le<br />
temps de le nourrir ? Il lui fallait courir à l'Université.<br />
Après quoi Wolmar l'emmènera pour lui<br />
1. Ces prédications durent s'effectuer vers 1532, au<br />
cours d'un voyage de <strong>Calvin</strong> à Bourges, au moment de<br />
son séjour à Paris.
BOURGES 57<br />
parler de Luther 1. Durant plusieurs heures il va<br />
s'échauffer, se rompre d'enthousiasme. Sur quoi<br />
il battra la campagne pour répandre la foi du<br />
Christ.<br />
Au milieu de toutes ces occupations, il était<br />
plein de colère <strong>et</strong> de douleur. Les nouvelles qu'il<br />
recevait de Noyon se montraient de plus en plus<br />
mauvaises. L'Église avait excommunié son père.<br />
Gérard Cauvin devait se tenir loin de ses semblables,<br />
<strong>et</strong> ceux qui se disaient bons chrétiens avaient le<br />
devoir de le fuir comme ils eussent fui un chien<br />
galeux ou un lépreux pour ne point se souiller<br />
à son contact.<br />
Il était devenu semblable à ces obj<strong>et</strong>s impurs<br />
dont parle la <strong>Bible</strong> avec un grand mépris, en<br />
recommandant de ne pas s'en approcher. L'ancien<br />
promoteur du Chapitre, jusque-là respecté, vivait<br />
maintenant dans la honte, l'opprobre, <strong>et</strong> sans<br />
doute aussi la pauvr<strong>et</strong>é.<br />
En mars 1531, <strong>Calvin</strong> profitant des vacances<br />
passa par Orléans pour se rendre à Paris. Son ami<br />
Duchemin l'avait prié d'y veiller à l'impression<br />
de sa réponse à Alciat. Mais le plus pressé pour<br />
lui était d'aller à Noyon.<br />
Il trouva la maison accablée d'une grande tristesse.<br />
Le père âgé y finissait des jours misérables.<br />
L'Église n'avait pas levé son excommunication<br />
<strong>et</strong>, de plus, venait de rej<strong>et</strong>er de son sein Charles, le<br />
curé, qui, pour défendre son père, s'était emporté<br />
une fois jusqu'à battre un moine. Aussi les deux<br />
1. Dans la maison de Wolmar, <strong>Calvin</strong> rencontra un<br />
enfant d'une dizaine d'années qui avait l'air de considérer<br />
Wolmar comme son propre père. C'était Théodore de<br />
Bèze qui devint l'ami, puis le successeur de <strong>Calvin</strong>.
58 CALVIN<br />
hommes étaient-ils pleins de rage. Ils ricanaient<br />
en entendant sonner les cloches des innombrables<br />
églises de la ville <strong>et</strong> défiler en procession des<br />
prêtres devant qui, malgré tout, il leur fallait<br />
bien s'incliner quand ils passaient en portant<br />
l'hostie dans un ostensoir d'or.<br />
Que Dieu fût entre leurs mains les m<strong>et</strong>tait hors<br />
d'eux. Ils pensaient que cela l'eût souillé, s'il<br />
eût été possible de souiller Dieu. Et Charles, le<br />
plus furieux, le plus violent, ne laissa pas de rapporter<br />
à <strong>Jean</strong> tout ce qu'il avait pu glaner d'histoires<br />
scandaleuses touchant les ecclésiastiques.<br />
<strong>Calvin</strong>, en échange, l'initia aux théories du luthérianisme<br />
1. Et toujours les cloches bourdonnaient,<br />
les processions chantaient, les statues fleuries se<br />
balançaient sur leurs emballoirs drapés de velours<br />
à fleurs de lis. Les deux excommuniés en recevaient<br />
comme une insulte permanente. S'ils se fussent<br />
avisés de sortir de leur maison, les dévots effrayés<br />
leur eussent peut-être j<strong>et</strong>é des pierres afin de<br />
préserver les pieux obj<strong>et</strong>s de leur contact impur.<br />
Alors <strong>Calvin</strong>, dans son désespoir <strong>et</strong> sa haine de<br />
tout ce qui passait devant la demeure de son père,<br />
imaginait une église sans cloches, sans processions,<br />
sans statues, une église pauvre <strong>et</strong> nue.<br />
Il s'apprêtait à quitter Noyon, quand Gérard<br />
Cauvin tomba malade. L'état du vieillard, tout<br />
d'abord, n'inspira pas d'inquiétudes aux siens.<br />
Ils le croyaient sans gravité, <strong>et</strong> <strong>Jean</strong>, soignait<br />
1. Son père <strong>et</strong> son frère l'ont précédé dans l'hérésie<br />
l'un timidement, l'autre ouvertement. Mais ce n'est pas<br />
<strong>Calvin</strong> qui les influença. Il n'était âgé que de 22 ans<br />
au moment de l'excommunication de 1531 <strong>et</strong> était encore<br />
attaché à la religion catholique.
BOURGES 59<br />
son père avec une grande sollicitude, quand, brus-<br />
quement, le mal empira, <strong>et</strong> l'ancien promoteur<br />
mourut le 26 mai 1531, laissant la famille stupéfaite.<br />
Alors, il arriva c<strong>et</strong>te chose singulière : celui qui,<br />
toute sa vie, avait fait profession de servir l'Église,<br />
c<strong>et</strong> habitué des sacristies <strong>et</strong> des chapelles que<br />
pendant près de cinquante ans on avait vu au<br />
milieu des prêtres, étant mort sous le coup des<br />
censures ecclésiastiques, ne put être inhumé en<br />
terre sainte. Sa famille ne savait plus que faire<br />
de son corps. Il était un grand embarras pour les<br />
siens, qui déjà couraient de tous côtés afin d'obtenir<br />
la levée de l'interdit de sépulture.<br />
Il fallait se hâter. Des courriers pressés frappent<br />
à la porte des chanoines convoqués en réunion<br />
extraordinaire, sous la présidence du doyen<br />
Charmolue, à l'issue des matines, pour le lendemain<br />
matin, qui était un samedi, veille de Pentecôte.<br />
Le pauvre mort était là, étendu sur son lit,<br />
n'ayant que des femmes autour de lui pour le<br />
veiller, car les hommes battaient la ville dans<br />
l'espoir de lui obtenir une sépulture, <strong>et</strong> les quelques<br />
personnes qui entouraient sa couche avaient dû<br />
se glisser furtivement jusqu'à lui, en éprouvant<br />
une sorte de crainte superstitieuse d'approcher de<br />
ce trépassé maudit.<br />
C<strong>et</strong>te fois, la mort était honteuse. Les cloches<br />
restaient mu<strong>et</strong>tes, les cierges ne s'allumaient pas,<br />
l'orgue se taisait <strong>et</strong> les bedeaux ne déployaient<br />
pas leurs grandes draperies funèbres de velours<br />
<strong>et</strong> d'argent, alors que l'enterrement d'un promoteur<br />
d'Église aurait dû être entouré de pompes<br />
<strong>et</strong> d'honneurs. L'on ne savait même pas ce que<br />
l'on allait faire de son cadavre ! Peut-être serait-on
60 CALVIN<br />
obligé de le j<strong>et</strong>er dans un trou, comme s'il eût<br />
été la dépouille d'un chien, pour qu'il pourrisse<br />
loin de la terre sainte.<br />
Et les fils couraient de tous côtés. Ils sollici-<br />
taient, imploraient les uns <strong>et</strong> les autres, rappelaient<br />
des services passés. Que d'affaires le défunt<br />
avait arrangées pour le compte du Chapitre !<br />
Fallait-il qu'une erreur passagère fît oublier tant<br />
d'années de dévouement ?<br />
Dès l'aube, <strong>Jean</strong> <strong>et</strong> son frère Charles se rendirent<br />
auprès des chanoines assemblés. Leurs faces étaient<br />
graves, immobiles, <strong>et</strong> ils fixaient des regards<br />
sévères sur le fils aîné de Gérard Cauvin. Celui-ci<br />
n'était-il pas, lui-même, sous le coup d'une excommunication<br />
? En 1529, on avait dû ouvrir une<br />
enquête contre ce même Charles, chapelain de la<br />
cathédrale <strong>et</strong> curé de Roupy, accusé d'avoir<br />
injurié Antoine Tourneur, massier de l'Église. Et<br />
tout récemment encore, n'avait-il pas frappé un<br />
clerc du nom de Maximilien ? L'Église l'avait<br />
rej<strong>et</strong>é définitivement de son sein, car il ne s'était<br />
pas soumis <strong>et</strong> ne s'était pas amendé.<br />
Cependant, élevant la voix, il exposa la cause,<br />
sans dissimuler aucun des griefs qui avaient motivé<br />
la sentence, <strong>et</strong> sans s'attarder à justifier son père.<br />
Il fit seulement appel à l'humanité des chanoines,<br />
en les suppliant de passer outre <strong>et</strong> de lever l'interdiction.<br />
<strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>, mu<strong>et</strong> <strong>et</strong> sombre, assistait à ces<br />
pénibles débats.<br />
Enfin Charles promit de présenter à la Saint-<br />
Rémi la justification vainement demandée à son<br />
père, <strong>et</strong> les chanoines permirent que Gérard Cauvin<br />
fut enterré en terre sainte.
CHAPITRE V<br />
L'ÉVOLUTION<br />
regagna Paris dans la seconde moitié de<br />
JEANjuin<br />
1531.<br />
On peut imaginer à quel point les douloureux<br />
événements qui venaient de se passer avaient<br />
affecté ce jeune homme irritable <strong>et</strong> nerveux.<br />
Wolmar le pressait vainement de r<strong>et</strong>ourner à<br />
Bourges. <strong>Calvin</strong> n'avait entrepris l'étude du droit<br />
que pour satisfaire au désir de son père. La mort<br />
venait de le libérer, <strong>et</strong> il avait décidé d'abandonner<br />
le droit pour la littérature, car il se sentait peu de<br />
goût pour les chicanes du barreau. Cependant, il<br />
n'oubliait pas sa cure de Pont-l'Évêque. Dès les<br />
premiers jours de juill<strong>et</strong> 1531, il se rendit à Moyrencourt,<br />
où il fût reçu « personnellement par le garde<br />
de la justice des terres appartenantes à l'église<br />
du lieu ». C'est en qualité de curé de Pont-l'Évêque<br />
qu'il se présenta au « relief d'une pièce de terre<br />
<strong>et</strong> pré séante au terroir de Moyrencourt, contenant<br />
deux muids », à charge de payer deux sols parisis<br />
à l'église <strong>et</strong> cure de Moyrencourt.<br />
De là, il revint à Paris, toujours à pieds. Mais<br />
c<strong>et</strong>te fois, le voyage l'avait épuisé. Il ne pouvait
62 CALVIN<br />
se rem<strong>et</strong>tre de la honte infligée à son père, <strong>et</strong> se<br />
traîna pour les dernières lieues. Il était si trébuchant<br />
<strong>et</strong> si blême, à son arrivée dans la ville, que<br />
tous ses amis s'en émurent. Le père d'un nommé<br />
Coiffart lui offrit de le loger chez lui. A ces marques<br />
d'amitié, on vit alors se détendre le visage tiré<br />
du voyageur.<br />
Ainsi, en dépit de sa bile, de son humeur tracassière<br />
<strong>et</strong> de ces emportements dont il ne se pouvait<br />
corriger <strong>et</strong> qui lui coûtaient tant de repentir,<br />
il avait su se faire aimer de ses amis ! Il s'en montra<br />
tout réjoui. Néanmoins, il refusa leur hospitalité.<br />
La maison de Coiffart était trop éloignée du<br />
collège où enseignait Danès, dont il voulait<br />
suivre les cours. Il préféra se loger, non comme<br />
élève, mais en qualité de pensionnaire libre,<br />
au collège Fort<strong>et</strong>, en face de la vieille maison<br />
Montaigu, en haut de la rue des Sept Voies 1.<br />
C'était un lieu fort recueilli, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> aurait<br />
pu se prendre pour un moine quand il en gravissait<br />
l'escalier en colimaçon, qui débouchait sur<br />
un couloir où donnait une longue file d'étroites<br />
cellules. Là couchaient maîtres <strong>et</strong> élèves. Sa<br />
chambre regardait le couvent des Bernardins 2.<br />
Quand il fut installé, le pseudo-curé de Pontl'Évêque<br />
eût l'air de commencer à se dissiper.<br />
Cependant que là-bas, du côté de Noyon, un<br />
prêtre disait pour lui la messe, devant l'autel de<br />
sa p<strong>et</strong>ite église, <strong>Calvin</strong> montait à cheval avec son<br />
ami Viermaens. La fraise au cou <strong>et</strong> l'éperon à<br />
la botte, le futur dictateur de Genève se livrait<br />
aux ébats de son jeu favori. On eût dit qu'il<br />
s'égayait.<br />
1. Rue Val<strong>et</strong>te.<br />
2. Lycée Henri IV.
L'ÉVOLUTION 63<br />
Le roi, à l'instigation de Budé <strong>et</strong> de Cop, venait,<br />
en mars 1530, d'instituer les Lecteurs royaux,<br />
<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> qui voulait devenir homme de l<strong>et</strong>tres,<br />
s'empressa de profiter de leurs leçons. Aussi le<br />
voyait-on courir du collège de Cambrai ou des<br />
Trois Évêques à celui de Tréguier, car les lecteurs<br />
royaux n'avaient pas de chaire fixe <strong>et</strong> ne donnaient<br />
que des cours. Pierre Danès <strong>et</strong> Jacques<br />
Toussaint y enseignaient le grec, François Vatable,<br />
Agatias Guidacérius <strong>et</strong> <strong>Paul</strong> Paradis, l'hébreu.<br />
Il y avait loin de ces cours libres, ouverts à<br />
tous <strong>et</strong> animés de l'esprit du siècle, au vieux collège<br />
Montaigu, où <strong>Calvin</strong> avait subi l'éducation<br />
du moyen-âge avant que Cordier <strong>et</strong> Wolmar<br />
l'eussent initié aux idées nouvelles. Maintenant,<br />
avec les lecteurs royaux, il assistait au triomphe<br />
de la révolution littéraire. Il n'y avait plus de<br />
grades obligatoires, plus de licence pour enseigner,<br />
plus de frais d'études arbitraires <strong>et</strong> monstrueux,<br />
mais des cours indépendants, gratuits, dont tout<br />
le monde pouvait profiter. Le latin n'y régnait<br />
plus en seigneur <strong>et</strong> maître. Le grec <strong>et</strong> l'hébreu<br />
envahissaient l'école. L'esprit remplaçait la l<strong>et</strong>tre.<br />
C'était un enseignement rival de celui de la<br />
Sorbonne, qui le déclarait téméraire, scandaleux,<br />
faux, impie, pernicieux, <strong>et</strong> véhémentement suspect<br />
de luthérianisme.<br />
<strong>Calvin</strong> y rencontra peut-être Marot, qui se<br />
préparait à sa traduction des psaumes, peut-être<br />
aussi Ignace de Loyola, François-Xavier, Rabelais.<br />
Entre les cours, il r<strong>et</strong>rouvait un cercle d'amis<br />
très cultivés. Il fréquentait chez les Cop, <strong>et</strong> se<br />
montrait grand admirateur de Budé, « la première<br />
gloire <strong>et</strong> l'appui des l<strong>et</strong>tres. » Budé <strong>et</strong> Cop étaient<br />
du groupe fabrisien <strong>et</strong> ne devinrent jamais pro-
64 CALVIN<br />
testants, mais, selon l'expression de Bèze, « préparaient<br />
un chemin aux autres auquel eux-mêmes<br />
ne m<strong>et</strong>taient pas la plante des pieds ».<br />
Tous ces jeunes gens devaient aller se promener<br />
au Pré aux Clercs. Là, sans doute, échangeaient-ils<br />
à la dérobée, plus d'un signe d'intelligence avec<br />
des promeneurs qu'ils croisaient d'un air indifférent.<br />
Le soir, les étudiants devenaient des ombres<br />
furtives qui rasaient les murs <strong>et</strong> se glissaient<br />
silencieusement dans les maisons du quartier.<br />
C<strong>et</strong> endroit de Paris était infesté de huguenots.<br />
La maison de Visconti, qui fut le siège du<br />
premier synode protestant, servait d'hôtellerie à<br />
ceux qui arrivaient de Suisse ou d'Allemagne.<br />
Toutes les maisons de la rue des Marais commu-<br />
niquaient entre elles, pour perm<strong>et</strong>tre d'échapper<br />
plus facilement aux recherches de la police.<br />
<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> ses amis, la nuit venue, s'y introduisaient.<br />
Les gens qu'ils y r<strong>et</strong>rouvaient étaient<br />
graves, sombres, avec quelque chose d'illuminé<br />
dans le regard. Et toujours il en arrivait de nouveaux,<br />
qu'on n'avait pas entendus pousser le<br />
loqu<strong>et</strong> de la porte. Leurs pas étaient sourds.<br />
Ils avaient pris l'habitude de marcher sans bruit.<br />
Beaucoup venaient de loin, beaucoup avaient été<br />
traqués, j<strong>et</strong>és en prison. Beaucoup devaient mourir<br />
sur des bûchers. Tous se traitaient de frères.<br />
Joignant les mains, ils demandaient au Seigneur<br />
de les inspirer. Puis, l'un d'eux prêchait. Il parlait<br />
sans emphase. Il n'avait pas à vaincre l'immensité<br />
d'une nef catholique. Il n'avait pas à attendre une<br />
aide de l'écho des voûtes. Il n'élevait pas la voix.<br />
C'était peut-être un homme violent, cruel, en tout<br />
cas c'était un homme de foi.<br />
Mu<strong>et</strong> <strong>et</strong> ardent, <strong>Calvin</strong> l'écoutait instruire ceux
L'ÉVOLUTION 65<br />
qu'il appelait ses frères. Les paroles du prédicateur<br />
lui pénétraient l'âme. Jamais encore, lui<br />
semblait-il, on n'avait rendu à Dieu le culte qui<br />
lui était dû. Et il évoquait le souvenir des premiers<br />
chrétiens dans les catacombes. Les protestants<br />
montraient la même simplicité, la même ardeur<br />
de foi. Le bûcher avait remplacé les bêtes fauves.<br />
La police rôdait aux alentours. Le lieutenant<br />
criminel, <strong>Jean</strong> Morin, poursuivait les hérétiques,<br />
pour en faire bonne <strong>et</strong> prompte justice. Les prêches<br />
étaient souvent interrompus. Il fallait, en hâte,<br />
se j<strong>et</strong>er dans des couloirs, passer par des escaliers<br />
dérobés, se perdre dans des cours. Les mousqu<strong>et</strong>s<br />
des gens de police se cognaient aux angles des<br />
murs. Des coups de feu éclataient dans la rue.<br />
<strong>Calvin</strong> se r<strong>et</strong>rouvait dehors, le visage tout<br />
échauffé par la chaleur de c<strong>et</strong>te chambre close où<br />
s'étaient entassés les protestants, <strong>et</strong> le coeur lui<br />
brûlait d'enthousiasme. Il se disait alors qu'il<br />
commençait à avoir quelque goût <strong>et</strong> connaissance<br />
de la vraie piété, <strong>et</strong> déclarait qu'il s'éloignait<br />
« des superstitions papales ».<br />
Rentré dans la cellule du collège Fort<strong>et</strong>, il se<br />
rem<strong>et</strong>tait à sa table de travail, ayant entrepris<br />
un commentaire en latin du traité de Sénèque<br />
sur la clémence 1. Il s'adonnait aussi, avec une<br />
furieuse passion, à l'étude des Pères de l'Église<br />
<strong>et</strong> tout particulièrement de son cher saint <strong>Paul</strong>,<br />
en qui il r<strong>et</strong>rouvait le christianisme dans sa pur<strong>et</strong>é<br />
primitive. Tenace, ardent <strong>et</strong> sombre, il cherchait<br />
Christ, m<strong>et</strong>tant tout le feu de son âme <strong>et</strong> toute<br />
1. Déjà étant à Bourges, en mars 1531, il avait composé<br />
son premier écrit : une l<strong>et</strong>tre qui servit de préface<br />
à un ouvrage de son ami Duchemin.<br />
CALVIN. 5
66 CALVIN<br />
l'énergie de son corps à écarter les voiles qui le<br />
lui cachaient, afin de contempler sa face dans la<br />
pure, l'éblouissante lumière de la vérité. Il avait<br />
alors des ivresses singulières. Il lui semblait entrevoir<br />
quelque chose de la perfection de Dieu. Il<br />
en demeurait anéanti, brisé par le grand effort qui<br />
l'avait porté jusqu'à la notion de l'Infini. Cela<br />
dépassait les forces humaines, <strong>et</strong> son corps défaillait<br />
d'avoir été poussé si rudement dans une voie<br />
qui n'est pas ordinaire aux hommes. Il ne l'en<br />
secouait que mieux, irrité qu'il osât prétendre<br />
à des ménagements <strong>et</strong> le gêner dans son travail.<br />
Qu'il lui servît pour écrire, prêcher, apprendre <strong>et</strong><br />
le porter là où l'âme avait besoin d'aller, soit. Rien<br />
de mieux. Mais qu'il se permît de réclamer quoi<br />
que ce fût pour sa propre commodité, <strong>Calvin</strong><br />
ne l'adm<strong>et</strong>tait pas <strong>et</strong> sa volonté, plus forte qu'aucune<br />
volonté humaine, matait durement la chair.<br />
Il la gorgeait de travail, sans guère lui accorder<br />
plus de sommeil <strong>et</strong> de nourriture qu'il en faut pour<br />
ne pas mourir.<br />
D'ailleurs, il était pauvre. La succession de son<br />
père n'était pas réglée <strong>et</strong>, nous le verrons, le<br />
14 février 1532 se présenter, en compagnie d'An-<br />
toine, son frère, clerc, qui demeurait aussi à Paris,<br />
devant deux notaires royaux du Châtel<strong>et</strong> pour<br />
faire rédiger une procuration <strong>et</strong> donner à son frère<br />
Charles, resté à Noyon, le pouvoir de vendre une<br />
partie du patrimoine commun.<br />
Encore qu'il en eût, le corps surmené le dominait<br />
parfois. Il faisait de lui, qui eût voulu n'être<br />
que douceur <strong>et</strong> tendresse, un être nerveux, irritable.<br />
<strong>Calvin</strong> était capable de dire à un ami,<br />
en des heures d'épanchement : « Tu connais la<br />
tendresse, pour ne pas dire la mollesse, de mon
L'ÉVOLUTION 67<br />
coeur », <strong>et</strong>, peu après, de s'emporter avec aigreur,<br />
ce dont, quelques instants plus tard, il éprouvait<br />
un mortel regr<strong>et</strong>.<br />
Ses amis ne se laissaient point rebuter par ces<br />
mouvements d'humeur, <strong>et</strong> ceux mêmes qui ne<br />
devaient pas le suivre dans sa conversion lui<br />
témoignaient la plus vive amitié. Il en avait<br />
laissé à Orléans qui faisaient souvent le chemin<br />
pour l'aller voir, <strong>et</strong> Daniel <strong>et</strong> Duchemin ne manquaient<br />
pas de lui rendre visite. Ils lui confiaient<br />
des missions délicates, <strong>et</strong> c'est ainsi qu'un jour,<br />
le 25 ou 27 juin 1531, <strong>Calvin</strong> écrivit à Daniel :<br />
Dimanche je me suis rendu au couvent avec Cop,<br />
qui s'était joint à moi, afin, selon votre désir, de fixer<br />
avec les religieuses le jour où ta soeur se lierait par des<br />
voeux définitifs. Pendant que Cop s'entr<strong>et</strong>enait sur ce<br />
suj<strong>et</strong> avec l'abbesse, j'ai sondé les sentiments de ta<br />
soeur pour savoir si elle se chargeait doucement de ce<br />
joug, le col brisé <strong>et</strong> non seulement courbé. Je l'ai vivement<br />
exhortée à me confier librement tout ce qui pouvait<br />
l'agiter. Mais je n'ai rien vu de plus prompt, de<br />
plus dispos. Ce désir ne pouvait être assez tôt satisfait.<br />
Tu dirais qu'elle joue avec ses poupées, chaque fois<br />
qu'elle entend parler de ses voeux.<br />
Je n'ai pas voulu la détourner de son dessein, parce<br />
que je n'étais pas venu pour cela, mais, en peu de<br />
mots, je l'ai avertie de ne pas être trop fière de ses<br />
forces, de peur qu'elle ne promit, témérairement,<br />
quelque chose d'elle-même. Je l'ai exhortée à tout<br />
rem<strong>et</strong>tre à la force de Dieu, dans lequel nous sommes<br />
<strong>et</strong> nous vivons.<br />
Cependant qu'il s'en revenait du couvent, quelles<br />
réflexions absorbèrent ce pseudo-prêtre qui ne se<br />
pouvait résoudre à prononcer ses voeux <strong>et</strong> à s'en<br />
aller enfin prendre possession de sa cure ? Il
68 CALVIN<br />
semble qu'il craignait surtout que la jeune fille<br />
ne préjugeât de ses forces, car c'est un orgueil<br />
insensé de se croire capable de quelque chose<br />
quand il s'agit de Dieu, <strong>et</strong> une offense grave de<br />
prétendre qu'on le sert. N'éprouvait-il pas, en<br />
outre, de grandes appréhensions, à voir c<strong>et</strong>te jeune<br />
vie s'engager dans le chemin du papisme ?<br />
Il en était là, sans doute, de ses réflexions,<br />
quand des bruits sinistres se répandirent dans<br />
la ville. La peste, disait-on, y avait fait son apparition.<br />
Tous ceux qui le purent fuirent Paris. On ne<br />
voyait plus passer que chariots chargés de coffres,<br />
haridelles portant des femmes <strong>et</strong> des enfants, <strong>et</strong><br />
batteries de cuisine qui brinqueballaient sur les<br />
gros pavés.<br />
On se bousculait aux portes. Les hôpitaux entendaient<br />
craquer le bois de leurs vieux lits branlants<br />
surchargés de malades. Tous les gens qui ne<br />
partaient pas y échouaient. Les lieux publics<br />
étaient vides. Les professeurs avaient suspendu<br />
leurs cours. L'encre séchait dans les écritoires du<br />
collège Fort<strong>et</strong>.<br />
<strong>Calvin</strong>, qui n'était pas d'une santé à lui perm<strong>et</strong>tre<br />
d'affronter la peste, transporta ses hardes<br />
<strong>et</strong> ses livres à la porte de Paris, à Chaillot. De là,<br />
il voulut pousser jusqu'à Orléans, mais il fut pris<br />
de coliques qui rendirent tout voyage impossible.<br />
Il dut se contenter de donner une l<strong>et</strong>tre de recom-<br />
mandation pour son ami Daniel au jeune médecin qui<br />
le soignait, <strong>et</strong> désirait aller s'établir dans c<strong>et</strong>te ville.<br />
« Je n'ignore point, » dit-il, « combien il est délicat<br />
de recommander son médecin. Si vous le louez à tort<br />
autant vaudrait mieux confier à un voleur une épée
L'ÉVOLUTION 69<br />
pour massacrer les gens, puisque vous le m<strong>et</strong>tez à<br />
même de causer la mort de tant de personnes. C'est<br />
qu'il est permis aux médecins, comme ils l'avouent<br />
eux-mêmes, de tuer impunément. »<br />
Puis, la couverture aux jambes, écoeuré de<br />
tisanes, l'estomac délabré <strong>et</strong> la tête vide, il se mit<br />
en devoir de terminer son paraphrase de Sénèque<br />
qu'il intitula de clementia <strong>et</strong> destinait à François<br />
1er. Il en appelait éloquemment à la clémence<br />
royale dans un réquisitoire énergique contre l'absolutisme,<br />
<strong>et</strong> faisait alors le panégyrique de la tolérance.<br />
La tolérance ! Est-ce parce qu'il ne souffrait<br />
pas encore de toutes ses maladies que le futur<br />
autocrate de Genève se servait d'un tel mot ?<br />
« Ne pas pouvoir pleurer, c'est un vice », disait-il.<br />
Mais écrire un livre n'est rien, il faut le faire<br />
imprimer. <strong>Calvin</strong> racle le fond de ses tiroirs, vend<br />
quelques obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> court chez le sieur Louis Blaublom<br />
ou Blaamabloen, imprimeur rue Saint-<br />
Jacques, à l'enseigne des Deux Coqs. Quand il<br />
en revient, il n'a plus un sou. Comment vivra-t-il ?<br />
Que vendre ? Il ne lui reste plus que sa paillasse<br />
<strong>et</strong> quelques livres sans quoi il ne pourrait exister.<br />
Les fioles vides des drogues absorbées traînent<br />
à côté de l'écritoire. Depuis plusieurs jours déjà,<br />
il a rogné sur sa nourriture. Il se sent épuisé.<br />
Et tout à l'heure, le porteur d'eau va réclamer son<br />
obole, sa logeuse voudra être payée, son traiteur<br />
lui énumérera tout ce qu'il lui doit. Déjà, il croit<br />
les entendre gravir l'escalier. Affolé, il écrit à<br />
son ami Nicolas Duchemin :<br />
Mon frère qui, je le sais, a touché l'argent que mes<br />
débiteurs lui ont envoyé, trompe mon attente avec sa<br />
négligence habituelle. Je me trouve dans une gêne à
70 CALVIN<br />
ne pouvoir attendre ni un jour, ni une heure de plus.<br />
Si tu viens à mon aide, tu délivreras mon esprit d'une<br />
angoisse dont tu ne peux te faire une idée à moins<br />
de l'avoir traversée. C'est deux couronnes qu'il me faut.<br />
Cop me les eût prêtées s'il n'était lui-même épuisé par<br />
les dépenses qu'il a faites pour les meubles de sa chambre<br />
Quant à mes autres amis, ils sont trop éloignés <strong>et</strong> dans<br />
ma situation il faudrait trop attendre pour aller <strong>et</strong><br />
revenir. Adieu. D'ici la fin de la semaine, j'espère<br />
pouvoir te rembourser c<strong>et</strong>te somme.<br />
Le livre, dédié à Claude Hangest, abbé de Saint-<br />
Éloi, à Noyon, <strong>et</strong> ami d'enfance de <strong>Calvin</strong>, paraît<br />
le 4 avril 1532. Son auteur se montre alors fort<br />
préoccupé de le vendre pour récupérer son argent<br />
<strong>et</strong> se débarrasser de ses d<strong>et</strong>tes. Il envoie un exem-<br />
plaire à son ami Daniel, en le priant de lui placer<br />
quelques volumes.<br />
Peu de temps après, il lui écrit de nouveau<br />
pour lui recommander ses bagages, car il est<br />
résolu à s'en r<strong>et</strong>ourner à Orléans.
CHAPITRE VI<br />
RETOUR A ORLÉANS<br />
suivit de près ses coffres, ayant, une fois de<br />
IL plus, allongé son pas sur le grand chemin, <strong>et</strong>, dès<br />
qu'il parut aux abords de l'Université, les étudiants<br />
se portèrent à sa rencontre, car ils n'avaient pas<br />
oublié le grand garçon maigre <strong>et</strong> austère qui se<br />
tenait loin de leurs ébats, <strong>et</strong> n'apparaissait au<br />
milieu d'eux que pour les leur reprocher avec une<br />
grande colère. C<strong>et</strong>te sévérité de moeurs les intimidait,<br />
encore qu'ils en fissent entre eux l'obj<strong>et</strong><br />
de leurs plaisanteries, <strong>et</strong> ils sentaient en <strong>Calvin</strong><br />
une force sombre qui, en dépit d'eux-mêmes, les<br />
poussait à le suivre. Pour reconnaître son autorité,<br />
ils le nommèrent bientôt substitut annuel du procureur<br />
1 de la nation de Picardie.<br />
Alors, ils s'attendirent à quelque bonne réjouissance,<br />
à quelque grosse beuverie, <strong>et</strong> s'apprêtèrent<br />
à comm<strong>et</strong>tre beaucoup de désordre dans la ville,<br />
1. Le procureur préside sa nation. Il convoque les<br />
assemblées, il assiste au conseil de l'Université. Il n'adm<strong>et</strong><br />
aucun étudiant au grade de maître-ès-arts qu'après lui<br />
avoir fait prêter serment d'obéissance au recteur <strong>et</strong> à<br />
lui-même.
72 CALVIN<br />
car on n'avait pas vu, jusqu'alors, d'autre façon<br />
de fêter dignement un étudiant de l'Université<br />
d'Orléans, élevé au grade de Substitut. Déjà ils<br />
astiquaient leurs tromp<strong>et</strong>tes, leurs tambours, leurs<br />
fifres, <strong>et</strong> se régalaient, par avance, à la pensée de<br />
lamper à pleins tonneaux c<strong>et</strong> hypocras fameux<br />
qui allumait pendant deux ou trois jours le coeur<br />
des plus refroidis, quand ils eurent la fâcheuse<br />
surprise d'apprendre que le nouveau substitut,<br />
dérogeant aux plus vieilles coutumes, n'offrirait<br />
pas de banqu<strong>et</strong>. Afin que sa nomination ne fût<br />
point une cause de scandale, <strong>Calvin</strong> avait résolu<br />
de verser au trésor la somme qu'il aurait dépensée<br />
en de coupables plaisirs, <strong>et</strong> d'ach<strong>et</strong>er des livres<br />
pour la bibliothèque commune.<br />
Ce fut donc en voyant autour de lui les mines<br />
se renfrogner <strong>et</strong> en essuyant, apparemment, force<br />
plaisanteries sur sa pruderie, qu'il prit possession<br />
de son nouvel état.<br />
Il habitait maintenant au bout de la rue des<br />
Grandes-Écoles, chez le sieur d'Argery. De là,<br />
il devait apercevoir la maison du professeur <strong>Jean</strong><br />
Mynier, qui logeait presque en face de lui, au coin<br />
de la rue du Gros-Anneau.<br />
La porte en était fort curieuse. L'arc en bois<br />
sortait de la bouche d'un poisson, afin de montrer<br />
aux passants que son propriétaire appartenait à<br />
la corporation des mariniers de la Loire.<br />
<strong>Calvin</strong> n'avait que quelques pas à faire pour<br />
s'engager dans la ruelle du Pommier, où se trouvait<br />
la demeure de Duchemin, <strong>et</strong> son visage s'était<br />
éclairé de joie la première fois qu'il en avait revu<br />
l'arc roman. De nouveau, la maison de Daniel<br />
s'était ouverte pour lui, <strong>et</strong> il y avait r<strong>et</strong>rouvé<br />
sa place, où le venait bercer le ronflement mono-
RETOUR A ORLÉANS 73<br />
tone du rou<strong>et</strong> des femmes vertueuses, qui, tour à<br />
tour, priaient <strong>et</strong> travaillaient, dans la paix du<br />
Seigneur.<br />
C<strong>et</strong>te famille calme demeurait fidèle à la tradition.<br />
L'une des filles s'était faite religieuse, <strong>et</strong><br />
<strong>Calvin</strong> voyait les autres suivre les offices catho-<br />
liques avec une grande piété. Elles en revenaient,<br />
leur livre d'heures à la main, ayant baisé quelque<br />
relique ou suivi quelque procession comme il en<br />
avait tant suivi lui-même, dans son enfance.<br />
Osait-il alors se livrer, dire les révoltes de son<br />
âme, <strong>et</strong> avouer qu'il ne voyait plus, maintenant,<br />
que superstitions <strong>et</strong> mômeries papales en ces<br />
dévotions où elles apportaient toute leur ferveur ?<br />
L'une de ces jeunes filles, Françoise, qui l'avait<br />
déjà profondément ému lors de son premier séjour<br />
à Orléans, ne répondit-elle pas à c<strong>et</strong> amour, dans<br />
le secr<strong>et</strong> de son être ? N'eût-elle pas souhaité<br />
l'avoir pour époux si, depuis l'enfance, il n'avait<br />
été réservé pour le service du Seigneur ? —<br />
car elle devait penser encore qu'il se ferait prêtre<br />
en dépit de toutes ses réticences, <strong>et</strong> fermer son<br />
coeur à ce désir sacrilège. Lui-même, sans doute,<br />
s'interdisait aucun rêve, sentant bien que leurs<br />
croyances devenaient de plus en plus différentes,<br />
<strong>et</strong> qu'il ne la pourrait voir sans colère s'obstiner<br />
dans des pratiques qu'il traitait déjà de païennes.<br />
Ses convictions n'avaient fait que s'affermir<br />
dans la voie du protestantisme depuis son premier<br />
séjour à terné<br />
Orléans, <strong>et</strong>, si on le trouvait<br />
dans les sanctuaires catholiques,<br />
encore<br />
c'est<br />
pros-<br />
qu'il<br />
n'avait<br />
Seigneur<br />
l'ombre<br />
point d'autre temple<br />
<strong>et</strong> que ses longues<br />
des voûtes, l'avaient<br />
pour y adorer le<br />
stations d'enfant à<br />
mis dans l'habitude<br />
d'en rechercher le lourd silence recueilli. Mais déjà
74 CALVIN<br />
il tenait les dévotes qui s'en venaient planter<br />
leurs cierges devant les statues de l'église, pour<br />
de pauvres esprits, incapables d'entrevoir la moindre<br />
parcelle de l'infini de Dieu. A les regarder<br />
accomplir leurs dévotions, il se souvenait des<br />
humbles femmes de Noyon qui, dans leur méprise,<br />
faisaient force génuflexions <strong>et</strong> pieuses minauderies<br />
devant les bourreaux du saint. Alors sa pensée<br />
ricanait en lui. Le frôlement de leurs longues robes<br />
qui traînaient sur les dalles, l'irritait. La fumée<br />
de l'encens l'écoeurait. L'or qu'elle balançait l'em-<br />
plissait de colère. Il lui semblait assister à quelque<br />
sacrifice antique. Rageusement, une voix clamait<br />
en lui : « Paganisme ! paganisme ! »<br />
Pour ne plus voir les statues de l'église, il fermait<br />
les yeux. Mais leur image se reformait sous<br />
ses paupières, <strong>et</strong> il crispait les poings. Vouloir donner<br />
à Dieu des traits humains, profaner sa perfection<br />
en la comparant à l'homme ! Ivrognerie<br />
abominable de l'orgueil humain, blasphème sans<br />
nom ! Il en frémissait d'horreur. Et, pleine de<br />
colère, sa pensée abattait les statues, renversait<br />
les autels, éteignait les cierges. Alors, il voyait<br />
devant lui une grande maison nue où, seul, veillait<br />
l'esprit. Sa foi, de jour en jour, se dépouillait.<br />
Il en rej<strong>et</strong>ait tout ce qui pouvait flatter les yeux,<br />
séduire l'odorat, troubler les sens. Les pompes que<br />
l'Église y avait apportées lui faisaient horreur, car<br />
l'oeuvre des hommes ne peut que souiller la Divinité.<br />
Il rêvait de revenir aux premiers temps du christianisme,<br />
<strong>et</strong> l'Évangile faisait toutes ses délices.<br />
Bientôt l'Université d'Orléans le vit fort occupé<br />
d'un procès pendant à la barre de Paris, <strong>et</strong> que<br />
son titre de substitut du procureur de la nation<br />
de Picardie l'obligeait de soutenir contre François de
RETOUR A ORLÉANS 75<br />
Berry <strong>et</strong> consorts. La nation de Picardie avait<br />
pour patron saint Pierre, martyr, <strong>et</strong> le jour de<br />
sa fête, le 13 janvier, les Picards faisaient célébrer<br />
un service dans l'Église de Saint-Pierre-le-Puellier.<br />
Ce jour-là, les redevables de la maille, c'est-à-dire<br />
les détenteurs de certains héritages, tels que maisons,<br />
vignes ou métairies sises aux environs de<br />
Beaugency, étaient tenus de présenter <strong>et</strong> payer une<br />
maille d'or de Florence, pendant la messe, au<br />
procureur de la nation.<br />
Quand la maille ne leur était pas apportée, les<br />
Picards avaient le droit de se rendre, en corps,<br />
d'Orléans à Beaugency, devant l'église de Saint-<br />
Firmin, accompagnés de leurs bedeaux <strong>et</strong> officiers,<br />
avec hautbois, tambours <strong>et</strong> tromp<strong>et</strong>tes, pour réclamer<br />
la dite maille, le tout aux frais <strong>et</strong> dépens des<br />
redevables.<br />
Un orfèvre assistait à la cérémonie, <strong>et</strong>, serment<br />
prêté, pesait la pièce.<br />
Les gens de Beaugency n'ayant pas payé leur<br />
redevance du 13 janvier 1532, <strong>Calvin</strong> dût intenter<br />
un procès.<br />
Sur quoi il assembla les Picards, le samedi<br />
10 mai 1533, au cloître de l'église Notre-Dame-de-<br />
Bonnes-Nouvelles, afin d'autoriser le receveur de<br />
la nation à vendre « deux buz<strong>et</strong>tes (bur<strong>et</strong>tes) d'ar-<br />
gent » pour payer les frais du procès.<br />
Quinze jours plus tard, son ami François Daniel<br />
se mariait, <strong>et</strong> sans doute fût-il de la noce. Ne<br />
l'avait-on pas mis, au festin, à côté de la jeune<br />
fille douce <strong>et</strong> pieuse que peut-être il aimait, <strong>et</strong><br />
cependant que tous sautaient au son des violons,<br />
<strong>Calvin</strong>, triste <strong>et</strong> pensif, ne se disait-il pas qu'il lui<br />
faudrait bientôt prendre femme, car le Seigneur<br />
l'avait fait de constitution si débile qu'il ne pour-
76 CALVIN<br />
rait aller sans l'aide d'une créature dévouée qui<br />
voudrait bien passer tout son temps à le soigner ?<br />
Mais il devait être prêtre ? Hé bien ! Les premiers<br />
pasteurs du Christ n'avaient-ils pas femme<br />
<strong>et</strong> enfants ? La vérité se trouvait dans l'Église<br />
primitive. Il fallait revenir à ses moeurs. Tout ce<br />
que l'homme y avait ajouté n'était qu'erreur <strong>et</strong><br />
scandale.<br />
Mais comment transformer l'Église ?<br />
N'est-ce point, se disait-il, une chose horrible à<br />
lire, ce qu'écrivent Isaïe, Jérémie, Joël, Habacuc<br />
<strong>et</strong> les autres, du désordre qui était en l'Église de<br />
Jérusalem ? Néanmoins, les prophètes ne forgeaient<br />
pas une nouvelle Église pour eux, <strong>et</strong> ne<br />
dressaient pas des autels nouveaux pour faire leurs<br />
sacrifices à part. Quels que fussent les hommes,<br />
ils adoraient Dieu d'un coeur pur <strong>et</strong> élevaient pures<br />
leurs mains au ciel.<br />
<strong>Calvin</strong> était dans une grande perplexité. Sa<br />
nature répugnait aux réformes que réclamait son<br />
esprit. Nul n'avait plus que lui horreur de toute<br />
liberté d'opinion, horreur, comme le fait remarquer<br />
Emile Fagu<strong>et</strong>, que Bossu<strong>et</strong> lui-même n'est<br />
pas capable de ressentir plus vivement. Tous deux<br />
étaient<br />
qui<br />
hommes à écrire : « L'hérétique est celui<br />
a une opinion. » — La liberté de conscience<br />
paraissait à <strong>Calvin</strong> un monstre exécrable qu'il<br />
fallait exterminer de la terre.<br />
A ces débats intérieurs s'ajoutaient de grandes<br />
préoccupations. Là-bas, à Noyon, son frère s'était<br />
de nouveau brouillé avec l'Église. Il lui fallut<br />
repartir en hâte dès le commencement des vacances.<br />
On ne sait s'il prit ses grades de docteur<br />
avant de quitter la ville.
CHAPITRE VII<br />
LA CONVERSION<br />
à son r<strong>et</strong>our 1, lui j<strong>et</strong>a au<br />
NOYON-LA-SAINTE,<br />
visage son eau bénite, ses bannières, ses cantiques.<br />
Il tombait en pleine solennité religieuse.<br />
Depuis janvier 1533, ce n'étaient plus que prières<br />
publiques <strong>et</strong> processions qui demandaient au<br />
Tout-Puissant d'exterminer les hérétiques <strong>et</strong> les<br />
partisans<br />
convertir.<br />
de Luther, de les confondre ou de les<br />
Ainsi <strong>Calvin</strong> n'entendait plus que malédictions<br />
lancées contre ceux-là mêmes dont il commençait<br />
de partager la doctrine, <strong>et</strong> qui inspiraient une si<br />
grande horreur aux catholiques, qu'ils voulaient<br />
en être délivrés avant même qu'on les eût débarrassés<br />
de la peste ! Sa mine devait être singulièrement<br />
assombrie quand il entra dans la maison<br />
de son frère Charles. Quel ricanement l'y accueillit<br />
? Le curé excommunié consommait sa rupture<br />
avec l'Église. Sa demeure était le refuge de ces<br />
1. <strong>Calvin</strong>, à c<strong>et</strong>te époque, revint fréquemment à Noyon.<br />
Nous y constatons sa présence en août 1533, en novembre<br />
de la même année <strong>et</strong> en septembre 1534.
78 CALVIN<br />
hérétiques pour quoi tout le peuple, rempli d'affliction,<br />
s'était mis en branle.<br />
Devant les p<strong>et</strong>its carreaux plombés de la salle<br />
passaient le clergé tout brillant d'or, les croix, les<br />
bannières, les cierges. Les amis du prêtre interdit<br />
entendaient les cantiques qui imploraient leur des-<br />
truction, <strong>et</strong> les prétendaient animés de l'esprit<br />
malin du démon. Par quelles paroles de dérision y<br />
répondaient-ils ? D'un côté l'on traitait son adversaire<br />
d'hérétique, de l'autre d'idolâtre. Et, dans<br />
leur colère, les partisans de Charles Cauvin devaient<br />
se poster derrière les fenêtres afin de voir<br />
défiler la procession <strong>et</strong> de se gausser des papistes,<br />
de rappeler, d'exagérer même, à l'occasion, les histoires<br />
qui n'étaient pas à leur honneur. Des incidents<br />
pénibles avaient rempli les anti-cléricaux<br />
d'indignation, <strong>et</strong> ils en rappelaient un avec une<br />
particulière insistance.<br />
L'évêque <strong>Jean</strong> de Hangest, très libéral, en dépit<br />
des prescriptions canoniques, portait sa barbe<br />
longue ainsi que le faisaient beaucoup de ses<br />
contemporains. Le chapitre avait prétendu l'obliger<br />
de raser ce poil incongru. Une délégation s'était<br />
même portée vers lui pour le prier de se m<strong>et</strong>tre<br />
« en estat décent » s'il voulait officier dans la cathé-<br />
drale <strong>et</strong> pénétrer dans le choeur, <strong>et</strong> les chanoines,<br />
le 12 avril 1533, lui avaient fermé le portail, au<br />
nez <strong>et</strong> à la barbe, quand le prélat, revêtu de ses<br />
habits pontificaux, s'était présenté devant l'église.<br />
L'évêque avait dû se r<strong>et</strong>irer, mitre en tête <strong>et</strong> crosse<br />
en main.<br />
Les amis de Charles Cauvin ne manquaient pas<br />
de se scandaliser du burlesque incident.<br />
Puis, tombant à genoux, ils priaient de leur côté,<br />
disant ce que disaient leurs adversaires, à savoir
LA CONVERSION 79<br />
qu'eux seuls possédaient la vérité, ce qu'ils prétendaient<br />
prouver en démontrant qu'ils remontaient<br />
directement au Christ.<br />
<strong>Calvin</strong> en était parfaitement convaincu, mais<br />
disait-il, si<br />
les saints prophètes ont fait conscience de s'aliéner de<br />
l'église à cause des grands péchés qui y régnaient, <strong>et</strong><br />
non point d'un seul homme, mais quasi de tout un<br />
peuple, c'est une trop grande outrecuidance à nous<br />
de nous oser séparer de la communion de l'Église dès<br />
que la vie de quelqu'un ne satisfait pas à notre jugement...<br />
Et il n'avait pas encore rompu avec l'Église, il<br />
était toujours chapelain en titre, ce qui l'obligeait<br />
de se rendre dans la belle salle ogivale du Chapitre<br />
<strong>et</strong> de se mêler aux chanoines pour y assister à<br />
leurs séances. Nous le trouvons à celle du 23 août<br />
1533 où sont, ordonnées des prières publiques<br />
contre la peste qui ravageait la cité.<br />
Beaucoup de chanoines le connaissaient depuis<br />
l'enfance. Ils devaient l'interroger longuement sur<br />
ses études <strong>et</strong> ses proj<strong>et</strong>s d'avenir. Que leur répondait-il<br />
? Il était encore si peu suspect d'hérésie<br />
que l'Église songeait alors, très sérieusement, à<br />
lui conférer les fonctions d'officiai, c'est-à-dire de<br />
juge des choses de la foi.<br />
En septembre, <strong>Calvin</strong> s'en r<strong>et</strong>ourna à Paris, où<br />
il descendit rue Saint-Martin, chez un marchand<br />
picard, Etienne<br />
craignant Dieu<br />
de la Forge, « homme riche <strong>et</strong><br />
1 ». Sa religion enchantait <strong>Calvin</strong>,<br />
car il dédaignait les vains plaisirs du monde, que<br />
son argent lui eût aisément procurés, pour ne<br />
1. Brûlé à Paris en 1535.
80 CALVIN<br />
songer qu'à faire imprimer à ses frais <strong>et</strong> distribuer<br />
des Évangiles traduits en français, accompagnés<br />
de p<strong>et</strong>its livr<strong>et</strong>s explicatifs. Sa demeure était,<br />
assurément, une sainte demeure. <strong>Calvin</strong> ne pouvait<br />
mieux choisir son logis. Le soir, alors que les gens<br />
frivoles <strong>et</strong> les indifférents couraient la ville pour<br />
leur plaisir ou, tout simplement, s'allaient coucher,<br />
comme s'il importait peu que l'Auteur de vie fût<br />
négligé pourvu que reposât sa créature, <strong>Calvin</strong><br />
voyait entrer chez le marchand picard de pieuses<br />
personnes qui avaient dû souvent essuyer plusieurs<br />
coups de mousqu<strong>et</strong> pour arriver jusque-là, <strong>et</strong> fuir<br />
devant les hommes de police. Parfois, des balles<br />
avaient cassé les panaches des chapeaux, <strong>et</strong> les<br />
pourpoints étaient tachés de sang.<br />
D'autres fois, il fallait attendre des frères qui<br />
n'arrivaient pas. Le lendemain, on apprenait qu'ils<br />
étaient restés entre les mains du lieutenant de<br />
police. Alors, on perdait l'espoir de les revoir jamais.<br />
Leur sort n'était pas douteux. Ils seraient pendus,<br />
à moins que la sainte Inquisition ne les fît brûler.<br />
On priait pour eux comme s'ils étaient morts déjà,<br />
en se réjouissant qu'ils le fussent pour le service<br />
du Christ. Les frères s'exaltaient <strong>et</strong> souhaitaient,<br />
eux aussi, monter sur le bûcher en chantant des<br />
psaumes. Et tous ces gens qui eussent volontiers<br />
accepté le supplice plutôt que de reconnaître un<br />
culte qu'ils prétendaient offensant pour la gloire<br />
de Dieu, ne pensaient pas que Dieu fût tenu de<br />
leur en savoir gré. Ils n'étaient pas assurés que<br />
le feu leur ouvrirait les portes du ciel.<br />
Pour la première fois, l'homme croyant ne<br />
demandait pas qu'on le récompensât de ses<br />
services.<br />
Leur évangile à la main, les Protestants lisaient
LA CONVERSION 81<br />
<strong>et</strong> étudiaient la parole de Dieu, puis chantaient<br />
les premiers psaumes.<br />
Jusqu'alors <strong>Calvin</strong>, attentif <strong>et</strong> mu<strong>et</strong>, s'était<br />
abstenu de prendre la parole. Sa conscience était<br />
un tribunal sévère, où il appelait à comparaître<br />
les rites catholiques dont les hommes avaient cru<br />
devoir encombrer la religion du Christ. Un jour<br />
il fut certain qu'ils n'avaient fait que la corrompre<br />
<strong>et</strong> qu'ils étaient entachés d'idolâtrie. Alors, le<br />
pseudo-curé de Pont-l'Évêque, à son tour, prêcha<br />
les protestants. Son commentaire sur la clémence<br />
lui avait acquis une certaine réputation <strong>et</strong>, tout<br />
de suite, il fut très écouté, ce dont il se montra<br />
fort ébahi.<br />
Déjà Dieu se plaisait à contrarier son naturel.<br />
Ce fut en vain, dès lors, qu'il chercha la r<strong>et</strong>raite<br />
<strong>et</strong> la solitude. Tous les lieux écartés se transformaient<br />
pour lui en école publique. Des gens voulaient<br />
l'entendre ! Ils le pressaient si bien que<br />
force lui était de violenter son naturel honteux <strong>et</strong><br />
sauvage pour les instruire dans la pure vérité.<br />
« Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ? »<br />
avait-il coutume de dire alors.<br />
Souvent, ses prêches se trouvaient brusquement<br />
interrompus. Un frère gu<strong>et</strong>teur arrivait en hâte,<br />
disant que les hommes du terrible lieutenant de<br />
police venaient d'apparaître dans la rue. En un<br />
instant les chandelles étaient soufflées, les bancs<br />
renversés, <strong>et</strong> chacun fuyait par les couloirs détournés,<br />
en emportant son évangile français dans<br />
la manche.<br />
<strong>Calvin</strong> était, maintenant, tout à fait compromis<br />
avec les protestants. Une fois, il fut découvert<br />
<strong>et</strong> faillit être pris. Aussi s'entourait-il de grandes<br />
précautions, <strong>et</strong> quand il écrivit à son ami Daniel,
82 CALVIN<br />
en octobre, pour lui donner des nouvelles du movement<br />
évangélique, il ne laissa pas de lui recommander<br />
la prudence, car il avait grand peur du<br />
redoutable <strong>Jean</strong> Morin, <strong>et</strong> se tenait caché pour<br />
échapper à ses poursuites.<br />
Les questions religieuses échauffaient tous les<br />
esprits.<br />
Pendant que les grands seigneurs préparaient<br />
leurs gu<strong>et</strong>-apens <strong>et</strong> que les gentilshommes s'assassinaient<br />
au coin des rues, les boutiquiers défendaient<br />
la messe ou le prêche en pesant leur suif<br />
<strong>et</strong> en aunant leur drap. Sous les courtines, <strong>et</strong> le<br />
bonn<strong>et</strong> en tête, ils en dissertaient avec leurs<br />
épouses qui, souvent, témoignaient de convictions<br />
opposées aux leurs, <strong>et</strong> la nuit était agitée, car cela<br />
n'allait pas sans dispute. Le porteur d'eau <strong>et</strong> le<br />
marchand de cerneaux, s'ils se savaient l'un<br />
papiste <strong>et</strong> l'autre huguenot, s'injuriaient quand<br />
ils se rencontraient. Il n'était pas jusqu'aux servantes<br />
qui n'eussent leurs opinions, qu'elles échangeaient<br />
entre elles en allant ach<strong>et</strong>er du cervelas<br />
ou du boudin chez le tripier.<br />
Dans les écoles, l'agitation n'était pas moindre.<br />
Les étudiants composaient des pièces où ils prenaient<br />
occasion d'affirmer hardiment leurs opinions.<br />
Les professeurs ne se gênaient pas davantage.<br />
Au collège de Navarre 1, les élèves de grammaire<br />
jouèrent une sorte de « revue » de leur composition,<br />
où la reine de Navarre <strong>et</strong> son aumônier<br />
Gérard Roussel, disciple de Lefèvre d'Étaples, se<br />
1. Sur l'emplacement de l'actuelle École Polytechnique.
LÀ CONVERSION 83<br />
trouvaient ridiculisés <strong>et</strong> insultés par des allusions<br />
transparentes. Le roi, mécontent, avait envoyé<br />
des sergents faire le siège du collège, avec l'ordre<br />
d'arrêter les acteurs <strong>et</strong> l'un des professeurs. Pendant<br />
ce temps, la Sorbonne censurait un ouvrage<br />
de la reine, Le Miroir de l'âme pécheresse. Le roi,<br />
de nouveau en colère, avait convoqué les quatre<br />
Facultés, que le recteur, Nicolas Cop, avait sévèrement<br />
blâmées dans un grand discours débité<br />
en Sorbonne.<br />
Ce Nicolas Cop était lié d'amitié, depuis dix<br />
ans, avec <strong>Calvin</strong>, qui allait faire entendre par sa<br />
bouche ce qu'il pensait lui-même. Cela eut lieu<br />
dans la chapelle des Mathurins 1, le 1er novembre<br />
1533, jour de Toussaint. Tous les professeurs<br />
étaient présents. Le discours avait pour titre :<br />
« Heureux les pauvres d'esprit. » Cop exposait la<br />
foi ancienne <strong>et</strong> la nouvelle, la loi <strong>et</strong> l'Evangile.<br />
C'était le manifeste du parti protestant.<br />
Ce sermon fit grand éclat <strong>et</strong> scandale. La Sorbonne<br />
fut outrée de colère. Deux Cordeliers, qui<br />
avaient ouï le prêche, le dénoncèrent au Parlement,<br />
lequel invita le recteur à comparaître devant lui.<br />
Celui-ci se r<strong>et</strong>rancha derrière ses prérogatives <strong>et</strong><br />
resta prudemment enfermé chez lui, cependant<br />
que les diverses Facultés s'agitaient. Le Parlement<br />
l'envoya enfin quérir, <strong>et</strong> il se mit en devoir de se<br />
rendre à son appel, en cérémonie, avec ses bedeaux.<br />
Mais il fut averti, en passant dans une rue voisine<br />
du Palais, de prendre garde à lui, car on était tout<br />
à fait résolu à l'enfermer dans la Conciergerie. Il<br />
n'en demanda pas davantage pour r<strong>et</strong>ourner sur<br />
1. On en voit encore un pan de mur rue de Cluny,<br />
derrière l'actuel Théâtre de Cluny.
84 CALVIN<br />
ses pas, <strong>et</strong>, j<strong>et</strong>ant là sa robe <strong>et</strong> son bonn<strong>et</strong>, gagna<br />
la Porte Saint-Martin <strong>et</strong> sortit de Paris si hâtivement,<br />
qu'il emporta avec lui le sceau de l'Université.<br />
Le lieutenant Morin n'en devint que plus enragé<br />
dans sa chasse aux protestants. Ayant découvert<br />
les intrigues <strong>et</strong> les conférences de Cop <strong>et</strong> de <strong>Calvin</strong>,<br />
il se rendit lui-même, bien accompagné, au collège<br />
Fort<strong>et</strong>, pour se saisir de la personne du Noyonnais.<br />
Mais <strong>Calvin</strong> s'était enfui <strong>et</strong> le brave lieutenant ne<br />
trouva que ses draps solidement attachés à la<br />
fenêtre par où il venait de se sauver. A défaut du<br />
fugitif, l'homme de police s'empara de ses livres,<br />
de ses papiers <strong>et</strong> de ses l<strong>et</strong>tres, ce qui faillit causer<br />
la mort de plusieurs de leurs destinataires. Les<br />
prisons se remplirent. La tête de Cop fut mise<br />
à prix.<br />
<strong>Calvin</strong>, en se sauvant, était allé se réfugier au<br />
faubourg Saint-Victor, chez un vigneron de ses<br />
amis. Il y revêtit la jupe du vigneron, se mit une<br />
besace de toile blanche <strong>et</strong> une houe sur l'épaule,<br />
<strong>et</strong> prit la route de Noyon. Il s'y tint caché quelques<br />
jours, mais la reine de Navarre, à laquelle Roussel<br />
l'avait présenté, s'employa à le raccommoder avec<br />
le roi son frère, <strong>et</strong> quand elle eut apaisé le courroux<br />
du monarque, le curé de Pont-l'Évèque<br />
revint à Paris, où il fut reçu « fort honorablement »<br />
par Marguerite. Il repartit, presque aussitôt, pour<br />
la Saintonge.
CHAPITRE VIII<br />
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME<br />
il mena une vie obscure <strong>et</strong> très mou-<br />
ALORS, vementée. Il dut tout d'abord se rendre au<br />
château d'Hazeville, près de Wy. Il y aurait tenu<br />
des conférences auxquelles assistèrent ses amis les<br />
seigneurs de Gadancourt, de Hazeville, <strong>et</strong> Marguerite<br />
de la Saussaye, dame de Boisemont.<br />
Vers la fin de 1533 ou le commencement de<br />
1534, nous<br />
ami Louis<br />
le<br />
du<br />
r<strong>et</strong>rouvons en Saintonge,<br />
Till<strong>et</strong>, curé de Claix <strong>et</strong><br />
chez son<br />
chanoine<br />
d'Angoulême, qu'il avait connu dans les collèges<br />
de l'Université de Paris. Du Till<strong>et</strong> habitait « rue<br />
allant de l'Église Saint-<strong>Paul</strong> à la Halle du Pal<strong>et</strong> ».<br />
<strong>Calvin</strong> se cachait sous le pseudonyme de Charles<br />
d'Espeville 1. La vaste maison du curé hospitalier<br />
1. <strong>Calvin</strong> utilisa de nombreux pseudonymes :<br />
1° <strong>Calvin</strong>us — qui n'est que son nom de Cauvin latinisé<br />
d'où vient la dénomination de <strong>Calvin</strong>.<br />
2° Alcuinus — anagramme de <strong>Calvin</strong>us — 2e édition<br />
de l'Institution latine.<br />
3° Lucanius — autre anagramme employé pour la<br />
signature de quelques l<strong>et</strong>tres.<br />
4° Carolus Passelius — est peut-être le plus ancien<br />
des pseudonymes. On le trouve au bas d'une l<strong>et</strong>tre de
86 CALVIN<br />
qui abritait le chapelain dissident formait le plus<br />
agréable des refuges, <strong>et</strong> la vue seule des trois ou<br />
quatre mille volumes <strong>et</strong> manuscrits qu'on y trouvait<br />
rangés dans une longue galerie, réjouissait<br />
l'esprit <strong>et</strong> donnait le goût d'y vivre afin de se<br />
plonger à loisir dans l'étude des sciences diverses<br />
qu'ils renfermaient, de s'y distraire <strong>et</strong> de s'y<br />
édifier. Aussi <strong>Calvin</strong> ne laissait-il pas de se tenir<br />
en c<strong>et</strong>te partie de la maison, <strong>et</strong> d'en remuer le<br />
poussiéreux <strong>et</strong> docte fatras.<br />
Il y avait là, couché sur de beau vélin <strong>et</strong> moulé<br />
en ces caractères de plomb qui étaient une merveille<br />
inspirée par Dieu au génie de l'homme, tout<br />
ce que le Créateur avait permis à sa créature de<br />
concevoir de génial ou de fou, de coupable ou de<br />
conforme à ses vues. Un artiste se fût arrêté à<br />
contempler c<strong>et</strong>te oeuvre d'art d'un genre si nouveau<br />
qu'était alors un beau livre richement relié<br />
de peau, eût passé<br />
admiré les écussons<br />
ses paumes<br />
des plats,<br />
sur les tranches,<br />
humé l'odeur des<br />
feuilles fraîchement<br />
loué d'être venu<br />
sorties<br />
au monde<br />
des presses,<br />
justement<br />
<strong>et</strong><br />
au<br />
se fût<br />
siècle<br />
des grandes découvertes,<br />
ment si merveilleuses qu'on<br />
découvertes<br />
pouvait bien<br />
apparem-<br />
présumer<br />
1532. <strong>Calvin</strong> s'en est servi toute sa vie <strong>et</strong> surtout à<br />
Orléans.<br />
5° Charles d'Eppeville — ou Dépeville ou d'Heppeville<br />
ou encore d'Hapeville, tiré du nom d'une localité<br />
de Picardie.<br />
6° D'Aspremont<br />
—<br />
qui vient du nom d'une localité de<br />
Picardie.<br />
7° J. de Bonneville —<br />
employé dans des l<strong>et</strong>tres de<br />
1553. Bonneville était le nom qu'on donnait souvent à<br />
Genève à c<strong>et</strong>te époque.<br />
8° Deparçan — ou Deperçan utilisé par<br />
<strong>Calvin</strong> à<br />
Angoulême.<br />
9° Chambardus — trouvé au bas de l<strong>et</strong>tres de 1550.
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 87<br />
qu'elles étaient le dernier mot de la civilisation,<br />
l'ultime point de perfection où devait atteindre<br />
l'humanité.<br />
De tout cela, <strong>Calvin</strong> n'avait cure. Il n'était pas<br />
assez vain du mérite des hommes pour s'arrêter à<br />
admirer un ouvrage sorti des mains de ces infirmes<br />
<strong>et</strong> de ces aveugles, <strong>et</strong>, s'il eût admiré quelque<br />
chose, ce n'eût pu être que l'infinie bonté de Dieu,<br />
qui avait eu pitié de l'ignorance de ses créatures<br />
<strong>et</strong>, dans sa miséricorde, leur avait fourni le moyen<br />
de soulager c<strong>et</strong>te ignorance, c'est-à-dire de le<br />
mieux connaître, car, pour <strong>Calvin</strong>, il n'existait<br />
point d'autre science. Connaître Dieu, ou plutôt<br />
— le néant ne peut connaître l'infini, l'imparfait<br />
ne peut concevoir le parfait — prendre le chemin<br />
qui mène à entr'apercevoir sa divinité, devait être<br />
le but unique des recherches humaines.<br />
Dieu, tout ensemble, étendait <strong>et</strong> bornait <strong>Calvin</strong>.<br />
Aussi voyait-il peu les beautés contenues dans les<br />
auteurs de l'antiquité, qu'il méprisait à cause de<br />
leur paganisme. Les Pères de l'Église, s'ils avaient<br />
r<strong>et</strong>enu plus longtemps son attention, ne lui paraissaient<br />
guère plus dignes de foi, encore qu'il se<br />
tint dans un certain respect vis-à-vis d'eux. Les<br />
apôtres eux-mêmes avaient, selon lui, commis bien<br />
des erreurs, <strong>et</strong> saint <strong>Paul</strong> était le seul auquel on<br />
pût s'abandonner entièrement, car il avait conservé<br />
la parole de Dieu dans toute son intégrité.<br />
Saint Augustin aidait à le comprendre, encore que<br />
tout en lui ne fût pas parfait.<br />
Le croyant devait donc s'en tenir à la <strong>Bible</strong> <strong>et</strong><br />
à saint <strong>Paul</strong>. Tout le reste n'était qu'oeuvre des<br />
hommes, c'est-à-dire erreur <strong>et</strong> mensonge, <strong>et</strong> l'Église<br />
n'avait servi qu'à obscurcir ce qui, à son origine,<br />
était plus apparent que la lumière du jour. Il
88 CALVIN<br />
fallait donc, non pas la réformer, comme certains<br />
le voulaient, mais en arrêter n<strong>et</strong> l'action néfaste,<br />
c'est-à-dire la supprimer. Le prêtre abattu, plus<br />
d'Église, l'homme face à face avec Dieu, tel était<br />
le point où aboutissait <strong>Calvin</strong>, après des années de<br />
recherches ardentes, d'étude <strong>et</strong> de raisonnement.<br />
Emporté par c<strong>et</strong>te idée violente, <strong>et</strong> plein de sa<br />
notion de l'infini de Dieu, où il semblait que le<br />
chapelain de Pont-l'Évêque voulut se dépasser<br />
lui-même, <strong>et</strong> que sentir son propre néant lui fût<br />
une volupté atroce <strong>et</strong> ravissante, une volupté âpre<br />
de malade déjà cruellement tourmenté dans sa chair,<br />
il commença d'écrire son Institution Chrétienne.<br />
On le venait visiter au milieu de ses livres, <strong>et</strong> il<br />
entr<strong>et</strong>enait ses amis du résultat de ses recherches.<br />
La maison de Louis du Till<strong>et</strong> était accueillante,<br />
<strong>et</strong> on y trouvait toujours docte compagnie. Des<br />
hommes d'Église <strong>et</strong> de robe se montraient fort<br />
empressés à se rendre en la demeure de ce curé<br />
suspect qui abritait le chapelain hérétique. Antoine<br />
Chaillou, prieur de Bouteville, qu'on devait appeler<br />
plus tard le pape des luthériens, <strong>et</strong> l'abbé de Bassac,<br />
tous deux hommes de l<strong>et</strong>tres, le sieur de Torsac,<br />
frère du futur président Pierre de la Place, <strong>et</strong> la<br />
Place lui-même y fréquentaient <strong>et</strong> s'étaient liés<br />
d'amitié avec <strong>Calvin</strong>.<br />
Celui-ci dut y connaître Rabelais, habitué de<br />
l'aimable demeure. A ce moment, il semble que<br />
le père de Gargantua se sentait quelque goût pour<br />
le protestantisme. Mais il s'en tint à c<strong>et</strong>te inclination<br />
passagère, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> allait bientôt écrire,<br />
dans son Traité des Scandales :<br />
« Les autres, comme Rabelais, Degovia, Despériers,<br />
après avoir goûté l'Évangile, ont été<br />
frappés d'un même aveuglement. »
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 89<br />
<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Rabelais, s'ils se rencontrèrent, n'en<br />
eurent, sans doute, qu'un plaisir médiocre. Ils<br />
étaient peu faits pour s'entendre, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> venait<br />
de déclarer Pantagruel un ouvrage obscène, condamné<br />
avec raison par la censure.<br />
Peut-être aussi connut-il le peintre sur émail<br />
Léonard Limousin, car celui-ci a laissé un portrait<br />
portant la date de 1535, où <strong>Calvin</strong> a les cheveux<br />
assez longs, la barbe brun rouge, les traits tirés<br />
<strong>et</strong> le dos voûté. Et il n'est âgé que de vingt ans !<br />
<strong>Calvin</strong> fut bien resté tout le jour enfermé avec<br />
ses livres, sans sortir de la maison du curé, mais ses<br />
recherches philosophiques ne lui emplissaient pas<br />
la bourse, <strong>et</strong>, s'il n'était qu'un homme très détaché<br />
des biens de ce monde, sans guère d'autres besoins<br />
que ceux qui lui venaient de sa débilité, laquelle<br />
l'obligeait de recourir fréquemment aux médecins<br />
<strong>et</strong> à leurs drogues, il avait assez de délicatesse<br />
pour s'irriter de tout devoir à un ami <strong>et</strong> de vivre<br />
sur sa bourse. Aussi tâchait-il à gagner quelque<br />
argent en donnant des leçons de grec en ville.<br />
Entre temps, il composait des explications de<br />
l'Évangile que des curés lisaient au prône.<br />
Comment s'accoutrait M. d'Espeville, quand il<br />
s'aventurait dans les rues, où il courait le risque<br />
d'être reconnu <strong>et</strong> dénoncé par quelque zélé catholique<br />
? Avait-il laissé pousser ses cheveux <strong>et</strong> sa<br />
barbe qu'il portait ordinairement assez courte <strong>et</strong><br />
taillée en pointe ? Le portrait de Limousin semblerait<br />
le prouver.<br />
Il avait organisé, le soir, des réunions à Angou-<br />
lême, en diverses maisons, <strong>et</strong> plus particulièrement<br />
chez Jacques Manès <strong>et</strong> le marchand Pierre Cambois<br />
qui habitait près de la Halle. C'est là que, plus<br />
tard, on devait faire la Cène.
90 CALVIN<br />
Il évitait d'entrer dans les sanctuaires catho-<br />
liques. Cependant sa propre sûr<strong>et</strong>é voulait qu'il<br />
y parût de temps à autre, <strong>et</strong> c'était sans doute en<br />
demandant à Dieu de ne point s'offenser de le<br />
voir au milieu des idolâtres qu'il en poussait la<br />
porte. Il avait alors un extérieur recueilli qui le<br />
faisait prendre pour un grand dévot 1.<br />
Il ne parlait que d'améliorations <strong>et</strong> de réformes<br />
<strong>et</strong> les ecclésiastiques les plus distingués le soute-<br />
naient de leur influence <strong>et</strong> de leur argent.<br />
Qu'attendait-il pour rompre avec l'Église ?<br />
Peut-être se disait-il que se dém<strong>et</strong>tre de sa cha-<br />
pellenie achèverait de le comprom<strong>et</strong>tre, <strong>et</strong> qu'il<br />
faudrait alors quitter la France, <strong>et</strong> il ne pouvait<br />
se décider à l'exil. Peut-être aussi, dénué de res-<br />
sources, voulait-il vivre jusqu'au dernier moment,<br />
de son bénéfice. Cependant, nous verrons bientôt<br />
qu'il n'était pas un homme de lucre, <strong>et</strong> il faut<br />
plutôt penser qu'il répugnait à un geste définitif,<br />
qu'il lui restait encore l'ombre d'un doute. Il avait<br />
donc toujours un pied dans la cléricature <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />
situation le m<strong>et</strong>tait parfois en une posture bien<br />
gênante, car le Chapitre d'Angoulême, sachant<br />
que le curé de Claix hébergeait un chapelain,<br />
entendait recourir à ses services, <strong>et</strong> il fut plusieurs<br />
fois requis de prononcer des oraisons latines dont<br />
quelques-unes dans l'église Saint-Pierre. Il s'en<br />
serait tiré en envoyant d'autres prêtres à sa place.<br />
Cependant, des curiosités s'éveillaient autour de<br />
lui, <strong>et</strong> des gens s'étonnaient du nombre de personnes<br />
qu'on voyait entrer, chaque jour, en la<br />
demeure du curé de Claix. Il suffisait d'un mot<br />
pour le comprom<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> faire investir la maison<br />
1. D'après<br />
Florimond.
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 91<br />
par les gens de police. Le prieur de Bouteville<br />
jugea prudent de m<strong>et</strong>tre quelques lieues entre ses<br />
amis <strong>et</strong> les dévots de la ville. Il leur offrit donc<br />
une maison des champs nommée Girac, dont il<br />
faisait sa résidence habituelle, <strong>et</strong> la compagnie y<br />
tint ses graves conférences, aux trilles aériens des<br />
p<strong>et</strong>its oiseaux, qui, eux, rendaient hommage à la<br />
gloire du Tout-Puissant à moins de frais d'éloquence<br />
<strong>et</strong> de dialectique.<br />
<strong>Calvin</strong>, quand il n'écrivait pas <strong>et</strong> n'argumentait<br />
pas, donnait des leçons de grec à son ami le curé.<br />
Encore que ce soit une ivrognerie mortelle de<br />
l'entendement<br />
que ce soit<br />
humain de tirer orgueil de quoi<br />
— car l'homme reste un pur rien,<br />
quelque effort qu'il fasse, ou plutôt qu'il croie<br />
faire, pour s'améliorer —, <strong>Calvin</strong> se montrait assez<br />
vain de ses connaissances en c<strong>et</strong>te langue. Il aimait<br />
en faire parade, <strong>et</strong> ne manquait pas l'occasion<br />
d'en glisser quelque belle phrase savante dans ses<br />
prêches aux paysans qui l'écoutaient bouche bée.<br />
S'ils n'entendaient rien à la sentence, par contre,<br />
si ignorants qu'ils fussent, les bons campagnards<br />
voyaient très bien le bout de vanité qui s'était<br />
glissé en la personne austère de ce prêcheur, par<br />
ailleurs fort soucieux de l'humilité d'autrui, <strong>et</strong>,<br />
clignant<br />
« p<strong>et</strong>it<br />
de<br />
Grec<br />
l'oeil, ils l'appelaient<br />
de Claix », ou, tout<br />
entre eux le<br />
simplement, « le<br />
p<strong>et</strong>it Grec ».<br />
Sa mince silhou<strong>et</strong>te leur était devenue familière,<br />
<strong>et</strong> ils ne s'étonnaient plus de voir sa longue robe<br />
noire s'agiter à travers champs dans la direction<br />
de Saint-Saturnin ou du château de Chaillou, où<br />
vivait Antoine Chaillou, prieur de Bouteville. Le<br />
lieu était champêtre. La p<strong>et</strong>ite église gardait de<br />
ses cérémonies dominicales une bonne odeur pay-
92 CALVIN<br />
sanne mêlée à celle du pain frais qu'on y avait<br />
distribué dans des corbeilles garnies de linge blanc.<br />
Sa rusticité avait-elle trouvé grâce devant le<br />
réformateur, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> jugeait-il qu'il pouvait y<br />
prier sans offenser le Tout-Puissant, ou bien ne<br />
venait-il dans ce sanctuaire champêtre que pour<br />
y toucher de l'argent ? Car Desbrandes, dans son<br />
histoire de l'Angoumois, prétend que le curé de<br />
Pont-l'Évêque était aussi curé de Saint-Saturnin,<br />
non point, c<strong>et</strong>te fois encore, pour en remplir les<br />
fonctions, mais recevoir les prébendes attachées<br />
à ce titre, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> devait entrer dans le presbytère<br />
qu'on trouvait tout à côté, afin de partager<br />
avec le prêtre qui le remplaçait à l'autel les biens<br />
que les bons paysans apportaient sur le dos de<br />
leurs ânes, sous forme de gros chapons, de lourds<br />
épis ou de beaux écus sonnants.<br />
On voyait à la porte du presbytère c<strong>et</strong>te ins-<br />
cription : In cornu epistolae.<br />
<strong>Calvin</strong> s'amusait-il à lui en ajouter d'autres, de<br />
la pointe d'un couteau ? Un vieil historien prétend<br />
que le grave réformateur n'a pas échappé à la<br />
manie du siècle, qui est bien, à la vérité, la manie<br />
de tous les siècles <strong>et</strong> que, tel un amoureux en<br />
bonne fortune, mais dans un style différent, <strong>Calvin</strong><br />
écrivait sur les murs des sentences pour la postérité<br />
1.<br />
Quelque p<strong>et</strong>it vin frais, apparemment, l'attendait<br />
dans le pot quand il s'en venait ainsi chez son<br />
confrère, car une vigne proche du presbytère est<br />
encore appelée « la <strong>Calvin</strong>e » <strong>et</strong> dut alors, de ses<br />
jeunes ceps, rafraîchir l'orateur champêtre que son<br />
1. Origine <strong>et</strong> introduction du protestantisme en Angoumois,<br />
par l'abbé Louis Fourgeaud. 1909.
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 93<br />
enragement à convaincre les gens <strong>et</strong> la passion<br />
qu'il apportait à réfuter les arguments de ses<br />
contradicteurs avaient sans doute fort altéré.<br />
Rafraîchi, il repartait pour répandre sa doctrine.<br />
Quel esprit le poussait alors vers les campagnes<br />
? Ceux qui l'écoutaient étaient d'humbles<br />
gens, des paysans, des vignerons. De la vie, ils<br />
n'avaient guère connu que les travaux <strong>et</strong> les<br />
misères. Ils avaient eu faim souvent. Du matin<br />
au soir ils peinaient pour arracher un peu de grain<br />
à la terre. Des tombes toutes fraîches s'étaient<br />
refermées sur leurs enfants ou leurs parents, qu'ils<br />
avaient cousus dans des linceuls. Était-ce pour<br />
les consoler que <strong>Calvin</strong> accourait vers eux?<br />
Non, il n'était pas un consolateur, il était<br />
l'homme de la vérité. Qu'importe que la vérité<br />
désole, arrache toutes les espérances <strong>et</strong> démontre<br />
l'inutilité de l'effort à ceux-là mêmes dont toute<br />
la vie n'est faite que d'efforts ? Elle est la vérité.<br />
On n'y peut rien changer.<br />
Le prêtre catholique avait dit : « Dieu vous voit.<br />
Il est votre Père très bon. Soyez résignés. Votre<br />
soumission à sa volonté, votre patience dans<br />
l'épreuve vous assurent une place dans l'éternité. »<br />
Et <strong>Calvin</strong>, derrière lui, arrivait avec son enthousiasme<br />
sombre. Il apportait son Dieu terrible, qui<br />
n'est pas un Dieu de justice, qui n'est pas un<br />
Dieu de consolation. Il est, <strong>et</strong> cela suffit. L'homme<br />
n'est pas. Et comme il n'est pas, il ne peut avoir<br />
de mérite. Le prêtre qui a promis une récompense<br />
n'a point la notion de l'infini, il n'a pas l'idée de<br />
Dieu. Il le crée à l'image d'un roi. Il en fait un<br />
homme un peu plus puissant, un peu meilleur<br />
que les hommes ordinaires. C'est un païen ! Et la<br />
preuve que votre prêtre est un païen, bonnes gens,
94 CALVIN<br />
c'est qu'il vous a donné des images qui représentent<br />
Dieu, comme si Dieu pouvait être représenté! Et<br />
vos cous sont pleins de médailles avec la figure de<br />
vos saints, de vos Vierges locales que vous adorez,<br />
quoique vous en disiez ! Paganisme ! Paganisme !<br />
Le filleul du chanoine faisait j<strong>et</strong>er au feu images<br />
<strong>et</strong> médailles. Et il détruisait impitoyablement la<br />
vision consolatrice du ciel jusque-là offert en récom-<br />
pense. A ceux qui soupiraient après le paradis pour<br />
s'y reposer, il déclarait : Vous êtes accablés, vous<br />
gémissez dans la peine. C'est qu'il a plu au seigneur<br />
de vous accabler. Il est le maître. Ne dites pas<br />
qu'il est injuste. Ce qui est injuste doit être cru<br />
juste, attribué à une intelligence supérieure à la<br />
nôtre, attribué à l'Infini intelligent. Si l'homme<br />
est maltraité, c'est qu'il a péché. Adam a gravement<br />
offensé Dieu, <strong>et</strong> tous les hommes ont péché<br />
en lui, car il les contenait tous, étant le premier.<br />
Nous sommes donc tous coupables. Parce qu'il<br />
est infiniment bon, Dieu pardonne à quelques-uns.<br />
Ce n'est point comm<strong>et</strong>tre une injustice envers ceux<br />
qu'il laisse condamnés, c'est témoigner une bonté<br />
imméritée à ceux qu'il sauve. Et c<strong>et</strong>te fois encore<br />
il prouve son infinie sagesse.<br />
Vous n'êtes rien devant Dieu, répétait <strong>Calvin</strong>,<br />
avec une sorte d'enragement. Quand bien même<br />
vous vous feriez écorcher tout vif par amour de<br />
lui, il ne vous devrait rien. Aucune action n'oblige<br />
Dieu, <strong>et</strong> c'est un crime épouvantable d'orgueil<br />
de croire que, parce que nous avons fait une bonne<br />
oeuvre, Dieu nous doit quelque chose. L'homme,<br />
jusqu'ici, n'a voulu être qu'un usurier. Il disait à<br />
Dieu : « Je te sers bien, paie-moi ! » C'est un crime<br />
que de traiter ainsi de roi à suj<strong>et</strong> avec la Divinité.<br />
Et les pauvres gens dont le sombre prêcheur
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 95<br />
venait arracher la récompense future ne le chassaient<br />
pas à coups de pierres, ne levaient pas sur<br />
lui leurs fourches <strong>et</strong> leurs faux. Ils accouraient,<br />
au contraire, pour l'entendre parler. Ils se pressaient<br />
vers lui. Était-ce donc qu'il y avait une<br />
grande force de persuasion dans sa parole, qu'il<br />
entraînait ainsi d'humbles paysans à se dépouiller<br />
eux-mêmes pour faire Dieu plus grand ? Ou bien<br />
l'humanité en était-elle venue à se dégoûter<br />
d'oeuvres qui, toujours, voulaient leur récompense,<br />
<strong>et</strong> aspirait-elle<br />
sans espérance,<br />
à l'amour<br />
qui se<br />
désintéressé, à la<br />
suffit à elle-même<br />
vertu<br />
parce<br />
qu'elle est la vertu ?<br />
Au r<strong>et</strong>our de son prêche, <strong>Calvin</strong> s'entr<strong>et</strong>enait de<br />
nouveau avec ses amis. Il apportait l'âpre violence<br />
des discussions humaines en c<strong>et</strong> asile de paix qui,<br />
jusqu'alors,<br />
d'une cloche<br />
n'avait r<strong>et</strong>enti que de l'humble<br />
de chapelle <strong>et</strong> des cris d'animaux<br />
son<br />
qui<br />
n'exprimaient que les sentiments simples de la<br />
nature, la faim, la douleur, l'amour, ou la joie<br />
d'exister <strong>et</strong> de saluer la lumière. C'étaient là bruits<br />
que n'entendaient<br />
hommes d'étude<br />
guère<br />
faisaient<br />
les<br />
de<br />
réformateurs.<br />
la campagne<br />
Ces<br />
un<br />
cabin<strong>et</strong> de travail. Sous les voûtes antiques du<br />
manoir de Girac, les trois intimes, auxquels il faut<br />
joindre l'abbé de Bassac, Charles Girault d'Anqueville,<br />
de Torsac, la<br />
<strong>Jean</strong> du Till<strong>et</strong>, le futur<br />
Place <strong>et</strong> le frère de Louis,<br />
évêque de Meaux, « discutaient<br />
dans le calme pour trouver la vérité ».<br />
Souvent aussi <strong>Calvin</strong> se r<strong>et</strong>irait à la cure de Claix,<br />
dont il aimait l'isolement <strong>et</strong> le silence.<br />
L'église s'affaissait sur ses vieux arcs romans.<br />
On l'avait bâtie au somm<strong>et</strong> d'une colline, <strong>et</strong><br />
<strong>Calvin</strong> y montait de la vallée, par le p<strong>et</strong>it sentier<br />
qui allait bientôt s'appeler le chemin de <strong>Calvin</strong>.
96 CALVIN<br />
Il y prêchait les ouailles paysannes de son ami<br />
puis, descendu de la chaire, se r<strong>et</strong>irait dans le<br />
presbytère par une porte latérale. Parfois, les<br />
campagnards, tout étonnés, trouvaient l'église vide<br />
<strong>et</strong> cherchaient vainement à reconnaître la silhou<strong>et</strong>te<br />
familière du p<strong>et</strong>it Grec de Claix, méditant<br />
ou argumentant sous le couvert siffleur des arbres.<br />
De mauvais bruits avaient couru. <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> ses<br />
amis, informés d'un danger, s'étaient hâtés de<br />
traverser la Charente <strong>et</strong> d'aller se cacher au château<br />
de Roche-Coral, bâti sur un rocher à pic dont<br />
on abaissait pour eux le pont-levis, sans doute à<br />
quelque signal que le gu<strong>et</strong>teur reconnaissait du<br />
haut de son échaugu<strong>et</strong>te. Quand ils l'avaient<br />
franchi <strong>et</strong> que la herse r<strong>et</strong>ombait derrière eux, les<br />
protestants se glissaient dans trois grottes introuvables<br />
pour qui n'était pas au nombre des initiés.<br />
Elles se composaient de trois vastes appartements<br />
qui communiquaient par trois portes avec la cour<br />
du château, lequel appartenait au haut <strong>et</strong> redoutable<br />
seigneur de Jarnac. Afin d'en masquer plus<br />
sûrement la vue aux regards indiscr<strong>et</strong>s, on avait<br />
garni les trois portes de terre.<br />
La première de ces grottes, qui existent encore,<br />
contient une cach<strong>et</strong>te qui n'était peut-être bien<br />
qu'un simple saloir. La seconde est éclairée par de<br />
grandes fenêtres semi-circulaires, d'où la vue<br />
s'étend sur toute la vallée. Là se trouve une excavation<br />
creusée à deux mètres du sol, <strong>et</strong> qui ressemble<br />
fort à un évier. La tradition veut que<br />
<strong>Calvin</strong> y soit monté pour ses prêches.<br />
Enfin la troisième grotte, plus p<strong>et</strong>ite, présente<br />
à la voûte des sortes de croch<strong>et</strong>s qui ont fort bien<br />
pu servir à suspendre un hamac.<br />
<strong>Calvin</strong>, descendu de « l'évier » d'où il avait
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 97<br />
évangélisé la maison du seigneur, la dame <strong>et</strong> ses<br />
femmes, les officiers tranchants de bouche, <strong>et</strong> jusqu'à<br />
la plus basse val<strong>et</strong>aille, n'allait-il pas s'y<br />
étendre quelques heures, cependant que les soldats<br />
du roi ou les hommes d'armes de l'évêque fouillaient<br />
les bois dont les sentiers moussus avaient<br />
gardé toute fraîche l'empreinte de ses pas ? Ses<br />
yeux devaient clignoter quand il revenait à la<br />
pleine lumière du ciel <strong>et</strong> que les paysans goguenards<br />
se r<strong>et</strong>ournaient sur le p<strong>et</strong>it Grec sorti de<br />
sa cach<strong>et</strong>te.<br />
Il se trouvait maintenant au bout de sa logique.<br />
De ses longues <strong>et</strong> laborieuses conférences avec ses<br />
amis, le calvinisme était sorti, portant l'esprit de<br />
l'homme, à la suite de Luther, sur des hauteurs<br />
où jamais encore il n'avait atteint. On en avait<br />
fini avec la vieille formule intéressée des catholiques<br />
<strong>et</strong> leur conception païenne de Dieu. Le<br />
mérite des oeuvres n'existe pas, <strong>et</strong> Dieu n'est pas<br />
un roi très bon, très sage, très puissant, qui punit<br />
ou récompense ses suj<strong>et</strong>s. Dieu est tout. Puisque<br />
Dieu est tout, l'homme n'est rien. Cela ne peut<br />
pas être autrement. Le catholicisme n'a pas su<br />
montrer Dieu dans toute sa puissance. Il lui a<br />
fait une part, pour en réserver une autre à l'homme.<br />
Il est allé plus loin encore : il lui a opposé le diable !<br />
— Et <strong>Calvin</strong> était tout prêt à l'accuser de manichéisme.<br />
C'est du manichéisme, en eff<strong>et</strong>, que de<br />
donner le diable pour un personnage très fort <strong>et</strong><br />
très puissant. D'abord, il n'y a pas « un » diable.<br />
Quand l'écriture dit : le diable, elle désigne le chef<br />
des démons. Il y a « des » diables, des esprits immondes<br />
à qui Dieu perm<strong>et</strong> de tenter l'homme, <strong>et</strong><br />
ils ne sont que les exécuteurs de ses volontés.<br />
CALVIN. 7
98 CALVIN<br />
Quant est du combat <strong>et</strong> discord que nous avons dit<br />
que Satan a contre Dieu, il le faut entendre en sorte<br />
que cependant nous sachions qu'il ne peut rien faire,<br />
sinon par le vouloir <strong>et</strong> congé de Dieu. Le diable qui<br />
tourmentait Saül est nommé esprit mauvais de Dieu.<br />
Dieu a frappé de plaies l'Egypte par ses mauvais anges.<br />
Quand nous disons donc que Satan résiste à Dieu <strong>et</strong><br />
que ses oeuvres sont contraires à celles de Dieu, nous<br />
entendons que telle répugnance ne se fait pas sans la<br />
volonté divine.<br />
Il n'y a pas deux principes. Il n'y a pas deux<br />
puissances. Il n'y a que Dieu. Le diable n'est pas<br />
libre. L'homme non plus. S'il l'était, il y aurait<br />
encore deux puissances, <strong>et</strong> le manichéisme renaîtrait.<br />
Nous ne sommes jamais libres.<br />
Veuillons ou non, l'expérience journelle nous contraint<br />
d'estimer que notre coeur est plutôt conduit par<br />
le mouvement de Dieu que par notre élection <strong>et</strong> liberté :<br />
vu que souvent la raison <strong>et</strong> entendement nous défaut<br />
en choses qui ne sont point trop difficiles à connaître,<br />
<strong>et</strong> perdons courage en choses qui sont aisées à faire ;<br />
au contraire, en choses très obscures <strong>et</strong> douteuses,<br />
nous délibérons sans difficulté <strong>et</strong> savons comment nous<br />
en devons sortir ; en choses de grande conséquence <strong>et</strong><br />
de grand danger, le courage nous y demeure ferme <strong>et</strong><br />
sans crainte. D'où procède cela, sinon que Dieu besogne<br />
tant d'une part que de l'autre ? Le Seigneur fait que<br />
l'oreille oye <strong>et</strong> l'oeil voie.<br />
Et que le bon sens n'aille pas se révolter : il<br />
n'est pas juge de ces choses.<br />
L'homme naturel, comme l'a dit saint <strong>Paul</strong>, ne comprend<br />
point les choses qui sont de l'esprit de Dieu.<br />
Dieu a affolé la sagesse humaine pour confondre la<br />
gloire des sages.
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 99<br />
Mais cependant il faut apprendre à l'homme qu'il<br />
doit aspirer au bien dont il est vide, à la liberté dont il<br />
est privé.<br />
Et il faut prier Dieu, non plus, comme on le faisait<br />
jusqu'alors, pour le fléchir ou l'apitoyer — Dieu<br />
ne change pas, sans quoi il serait un homme ! —<br />
ni pour l'informer de nos nécessités — comme si<br />
Dieu avait besoin de nous pour les connaître ! —<br />
mais<br />
pour s'accoutumer à avoir en lui notre refuge comme<br />
au port unique du salut.<br />
Non pas pour le faire témoin de notre âme, il<br />
l'est sans cela, mais<br />
pour que notre coeur ne soit ému d'aucun désir duquel<br />
nous ne l'osions faire immédiatement témoin, déployant<br />
tout notre coeur devant lui.<br />
L'homme doit donc prier. Mais qu'il n'aille pas<br />
s'enorgueillir <strong>et</strong> dire que la prière est agréable à<br />
Dieu.<br />
C<strong>et</strong>te fierté est une ivrognerie mortelle de l'entendement.<br />
C'est s'adorer au lieu de Jésus.<br />
Ici encore, c'est traiter Dieu, sinon d'égal à<br />
égal, du moins de p<strong>et</strong>it à grand. Or Dieu n'est<br />
pas grand, il est. Nous ne sommes pas p<strong>et</strong>its, nous<br />
ne sommes pas.<br />
Il nous est difficile de nous attirer à ce point de<br />
quitter toute gloire entièrement à Dieu ; car nous voulons<br />
toujours être je ne sais quoi, <strong>et</strong> sommes si fols de<br />
penser être ce que nous ne sommes pas.<br />
La plupart des hommes imaginent une justice mêlée<br />
de la foi <strong>et</strong> des oeuvres... La justice de foi diffère telle-
100 CALVIN<br />
ment des oeuvres que si l'une est établie, l'autre est<br />
renversée... Il faut que celui qui veut obtenir la justice<br />
du Christ abandonne la sienne... Tant qu'il nous reste<br />
quelque goutte de justice en nos oeuvres, nous aurons<br />
quelque matière à nous glorifier.<br />
Il n'y a pas davantage d'orgueil à tirer d'exécuter<br />
la loi parce que Dieu l'ordonne. Comment<br />
serait-ce un mérite puisque nous sommes parfaitement<br />
incapables de l'exécuter par nous-mêmes,<br />
<strong>et</strong> que nous ne l'exécutons que si Dieu veut que<br />
nous l'exécutions ?<br />
L'homme est insuffisant, non seulement à accomplir<br />
la Loi, mais même à la commencer. Non seulement la<br />
plénitude de justice parfaite, mais la plus p<strong>et</strong>ite partie<br />
d'icelle surmonte toutes nos facultés.<br />
Et si Dieu commande, c'est pour que nous<br />
sachions bien que nous ne pouvons rien sans lui,<br />
<strong>et</strong> que nous lui demandions la force d'exécuter<br />
sa loi.<br />
Dieu est infini. Il ne peut pas vouloir que des<br />
êtres finis accomplissent sa volonté, qui, elle aussi,<br />
est infinie. Il veut simplement nous apprendre à<br />
sentir notre faiblesse <strong>et</strong> à tout attendre de lui. Il<br />
nous impose une loi infiniment disproportionnée<br />
à notre nature,<br />
<strong>et</strong> qui nous battrait les oreilles en vain, sinon que<br />
Dieu inspirât à nos coeurs ce qu'elle enseigne.<br />
Autrement dit, il nous prescrit une loi que nous<br />
ne pouvons accomplir que s'il l'accomplit en nous.<br />
Dès lors, le mérite de l'homme est nul. Le comble<br />
du ridicule serait de se croire méritant. La foi<br />
elle-même n'est pas un mérite, puisque, là encore,<br />
c'est Dieu qui agit.
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 101<br />
L'homme naturel n'est point capable d'entendre les<br />
choses spirituelles, mais au contraire, ce lui est folie<br />
de la doctrine de Dieu, d'autant qu'elle ne peut être<br />
connue que spirituellement. Pourtant l'oeuvre du Saint-<br />
Esprit en c<strong>et</strong> endroit est nécessaire, ou plutôt il n'y a<br />
que sa seule vertu qui règne ici.<br />
La parole de Dieu est semblable au soleil ; mais c'est<br />
sans efficace contre les aveugles. Or nous sommes tous<br />
aveugles naturellement en c<strong>et</strong> endroit.<br />
L'homme n'a donc aucun mérite devant Dieu.<br />
Il n'a pas de mérite parce qu'il n'est pas libre. Il<br />
n'a pas besoin d'être libre, puisqu'il ne peut avoir<br />
ni mérite ni démérite.<br />
L'homme est donc prédestiné. La volonté de<br />
Dieu ne change pas. Si elle pouvait changer, Il<br />
serait deux Dieux, celui d'avant son changement<br />
<strong>et</strong> celui d'après. L'infini ne peut pas changer, le<br />
parfait ne peut pas se démentir. Il est immuable,<br />
il est inflexible <strong>et</strong> le temps n'existe pas pour lui.<br />
Donc, de toute éternité, Dieu a su tous les pécheurs<br />
à venir <strong>et</strong> tous les justes. Vous êtes juste, ou vous<br />
êtes pêcheur, si Dieu l'a voulu, depuis des milliards<br />
d'années. Par conséquent, vous êtes élu ou réprouvé<br />
d'avance 1.<br />
Telle était, en ses traits essentiels, la doctrine<br />
admirablement liée que le réformateur <strong>et</strong> ses amis<br />
venaient de pousser jusqu'en ses conséquences<br />
extrêmes sous les verts ombrages de Chaillou, aux<br />
chants rustiques des bergers, qui eux, se croyaient<br />
parfaitement libres quand ils soufflaient dans leur<br />
flûte douce, ce qui était un abominable péché<br />
d'orgueil, <strong>et</strong> ne se doutaient guère que Dieu, de<br />
1. Études littéraires. Emile Fagu<strong>et</strong>, Seizième siècle.
102 CALVIN<br />
toute éternité, les avait destinés à garder leurs<br />
moutons <strong>et</strong> promis au ciel ou à l'enfer.<br />
Un jour d'avril 1534, <strong>Calvin</strong> s'en fut à Nérac 1.<br />
Ce dut être un effarement général quand on le<br />
vit apparaître dans la grande salle «fort bien tapissée<br />
<strong>et</strong> pavée » où se réunissaient une foule de dames,<br />
demoiselles, secrétaires, médecins, aumôniers, val<strong>et</strong>s<br />
de chambre, sans compter les étrangers de<br />
passage. Tous ces gens-là avaient en tête des pensées<br />
fort différentes de celles du réformateur, <strong>et</strong><br />
se souciaient plus de l'agrément qu'ils tiraient<br />
de leurs oeuvres que d'en connaître le mérite aux<br />
regards de Dieu. Le Tout-Puissant, apparemment,<br />
savait de toute éternité que les familiers de la<br />
cour de Nérac feraient de grands libertins, <strong>et</strong><br />
qu'il perm<strong>et</strong>trait à ses mauvais anges de les<br />
pousser au jeu de la galanterie <strong>et</strong> des propos grivois,<br />
car rien n'était plus dissolu que l'entourage<br />
de la reine de Navarre, <strong>et</strong> sa cour donnait l'exemple<br />
de la plus parfaite dépravation. Que venait donc<br />
y faire <strong>Calvin</strong> ?<br />
Il y voulait entr<strong>et</strong>enir Marguerite d'Angoulême,<br />
mère de <strong>Jean</strong>ne d'Albr<strong>et</strong>, celle que Marot<br />
appelait : « Corps féminin, coeur d'homme, <strong>et</strong><br />
teste d'ange ». Nous l'avons vu à Bourges, mariée<br />
au Duc d'Alençon, puis elle avait épousé, à trentecinq<br />
ans, Henri d'Albr<strong>et</strong> qui en avait vingt-quatre,<br />
<strong>et</strong> elle était venue à Nérac vers 1530.<br />
Elle apportait aux choses de la religion un mysticisme<br />
<strong>et</strong> une exaltation peu ordinaires. Elle<br />
signait ses l<strong>et</strong>tres à son directeur de conscience,<br />
1. Châteauneuf, Jarnac, Barbezieux eurent aussi la<br />
visite de <strong>Calvin</strong>.
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 103<br />
Briçonn<strong>et</strong> : « Votre gelée, altérée <strong>et</strong> affamée fille »,<br />
ou bien encore : « La pis que morte ». Elle avait<br />
fait de sa demeure une vraie « auberge de la justice<br />
», un refuge pour tous les malheureux, <strong>et</strong><br />
Marot qui allait s'y rendre devait bientôt célébrer<br />
c<strong>et</strong> « exil plus doux que liberté ».<br />
Sans doute, <strong>Calvin</strong> ne rencontra-t-il pas Marguerite<br />
de Navarre, c<strong>et</strong>te reine si simple en son<br />
accoutrement, dont<br />
la façon accoutumée est un manteau de velours noir<br />
couppé un peu sous les bras, sa cotte noire, assez à<br />
haut coll<strong>et</strong>, fourrée de marthes, attachée d'épingles<br />
par devant. Sa corn<strong>et</strong>te assez basse sur la tête, <strong>et</strong><br />
apparaît un peu sa chemise froncée au coll<strong>et</strong>.<br />
Elle devait alors se trouver en Normandie.<br />
La vie, à Nérac, n'était que jeux <strong>et</strong> ris. Les plus<br />
sages personnes y perdaient de leur gravité,<br />
l'amour n'était plus que badinage, <strong>et</strong> la religion<br />
elle-même, qu'on n'avait garde d'oublier, qui faisait<br />
même l'obj<strong>et</strong> des plus constantes recherches, y<br />
était troussée de si plaisante façon qu'elle perdait<br />
son air guindé pour en prendre un de folâtrerie<br />
qu'on ne lui voyait pas ordinairement. Elle était<br />
hardiment mêlée aux plaisirs les plus frivoles.<br />
Après dîner, dames <strong>et</strong> gentilshommes, interrompant<br />
leur aimable badinage, discutaient quelque<br />
texte de l'écriture Sainte. La reine qui, pour se<br />
pouvoir former en l'étude de la <strong>Bible</strong>, avait appris<br />
l'hébreu, lisait aussi Sophocle <strong>et</strong> Erasme dans<br />
l'original.<br />
Si le temps était beau, l'érudite <strong>et</strong> galante<br />
compagnie descendait dans le parc, de l'autre côté<br />
de la Baïse, <strong>et</strong> s'asseyait dans la garenne, auprès<br />
de la fontaine Saint-<strong>Jean</strong>, à l'ombre des arbres.
104 CALVIN<br />
Une demoiselle d'honneur commençait à lire,<br />
d'une voix fraîche <strong>et</strong> ingénue, l'une des nouvelles<br />
de l'Heptaméron. La lecture était fort libertine,<br />
<strong>et</strong> la demoiselle en débitait sans trouble les passages<br />
les plus scabreux. Autour d'elle, les couples<br />
folâtraient sur l'herbe, <strong>et</strong> la brise, parfumée aux<br />
odeurs rustiques, soulevait des dentelles <strong>et</strong> des<br />
satins qui laissaient apercevoir de charmants<br />
appas. Puis, rajustant sa fraise ou secouant sa<br />
robe, on rentrait au château, pour y jouer une<br />
comédie dans le goût des « Nouvelles ».<br />
— « Nous passons notre temps », disait Marguerite,<br />
« à faire mômeries <strong>et</strong> farces ». Elle en était<br />
le principal auteur. La religion <strong>et</strong> l'amour faisant<br />
l'obj<strong>et</strong> de ses plus constantes préoccupations, elle<br />
les ajustait hardiment en une commune mesure,<br />
<strong>et</strong> les mêlait si étroitement qu'on se fût trouvé<br />
bien en peine de les séparer. C<strong>et</strong>te façon d'accommoder<br />
l'Évangile dut paraître à <strong>Calvin</strong> singulièrement<br />
impertinente, <strong>et</strong> sans doute fit-il entendre<br />
quelques rudes vérités à ces dames <strong>et</strong> à ces seigneurs<br />
libertins qui voulaient m<strong>et</strong>tre Dieu là où<br />
il n'avait que faire.<br />
Il le trouva, apparemment, mieux à sa place<br />
dans la chapelle de la reine, où Marguerite avait<br />
institué ce culte nouveau que Fl. de Roemond<br />
appelle « la messe à sept points ». Le prêtre disait<br />
la messe à l'ancienne façon, mais il fallait qu'il<br />
y eût communion publique. Il n'y avait plus<br />
d'adoration ni d'élévation, de commémoration de<br />
la Vierge <strong>et</strong> des saints. Le prêtre, qui n'était pas<br />
astreint au célibat, communiait avec un grand<br />
pain à la grecque, qu'il rompait sur l'autel. Après
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 105<br />
en avoir pris pour lui-même, il distribuait le reste<br />
aux fidèles.<br />
Un grand vieillard, presque centenaire, vivait<br />
au château, à l'écart de son agitation profane.<br />
C'était Jacques Lefèvre d'Étaples. <strong>Calvin</strong> ne laissa<br />
pas d'aller rendre visite à ce compatriote célèbre<br />
dont le nom transportait de fureur les chanoines<br />
noyonnais, <strong>et</strong> ravissait les Picards anti-cléricaux.<br />
Le vieillard était dans un grand trouble. Il<br />
venait d'achever la meilleure version française<br />
qu'on eût encore de la <strong>Bible</strong>, <strong>et</strong> la Sorbonne l'avait<br />
menacé de mort. Il s'était alors réfugié à Nérac,<br />
<strong>et</strong> maintenant qu'il avait échappé au feu des<br />
Sorboniques, il se morfondait dans la peur de celui,<br />
plus redoutable, de l'enfer. En fuyant son supplice<br />
terrestre, ne s'en était-il pas préparé un qui durerait<br />
toute l'éternité ? Car, cependant qu'il jouissait<br />
d'un bon gîte où il se sentait bien à son aise,<br />
ceux qui avaient suivi sa doctrine subissaient le<br />
martyre <strong>et</strong> enduraient les tortures. Dieu n'allait-il<br />
pas lui tenir rigueur de les avoir poussés au supplice<br />
sans en prendre sa part ?<br />
Ce fut donc blanchi par la peur <strong>et</strong> l'âge qu'il<br />
fit à <strong>Calvin</strong> ses dernières recommandations, <strong>et</strong><br />
lui tendit, de ses mains tremblantes, le sceptre<br />
de sa royauté spirituelle.<br />
Le fabrisme expirait sur la couche du vieillard<br />
terrorisé. L'heure du calvinisme était venue, en<br />
la personne d'un être débile sur qui toutes les<br />
maladies étaient prêtes à fondre, mais d'une volonté<br />
dont les plus grands conquérants eux-mêmes<br />
n'avaient pas encore donné l'exemple. Il restait<br />
maintenant à arrêter les formes <strong>et</strong> les rites de la<br />
nouvelle religion. De Lefèvre d'Etaples, <strong>Calvin</strong><br />
passa à son ami Roussel.
106 CALVIN<br />
Le directeur de conscience de Marguerite habitait<br />
à l'abbaye de Clairac, au bord du Lot, dont la<br />
séparait une prairie en terrasse. L'abbé avait<br />
son logement dans la grosse tour carrée qui se<br />
voyait de toute la campagne.<br />
<strong>Calvin</strong> pénétra dans une grande chambre nantie<br />
d'une alcôve <strong>et</strong> d'un cabin<strong>et</strong>. C'était l'appartement<br />
de l'abbé. La discussion fut longue. Roussel<br />
essayait de modérer son ami. Il ne voulait pas<br />
qu'on détruisît l'Église, mais seulement qu'on la<br />
réformât. <strong>Calvin</strong> tenait ferme pour sa destruction.<br />
L'Église était quelque chose entre Dieu <strong>et</strong> lui.<br />
Pour cela il en avait horreur. Il était plein de<br />
mépris pour les hommes interprètes de la parole<br />
divine. Tout ce qu'ils pouvaient faire, n'était-ce<br />
pas d'obscurcir l'image de Dieu ? Il ne fallait<br />
plus d'Église, il ne fallait plus de tradition. L'on<br />
devait r<strong>et</strong>ourner droit à Dieu, revenir<br />
<strong>et</strong> simplement à l'Évangile, « Christum<br />
purement<br />
ex fontibus<br />
praedicare<br />
démordre.<br />
». Il s'entêtait, n'en voulait point<br />
Tout au fond de lui-même, n'y avait-il pas quelque<br />
opiniâtre rancune contre la honte infligée<br />
au promoteur du Chapitre de Noyon, <strong>et</strong> le souvenir<br />
pénible de la malédiction que son père avait<br />
emportée avec lui dans la tombe ne le poussait-il<br />
pas à vouloir la ruine d'un clergé qui avait fait<br />
le malheur de sa famille après avoir été la source<br />
de sa fortune ? Et il devait âprement rappeler<br />
ce qu'on reprochait aux gens d'Église, cependant<br />
que l'abbé, de son côté, citait les noms des grands<br />
hommes qu'elle avait donnés à l'humanité, <strong>et</strong><br />
démontrait que, sans elle, la barbarie eût peut-être<br />
encore régné sur l'Europe.<br />
Mais il eut beau dire, <strong>Calvin</strong> repartit avec le
PREMIERS ACTES DE PROSÉLYTISME 107<br />
ferme dessein de la combattre. Cependant, n'avait-il<br />
pas écrit :<br />
C'est une trop grande outrecuidance à nous de nous<br />
oser séparer de la communion de l'Église dès que la<br />
vie de quelqu'un ne satisfait pas à notre jugement...<br />
Pourtant que par conséquent ces deux points nous<br />
soient résolus que celui qui de son bon gré abandonne<br />
la communion externe d'une Église en laquelle la parole<br />
de Dieu est prêchée <strong>et</strong> ses sacrements sont administrés,<br />
n'a nulle excuse ; secondement, que les vices des autres,<br />
encore qu'ils soient en grand nombre, ne nous empêchent<br />
pas que nous puissions là faire profession de notre<br />
chrétienté, usant des sacrements de Notre-Seigneur en<br />
commun avec eux, d'autant qu'une bonne conscience<br />
n'est point blessée par l'indignité des autres, fût-ce<br />
même du pasteur.<br />
Il est défendu, certes, de se séparer de la communion<br />
de l'Église au commun des mortels, mais<br />
non point à ceux qui possèdent la vérité <strong>et</strong> qui<br />
le savent.<br />
... Mais si on repousse un zèle inconsidéré à cause de<br />
l'ignorance, pour ce qu'il n'est point fondé en raison,<br />
pourquoi, je vous prie, le zèle ne sera-t-il louable en<br />
un fidèle quand il débat pour la vraie foi qui lui est<br />
certaine ?<br />
Il suffit que l'on soit certain de son infaillibilité,<br />
car :<br />
Dieu ne commande pas de maintenir si étroitement<br />
toute religion, quelle qu'elle soit, mais celle qu'il a<br />
ordonnée de sa propre bouche.<br />
Or la religion qui remonte tout droit au Christ<br />
ne peut qu'être celle qu'il a ordonnée de sa propre<br />
bouche. Et personne au monde n'était si persuadé
108 CALVIN<br />
que <strong>Calvin</strong> de détenir la vérité, ni si entêté de<br />
son infaillibilité. C<strong>et</strong>te merveilleuse certitude lui<br />
ordonnait impérieusement de combattre l'Église<br />
<strong>et</strong> la tradition.
CHAPITRE IX<br />
LA RUPTURE<br />
de l'attaquer, il lui fallait rompre les<br />
AVANTderniers<br />
liens qui l'attachaient encore à elle.<br />
Justement, il avait atteint sa vingt-cinquième<br />
année, <strong>et</strong> le temps était venu pour lui de prononcer<br />
les voeux définitifs, ou de se dém<strong>et</strong>tre de sa cure.<br />
Les règles canoniques lui interdisaient, en eff<strong>et</strong>,<br />
de continuer<br />
à l'autel.<br />
plus longtemps à se faire remplacer<br />
Une fois encore, il prit la route de Noyon.<br />
Il trouva sa ville natale plus déchirée que jamais<br />
de querelles intestines. Dévots <strong>et</strong> anti-cléricaux<br />
s'affrontaient. Chaque parti se défiait, l'un mul-<br />
tipliant les prières publiques <strong>et</strong> les processions,<br />
exhibant au grand jour des rues ses statues <strong>et</strong><br />
ses bannières, l'autre gardant ses chapeaux en<br />
tête devant ces images « idolâtres » des « papistes »<br />
<strong>et</strong> se gaussant de leurs cérémonies. A tous instants,<br />
des gens se battaient.<br />
Charles se montrait le plus enragé <strong>et</strong> le plus<br />
turbulent. Il ne se gênait plus pour<br />
afficher ses<br />
sentiments nouveaux <strong>et</strong> son mépris de l'Église.<br />
Aussi dut-il féliciter vivement <strong>Calvin</strong> quand il
110 CALVIN<br />
apprit sa détermination, <strong>et</strong> le présenter à ses amis<br />
en les invitant à se réjouir de sa conversion.<br />
Dès le lundi 4 mai 1534, <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong> résigna<br />
ses bénéfices. Il céda sa chapelle de la Gésine à<br />
Antoine de la Marlière, <strong>et</strong> donna sa cure de Pontl'Évêque<br />
à un parent du nom de Caïn. Les deux<br />
nouveaux bénéficiaires étaient-ils meilleurs catho-<br />
liques que lui-même ? On peut en douter, puisqu'ils<br />
allaient bientôt se trouver dans la nécessité<br />
de se réfugier à Genève, <strong>et</strong> leurs ouailles, apparemment,<br />
ne furent pas mieux pourvues pour les cérémonies<br />
du culte qu'elles ne l'avaient été jusqu'alors.<br />
<strong>Calvin</strong>, soucieux de guérir les papistes de leurs<br />
pratiques idolâtres, a bien pu donner à ses anciens<br />
paroissiens des prêtres résolus à les priver des<br />
sacrements.<br />
Un lourd malaise dut peser sur Noyon le jour<br />
de la renonciation du fils du défunt homme<br />
d'affaires du Chapitre. Pour la prononcer, il passa<br />
par le chemin tant de fois suivi avec la belle dévote,<br />
il marcha dans ses p<strong>et</strong>its pas d'enfant, <strong>et</strong> se souvint,<br />
peut-être, des paroles de sa mère, qui lui recommandait<br />
alors de se garder toujours en la révérence<br />
des gens d'Église, dont elle faisait les représentants<br />
de Dieu sur la terre. Et n'y avait-il pas, cachées,<br />
derrière leurs fenêtres, de vieilles femmes qui se<br />
signaient en l'apercevant ? Seigneur miséricordieux<br />
! Le fils Cauvin se détournait de la foi de<br />
ses pères ! Le chérubin des processions se gaussait<br />
maintenant des bonnes statues <strong>et</strong> des pieuses<br />
images ! L'ange était devenu démon !<br />
Quel sermon n'eut-il pas à subir de la part des<br />
chanoines qui, depuis tant d'années, m<strong>et</strong>taient leur<br />
espoir en ce jeune homme d'une intelligence si<br />
remarquable, <strong>et</strong> voyaient peut-être en lui une des
LA RUPTURE 111<br />
futures lumières de l'Église ? Par quels arguments<br />
essayèrent-ils de le r<strong>et</strong>enir ?<br />
Mais sa décision était irrévocable. Plus rien ne<br />
pouvait l'ébranler. <strong>Calvin</strong> possédait ce qu'il peut<br />
bien y avoir de plus singulier en un homme faillible,<br />
trébuchant <strong>et</strong> ignorant de ses fins : la certitude<br />
de détenir la vérité ! Il rompit donc avec<br />
l'Église, <strong>et</strong> pour la dernière fois franchit le seuil<br />
d'un temple catholique.<br />
Il était libre, prêt à redresser les hommes, <strong>et</strong><br />
d'un coeur ferme, d'une main rude <strong>et</strong> contraignante,<br />
à les obliger de marcher dans les voies<br />
du Seigneur, c'est-à-dire dans le chemin tracé par<br />
le réformateur <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>.<br />
Il se mit aussitôt à l'oeuvre, <strong>et</strong> ajouta au désordre<br />
de sa p<strong>et</strong>ite ville.<br />
Deux jours après sa renonciation, le 6 mai 1534,<br />
le chanoine Fourcy de Cambrai, docteur en théologie,<br />
expert en foi <strong>et</strong> lié d'ancienne amitié avec les<br />
Cauvin, fut chargé de joindre son frère Charles,<br />
de plus en plus engagé dans le mouvement protestant<br />
<strong>et</strong> de lui parler<br />
le plus secrètement qu'il lui sera possible, <strong>et</strong> savoir de<br />
lui s'il entend soutenir la proposition erronée par lui<br />
mise en avant, afin d'adviser.<br />
Deux jours après, les conclusions furent déposées,<br />
Charles était devenu hérétique.<br />
La veille de la Trinité, un nommé <strong>Jean</strong> Cauvin<br />
provoqua dans la cathédrale une manifestation<br />
tumultueuse, qui le fit incarcérer, le 26 mai, à<br />
la porte Corbaut, la prison du Chapitre. Des amis
112 CALVIN<br />
intervinrent, <strong>et</strong> il fut relâché le 3 juin. Deux jours<br />
plus tard, il était de nouveau j<strong>et</strong>é en prison <strong>et</strong><br />
n'en sortit, c<strong>et</strong>te fois, qu'en septembre.<br />
Ce remuant<br />
mateur, si l'on<br />
personnage ne serait pas<br />
en croit le texte suivant<br />
le réfor-<br />
:<br />
Le 26 mai 1534, un <strong>Jean</strong> Cauvin, dit Midi, est mis en<br />
prison à la porte Corbaut, pour tumulte fait dans l'Église<br />
à la veille de la sainte Trinité.<br />
Ce <strong>Jean</strong> Cauvin, dit Mudi, vicaire <strong>et</strong> non hérétique,<br />
dès le 20 juin 1530, s'était trouvé en difficultés<br />
avec le Chapitre, <strong>et</strong> il avait dû donner six<br />
livres à la suite d'un procès au suj<strong>et</strong> d'une cha-<br />
pelle. Le 23 décembre 1552 <strong>et</strong> le 2 janvier 1553,<br />
il allait encore être<br />
<strong>et</strong> sa « vie libertine<br />
puni<br />
» 1.<br />
pour son « incontinence »<br />
Noyon-la-Sainte ne convenait pas aux vastes<br />
proj<strong>et</strong>s du réformateur, <strong>et</strong> il la quitta bientôt<br />
pour regagner Angoulême, en passant par Paris,<br />
où il voulait se concerter avec ses amis. Le départ<br />
de Roussel qui, emprisonné, puis relâché, avait<br />
couru se réfugier auprès de la reine de Navarre,<br />
laissait les protestants parisiens sans directeur<br />
de conscience, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> était impatient d'aller<br />
ranimer leur foi <strong>et</strong> réchauffer leur zèle. La « monstrueuse<br />
hérésie », hydre aux cent têtes, était là,<br />
menaçante, toujours prête à renaître de ses cendres.<br />
C'était s'apprêter à besogner rudement que d'avoir<br />
entrepris de l'extirper du coeur des hommes, <strong>et</strong><br />
voilà que, déjà, ceux qui avaient rompu avec le<br />
papisme se corrompaient à leur tour ! Un Espagnol<br />
sur qui avait soufflé l'esprit mauvais de Dieu,<br />
un nommé Michel Serv<strong>et</strong>, venait de s'insurger<br />
1. Calviana, par Théphile Dufour, 1913.
LA RUPTURE 113<br />
contre la Trinité. Il avait prêché à Strasbourg<br />
pour y répandre son épouvantable hérésie, <strong>et</strong><br />
maintenant Paris, à son tour, était menacé, car<br />
l'impudent blasphémateur venait d'arriver dans<br />
la ville, où il tenait des propos désordonnés en<br />
osant prétendre qu'ils étaient article de foi !<br />
Qu'un homme s'avisât d'avoir une opinion particulière,<br />
<strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te opinion-là fût justement<br />
contraire à ce qu'enseignait <strong>Calvin</strong>, c'était montrer<br />
par trop de hardiesse ! <strong>Calvin</strong> fut outré de colère<br />
<strong>et</strong> d'indignation. La faute était si énorme, qu'elle<br />
en perdait son mérite de contredire un dogme<br />
catholique.<br />
<strong>Calvin</strong>, lui, en perdit toute prudence, <strong>et</strong>, bien<br />
qu'il se cachât, fit dire à Serv<strong>et</strong> qu'il était prêt<br />
à lui démontrer la grossièr<strong>et</strong>é de son erreur.<br />
Il fut décidé que les deux hommes s'affronteraient<br />
dans une maison de la rue Saint-Antoine.<br />
<strong>Calvin</strong> n'eut garde de manquer au rendez-vous.<br />
Apparemment déguisé pour échapper aux gens<br />
de police qui l'eussent mené tout droit en prison,<br />
en attendant qu'il fût pendu ou brûlé, il se rendit<br />
au lieu indiqué en ruminant les paroles sans appel<br />
qui allaient confondre l'homme assez criminel<br />
pour se croire libre de sa pensée <strong>et</strong> se perm<strong>et</strong>tre<br />
d'inventer une religion. <strong>Calvin</strong>, faisant appel à<br />
tous les textes sacrés, se préparait donc au combat.<br />
De l'attendre rendait plus enragées que jamais<br />
son humeur processive <strong>et</strong> sa passion de convaincre.<br />
Cependant le temps passait. Michel Serv<strong>et</strong> n'arrivait<br />
pas. Il ne parut point au rendez-vous. Avait-il<br />
eu peur de la mousqu<strong>et</strong>erie des gens de police,<br />
ou s'était-il méfié du réformateur ?<br />
Celui-ci dut repartir sans avoir fait entendre<br />
la parole de vérité au misérable aveuglé par une<br />
CALVIN.<br />
8
114 CALVIN<br />
présomption qu'il importait d'étouffer au plus tôt.<br />
Il en conçut une vive colère <strong>et</strong> une rancune tenace.<br />
Quel mot d'ordre avait-il laissé dans Paris avant<br />
de le quitter ?<br />
Il en avait à peine franchi l'enceinte, que survint<br />
l'affaire des placards. Dans la nuit du 13 octobre<br />
1534, des affiches injurieuses contre la messe<br />
furent collées sur tous les murs de Paris <strong>et</strong> de Blois.<br />
Il y en avait jusque sur les portes du château<br />
royal.<br />
Ce fut le signal d'une violente persécution. Les<br />
premiers bûchers s'allumèrent. Beaucoup de protestants<br />
s'enfuirent. La plupart des voyageurs<br />
qui galopaient sur les routes portaient de faux<br />
noms <strong>et</strong> de fausses barbes. Des moines qui égrenaient<br />
avec ostentation de gros chapel<strong>et</strong>s de bois<br />
cachaient des armes sous leur froc d'emprunt <strong>et</strong><br />
maudissaient intérieurement la messe <strong>et</strong> les capucins.<br />
Tel postillon ou tel roulier n'était qu'un<br />
professeur déguisé qui fuyait la fureur de la Sorbonne.<br />
Des prêtres dissidents avaient enfoncé leur<br />
tonsure dans des chaperons de bourgeois ou des<br />
bonn<strong>et</strong>s de paysans, <strong>et</strong> plus d'un soldat qui entrait<br />
à l'auberge pour y passer la nuit, eut été bien<br />
empêché de dire à quel colonel il appartenait,<br />
de même que plus d'un artisan qui voyageait<br />
par p<strong>et</strong>ites étapes, sa houe sur l'épaule ou sa<br />
truelle à la main, se fût trouvé fort en peine s'il<br />
lui avait fallu se servir de ses outils. Tous les<br />
visages mentaient, <strong>et</strong> l'on ne savait jamais à qui<br />
l'on avait à faire.<br />
Tel était le chemin que suivait le réformateur,<br />
en s'en allant vers le pays de l'exil.<br />
Il passa par Angoulême pour y prendre le curé
LA RUPTURE 115<br />
de Claix 1 qui, à son tour, abandonnait l'Église,<br />
<strong>et</strong> dut j<strong>et</strong>er un coup d'oeil de regr<strong>et</strong> aux trois ou<br />
quatre mille volumes de sa riche bibliothèque.<br />
Mais il avait l'espoir de trouver « une fameuse<br />
<strong>et</strong> renommée librairie <strong>et</strong> bibliothèque » à Poitiers,<br />
où il allait se concerter avec des amis secrètement<br />
informés de sa venue.<br />
La ville, en eff<strong>et</strong>, était renommée pour sa riche<br />
bibliothèque, la science de ses professeurs <strong>et</strong> la<br />
valeur de ses écoles. Nul lieu ne convenait mieux<br />
pour y répandre les idées nouvelles, <strong>et</strong> Marlorat<br />
y avait déjà prêché l'Évangile. La venue du fugitif<br />
excitait donc l'impatience des étudiants. Plusieurs,<br />
tels que Pierre de la Place, frère de son ami le<br />
sieur de Torsac, <strong>et</strong> un professeur picard, Charles<br />
Le Sage, docteur régent, avaient une grande hâte<br />
de l'entendre.<br />
Il logea dans la maison de François Fouqu<strong>et</strong>,<br />
prieur des Trois-Moutiers en Bas-Poitou, <strong>et</strong> pendant<br />
quelques jours ne cessa d'entr<strong>et</strong>enir des gens<br />
de robe, des professeurs <strong>et</strong> des clercs détachés de<br />
la foi catholique. Il lui fallait arrêter les cérémonies<br />
du nouveau culte avant de quitter la France.<br />
On vit bientôt autour de lui Régnier, lieutenantgénéral<br />
au siège <strong>et</strong> des hommes de l<strong>et</strong>tres de<br />
l'Université fort au courant des opinions de Luther<br />
<strong>et</strong> de Zwingle, Anthoine de la Duguie, bientôt<br />
docteur régent, Philippe Véron, procureur au<br />
Siège, Albert Babinot, un lecteur de la ministrerie<br />
<strong>et</strong> <strong>Jean</strong> Vernou, fils. Tous ces gens se réunissaient<br />
rue des Basses-Treilles, dans le jardin du lieutenant-<br />
général Régnier.<br />
1. Il dut à la même époque se défaire de sa cure de<br />
Saint-Saturnin.
116 CALVIN<br />
Pourquoi un jardin plutôt qu'une bonne maison<br />
bien close, pour ces réunions où les nouveaux<br />
protestants risquaient leur vie ? — Peut-être<br />
craignaient-ils que d'être si nombreux à y entrer,<br />
chaque jour, éveillât la curiosité des dévots, <strong>et</strong><br />
avaient-ils peur de s'y trouver pris comme dans<br />
une souricière. Un jardin ouvert à tous les regards<br />
<strong>et</strong> à toutes les oreilles ne pouvait inspirer de<br />
méfiance, <strong>et</strong> il devait sembler naturel aux plus<br />
soupçonneux d'y voir assis sous les verts ombrages<br />
une compagnie de doctes personnes qui se plaisaient<br />
à deviser.<br />
Il en fut ainsi quelques jours. Mais, dans la<br />
passion qu'ils apportaient à discuter, les réformés<br />
s'oubliaient jusqu'à élever la voix, <strong>et</strong> les passants'<br />
pouvaient bien recueillir d'étranges paroles. Ils<br />
levaient les bras au ciel, sortaient des <strong>Bible</strong>s de<br />
leurs manches <strong>et</strong> conjuraient le Seigneur de les<br />
éclairer en des termes qui n'étaient point précisément<br />
orthodoxes. Ils résolurent de se r<strong>et</strong>rouver<br />
dans l'une des grottes naturelles qu'il y avait<br />
sur les bords du Clain.<br />
Comment s'y rendaient-ils pour ne pas éveiller<br />
les soupçons de leurs voisins ? — Sans doute<br />
attendaient-ils la nuit <strong>et</strong>, quand elle était bien<br />
noire, encapuchonnés jusqu'aux oreilles, ils se glissaient<br />
par la campagne en évitant les maisons<br />
où veillaient les chiens de garde, les terres grasses<br />
qui gardent l'empreinte des pas <strong>et</strong> aussi les champs,<br />
dont les blés couchés eussent mis le paysan en<br />
défiance. Ils allaient ainsi pendant un peu plus<br />
d'une demi-lieue, puis, arrivés sur les bords de<br />
la rivière, se glissaient dans une anfractuosité<br />
rocheuse qu'on devait plus tard appeler « la grotte<br />
de <strong>Calvin</strong> ».
LA RUPTURE 117<br />
Ils y apparaissaient les uns après les autres,<br />
<strong>et</strong>, se saluant du nom de frères, découvraient leurs<br />
visages enfouis dans des capuchons <strong>et</strong> des coll<strong>et</strong>s.<br />
Leurs poings agitaient des torches qui leur jaunissaient<br />
la face <strong>et</strong> poussaient une âcre fumée<br />
rousse vers les ténèbres de la grotte.<br />
Puis <strong>Calvin</strong> faisait l'exhortation, c'est-à-dire le<br />
prêche. Il commençait en invoquant le Saint-<br />
Esprit, sans qui leurs intelligences n'eussent été<br />
que ténèbres épaisses <strong>et</strong> nuit impénétrable, puis<br />
commentait un chapitre de l'Écriture. Il avait<br />
déjà la poitrine délicate, <strong>et</strong> sans doute l'acre<br />
fumée des torches le faisait-elle tousser, cependant<br />
qu'il lisait ainsi l'Évangile pour l'édification de<br />
ses frères. Sa voix n<strong>et</strong>te, métallique, devait résonner<br />
étrangement dans c<strong>et</strong>te caverne. Quelquefois<br />
le vent s'y engouffrait <strong>et</strong> sifflait en effilochant les<br />
flammes des résines, ou bien j<strong>et</strong>ait de la pluie,<br />
par paqu<strong>et</strong>s, au dos des protestants.<br />
Pour plus de sécurité, <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> ses amis changeaient<br />
fréquemment de grotte <strong>et</strong> se rendaient<br />
parfois aux caves de Saint-Benoît <strong>et</strong> de Crotelles.<br />
C'est en c<strong>et</strong>te dernière que se passa l'une des<br />
scènes les plus violentes de leurs réunions.<br />
Quand le réformateur avait achevé sa lecture<br />
de l'Évangile, chacun disputait, <strong>et</strong> la conférence<br />
devenait fort animée. Des ombres démesurées<br />
s'agitaient sur les parois rocheuses. Une fois,<br />
<strong>Calvin</strong> s'emporta contre le picard Charles Le Sage,<br />
qui lui contestait que la messe fût une invention<br />
diabolique <strong>et</strong> qu'il fallût la supprimer. Excédé<br />
par ses objections continuelles 1, <strong>Calvin</strong>, qui souf-<br />
1. <strong>Calvin</strong> n'aimait pas la contradiction. Ne devait-il<br />
pas écrire, peu de temps après à du Till<strong>et</strong> : « J'ai telle-
118 CALVIN<br />
frait mal qu'on lui coupât la parole, j<strong>et</strong>a sur la<br />
table « son bonn<strong>et</strong> de mante »1 <strong>et</strong>, donnant de<br />
grands coups de main sur sa bible, qu'il avait<br />
posée devant lui, s'écria avec emportement :<br />
Ma messe, la voici ! c'est la <strong>Bible</strong>, <strong>et</strong> je n'en veux pas<br />
d'autre !<br />
Puis, levant les yeux au Ciel :<br />
« Seigneur », dit-il, « si au jour du jugement tu me<br />
reprends de ce que je n'ai pas esté à la messe <strong>et</strong> que<br />
je l'ai quittée, je dirai avec raison : Seigneur, tu ne<br />
me l'as pas commandé ! »<br />
Enfin, un jour, il célébra la Sainte Cène, qui<br />
s'appelait la manducation.<br />
« Voici », écrit Fl. de Roemond, « la manducation,<br />
que j'ai apprise de ceux qui ont eu part en ces bastelages.<br />
Celui de la compagnie qui était élu lisait tel<br />
passage des quatre évangélistes que bon lui semblait<br />
sur la matière du sacrement de l'Eucharistie, <strong>et</strong>, après<br />
avoir détesté la messe comme invention du diable,<br />
proféré plusieurs injures <strong>et</strong> blasphèmes contre l'Église,<br />
il leur disait : « Mes frères, mangeons le pain du Sei-<br />
« gneur en mémoire de sa mort <strong>et</strong> passion. »<br />
« Lors il s'asseyait à table, puis rompait le pain, en<br />
baillait à chacun un morceau <strong>et</strong> tous mangeaient<br />
ensemble sans mot dire, tenant chacun la meilleure<br />
mine qu'ils pouvaient. Le mesme, faisaient-ils, prenant<br />
le vin. Après ce, c<strong>et</strong> élu rendait grâce au Seigneur de<br />
ce qu'il leur avait fait c<strong>et</strong>te faveur de cognoitre les<br />
abus du papisme <strong>et</strong> la grâce d'entendre la vérité. Ce<br />
ment déclaré le bon droit de ma cause qu'un chacun<br />
doit s'en contenter. »<br />
L<strong>et</strong>tre du 31 janvier 1537.<br />
1. En forme de mantille.
LA RUPTURE 119<br />
fait, il disait, <strong>et</strong> les autres aussi, le Pater Noster <strong>et</strong> le<br />
Credo en latin, puis l'assemblée se levait. »<br />
Tel fut le rite que le réformateur enseigna aux<br />
premiers calvinistes, dans les grottes de Crotelles.<br />
Mais sa présence avait été signalée à la police.<br />
Son hôte lui conseilla de partir. Il quitta Poitiers,<br />
toujours accompagné de Louis du Till<strong>et</strong>, <strong>et</strong> gagna<br />
Orléans. Espérait-il pouvoir s'y fixer, <strong>et</strong> vivre<br />
enfin dans c<strong>et</strong>te r<strong>et</strong>raite studieuse à quoi il aspirait<br />
depuis si longtemps sans jamais y atteindre ?<br />
Il s'y livra à des travaux de cabin<strong>et</strong>, <strong>et</strong> composa<br />
sa Psychopannychie, traité par lequel il entendait<br />
prouver que les âmes veillent <strong>et</strong> vivent après<br />
qu'elles sont sorties du corps, contre l'erreur de<br />
quelques ignorants qui pensent qu'elles dorment<br />
jusqu'au dernier jugement.
CHAPITRE X<br />
VERS L'EXIL<br />
c<strong>et</strong>te fois encore, en fin 1534 ou commen-<br />
MAIS, cement de janvier 1535, il lui fallut se rem<strong>et</strong>tre<br />
en route avec son fidèle compagnon, du Till<strong>et</strong>,<br />
<strong>et</strong> traverser les pays de Lorraine <strong>et</strong> d'Alsace,<br />
avant de se réfugier à Strasbourg. Combien de fois<br />
les deux fugitifs furent-ils en danger d'être découverts<br />
au cours de ce long voyage, où ils durent<br />
jouer le rôle de personnages imaginaires, détourner<br />
les soupçons de maints aubergistes qui se vantaient<br />
d'être bons dévots <strong>et</strong> de flairer de loin<br />
le parpaillot, se méfier de tout le monde <strong>et</strong> d'eux-<br />
mêmes, veiller à leurs moindres propos, chaque<br />
soir verrouiller soigneusement la porte d'une chambre<br />
de hasard <strong>et</strong> vérifier leurs armes pour être<br />
prêts à vendre chèrement leur vie aux soldats<br />
qui allaient peut-être surgir, car, à chaque étranger<br />
qu'ils rencontraient, les voyageurs couraient le<br />
risque d'être reconnus <strong>et</strong> de se voir, un peu plus<br />
tard, dressés sur un bûcher !<br />
Quelles fatigues eut à supporter <strong>Calvin</strong>, c<strong>et</strong><br />
homme débile, dont l'estomac digérait mal, que<br />
la migraine, déjà, serrait aux tempes, qui avait
VERS L'EXIL 121<br />
des vomissements <strong>et</strong> des diarrhées presque continuels<br />
! Des chevaux de fortune secouaient sa<br />
colique sur leur échine, ou bien il était à pied <strong>et</strong><br />
il lui fallait<br />
d'insomnie,<br />
marcher,<br />
le mal de<br />
malgré la fatigue,<br />
tête,<br />
la nuit<br />
— car il ne connut<br />
jamais d'autre façon de voyager qu'au dos d'une<br />
bête, ou arpentant les routes, suant au soleil <strong>et</strong><br />
tout poudreux, ou les habits collés à la peau par<br />
l'averse du ciel. Et quand il arrivait à l'étape,<br />
rêvant de repos, de solitude, de silence, <strong>et</strong> d'un<br />
bon feu qui eût réchauffé ses os glacés, il lui fallait,<br />
ou se cacher, ou prêcher les inconnus qui accouraient<br />
vers lui. Car Dieu continuait de lui susciter<br />
partout des gens qui réclamaient ses prêches, <strong>et</strong> il<br />
n'y avait plus pour lui de lieux écartés ni déserts.<br />
Sans cesse <strong>Calvin</strong> devait violenter sa nature sauvage<br />
<strong>et</strong> honteuse afin de répandre la parole du Christ.<br />
A Desmes, près de M<strong>et</strong>z, l'un des domestiques<br />
des deux amis déroba la boug<strong>et</strong>te où ils avaient<br />
mis tout leur argent <strong>et</strong> emmena l'un des chevaux.<br />
On imagine sans peine la colère <strong>et</strong> la détresse des<br />
fugitifs, quand ils se virent ainsi démunis de toutes<br />
espèces sonnantes, en la pleine campagne d'un<br />
pays étranger où ils se prétendaient ce qu'ils<br />
n'étaient pas <strong>et</strong> n'avaient que les auberges pour<br />
les nourrir <strong>et</strong> les coucher. L'autre serviteur dont<br />
ils se faisaient accompagner les tira d'embarras<br />
en donnant les six écus qu'il possédait pour les<br />
mener à Strasbourg. Là, des amis, sans doute,<br />
leur prêtèrent l'argent nécessaire à la fin du voyage,<br />
car ils furent bientôt à Bâle, où <strong>Calvin</strong> montra<br />
la plus vive satisfaction d'avoir r<strong>et</strong>rouvé son bon<br />
ami Cop, qu'il n'avait pas revu depuis le jour du<br />
mois de novembre 1533 où, j<strong>et</strong>ant étole <strong>et</strong> bonn<strong>et</strong><br />
à la rue, <strong>et</strong> plantant là ses bedeaux, le recteur
122 CALVIN<br />
s'était enfui de Paris en emportant le sceau de<br />
l'Université. De graves événements s'étaient passés<br />
depuis, <strong>et</strong> les deux hommes avaient bien des<br />
choses à apprendre l'un de l'autre.<br />
Cop ne dut pas trouver que le Picard avait pris<br />
meilleure mine depuis qu'il s'était enfin décidé<br />
à entrer dans le parti des réformés <strong>et</strong> qu'il courait<br />
les routes, autant pour échapper au feu de son<br />
bûcher que pour répandre la parole évangélique.<br />
Il put voir aussi que, si <strong>Calvin</strong> avait fort souvent<br />
changé de nom au cours de ses voyages, il n'avait<br />
pas changé d'âme, <strong>et</strong>. que c'était bien toujours le<br />
même homme, tout ensemble violent <strong>et</strong> froid,<br />
opiniâtre, discuteur, <strong>et</strong> surtout d'une incroyable<br />
assurance en tout ce qui touchait ses propres convictions,<br />
<strong>et</strong> d'une continence, d'une austérité de<br />
moeurs qui, malgré tout, imposaient le respect.<br />
C<strong>et</strong>te austérité, dont peu de personnes pouvaient<br />
donner l'exemple, touchait vivement la matrone<br />
distinguée, du nom de Catharina Klein, qui le<br />
logeait au faubourg Saint-Alban. La dame n'en<br />
revenait pas qu'on vécût ainsi, sans presque rien<br />
manger, sans presque de sommeil, n'existant<br />
que pour écrire, convaincre ou prêcher, obstinément<br />
fermé à tous les plaisirs du monde <strong>et</strong> tenant<br />
pour néant ce que les hommes sont accoutumés<br />
de prétendre leurs plus chères récréations <strong>et</strong> leurs<br />
plus précieuses jouissances. Aussi éprouvait-elle<br />
une grande admiration pour une vertu qui était<br />
peut-être moins l'eff<strong>et</strong> d'une volonté de se conduire<br />
de façon à ne point souiller son corps qu'une<br />
naturelle répugnance à la fatigue que comportent<br />
les plaisirs. Et elle allait partout, prônant la grande<br />
sagesse de M. Lucanius, car c'était ainsi que le<br />
réformateur se faisait maintenant appeler.
VERS L'EXIL 123<br />
Cependant que la matrone le vantait à tout<br />
venant, <strong>Calvin</strong>, enfermé chez lui avec quelques<br />
livres, goûtait enfin l'âpre joie de se r<strong>et</strong>rouver<br />
seul avec son manuscrit de l' Institution Chrétienne.<br />
Il le terminait. En même temps, il se perfectionnait<br />
dans l'étude de l'hébreu avec Münster Sébastien.<br />
Il s'occupait aussi de m<strong>et</strong>tre une préface<br />
latine <strong>et</strong> une préface française à la <strong>Bible</strong> d'Oliv<strong>et</strong>an.<br />
« Laissant le pays de France », écrira-t-il dans la<br />
préface de ses Psaumes, « je m'en viens en Allemagne<br />
de propos délibéré, afin que là je puisse vivre en repos<br />
en quelque coin inconnu comme j'avais toujours désiré. »<br />
N'avait-il pas quelque regr<strong>et</strong> du pays natal,<br />
<strong>et</strong> le grand désir d'y rentrer bientôt? Il écrivait<br />
la l<strong>et</strong>tre à François 1er qui devait précéder l'Institution,<br />
l<strong>et</strong>tre très belle, <strong>et</strong> qui semblait bien une<br />
avance.<br />
« Je voulais par ce travail servir à nos Français »,<br />
dit-il dans sa l<strong>et</strong>tre-préface, datée du 1er août 1535.<br />
« J'en voyais plusieurs avoir faim <strong>et</strong> soif de Jésus-<br />
Christ, <strong>et</strong> bien peu qui en eussent reçu droite connaissance.<br />
Mais voyant que la fureur de certains méchants<br />
s'est élevée en votre royaume tellement qu'elle ne laisse<br />
pas la saine doctrine faire son chemin, il m'a semblé<br />
nécessaire de faire servir ce livre non seulement d'instruction,<br />
comme j'en avais d'abord l'intention, mais<br />
de confession de foi. »<br />
Et il concluait en disant :<br />
Que le Roi des rois veuille donner pour fondement à<br />
votre trône la justice.<br />
Mais là encore, il ne lui fut pas permis de s'aban-
124 CALVIN<br />
donner tout entier à sa passion de l'étude. Il lui<br />
fallut connaître tout ce que la Réforme comptait<br />
d'hommes remarquables en Suisse. Il vit Pierre<br />
Vir<strong>et</strong>, qui était à Bâle en novembre 1535, <strong>et</strong> fit<br />
avec lui une visite à Claudius Feroeus. Il apprit<br />
à connaître Bullinger, lequel se trouvait à Bâle<br />
le 3 février 1536, jour où fut signée la première<br />
confession de foi helvétique. Il en connut bien<br />
d'autres encore, dont les noms ne sont point parvenus<br />
jusqu'à nous. A tous, il préférait son ami<br />
Simon Grynée. Chaque jour on lui présentait de<br />
nouvelles recrues qui venaient d'adhérer à la<br />
Réforme ou se montraient encore hésitantes, indé-<br />
cises, <strong>et</strong> dont il fallait réchauffer le zèle. Chaque<br />
jour il devait vaincre sa timidité, sa sauvagerie<br />
<strong>et</strong>, de taciturne, devenir éloquent. Le service du<br />
Seigneur, en vérité, commençait déjà de lui coûter<br />
bien cher.<br />
Sans doute le trouvait-on souvent à la maison<br />
des Granges, où habitaient les pasteurs de la<br />
cathédrale. Il allait fréquemment à l'imprimerie<br />
de Thomas Platter. Elle était à l'enseigne de l'Ours<br />
Noir, dans le quartier du Mont Saint-Pierre, en<br />
face de l'hôtel d'Andlow. De grandes fenêtres à<br />
meneaux laissaient largement pénétrer la lumière<br />
dans l'atelier où les ouvriers assemblaient leurs<br />
l<strong>et</strong>tres de plomb <strong>et</strong> faisaient gémir les presses.<br />
Oporin choisissait les ouvrages, Robert Winter<br />
fournissait les fonds, Lasius Ruch <strong>et</strong> Platter diri-<br />
geaient l'imprimerie.<br />
Et voilà que les anciens amis qu'il avait laissés<br />
en France accouraient vers le réformateur. De<br />
Noyon arrivaient son frère, sa soeur, celui auquel<br />
il avait cédé sa chapelle de la Gésine, celui auquel<br />
il avait donné la Cure de Pont-l'Évêque, <strong>et</strong> le
VERS L'EXIL 125<br />
lieutenant du Roi Laurent de Normandie. De<br />
Paris, son maître Mathurin Cordier, de Montmor,<br />
Budé, Cop ; d'Orléans, le fils de Daniel. De Bourges,<br />
les Collardon ; d'Angoulême, du Till<strong>et</strong>. De Poitiers,<br />
Véron, le procureur Babinot, le lecteur des<br />
Institutes, Saint-Vertumien. <strong>Calvin</strong> connut sans<br />
doute aussi Carlstadt <strong>et</strong> Caroli, contre lesquels<br />
il défendit Farel, qui venait lui-même de défendre<br />
les Genevois, accusés de tous les crimes par Caroli.<br />
Sur quoi Caroli, saisi de<br />
courir dans la ville comme<br />
fureur,<br />
un fou,<br />
s'était mis<br />
en proférant<br />
à<br />
des menaces contre Farel. Il était allé trouver<br />
<strong>Calvin</strong>, qui l'avait fort mal reçu.<br />
Le 23 août 1535, <strong>Calvin</strong> remit le manuscrit<br />
des Institutions à l'éditeur Platter 1.<br />
En tête, il avait écrit : « Je suis venu pour<br />
donner le glaive,<br />
<strong>et</strong> non la paix ». Car il se appelé<br />
croyait<br />
à redresser les torts des hommes <strong>et</strong> à défendre<br />
Dieu.<br />
Il<br />
mit<br />
en<br />
en<br />
corrigea les épreuves en<br />
route pour l'Italie avec<br />
février, puis se<br />
<strong>Jean</strong> du Till<strong>et</strong>.<br />
Il<br />
Du<br />
avait<br />
Till<strong>et</strong><br />
repris le<br />
se faisait<br />
nom de<br />
appeler<br />
Charles d'Espeville.<br />
Louis de Haulmont.<br />
Voyageant botte à botte, les deux amis s'enchantaient<br />
à la pensée de connaître la duchesse de<br />
Ferrare <strong>et</strong> d'aller « saluer » l'Italie. <strong>Calvin</strong> n'avait-il<br />
pas résolu de porter la parole évangélique<br />
peuples les plus rapprochés du Saint-Siège<br />
était, en tout cas, bien décidé à ne pas aller<br />
aux<br />
? Il<br />
plus<br />
loin que Ferrare. « Il veut saluer<br />
de loin », a dit Théodore de Bèze.<br />
dent.<br />
l'Italie comme<br />
Il restait pru-<br />
1. Les institutions sortirent des presses de Platter en<br />
mars 1536.
126 CALVIN<br />
On ne sait quelle route les voyageurs suivirent<br />
dans les Alpes. Sans doute prirent-ils la plus courte,<br />
qui passait par les Grisons, le col de la Bernina,<br />
la Vénétie. Puis ce fut Ferrare, enfermée dans<br />
de hautes murailles. A mesure qu'ils s'en rapprochaient,<br />
les deux amis voyaient sortir de ses rem-<br />
parts <strong>et</strong> monter vers le ciel des dômes d'églises<br />
qui miroitaient au soleil. Bientôt ils entrèrent dans<br />
la cité. Ils se trouvaient maintenant chez Hercule<br />
d'Este, le vassal du Pape. Ils n'allaient plus être<br />
entourés que de cardinaux <strong>et</strong> d'inquisiteurs, tout<br />
prêts à se saisir de leurs personnes pour en faire<br />
bonne <strong>et</strong> prompte justice pour peu qu'ils sentissent<br />
l'hérétique <strong>et</strong> que l'on vint à découvrir leur<br />
supercherie. Car ils portaient tous deux des habits<br />
de prêtre, afin de parvenir jusqu'à la princesse<br />
sans éveiller les soupçons du redoutable Hercule,<br />
qui menait une garde vigilante autour de son<br />
épouse, dont les tendances protestantes le. m<strong>et</strong>taient<br />
en fureur.<br />
La ville, à en croire Diane Arioste, l'une des<br />
femmes de Renée, était « une tanière de puces <strong>et</strong><br />
de punes, avec une infinité de cousins, car autrement<br />
on ne la doit appeler vu l'ordure qui lui<br />
est dedans, en été particulièrement ». Le palais<br />
lui-même était tout délabré, tout branlant, tout<br />
moisi. Mais cela ne se voyait guère du dehors,<br />
<strong>et</strong> il avait encore grand air sous son revêtement<br />
de marbre rouge, au milieu des fontaines, des boules<br />
de verdure, des cônes <strong>et</strong> des animaux que simulaient<br />
des frondaisons habilement taillées.<br />
Au tournant d'une rue, les deux amis se trouvèrent<br />
devant sa masse flamboyante. Le château<br />
de Renée de France éblouissait qui le voyait pour<br />
la première fois. Puis le voyageur, s'étant habitué
VERS L'EXIL 127<br />
à son éclat, contemplait sa ruine. Ses murs se<br />
lézardaient. Une mousse verte poussait sur les<br />
sculptures. Les larges dalles polychromes des<br />
grandes salles dansaient sous les pas des lourds<br />
soldats bardés de fer. <strong>et</strong> un soir, Renée de France<br />
avait dû fuir sa chambre, dont le plafond menaçait<br />
de s'écrouler.<br />
Cela n'empêchait pas qu'on y<br />
menât fort<br />
joyeuse vie.<br />
Les p<strong>et</strong>its pages, vêtus de rouge cramoisi <strong>et</strong><br />
coiffés de bér<strong>et</strong>s roses, portaient de grands plats<br />
fumants sous les dorures fléchissantes des plafonds,<br />
<strong>et</strong> les pavanes lentes faisaient tourner les<br />
damas des plus belles robes sur le carreau défoncé<br />
des salles. Ce n'étaient que réjouissances sans fin,<br />
banqu<strong>et</strong>s monstrueux, joutes, cavalcades <strong>et</strong> comédies.<br />
Il y avait des fous, des nains, des singes,<br />
des perroqu<strong>et</strong>s ! Chaque soir, une foule somptueuse<br />
se réunissait dans les vastes appartements du<br />
château dont on avait rehaussé l'éclat de grandes<br />
tentures de fête, rouges, blanches <strong>et</strong> vertes. On<br />
y voyait des princes l<strong>et</strong>trés, des princesses héroïnes<br />
d'amour, de poésie ou de roman, des cardinaux<br />
aspirant à la papauté, des érudits, des artistes,<br />
des poètes moitié chevaliers, moitié bardes. Renée,<br />
vêtue d'une robe de velours noir à manches bouillonnées,<br />
cachait sa bosse sous les longs plis tombants<br />
d'un voile noir qui couvrait ses splendides<br />
cheveux blonds. L'échancrure du corsage laissait<br />
apercevoir sa peau nacrée. Ses yeux bleus étaient<br />
pleins de vivacité. Elle avait tant de séduction<br />
<strong>et</strong> d'esprit que tous ceux qui l'approchaient<br />
oubliaient très vite la disgrâce de son corps <strong>et</strong><br />
se r<strong>et</strong>iraient charmés.<br />
La fille de Louis XII ne pouvait se consoler
128 CALVIN<br />
de l'exil, <strong>et</strong> attirait les Français à sa cour pour<br />
essayer d'en tromper le mortel ennui. La vue de<br />
ces étrangers m<strong>et</strong>tait le duc en fureur, <strong>et</strong> leur<br />
présence au palais n'avait pas tardé d'amener la<br />
discorde entre les deux époux. Le vieux château<br />
branlant commençait déjà de prendre un aspect<br />
moins joyeux quand le réformateur <strong>et</strong> son ami<br />
y pénétrèrent. On n'y tournait presque plus de<br />
sonn<strong>et</strong>s aux Amadis, <strong>et</strong> les romans étaient passés<br />
de mode. Les aimables propos d'amour avaient<br />
fait place à ceux de religion.<br />
C<strong>et</strong>te fois, <strong>Calvin</strong> ne devait pas songer à prêcher<br />
publiquement les gens du château, car les soldats<br />
d'Hercule eussent bientôt interrompu le prône <strong>et</strong><br />
j<strong>et</strong>é le prôneur en prison, cependant que le tribunal<br />
de la Sainte Inquisition se fût hâté d'instruire<br />
son procès. Il fallait s'introduire furtivement,<br />
user de ruse pour essayer d'approcher de<br />
la princesse <strong>et</strong> de s'en faire entendre, ce qui<br />
n'allait point sans de grandes difficultés, car elle<br />
était étroitement surveillée par les cardinaux, <strong>et</strong><br />
le duc, tenu au courant de ses moindres propos,<br />
faisait précipiter dans un cul de basse-fosse quiconque<br />
lui paraissait suspect. Il lui enlevait jusqu'à<br />
ses femmes pour peu qu'il les soupçonnât d'hérésie.<br />
Dès que Renée de France eut appris la présence<br />
de <strong>Calvin</strong>, elle s'employa habilement à le rapprocher<br />
de sa personne sans éveiller les soupçons de<br />
son redoutable entourage. Elle le fit loger dans<br />
une pièce voûtée, dite des Camerini, éclairée de<br />
deux fenêtres grillées qui donnaient sur une cour<br />
intérieure. Une p<strong>et</strong>ite chapelle y attenait. Il y<br />
avait aussi un escalier, dit du Municipio, qui lui<br />
ménageait une fuite en cas de danger.<br />
A côté de la pièce où logeait <strong>Calvin</strong> se trouvaient
VERS L'EXIL 129<br />
les appartements princiers, formés d'une suite<br />
indéfinie de salles immenses <strong>et</strong> fastueuses. Puis,<br />
tout au fond, un cabin<strong>et</strong> minuscule tapissé de<br />
boiseries <strong>et</strong> de glaces jusqu'au plafond. Les panneaux<br />
étaient couverts de p<strong>et</strong>ites miniatures à<br />
fond d'or. Et les glaces multipliaient les centaines<br />
de figurines entremêlées d'arabesques. C'était le<br />
boudoir de Renée de France.<br />
Fût-ce dans ce décor aimable que se dressa le<br />
noir <strong>Calvin</strong>, qui avait traversé les Alpes pour<br />
apporter l'Évangile à la princesse captive du<br />
terrible Hercule, à la pauvre princesse que les<br />
plaisirs<br />
— Ils<br />
du monde n'avaient pu consoler de l'exil ?<br />
eurent ensemble des entr<strong>et</strong>iens fort secr<strong>et</strong>s,<br />
auxquels assistaient quelques demoiselles d'honneur,<br />
dont Françoise Boussiron.<br />
De Ferrare, <strong>Calvin</strong> rédigea deux épitres, l'une<br />
à Duchemin, l'autre à Gérard Roussel, qui venait<br />
de se laisser nommer évêque d'Oloron.<br />
Parmi tous les gens qu'il rencontra, l'un, Fran-<br />
çois Richardot, dut l'intéresser tout particulièrement,<br />
<strong>et</strong> le porter à user de toute sa force de persuasion.<br />
C'était un ancien prédicateur de l'ordre<br />
des moines augustins, que Rome venait de relever<br />
de ses voeux. Il avait quitté la robe monastique,<br />
<strong>et</strong> louvoyait entre le catholicisme <strong>et</strong> la Réforme<br />
sans parvenir à se décider pour l'un ou pour l'autre.<br />
<strong>Calvin</strong>, sans doute, ne put se tenir de le conjurer<br />
de renoncer définitivement à l'erreur du papisme<br />
pour entrer dans les voies du Seigneur. Mais s'il<br />
le prêcha, il perdit son temps <strong>et</strong> risqua peut-être<br />
aussi de perdre la vie. L'ancien moine, un instant<br />
séduit par les idées nouvelles, allait bientôt rentrer<br />
dans le giron de l'Église <strong>et</strong> s'efforcer de faire<br />
CALVIN.<br />
9
130 CALVIN<br />
oublier sa passagère défection par un redoublement<br />
de zèle à poursuivre les protestants <strong>et</strong> devenir,<br />
comme évêque d'Arras, un de leurs plus redoutables<br />
adversaires<br />
Le voisinage des cardinaux m<strong>et</strong>tait <strong>Calvin</strong> dans<br />
une situation périlleuse. A toute seconde, il courait<br />
le risque d'être reconnu <strong>et</strong> j<strong>et</strong>é en prison. Il avait<br />
déjà fait trop de bruit pour que l'Église ne jugeât<br />
pas indispensable de le supprimer. Un jour, le<br />
Grand Inquisiteur de la Foi apprit sa présence au<br />
château <strong>et</strong> s'en montra fort ému. Le terrible<br />
appareil de la sainte Inquisition se mit en branle,<br />
<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> n'eut que le temps de s'enfuir par l'escalier<br />
dérobé qui se trouvait fort à propos à côté<br />
de sa chambre. Put-il sauter sur un cheval, <strong>et</strong><br />
fût-ce en une galopade effrenée qu'il décampa<br />
de Ferrare sans espoir de r<strong>et</strong>our ? Ou bien, j<strong>et</strong>ant<br />
là sa robe cléricale, changea-t-il encore une fois<br />
de costume <strong>et</strong> d'allure, <strong>et</strong> prît-il son air le plus<br />
tranquille pour franchir la porte de la cité devant<br />
le mousqu<strong>et</strong> des soldats ? Avec un tel homme,<br />
cela n'a que peu d'importance. L'essentiel est<br />
qu'à pied ou à cheval, il puisse encore prêcher.<br />
Et c'est ce qu'il ne laissa pas de faire en traversant<br />
Modène, Parme <strong>et</strong> Plaisance pour atteindre le<br />
Piémont. Sa fureur à convaincre les gens <strong>et</strong> la<br />
certitude de posséder la vérité le poussaient à<br />
s'exposer sans cesse <strong>et</strong> à risquer un supplice dont<br />
il semblait, par ailleurs, fort soucieux de se préserver.<br />
Ses prêches lui causaient bon nombre de mésaventures,<br />
car les paysans ont l'humeur rude, <strong>et</strong><br />
ceux qu'il prétendait convertir ne se montraient<br />
pas toujours disposés à l'entendre. Les mauvais
VERS L'EXIL 131<br />
discours de c<strong>et</strong> étranger qui ne voulait plus de<br />
la messe <strong>et</strong> tenait le ciel pour une imagination<br />
d'usurier les m<strong>et</strong>taient souvent fort en colère,<br />
<strong>et</strong> c'est ainsi que dans le Val de Saint-<strong>Paul</strong> de<br />
Grano, entre Coni <strong>et</strong> Saluces, le réformateur vit<br />
sa prédication brusquement interrompue par les<br />
cris du peuple <strong>et</strong> fut contraint de s'enfuir à toutes<br />
jambes, poursuivi par les femmes, qui lui j<strong>et</strong>aient<br />
des pierres <strong>et</strong> brandissaient leurs balais.<br />
Ce jour-là, le pauvre Louis du Till<strong>et</strong> dut entendre<br />
bien des paroles amères. Combien de colères<br />
avait-il essuyées depuis qu'il voyageait en la<br />
compagnie du réformateur ? Était-ce toute c<strong>et</strong>te<br />
bile qui commençait de le dégoûter du protestantisme,<br />
ou bien, seulement, se trouvait-il fatigué<br />
de la route, des auberges, des glaciers <strong>et</strong> des risques?<br />
Il se demandait si <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> lui ne se trompaient<br />
point de chemin en croyant aller tout droit à<br />
Dieu. Les prônes de son ami ne le trouvaient plus<br />
aussi enthousiaste, <strong>et</strong> il lui venait maintenant<br />
des objections qu'il gardait, sans doute, prudemment<br />
pour lui.<br />
Dans le Val d'Aoste, <strong>Calvin</strong> fut mieux écouté,<br />
car les paysans, justement, quelques mois plus<br />
tôt, s'étaient convertis au protestantisme, <strong>et</strong> ils<br />
ne pouvaient que bénir qui leur apportait la doctrine<br />
du Christ. <strong>Calvin</strong> les réunit dans la ferme<br />
de Bibian afin de les fortifier en leur foi évangélique,<br />
puis il remonta le torrent du Buttier pour<br />
atteindre Varney.<br />
C<strong>et</strong>te fois, le réformateur, perdu en pleine montagne,<br />
au milieu de son chaos grandiose, de ses<br />
pics, de ses gouffres, se trouvait face à face avec<br />
ce qui peut le mieux mener l'homme sur le chemin<br />
de concevoir la grandeur de l'Auteur de vie. Plus
132 CALVIN<br />
que jamais, la créature humaine devait lui apparaître<br />
misérable <strong>et</strong> chétive, aveugle, trébuchante.<br />
En-dessous de lui, le torrent, encaissé dans une<br />
tranchée de plus en plus profonde, ouvrait un<br />
précipice qui semblait plonger dans les entrailles<br />
mêmes de l'enfer. <strong>Calvin</strong> l'aurait traversé sur un<br />
pont de bois, puis, passant par Closelina, le malade<br />
avait imposé à son corps la rude besogne de se<br />
hisser dans un dur sentier de roches. Quelle migraine<br />
lui martelait la tête, cependant qu'il s'arcboutait<br />
<strong>et</strong> jouait des genoux <strong>et</strong> des coudes pour se frayer<br />
un chemin ? Quels maux d'estomac lui rongeaient<br />
la poitrine, alors qu'il étreignait la montagne ?<br />
Quelle colique lui tordait les entrailles ?<br />
Puis il aurait continué sa route par la Valpeline.<br />
Il revint à Bâle, mais ce n'était pas c<strong>et</strong>te fois encore<br />
qu'il devait se reposer. Le 2 juin 1536, nous le<br />
r<strong>et</strong>rouvons à Paris. Ce jour-là, par-devant deux<br />
notaires du Châtel<strong>et</strong> de Paris.<br />
Jehan Cauvin, licencié ès-loix, présent en sa personne,<br />
établit son frère Antoine, clerc, demeurant à Paris,<br />
son procureur général <strong>et</strong> spécial.<br />
L'édit de Coucy, du 16 juill<strong>et</strong> 1535 <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres<br />
d'abolition de Lyon, du 31 mai 1536 accordaient<br />
un délai de six mois aux hérétiques afin de leur<br />
perm<strong>et</strong>tre d'abjurer. Pendant ce temps, ils pouvaient<br />
rentrer en France sans crainte d'y être<br />
inquiétés, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />
une si belle occasion<br />
n'avait point laissé<br />
de r<strong>et</strong>ourner à Paris,<br />
échapper<br />
où l'appelait<br />
le règlement de ses affaires. Il descendit à<br />
l'hôtel <strong>et</strong> reçut des visites, dont celle de Godefroi<br />
Lopin, qui devint la nouvelle<br />
un propagateur ardent<br />
religion <strong>et</strong>, un an plus tard, alla<br />
de<br />
le<br />
rejoindre à Genève.
VERS L'EXIL 133<br />
Le réformateur ne poussa même pas jusqu'à<br />
Noyon, où ses frères Charles <strong>et</strong> Antoine vendaient<br />
des morceaux de terres héritées de leurs parents,<br />
<strong>et</strong> ce fut, apparemment, sans avoir revu sa p<strong>et</strong>ite<br />
ville natale qu'il reprit le chemin de l'exil d'où,<br />
c<strong>et</strong>te fois, il ne devait plus revenir. Il voulait<br />
r<strong>et</strong>ourner directement à Strasbourg, mais Fran-<br />
çois 1er <strong>et</strong> Charles-Quint se faisaient la guerre<br />
<strong>et</strong> leurs soldats occupaient la Champagne. Les<br />
gros canons de bronze, les coulevrines <strong>et</strong> les bombardes<br />
ravageaient la campagne, <strong>et</strong> se fût-on<br />
risqué à recevoir quelque boul<strong>et</strong>, que l'on n'aurait<br />
pu franchir la ligne des troupes. Il fallut que <strong>Calvin</strong><br />
renonçât à traverser la Champagne <strong>et</strong> la Lorraine.<br />
Il fit un grand détour par le Midi, <strong>et</strong> s'arrêta très<br />
probablement à Lyon.<br />
La ville était faite pour le charmer. Opulente<br />
<strong>et</strong> riche, elle ne se contentait pas de son trafic<br />
avec l'Italie. Elle marquait le plus grand intérêt<br />
pour tout<br />
<strong>et</strong> plus de<br />
ce qui était du<br />
cent imprimeurs<br />
domaine de<br />
y exerçaient<br />
l'esprit,<br />
« l'art<br />
divin ». Leur prince, Sébastien Gryphe, avait<br />
Etienne Dol<strong>et</strong> <strong>et</strong> Rabelais pour correcteurs, <strong>et</strong><br />
Frellon se servait de Michel Serv<strong>et</strong>.<br />
Est-ce là que l'Espagnol rencontra le Picard,<br />
après l'avoir fui à Paris ?<br />
M. Moutarde affirme que<br />
le réformateur <strong>et</strong> son<br />
fidèle ami Louis du Till<strong>et</strong> descendirent chez les<br />
frères Frellon, libraires rue Mercière, à l'enseigne<br />
de l'Écu de Coulongne, <strong>et</strong> se montrèrent enchantés<br />
de leur hospitalité.<br />
Enfin, un jour de juill<strong>et</strong> 1536, <strong>Calvin</strong>, qui<br />
n'avait pu se rendre directement à Lausanne, but<br />
de son voyage, apparut, tout blanc de poussière,<br />
devant les murs de Genève.
CHAPITRE XI<br />
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE<br />
la côte qu'il vient de gravir, il aperçoit au<br />
DE loin l'église Saint-Pierre, dressée sur sa colline<br />
où montent les rues. Puis il passe devant la Monnaie.<br />
Un peu plus loin se dresse la Croix de Cornavin<br />
où finit la juridiction du duc <strong>et</strong> commencé<br />
celle de la cité. Il entre en territoire genevois.<br />
Il se trouve devant la porte Cornavin. Elle est<br />
bien vieille. Elle s'écroulera dans peu de temps.<br />
Ses joints se descellent. Elle s'affaisse entre ses<br />
gonds. On la dirait lasse de toutes les hérésies,<br />
les philosophies, les inventions humaines qui<br />
passent chaque jour sous son arche branlante,<br />
en la personne de ces voyageurs exténués <strong>et</strong> poussiéreux<br />
que la vieille Europe catholique a chassés<br />
de ses villes <strong>et</strong> qui accourent se réfugier dans le<br />
giron de la jeune république ouverte aux idées<br />
nouvelles par haine de ses anciens maîtres, les<br />
ducs <strong>et</strong> les évêques.<br />
Depuis que l'on a fermé la porte de Sainte-<br />
Catherine, celle de Cornavin est la seule ouverture<br />
perm<strong>et</strong>tant d'entrer dans Genève aux gens qui<br />
arrivent d'Allemagne, de France <strong>et</strong> de Suisse.
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 135<br />
Le gu<strong>et</strong> s'avance, armé de pied en cap. Il<br />
demande la nom des voyageurs, <strong>et</strong>, pour qu'ils<br />
soient reçus dans les auberges de la ville, leur rem<strong>et</strong><br />
une marque que l'hôte reconnaîtra.<br />
Les deux amis franchissent le pont-levis, suivent<br />
la rue de Cornavin, la rue Contana, débouchent<br />
sur la place Saint-Gervais, se r<strong>et</strong>rouvent au milieu<br />
de l'Ile. Le Rhône fuit, rapide, bleu, profond, <strong>et</strong><br />
malheur à ce qui choit de la rive, immondices,<br />
bête ou homme ! Il les emporte d'un train si<br />
furieux que tout disparaît en une seconde, <strong>et</strong> les<br />
Genevois se sont souvent déjà servis de leur vieux<br />
fleuve pour se débarrasser de ceux qui les gênaient.<br />
<strong>Calvin</strong> ne se doute guère que lui-même va bientôt<br />
connaître l'horrible peur de s'y voir précipité.<br />
Il est bien décidé à ne passer qu'une nuit à Genève,<br />
<strong>et</strong> se trouve si las du voyage, qu'il reste à l'auberge<br />
pendant que Louis du Till<strong>et</strong> se m<strong>et</strong> à la recherche<br />
des protestants réfugiés dans la ville afin de les<br />
informer de la venue de <strong>Calvin</strong> parmi eux.<br />
Le soir même, un gros homme roux se présente<br />
à l'hôtellerie. C'est Farel. Les amis, aussitôt,<br />
s'attablent, rapprochent leurs deux faces, parlent<br />
bas. L'un est sec avec un visage jaune, aux traits<br />
tirés, l'autre corpulent, rouge de peau <strong>et</strong> de poil.<br />
Son corps trapu, massif, fait gémir le siège qui<br />
le supporte. Déjà il gronde, bien qu'il entende ne<br />
parler qu'à mi-voix.<br />
Il expose à son ami la situation de Genève. C'est<br />
par horreur de son duc <strong>et</strong> de son évêque qu'elle<br />
s'est j<strong>et</strong>ée dans le protestantisme, mais ses habitants<br />
manquent de l'esprit de foi <strong>et</strong> de pénitence<br />
indispensable à leur régénération. Farel ne peut<br />
suffire à la tâche. Il n'est, lui, qu'un orateur populaire,<br />
<strong>et</strong> ici il faudrait un grand politique, un
136 CALVIN<br />
calculateur avisé, un homme assez habile pour<br />
se tenir en équilibre entre les trois partis qui se<br />
partagent Genève : les protestants, les catholiques<br />
<strong>et</strong> les patriotes. Ceux-ci sont les soldats de l'indépendance,<br />
Genevois avant tout. Ils ont combattu<br />
pour la liberté de leur p<strong>et</strong>ite patrie, <strong>et</strong> s'irritent<br />
de voir d'un côté les Français vouloir gouverner<br />
leur cité sous le prétexte de religion <strong>et</strong>, de l'autre,<br />
les Bernois s'immiscer dans les affaires intimes de<br />
la République. Au milieu de toutes ces complications<br />
politiques, Farel perd la tête. Il est débordé.<br />
Il ne pourra ramener à Dieu le tumultueux troupeau<br />
de Genève. Des âmes vont se perdre. Il faut<br />
rester pour l'aider à convertir la ville dissipée <strong>et</strong><br />
paillarde.<br />
A c<strong>et</strong> appel inattendu, <strong>Calvin</strong> se trouble. Il<br />
objecte son humeur sauvage <strong>et</strong> sa timidité. Il<br />
ne souhaite que l'étude, la r<strong>et</strong>raite ! Il est taci-<br />
turne, tourmenté de maux, souvent aigre <strong>et</strong> impatient,<br />
bilieux <strong>et</strong> sombre ! Le Seigneur ne peut<br />
vouloir qu'il devienne le pasteur des Genevois.<br />
Il supplie Farel,<br />
au nom de Dieu, d'avoir pitié de lui <strong>et</strong> de le laisser<br />
servir autrement à Dieu 1...<br />
Alors Farel s'emporte. Il frappe la table de ses<br />
poings <strong>et</strong>, frémissant d'une sainte colère :<br />
« Et moi », se m<strong>et</strong>-il à vociférer de sa voix tonnante,<br />
« au nom du Dieu tout-puissant, je te déclare : tu<br />
prétextes tes études. Si tu refuses de t'adonner ici<br />
avec nous à c<strong>et</strong>te oeuvre du Seigneur, Dieu te maudira,<br />
car tu te cherches toi-même, bien plutôt que le Christ ! »<br />
1. L<strong>et</strong>tre de Farel à Libert<strong>et</strong>, 6 juin 1564.
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 137<br />
<strong>Calvin</strong> est épouvanté. C<strong>et</strong>te violence l'a vaincu.<br />
Il tremble de tous ses membres à la pensée que<br />
Dieu pourrait le maudire.<br />
« Lequel mot m'épouvanta <strong>et</strong> ébranla tellement »,<br />
dira-t-il plus tard, « que j'abandonnai le voyage que<br />
j'avais entrepris ; ...non pas tant par conseil <strong>et</strong> exhortation<br />
que par une adjuration épouvantable, comme<br />
si Dieu eût, d'en haut, étendu la main sur moi pour<br />
m'arrêter 1. »<br />
Il se fait violence <strong>et</strong><br />
en se faisant violence, il a plus fait <strong>et</strong> plus promptement<br />
que personne ait fait, surpassant non point les<br />
autres seulement, mais soi-même 2.<br />
Certes, la malédiction brandie sur sa tête par<br />
le fougueux pasteur l'a épouvanté, <strong>et</strong> nous voulons<br />
bien croire qu'il a violenté son tempérament en<br />
se rendant enfin aux désirs de Farel. Mais <strong>Calvin</strong><br />
est-il absolument sincère quand il prétend que<br />
sa plus entière félicité réside dans la r<strong>et</strong>raite <strong>et</strong><br />
l'étude ? Se connaît-il si mal qu'il n'ait point<br />
reconnu le grand politique <strong>et</strong> l'homme de combat<br />
qui sont en lui ? Ne sent-il pas qu'il est secrètement<br />
rongé de l'ambition de faire partout prévaloir<br />
la doctrine évangélique, c'est-à-dire la doctrine<br />
de <strong>Calvin</strong>, ce qui est une façon d'imposer aux<br />
hommes sa volonté toute-puissante, <strong>et</strong> que la<br />
passion qu'il a de convaincre le fera toujours sortir<br />
de sa r<strong>et</strong>raite ? Et cependant que Farel s'efforçait<br />
de le convertir à ses vues, n'a-t-il pas brusquement<br />
compris que Genève était exactement la ville dont<br />
1. Préface des Commentaires sur les Psaumes.<br />
2. L<strong>et</strong>tre de Farel à Libert<strong>et</strong>, 6 juin 1564.
138 CALVIN<br />
il avait besoin pour la conquête religieuse de l'Europe<br />
? Certes, il doit s'attendre à ce que sa nationalité<br />
dresse devant lui de grands obstacles, mais,<br />
d'autre part, il n'est ni prince, ni évêque, ni Bernois.<br />
C'est l'essentiel.<br />
S'il a de l'adresse <strong>et</strong> de l'énergie — <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />
sait qu'il est capable d'en avoir — il pourra se<br />
glisser parmi tous ces gens turbulents qui n'ont<br />
point encore pris l'habitude de la liberté, qui sont<br />
même fort embarrassés de celle qu'ils viennent<br />
de conquérir, <strong>et</strong> ne soupçonnent guère que la<br />
servitude puisse leur arriver d'ailleurs que du<br />
côté de leurs anciens maîtres.<br />
Ceux-ci étaient catholiques, <strong>et</strong>, à cause de ce<br />
souvenir, les Genevois exècrent le catholicisme.<br />
Ils ne feront donc point difficulté de se convertir<br />
à la religion nouvelle qu'on leur apportera, pourvu<br />
que le prédicateur soit assez habile pour donner<br />
à c<strong>et</strong>te religion un caractère municipal <strong>et</strong> national,<br />
<strong>et</strong> rien n'est plus facile, quand on a, comme <strong>Calvin</strong>,<br />
le génie de la politique <strong>et</strong> l'instinct du despotisme.<br />
Alors, <strong>Calvin</strong> fera de Genève la « ville de sûr<strong>et</strong>é »<br />
où accourront tous les réformés de la vieille Europe.<br />
Chaque année son armée grossira. Genève rayonnenera<br />
de plus en plus loin sur le monde religieux,<br />
<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, seul, sans appui, sans roi, sans prince,<br />
sans argent, n'ayant pour soi que sa volonté plus<br />
forte qu'aucune autre volonté humaine, sera ce<br />
que n'a pas su être Luther, lui qui fut soutenu<br />
par les rois, les princes, les États — le maître<br />
tout-puissant de Genève, la ville sainte du calvinisme,<br />
la rivale de Rome !<br />
Le fils de l'homme d'affaires excommunié regardera<br />
le Pape en face !
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 139<br />
<strong>Calvin</strong> est ambitieux, mais avant tout, il est<br />
croyant. Il a vu dans Genève la place forte où<br />
il pourra édifier son oeuvre dans toute sa pur<strong>et</strong>é<br />
<strong>et</strong> sa rigidité, sans compromission, sans concessions<br />
aux princes. Cela surtout a dû le décider.<br />
Ses débuts sont humbles.<br />
Comme il n'a, dit-il, nulle grâce à parler en<br />
public, il a été décidé que Farel continuera ses<br />
prêches, <strong>et</strong> que lui se contentera d'enseigner la<br />
théologie.<br />
Avant de commencer ses cours, il s'en va régler<br />
ses affaires à Bâle <strong>et</strong> y conduire un parent, Artesius<br />
ou Lois d'Artois. En route, il rencontre Lausanne,<br />
Yverdon, Neufchâtel, la Neuveville, <strong>et</strong> s'y arrête.<br />
Au r<strong>et</strong>our, il est affligé d'un violent catarrhe qui<br />
s'est porté sur la gencive supérieure. On le saigne<br />
deux fois. Du matin au soir il lui faut se tenir la<br />
joue au chaud dans un cataplasme. La douleur<br />
devient bientôt si intolérable qu'il absorbe quantité<br />
de calmants. Pendant neuf jours il est dans la<br />
farine, les drogues, les emplâtres. Le catarrhe<br />
finit par céder à tous ces remèdes, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, à<br />
la fin du mois d'août 1536, commence ses fonctions<br />
de « professeur des saintes L<strong>et</strong>tres dans l'Église<br />
de Genève ».<br />
De la rue des Chanoines, où il habite, il aperçoit<br />
le haut de l'église Saint-Pierre. C'est à c<strong>et</strong>te<br />
église qu'il se rend, chaque après-midi, pour y<br />
expliquer les épitres de Saint-<strong>Paul</strong>, « avec grande<br />
louange <strong>et</strong> utilité ».<br />
L'Hôtel de Ville se trouve, lui aussi, à quelques<br />
pas de la maison de <strong>Calvin</strong>, dans la rue de la<br />
Treille, qui aboutit à la porte Baud<strong>et</strong>.<br />
Humble vie, débuts mélancoliques <strong>et</strong> rebutants.<br />
Les Genevois, en vérité, se soucient fort peu de
140 CALVIN<br />
suivre les cours du « lecteur en la Sainte Écriture<br />
à Genève », qui n'est, pour eux, qu'un inconnu,<br />
un Français de plus arrivé dans leur pauvre ville<br />
libre, ouverte à tous les étrangers. Dans la cathédrale<br />
vide, nue, dépouillée, il lui faut faire son<br />
cours devant un morne auditoire formé de quelques<br />
réfugiés protestants.<br />
Au sortir de l'église, il se rend souvent à l'Hôtel<br />
de Ville.<br />
Il n'y trouve guère de quoi se réconforter, <strong>et</strong><br />
le Conseil attache si peu d'importance à sa personne<br />
qu'il ne songe même pas à le rétribuer de<br />
ses cours. <strong>Calvin</strong>, une fois de plus, est dans une<br />
grande misère. Farel, le 5 septembre 1536, supplie<br />
qu'on<br />
ce à<br />
prenne<br />
quoi le<br />
soin de le r<strong>et</strong>enir <strong>et</strong> de le nourrir,<br />
Conseil répond « qu'on s'occupe de<br />
le soutenir », mais, en réalité, ne se soucie nullement<br />
du Français, dont il n'inscrit même pas le<br />
nom sur ses registres, <strong>et</strong> ce ne sera que cinq mois<br />
plus tard, le 13 février 1537, qu'il pensera enfin<br />
à lui donner un traitement de six écus soleil.<br />
Si le pasteur n'avait pas d'amis qui le nourrissent,<br />
il serait plus misérable que le dernier des mendiants.<br />
Au reste, cela n'est pas si mal. Il n'est pas mauvais,<br />
en eff<strong>et</strong>, que la vie lui soit dure. Sa foi n'en a<br />
que plus de violence <strong>et</strong> son verbe plus d'âpr<strong>et</strong>é.<br />
Plus il sera tyrannique <strong>et</strong> autoritaire, mieux il<br />
conviendra à ce peuple genevois qui vient de se<br />
donner la liberté <strong>et</strong> a besoin, maintenant, pour<br />
se sentir gouverné, d'un despote qui le traitera<br />
avec une impitoyable rigueur, une rigueur à<br />
laquelle furent loin d'atteindre ses anciens maîtres,<br />
<strong>et</strong> que les événements, c<strong>et</strong>te fois, le contraindront<br />
d'accepter, car il lui faudra choisir entre <strong>Calvin</strong>
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 141<br />
<strong>et</strong> Berne, ou l'évêque, ou le prince, <strong>et</strong> il n'hésitera<br />
pas, un maître nouveau paraissant toujours préférable<br />
à celui dont on a déjà fait l'expérience.<br />
Pour l'instant, les Genevois sont encore pleins<br />
de l'ivresse de se sentir libres, <strong>et</strong> comme ce sont<br />
de gros <strong>et</strong> rudes hommes, ils ont plongé leur ville<br />
dans la débauche. A la guerre succède toujours<br />
la danse, <strong>et</strong>, après qu'on a tué, on aime avec<br />
fureur. La loi est éternelle. Genève n'y échappe<br />
point. Tous les carrefours ont des tréteaux. Partout<br />
les musiques font sauter les gens. Les matrônes<br />
y r<strong>et</strong>roussent leurs jupons <strong>et</strong> cambrent le torse.<br />
Dans les maisons les cires brûlent jusqu'à l'aube,<br />
<strong>et</strong> l'on dit qu'il s'y comm<strong>et</strong> d'abominables péchés.<br />
L'adultère souille bon nombre de couches, les<br />
ruisseaux sont pleins d'ivrognes, les tripots de<br />
joueurs, <strong>et</strong> les marchés se traitent en pleine rue<br />
avec les filles d'amour. On dirait que les Genevois<br />
pressentent le régime de pénitence auquel ils vont<br />
être soumis bientôt, <strong>et</strong> qu'ils veulent se payer par<br />
avance de leurs futures privations.<br />
Bilieux <strong>et</strong> noir, <strong>Calvin</strong> heurte du pied l'ivrogne,<br />
respire l'odeur musquée de la fille de joie, voit<br />
tourner les jupons des bourgeoises que le diable<br />
a poussées dans le bal, <strong>et</strong> croit entendre sortir<br />
des maisons les soupirs voluptueux d'abominables<br />
ébats. Toute sa chair frémit de dégoût à se sentir<br />
ainsi roulée dans le péché, <strong>et</strong> un accès de rage<br />
le remplit d'une humeur acre.<br />
Les hommes sont vêtus d'habits qui scandalisent<br />
ses regards. Ce sont des " chausses chappelées »<br />
dont l'étoffe fut tailladée en maints endroits, de<br />
façon à laisser apercevoir la doublure, de couleur<br />
opposée à celle du dessus. Les Genevois sont fiers<br />
de leurs belles formes, <strong>et</strong> portent leurs pourpoints
142 CALVIN<br />
très courts afin que l'on voie mieux la rondeur<br />
de leurs cuisses dont l'étoffe épouse très exactement<br />
les contours. Les femmes n'offensent pas<br />
moins le Seigneur par la hardiesse <strong>et</strong> la somptuosité<br />
de leurs accoutrements. Elles dégrafent leur giron,<br />
montrent leurs bras, se rabattent les cheveux sur<br />
les oreilles, posent sur leur tête de hautes coiffures<br />
provocantes, s'entortillent dans de la soie, du<br />
velours, des étoffes d'argent ou d'or, comme si<br />
ce n'était pas appeler le diable dans son corps<br />
que le couvrir ainsi de choses délicates, <strong>et</strong> l'orner<br />
de bijoux à la façon d'une châsse d'église<br />
catholique.<br />
<strong>Calvin</strong> est dévoré de l'envie de cacher sous un<br />
long habit les formes masculines des Genevois,<br />
de tirer les chevelures de leurs épouses, d'aplatir<br />
rudement les bouffants de leurs robes, de transformer<br />
les alcôves tièdes en de durs sommiers où<br />
des anges terribles, des anges de colère <strong>et</strong> de feu,<br />
veilleraient à la chast<strong>et</strong>é des corps, de brûler les<br />
cartes des tripots avec les joueurs, les violons <strong>et</strong><br />
les danseurs. Qu'est-ce donc que ces gens qui ne<br />
peuvent se marier sans musique, s'aborder sans<br />
trinquer aux tavernes, <strong>et</strong> qui prétendent mêler<br />
de la joie à tous les jours de leur existence ?<br />
La joie, quand il ne faudrait que le calme de la<br />
pénitence ! A quoi pense le Conseil, de laisser les<br />
Genevois libres de leur conduite, c'est-à-dire libres<br />
de pécher ? Un gouvernement doit obliger les<br />
citoyens de vivre dans la vertu, c'est là le premier<br />
de ses devoirs, <strong>et</strong> Dieu lui demandera compte de<br />
toutes les fautes commises dans la cité. C'est<br />
aussi son plus grand intérêt. La joie est mauvaise<br />
conseillère, <strong>et</strong> porte le peuple au mépris de<br />
l'autorité.
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 143<br />
N'être rien, n'avoir point reçu de titre officiel,<br />
remâcher du matin au soir des pensées de discipline,<br />
<strong>et</strong> devoir laisser les gens se livrer en toute<br />
liberté à leur débauche, pour un homme du caractère<br />
de <strong>Calvin</strong>, c'est une souffrance dont la brûlure<br />
a quelque chose d'infernal. Il est, de plus, tourmenté<br />
d'un chagrin intime qui achève de le remplir<br />
de bile. Son ami du Till<strong>et</strong> vient de l'abandonner<br />
! L'ancien curé s'est prétendu las des<br />
querelles des Genevois <strong>et</strong>, prétextant de son désir<br />
de revoir Bucer, il a repris la route de Strasbourg.<br />
Puis, de là, au lieu de s'en revenir, repentant <strong>et</strong><br />
contrit, il s'est échappé du côté de Paris.<br />
C<strong>et</strong>te défaite a cruellement blessé le réforma-<br />
teur, <strong>et</strong> il ne répond plus aux l<strong>et</strong>tres du qui lui dit en substance<br />
fugitif,<br />
: « Nous nous sommes<br />
trompés. Il en est temps encore, r<strong>et</strong>ournons en<br />
arrière. » A quoi servirait que <strong>Calvin</strong> prit la peine<br />
de sermonner une fois encore un malheureux qui,<br />
ayant eu l'inappréciable bonheur de connaître la<br />
vérité, est r<strong>et</strong>ombé dans son aveuglement primitif<br />
? N'a-t-il pas si bien démontré le bon droit<br />
de sa cause que chacun devrait s'en contenter ?<br />
Il songe à traduire son Institution Chrétienne<br />
en français, quand il lui faut accompagner Farel<br />
à Lausanne, où se prépare une grande dispute<br />
publique pour régler la question de la réformation<br />
dans le canton de Vaud. L'affaire est d'importance.<br />
Trois cent trente-sept prêtres ont été invités à<br />
venir s'expliquer avec les protestants, afin que<br />
le peuple puisse juger par lui-même <strong>et</strong> décider de<br />
ce qu'il convient de faire.<br />
La dispute<br />
Vaudois ne<br />
a<br />
se<br />
lieu<br />
sont<br />
le 30 septembre<br />
pas<br />
1536. Les<br />
émus d'une l<strong>et</strong>tre de<br />
l'empereur Charles-Quint qui, dès le 5 juill<strong>et</strong>, a
144 CALVIN<br />
écrit au Conseil : « Annulez immédiatement tout ».<br />
La ville, dévorée par un incendie, vient d'être<br />
rebâtie. Ses pierres, toutes blanches, aveuglent.<br />
Et l'on s'émerveille de n'y plus voir de vieilles<br />
tours branlantes, héritage du temps passé, mais<br />
d'y contempler partout des arcs, des triangles,<br />
des colonnes faites à la mode antique. Aussi<br />
trouve-t-on partout des Suisses arrêtés devant les<br />
monuments. Ils sont accourus de tous les villages<br />
<strong>et</strong> les cantons voisins. Beaucoup d'hommes sont<br />
descendus de la montagne pour entendre parler<br />
les orateurs. Certains portent, sur le somm<strong>et</strong> du<br />
crâne, de p<strong>et</strong>ites calottes noires où s'enroule un<br />
galon d'or. Leurs manches bouffent autant que<br />
celles des femmes qui, elles, se serrent la poitrine<br />
dans des corsel<strong>et</strong>s de velours lacés par-devant.<br />
Leurs belles cottes rouges frôlent les grosses robes<br />
noires des prêtres <strong>et</strong> des pasteurs, <strong>et</strong> la foule qui<br />
les presse fait tomber l'empois de leurs jupons.<br />
Les rues fourmillent de gens. Depuis plus d'une<br />
semaine, la ville absorbe du monde. Les bouchers,<br />
sans arrêt, abattent des bêtes, <strong>et</strong> les boulangers,<br />
luisants de sueur, n'arrêtent plus d'enfourner des<br />
pains. Dans toutes les cours d'auberge, à tous les<br />
angles de maison, à tous les anneaux de mur, partout,<br />
on trouve des chevaux ou des mules attachés<br />
avec leur selle sur le dos. Il n'y a plus de place<br />
aux auberges de la rue du Bourg.<br />
Celle du Lion, tenue par Etienne Grand, syndic,<br />
est la plus célèbre.<br />
C'est de là que partent toutes les nouvelles,<br />
car les commissaires de Fribourg <strong>et</strong> de Berne s'y<br />
réunissent pour banqu<strong>et</strong>er <strong>et</strong>, à chaque seconde,<br />
on voit entrer ou sortir des notabilités qui font<br />
se tendre le col des gens penchés à leur fenêtre,
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 145<br />
<strong>et</strong> arrêtent les conversations de ceux qui les gu<strong>et</strong>tent<br />
du pas de leur porte. A chaque instant aussi<br />
arrivent des ecclésiastiques <strong>et</strong> des pasteurs, au<br />
dos de leurs mules ou de leurs haridelles, à moins<br />
qu'ils ne soient à pied <strong>et</strong> que, depuis plusieurs<br />
jours, ils ne marchent à travers la montagne pour<br />
s'en venir défendre leur croyance devant le peuple<br />
assemblé. Les uns sont accourus avec empressement<br />
<strong>et</strong> brûlent du désir d'exposer leur foi en<br />
public. Les autres ont la mine rechignée <strong>et</strong> vouent<br />
à tous lés diables les organisateurs de c<strong>et</strong>te dispute,<br />
qui les a obligés de subir tous les ennuis <strong>et</strong> toutes<br />
les fatigues d'un voyage. Les plus gros, les moins<br />
habiles, avant de m<strong>et</strong>tre pied à terre, font approcher<br />
leurs montures des bornes. Et cependant<br />
qu'ils passent dans les rues étroites où des regards<br />
curieux se cachent au fond de tous les coins, les<br />
gens bien informés murmurent des noms.<br />
Tous les Vaudois sont là, avec leurs familles.<br />
Ils ont quitté la ferme pour venir entendre les arguments<br />
des deux partis <strong>et</strong> savoir lequel a raison.<br />
<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Farel ont rencontré Vir<strong>et</strong>, qui habite<br />
Orbe, en face de l'hôtel des Deux Poissons, <strong>et</strong><br />
les trois amis, que Bèze appelle « ministres de<br />
l'Évangile <strong>et</strong> singuliers amis par ensemble, le<br />
trépied d'élite », attirent l'attention des Suisses,<br />
dont beaucoup reconnaissent Farel <strong>et</strong> Vir<strong>et</strong>, <strong>et</strong><br />
se demandent quel est ce Français, d'aspect chétif<br />
<strong>et</strong> de mine sévère, qui se promène en leur compagnie.<br />
Son oeil est si brillant qu'il leur semble qu'une<br />
lame d'acier vient de les pénétrer quand il a porté<br />
ses regards sur eux. Personne ne l'a jamais vu<br />
monter en chaire, <strong>et</strong> sa voix n'a pas encore résonné<br />
dans une église. Quel est donc ce nouveau pasteur<br />
?<br />
CALVIN. 10
146 CALVIN<br />
Le dimanche 1er octobre, la foule bariolée se<br />
dirige vers la cathédrale, <strong>et</strong> Farel ouvre la dispute<br />
par une prédication.<br />
Le lendemain, dès sept heures du matin, la<br />
grande nef se remplit de peuple. Il entre, se presse,<br />
s'écrase. Toutes les rues le déversent, <strong>et</strong> il entre<br />
toujours. Les milliers de têtes, en hauts bonn<strong>et</strong>s<br />
ou privées de leurs p<strong>et</strong>ites calottes à cercle d'or,<br />
se tournent vers le centre de la cathédrale. On y<br />
a réservé une place pour les débats, avec des sièges<br />
autour, où sont assis les tenants de la discussion.<br />
Il y a aussi quatre notaires ou secrétaires avec<br />
leurs écritoires, les deux présidents <strong>et</strong> les cinq<br />
commissaires de Berne. Ils sont vêtus de chausses<br />
<strong>et</strong> de pourpoints noirs à crevés rouges. Un long<br />
panache flotte sur leurs chapeaux à larges bords.<br />
Un grand étonnement a saisi le peuple à la vue<br />
du p<strong>et</strong>it nombre de prêtres qui se sont rendus à<br />
l'invitation du Conseil. On en a convié trois cent<br />
trente-sept à venir défendre leur foi, <strong>et</strong> cent<br />
soixante-quatorze seulement ont répondu à l'appel<br />
de la ville de Berne. Les autres estiment qu'ils<br />
n'ont pas à se comm<strong>et</strong>tre en de tels débats <strong>et</strong> que<br />
ce serait offenser le Seigneur que d'aller disputer<br />
avec des hérétiques tout juste bons à j<strong>et</strong>er au<br />
bûcher.<br />
Mais voici que Farel apparaît dans le cercle,<br />
au milieu de la cathédrale. Aux feux des cires,<br />
sa barbe rouge flambe sur sa courte <strong>et</strong> large<br />
robe noire, entre les feutres empanachés des commissaires.<br />
Et sa formidable voix s'en va frapper<br />
les voûtes de la nef, qui la font r<strong>et</strong>omber sur la<br />
tête du peuple. C'est lui qui a rédigé les dix thèses<br />
que l'on va soutenir. Et il parle de la justification<br />
par la foi. Il s'élève, ainsi que Vir<strong>et</strong>, contre la
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 147<br />
présence corporelle, ce qui donne lieu à de graves<br />
débats.<br />
Mais que se passe-t-il donc ? Quelle force mystérieuse<br />
paralyse les catholiques ? Un seul des<br />
moines envoyés par les dix monastères prend la<br />
parole, <strong>et</strong> tous les chanoines demeurent silencieux.<br />
Cependant ce sont tous des hommes doctes <strong>et</strong><br />
habiles à parler en public. Ils ont été choisis pour<br />
leur science théologique <strong>et</strong> l'éloquence de leur<br />
verbe. Ils sont habitués aux subtilités de la casuis-<br />
tique, aux arguments, aux arguties. On attaque<br />
leur religion dans ses fondements les plus sacrés ;<br />
<strong>et</strong> ils se taisent ! Un chanoine, tout-à-l'heure,<br />
s'est levé, on a cru qu'il allait enfin répondre aux<br />
protestants : il s'est contenté de lire une protestation<br />
du chapitre, déclarant qu'il s'abstenait !<br />
Est-ce donc que tous ceux qui se sont rendus à<br />
l'appel de Lausanne inclinent secrètement au protestantisme<br />
?<br />
Les débats se poursuivent jusqu'au Jeudi<br />
5 octobre, <strong>et</strong>, de tous les prêtres qui sont là, quatre<br />
seulement ont pris part aux débats. Aussi le peuple<br />
a-t-il la plus avantageuse opinion des doctrines<br />
protestantes.<br />
<strong>Calvin</strong> n'a encore rien dit. Mais voici qu'à la<br />
dispute du jeudi, un catholique lit un mémoire<br />
reprochant aux ministres réformés de mépriser<br />
les anciens <strong>et</strong> saints docteurs.<br />
Alors il se dresse. Depuis son arrivée à Lausanne,<br />
une horrible migraine lui tenaille la tempe. Son<br />
regard brûle dans sa face convulsée par la douleur,<br />
mais le sarcasme qui bat dans sa poitrine<br />
emporte sa timidité. Sa langue, merveilleusement<br />
exercée au vieux collège Montaigu, attaque avec<br />
emportement. Et la certitude qu'il a de détenir
148 CALVIN<br />
la vérité prête à ses paroles la chaleur qui manque<br />
à son sang. Sa voix siffle aux oreilles du peuple<br />
étonné.<br />
« Nous les lisons, <strong>et</strong> nous apprenons d'eux plus que<br />
vous ne faites », dit-il. « Mais<br />
soum<strong>et</strong>tre sans conviction à<br />
nous ne pouvons nous<br />
leur jugement, car la<br />
parole de Dieu nous le défend. Comment osez-vous<br />
soutenir que quiconque ne reconnaît pas<br />
l'absolue auto-<br />
rité des Pères rej<strong>et</strong>te par là toute autorité, même celle<br />
des lois <strong>et</strong> du souverain ? »<br />
Emporté par son indignation, le malade que<br />
torture l'éclat des cierges, <strong>et</strong> qui se tient tout raide<br />
pour ne pas remuer la tête, se m<strong>et</strong> à citer, de<br />
mémoire, les opinions de Tertullien, une homélie<br />
de Chrysostome, un passage de Saint-Augustin,<br />
un passage du livre contre Adimantus Manichéen,<br />
le psaume 98, une homélie sur l'Évangile de<br />
Saint <strong>Jean</strong>, l'épitre Ad Dardanum, <strong>et</strong> d'autres<br />
encore.<br />
Les graves docteurs en restent anéantis. Le<br />
peuple est dans la stupéfaction. Et quand il<br />
s'arrête enfin, le feu aux joues, <strong>et</strong> sans doute<br />
secoué par quelque quinte de toux — car, en plus<br />
de sa migraine, il souffre d'un catharre qui s'est<br />
porté sur les bronches, — les milliers de Vaudois<br />
entassés dans le grand vaisseau catholique s'agitent,<br />
se poussent pour apercevoir l'orateur. Ils sont<br />
maintenant convaincus, décidés au protestantisme.<br />
Et ils se demandent les uns aux autres<br />
quel est donc c<strong>et</strong> homme plein d'éloquence <strong>et</strong> de<br />
science, qui jamais encore n'a parlé du haut de la<br />
chaire, <strong>et</strong> dont on ignore le nom.<br />
A ce moment, un cordelier, <strong>Jean</strong> Tandi, se lève<br />
en criant qu'il a vu enfin la vérité,
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 149<br />
<strong>et</strong> compris ce qu'enseignait l'Évangile. Que, s'il n'en<br />
convenait pas, il comm<strong>et</strong>trait le péché contre le Saint-<br />
Esprit, qu'il reconnaissait ses erreurs <strong>et</strong> priait Dieu,<br />
de faire à ses frères la même grâce.<br />
Puis la grosse voix de Farel s'élève dans le<br />
temple tumultueux :<br />
« Oh ! que Dieu est grand », dit-elle, « bon <strong>et</strong> sage !<br />
Il a eu pitié de la pauvre brebis qui était errante par<br />
les déserts, <strong>et</strong> l'a amenée en la sainte bergerie ! »<br />
Alors, il y a un grand tumulte. Des gens essaient<br />
de se dégager de la foule pour atteindre le cercle<br />
des débats. Ils poussent des cris afin de se faire<br />
entendre, <strong>et</strong> renouvellent l'aveu du cordelier. Ce<br />
sont les deux augustins Gérard Pariat <strong>et</strong> Claude<br />
Clémentis, les prêtres, <strong>Jean</strong> Mimard, <strong>Paul</strong> Drogy,.<br />
Claude Blancherose.<br />
L'assemblée se r<strong>et</strong>ire dans le plus grand trouble.<br />
Les bourgeois commentent avec leurs épouses les<br />
thèses soutenues devant eux. Ils en parlent encore<br />
sous les courtines des alcôves, aux chambres des<br />
auberges <strong>et</strong> sur le dos des bêtes qui les rapportent<br />
chez eux avec leurs femmes en croupe. Tout bien<br />
réfléchi, le bon droit leur paraît du côté de ce<br />
protestant qui a si bien parlé.<br />
Et les conversions se multiplient. En trois mois,,<br />
quatre-vingts religieux <strong>et</strong> cent vingt prêtres<br />
passent à la Réforme. Ce premier succès engage.<br />
<strong>Calvin</strong> dans de nouvelles discussions <strong>et</strong>, le 13 octobre,<br />
il lui faut partir pour Berne afin d'y assister<br />
au synode où deux cent quatre-vingt-seize paroisses<br />
vont être représentées, <strong>et</strong> qui délibèrera<br />
sur la formule de concorde de Wittemberg. Il est<br />
toujours affligé de son catarrhe, <strong>et</strong> s'effraie du
150 CALVIN<br />
voyage. Il voudrait bien pouvoir rester enfermé<br />
dans sa chambre, avec ses tisanes <strong>et</strong> ses cataplasmes.<br />
Mais le service du Seigneur se soucie<br />
bien d'un méchant rhume de poitrine ! Il lui faut,<br />
de nouveau, se faire secouer le corps par un cheval<br />
<strong>et</strong> s'exposer aux vents d'octobre, qui les a souvent<br />
fort aigres 1.<br />
C<strong>et</strong>te fois, l'affaire est d'importance, <strong>et</strong> veut<br />
toute la lucidité de son cerveau. Il s'agit de concilier<br />
entre elles les centaines de p<strong>et</strong>ites paroisses<br />
suisses, qui ont une fâcheuse tendance à se perm<strong>et</strong>tre<br />
d'interpréter le dogme <strong>et</strong> d'avoir des idées<br />
personnelles. C<strong>et</strong>te prétention paraît monstrueuse<br />
à <strong>Calvin</strong>, qui entend sonner l'alarme <strong>et</strong> serrer<br />
l'étau. Non, il n'est pas loisible à chacun d'adopter<br />
ou de rej<strong>et</strong>er ce qui lui plaît, selon l'inspiration de<br />
sa conscience. L'homme n'a pas le droit d'avoir<br />
d'opinions personnelles. Nul n'en est plus persuadé<br />
que <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> c'est bien ce qu'il fait entendre à la<br />
multitude des turbulentes p<strong>et</strong>ites paroisses.<br />
Sur quoi il revient à Genève. C<strong>et</strong>te fois, il n'est<br />
plus l'obscur Français dont nul ne se souciait, <strong>et</strong><br />
que certains regardaient même d'un assez mauvais<br />
oeil. Lausanne <strong>et</strong> Berne ont répandu son nom.<br />
Maintenant les gens se dérangent pour l'entendre<br />
parler du haut de la chaire <strong>et</strong> le peuple, par toutes<br />
les rues, monte vers Saint-Pierre, qu'il emplit<br />
d'une foule tumultueuse où chacun se montre<br />
curieux de contempler c<strong>et</strong> étranger dont, la veille<br />
1. L'assemblée de Lausanne dut empêcher <strong>Calvin</strong> de<br />
se rendre à Noyon auprès de son frère Charles, gravement<br />
malade. Ce dernier mourut le 1er ou le 31 octobre 1537<br />
sans s'être réconcilié avec l'Église, refusant les sacrements<br />
à son lit de mort <strong>et</strong> proclamant sa foi luthérienne.<br />
Il fut enterré de nuit sous les fourches patibulaires de<br />
Noyon.
PREMIER SÉJOUR A GENÈVE 151<br />
encore, on faisait si peu de cas. Les Genevois sont<br />
si nombreux que tous ne peuvent entrer dans le<br />
temple. Ils débordent sur la place, <strong>et</strong> la voix<br />
de l'orateur se perd avant d'arriver jusqu'à eux.<br />
Pour calmer leur dépit, <strong>Calvin</strong> doit prom<strong>et</strong>tre de<br />
remonter le lendemain en chaire. Ce peuple abandonné<br />
à lui-même, instinctivement, se cherche un<br />
maître.<br />
Ce maître, il le faudra plus autoritaire, plus<br />
tyrannique que l'ancien, pour qu'il se sente gouverné,<br />
<strong>et</strong> comme les Genevois sont joyeux <strong>et</strong> turbulents,<br />
ce maître nouveau devra les plonger dans<br />
la tristesse <strong>et</strong> la pénitence, pour qu'en se r<strong>et</strong>rouvant<br />
tout à l'opposé de ce qu'ils étaient, ils s'imaginent<br />
avoir progressé. <strong>Calvin</strong> leur paraît l'homme<br />
de la situation, précisément parce qu'il les rebute.<br />
Sa face jaune contraste avec leur teint fleuri, <strong>et</strong><br />
ils se disent que celui-là, du moins, ne perdra<br />
pas le temps de la République dans les tavernes<br />
<strong>et</strong> les tripots. Ce que l'on sait de ses moeurs en<br />
impose à leur relâchement, <strong>et</strong> comme il défend<br />
justement tout ce que l'on fait, on pense qu'il y<br />
a beaucoup à attendre de lui.
CHAPITRE XII<br />
ESSAIS D'ORGANISATION<br />
le malade se m<strong>et</strong> à l'oeuvre. Voici<br />
AUSSITOT, enfin venu le temps de ramener à Dieu ce<br />
troupeau d'âmes débandées ! Une âpre volonté<br />
inonde son coeur. Ses yeux brillent d'un feu nouveau.<br />
Il ne sent plus la migraine qui lui martèle le<br />
crâne en dessous de son serre-tête de soie noire<br />
recouvert d'une sorte de bér<strong>et</strong>.<br />
Son premier soin est alors de tâcher à consolider<br />
<strong>et</strong> fortifier la discipline ecclésiastique que ses prédécesseurs<br />
ont instituée à Genève <strong>et</strong>, pour cela,<br />
de concert avec Farel, il dresse une redoutable<br />
confession de foi :<br />
un bref formulaire de confession <strong>et</strong> de discipline »,<br />
dit Théodore de Bèze, « pour donner quelque forme à<br />
c<strong>et</strong>te Église nouvellement dressée ».<br />
C<strong>et</strong>te confession de foi est divisée en vingt <strong>et</strong> un<br />
articles. Les trois premiers prennent pour point<br />
de départ la parole <strong>et</strong> la loi du Dieu unique « suivant<br />
l'institution qui est contenue aux saintes<br />
Écritures », <strong>et</strong> se terminent par la citation complète<br />
des dix commandements de Dieu, selon le
ESSAIS D'ORGANISATION 153<br />
texte de l'Exode. Les dix articles suivants énumèrent<br />
<strong>et</strong> proclament les dogmes fondamentaux<br />
de l'orthodoxie évangélique, la corruption naturelle<br />
de l'homme, la rédemption par Jésus-Christ,<br />
la nécessité de la foi en Jésus-Christ pour la régénération<br />
<strong>et</strong> le salut, <strong>et</strong> se terminent par la citation<br />
du Symbole des Apôtres <strong>et</strong> l'Oraison Dominicale,<br />
avec c<strong>et</strong>te déclaration préalable :<br />
Tout ce que Jésus-Christ a fait <strong>et</strong> souffert pour notre<br />
rédemption, nous le tenons véritable sans aucun doute,<br />
ainsi qu il est contenu au Symbole qui nous est récité<br />
en l'Église.<br />
Les huit derniers articles traitent des sacrements,<br />
qu'ils réduisent à deux, le baptême <strong>et</strong> la<br />
sainte cène. Ils indiquent brièvement les principes<br />
essentiels de l'organisation ecclésiastique, les devoirs<br />
des pasteurs envers les fidèles <strong>et</strong> des fidèles<br />
envers les magistrats civils :<br />
par quoi nous entendons que tous chrétiens sont tenus<br />
de prier Dieu pour la prospérité des supérieurs <strong>et</strong> seigneurs<br />
des pays où ils vivent, obéir aux statuts <strong>et</strong><br />
ordonnances qui ne contreviennent aux commandements<br />
de Dieu, procurer le bien, la tranquillité <strong>et</strong> l'utilité<br />
publique, sans rien machiner qui soit pour émouvoir<br />
troubles ni dissentions 1.<br />
L'excommunication — c<strong>et</strong>te foudre des églises<br />
dont il fut lui-même si rudement frappé en la<br />
personne de son père — est le châtiment terrible<br />
qu'il veut tenir suspendu sur la tête des Genevois<br />
pour les ramener dans le sentier étroit de la vertu.<br />
1. Les vies de quatre grands chrétiens français, par<br />
F. Guizot.
154 CALVIN<br />
C'est que, depuis qu'il exerce les fonctions de<br />
pasteur à Genève, la distribution de la cène fait<br />
son supplice <strong>et</strong> qu'il attend d'être assez fort, assez<br />
puissant, pour refuser de livrer Dieu au pécheur.<br />
L'homme impie profane la Divinité, <strong>et</strong> rien, aux<br />
yeux de <strong>Calvin</strong>, n'est aussi abominable que c<strong>et</strong>te<br />
profanation-là. Pour participer au banqu<strong>et</strong> divin,<br />
il faudrait que tous les corps fussent semblables<br />
à des arches saintes, <strong>et</strong> ceux qui viennent le réclamer<br />
sont des ivrognes, des débauchés, des gens<br />
que le pasteur, la veille, a entendus jurer abominablement<br />
ou qu'il a vus sortir des maisons de<br />
la luxure. Ses mains tremblent, quand il lui faut<br />
tendre le pain sacré à leurs lèvres pleines de<br />
souillure. Il lui semble que le Christ, une seconde<br />
fois, est livré à ses bourreaux. Et la nuit, de tels<br />
remords le rongent, de telles épouvantes l'assaillent<br />
que la sueur trempe son matelas.<br />
Alors, il lui prend une horrible envie de s'enfuir<br />
de c<strong>et</strong>te cité maudite afin de ne plus participer<br />
à ses crimes. Mais, s'il part, il abandonne le Sauveur<br />
à la population démoniaque. Le Saint-Esprit<br />
ne trouvera plus que des corps souillés, Dieu sera<br />
roulé dans le péché !<br />
C<strong>et</strong>te idée achève de le bouleverser. Il se dit<br />
qu'il ne peut plus quitter c<strong>et</strong>te ville où il est, avec<br />
Farel, le seul défenseur du Christ.<br />
Genève, alors, devient pour lui une sorte de<br />
Gomorrhe biblique où il se trouve enfermé avec<br />
les plus effroyables péchés. Dans sa fièvre, la<br />
moindre danse prend des allures bachiques, le jeu<br />
le plus innocent lui paraît coupable.<br />
« Je ne blâme pas les amusements au fond », dit-il,<br />
« la danse <strong>et</strong> les jeux de cartes ne sont pas en soi un
ESSAIS D'ORGANISATION 155<br />
péché. Mais combien aisément les plaisirs parviennent<br />
à dominer ceux qui s'y adonnent fréquemment ! Là<br />
où l'impur<strong>et</strong>é est devenue une ancienne habitude, il<br />
faut éviter tout ce que amène le danger d'y r<strong>et</strong>omber.<br />
La coqu<strong>et</strong>terie est sévèrement réprimée. Plus<br />
d'affiqu<strong>et</strong>s, de coiffures tapageuses, de robes pimpantes,<br />
d'habits trop courts ! Il faut des cheveux<br />
tirés, des robes plates, des pourpoints descendant<br />
jusqu'aux genoux. Plus de chants, de musique,<br />
de rires, mais une démarche grave, des mains<br />
jointes, des regards au ciel. Tous les actes de la<br />
vie privée sont réglés par le tyrannique malade,<br />
car le plus important des devoirs du pasteur est<br />
justement de rendre l'homme vertueux en dépit<br />
de lui-même, <strong>et</strong> pour cela, il lui faut veiller jour<br />
<strong>et</strong> nuit sur la conduite des fidèles. A c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong>, il<br />
doit entr<strong>et</strong>enir une armée d'espions qui ne cesseront<br />
de surveiller les citoyens de la libre République<br />
<strong>et</strong> se rendront dans toutes les demeures, à<br />
n'importe quelle heure du jour <strong>et</strong> de la nuit, afin<br />
de s'assurer qu'en leur particulier les hommes<br />
n'offensent point Dieu. Que l'on n'aille pas objecter<br />
que c'est là violer l'intimité des gens, s'introduire<br />
où l'on n'a que faire, <strong>et</strong> que chacun est libre de<br />
vivre à sa guise. Pas plus qu'il n'a le droit d'avoir<br />
une opinion particulière, l'individu n'est autorisé<br />
à mener son existence à sa mode, <strong>et</strong> c'est le devoir<br />
du gouvernement de lui tracer les règles étroites<br />
qui l'empêcheront de se mal conduire. Les hommes<br />
ne sont point faits pour la liberté, <strong>et</strong> leur prétention<br />
à en jouir est un abominable péché d'orgueil.<br />
Il ne faut voir en eux que les temples du Saint-<br />
Esprit, « lesquels il n'est point licite de polluer ».<br />
Au moindre écart de conduite, le temple est souillé.
156 CALVIN<br />
Il n'est plus digne de recevoir Dieu. Donc, l'excommunication<br />
s'impose.<br />
La discipline est le nerf de l'Église, l'excommunication<br />
le nerf de la discipline.<br />
La discipline d'excommunication est une chose<br />
sainte <strong>et</strong> salutaire entre les fidèles, afin que les<br />
méchants ne corrompent point les bons <strong>et</strong> ne<br />
déshonorent pas Notre-Seigneur par leur conversation<br />
damnable. <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Farel entendent<br />
qu'il est expédient, selon l'ordonnance de Dieu, que<br />
tous manifestes idolâtres, blasphémateurs, meurtriers,<br />
larrons, paillards, faux témoins, séditieux, noiseulx,<br />
détracteurs, batteurs, ivrognes, dissipateurs de biens,<br />
après avoir été dûment admonestés, s'ils ne viennent<br />
à amendement, soient séparés de la communion des<br />
fidèles jusqu'à ce qu'on y aura connu repentance 1.<br />
Ceux qui ne voudront pas prêter serment à la<br />
confession de foi établie par <strong>Calvin</strong> seront chassés<br />
de la ville, car le récalcitrant est un ennemi de<br />
Dieu. Sa présence dans la cité y entr<strong>et</strong>iendrait le<br />
désordre, <strong>et</strong> l'on a grand besoin de paix 2.<br />
La hardiesse de Farel <strong>et</strong> de <strong>Calvin</strong> plonge les<br />
magistrats dans la consternation.<br />
Pendant ce temps, l'ordonnance de Réformation,<br />
du 24 décembre 1536, a clos l'ancien régime du<br />
canton de Vaud.<br />
1. Histoire de l'Eglise de Genève, par M. Gabarel.<br />
2. <strong>Calvin</strong> n'a pas inventé l'excommunication, ni le<br />
serment de la confession de foi, ni le bannissement pour<br />
refus de serment qui existaient déjà.<br />
Mais <strong>Calvin</strong> place l'excommunication au premier plan<br />
<strong>et</strong> refuse à l'État le droit de s'occuper de discipline.<br />
<strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>, par E. Doumergue.
ESSAIS D'ORGANISATION 157<br />
Partout, on renverse les autels <strong>et</strong> les statues des<br />
églises <strong>et</strong> des monastères. Certains le font avec<br />
calme, <strong>et</strong> l'on voit des prêtres, nouvellement convertis,<br />
replier avec soin les linges blancs des sacristies<br />
<strong>et</strong> transporter dans leurs bras les lourdes<br />
statues qu'ils viennent d'enlever à leurs socles<br />
pour aller les j<strong>et</strong>er en quelque fosse où les vieilles<br />
madones gothiques <strong>et</strong> les p<strong>et</strong>its anges joufflus<br />
taillés par l'amoureux ciseau des artisans vont<br />
lentement se dissoudre dans la terre. D'autres sont<br />
furieux <strong>et</strong> fanatiques. Ils déchirent leur soutane<br />
ou leur froc, frappent à grands coups de marteau<br />
la pierre où éclatent des ailes, des têtes, des mains,<br />
crèvent les toiles des tableaux, saccagent tout ce<br />
qu'ils trouvent devant eux en invoquant le nom<br />
du Christ. La population se joint à eux. Les<br />
cierges sont renversés. Leurs pieuses p<strong>et</strong>ites<br />
flammes qui demandaient au Ciel la santé d'un<br />
enfant ou l'amour d'un jeune homme s'éteignent<br />
sur les dalles du sanctuaire, au milieu des vases<br />
brisés. Les chandeliers se tordent entre les grosses<br />
mains furieuses qui s'en servent pour frapper les<br />
sculptures des portails. Les saints vénérables dont<br />
les pieds sont usés par les lèvres pieuses ont la<br />
corde au cou <strong>et</strong> s'abattent au bas de leurs socles.<br />
Les vitraux volent en éclats. Des voleurs se<br />
glissent parmi les nouveaux protestants, <strong>et</strong> les<br />
trésors des sacristies, cachés sous de vastes manteaux,<br />
s'enfuient vers des repaires où attendent<br />
les receleurs.<br />
<strong>Calvin</strong> éprouve une âpre joie à voir les églises<br />
catholiques débarrassées des « superstitions de la<br />
papauté ». Il se souvient de tous ses agenouillements<br />
devant les statues, de tous ses baisers aux<br />
reliques <strong>et</strong>, plein de rancune, n'en déteste que
158 CALVIN<br />
mieux les images des païens. Enfin voici le temple<br />
tel qu'il le souhaitait depuis longtemps, dépouillé,<br />
froid, nu. Que les humbles femmes dont la raison<br />
ne peut s'élever jusqu'aux hauteurs de la philosophie,<br />
<strong>et</strong> qui ont besoin d'une image faite à la<br />
ressemblance des hommes pour se représenter<br />
Dieu, <strong>et</strong> d'une p<strong>et</strong>ite flamme qui soit comme une<br />
âme qui parle de leurs misères à la bonne Vierge,<br />
laissent à la porte leurs croyances idolâtres. Ici<br />
n'entrent que des intelligences, des âmes fortes,<br />
capables de concevoir l'Infini. Les vieilles grand'mères<br />
n'ont plus d'églises. Qu'importe ! L'intelligence<br />
est conjointe avec la foi. <strong>Calvin</strong> se soucie<br />
peu des humbles <strong>et</strong> des pauvres d'esprit, encore<br />
que le Christ ait expressément déclaré qu'il les<br />
préférait à tous autres.<br />
Le temps des belles cérémonies est passé. Le<br />
temple, désormais, sera mu<strong>et</strong>. Genève n'entendra<br />
plus ses vieux clochers bourdonner pour les fêtes.<br />
Finis les beaux dimanches carillonnés qui faisaient<br />
empeser les coiffes <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tre des robes<br />
neuves, finies les noces joyeuses, les glas pour les<br />
morts, les sonneries qui participaient à la vie des<br />
familles <strong>et</strong> faisaient dire : « Voici mâtines... —<br />
L'angelus sonne, il est midi ! Oh ! le gai carillon !<br />
Qui donc se marie ? » Les corneilles, maintenant,<br />
peuvent nicher en paix dans les vieux clochers<br />
catholiques dont les bronzes ne battront plus.<br />
Au milieu de toute c<strong>et</strong>te agitation, <strong>Calvin</strong> ne<br />
se souvient-il pas quelquefois de Noyon-la-Sainte,<br />
en souhaitant ardemment en r<strong>et</strong>rouver un jour<br />
les multiples églises vidées de toutes leurs reliques,<br />
<strong>et</strong> les nombreux clochers sans voix ? La belle<br />
revanche que ce serait pour le promoteur excommunié<br />
! Mais déjà le Picard n'a plus guère le
ESSAIS D'ORGANISATION 159<br />
temps de songer à sa lointaine p<strong>et</strong>ite patrie, dont<br />
l'amour lui est resté au coeur.<br />
A tous instants sa longue forme noire s'engouffre<br />
dans l'hôtel de ville, surgit devant les échevins.<br />
Il est plein d'exigences <strong>et</strong> réclame sans cesse de<br />
nouvelles mesures disciplinaires. Il vient de composer<br />
un catéchisme pour les Genevois, <strong>et</strong> entend<br />
que tout le monde s'applique à l'apprendre. Il<br />
veut la célébration mensuelle de la sainte cène,<br />
l'introduction du chant des psaumes dans le culte,<br />
l'instruction des enfants dans la doctrine chrétienne,<br />
la régularisation des mariages, <strong>et</strong> surtout<br />
la mise en vigueur de l'excommunication.<br />
Les syndics hésitent. C<strong>et</strong> étranger coléreux les<br />
effraie. Où va-t-il les entraîner ? Au contraire de<br />
Farel qui semble s'adoucir, plus il prend d'autorité,<br />
plus il se montre impérieux, tyrannique <strong>et</strong><br />
furieux du pouvoir de l'église. Il prétend soum<strong>et</strong>tre<br />
à sa discipline tous les bourgeois de Genève, sans<br />
égards pour les plus opulents, les plus considérables<br />
<strong>et</strong> les plus glorieux. Il veut tous les frapper du<br />
même châtiment s'ils n'observent pas la règle<br />
qu'il a plu à sa volonté de leur imposer.<br />
A la moindre objection, il est transporté de<br />
fureur. Il<br />
écritoires<br />
bat les portes, fait sauter du poing les<br />
de la table des syndics, <strong>et</strong> le « sautier »<br />
assis sur son lion de bois, à la porte du Conseil,<br />
en a si grand'peur qu'il<br />
longue canne à pomme<br />
manque<br />
d'argent<br />
laisser<br />
quand<br />
choir sa<br />
il voit<br />
accourir le pasteur coléreux dont les longues<br />
manches noires battent la grande robe efflanquée,<br />
<strong>et</strong> qui bouleverse la maison de ville. Le tyrannique<br />
Français veut qu'on oblige les Genevois<br />
d'accepter la confession. Le serment de fidélité<br />
ou l'exil !
160 CALVIN<br />
Les syndics sont de plus en plus embarrassés.<br />
S'il leur faut bannir tous ceux qui refusent le<br />
serment, il ne restera plus personne à Genève !<br />
Les Deux-Cents n'auront plus à gouverner que<br />
des maisons vides <strong>et</strong> des places désertes, <strong>et</strong> c'en<br />
sera fait de la République.<br />
Pressé par les deux pasteurs, le Conseil, plein<br />
de trouble, se décide enfin à faire amener les gens,<br />
« dizenne par dizenne », dans l'église Saint-Pierre.<br />
Là, ils entendront la lecture des articles touchant<br />
la confession de Dieu, sur quoi ils seront inter-<br />
rogés.<br />
Voilà donc les bonnes gens de Genève tenus de<br />
suivre le « dizennier » qui s'en va frapper à leur<br />
porte, de la part des Deux-Cents. Que ceux qui<br />
aunaient leur drap ou pesaient leur suif laissent<br />
tout sur le comptoir, que les riches attablés en<br />
quelque joyeux festin quittent la table, que les<br />
plus voluptueux se hâtent de sortir de l'alcôve <strong>et</strong><br />
qu'ils s'ajustent soigneusement devant quelque<br />
miroir d'étain, afin que l'oeil perçant de <strong>Calvin</strong><br />
n'aille point découvrir qu'ils ont la paupière lourde<br />
<strong>et</strong> l'habit chiffonné ! Que les malades laissent là<br />
leurs tisanes <strong>et</strong> leurs bonn<strong>et</strong>s de nuit ! Que les<br />
boiteux prennent leurs béquilles <strong>et</strong> les vieillards<br />
leur bâton ! Le Français les attend dans le temple<br />
pour leur apprendre qu'ils ont fini de vivre à leur<br />
mode, <strong>et</strong> que, désormais, sa seule volonté règlera<br />
leur conduite.<br />
Menés par broch<strong>et</strong>tes de dix Genevois moroses,<br />
ils gravissent la rue qui monte vers l'église. Aucun<br />
d'eux n'ignore à quelle funeste influence il doit<br />
c<strong>et</strong>te morne promenade à travers la ville, dont le<br />
but est de leur apprendre qu'il faudra, désormais,<br />
renoncer à tout ce qui fait la joie de l'existence.
ESSAIS D'ORGANISATION 161<br />
Des bourgeois se souviennent, avec une certaine<br />
mélancolie, du temps où les trente chanoines de<br />
Saint-Pierre s'y déployaient en un grand appareil<br />
liturgique. Ne valait-il pas mieux, à tout prendre,<br />
voir briller leurs belles dorures <strong>et</strong> rayonner leurs<br />
cierges dans l'ombre parfumée du sanctuaire<br />
catholique que trouver, au milieu du temple vide,<br />
c<strong>et</strong> étranger bilieux qui ne sait proférer que<br />
d'amères paroles, <strong>et</strong> ne parle que de pénitence<br />
<strong>et</strong> de discipline ? Le nom de <strong>Calvin</strong> sort de toutes<br />
les bouches, dans une bordée d'injures.<br />
Les commères, postées à leurs fenêtres pour<br />
regarder passer ces broch<strong>et</strong>tes de bourgeois penauds<br />
qui se succèdent dans la rue, trouvent le spectacle<br />
réjouissant.<br />
Le peuple, pour l'instant, se montre fort satisfait<br />
de <strong>Calvin</strong>. Le pasteur ne ménage pas plus les<br />
riches que les gueux. Aucun lien de famille, aucune<br />
influence politique n'est capable de l'émouvoir,<br />
<strong>et</strong> les pauvres gens s'en émerveillent. Ils se rapportent<br />
les uns aux autres, avec complaisance, des<br />
exemples de son mépris des puissants. Un homme<br />
considérable, disent-ils, ayant été pris en faute, a<br />
voulu faire état devant <strong>Calvin</strong> des services qu'il<br />
avait rendus à Genève. « C'est un acte de mauvais<br />
citoyen », a répondu le pasteur, « quand on a<br />
versé son sang pour sa patrie, de réclamer pour<br />
récompense le droit de pécher <strong>et</strong> de donner le<br />
mauvais exemple ». — Les couples adultères, sans<br />
distinction de rang ni de fortune, sont chassés de<br />
la ville, <strong>et</strong> il est fort plaisant de les regarder courir<br />
tout nus, devant le fou<strong>et</strong> du bourreau, quand ce<br />
sont justement de riches bourgeois dont on a<br />
envié l'opulence. Il n'est pas moins réjouissant<br />
de voir mener en prison quelque puissant person-<br />
CALVIN. 11
162 CALVIN<br />
nage surpris le juron à la bouche ou les cartes<br />
aux doigts.<br />
Mais<br />
la faut<br />
la discipline perd<br />
sentir peser sur<br />
de son attrait quand il<br />
ses propres épaules. Et<br />
bientôt,<br />
sourdes<br />
aux approbations<br />
menaces.<br />
du peuple succèdent de<br />
La donna Janna, veuve de Charles Tornier,<br />
refuse d'aller au prêche. Les joueurs continuent<br />
à se servir de dés pipés, les buveurs entrechoquent<br />
leurs brocs dans les tavernes, <strong>et</strong> les amoureux se<br />
moquent du consistoire qui défend de s'aimer en<br />
dehors du mariage. Quant aux filles coqu<strong>et</strong>tes, il<br />
n'existe pas de contraintes ni de gouvernements<br />
capables de les empêcher de porter la robe <strong>et</strong> le<br />
bonn<strong>et</strong> qui leur fait envie.<br />
Poussés par <strong>Calvin</strong>, les syndics sévissent. La<br />
dame récalcitrante est j<strong>et</strong>ée en prison. Le peuple,<br />
une heure durant, voit un joueur exposé à Saint-<br />
Gervais avec ses cartes autour du cou. Un homme<br />
surpris au lit est promené avec sa complice à<br />
travers les rues, puis chassé de la ville. Les mascarades<br />
<strong>et</strong> les danses scandaleuses sont interdites.<br />
Les maisons de jeu ont leurs portes fermées.<br />
Le peuple commence de gronder. Les visages<br />
se durcissent, les yeux prennent de mauvais<br />
regards, <strong>et</strong> les hommes s'assemblent aux carrefours.<br />
Les auberges deviennent tumultueuses. Les<br />
ivrognes jurent que ce méchant étranger ne les<br />
empêchera point de boire, <strong>et</strong>, pour le bien prouver,<br />
n'arrêtent plus de vider des brocs. Les joueurs qui<br />
se souviennent de l'individu exposé avec ses cartes<br />
autour du cou, tirent de leurs habits des jeux<br />
crasseux qu'ils étalent sur les tables. Les femmes<br />
<strong>et</strong> les filles sont les plus enragées. De fenêtre à<br />
fenêtre, de porte à porte, en tordant le linge dans
ESSAIS D'ORGANISATION 163<br />
les fontaines ou en secouant les courtines de leurs<br />
lits, elles échangent des réflexions touchant le<br />
Français. Beaucoup ont l'humeur irascible <strong>et</strong> ne<br />
ménagent pas le pasteur étranger qui prétend les<br />
empêcher de danser <strong>et</strong> de s'attifer à leur guise.<br />
Et partout, sur la place du Molard, sur le pont<br />
où coule le Rhône rapide, dans l'île entourée de<br />
ses eaux bleues, près de la tour de la Fusterie, il<br />
y a des hommes vénérables qu'on entoure <strong>et</strong> qu'on<br />
écoute parler avec un grand respect. Ce sont les<br />
patriotes genevois. Ils ont combattu pour la<br />
liberté de leur p<strong>et</strong>ite ville, <strong>et</strong> ils trouvent singulier<br />
qu'un Français vienne leur donner des ordres <strong>et</strong><br />
transformer leur façon de vivre. Faut-il être un<br />
vieux soldat blanchi sous le harnais, avoir combattu<br />
les ducs <strong>et</strong> les évêques, pour r<strong>et</strong>omber sous<br />
la férule d'un mince étranger qui n'a jamais porté<br />
le casque ni allumé la mèche d'un canon ? Où<br />
était-il, ce pasteur chétif, cependant qu'eux, les<br />
soldats genevois, la poitrine couverte de leur<br />
armure blanche <strong>et</strong> le morillon en tête, ils défendaient<br />
la cité entourée d'une redoutable ceinture<br />
de p<strong>et</strong>its châteaux féodaux qui crachaient leurs<br />
boul<strong>et</strong>s <strong>et</strong> précipitaient sur elle leurs hommes<br />
d'armes tout bardés de fer ? Savait-il ce que c'était<br />
que manier la pique, lancer la flèche, attendre de<br />
pied ferme un cavalier au grand galop qui s'en<br />
vient la lance en avant, s'embusquer, des nuits<br />
entières, pour surprendre un ennemi <strong>et</strong> jurer de<br />
mourir avec toute sa famille plutôt que de se<br />
rendre à ses anciens maîtres ? Ils relèvent leurs<br />
manches, ouvrent leurs pourpoints, découvrent<br />
leurs blessures <strong>et</strong> rappellent leurs exploits. La<br />
ville est toute pleine du souvenir des combats<br />
qu'ils ont soutenus. Ils n'ont qu'à étendre le bras
164 CALVIN<br />
pour montrer des murs, des portes, des tours, dont<br />
les boul<strong>et</strong>s des catapultes ont fait éclater la pierre.<br />
Ils disent : « Nous étions là, <strong>et</strong> là, <strong>et</strong> là ! Où était<br />
<strong>Calvin</strong> ? » Et ils évoquent le nom des grands<br />
morts, des patriotes glorieux. <strong>Calvin</strong> est-il leur<br />
descendant ?<br />
A remuer ce passé plein de gloire, ils s'échauffent,<br />
<strong>et</strong>, bientôt, accusent <strong>Calvin</strong> de sortir de son<br />
office. « Il était chargé. », disaient-ils, « d'expliquer<br />
l'Écriture. De quel droit se m<strong>et</strong>tait-il à faire autre<br />
chose, à parler des moeurs, à censurer ? Il avait à<br />
montrer qu'on faisait bien de ne plus vouloir la<br />
messe, <strong>et</strong> le pape, <strong>et</strong> la confession, <strong>et</strong> le reste. Prétendait-il<br />
relever une autorité abattue, pour devenir<br />
comme le confesseur <strong>et</strong> le pénitencier de la cité ? »<br />
Et partout, ceux qui sont restés fidèles à la<br />
vieille religion catholique attisent les colères. Ils<br />
se moquent des Genevois qui, au temps des prêtres,<br />
criaient que personne ne les empêcherait de manger<br />
de la viande, le vendredi. Il s'agit bien, maintenant,<br />
de faire pénitence une fois la semaine !<br />
Les têtes se montent à tant de discours, <strong>et</strong> les<br />
railleries m<strong>et</strong>tent en fureur ces hommes violents<br />
qui entendent dire qu'ils se laissent mener comme<br />
des moutons par deux étrangers chassés de leur<br />
pays, deux misérables fugitifs dont personne ne<br />
veut, personne, hormis les bonnes bêtes de Genève.<br />
Et voilà qu'au milieu de tous ces groupes, où<br />
commencent de fermenter les colères <strong>et</strong> les révoltes,<br />
passe un syndic entouré de soldats qui poussent<br />
les gens devant eux <strong>et</strong> bousculent quiconque<br />
encombre la route. Alors les poings se serrent, des<br />
cris s'échappent de la foule. Les hommes <strong>et</strong> les<br />
femmes se r<strong>et</strong>ournent sur le passage de l'officier<br />
municipal, en proférant des menaces.
ESSAIS D'ORGANISATION 165<br />
C<strong>et</strong>te fois encore, c'est le Français qui a mis en<br />
marche tout c<strong>et</strong> appareil gouvernemental, le<br />
Français entêté, opiniâtre, acharné à vouloir<br />
imposer sa confession de foi. Il a demandé aux<br />
syndics qu'un des leurs, accompagné des capitaines<br />
de quartier, se présentât dans toutes les maisons<br />
afin de recevoir l'adhésion des habitants. L'autre<br />
jour, on emmenait les bourgeois au temple. Maintenant,<br />
on entre chez eux, on force leur porte, dans<br />
un appareil de guerre ! Et toujours la même<br />
menace de bannissement en cas de désobéissance.<br />
L'intrus chassera le Genevois de sa propre ville !<br />
Les portes se ferment au nez du syndic. Riches<br />
ou pauvres, considérables ou obscurs, les gens ne<br />
veulent point de la confession. L'un d'entre eux<br />
répond : « Que pour lui <strong>et</strong> son serviteur, il y avait<br />
certains articles de la confession de foi qu'ils étaient<br />
prêts à suivre ; mais que les dix commandements<br />
de Dieu, ils ne sauraient les jurer, d'autant qu'ils<br />
sont fort difficiles à garder. »<br />
<strong>Calvin</strong> a fait prom<strong>et</strong>tre l'exil à ceux qui ne se<br />
soum<strong>et</strong>traient point. Or, tous les Genevois lui<br />
résistent, <strong>et</strong> cependant, nul n'est poussé hors des<br />
murs. Les gens demeurent bien paisiblement chez<br />
eux, au milieu de leurs enfants, de leurs richesses,<br />
assis à leur comptoir ou installés devant le feu<br />
de leur cheminée. Ils n'ont point d'inquiétude.<br />
Ils savent bien que le Conseil ne peut exécuter sa<br />
menace. Le Français vient de comm<strong>et</strong>tre une<br />
grande maladresse. Et l'on se gausse de lui, bien<br />
au chaud dans sa demeure, les pieds dans des<br />
pantoufles <strong>et</strong> le bonn<strong>et</strong> en tête. On débite sur son<br />
compte de grossières plaisanteries. Dans la rue,<br />
les voix montent plus menaçantes. Le peuple<br />
s'enhardit de jour en jour.
166 CALVIN<br />
<strong>Calvin</strong> sait que la lutte sera dure. Les Genevois,<br />
en échappant à l'évêque <strong>et</strong> au duc, croient avoir<br />
secoué toute autorité en ce monde. Ils disent « La<br />
connaissance de l'Évangile nous suffit. Nous savons<br />
le lire, <strong>et</strong> nos actions ne vous regardent pas. »<br />
N'est-ce pas, à la vérité, ce que <strong>Calvin</strong> lui-même<br />
leur a enseigné ? Le réformateur n'a-t-il pas déclaré<br />
formellement que tout obstacle entre Dieu <strong>et</strong> sa<br />
créature était détestable, <strong>et</strong> qu'il fallait supprimer<br />
les prêtres ? Mais ces paroles qui lui reviennent<br />
maintenant par la bouche des Genevois, il ne les<br />
reconnaît pas. Il les juge séditieuses, abominables<br />
« Ah ! que le<br />
difficile ! » écrit-il<br />
relèvement de l'Église sera<br />
à son ami Bullinger. « Il faudra<br />
chose<br />
lutter<br />
contre les plus mauvaises<br />
sang ! »<br />
inspirations de la chair <strong>et</strong> du<br />
Il lutte, en eff<strong>et</strong>, malade, la tête battue de sa<br />
migraine, l'estomac rongé, la main osseuse, opiniâtre,<br />
coléreux, tyrannique, <strong>et</strong> toujours sur la<br />
brèche. En même temps qu'il lutte contre les<br />
autres, il s'efforce de se vaincre lui-même. Il veut<br />
refouler sa bile, briser ses nerfs, atteindre enfin à<br />
c<strong>et</strong>te douceur évangéliquequi, toujours,lui échappe.<br />
Il tâche à se rendre populaire. Accompagné de<br />
Farel, il s'en va frapper à toutes les portes. Les deux<br />
pasteurs multiplient les visites, afin de répandre<br />
leurs pieux enseignements dans les familles. Le<br />
puissant Farel déborde d'éloquence. Sa voix emplit<br />
les demeures, fait trembler les assi<strong>et</strong>tes sur les<br />
dressoirs, <strong>et</strong> les gens effrayés entendent craquer<br />
le coffre où se démène son corps pesant. Quand il<br />
se tait, <strong>Calvin</strong> parle à son tour. Après le vacarme<br />
de Farel, sa voix paraît mince <strong>et</strong> sèche. Elle s'en<br />
va, cependant, résonner jusqu'au fond des salles.
ESSAIS D'ORGANISATION 167<br />
Le Picard ne prétend pas à entraîner son auditoire.<br />
Il ne veut que le convaincre par des arguments <strong>et</strong>,<br />
le corps tout raide sur le siège où il est assis, la<br />
tête haute, il explique, il démontre une vérité tirée<br />
de l'Évangile. Les femmes arrivent de leur cuisine<br />
pour l'écouter, avec un nourrisson sur le bras ou<br />
une quenouillée de lin entre les doigts. On le regarde.<br />
Il est venu pour répandre la parole du Christ, <strong>et</strong><br />
voilà déjà qu'il s'emporte. Son corps oscille tout<br />
d'une pièce, son long bras se détend brusquement.<br />
Sa barbe maigre bat sa robe. Son visage jaune<br />
grimace, coloré par le refl<strong>et</strong> de quelque vitrail à<br />
images. On se dit qu'il a l'air du diable, <strong>et</strong> il pointe<br />
un doigt impérieux vers une broderie tendue sur<br />
quelque jolie gorge, un cotillon à fanfreluches<br />
pendu dans un coin, ou un bijou qui lance ses feux<br />
du fond d'une coupe. Il apporte avec lui comme le<br />
froid d'une tombe <strong>et</strong>, quand il est parti, il semble<br />
aux gens qu'ils respirent mieux. Les Genevois,<br />
débarrassés de sa présence, entrebâillent doucement<br />
la porte pour le regarder s'éloigner. Il est<br />
long, noir, anguleux. La robe bien bourrée de<br />
Farel a l'air de rouler à côté des longues enjambées<br />
du Picard.<br />
Quelquefois, les deux amis emmènent avec eux<br />
un vieil homme aveugle, dont le bâton a tâté<br />
toutes les marches des maisons genevoises. C'est<br />
le Français Coraud, un ancien moine qui porte<br />
maintenant sur la tête, au lieu de la capuce pointue,<br />
le bonn<strong>et</strong> noir des pasteurs. Ses mains se tendent<br />
en avant, ses pas hésitent. Il r<strong>et</strong>arde la marche<br />
de Farel <strong>et</strong> de <strong>Calvin</strong> qui le conduisent dans les<br />
rues. Et le peuple l'entoure. On se plaît à l'entendre<br />
parler, car il a le verbe populaire, <strong>et</strong> souvent sa<br />
présence calme les colères des gens.
168 CALVIN<br />
D'accord avec les syndics, les pasteurs ont fait<br />
imprimer <strong>et</strong> distribuer dans le peuple la confession<br />
de foi. Mais, dès qu'ils l'ont entre les mains, les<br />
Genevois furieux la déchirent, <strong>et</strong> les cris deviennent<br />
plus violents : « Nous n'irons pas au sermon sur<br />
l'ordre d'un « syndic », déclarent les catholiques<br />
<strong>et</strong> les protestants dissidents par la bouche de<br />
Richard<strong>et</strong> ; « nous ne voulons pas être contraints<br />
mais vivre dans notre liberté ». Les pêcheurs du<br />
lac Léman couchent leurs grandes voiles dans les<br />
bateaux qu'ils ont ramenés au port, <strong>et</strong> courent<br />
s'assembler autour des hommes qui les appellent.<br />
Les tresseurs de corde abandonnent leurs fil<strong>et</strong>s.<br />
Les uns quittent l'étuve, les autres la forge, le<br />
chantier, la boutique...<br />
Toutes les guenilles, toutes les misères, toutes<br />
les tares grouillent dans les rues, car Genève est<br />
devenue le réceptacle où se déverse l'Europe, où<br />
l'on aborde quand on est ruiné, banni, chassé,<br />
quand on est libre-penseur, ou voleur, ou assassin.<br />
On y vient pour échapper au bûcher de l'Inquisition<br />
ou à la potence du roi.<br />
Souvent <strong>Calvin</strong> est hué, menacé, injurié, <strong>et</strong> des<br />
coups de feu éclatent. La pétarade l'effraie. Il<br />
sursaute, car il est nerveux, <strong>et</strong> précipite sa marche.<br />
L'angle de la rue lui crache à la face. Des fenêtres<br />
s'ouvrent à son passage pour laisser choir des pots<br />
d'ordures sur sa tête. Ah ! c<strong>et</strong>te ville, comme il a<br />
envie de s'en enfuir! Il rejoint Farel, toussant à<br />
fendre l'âme, le souffle coupé par la course <strong>et</strong> par<br />
la peur. Il dénonce des abus, j<strong>et</strong>te des noms de<br />
coupables, préconise des remèdes, réclame une<br />
plus grande sévérité, puis repart brusquement pour<br />
monter en chaire <strong>et</strong> admonester ses ouailles.<br />
Ces ouailles-là ne sont point de timides dévotes,
ESSAIS D'ORGANISATION 169<br />
mais des hommes farouches, tout embroussaillés de<br />
poil, avec de larges poitrines <strong>et</strong> des muscles<br />
énormes qui broieraient le débile <strong>Calvin</strong> comme<br />
un fétu de paille, s'il leur prenait fantaisie de s'en<br />
débarrasser. Ces ouailles-là n'apportent point de<br />
beaux livres d'heures à tranche dorée pour y suivre<br />
les offices, mais des armes que le pasteur voit briller<br />
en dessous de leurs cottes, des armes qui vont<br />
peut-être, tout à l'heure, le viser <strong>et</strong> l'abattre d'un<br />
seul coup. <strong>Calvin</strong> n'est point un homme de combat<br />
comme Farel. Il ne se plaît pas au milieu du<br />
tumulte. La pétarade des mousqu<strong>et</strong>s lui est insupportable.<br />
Il a horreur des bâtons <strong>et</strong> se méfie de<br />
la pointe des épées. Ses farouches paroissiens, rassemblés<br />
dans le temple pour la guerre <strong>et</strong> non pour<br />
la paix, font courir sur sa peau des frissons de<br />
peur.<br />
Cependant,<br />
chaire. Plein<br />
il les regarde en face, du haut de sa<br />
d'une âpre éloquence, il leur reproche<br />
leurs péchés. Il n'en oublie pas un. Il les fustige<br />
âprement <strong>et</strong> passe en revue tous les vices des<br />
Genevois. Il les prend à partie, les moque, <strong>et</strong> parfois<br />
même, hors de lui, s'emporte jusqu'à l'injure.<br />
Puis on le revoit au Conseil. Il s'y défend contre<br />
les attaques de ses ennemis, se disculpe,<br />
au milieu des calomnies, réfute, accuse,<br />
se débat<br />
<strong>et</strong> tente<br />
de rallier à son parti ceux qui s'en détachent.
CHAPITRE XIII<br />
L'ÉCHEC<br />
VIE<br />
de travail <strong>et</strong> de lutte. Il n'a pas un instant<br />
de répit. Quand il a fini de se défendre, il lui<br />
faut défendre la religion. Elle se trouve sans cesse<br />
en péril, car Genève est devenue une ville libre,<br />
ouverte à tous ceux qui prétendent penser libre-<br />
ment, <strong>et</strong> les hérésies s'y multiplient.<br />
Le vendredi 9 mars, deux anabaptistes des Pays-<br />
Bas déclarent au Conseil qu'ils veulent « disputer<br />
les prédicants ». En d'autres temps, les Genevois<br />
les auraient fort mal accueillis, car ce sont là gens<br />
d'une secte qu'ils estiment peu recommandable.<br />
Mais c<strong>et</strong>te fois, le peuple les reçoit avec un grand<br />
empressement, tout réjoui de penser que ces bonnes<br />
gens-là vont faire suer sang <strong>et</strong> eau au pasteur<br />
français.<br />
Leur présence, en eff<strong>et</strong>, ajoute un embarras de<br />
plus à toutes les difficultés au milieu desquelles se<br />
débattent Farel <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>. Les deux hommes,<br />
harassés de travail, s'apprêtent à les combattre<br />
<strong>et</strong> prétendent les confondre dans une conférence<br />
publique. Les syndics sont effrayés. « Ce serait<br />
dangereux », disent-ils, « à cause de la tendr<strong>et</strong>é<br />
des esprits ; il vaut mieux ouïr ces gens en Conseil.
L'ÉCHEC 171<br />
Mais <strong>Calvin</strong> entend que la vérité éclate à tous les<br />
regards, <strong>et</strong> les anabaptistes acceptent la dispute,<br />
qui se terminera, pour eux, par le supplice ou le<br />
bannissement s'ils sont défaits.<br />
Deux jours durant <strong>Calvin</strong> discute avec eux, au<br />
couvent des Cordeliers de Rive, au milieu des<br />
Genevois assemblés. La sueur lui coule du bonn<strong>et</strong>,<br />
<strong>et</strong> il est à bout de souffle. En vérité les anabaptistes<br />
n'ont que. de pauvres raisons à lui opposer. Mais<br />
à quoi sert d'en démontrer l'erreur devant un<br />
public bien décidé, par avance, à soutenir de ses<br />
applaudissements tout ce qu'avanceront les adversaires<br />
des pasteurs ? Et les Genevois, secrètement<br />
heureux d'entendre vanter justement tout<br />
ce dont on les veut priver, l'amour, le désordre,<br />
la licence, encouragent les deux anabaptistes, sans<br />
rien vouloir entendre des réponses des pasteurs,<br />
dont ils couvrent la voix. Le troisième jour, Farel<br />
<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> sont à bout de forces, de salive <strong>et</strong> d'arguments,<br />
quand les syndics, effrayés de voir chanceler<br />
la foi de plusieurs personnes, décident que<br />
les anabaptistes seront bannis perpétuellement de<br />
la ville sous peine de mort.<br />
<strong>Calvin</strong> était encore tout échauffé par c<strong>et</strong>te<br />
affaire, quand le pasteur Caroli l'accusa d'arianisme.<br />
Il fallut le réfuter, démontrer son erreur,<br />
<strong>et</strong> si bien indisposer le syndic contre sa personne<br />
que, privé de son ministère, Caroli dut s'enfuir de<br />
Genève.<br />
Cependant les vieux Genevois continuent de se<br />
monter la tête <strong>et</strong> s'assemblent dans la boutique<br />
de Favre, un riche marchand drapier qui a juré<br />
de débarrasser la ville des Français. Ils ont mis<br />
des giroflées vertes à leurs chapeaux, en annonçant<br />
qu'on pourrait bien faire des têtes rouges.
172 CALVIN<br />
Ces cris séditieux, où il sent pour lui-même une<br />
menace de mort, plongent <strong>Calvin</strong> dans une sorte<br />
de terreur. En même temps ils l'irritent, <strong>et</strong> l'intransigeance<br />
du malade grandit avec la colère du<br />
peuple. Plus <strong>Calvin</strong> a peur, plus il est tyrannique,<br />
plus il prétend imposer sa volonté. Tout à l'heure<br />
il voulait obliger les Genevois d'adhérer à sa<br />
confession. Maintenant, il somme le Conseil de<br />
faire voter la question de la discipline ou de<br />
l'excommunication.<br />
C<strong>et</strong>te fois, les Deux-Cents se montrent moins<br />
dociles. Ils ont accepté la confession pour bien<br />
prouver qu'ils ne voulaient plus de l'évêque, mais<br />
ils n'ont point l'âme autrement évangélique. Dès<br />
qu'ils se sentent menacés dans leurs propres plaisirs,<br />
ils refusent de voter. Ils entendent bien vivre,<br />
<strong>et</strong> se soucient peu qu'un seul homme mélancolique<br />
gâte les plaisirs de toute la ville. Ils répondent<br />
qu'il ne faut « refuser la cène à personne » aux<br />
pasteurs qui réclament leur droit d'excommunication<br />
avant de la célébrer.<br />
Justement, l'on se trouve à la veille de la réélection<br />
populaire des magistrats. Ce n'est point le<br />
moment d'irriter les gens <strong>et</strong> de risquer d'éloigner<br />
ceux qui, jusqu'alors, se sont montrés favorables.<br />
<strong>Calvin</strong> est doué d'assez de génie politique pour le<br />
comprendre. Il fait taire sa bile, renferme en soi<br />
son mauvais caractère, <strong>et</strong> distribue la cène ainsi<br />
qu'il en a reçu l'ordre. Mais quelle tempête intérieure,<br />
quand il lui faut donner le pain sacré à<br />
quelque homme ou quelque femme dont il réprouve<br />
les moeurs ! Il en sanglote toute la nuit, en se<br />
disant qu'il a outragé Dieu.<br />
En dépit de la contrainte qu'il s'est imposée,<br />
les élections lui sont défavorables. Les quatre
L'ÉCHEC 173<br />
nouveaux syndics sont choisis parmi ses ennemis.<br />
Le lendemain, le p<strong>et</strong>it Conseil est renouvelé dans<br />
le même sens. <strong>Calvin</strong> ne peut plus élever la voix<br />
dans l'assemblée. Pendant quelque temps encore<br />
il se contient, se bornant à signaler aux syndics<br />
certaines mauvaises moeurs auxquelles s'abandonnent<br />
les Genevois, tant de jour que de nuit,<br />
ainsi que des paroles <strong>et</strong> des chansons déshonnêtes.<br />
Le Conseil s'émeut de ces plaintes, dont il n'a<br />
rien à craindre pour lui-même, <strong>et</strong> envoie son<br />
crieur public annoncer par les rues, à grand son<br />
de trompe,<br />
que nul n'osât chanter chansons déshonnêtes, ni aller<br />
de nuit passé neuf heures, ni faire émotion ou débat<br />
par la ville, sous peine de condamnation au pain <strong>et</strong> à<br />
l'eau pour trois jours.<br />
Il semble que Genève est entrée dans une<br />
période d'accalmie, <strong>et</strong> que les pasteurs se sont<br />
enfin résignés à ne prêcher que l'Évangile, sans<br />
vouloir se mêler des affaires publiques. En réalité,<br />
ils hésitent avant d'engager ouvertement la lutte.<br />
Mais six conseillers réformés sont suspendus de<br />
leurs fonctions sous le prétexte de trahison, <strong>et</strong>,<br />
furieux, les pasteurs invectivent en chaire le gouvernement,<br />
qui leur ferme les portes de la maison<br />
de ville. Le 11 mars 1538, le Conseil décide d'avertir<br />
les prédicants qu'ils sont là pour prêcher la parole<br />
de Dieu <strong>et</strong> non pour se mêler de politique. Puisqu'ils<br />
ne peuvent se tenir tranquilles, ils n'assisteront<br />
plus au Conseil, ni p<strong>et</strong>it ni grand !<br />
Les voilà rej<strong>et</strong>és du gouvernement. Ils ne connaissent<br />
plus rien de ce qui se passe <strong>et</strong> n'ont plus<br />
aucun pouvoir. Le premier porteur d'eau venu en<br />
sait autant qu'eux sur les secr<strong>et</strong>s de la République.
174 CALVIN<br />
Dans leur fureur, ils se répandent en plaintes<br />
amères contre Berne. C'est Berne, à les entendre,<br />
qui a tout gâté en conseillant aux Genevois d'user,<br />
comme elle, de pain azyme, au lieu de rompre du<br />
pain ordinaire ainsi que le font les pasteurs. Farel<br />
<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> estiment qu'ils n'ont pas à recevoir<br />
d'ordres du Conseil en tout ce qui touche à leur<br />
ministère. Là, ils entendent être omnipotents.<br />
C'est pour abattre leur autorité, disent-ils, que les<br />
Bernois ont donné ce perfide conseil à Genève.<br />
Mais ils ne se serviront pas de pain sans levain,<br />
ils ne baptiseront pas sur le baptistère <strong>et</strong> ils n'observeront<br />
pas les quatre fêtes qu'on veut les obliger<br />
de célébrer. Ils le déclarent tout n<strong>et</strong>, <strong>et</strong> ceux qui<br />
souhaitent leur départ s'empressent d'insister<br />
auprès des magistrats pour que ceux-ci forcent les<br />
pasteurs à se conformer au mode bernois.<br />
Deux synodes condamnent les prédicants, sans<br />
ébranler leur résistance.<br />
« Il y a, » dit <strong>Calvin</strong>, « une distinction évidente entre<br />
le gouvernement spirituel <strong>et</strong> le politique ou civil.<br />
Christ a distingué le règne spirituel de Dieu d'avec<br />
l'état de la vie présente. Si les princes usurpent quelque<br />
chose de l'autorité de Dieu, il ne leur faut point obéir,<br />
sinon autant qu'il se pourra faire sans offenser Dieu.<br />
Que vaut-il mieux ? Se soum<strong>et</strong>tre à Rome, ou à Berne ? »<br />
Ces belles paroles ne sont guère entendues, car<br />
la ville est devenue fort tumultueuse. Pendant que<br />
les adversaires des réformateurs, que l'on commence<br />
d'appeler « libertins » se moquent de la parole de<br />
Dieu, qu'ils nomment, par dérision, la « pétolle »<br />
de Dieu, des bandes d'émeutiers parcourent les<br />
rues en déchargeant leurs arquebuses <strong>et</strong> en hurlant<br />
: « Au Rhône, les prêcheurs qui ne veulent
L'ÉCHEC 175<br />
pas le rite bernois ! » Au milieu d'eux passe le<br />
sautier avec sa longue barbe <strong>et</strong> son bâton à manche<br />
d'argent. Le Conseil l'a dépêché aux pasteurs<br />
pour leur demander, une fois encore, s'ils veulent<br />
prêcher « selon la missive de Berne ».<br />
Non, ils ne veulent pas prêcher selon la missive<br />
de Berne ! La ville a beau gronder autour d'eux,<br />
ils se tiendront ferme dans leur résistance. Qu'on<br />
profère contre eux des menaces de mort, qu'on<br />
entoure leur maison, qu'on brise leurs carreaux,<br />
ils ne se rendront pas !<br />
Qu'importe, d'ailleurs, à Farel ce grand bruit<br />
révolutionnaire, c<strong>et</strong>te rumeur de foule surexcitée<br />
qui monte <strong>et</strong> s'enfle d'heure en heure ? La révolution<br />
n'est-elle pas justement ce qui lui convient.<br />
Roulé en elle, il y peut hurler son éloquence <strong>et</strong><br />
déployer ses grands gestes, qui ont abattu les<br />
statues catholiques <strong>et</strong> partout renversé les autels.<br />
Méditer des combinaisons politiques <strong>et</strong> gouverner<br />
habilement, n'est point son affaire. Il lui faut le<br />
tumulte, le désordre, pour être grand.<br />
<strong>Calvin</strong>, au contraire, a la plus grande horreur<br />
de ces cris qui les entourent. La pensée du Rhône,<br />
où l'on pourrait bien le traîner, du Rhône rapide<br />
<strong>et</strong> bleu qui glisse au bas des remparts de la ville,<br />
le remplit d'une terreur sans nom. Chaque coup<br />
de mousqu<strong>et</strong> frappe dans sa migraine. Martyre<br />
incessant de sa chair misérable, attachée à une<br />
âme intrépide. Le corps gémit : « Fais ce que l'on<br />
veut ! Donne-moi la paix ! » — Et l'esprit réplique :<br />
« Point de compromission ! Sue ta peur, misérable<br />
guenille ! Que m'importe que tu souffres ! »<br />
Et <strong>Calvin</strong>, vert de peur, s'obstine dans son refus,<br />
qui l'expose à la colère du peuple.<br />
Bientôt les cris redoublent. Le vieil aveugle,
176 CALVIN<br />
Couraud, du haut de la chaire, a insulté les syndics.<br />
« Messieurs les gouvernants », a-t-il déclaré, « vous<br />
êtes comme l'idole de Daniel, vous avez les pieds de<br />
cire... Vous croyez peut-être que le royaume des cieux<br />
est comme celui des grenouilles, où ceux qui y sont<br />
crient plus fort que les autres. Vous êtes comme des<br />
rats parmi la paille... Vous avez pour troupe un tas<br />
d'ivrognes sans conscience. »<br />
Le lendemain, samedi 20 avril 1538, dès six<br />
heures du matin, l'infirme apparaît une fois encore<br />
dans la chaire, d'où il s'apprête à débiter de nouvelles<br />
injures, quand les soldats du Conseil se<br />
j<strong>et</strong>tent<br />
Farel<br />
sur lui <strong>et</strong><br />
<strong>et</strong> « maistre<br />
l'emmènent<br />
<strong>Calvin</strong>us<br />
en prison. Alors<br />
», accompagnés de<br />
quatorze protestants, fendent la populace, d'où<br />
sortent des poings <strong>et</strong> des bâtons. Ils pénètrent dans<br />
l'hôtel de ville, <strong>et</strong> le tumulte est à son comble.<br />
Les pasteurs éclatent en reproches : « On a fait<br />
mal, méchamment <strong>et</strong> iniquement ! » déclarent-ils<br />
aux syndics.<br />
Et ceux-ci s'agitent sur leurs sièges.<br />
Les têtes<br />
tournent dans les fraises. Il y a un grand débat.<br />
Tous les gens parlent en même temps. Les uns<br />
prétendent interdire la chaire aux prédicants, les<br />
autres, au contraire, veulent qu'ils y montent le<br />
lendemain, jour de Pâques. Michel Sept crie :<br />
« Ils prêcheront, ils prêcheront ! » <strong>et</strong> Farel tonne :<br />
« Sans moy, vous ne fussiez pas ainsi ! »<br />
Puis on entend les syndics demander, une fois<br />
encore, aux pasteurs s'ils sont enfin résolus à<br />
« obtempérer es dites l<strong>et</strong>tres de messieurs de<br />
Berne. »<br />
Non, ils n'obtempéreront point ! Ils sont maîtres
L'ÉCHEC 177<br />
de la chaire <strong>et</strong> de l'autel, <strong>et</strong>, dût-on les massacrer<br />
sur place, ils n'abandonneront pas un pouce de<br />
leur autorité ecclésiastique.<br />
Le peuple va-t-il être privé de la cène le lendemain<br />
saint jour de Pâques, à cause de l'obstination<br />
de deux méchants prédicants ? De nouveaux cris<br />
de mort éclatent, plus menaçants. De tous côtés<br />
partent des coups de mousqu<strong>et</strong>. De gros souliers<br />
battent la porte des pasteurs. La populace vociférante<br />
va-t-elle en faire sauter les gonds <strong>et</strong> envahir<br />
la maison ?<br />
Justement, <strong>Calvin</strong> est seul. La nuit vient de<br />
tomber, rendant les clameurs du peuple plus<br />
sinistres, <strong>et</strong> les coups de feu plus sonores. La<br />
chandelle qui l'éclaire pousse sa fumée rousse vers<br />
le plafond, <strong>et</strong> il travaille à sa lueur vacillante, seul<br />
dans<br />
maudit.<br />
sa chambre, au milieu de la ville qui le<br />
Soudain, un grand coup de heurtoir. C'est encore<br />
le sautier. Le Conseil l'a dépêché, pour la dernière<br />
fois, à la maison des pasteurs.<br />
« Voulez-vous prêcher demain, jour de Pâques, <strong>et</strong><br />
donner la cène selon la teneur des l<strong>et</strong>tres de Berne ? »<br />
dit-il.<br />
Farel étant absent, <strong>Calvin</strong> refuse de répondre.<br />
« Alors », reprend le messager, « de la part de Messieurs,<br />
je vous défends la prédication pour demain.<br />
On en trouvera d'autres. »<br />
Dès le r<strong>et</strong>our de Farel, les deux pasteurs se<br />
concertent <strong>et</strong> décident de prêcher le lendemain<br />
pour reprocher au peuple <strong>et</strong> aux magistrats leur<br />
conduite envers les défenseurs de la Réforme. Le<br />
bruit s'en répand aussitôt <strong>et</strong> la ville vocifère. Les<br />
SALVIN 12
178 CALVIN<br />
émeutiers s'en viennent débander leurs arquebuses<br />
par-devant la maison des ministres. Pendant toute<br />
la nuit, ils parcourent les rues en faisant le plus<br />
grand tapage. <strong>Calvin</strong> ne peut dormir. Tout ce<br />
bruit l'incommode. A sa grande terreur, il entend<br />
claquer contre sa porte cinquante à soixante coups<br />
d' « arquebute »... N'est-ce point un misérable sort<br />
que d'être ainsi condamné à vivre au milieu du<br />
désordre <strong>et</strong> des factieux, quand le moindre coup de<br />
feu vous m<strong>et</strong> tout le corps en tremblement. Avoir<br />
la chair pusillanime <strong>et</strong> le tempérament chicanier,<br />
n'aimer que la paix, la sécurité, <strong>et</strong> s'exposer sans<br />
cesse, ne pas reculer d'un pouce quand toute la<br />
chair se dérobe, refuser toutes les concessions, se<br />
tenir ferme dans sa foi étroite, c'est là montrer<br />
une énergie dont peu d'hommes sont capables.<br />
Au matin, la rue montante s'emplit d'une<br />
rumeur de foule. Le peuple se porte vers le temple<br />
de Saint-Pierre. Il roule en lui quelques amis des<br />
pasteurs, perdus dans la masse de leurs adversaires.<br />
En passant devant leur porte, les uns<br />
lancent des menaces <strong>et</strong> les autres des encouragements.<br />
Le flot est ininterrompu. Les grosses semelles<br />
claquent sur les pavés. Les voix montent.<br />
Tous ces gens vont s'entasser dans Saint-Pierre<br />
pour y attendre <strong>Calvin</strong>. Quelle presse ce doit être,<br />
quelle houle de colère où fermentent déjà des pensées<br />
de meurtre !<br />
Farel s'en va prêcher à l'église Saint-Gervais,<br />
qui s'emplit, elle aussi, de Genevois, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, à<br />
son tour, s'apprête à sortir de la maison. Un<br />
instant, il écoute c<strong>et</strong>te grande rumeur populaire<br />
où il reconnaît son nom, roulé dans l'injure. Il<br />
a un geste de recul. La rue l'épouvante. Elle<br />
est pleine de mains haineuses qui vont peut-être
L'ÉCHEC 179<br />
s'agripper à sa robe pour le tirer jusqu'au Rhône<br />
<strong>et</strong> l'y précipiter, de bâtons prêts à s'abattre sur<br />
lui, de mousqu<strong>et</strong>s dont la poudre va lui éclater<br />
au visage.<br />
Mais la colère l'emporte. Il s'élance, <strong>et</strong> ses amis<br />
en armes l'escortent jusqu'à sa chaire. Il entre<br />
dans c<strong>et</strong>te cohue de gens qui, si elle se refermait<br />
sur lui, l'écraserait, en ferait une masse informe<br />
<strong>et</strong> sanglante. Il reçoit à la face de gros souffles<br />
haineux, il frôle des épées sorties de leurs fourreaux.<br />
Des prunelles allumées par la colère le<br />
dévisagent. Des cris r<strong>et</strong>entissent. Il apparaît en<br />
haut de la chaire, <strong>et</strong> le temple gronde. Des armes<br />
émergent de la houle des têtes. A tout instant,<br />
quelque fanatique peut l'ajuster en plein coeur,<br />
Quelle belle cible il offre à ses ennemis, ainsi dressé<br />
dans sa cage de bois, au milieu de l'église, audessus<br />
de la foule ! Il darde ses regards étincelants<br />
sur les Genevois tumultueux. Il parle, il s'emporte,<br />
il reproche aux gens leurs vices, qui les rendent<br />
indignes de la communion, <strong>et</strong> c'est par miracle<br />
qu'on ne le tire point de sa chaire pour le m<strong>et</strong>tre<br />
en pièces.<br />
Pendant ce temps, Farel, à Saint-Gervais,<br />
déclare :<br />
Je ne distribuerai pas la cène, mais sachez-le, ce<br />
n'est pas par répugnance pour le rite bernois. Ce sont<br />
vos dispositions qui rendent impossible toute communion<br />
avec Jésus-Christ. Il faut de la foi pour communier,<br />
<strong>et</strong> vous blasphémez l'Évangile ! Il faut de la charité,<br />
<strong>et</strong> vous voici avec des épées <strong>et</strong> des bâtons ! Il faut<br />
du repentir. Comment avez-vous passé la nuit dernière?<br />
Et il se répand en tableaux des désordres familiers<br />
aux Libertins.
180 CALVIN<br />
Puis chacun des pasteurs descend de la chaire,<br />
protégé par ses amis. Le peuple vocifère autour<br />
d'eux. Les Libertins ont dégainé. Les fers brillent<br />
au bout des poings, les bâtons sont levés. Mais les<br />
deux ministres, forts de leur vertu, regardent avec<br />
mépris ces hommes pleins de péchés. Ils marchent<br />
à pas lents <strong>et</strong> sortent du temple sans que personne<br />
ait osé les toucher. Ils n'ont pas donné la<br />
cène, ils n'ont pas profané Dieu. Voilà donc toute<br />
la ville excommuniée,<br />
par la volonté de deux<br />
le saint<br />
étrangers<br />
jour de Pâques,<br />
! Les moins religieux<br />
en gémissent, comme s'ils avaient eu vraiment<br />
l'intention d'aller prendre leur part du banqu<strong>et</strong><br />
pascal, <strong>et</strong> la situation paraît si grave aux<br />
syndics qu'ils se rassemblent, en dépit de la fête.<br />
Ils refusent de recevoir Farel <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, désireux<br />
de se justifier,<br />
cants qui font<br />
<strong>et</strong> décident de déposer les prédi-<br />
« mépris de la justice ». Les deux<br />
pasteurs resteront à Genève<br />
en ait trouvé d'autres pour<br />
jusqu'à ce que l'on<br />
les remplacer, dit-on<br />
tout d'abord. Mais le lendemain, le Conseil<br />
du peuple leur ordonne « de vider la ville<br />
général<br />
dans les<br />
trois jours ».<br />
« Hé bien ! A la bonne heure ! » s'écrie <strong>Calvin</strong>, quand<br />
on vient lui signifier c<strong>et</strong> ordre. « Si nous eussions servi<br />
les hommes, nous serions mal récompensés. Mais nous<br />
servons un grand maître, qui nous récompensera. »
CHAPITRE XIV<br />
STRASBOURG<br />
ANNÉES D'ÉTUDES ET DE PRÉPARATION<br />
attendre plus longtemps, les deux pasteurs<br />
SANSsortent<br />
de la ville le soir même, 23 avril 1538.<br />
<strong>Calvin</strong> a laissé presque tous ses habits à son<br />
frère Antoine, en lui recommandant de les garder<br />
avec lui jusqu'à ce qu'il se soit fixé en quelque<br />
lieu, car, pour l'instant, il ne sait quelle demeure<br />
va l'abriter <strong>et</strong> n'a point d'adresse à lui donner.<br />
Montés sur des bêtes de louage, emportant sans<br />
doute, en croupe, quelque vieux manteau râpé, les<br />
pasteurs traversent Genève, <strong>et</strong> le peuple regarde<br />
passer leurs deux robes noires qui sont pour lui<br />
le symbole de la tristesse <strong>et</strong> de la pénitence.<br />
Débarrassé de leur présence, comme on va être<br />
joyeux <strong>et</strong> libre ! Enfin la République prendra<br />
conscience de son affranchissement. Les gens se<br />
montrent, les uns aux autres, leurs dos qui se<br />
balancent sur la croupe luisante des chevaux.<br />
A mesure qu'ils s'éloignent, il semble qu'un air<br />
plus léger circule dans la ville. Chacun veut déjà<br />
se prouver à soi-même qu'il est libre, <strong>et</strong> en goûter<br />
l'incomparable félicité. On sort ses plus grossières
182 CALVIN<br />
chansons, qu'on lance à pleine voix. Ah ! Les<br />
pasteurs ne voulaient pas entendre de propos<br />
malsonnants ! On boit, on triche, on rit, les femmes<br />
se ruinent en étoffes, en coiffures, en bijoux.<br />
Déjà les syndics ont donné l'ordre de vider la<br />
maison des pasteurs de tous les meubles prêtés<br />
par la ville.<br />
Ils ont franchi l'enceinte fortifiée de la cité<br />
genevoise <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, en se r<strong>et</strong>rouvant hors de ses<br />
murs, a senti monter en lui l'allégresse qui inonde<br />
le coeur du prisonnier, au sortir de sa geôle. Enfin,<br />
Dieu lui a rendu la liberté ! Le Rhône bleu, le<br />
Rhône glacé ne charriera point son corps gonflé<br />
<strong>et</strong> vert ! Il va pouvoir vivre en paix, loin des<br />
affaires publiques, des factions, des poignards, des<br />
épées <strong>et</strong> des armes à feu ! Il n'entendra plus le<br />
peuple le menacer de mort, il n'exposera plus sa<br />
personne aux coups des méchants, il aura le droit<br />
de s'enfermer chez lui <strong>et</strong> de souffrir en paix quand<br />
sa migraine lui rompra la tête, que son estomac<br />
lui rongera la poitrine <strong>et</strong> que ses coliques lui<br />
tordront les entrailles.<br />
Surtout, il ne verra plus les péchés de Genève !<br />
Il ne distribuera plus la Cène à des ivrognes, des<br />
paillards, des débauchés ! Il ne sentira plus le<br />
divin corps du Christ saigner entrer ses doigts au<br />
contact des lèvres souillées qui perpétuaient le<br />
crime du Golgotha. Dieu a eu pitié de sa faiblesse.<br />
Il a déchargé ses épaules du trop lourd fardeau.<br />
« Toutes les fois que je pense combien j'ai été malheureux<br />
à Genève », écrira-t-il bientôt, « je tremble<br />
dans tout mon être. Le souci de l'état des âmes dont<br />
un jour Dieu me demanderait compte, me m<strong>et</strong>tait au
STRASBOURG 183<br />
supplice quand j'avais à distribuer la Cène ; bien que<br />
la foi de beaucoup d'entre eux me parût douteuse,<br />
suspecte même, ils s'y pressaient tous sans distinction.<br />
Je ne saurais dire de quels tourments ma conscience<br />
était assiégée, le jour <strong>et</strong> la nuit. »<br />
Dans un geste de gratitude, il se soulève sur sa<br />
selle. Et puis il r<strong>et</strong>ombe, plus creux, plus voûté jamais.<br />
que<br />
Que vont devenir les Genevois, abandonnés à<br />
eux-mêmes ?<br />
Les deux pasteurs sont effrayés du scandale<br />
auquel leur résistance vient de donner lieu. C'est<br />
une chose horrible à voir qu'un ministre chassé<br />
par les fidèles, car cela porte grand déshonneur<br />
à la religion. Ils auraient dû se montrer plus<br />
conciliants, afin d'éviter aux hommes la honte de<br />
comm<strong>et</strong>tre un si grand péché. L'esprit évangélique<br />
ne règnera pas sur la cité genevoise, <strong>et</strong> Dieu leur<br />
demandera compte de toutes les âmes qui vont<br />
se perdre.<br />
sévères.<br />
Oui, ils ont eu tort. Ils ont été trop<br />
Les pasteurs intraitables, maintenant gémissent<br />
sur leur propre égarement. L'orgueil les a perdus,<br />
ils le voient bien. Il aurait fallu user de douceur,<br />
de patience, ne rien vouloir précipiter, <strong>et</strong> l'emportement<br />
de l'un, la bile de l'autre ont tout gâté.<br />
Il leur semble que le Créateur, tel le Dieu jaloux<br />
de la <strong>Bible</strong>, va envoyer vers eux une colonne de<br />
nuée d'où sortira une voix redoutable qui voudra<br />
savoir<br />
soins.<br />
ce qu'ils ont fait du peuple confié à leurs<br />
Ils sont accablés. Leurs robes s'affaissent sur<br />
la selle qui les secoue au trot des montures. Leurs<br />
têtes r<strong>et</strong>ombent en avant, laissant pendre les deux
184 CALVIN<br />
barbes dont l'une est rouge <strong>et</strong> broussailleuse,<br />
l'autre longue <strong>et</strong> maigre en dessous de la bouche<br />
chagrine.<br />
Ils sont pleins d'humilité <strong>et</strong> de remords. Bientôt<br />
ils s'accusent devant les Bernois, puis devant les<br />
représentants de Zürich, de Bâle, de Schaffouse,<br />
de Saint-Gall, de Mulhouse <strong>et</strong> de Bienne, réunis<br />
en Synode à Zürich, du 28 avril au 4 mai. Ils<br />
avouent que c'est à cause de « leur maladresse,<br />
de leur imprudence,<br />
erreur<br />
de leur négligence, de leur<br />
1 » que l'Église de Genève vient d'être si<br />
misérablement ruinée.<br />
Certes, ils se sont montrés ignorants <strong>et</strong> maladroits,<br />
<strong>et</strong> ils ont mérité leur châtiment. Mais il<br />
ne faut pas, cependant, les accuser de fraude, de<br />
malignité, d'improbité, de perversité. Leurs intentions<br />
étaient pures, <strong>et</strong> ils n'ont voulu que la gloire<br />
de Dieu.<br />
Brisés d'émotions <strong>et</strong> de fatigues, les deux pasteurs<br />
quittent Zürich pour r<strong>et</strong>ourner à Berne, où<br />
ils attendent le r<strong>et</strong>our des messagers que les<br />
Bernois ont dépêchés à Genève afin de demander<br />
au Conseil de laisser revenir les prédicants. Mais<br />
les négociateurs tardent à reparaître, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>.<br />
inoccupé, se morfond. Le souvenir de Genève<br />
l'obsède. Il n'en peut détacher sa pensée, <strong>et</strong> les<br />
deux amis ressassent sans fin les derniers événe-<br />
ments qui ont précipité la ruine de c<strong>et</strong>te misérable<br />
Église dont on vient de les chasser. Ils se répètent<br />
les accusations portées contre eux, <strong>et</strong> gémissent<br />
à se dire que certains des leurs les tiennent maintenant<br />
pour des hommes néfastes <strong>et</strong> pervers. Ils<br />
revoient la sévérité des regards, le mépris des<br />
1. L<strong>et</strong>tre de <strong>Calvin</strong> à Farel du 11 septembre 1538.
STRASBOURG 185<br />
visages qui se sont tournés vers eux, lors de leur<br />
entrée dans la grande salle du synode, <strong>et</strong> n'en<br />
finissent pas de se répéter à eux-mêmes les reproches<br />
dont les ministres protestants les ont<br />
accablés.<br />
Dès le r<strong>et</strong>our des messagers, ils se rendent à<br />
l'hôtel de ville où siège le Consistoire. Qu'ont dit<br />
les Genevois ? Un huissier se dresse devant eux<br />
quand ils se présentent pour le savoir. Ils se morfondent<br />
deux heures en une attente humiliante.<br />
Ces messieurs les pasteurs sont trop occupés, ils<br />
ne peuvent les entendre en ce moment. Les portes<br />
ne s'ouvrirent devant eux que le soir, après dîner.<br />
Aussitôt les paroles amères pleuvent sur eux,<br />
car les Genevois ont fort monté la tête des envoyés<br />
de Berne. Les pasteurs s'échauffent, <strong>et</strong> gesticulent<br />
si bien que l'un d'entre eux, Kunst, se j<strong>et</strong>te à bas<br />
de son fauteuil.<br />
Enfin Berne décide que les deux prédicants s'en<br />
r<strong>et</strong>ourneront à Genève, où ils essaieront de se<br />
disculper.<br />
Accompagnés de deux conseillers <strong>et</strong> de deux<br />
pasteurs, Farel <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> se m<strong>et</strong>tent en route. Ils<br />
traversent Nyon quand un courrier, de loin, leur<br />
fait de grands signes. A son costume, ils le reconnaissent.<br />
C'est un envoyé de Genève. Il agite une<br />
l<strong>et</strong>tre. Pour « éviter esclandre », le Conseil interdit<br />
l'entrée de la ville aux prédicants. Ceux-ci n'ont<br />
plus qu'à tourner bride tandis que les députés<br />
bernois continuent de se diriger sur Genève. Farel<br />
<strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> traversent Lausanne <strong>et</strong> arrivent à Berne<br />
le 1er juin.<br />
Ils en repartent le 3 pour Bâle. Il pleut. La<br />
fonte des neiges a grossi les rivières. Ce qui n'était<br />
qu'un gué est devenu un torrent. Les chevaux y
186 CALVIN<br />
entrent jusqu'au poitrail. Il faut lutter contre le<br />
courant, <strong>et</strong> leurs fers glissent sur les roches. Une<br />
fois, l'un des cavaliers manque être emporté.<br />
La chair des deux prédicants se hérisse sous leurs<br />
habits ruisselants d'eau. La barbe de <strong>Calvin</strong>, dont<br />
les poils se collent les uns aux autres, paraît encore<br />
plus longue, plus maigre, <strong>et</strong> le pasteur grelotte<br />
sur sa selle.<br />
On dirait que la malédiction du Seigneur s'étend<br />
sur eux.<br />
Ils arrivent à Bâle le 5 ou le 6, exténués, <strong>et</strong> y<br />
trouvent la peste. Elle sévit avec rage. Pour se<br />
rem<strong>et</strong>tre de leurs fatigues <strong>et</strong> de leurs chagrins, ils<br />
ne voient plus que cercueils <strong>et</strong> cadavres. Ils croisent<br />
des gens verdis par leurs coliques, des mourants<br />
qui hurlent leur dernier hoqu<strong>et</strong>, des médecins<br />
vêtus de gros cuir <strong>et</strong> couverts de lun<strong>et</strong>tes, tout<br />
un appareil funèbre de bassins, de linceuls, de<br />
tombereaux. Mais ils sont si las, si découragés<br />
qu'ils ne s'en effraient même pas. Ils renvoient<br />
leurs chevaux <strong>et</strong> s'installent au collège de la ville,<br />
chez leur ami Oporin, qui cumule les fonctions<br />
de directeur, professeur <strong>et</strong> imprimeur. Ils sont<br />
dénués de tout <strong>et</strong>, pendant deux mois, Oporin<br />
paie la nourriture <strong>et</strong> le vin, dont ils ne le rembourseront<br />
qu'en octobre.<br />
Le souvenir de Genève poursuit <strong>Calvin</strong>, qui est<br />
toujours dans la plus grande agitation. Il va du<br />
remords à la colère, s'emporte jusqu'à l'injure, <strong>et</strong><br />
la crise passée, pleure dans les bras de Farel. Il<br />
vient encore de gravement pêcher en s'abandonnant<br />
à son indignation ! Il aurait fallu être modéré,<br />
<strong>et</strong> il a répandu toute son amertume ! Alors il<br />
gémit :
STRASBOURG 187<br />
Je t'en supplie, mon frère, quand je me plains auprès<br />
de toi, quand je t'objurgue, quand je me fâche contre<br />
toi, quand je t'accuse, prends-le comme si c'était toi<br />
qui te le faisais à toi-même !1<br />
Et Farel l'adjure de se contenir devant les<br />
étrangers, que ses fureurs divertissent <strong>et</strong> qui s'en<br />
font des armes pour les r<strong>et</strong>ourner contre lui. Mais,<br />
en dépit des plus belles résolutions, la colère est<br />
toujours la plus forte, <strong>et</strong> le souvenir des violences<br />
de sa journée tient le pasteur éveillé une bonne<br />
partie de la nuit.<br />
Pauvre malade ! Il s'est donné le Christ pour<br />
modèle, <strong>et</strong>, à toute seconde, ses nerfs <strong>et</strong> sa bile<br />
l'emportent où il ne veut pas aller. Il s'épuise à<br />
c<strong>et</strong>te lutte.<br />
Puis Farel, son plus tendre ami, le compagnon<br />
de tant d'heures douloureuses <strong>et</strong> tragiques, le frère<br />
bien-aimé, s'en va.<br />
Voilà <strong>Calvin</strong> tout seul. Il n'y a plus d'épaule<br />
où s'appuyer pour pleurer quand les nerfs trop<br />
tendus veulent un épanchement, plus la bonne<br />
voix réconfortante qui, depuis tant de jours,<br />
résonnait à son oreille. Malade, abandonné, proscrit,<br />
torturé de remords <strong>et</strong> de chagrins, <strong>Calvin</strong><br />
ne voit plus autour de lui que le funèbre spectacle<br />
de la peste qui fait mourir tous les gens.<br />
Le 17 août, elle saisit un neveu de Farel. Justement<br />
ce jour-là, <strong>Calvin</strong> a pris des pilules pour<br />
soulager son mal de tête <strong>et</strong> doit rester à la chambre.<br />
Mais il s'occupe de trouver une garde au malade,<br />
1. Dans une autre l<strong>et</strong>tre à Farel, il écrit : « Je sais<br />
que tu es assez accoutumé à ma rudesse ; aussi je ne<br />
m'excuserai pas d'avoir agi avec toi avec ce trop peu<br />
de politesse. »
188 CALVIN<br />
lui envoie le médecin <strong>et</strong> veille à ce qu'on lui donne<br />
tous les soins que nécessite son état. Dès qu'il peut<br />
sortir, il se rend auprès du pestiféré.<br />
« Comme les indices d'une mort certaine apparaissaient<br />
», écrit-il ensuite à Farel, « je m'efforçai d'apporter<br />
des remèdes pour l'âme plus encore que pour le<br />
corps. Il délirait déjà un peu, pas au point cependant<br />
de ne pas me rappeler dans sa chambre <strong>et</strong> me presser<br />
de prier pour lui... Aujourd'hui, vers quatre heures, il<br />
est allé au Seigneur... »<br />
Puis il rend compte de ce qu'a laissé le neveu :<br />
« Pas un as », dit-il, « seulement quelques vêtements,<br />
une épée <strong>et</strong> une chemise ».<br />
Et il paie les frais de la maladie <strong>et</strong> de l'ensevelissement.<br />
Au milieu de ces funèbres occupations, le réformateur<br />
est torturé par une nouvelle hésitation de<br />
sa conscience. Bucer <strong>et</strong> Capiton, le sachant libre,<br />
lui ont écrit pour lui demander de les aller rejoindre<br />
à Strasbourg. Il s'est rendu en c<strong>et</strong>te ville, mais<br />
n'a pas voulu y demeurer, car il redoute pardessus<br />
tout de rentrer dans la charge dont il est<br />
délivré. A Genève, il se sentait lié par la volonté<br />
du Seigneur, <strong>et</strong> cela le consolait de ses peines.<br />
Maintenant, au contraire, il craindrait de tenter<br />
Dieu en se chargeant, une seconde fois, d'un fardeau<br />
qu'il s'est montré incapable de porter.<br />
Mais les Strasbourgeois le pressent plus vivement,<br />
le harcèlent de leurs prières, de leurs reproches,<br />
<strong>et</strong> il se trouble. Il tremble de faillir à<br />
sa tâche <strong>et</strong> d'être, de nouveau, un obj<strong>et</strong> de scandale<br />
pour l'Église. Il a aussi une autre préoccupation,<br />
plus humaine, celle-là, moins désintéressée : il<br />
s'ennuie de Farel, <strong>et</strong> rêve d'aller le. rejoindre à
STRASBOURG 189<br />
Neufchâtel. Il voudrait ne reprendre aucune<br />
charge publique, <strong>et</strong> vivre en modeste citoyen, à<br />
l'écart de la politique <strong>et</strong> des factions.<br />
Strasbourg, alors, devient menaçante comme si<br />
le Seigneur lui-même l'inspirait. <strong>Calvin</strong>, dit-elle,<br />
a perdu par sa faute l'Église de Genève ;<br />
« Quelle meilleure pénitence que de te m<strong>et</strong>tre tout<br />
entier au service du Seigneur ? » lui dit-on. « Toi doué<br />
de ces dons, comment répudierais-tu consciencieusement<br />
le ministère qui t'est offert ? »<br />
C<strong>et</strong>te fois encore, il cède à l'adjuration véhémente<br />
qui semble un ordre de Dieu. Il courbe la<br />
tête, il se soum<strong>et</strong>. Il voit bien qu'il n'a pas le droit<br />
de penser à son ami Farel <strong>et</strong> de vouloir m<strong>et</strong>tre<br />
au repos le corps malade dont il est encombré. Il<br />
rassemble ses quelques hardes, quitte la maison<br />
de son hôte, <strong>et</strong>, le dos voûté, l'oeil terne, s'en va<br />
pour accomplir, dans les tourments <strong>et</strong> les larmes,<br />
la tâche du Seigneur.<br />
De nouveau, le voilà sur la route. Il a jugé<br />
« que la volonté de Dieu le menait autre part ».<br />
Bucer le recueille chez lui, à la place Saint-<br />
Thomas 1.<br />
La maison de « l'Évêque de Strasbourg » est le<br />
refuge de tous les protestants qui passent par la<br />
ville. Souvent ils viennent de loin. Ils sont hâves,<br />
crottés, affamés. Un grand feu est allumé pour<br />
1. <strong>Calvin</strong> était dans le plus profond dénuement. Il<br />
écrit à Farel en fin mars 1539 : « Pour le moment je me<br />
trouve dans une situation à ne pas pouvoir payer un<br />
as. Il est surprenant en eff<strong>et</strong> de voir combien j'ai de frais<br />
extraordinaires, <strong>et</strong> il faut cependant que je vive de ce<br />
que j'ai, si je ne veux tomber à charge à mes frères.<br />
Aussi je ne puis soigner ma santé comme tu me le recommandes<br />
dans ton amour plein de sollicitude. »
90 CALVIN<br />
qu'ils y sèchent leurs semelles, <strong>et</strong> des bancs les<br />
attendent à la table des repas. Il y a des lits<br />
dressés partout. Tout le jour la salle est pleine<br />
de monde, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> r<strong>et</strong>rouve des amis, Hédion,<br />
qui habite rue des Échasses, <strong>Jean</strong> Sturm, trésorier<br />
de l'église française <strong>et</strong> qu'il va quelquefois chercher<br />
à son logis de la rue des Cordonniers, d'autres<br />
encore. Il fréquente aussi chez l'imprimeur Wendelin<br />
Rihel, de la rue Sainte-Barbe, auquel il<br />
confie la seconde édition latine de son Institution.<br />
La maison est un ancien béguinage, <strong>et</strong> là où les<br />
vieilles femmes, naguère, murmuraient leurs patenôtres,<br />
les presses protestantes gémissent maintenant<br />
pour répandre les idées nouvelles. <strong>Calvin</strong> les<br />
fait travailler sans relâche. Outre son Institution,<br />
il apporte bien d'autres ouvrages. Il en donne aussi<br />
à Knobloch, un autre imprimeur qui habite à<br />
quelques pas du premier, dans la rue de la Demi-<br />
Lune, <strong>et</strong> imprime la première liturgie calviniste,<br />
<strong>et</strong> peut-être aussi le psautier.<br />
C<strong>et</strong>te fois <strong>Calvin</strong> mène la vie calme <strong>et</strong> studieuse<br />
à laquelle il aspire depuis longtemps. Il se tient<br />
très loin de la politique. Il travaille, il écrit, il<br />
prêche, sans se mêler des affaires publiques. Il<br />
n'est plus qu'un pasteur, uniquement occupé du<br />
gouvernement de sa p<strong>et</strong>ite Église. Tout d'abord,<br />
il a fait son prône à Saint-Nicolas-aux-Ondes, tout<br />
au bout de la ville, au milieu des arbres <strong>et</strong> des<br />
prairies. Puis, la communauté <strong>et</strong> son pasteur se<br />
sont transportés dans l'église gothique des Repenties.<br />
<strong>Calvin</strong> a en tête une préoccupation assez inattendue.<br />
Il songe à se faire recevoir dans la corporation<br />
des tailleurs. Instruit, par son aventure<br />
genevoise, du danger qu'il y a de n'être point
STRASBOURG 191<br />
reconnu citoyen de la ville où l'on s'est établi, il<br />
entend, c<strong>et</strong>te fois, devenir bourgeois de Stras-<br />
bourg. Or la constitution de Strasbourg veut que<br />
tous ses bourgeois fassent partie d'une corporation.<br />
Aussi voit-on des hommes de l<strong>et</strong>tres bouchers,<br />
des pasteurs charcutiers, des professeurs drapiers,<br />
des avocats marchands de poisson ou sav<strong>et</strong>iers.<br />
<strong>Calvin</strong> a résolu, lui, d'être tailleur. Est-ce qu'il<br />
se sent du goût pour le métier ? A-t-il rêvé, parfois,<br />
au milieu de ses plus graves méditations, de<br />
tailler une belle robe, d'entendre ses grands<br />
ciseaux crisser dans une aune de drap, de coudre<br />
un galon par-ci, un bouton par-là, <strong>et</strong> de faire du<br />
tout un habit propre à vêtir un honnête protestant.<br />
C<strong>et</strong> homme austère, uniquement préoccupé<br />
des choses de Dieu, est-il sensible à la perfection<br />
d'un pourpoint <strong>et</strong> d'un haut-de-chausses ? Ou<br />
bien, plus simplement, <strong>Calvin</strong> a-t-il choisi ce<br />
métier parce que le « poêle » des tailleurs se trouve<br />
à l'angle de la rue du Dôme <strong>et</strong> de la rue Brûlée,<br />
c'est-à-dire, tout près de sa salle de cours <strong>et</strong> du<br />
lieu de son prêche ?<br />
Le 30 juill<strong>et</strong> 1539, <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong> le réformateur<br />
comparaît devant le « stall » des seigneurs de la<br />
ville, auxquels il déclare, comme l'exige le règlement,<br />
qu'il veut servir chez les tailleurs.<br />
Quel chef-d'oeuvre a-t-il dû produire pour être<br />
agréé le mardi suivant ? Nanti de son certificat,<br />
qui l'atteste tailleur, il passe, le mercredi, à la<br />
caisse pour y verser ses droits d'admission, vingt<br />
florins, qui sont, apparemment, tout ce que la<br />
ville de Strasbourg attendait de ce nouvel artisan.<br />
Vingt florins, c'est peu de chose pour un tailleur,<br />
qui a tôt fait de les r<strong>et</strong>rouver sur le dos de sa<br />
clientèle. C'est une somme pour un simple prédi-
192 CALVIN<br />
cant qui ne fait point payer ses prêches <strong>et</strong> ne<br />
reçoit, pour tout argent, que ce que veut bien lui<br />
rem<strong>et</strong>tre son éditeur ! <strong>Calvin</strong> est encore une fois<br />
dans la plus noire misère.<br />
Sur les instances de Capiton, il a commencé,<br />
dès septembre 1538, à donner bénévolement des<br />
leçons de théologie. Sur quoi, en février 1539, les<br />
Scolarques l'ont nommé professeur pour un an,<br />
à partir du 1er mai, au traitement de 1 florin par<br />
semaine 1. Comme il n'est pas possible de vivre<br />
décemment avec une aussi maigre somme, le<br />
pasteur essaie de gagner quelque argent en écrivant<br />
les l<strong>et</strong>tres de Guillaume de Fürstemberg, comte<br />
de l'Empire, qu'il a surnommé le « Chevelu ». En<br />
même temps qu'il s'occupe de son courrier, <strong>Calvin</strong><br />
ne laisse pas de reprendre Guillaume de Fürstem-<br />
berg <strong>et</strong> de le blâmer, car « le Chevelu » a beaucoup<br />
de vices. Néanmoins il porte grand respect à la<br />
parole de Dieu, écoute volontiers ce qui lui est<br />
enseigné, <strong>et</strong> ne méprise point les pasteurs. Tout<br />
cela le rendrait supportable, s'il ne faisait perdre<br />
son temps à <strong>Calvin</strong>, qui trépigne d'impatience, <strong>et</strong><br />
s'il ne l'obligeait à écrire au milieu d'une salle<br />
1. Bucer le nourrissait toujours. Pour ses autres frais,<br />
<strong>Calvin</strong> avait les maigres sommes que lui avaient rapporté<br />
la vente des livres que lui <strong>et</strong> son frère avaient hérité<br />
d'Oliv<strong>et</strong>an. MM. de Berne en avaient donné 10 couronnes.<br />
L<strong>et</strong>tre de Fabri à <strong>Calvin</strong>, 8 mai 1539.<br />
Il commence ses leçons le 12 mai par une explication<br />
des Épîtres aux Corinthiens. Peut-être commençait-il<br />
déjà ses leçons par c<strong>et</strong>te formule que nous a conservé<br />
Budé <strong>et</strong> Jonvilliers :<br />
« Veuille le Seigneur nous donner de joindre à la connaissance<br />
des mystères de la sagesse céleste, un vrai<br />
progrès de la piété, pour sa gloire <strong>et</strong> notre édification.<br />
Amen. »
STRASBOURG 193<br />
pleine de soldats. C<strong>et</strong>te compagnie turbulente<br />
irrite singulièrement le réformateur qui ne peut<br />
s'habituer aux plaisanteries <strong>et</strong> aux blasphèmes<br />
des militaires 1. C'est toujours un homme très<br />
occupé. Dès qu'il a fini de remplir son office auprès<br />
du comte, il lui faut courir chez son imprimeur<br />
pour y corriger les épreuves de ses livres, ou chez<br />
un malade qui l'appelle au moment de mourir,<br />
ou à son cours de théologie, à son prône, à une<br />
dispute de la Faculté, ou bien encore à quelque<br />
controverse avec un hérétique. Il apporte beau-<br />
coup de soin <strong>et</strong> de modération dans le gouvernement<br />
de sa p<strong>et</strong>ite Église. Certes, il est toujours<br />
soucieux de la discipline de son troupeau, mais il<br />
montre moins de rigueur <strong>et</strong> de tyrannie. Il pense<br />
maintenant « qu'il faut accorder quelque chose à<br />
la « folie des hommes », <strong>et</strong> quand les étudiants<br />
strasbourgeois se révoltent, parce qu'il leur est<br />
défendu d'assister aux danses <strong>et</strong> aux noces sans<br />
permission, de fréquenter<br />
se vêtir « indécemment<br />
les lieux publics<br />
comme des soldats<br />
<strong>et</strong> de<br />
», il<br />
estime « que la rigueur ne doit pas être poussée<br />
au point qu'il ne leur soit pas permis, en certaines<br />
choses, de faire des sottises ».<br />
Il a pris le culte de Strasbourg, car, dit-il,<br />
« les cérémonies sont choses indifférentes, <strong>et</strong> les<br />
Églises en peuvent user diversement en liberté »,<br />
<strong>et</strong> il a prêché « l'accommodation » au culte luthérien.<br />
Cependant, il pense que ce culte a conservé<br />
trop de cérémonies, pas précisément mauvaises,<br />
mais inutiles <strong>et</strong>, par là même, dangereuses. « Mais »,<br />
ajoute-t-il, « je ne trouve pas que ce soient là de<br />
bien justes causes de dissentiment. » Il tolère aussi<br />
1. L<strong>et</strong>tre de <strong>Calvin</strong> à Farel, 10 janvier 1540.<br />
CALVIN.<br />
13
194 CALVIN<br />
la sonnerie des cloches, <strong>et</strong> déclare que la chose<br />
n'est pas digne d'une dispute.<br />
Par exemple, il ne peut adm<strong>et</strong>tre que les sagesfemmes<br />
baptisent les enfants. C<strong>et</strong>te pratique, qui<br />
repose sur une conception magique des sacrements,<br />
lui paraît une « profanation impie <strong>et</strong> sacri-<br />
lège », <strong>et</strong> il faut résister jusqu'au sang plutôt que<br />
de consentir à c<strong>et</strong>te intolérable superstition.<br />
Dans sa p<strong>et</strong>ite église, il veut que ses ouailles<br />
soient à genoux quand elles prient le Seigneur, <strong>et</strong><br />
il apporte le plus grand soin dans le choix de leurs<br />
cantiques. Il montre, en c<strong>et</strong>te affaire, d'autant<br />
plus de circonspection <strong>et</strong> de ferm<strong>et</strong>é que, jusqu'alors,<br />
les hommes n'ont guère fait de part<br />
entre ce qu'il convient d'offrir à Dieu sous forme<br />
de musique <strong>et</strong> ce qui n'est pour eux qu'un divertissement<br />
frivole, voire même folâtre, pour ne pas<br />
dire davantage.<br />
C'est le temps, en eff<strong>et</strong>, où le maître de chapelle<br />
du Vatican demande respectueusement au Pape<br />
s'il veut que l'on chante le Magnificat sur l'air<br />
de Margot dans un jardin, ou bien l'une des messes<br />
O Vénus la Belle, ou Adieu, mes amours. Le Sanctus,<br />
l'Incarnatus sont indifféremment chantés sur<br />
l'air de Robin m'aime ou de Trop m'a amour<br />
assailli. Les chanteurs prononcent gravement les<br />
paroles latines cependant que les fidèles, qui ne<br />
comprennent pas le latin, se divertissent à chanter<br />
les paroles profanes.<br />
Un livre de cantiques spirituels, à l'usage des<br />
missions royales du diocèse d'Alais, en 1735, fait<br />
chanter le Pater, l'Ave Maria, le Credo sur l'air<br />
de Birenne, mes amours. Le cantique XI — la<br />
Passion de Jésus-Christ — sur l'air des Folies<br />
d'Espagne. Le cantique XII, en l'honneur de la
STRASBOURG 195<br />
Sainte Vierge, sur l'air de Prends, ma Philis, prends<br />
ton verre. Le cantique XXVIII, «le paradis», sur<br />
l'air de Charmante Gabrielle. Enfin le cantique LI<br />
sur les « sentiments d'un coeur qui ne trouve rien<br />
d'aimable sans Dieu » sur l'air de Grandgosier<br />
disait à Grégoire.<br />
Les prêtres se désespèrent d'entendre le peuple<br />
transformer leurs plus saints cantiques en Pont-<br />
Neufs <strong>et</strong> en gaillardes ritournelles. Mais ils ont<br />
beau tempêter, fulminer, menacer, leurs efforts<br />
demeurent impuissants car les gens sont trop attachés<br />
à ces chansons, dont l'air court les rues, pour<br />
en prendre d'autres, <strong>et</strong> c'est en vain que le concile<br />
de Trente va bientôt essayer de remédier à ces abus.<br />
Les fidèles protestants qui s'assemblent dans la<br />
p<strong>et</strong>ite église française confiée au soin de <strong>Calvin</strong>,<br />
eux, ne chantent pas de cantiques latins. Le<br />
pasteur a chassé de son temple c<strong>et</strong>te langue trop<br />
savante qui égare si bien le peuple. Il veut que<br />
ses ouailles comprennent ce qu'elles disent, <strong>et</strong> ne<br />
croient pas bonnement honorer Dieu quand leurs<br />
cantiques ne sont qu'ari<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> rigaudons.<br />
Dès 1538, il a traduit lui-même plusieurs<br />
psaumes, le cantique de Siméon <strong>et</strong> les dix commandements.<br />
Il a fait ce travail avec un certain agrément,<br />
car il est, dit-il, « d'un naturel assez porté<br />
à la poésie ». Le service du Seigneur réclamant<br />
tous ses instants, il a abandonné les vers, mais il<br />
ne lui déplaît pas d'y revenir quand la gloire de<br />
Dieu en doit tirer avantage.<br />
Il a écrit ses psaumes sur des airs strasbourgeois<br />
qui « soutiennent davantage », <strong>et</strong> maintenant il<br />
veille à ce « due l'on chante en choral dans sa<br />
p<strong>et</strong>ite église sans cierges <strong>et</strong> sans images, afin que<br />
les coeurs de tous fussent émus ».
196 CALVIN<br />
Il veut que tout le monde chante, <strong>et</strong> chante<br />
bien. N'est-il pas injurieux, en eff<strong>et</strong>, de prier le<br />
Seigneur d'une voix fausse qui écorche les oreilles,<br />
<strong>et</strong> ne doit-on pas s'efforcer, au contraire, de faire<br />
monter vers Lui les plus suaves <strong>et</strong> les plus justes<br />
harmonies terrestres. Cependant, comme il se<br />
méfie des capacités musicales de ses ouailles, il<br />
défend de choisir des morceaux compliqués, de<br />
façon que l'exécution soit plus parfaite. La simplicité<br />
du chant offre aussi l'avantage de ne distraire<br />
ni l'auditoire ni les chanteurs.<br />
<strong>Calvin</strong> se donne beaucoup de mal pour instruire<br />
sa maîtrise, <strong>et</strong> se plaît à écouter les modestes harmonies<br />
du dimanche. C'est un peu de repos dans<br />
sa vie agitée. Ce nerveux aime la musique. Elle<br />
lui détend le corps <strong>et</strong> lui apaise l'humeur. A l'en-<br />
tendre, il souffre moins de ses névralgies.<br />
Chaque jour il a soit un sermon, soit un cours.<br />
Souvent il en revient tout échauffé, tout remué de<br />
bile, car il lui faut assister à toutes les disputes de<br />
la Faculté de Théologie, <strong>et</strong> même les présider<br />
quand il défend les thèses, ce qui n'est pas mince<br />
besogne.<br />
Le plaisant est que tous les gens qui se mêlent<br />
d'avoir une opinion particulière se hâtent de venir<br />
se réfugier auprès de <strong>Calvin</strong> pour penser librement.<br />
Sa renommée fait accourir de France beaucoup de<br />
jeunes gens studieux <strong>et</strong> de l<strong>et</strong>trés, <strong>et</strong> chacun des<br />
voyageurs qui abordent en « l'Antioche des protestants<br />
» apporte avec lui son bagage d'erreurs.<br />
Strasbourg est devenue, en peu de temps, un nid<br />
d'hérésies. Aussi les controverses y sont-elles<br />
innombrables. Il faut argumenter, réfuter, combattre<br />
sans répit c<strong>et</strong> orgueil abominable qui<br />
pousse la créature humaine à se croire libre de sa
STRASBOURG 197<br />
pensée quand elle ne l'est pas, quand c'est un<br />
crime affreux de prétendre interpréter la doctrine<br />
<strong>et</strong> se faire à soi-même sa propre religion. De telles<br />
disputes, jointes à ses soucis d'argent 1, entr<strong>et</strong>iennent<br />
la bile du réformateur, qui devient de<br />
plus en plus la proie de ses nerfs. Il lui faudrait<br />
des soins, du repos, <strong>et</strong> il possède à peine assez<br />
d'argent pour se nourrir.<br />
Et voilà, justement, qu'un certain Alberge vient<br />
lui rendre visite dans l'intention de lui emprunter<br />
vingt batz. Ce même Alberge, à Genève, a déjà<br />
essayé de l'attendrir sur son sort en lui donnant à<br />
croire que des voleurs l'avaient dépouillé. Sans<br />
doute est-ce un homme habile à contrefaire le<br />
dévot <strong>et</strong> à prendre un air misérable en invoquant<br />
la charité chrétienne, puisque nous voyons le<br />
réformateur s'émouvoir, <strong>et</strong> emprunter les vingt<br />
batz pour les lui donner, car alors « j'avais vendu<br />
mes livres, <strong>et</strong> j'étais complètement sans ressources »,<br />
dira-t-il un peu plus tard.<br />
Alberge a promis de rendre l'argent dans quelques<br />
jours, <strong>et</strong> déposé en gage une p<strong>et</strong>ite corbeille.<br />
« Revenu quelques mois plus tard », dit <strong>Calvin</strong>, « il<br />
me demanda en souriant, ou plutôt en se moquant,<br />
1. Il s'impose des privations. Il a un moment l'espoir<br />
d'être augmenté, mais c<strong>et</strong> espoir est déçu. Il écrit à Farel<br />
le 27 juill<strong>et</strong> 1540, en parlant d'un tonneau de livres<br />
(c'était la façon dont on les faisait voyager) que le<br />
libraire Michel de Genève devait envoyer à Farel. Il le<br />
prie de les vendre : « pour les miens, dit-il, ne les donne<br />
pas au-dessous de dix batz (environ 9 francs-or) ou<br />
neuf au minimum, à moins que quelqu'un n'en prenne<br />
un plus grand nombre comme La Cressonnière (libraire<br />
à Neufchatel). Dans ce cas, tu peux les laisser pour huit.<br />
Le transport a beaucoup coûté <strong>et</strong> coûtera encore beaucoup<br />
avant qu'ils soient arrivés jusqu'à toi. »
198 CALVIN<br />
si je ne voulais pas lui prêter quelques couronnes. Je<br />
lui répondis que j'avais besoin de la p<strong>et</strong>ite somme qu'il<br />
avait eue. Le vaurien, pendant ce temps, emporte<br />
furtivement sa corbeille de ma bibliothèque <strong>et</strong> la présente<br />
à la femme de Bucer. Celle-ci refuse <strong>et</strong> m'avertit.<br />
Moi je châtie son impudence en présence de quelques<br />
témoins ».<br />
Un an <strong>et</strong> demi après la disparition du voleur,<br />
<strong>Calvin</strong> ouvre le panier en présence de nombreux<br />
témoins. Il y trouve des prunes gâtées, des défroques<br />
de diverses sortes, des livres à demidéchirés.<br />
Il y a même des l<strong>et</strong>tres que le vaurien<br />
lui a enlevées. Il appelle Sturm pour les lui mon-<br />
trer, <strong>et</strong> les deux amis les rem<strong>et</strong>tent en place,<br />
« non sans rire beaucoup ».<br />
Ainsi, la maison de Bucer a entendu le rire de<br />
<strong>Calvin</strong> 1! On se représente mal le grave réformateur<br />
se laissant aller à ce bruyant accès de gai<strong>et</strong>é.<br />
Sans doute, ce jour-là, ses maux nombreux, sa<br />
bile, sa névralgie, sa fluxion, son entérite, son<br />
catarrhe lui ont-ils laissé quelque répit dont il a<br />
profité aussitôt pour s'égayer. Il ne les soigne<br />
guère cependant, n'en ayant ni le temps ni le<br />
moyen. Il est, en outre, affligé de deux nouveaux<br />
chagrins.<br />
Peu de temps après son arrivée à Strasbourg,<br />
il a appris la mort de l'aveugle Coraud, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />
nouvelle l'a plongé dans la consternation. En outre,<br />
son ami du Till<strong>et</strong> lui a écrit de France pour lui<br />
1. <strong>Calvin</strong> n'était pas ascète. Il ne dédaigne pas les joies<br />
de ce monde <strong>et</strong> en jouit même quand il peut.<br />
Dans une l<strong>et</strong>tre de décembre 1539, il écrit : « J'ai été<br />
invité aujourd'hui à un dîner d'où je suis revenu longtemps<br />
après 8 heures, bien restauré... Tu auras donc la<br />
l<strong>et</strong>tre d'un homme qui n'a pas la tête assez libre <strong>et</strong> vive<br />
pour écrire. »
STRASBOURG 199<br />
annoncer son r<strong>et</strong>our définitif au catholicisme. Il<br />
est resté tout étourdi du coup. Puis il a eu une<br />
grande colère, que des larmes ont noyée.<br />
Son coeur, tel un volcan en éruption, j<strong>et</strong>te comme<br />
une lave la bile dont il est encombré, puis, brusquement,<br />
s'apaise jusqu'à vouloir devenir un lac<br />
de mansuétude, quitte à éclater de nouveau quelques<br />
secondes plus tard.<br />
Le malheureux s'est donné le Christ pour<br />
modèle, <strong>et</strong> il n'est qu'humeur, colère, remords <strong>et</strong><br />
gémissements. C<strong>et</strong> idéal auquel il ne peut atteindre<br />
le tourmente d'un désir incessant. Et l'on dirait<br />
que tout conspire pour le rej<strong>et</strong>er sans cesse à son<br />
péché. Il fait des progrès, il croit avoir dompté la<br />
bête féroce, <strong>et</strong> puis un disciple le trahit, un fidèle<br />
s'adonne au vice, <strong>et</strong> toutes ses belles résolutions<br />
s'envolent en une seconde. <strong>Calvin</strong> se r<strong>et</strong>rouve<br />
injuriant son contradicteur, blessant le meilleur<br />
de ses amis, sautant d'un fauteuil, claquant une<br />
porte, renversant une table. Et, chaque fois, c'est<br />
tout un travail à recommencer dans les larmes de<br />
la pénitence.<br />
Un jour de 1539, il apprend que Caroli qui,<br />
destitué de ses fonctions, était passé en France,<br />
vient de reparaître en Suisse, où il annonce qu'il<br />
va procéder à sa troisième conversion <strong>et</strong> redevenir<br />
protestant. La brebis perdue rentre au bercail !<br />
Tous les bras doivent s'ouvrir devant elle ! C<strong>et</strong>te<br />
brebis-là, pour tout dire, à une certaine époque,<br />
fut assez enragée, <strong>et</strong> le mauvais esprit qui la<br />
possédait alors l'a égarée jusqu'à lui faire accuser<br />
<strong>Calvin</strong> d'arianisme. A ce moment-là, peut-être bien<br />
que le réformateur lui souhaita mille morts afin<br />
qu'elle ne pût proférer plus longtemps de si abominables<br />
propos. Mais aujourd'hui, <strong>Calvin</strong> ne voit
200 CALVIN<br />
plus en Caroli qu'un pécheur repentant <strong>et</strong>, tout<br />
joyeux de sa conversion, il lui écrit pour le féliciter.<br />
Bientôt Caroli arrive à Strasbourg, où il rend<br />
visite à Capiton, Bucer <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>. Grynée, de<br />
Bâle, lui a donné une l<strong>et</strong>tre pour son ancien ennemi.<br />
« Tu sais », dit-il à <strong>Calvin</strong>, « quelle puissance de douceur<br />
a la communion de la race, de la langue <strong>et</strong> de la<br />
patrie. Chez nous, il est comme un étranger, chez toi<br />
il sera comme un frère. »<br />
Cela veut-il dire que Caroli logea chez <strong>Calvin</strong> ?<br />
C'est possible, car le réformateur a quitté Bucer.<br />
Pour vivre, il prend maintenant des pensionnaires,<br />
<strong>et</strong> sa maison est pleine de Français qui y entr<strong>et</strong>iennent<br />
un grand tumulte.<br />
Caroli a demandé un colloque. Afin de lui laisser<br />
une plus grande liberté de parole <strong>et</strong> de plainte,<br />
<strong>Calvin</strong> n'y assiste pas. Il ne rentre dans la salle<br />
qu'après le départ de Caroli, <strong>et</strong>, à son tour, explique<br />
la situation. Les membres du colloque rédigent<br />
ensuite, en l'absence des deux parties, des articles<br />
qu'ils envoient à <strong>Calvin</strong>, tard dans la nuit.<br />
<strong>Calvin</strong> se précipite, il dévore le manuscrit, <strong>et</strong><br />
puis, sa tête r<strong>et</strong>ombe sur sa poitrine. Des larmes<br />
sont prêtes à couler de ses yeux. Ses deux amis<br />
ont approuvé les articles sans les lui communi-<br />
quer, <strong>et</strong> lui demandent maintenant de les signer,<br />
de telle façon qu'en refusant sa signature, il<br />
paraîtra les avoir pour adversaires.<br />
« Après les avoir lus », dit <strong>Calvin</strong>, «je fus à un endroit<br />
si consterné que je ne me rappelle pas avoir eu un<br />
plus grand chagrin de toute l'année. Le lendemain matin,<br />
j'ai fait appeler Sturm, je lui ai exposé ma douleur. »
STRASBOURG 201<br />
Sturm court chercher Bucer, <strong>et</strong> les pasteurs se<br />
réunissent chez Zell, au Bruderhof.<br />
<strong>Calvin</strong> nous raconte lui-même l'entrevue :<br />
« Là », écrit-il, « après que le repentir lui est venu,<br />
j'ai gravement péché parce que je n'ai pu garder la<br />
mesure. La bile avait si bien envahi toute mon âme,<br />
que de tout côté, j'ai répandu mon amertume. Il y<br />
avait bien quelque motif d'indignation, mais il aurait<br />
fallu être modéré... De part <strong>et</strong> d'autre, l'excitation fut<br />
si grande que je n'aurais pas été plus violent contre<br />
Caroli lui-même s'il avait été présent. Enfin je me suis<br />
élancé hors de la chambre. Bucer m'a suivi. Il m'a<br />
calmé par des discours. Puis il est r<strong>et</strong>ourné auprès des<br />
autres. J'ai dit que je voulais réfléchir davantage avant<br />
de donner une réponse définitive. De r<strong>et</strong>our à la maison,<br />
j'ai été saisi d'un violent accès <strong>et</strong> je n'ai trouvé de consolation<br />
que dans les gémissements <strong>et</strong> les larmes. »<br />
Et il termine la discussion en disant : « Plutôt<br />
mourir que signer ». Puis il écrit à Farel 1 :<br />
Ceci surtout me tourmentait, que tu étais pour moi<br />
la cause de tous ces maux... En eff<strong>et</strong>, tu ne peux te<br />
laver du reproche ou d'inattention ou de faiblesse. Pour<br />
parler franchement, on pourrait désirer en toi plus<br />
de gravité, plus de constance <strong>et</strong> plus de modération...<br />
Souffre donc que je trouve quelque consolation en te<br />
reprochant c<strong>et</strong>te faute qui m'a tant gêné. Si j'avais pu<br />
t'appeler devant moi, j'aurais tourné contre toi toute<br />
c<strong>et</strong>te violence de langage que j'ai répandue contre les<br />
autres.<br />
Parlant de Caroli dont il se fait le défenseur,<br />
il déclare :<br />
1. Le 8 octobre 1539.
262 CALVIN<br />
Maintenant que nous l'avons reçu en grâce, il nous<br />
reste à persévérer avec constance. Car si nous ne devions<br />
pas le rej<strong>et</strong>er, il faut, de toute notre force, le r<strong>et</strong>enir.<br />
Et cela ne se fera pas à moins que tu n'empêches tous<br />
les tiens de l'insulter... Du moins persévérez dans c<strong>et</strong>te<br />
mansuétude que vous lui avez trop tôt montrée.<br />
Lutte épuisante de sa conscience contre ses<br />
nerfs, de l'âme évangélique qu'il se veut donner<br />
contre sa nature violente <strong>et</strong> passionnée, lutte<br />
morale, lutte physique, combat de tous les instants.<br />
Sans cesse l'importunité des hommes lui fait dépasser<br />
la mesure. Parce que les méchants savent qu'il<br />
est instable, ils s'efforcent continuellement, <strong>et</strong> de<br />
toutes les façons, d'exciter sa bile pour lui ravir<br />
une patience qui ne demande qu'à lui échapper.<br />
Rien n'est plus tentant que de se laisser emporter<br />
par son ardeur, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> n'oublie jamais quelle<br />
est la violence de son tempérament. Il est « roulé<br />
dans de nombreux tourbillons », avec la misère<br />
toujours accrochée à ses épaules.<br />
La demeure qu'il habite n'est pas faite pour<br />
apaiser ses nerfs. Nous savons qu'il prend maintenant<br />
des pensionnaires. L'idée est excellente,<br />
<strong>et</strong> l'on pourrait croire, à voir sa maison, que le<br />
réformateur va s'enrichir rapidement. Comme chez<br />
Bucer, partout des lits sont dressés. On ne rencontre<br />
que couvertures étalées sur des sangles,<br />
qu'habits accrochés, que bonn<strong>et</strong>s de nuit traînant<br />
sur les tables <strong>et</strong> coffres de voyage laissant échapper<br />
des jambes de drap écarlate, des pourpoints, des<br />
manteaux. Dans tous les angles, on se cogne à<br />
des épées.<br />
Mais ce sont là vêtements de gueux ! Les épées<br />
sont tordues, <strong>et</strong> les pourpoints ont des pièces !
STRASBOURG 203<br />
Les pensionnaires de <strong>Calvin</strong> sont encore plus<br />
pauvres que leur logeur ! Le maître du logis, en<br />
eff<strong>et</strong>, a bientôt oublié qu'il attendait d'eux l'argent<br />
dont il a besoin pour vivre. Il a ouvert sa porte<br />
à tous ceux qu'il tenait pour de bons protestants,<br />
sans souci de leur fortune, laquelle, par une<br />
malchance singulière, est toujours fort médiocre.<br />
Emporté par son zèle évangélique, il ne voit<br />
plus en ces jeunes gens qui l'entourent que des<br />
disciples <strong>et</strong> de futurs successeurs.<br />
Bien qu'il ne soit pas vieux encore, puisqu'il<br />
vient seulement d'atteindre ses trente ans, <strong>Calvin</strong>,<br />
à sentir sa débilité <strong>et</strong> l'indisposition de son corps,<br />
ne pense pas qu'il lui sera donné beaucoup de<br />
temps pour édifier son oeuvre, <strong>et</strong> il prend soin<br />
de ceux qui vivront après lui comme s'il avait<br />
déjà l'âge d'un vieillard.<br />
Dès la fin de 1538, nous trouvons dans sa maison<br />
un premier groupe d'étudiants, Michel Mulot,<br />
Gaspard Carmel, Henri <strong>et</strong> Humbert, qui habitent<br />
ensemble. Pour vivre, on se débrouille comme on<br />
peut. Des collectes paieront les frais du logement,<br />
a dit <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> l'on essaiera de trouver un emploi<br />
à Humbert.<br />
De mois en mois, le logis de <strong>Calvin</strong> se remplit<br />
de plus de monde. En octobre 1539 arrivent Claude<br />
Féray, Brito, Jacques Sorel <strong>et</strong> son compagnon<br />
Robert le Louvat, Eynard <strong>et</strong> Antoine, le frère de<br />
<strong>Calvin</strong>, d'autres encore. On voit partout des gens<br />
couchés dans des lits de fortune ou courbés sur<br />
des livres, des feutres à panache, des manteaux<br />
crottés <strong>et</strong> des bourses dont il ne reste plus que<br />
les mailles.<br />
C'est un va-<strong>et</strong>-vient perpétuel. Les pensionnaires<br />
du pasteur entrent, sortent à toute heure
204 CALVIN<br />
du jour <strong>et</strong> de la nuit. Le heurtoir, sans relâche,<br />
cogne la porte.<br />
Il y en a de doux <strong>et</strong> de timides. D'autres ont<br />
le caractère emporté, l'humeur irritable. Certains<br />
tiennent beaucoup de place <strong>et</strong> prétendent occuper<br />
toute la salle. Des disputes éclatent. L'on ne mange<br />
pas tous les jours à sa faim dans la maison du<br />
réformateur, <strong>et</strong> l'humeur s'aigrit quand l'estomac<br />
est vide. Beaucoup de ces jeunes gens qui ont fui<br />
leur pays, sont épuisés par les privations de l'exil,<br />
les fatigues <strong>et</strong> les rencontres d'un long voyage.<br />
Ils souffrent, ils pleurent tous en commun.<br />
<strong>Calvin</strong> vit au milieu d'eux. C'est dans ce tumulte<br />
<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te agitation qu'il a ses catarrhes, ses migraines,<br />
ses coliques. Lui-même fait beaucoup de bruit, <strong>et</strong><br />
sa présence est loin d'apporter un peu de calme<br />
en c<strong>et</strong>te demeure dont il est le maître. Il s'y<br />
emporte à tous moments, entre en de telles colères<br />
qu'il manque se j<strong>et</strong>er dans le feu, claque les portes,<br />
brise les carreaux. Il reçoit des l<strong>et</strong>tres de Farel<br />
qui le transportent de joie aux premières lignes<br />
<strong>et</strong>, aux dernières, le plongent dans un tel désespoir<br />
que, toute la nuit, on l'entend s'agiter <strong>et</strong> gémir<br />
dans son lit. Il cherche des papiers qu'il ne r<strong>et</strong>rouve<br />
pas, croit qu'on les a volés <strong>et</strong> se m<strong>et</strong> dans une<br />
telle fureur que, le lendemain, il ne peut se lever.<br />
Il s'enflamme sur une censure des syndics <strong>et</strong> jure<br />
que, dût-il vivre mille ans, il ne prêchera plus<br />
rien dans c<strong>et</strong>te ville. Ou bien, tout éperdu <strong>et</strong><br />
confus, pendant plusieurs jours, pleure la mort<br />
d'un ami.<br />
Seul Bucer est capable de l'apaiser, de lui rendre<br />
un peu de calme. <strong>Calvin</strong> lui porte le plus tendre<br />
<strong>et</strong> le plus respectueux des attachements. Il le<br />
considère comme un père très bon, très sage,
STRASBOURG 205<br />
devant qui l'on s'agenouille <strong>et</strong> l'on avoue ses<br />
fautes.<br />
« Si sur un point quelconque je ne réponds pas à<br />
votre espoir, » lui dit-il, « tu sais que je suis en ta puissance.<br />
Avertis, châtie, fais tout ce qu'il est permis à<br />
un père vis-à-vis de son fils. »<br />
Et Bucer lui répond :<br />
« Tu es mon coeur, mon âme ». .<br />
Souvent, il l'engage à se marier.
CHAPITRE XV<br />
MARIAGE DE CALVIN<br />
solitaire, plus que tout autre, est<br />
L'HOMME exposé aux tentations du démon. Tout se conjugue<br />
pour entraîner sa chute, <strong>et</strong> il ne faut pas<br />
trop préjuger de ses forces.<br />
<strong>Calvin</strong>, à vrai dire, ne souffre guère de son<br />
célibat. Mais il aimerait qu'une compagne attentive<br />
<strong>et</strong> modeste prît soin de sa maison <strong>et</strong> de luimême.<br />
Il la faudrait douce, aimable, honnête,<br />
complaisante, surtout bien décidée à être sa gardemalade.<br />
Où la rencontrer ? Au milieu de tous les<br />
mouvements de sa vie, il trouve encore assez<br />
de loisir pour oser penser à prendre femme. Et<br />
il écrit à Farel :<br />
Souviens-toi bien de ce que je désire surtout rencontrer<br />
dans une compagne. Je ne suis pas de la race<br />
insensée de ces amants qui, une fois pris par la beauté<br />
d'une femme, couvrent de baisers jusqu'à ses défauts.<br />
La seule beauté qui me séduit est celle d'une femme<br />
pudique, complaisante, pas fastueuse, économe, patiente,<br />
que je puis enfin espérer être soigneuse de ma<br />
santé. Penses-tu qu'elle réalise ces conditions, viens,<br />
de peur qu'un autre ne nous devance. Sinon, n'en parlons<br />
plus.
MARIAGE DE CALVIN 207<br />
On lui offre une jeune fille, mais elle ne connaît<br />
pas un mot de français, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> ne sait pas<br />
l'allemand. La vie commune ne serait pas très<br />
facile. De plus, elle est riche, <strong>et</strong> le pasteur redoute<br />
qu'elle ne se souvienne trop de sa naissance <strong>et</strong><br />
de son éducation.<br />
Peu de temps après, il a un nouveau proj<strong>et</strong> en<br />
tête, <strong>et</strong> on le voit tout agité, attendant anxieusement<br />
le r<strong>et</strong>our de son frère qu'il a envoyé, avec<br />
un ami, solliciter la main d'une autre jeune personne.<br />
Celle-ci n'a point de dot, mais sa vertu<br />
est la plus belle de toutes les fortunes <strong>et</strong> ceux qui<br />
la connaissent en font un magnifique éloge.<br />
Son frère <strong>et</strong> son ami l'ont fiancé. Pendant trois<br />
jours <strong>Calvin</strong> ne pense plus qu'à ses noces. Il en a<br />
une joie enfantine. Plaise à Dieu que Farel puisse<br />
venir bénir son mariage ! Avant le 10 mars 1540,<br />
il sera l'époux de ce modèle de toutes les vertus.<br />
Déjà le malade se voit soigné, abreuvé de bonnes<br />
tisanes chaudes, couvert de cataplasmes... <strong>et</strong> voilà<br />
que des bruits fâcheux lui parviennent. La jeune<br />
fille n'est point ce qu'il croyait ! Elle pourrait<br />
bien, plus tard, ne pas se contenter des joies pures<br />
<strong>et</strong> austères que lui ont promises les envoyés<br />
du pasteur, <strong>et</strong> laisser son pauvre époux se débrouiller<br />
comme il pourra avec toutes ses maladies.<br />
Épouvanté, <strong>Calvin</strong> se hâte de renvoyer son frère<br />
afin qu'il le délie de son serment. Il se montre fort<br />
ému du fâcheux incident <strong>et</strong> la peur le prend quand<br />
il songe à quel danger il vient d'échapper. Vraiment,<br />
le mariage est une chose grave, qui demande<br />
bien de la réflexion <strong>et</strong> de la prudence. Ne doit-il<br />
pas, d'ailleurs, se montrer plus circonspect qu'aucun<br />
autre homme ? Que deviendrait sa maison<br />
si, par aventure, il y introduisait une mégère
208 CALVIN<br />
ou simplement une femme nerveuse dont la vertu<br />
principale ne serait point la douceur ? Quel scandale<br />
que de voir sa bile opposée à une autre bile,<br />
sa violence dressée contre une autre violence !<br />
Du matin au soir les portes battraient la maison,<br />
la vaisselle volerait en éclats, <strong>et</strong> Dieu sait<br />
quelles injures le couple pourrait bien alors<br />
échanger !<br />
C<strong>et</strong>te pensée plonge <strong>Calvin</strong> dans la consternation,<br />
<strong>et</strong> il supplie le Seigneur de lui épargner une<br />
nouvelle honte. Qu'il demeure dans le célibat<br />
toute sa vie, si le mariage doit être pour lui une<br />
occasion de plus grand péché !<br />
Bucer enfin le tire de son incertitude. <strong>Calvin</strong><br />
a-t-il oublié <strong>Jean</strong> Stordeur, c<strong>et</strong> anabaptiste venu<br />
de Liège, que lui-même a ramené à la foi orthodoxe<br />
? Cependant qu'il le prêchait, ne se souvient-il<br />
pas d'avoir admiré la sagesse <strong>et</strong> la modestie d'Idel<strong>et</strong>te<br />
de Bure, son épouse?<br />
L'ancien anabaptiste a été emporté par la peste,<br />
laissant Idel<strong>et</strong>te seule avec ses deux enfants. La<br />
veuve mène une vie obscure <strong>et</strong> laborieuse, édifiant<br />
tous ceux qui la connaissent par sa grande piété.<br />
N'est-elle pas la compagne toute désignée que<br />
Dieu a choisie pour <strong>Calvin</strong> ?<br />
Le pasteur se hâte de la voir. Aussitôt, il est<br />
charmé par son maintien modeste <strong>et</strong> sa parole<br />
sage. C'est bien la femme qu'il a souhaité rencontrer<br />
pour en faire sa compagne, pauvre, douce <strong>et</strong><br />
pieuse. Celle-là ne rechignera pas devant l'obscur<br />
labeur d'une ménagère <strong>et</strong> ne refusera pas de soigner<br />
<strong>Calvin</strong>. Son mari <strong>et</strong> ses enfants l'ont habituée<br />
à s'occuper d'autrui avant de songer à elle-même.<br />
Elle est, de plus, belle, probe <strong>et</strong> honnête.<br />
<strong>Calvin</strong> se fiance à la veuve <strong>et</strong> ce sont, en vérité,
MARIAGE DE CALVIN 209<br />
de singuliers amants. Le pasteur n'est pas âgé<br />
de plus de trente-deux ans, mais on le prendrait<br />
pour un vieillard. Il a déjà le poil grisonnant,<br />
la figure creuse, les bras maigres, la main sèche,<br />
le dos voûté. Il ne lui reste, pour ainsi dire, que<br />
les yeux <strong>et</strong> la voix, <strong>et</strong> c'est là peu de chose pour<br />
le plaisir d'une jeune épouse. Les fiancés ordinaires<br />
se parent de séductions, prom<strong>et</strong>tent des<br />
joies sans ombres, apportent des fleurs <strong>et</strong> des<br />
joyaux... Lui ne parle que de sa vieillesse prématurée,<br />
de ses catarrhes, de ses coliques ! Il montre<br />
ses bras décharnés, sa barbe blanchissante, ses<br />
traits creusés, ses rides précoces. Il ne prom<strong>et</strong> que<br />
labeurs, peines, sacrifices, épreuves sans fin.<br />
Les yeux baissés <strong>et</strong> la mine grave, Idel<strong>et</strong>te<br />
l'écoute parler. De chaque côté de sa figure, elle a<br />
roulé une lourde natte de cheveux. Elle porte une<br />
robe de fiancée, une riche ceinture, une chaîne,<br />
<strong>et</strong> elle a mis sur sa tête une solide coiffure. Elle<br />
tient une fleur dans la main droite <strong>et</strong> un livre dans<br />
la gauche. <strong>Calvin</strong>, assis à son côté, est vêtu d'une<br />
robe, <strong>et</strong> l'on voit briller le même anneau d'or<br />
à l'index gauche des deux fiancés.<br />
Idel<strong>et</strong>te ne marque aucun effroi à entendre les<br />
paroles sévères du réformateur. C'est une femme<br />
douce <strong>et</strong> honnête, dédaigneuse des vains plaisirs<br />
du monde. La pensée de garder c<strong>et</strong> homme vertueux<br />
<strong>et</strong> de grande renommée pour le service du<br />
Seigneur l'emplit d'une pieuse joie.<br />
Fiançailles austères où, graves tous deux, ils<br />
ne parlent guère que de religion. La dame Idel<strong>et</strong>te<br />
tient des discours édifiants, que le réformateur<br />
écoute en louant Dieu d'avoir mis tant de modestie<br />
<strong>et</strong> de sagesse dans un coeur de femme. Puis, vers<br />
le 10 août 1540, Farel vient probablement bénir<br />
CALVIN. 14
210 CALVIN<br />
le mariage de son ami, entouré de pasteurs <strong>et</strong> de*<br />
protestants notables.<br />
Ce dut être une cérémonie très grave, où les<br />
discours célébrant les vertus chrétiennes des deux<br />
nouveaux époux remplacèrent les violons <strong>et</strong> les<br />
jongleurs. Au banqu<strong>et</strong>, on récita des poésies en<br />
allemand <strong>et</strong> en français.<br />
Puis, la nouvelle mariée, tenant à la main son<br />
fils <strong>et</strong> sa fille, entre dans la maison de l'époux.<br />
En dépit de toute sa charité chrétienne, Idel<strong>et</strong>te<br />
n'a-t-elle pas un geste d'effroi en pénétrant<br />
dans c<strong>et</strong>te demeure bourdonnante où elle cherche<br />
vainement du regard une place pour elle <strong>et</strong> ses<br />
enfants ? Où vont-ils coucher tous les trois ? Il y a<br />
des manteaux, des épées, des chapeaux sur tous<br />
les lits ! On y voit même des jupons de femme,<br />
des miroirs, des bonn<strong>et</strong>s, car de nouveaux pensionnaires<br />
sont arrivés chez le pasteur, où logent<br />
maintenant quelques dames dont la demoiselle<br />
du Verger, accompagnée de son fils <strong>et</strong> de son serviteur.<br />
La dame est impérieuse, <strong>et</strong> elle a le verbe<br />
haut. Sa voix aigre domine le tumulte. Il ne doit pas<br />
être toujours bien agréable de vivre en sa compagnie.<br />
Idel<strong>et</strong>te, néanmoins, ne s'effraie pas. C<strong>et</strong>te<br />
épouse modèle a confiance en la sagesse de son<br />
mari, <strong>et</strong>, pleine de sérénité, elle pénètre dans la<br />
salle bruyante d'où les pensionnaires Eynard<br />
Pichon <strong>et</strong> Nicolas Parent se r<strong>et</strong>irent, pour que la<br />
femme de leur hôte <strong>et</strong> ses enfants trouvent une<br />
place en la maison du mari.<br />
Voilà donc la sage Idel<strong>et</strong>te échouée au milieu<br />
de ce campement, avec tout son trousseau de
MARIAGE DE CALVIN 211<br />
linge, ses bonn<strong>et</strong>s, ses longues robes, ses guimpes<br />
fines <strong>et</strong> ses belles ceintures dorées. C'est une femme<br />
économe <strong>et</strong> ordonnée. N'a-t-elle pas souhaité, en<br />
se remariant, trouver un foyer paisible, des coffres<br />
bien rangés, une chambre bien close, <strong>et</strong> non c<strong>et</strong>te<br />
sorte d'hôtellerie où l'on entre comme dans un<br />
moulin, <strong>et</strong> où il lui faut essuyer les rebuffades<br />
de la demoiselle du Verger, qui a le propos « plus<br />
libre que juste » ? Et n'éprouve-t-elle pas un certain<br />
dépit à se voir devenue, en quelque sorte,<br />
la servante de tous ces gens ?<br />
Sa douceur, cependant, n'en est point altérée.<br />
Elle reste calme, modeste, pudique, peut-être un<br />
peu trop sermonneuse, car elle aime assez à tenir<br />
des discours édifiants, que la demoiselle doit couper<br />
d'un mot, quand le prêche l'importune. Elle ne<br />
semble pas se douter que beaucoup de jeunes<br />
femmes, à sa place, s'étonneraient de mener une<br />
existence aussi sévère dans le temps même de leur<br />
lune de miel, <strong>et</strong> subit d'une âme sereine les emportements<br />
de l'irascible malade qu'elle vient de<br />
prendre pour époux. On ne peut demander plus<br />
d'abnégation <strong>et</strong> de charité chrétienne, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />
se sent pénétré d'un bonheur si compl<strong>et</strong> qu'il en<br />
est effrayé.<br />
Ce bonheur, hélas, est de courte durée. Idel<strong>et</strong>te<br />
ne tarde pas à entrer dans son rôle de gardemalade<br />
<strong>et</strong> à donner les soins promis au fiancé.<br />
Au 3 septembre, c'est-à-dire six semaines après<br />
ses noces, <strong>Calvin</strong> souffre d'une lourdeur de tête,<br />
mais ce mal lui est si familier qu'il n'y prête pas<br />
d'attention. Le dimanche suivant, s'étant un peu<br />
échauffé dans le sermon de l'après-midi, il sent<br />
se liquéfier les humeurs qui ont occupé son cerveau.<br />
Un catarrhe le saisit alors, dont le flux conti-
212 CALVIN<br />
nuel le tourmente jusqu'au mardi. Ce jour-là,<br />
justement, il a l'habitude de prêcher. Il éprouve<br />
une grande difficulté à parler, car son nez est<br />
bouché <strong>et</strong> sa gorge comme fermée par un enrouement.<br />
Puis il sent une subite commotion. Le catarrhe<br />
s'arrête intempestivement pendant que la tête<br />
est encore pleine de mauvaises humeurs. De plus,<br />
le lundi, il a eu un accès de bile : c<strong>et</strong>te espèce<br />
d'hôtellerie où il vit avec Idel<strong>et</strong>te est souvent fort<br />
tumultueuse. Les gens, à commencer par le maître<br />
du logis, n'y ont pas tous bon caractère. Mme du<br />
Verger, dont la langue a beaucoup de vivacité,<br />
a dit une parole injurieuse au frère de <strong>Calvin</strong>.<br />
Le jeune homme, profondément blessé, mais silen-<br />
cieux, est sorti de la maison en jurant de n'y plus<br />
revenir tant que la demoiselle y habiterait. Celle-ci,<br />
voyant alors <strong>Calvin</strong> fort triste du départ de son<br />
frère, s'est transportée ailleurs. Pendant ce temps,<br />
son fils est resté avec le pasteur. Or celui-ci a<br />
coutume, lorsqu'il est échauffé par la bile ou par<br />
quelque autre anxiété, de manger gloutonnement<br />
au repas. C<strong>et</strong>te fois encore, c'est ce qui arrive.<br />
Le lendemain, il est tourmenté d'une grande indi-<br />
gestion. Il faudrait y porter un prompt remède<br />
par la diète, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> le ferait s'il ne craignait<br />
que le fils de la demoiselle n'interprétât son jeûne<br />
comme un moyen détourné pour l'éloigner, <strong>et</strong><br />
il préfère lui éviter c<strong>et</strong>te offense aux dépens de<br />
sa santé. Le mardi vers neuf heures, après dîner,<br />
il tombe en défaillance. Il se m<strong>et</strong> au lit.<br />
« Un grave accès a suivi, une grande chaleur,<br />
un étonnant vertige ».<br />
Le lendemain, en se levant, il sent une telle<br />
faiblesse dans tous ses membres, qu'il est obligé<br />
de l'avouer. Il déjeune frugalement <strong>et</strong>, après le
MARIAGE DE CALVIN 213<br />
déjeuner, il a deux syncopes. Puis, de fréquents<br />
accès le tourmentent, à des heures incertaines,<br />
de façon qu'on ne peut saisir la forme précise de<br />
la fièvre. Il transpire tellement qu'il mouille presque<br />
tout son oreiller.<br />
Est-ce l'émotion de le voir malade, la fatigue,<br />
le chagrin ? Voilà qu'à son tour Idel<strong>et</strong>te est prise<br />
de fièvre. Les hanaps <strong>et</strong> les cuv<strong>et</strong>tes qu'elle apporte<br />
à son mari tremblent entre ses mains. Sa belle<br />
coiffure branle sur sa tête. Il lui faut, elle aussi,<br />
se m<strong>et</strong>tre au lit. Les vomissements <strong>et</strong> la diarrhée<br />
lui vident le corps. Elle est si faible qu'elle peut<br />
difficilement se soulever sur sa couche.<br />
« En vérité, de peur que notre mariage ne fût trop<br />
heureux, Dieu s'est hâté <strong>et</strong> a tempéré notre joie pour<br />
qu'elle ne dépassât pas la mesure », écrit <strong>Calvin</strong> à son<br />
ami Farel.<br />
D'une voix faible, Idel<strong>et</strong>te, penchée sur son<br />
bassin, répond aux plaintes de son époux quelques<br />
belles paroles tirées de l'Écriture. Idel<strong>et</strong>te, en<br />
vérité, n'est que vertu <strong>et</strong> résignation, <strong>et</strong> il faut<br />
que la malignité des hommes soit bien grande<br />
pour avoir osé comparer c<strong>et</strong>te pudique créature<br />
à une femme publique. C'est pourtant ce qui est<br />
arrivé, apparemment pour lui apprendre à pratiquer<br />
la vertu d'humilité, <strong>et</strong> pour qu'elle ne tirât<br />
point vanité de sa grande sagesse.<br />
Le premier mariage d'Idel<strong>et</strong>te, en eff<strong>et</strong>, selon<br />
la coutume anabaptiste, n'a pas eu de sanction<br />
civile. <strong>Calvin</strong> ayant alors déclaré qu'il avait<br />
reconnu la faute de sa femme avec son premier<br />
mari, certaines personnes malintentionnées ont<br />
tiré parti de ce fait pour calomnier Idel<strong>et</strong>te <strong>et</strong><br />
la traiter de fille de joie !
214 CALVIN<br />
Ce jour-là, <strong>Calvin</strong> dut avoir un beau débordement<br />
de bile, cependant que la veuve éperdue se<br />
cachait le visage pour en dérober la honte aux<br />
yeux de son mari.<br />
Enfin les deux époux sont sortis de leur lit <strong>et</strong>,<br />
tout chancelants encore, la manche trop large<br />
<strong>et</strong> le pas traînant, ils sont r<strong>et</strong>ournés à leurs occupations<br />
habituelles.<br />
<strong>Calvin</strong>, tout absorbé par le gouvernement de<br />
sa p<strong>et</strong>ite église, ses leçons <strong>et</strong> ses disputes publiques,<br />
n'est pas souvent au logis <strong>et</strong> n'a guère de temps<br />
à consacrer à sa jeune femme. Quelquefois, très<br />
rarement, on voit le couple se promener du côté<br />
de Cologny ou de Bellerive, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te marche à<br />
côté du pasteur est à peu près l'unique distraction<br />
d'Idel<strong>et</strong>te de Bure.<br />
Cependant, jamais le moindre reproche ne sort<br />
de ses lèvres. Elle exalte, au contraire, le zèle de<br />
ce pieux époux, <strong>et</strong> brûle du désir de répandre,<br />
elle aussi, la parole de Dieu. Elle se rend au chev<strong>et</strong><br />
des mourants, qu'elle exhorte à avoir bon cou-<br />
rage, quoi qu'il puisse arriver, <strong>et</strong> à penser qu'elle<br />
n'est pas venue par hasard, mais qu'elle a été<br />
conduite par le conseil admirable de Dieu pour<br />
servir à l'Évangile. Elle reçoit pieusement les<br />
p<strong>et</strong>its enfants que les anabaptistes apportent en<br />
sa maison, afin que le pasteur leur confère le saint<br />
sacrement du baptême. Elle donne à tous de bons<br />
conseils <strong>et</strong> l'exemple d'une grande sagesse.<br />
Au logis, plein de monde, Idel<strong>et</strong>te de Bure<br />
attend <strong>Calvin</strong> sans impatience. Elle ne s'émeut pas<br />
quand il tarde à y revenir, <strong>et</strong> accepte qu'il en<br />
reste de longs jours absent quand sa réputation,<br />
ou simplement sa charge de pasteur, exige qu'il<br />
s'en aille vers des villes lointaines. Elle ne ressem-
MARIAGE DE CALVIN 215<br />
ble pas à tant de jeunes femmes inconsidérées<br />
<strong>et</strong> peu sages qui se j<strong>et</strong>tent dans les bras de leurs<br />
époux <strong>et</strong> prétendent les r<strong>et</strong>enir auprès d'elles<br />
pour la joie de leur vie. Idel<strong>et</strong>te sait qu'avant<br />
elle, il y a Dieu <strong>et</strong> tout ce qui regarde son<br />
service, les prières, les prêches, les cours, les<br />
disputes, les colloques où se réunissent les gens<br />
savants pour y prendre des décisions graves <strong>et</strong><br />
où son mari s'est acquis de la réputation. Elle,<br />
elle est là pour les tendresses <strong>et</strong> les soins du r<strong>et</strong>our,<br />
les tisanes, les cataplasmes, les pilules.<br />
Et <strong>Calvin</strong> s'absente fréquemment. Quelques mois<br />
avant son mariage, il s'est rendu à la conférence<br />
de Francfort-sur-le-Mein, accompagné de <strong>Jean</strong><br />
Sturm <strong>et</strong> de plusieurs autres « hommes excellents »<br />
pour y rencontrer Mélanchton <strong>et</strong> discuter la question<br />
des biens ecclésiastiques, dont les princes<br />
venaient de s'emparer. <strong>Calvin</strong> a prétendu que ces<br />
biens devaient servir à l'entr<strong>et</strong>ien des pasteurs,<br />
des écoles, des pauvres <strong>et</strong> subvenir à toutes les<br />
charges de l'Église.<br />
A son r<strong>et</strong>our, il a travaillé à m<strong>et</strong>tre d'accord<br />
Mélanchton <strong>et</strong> Farel. La conférence de Francfort<br />
a décidé que la question religieuse serait discutée<br />
dans une assemblée nationale où catholiques <strong>et</strong><br />
réformés exposeront leurs thèses <strong>et</strong>, le 18 avril 1540,<br />
l'empereur Charles-Quint a consenti, malgré les<br />
avis du pape, à convoquer, de Gand où il se<br />
trouvait, un colloque, d'abord à Spire, puis,<br />
la peste étant survenue, à Haguenau, pour le<br />
6 juin 1540.<br />
C<strong>et</strong>te fois encore, <strong>Calvin</strong> est parti avec les députés<br />
strasbourgeois. Le voyage fut court, il n'y avait<br />
que six lieues à parcourir. Le colloque, d'ailleurs,<br />
a échoué. Huit jours plus tard, chacun est r<strong>et</strong>ourné
216 CALVIN<br />
chez soi, la mine assombrie, <strong>et</strong> le docteur catholique<br />
Eck a déclaré :<br />
Des réunions de c<strong>et</strong>te espèce sont inutiles ! Les hérétiques<br />
s'en vont tout au plus endurcis.<br />
On n'en a pas fini avec les colloques ! A celui<br />
d'Haguenau succède celui de Worms. Il faut se<br />
rem<strong>et</strong>tre en route. C<strong>et</strong>te fois, <strong>Calvin</strong> est marié, <strong>et</strong> la<br />
pensée d'Idel<strong>et</strong>te, laissée seule au tumultueux logis,<br />
l'assombrit étrangement. Il est partagé entre le<br />
regr<strong>et</strong> de l'avoir quittée <strong>et</strong> la joie de revoir Mélanchton.<br />
Ce Mélanchton, indécis, doux, toujours prêt<br />
aux concessions, ne lui ressemble guère, mais c'est<br />
un homme d'un esprit remarquablement cultivé,<br />
fin, délicat, aussi versé dans l'étude de l'antiquité<br />
grecque <strong>et</strong> latine que dans celle de l'histoire <strong>et</strong><br />
de la religion, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, en sa compagnie, se souvient<br />
qu'il fut homme de l<strong>et</strong>tres. Il ne laisse pas<br />
aussi de le tancer assez vertement, éprouvant<br />
peut-être un secr<strong>et</strong> <strong>et</strong> inconscient plaisir à parler<br />
haut à c<strong>et</strong> étranger bien plus avancé que lui dans<br />
la renommée, <strong>et</strong> qui l'a accueilli comme un maître<br />
célèbre accueille un disciple, avant de se lier avec<br />
lui d'une grande amitié.<br />
« Tu te plains », lui dit <strong>Calvin</strong>, « de la violence <strong>et</strong> de<br />
l'aveugle intolérance de Luther. Mais ce défaut ne<br />
doit-il pas s'accroître de jour en jour, si chacun tremble<br />
devant lui <strong>et</strong> lui cède en toute chose ? »<br />
Certes, se souvenant de Genève, il approuve la<br />
manière douce <strong>et</strong> pacifique de Mélanchton. Une<br />
telle modération <strong>et</strong> une telle prudence ont beaucoup<br />
fait pour ramener les esprits à la concorde<br />
alors que lui, avec toute sa bile, n'a été qu'un obj<strong>et</strong><br />
de scandale ! Mais est-ce une raison pour s'arrêter
MARIAGE DE CALVIN 217<br />
devant toute question contestée comme devant<br />
un abîme, de peur de rencontrer <strong>et</strong> de heurter<br />
quelqu'un ? En vérité, comme il le lui a dit plusieurs<br />
fois, il n'est pas glorieux, pour eux, de se<br />
refuser à signer de leur encre ce que tant de martyrs<br />
scellent de leur sang. Pour lui, il aimerait<br />
mieux mourir cent fois avec Mélanchton que « le<br />
voir survivre à sa divine <strong>et</strong> naturelle grandeur ».<br />
Cependant qu'il s'achemine ainsi vers la ville<br />
du colloque où vont se réunir tant d'illustres<br />
personnages, n'a-t-il pas l'espoir de rencontrer<br />
enfin le gigantesque Luther, qu'il n'a jamais vu<br />
encore ? Il doit souhaiter ardemment le connaître,<br />
car il rêve d'un accord entre toutes les Églises<br />
réformées, <strong>et</strong> rien ne l'attriste plus que de savoir<br />
que le démon suscite des querelles entre les protestants<br />
afin de les isoler les uns des autres. Le<br />
pasteur s'inquiète tout particulièrement de la controverse<br />
de Luther <strong>et</strong> Zwingle sur la nature de<br />
la sainte cène. Quoiqu'il ait la meilleure opinion<br />
de la piété du Saxon, il ne sait ce qu'il faut penser<br />
de lui. Sa ferm<strong>et</strong>é n'est guère qu'un orgueil offensant,<br />
se dit-il, <strong>et</strong> qu'une bonne dose d'amour-<br />
propre.<br />
<strong>Calvin</strong> en est-il lui-même entièrement dénué,<br />
de c<strong>et</strong> orgueil<br />
si amèrement<br />
<strong>et</strong> de c<strong>et</strong> amour-propre<br />
aux autres ? — Un<br />
qu'il reproche<br />
mot de Luther<br />
qui dira à Bucer :<br />
Salue de ma part affectueusement <strong>Calvin</strong>, dont j'ai<br />
lu les p<strong>et</strong>its écrits avec plaisir,<br />
va bientôt suffire à modifier ses dispositions. Sur<br />
quoi, il apprendra, par Mélanchton, qu'il est fort<br />
en grâce auprès de Luther, <strong>et</strong> que le moine saxon<br />
a déclaré, un jour où quelques personnes lui ont
218 CALVIN<br />
montré un passage de <strong>Calvin</strong>, afin de l'irriter<br />
contre le Picard :<br />
J'espère que <strong>Calvin</strong> pensera mieux de nous un jour.<br />
Il est juste de supporter quelque chose d'un si excellent<br />
esprit.<br />
Alors, il s'écrie qu'il faudrait être de pierre<br />
pour ne point se sentir brisé par tant de modération,<br />
<strong>et</strong> il s'avoue brisé. Maintenant, il traite<br />
Luther d'homme éminent, il admire sa force<br />
d'âme, sa persévérance, sa puissance. Il l'a souvent<br />
dit, <strong>et</strong> il le répète encore : Quand Luther devrait<br />
l'appeler un diable, il ne cesserait de le tenir en<br />
grande estime, <strong>et</strong> de reconnaître en lui un auguste<br />
serviteur de Dieu.<br />
Certes, il voudrait jouir de sa vue, ne fût-ce<br />
que quelques secondes. Une pensée, cependant,<br />
l'arrête : il ne sait pas l'allemand, <strong>et</strong> Luther ne<br />
dit pas un mot de français. Quels seraient leur<br />
embarras <strong>et</strong> leur colère de se trouver l'un devant<br />
l'autre, de sentir les paroles déborder de leur<br />
bouche, <strong>et</strong> d'en être réduits aux gestes <strong>et</strong> aux<br />
grimaces !<br />
C<strong>et</strong>te mésaventure leur est épargnée. Luther ne<br />
paraît pas au colloque.<br />
<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> les Strasbourgeois, arrivés le 1er novembre<br />
1540 à Worms, y attendent Granvelle<br />
dans l'inaction. Les jours passent. La ville devient<br />
de plus en plus encombrée. Princes de l'Église<br />
<strong>et</strong> leur suite, grands seigneurs accompagnés de<br />
leur maison, vicaires, curés, chapelains, desser-<br />
vants, moines de tous les ordres, franciscains,<br />
bénédictins, dominicains, cordeliers, clercs tonsurés,<br />
comtes, barons, professeurs d'Universités,<br />
maîtres de collèges, pasteurs, écoliers, marchands,
MARIAGE DE CALVIN 219<br />
paysans, couvrent ses places <strong>et</strong> se pressent dans<br />
ses rues. Des cavaliers casqués <strong>et</strong> empanachés,<br />
des litières entourées de pages multicolores s'y<br />
fraient difficilement un passage <strong>et</strong> sont arrêtés<br />
à tous les pas.<br />
Alors, <strong>Calvin</strong> doit détester la magnificence des<br />
prélats couchés dans la pourpre <strong>et</strong> l'or de leurs<br />
litières.<br />
De doctes personnages se font suivre de leur<br />
sac à papiers que porte un val<strong>et</strong>. Beaucoup s'arrêtent<br />
à la vue du réformateur <strong>et</strong>, tirant quelque<br />
parchemin du gros sac, discutent avec lui au<br />
milieu de la foule.<br />
Bientôt les pasteurs, pour ne pas perdre leur<br />
temps, se réunissent entre eux à l'hôtel des Saxons.<br />
Cependant, les mines s'allongent à mesure que<br />
les jours passent. Prêtres <strong>et</strong> ministres s'inquiètent<br />
de rester si longtemps loin de leurs églises. Beaucoup,<br />
en outre, ont des affaires de famille qui les<br />
pressent de r<strong>et</strong>ourner chez eux, ou des parents<br />
malades dont ils reçoivent de mauvaises nouvelles.<br />
<strong>Calvin</strong>, lui, pense à Idel<strong>et</strong>te avec la plus<br />
grande anxiété. Elle était encore si fatiguée quand<br />
il est parti, <strong>et</strong> il l'a sentie si faible dans ses bras,<br />
au moment de l'adieu. Et voilà qu'un message<br />
vient ajouter encore à la perplexité du pasteur :<br />
Genève l'appelle à son secours.
CHAPITRE XVI<br />
L'APPEL DE GENÈVE<br />
désordre règne dans la ville. Des quatre<br />
LE syndics en fonctions lors du départ de <strong>Calvin</strong>,<br />
<strong>et</strong> qui se prétendaient réformés, l'un a refusé<br />
d'aller au temple, un autre a dit que la messe<br />
n'était pas à dédaigner, un troisième a voulu<br />
qu'on en revînt à Berne. Le peuple, ivre de sa<br />
victoire, s'est roulé dans le plaisir <strong>et</strong>, pleins d'in-<br />
quiétude, les gens pieux ont demandé le rappel<br />
des pasteurs. Mais la multitude en fureur a menacé<br />
de j<strong>et</strong>er dans le Rhône quiconque regr<strong>et</strong>tait les<br />
deux étrangers.<br />
Alors, Genève abandonnée à elle-même, a excité<br />
de nouveau la convoitise de ses anciens maîtres.<br />
Berne, de son côté, la gu<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> les Genevois<br />
effrayés se disent, maintenant, que, seul, <strong>Calvin</strong>,<br />
peut encore les sauver de l'anarchie, de Berne,<br />
de l'évêque <strong>et</strong> des princes. Ils ont compris, enfin,<br />
qu'ils ne sont pas capables de se gouverner euxmêmes,<br />
<strong>et</strong> qu'ils ont besoin de sa main ferme <strong>et</strong><br />
contraignante pour conserver leur liberté. Depuis<br />
plus d'un an, la ville implore le r<strong>et</strong>our du banni.
L'APPEL DE GENÈVE 221<br />
Le sieur Amy Perrin a été chargé de « trouver<br />
moyen de le faire revenir ».<br />
C<strong>et</strong>te fois, le Conseil a voté que, « pour l'augmentation<br />
<strong>et</strong> avancement de la parole de Dieu, il est<br />
ordonné d'envoyer quérir ledit maître <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>us<br />
».<br />
C<strong>et</strong> appel de la cité repentante plonge <strong>Calvin</strong><br />
dans la consternation. Il frémit d'horreur à se<br />
souvenir de ce qu'il y a souffert. Il aimerait<br />
mille fois mieux mourir " que se laisser clouer sur<br />
c<strong>et</strong>te croix où son sang coulerait tous les jours<br />
par mille blessures ».<br />
Certes, il se réjouit d'apprendre que les Genevois<br />
sont entrés dans la voie de la pénitence <strong>et</strong> regr<strong>et</strong>tent<br />
amèrement leurs fautes. Mais il est bien<br />
résolu à ne plus jamais r<strong>et</strong>ourner parmi eux.<br />
Qu'irait-il faire, d'ailleurs, à Genève, sans Farel,<br />
que les gens de Neufchâtel refusent de laisser partir?<br />
Mais alors, l'évêque est capable de rentrer dans<br />
Genève, <strong>et</strong> la ville réformée sera de nouveau soumise<br />
au régime du papisme ! Dieu lui reprochera<br />
les âmes qu'il aura laissées se perdre par sa faiblesse<br />
<strong>et</strong> sa lâch<strong>et</strong>é! Le vice règnera partout, la luxure<br />
s'épanouira, <strong>et</strong> ce sera lui que le Seigneur rendra<br />
comptable de tous les baisers échangés, de toutes<br />
les nuits voluptueuses ! Une sueur lui coule sur<br />
le dos. D'autre part, s'il y r<strong>et</strong>ourne, sa colère<br />
l'emportera de nouveau, il redeviendra un obj<strong>et</strong><br />
de scandale !<br />
Alors ?... Il appelle ses amis, il leur demande<br />
conseil, les suppliant de ne pas penser à lui, mais<br />
seulement au règne de Dieu. Les sanglots entrecoupent<br />
ses paroles, <strong>et</strong> deux fois, il est obligé de<br />
s'interrompre <strong>et</strong> de se r<strong>et</strong>irer à part pour se calmer<br />
<strong>et</strong> se reprendre.
222 CALVIN<br />
Le 12, il répond aux Genevois :<br />
Je ne puis pas quitter la vocation en laquelle je suis<br />
à Strasbourg sans le conseil <strong>et</strong> le consentement de ceux<br />
auxquels Notre-Seigneur a donné autorité en c<strong>et</strong> endroit.<br />
Torturé par la pensée de Genève il attend<br />
l'ouverture du colloque. Il n'en peut plus d'impatience,<br />
<strong>et</strong> se dévore d'anxiété.<br />
Enfin Gravelle arrive le 22. Il fait son discours<br />
le jeudi 25, à huit heures du matin, <strong>et</strong>, chaque<br />
parti délibérant dans une salle à part, on commence<br />
à s'occuper « du mode <strong>et</strong> de l'ordre » des<br />
discussions. Les arbitres sont dans une troisième<br />
pièce où le peuple a le droit d'entrer <strong>et</strong> de donner<br />
son avis. Huit jours durant, <strong>Calvin</strong> reste enfermé<br />
dans la salle des délibérations, l'esprit obsédé<br />
par la pensée de Genève, le coeur plein de l'angoissant<br />
souvenir d'Idel<strong>et</strong>te, la bile échauffée par la<br />
discussion, brûlant du désir de partir, lucide cependant<br />
<strong>et</strong> ferme dans la dispute, d'un esprit si clair,<br />
aux connaissances si étendues, qu'on l'a surnommé :<br />
le théologien.<br />
Et les atermoiements s'accumulent. Pendant<br />
plus d'un mois, il doit réfréner son impatience.<br />
Enfin le colloque s'ouvre le 14 janvier 1541, à<br />
neuf heures du matin. Mais, c<strong>et</strong>te fois encore,<br />
on ne peut s'entendre <strong>et</strong>, trois jours plus tard,<br />
l'assemblée est ajournée à Ratisbonne !<br />
<strong>Calvin</strong> rentre à Strasbourg le 23 janvier 1541.<br />
Idel<strong>et</strong>te doit alors le trouver plus jaune <strong>et</strong> plus<br />
irritable que jamais. La pensée de Genève ne<br />
cesse de le tourmenter. Va-t-il lui falloir se replonger<br />
dans c<strong>et</strong> enfer ? Il attend la décision du Consistoire<br />
de Strasbourg, qui hésite, répugnant à se
L'APPEL DE GENÈVE 223<br />
séparer de lui, mais redoutant, d'autre part,<br />
d'abandonner Genève à ses vices <strong>et</strong>, par-dessus<br />
tout, de la voir r<strong>et</strong>ourner au catholicisme.<br />
Torturé par c<strong>et</strong>te incertitude, <strong>Calvin</strong>, le<br />
22 février, monte dans le char qui doit le mener<br />
à Ratisbonne, en compagnie de Bucer <strong>et</strong> des délégués<br />
strasbourgeois. Les voyageurs emmènent<br />
avec eux un secrétaire <strong>et</strong> un cuisinier, des coffres,<br />
des gros livres, qui vont servir pour le colloque,<br />
<strong>et</strong> de la batterie de cuisine.<br />
Ils roulent depuis quelques lieues, quand maître<br />
Bucer fait arrêter l'attelage. Il ne peut supporter<br />
le froid qu'on a dans le char, <strong>et</strong> préfère aller à<br />
cheval avec Jacques Sturm. Il gèle à pierre fendre.<br />
L'hiver glacé cuit les mains <strong>et</strong> fait pleurer les<br />
yeux. Bientôt les pasteurs ont tous le nez bleu.<br />
Le chagrin de <strong>Calvin</strong> s'exaspère à la lenteur<br />
du char. Jamais encore il n'a connu un tel départ.<br />
Il ne pouvait se décider à quitter sa jeune femme<br />
pour s'en aller si loin d'elle, <strong>et</strong> Genève l'obsède.<br />
Le froid qui l'étreint, immobile dans le char<br />
cahotant, secoué par toutes les ornières <strong>et</strong> étourdi<br />
du bruit de la batterie qui s'entrechoque, achève<br />
de le j<strong>et</strong>er dans le plus grand désespoir. Quoi<br />
qu'on en dise, il se sent peu propre à toutes ces<br />
discussions publiques auxquelles il lui faut tout<br />
le temps prendre part. Si l'on en croit ses propres<br />
déclarations, il est de nature « un peu sauvage<br />
<strong>et</strong> honteuse », <strong>et</strong>, « timide <strong>et</strong> craintif ». Il a le<br />
« courage nerveux <strong>et</strong> violent des hommes timides<br />
<strong>et</strong> convaincus, volontiers r<strong>et</strong>irés <strong>et</strong> tranquilles,<br />
indomptables <strong>et</strong> intrépides dès qu'on touche à<br />
leurs croyances ». Ce courage particulier, sans<br />
cesse sollicité par les circonstances, il doit l'exercer<br />
toute sa vie, ce qui l'abrègera. « Il aura sans
224 CALVIN<br />
cesse souhaité le repos, <strong>et</strong> aussi l'établissement de<br />
sa foi, <strong>et</strong> toujours sacrifié celui-là à celui-ci,<br />
chaque fois contre son gré, <strong>et</strong> s'épuisant dans c<strong>et</strong>te<br />
lutte d'une partie de sa nature contre l'autre ». 1<br />
Si les consolations de ses amis ne le soutenaient,<br />
il mourrait de chagrin. C'est lui qui l'affirme.<br />
Et le froid mord de plus belle. Partout les rivières<br />
sont gelées. Les ornières brillent, les arbres laissent<br />
pendre de longues larmes de givre que le chariot<br />
secoue en passant. Les pasteurs transis <strong>et</strong> recro-<br />
quevillés dans leurs fourrures tapent du pied pour<br />
se réchauffer.<br />
Ils passent par Tubingen, qui paraît à <strong>Calvin</strong><br />
un pays « assez agréable ». A l'auberge d'Ulm,<br />
le 1er mars 1540, pendant que ses amis discutent<br />
pour savoir s'ils iront à Ratisbonne à cheval,<br />
ou en radeau dans le cas où le Danube viendrait<br />
à se dégeler, il écrit à Farel qui le menace de ses<br />
foudres s'il ne répond pas à l'appel de Genève :<br />
Tu m'as violemment effrayé <strong>et</strong> consterné par tes<br />
foudres, ces foudres avec lesquelles, je ne sais pour<br />
quelle cause, tu tonnes de si étrange manière. Tu sais<br />
bien que j'ai redouté c<strong>et</strong> appel, mais que je ne l'ai pas<br />
fui. Pourquoi donc m'attaquer avec une telle impétuosité<br />
que tu m'as presque dénoncé notre amitié ?<br />
En arrivant, les Strasbourgeois ont appris que<br />
l'Empereur est à Ratisbonne depuis le 23, <strong>et</strong> ils<br />
se sont épouvantés de leur r<strong>et</strong>ard, mais on les<br />
rassure en leur disant que les négociations ne<br />
commenceront pas avant quinze jours.<br />
Enfin la glace du Danube commence à fondre.<br />
Les pasteurs renvoient les chevaux du char <strong>et</strong>,<br />
1. Seizième siècle. Etudes littéraires, par Emile Fagu<strong>et</strong>.
L'APPEL DE GENÈVE 225<br />
pendant que Jacques Sturm réenfourche sa monture,<br />
ils s'embarquent sur un radeau avec leurs<br />
coffres, leur maître-queux, leurs gros in-folios <strong>et</strong><br />
leur batterie de cuisine. Sept jours durant, ils<br />
glissent sur le fleuve. Sans doute ont-ils emporté<br />
des quartiers de viande <strong>et</strong> des volailles que le<br />
cuisinier fait rôtir à bord.<br />
Comme Idel<strong>et</strong>te de Bure est loin de <strong>Calvin</strong>,<br />
tout là-bas, perdue dans sa maison strasbourgeoise<br />
!<br />
Le 10 mars, les pasteurs arrivent à Ratisbonne,<br />
qui déborde de peuple. Il y a des délégations de<br />
tous les pays, d'Allemagne, d'Italie, de Venise,<br />
d'Angl<strong>et</strong>erre, du Portugal. Tous les costumes se<br />
mêlent, tous les types, toutes les langues. Ces gens<br />
emmitouflés de fourrures ont tous traîné sur les<br />
routes pendant des semaines <strong>et</strong> des semaines, à<br />
cheval ou en de lentes voitures. Ils ont tous souffert<br />
du froid, côtoyé des précipices, traversé des<br />
rivières gelées dont la glace, bien souvent, a failli<br />
se rompre sous eux. Ils ont versé dans des ornières,<br />
avec leurs coffres, leurs sacs pleins de papiers,<br />
<strong>et</strong> maintenant ils s'entassent dans des auberges,<br />
ils dorment tous ensemble dans des sortes de<br />
dortoirs dont les lits sont si hauts qu'il faut des<br />
escabelles pour y monter. Les hôtelleries, en Suisse<br />
comme en Allemagne, n'ont qu'une chambre, avec<br />
tous les lits dedans. Ce fut le régime de <strong>Calvin</strong><br />
à Strasbourg, à Worms, Berne, Zürich, Bâle. Les<br />
jours où un grand événement, tel qu'un colloque,<br />
a attiré beaucoup de monde dans la ville, les<br />
voyageurs y sont plus serrés que des harengs<br />
en caque, exhalant tous l'odeur âcre de la sueur<br />
d'un long voyage, s'ôtant du corps, les uns devant<br />
CALVIN. 15
226 CALVIN<br />
les autres, des habits dont la boue des chemins<br />
a raidi l'étoffe, pataugeant ensemble dans des<br />
bassins, faisant en commun tout ce qu'ils ont à<br />
faire. Tant de gens réclament des lits, qu'il faut<br />
alors se contenter de draps encore chauds du<br />
sommeil d'un client, <strong>et</strong> même accepter de les partager<br />
avec un autre voyageur, un prêtre ou un<br />
pasteur venu, lui aussi, pour assister au colloque.<br />
Cela fait que, plus d'une fois, dorment côte-à-côte<br />
un huguenot <strong>et</strong> un papiste, qui échangent fraternellement<br />
leurs transpirations <strong>et</strong> essaient de se<br />
convaincre l'un l'autre.<br />
Cependant Charles-Quint s'impatiente, car les<br />
délégués du Pape sont en r<strong>et</strong>ard <strong>et</strong> l'Empereur<br />
s'irrite de les devoir<br />
favorablement en<br />
attendre,<br />
faveur<br />
ce qui le prédispose<br />
des protestants. Le<br />
12 mars, enfin, le légat Contarini fait son entrée<br />
solennelle dans la ville, <strong>et</strong> distribue tant de bénédictions<br />
« que sans doute deux jours après son<br />
bras en était encore endolori ».<br />
Mais voici qu'une funeste nouvelle arrive aux<br />
délégués strasbourgeois. La peste a ravagé leur<br />
cité. Elle est entrée dans toutes les maisons, elle<br />
a enlevé l'enfant de celui-ci, la femme de celui-là,<br />
<strong>et</strong> les parents qu'elle n'a pas encore pris sont<br />
cernés de toutes parts, presque perdus d'avance.<br />
La population épouvantée s'est enfuie hors de<br />
la ville.<br />
Les pasteurs baissent la tête. Des larmes coulent<br />
de leurs yeux. Beaucoup n'ont pas de nouvelles<br />
des leurs. Peut-être les a-t-on déjà j<strong>et</strong>és au charnier,<br />
avec le monceau de cadavres du lugubre chariot.<br />
Les malheureux hommes sont dévorés d'inquiétude.<br />
Ils voudraient courir vers leur ville lointaine,<br />
mais la religion a besoin d'eux, ils sont venus
L'APPEL DE GENÈVE 227<br />
pour la défendre. Ils restent, ils attendent l'ouverture<br />
du colloque. La nuit, en rêve, ils mêlent leurs<br />
gémissements. Et <strong>Calvin</strong>, sans doute, se débat<br />
sur sa couche de hasard en appelant Idel<strong>et</strong>te.<br />
Il n'en peut plus de chagrin.<br />
Son Claude, le disciple bien-aimé, a été enlevé par<br />
la peste. Louis, le frère de Charles l'a suivi trois jours<br />
après. La maison est « misérablement dissipée ».<br />
Charles <strong>et</strong> Antoine ont fui dans un village voisin.<br />
Sa femme s'est r<strong>et</strong>irée chez son frère. « A l'amertume<br />
de la douleur vient se joindre une anxieuse,<br />
une véhémente sollicitude pour ceux qui survivent<br />
». Jour <strong>et</strong> nuit <strong>Calvin</strong> a devant les yeux<br />
sa femme, « dépourvue de conseil parce qu'elle<br />
est privée de son mari. »<br />
Le deuil de Charles le tourmente d'une manière<br />
toute particulière. En quatre jours, celui-ci a<br />
perdu son frère unique <strong>et</strong> le précepteur qu'il<br />
aimait comme un père. <strong>Calvin</strong> ne peut pas non<br />
plus s'empêcher de penser à Malherbe, un autre<br />
de ses disciples, attaqué lui aussi de la peste,<br />
<strong>et</strong> il s'effraie en songeant aux excellents jeunes gens<br />
qui le soignent. Tout cela lui cause un tel chagrin<br />
que son âme est « complètement anéantie <strong>et</strong> son<br />
esprit brisé ». Claude était presque un frère pour<br />
lui <strong>et</strong> sa mort l'a j<strong>et</strong>é dans le désespoir. Dieu,<br />
en le lui enlevant a voulu châtier ses péchés.<br />
Et Farel, continue à le poursuivre de sa fureur.<br />
Il lui a envoyé une l<strong>et</strong>tre si violente que <strong>Calvin</strong><br />
n'a pas osé la rem<strong>et</strong>tre à Bucer. Il la renvoie à<br />
son ami, le 29 mars 1541, en ajoutant ces mots:<br />
Quant à moi, tu diras <strong>et</strong> feras tout ce que tu voudras<br />
impunément... Et puisque tu le veux ainsi <strong>et</strong> que tu<br />
ne peux être amené à changer d'avis, me voici tout à
228 CALVIN<br />
fait prêt <strong>et</strong> à ta dévotion. Que veux-tu de plus ? Je<br />
capitule, je me rends. Ce ne sont pas des mots...<br />
C'est dans c<strong>et</strong> état que, lui aussi, attend l'ouverture<br />
du colloque.<br />
Enfin, le 5 avril, les protestants se réunissent<br />
chez le landgrave <strong>et</strong> chez Wolfgang d'Anhalt,<br />
représentant de l'électeur de Saxe, pour entendre<br />
un sermon, cependant que les catholiques chevauchent<br />
jusqu'à la cathédrale. Puis catholiques<br />
<strong>et</strong> protestants se réunissent à l'Hôtel de Ville.<br />
Et c'est de nouveau l'attente, avec le coeur rongé<br />
d'inquiétude, toute la bile remuée, la pensée<br />
d'Idel<strong>et</strong>te sans appui, de Claude mort, de Genève<br />
qui appelle, de Farel qui fulmine.<br />
Les délibérations commencent, le 27 avril. Elles<br />
s'occupent du péché originel.<br />
Alors, <strong>Calvin</strong> chasse les visions lugubres qui<br />
encombrent son esprit. L'heure n'est plus aux<br />
regr<strong>et</strong>s. Il faut maintenant justifier Dieu, prouver<br />
qu'il est infiniment bon même quand, de toute<br />
éternité, Il a voué sa créature à la damnation.<br />
Adam ayant péché, nous sommes tous des coupables.<br />
Dieu pardonne à quelques-uns, ce n'est<br />
pas injustice à ceux qu'il laisse condamnés, c'est<br />
bonté imméritée à ceux qu'il sauve, c'est indulgence<br />
à ceux qu'il aide. Voilà ce qu'il faut bien com-<br />
prendre. <strong>Calvin</strong> tient essentiellement au dogme<br />
de la chute <strong>et</strong> du péché originel, car il justifie<br />
Dieu, il le montre moins incompréhensible en ses<br />
choix arbitraires.<br />
Le pasteur ne parle guère lui-même au milieu<br />
de tous ces gens dont il n'entend pas la langue,<br />
<strong>et</strong> se contente, le plus souvent, d'inspirer les discours<br />
des orateurs de son parti.
L'APPEL DE GENÈVE 229<br />
Pendant plus d'un mois, ce ne sont que disputes,<br />
sans que protestants <strong>et</strong> catholiques arrivent à<br />
s'entendre. Puis, au 31 mai, le colloque est de<br />
nouveau interrompu. Huit jours plus tard arrivent<br />
les délégués hongrois <strong>et</strong> autrichiens, qui demandent<br />
qu'on s'occupe de la guerre contre les Turcs.<br />
<strong>Calvin</strong> profite de l'occasion pour repartir, « extorquant<br />
plutôt qu'obtenant » le consentement de<br />
Bucer <strong>et</strong> de Mélanchton. Le 25 juin 1541 il est<br />
de r<strong>et</strong>our à Strasbourg.<br />
Sa joie de revoir Idel<strong>et</strong>te se trouve tempérée<br />
par le souvenir des morts. Les lits où ils couchaient<br />
sont toujours alignés dans la salle, <strong>et</strong> il y a<br />
encore, aux coins de la maison, l'épée de l'un,<br />
le manteau de l'autre, un vieux feutre au panache<br />
défrisé, une bourse, un livre souvent feuill<strong>et</strong>é qui<br />
évoque la forme studieuse du disciple bien-aimé.<br />
<strong>Calvin</strong> ne voit plus que des foyers en deuil, que<br />
des visages baignés de larmes, il n'aborde plus<br />
que des personnes qu'il faut plaindre <strong>et</strong> réconforter.<br />
En même temps, Genève le tourmente plus<br />
âprement de ses plaintes. Elle n'arrête plus de<br />
lui envoyer des embassadeurs qui le pressent d'y<br />
revenir, <strong>et</strong> les gens même de l'entourage du pasteur<br />
lui conseillent de céder à leurs prières. La colère<br />
de Farel s'enfle de jour en jour. <strong>Calvin</strong> lui a déjà<br />
répondu le 4 mai :<br />
J'accourrai bientôt, je ne vois pas ce que tu peux<br />
demander de plus de moi, à moins que, peut-être, tu<br />
ne trouves ton plaisir à m'accabler de tes plaintes.<br />
Je le supporterai donc, si mes prières ne peuvent<br />
obtenir de toi que tu te montres un peu plus juste à<br />
mon égard.
230 CALVIN<br />
Il s'est résigné, il accepte sa croix. Il suspend<br />
ses leçons <strong>et</strong> fait ses dernières recommandations<br />
à ses ouailles. Il est tout prêt à partir quand Farel,<br />
dont la surexcitation devient effrayante, tonne<br />
de Neufchâtel :<br />
Est-ce que tu attends que les pierres crient ?... Si<br />
tu avais été aussi lent à partir quand on nous donna<br />
l'ordre de sortir de la ville, que tu es lent à revenir<br />
malgré tant de prières, les choses n'en seraient pas où<br />
elles en sont 1 !<br />
Dans<br />
maître<br />
les premiers<br />
<strong>Calvin</strong> quitte<br />
jours de<br />
Strasbourg<br />
septembre<br />
1 où l'est<br />
1541,<br />
venu<br />
quérir le héraut de cheval de Genève.<br />
Il s'arrête à Bâle, puis à Neufchâtel où il arrive<br />
le 7, pour y trouver Farel brandissant les poings<br />
<strong>et</strong> donnant de la voix au milieu de ses ouailles<br />
irritées. La p<strong>et</strong>ite montagne crénelée où se dressent<br />
l'église <strong>et</strong> la maison du pasteur est couverte de<br />
gens qui, tous, vocifèrent en se portant vers le<br />
cim<strong>et</strong>ière. Farel, au cours d'un sermon, a violemment<br />
reproché à la fille du gouverneur de refuser<br />
de vivre avec son mari, <strong>et</strong> la foule a décidé de<br />
chasser le ministre. <strong>Calvin</strong> apaise les esprits, <strong>et</strong><br />
repart le lendemain, de grand matin, plus sombre<br />
encore qu'il n'était arrivé. Ce peuple tumultueux,<br />
ces cris, ces menaces, n'est-ce pas l'image de ce<br />
qui l'attend à Genève ? Car lui aussi va bientôt<br />
1. L<strong>et</strong>tre de Farel à <strong>Calvin</strong> du 25 août 1541.<br />
2. Strasbourg a achevé de former <strong>Calvin</strong>. Son horizon<br />
s'est élargi, sa science s'est approfondie. Il s'est enrichi<br />
de nouvelles expériences <strong>et</strong> fortifié dans sa tendance<br />
essentielle. Il lui fallait ces trois années d'études pour<br />
devenir le puissant réformateur, le législateur qu'il fut<br />
à Genève.<br />
KAMPSCHULTE.
L'APPEL DE GENÈVE 231<br />
blâmer les moeurs de ses ouailles, dénoncer leur<br />
impiété, fustiger leur luxure. Il a prévenu les Genevois<br />
: puisqu'on le rappelle, puisque sans lui Genève<br />
n'est plus qu'une proie offerte à ses ennemis,<br />
il revient, mais le peuple le r<strong>et</strong>rouvera tel qu'il<br />
l'a vu partir. Si on le veut, il faut se résigner à<br />
subir sa discipline. Cela doit être bien entendu.
CHAPITRE XVII<br />
LE RETOUR A GENÈVE<br />
8 septembre, il est à Berne ; il en repart le<br />
LE 9 <strong>et</strong> le 10 s'arrête à Morat. Le mardi 13 septembre<br />
1541, il arrive en vue de Genève. De nouveau,<br />
il passe devant la croix de Cornavin. Il est<br />
noir <strong>et</strong> voûté comme s'il portait sur les épaules<br />
tous les péchés de c<strong>et</strong>te ville pleine de luxure <strong>et</strong><br />
d'orgueil où il lui faut s'aller enfermer. Maintenant<br />
qu'il a posé le pied sur son sol, il se souvient<br />
mieux encore de ses fautes, <strong>et</strong> se demande,<br />
avec une terreur secrète, quel nouveau crime ont<br />
bien pu comm<strong>et</strong>tre les Genevois pendant le temps<br />
qu'ils furent abandonnés à eux-mêmes <strong>et</strong> que leur<br />
turbulence devint si grande qu'ils durent se reconnaître<br />
incapables de se gouverner.<br />
La vieille porte de Cornavin est là, devant lui.<br />
Elle s'affaisse de plus en plus. La pierre, lézardée,<br />
éclate. Elle n'en peut plus d'avoir livré l'accès<br />
de la cité à tant de misérables hérétiques, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />
doit y voir se dresser l'ange flamboyant du Sei-<br />
gneur irrité. Sans doute, en franchissant le pontlevis,<br />
se souvient-il du jour où, voyageur inconnu,<br />
il donna son nom aux soldats du gu<strong>et</strong>.
LE RETOUR A GENÈVE 233<br />
Qui ne le connaît, maintenant, dans Genève ?<br />
Déjà la nouvelle de son arrivée s'y est répandue,<br />
<strong>et</strong> le peuple se porte vers lui. Les visages sont<br />
graves. Il n'y paraît point d'allégresse. La ville<br />
ne s'est pas drapée pour recevoir son pasteur,<br />
<strong>et</strong> nul ne songe à faire claquer de la poudre en<br />
signe de réjouissance, ni à battre le tambour <strong>et</strong><br />
souffler dans la tromp<strong>et</strong>te, ni même à lancer le<br />
moindre cri de bienvenue. On accepte le mélan-<br />
colique étranger pour échapper à un mal pire<br />
que sa présence, mais chacun sait bien que son<br />
r<strong>et</strong>our dans Genève marque le début d'un temps<br />
de pénitence <strong>et</strong> de contraintes dont il est aisé<br />
de se faire une idée en se souvenant des mesures<br />
tyranniques auxquelles on n'échappa que par la<br />
révolte <strong>et</strong> l'émeute. Mais le temps est venu de<br />
se soum<strong>et</strong>tre à sa volonté. Faisant contre mauvaise<br />
fortune bon coeur, on le reçoit « avec une grande<br />
félicitation de tout le peuple <strong>et</strong> du Sénat », raconte<br />
de Bèze, qui a quelque tendance à l'exagération<br />
Escorté du héraut de cheval, Maître <strong>Calvin</strong><br />
entre dans Saint-Gervais, la p<strong>et</strong>ite Genève, traverse<br />
l'île, franchit le pont au-dessus de ce Rhône<br />
brillant auquel il s'était félicité d'échapper, <strong>et</strong><br />
gagne la rive gauche. Il est maintenant sur la<br />
place des Trois-Rois, au seuil de la cité. Et tout<br />
ce chemin parcouru, tous ces gens rencontrés,<br />
remuent en lui le souvenir de profonds outrages.<br />
C<strong>et</strong> homme-là, qui le regarde de dessous l'auvent<br />
de sa boutique, l'a voulu j<strong>et</strong>er au Rhône ! C<strong>et</strong> autre<br />
a levé sur lui son bâton. C<strong>et</strong>te femme embusquée<br />
derrière son carreau l'a atrocement injurié! Et<br />
il revoit tous leurs péchés, comme si les gens les<br />
portaient sur la face. Ils vont encore lui demander<br />
la Cène avec des coeurs mauvais, des corps impurs !
234 CALVIN<br />
La colère est toute prête à le saisir, mais, c<strong>et</strong>te<br />
fois, elle ne sera pas la plus forte. Le pasteur se<br />
souvient de ses propres fautes, <strong>et</strong> cela le remplit<br />
d'humilité. Il s'excuse auprès des échevins d'avoir<br />
tant tardé à revenir, <strong>et</strong> s'offre à être toujours<br />
serviteur de Genève.<br />
Quelle vengeance médite c<strong>et</strong> homme, que l'on<br />
vient de rappeler après l'avoir ignominieusement<br />
chassé de la ville ? Que doit-on attendre de lui,<br />
<strong>et</strong> quelle pénitence va-t-il prétendre imposer aux<br />
Genevois ? Ceux-ci se le demandent avec une<br />
grande anxiété, <strong>et</strong> de nouveau la foule remplit<br />
l'église Saint-Pierre, dès le lendemain du r<strong>et</strong>our<br />
du proscrit. Tous les regards sont braqués sur la<br />
chaire de bois ornée de ses maigres colonnes en<br />
spirale.<br />
Elle est vide encore, <strong>et</strong> l'on aperçoit le haut du<br />
dossier de la chaise... Mais une main osseuse glisse<br />
au long de la rampe cirée <strong>et</strong> il apparaît, tel qu'on<br />
l'a vu tant de fois, jaune, creux, le crâne couvert<br />
de son serre-tête noir. Il promène ses regards<br />
luisants sur l'assistance, il se penche, un peu, tout<br />
prêt à parler... <strong>et</strong> le peuple consterné laisse échapper<br />
comme une plainte. Après l'avoir outragé, on<br />
a montré qu'on ne pouvait se passer de lui. Quelles<br />
paroles foudroyantes sont prêtes à sortir de sa<br />
bouche ? Se sentant le maître, que va-t-il exiger<br />
en réparation de « l'atroce injure » faite à Dieu<br />
<strong>et</strong> à son ministre ?<br />
Sa bile se remue. Maître <strong>Calvin</strong> se souvient des<br />
épées nues que brandissaient les poings, lors de<br />
son dernier prêche, des bâtons levés, des cris de<br />
mort. Le diable de la vengeance se démène,<br />
enfermé avec le réformateur dans l'étroite cage<br />
de bois d'où l'on voit sortir le buste vêtu de la
LE RETOUR A GENÈVE 235<br />
robe noire... <strong>Calvin</strong> ouvre la bouche... <strong>et</strong> prononce<br />
des paroles sans aigreur, des paroles toutes naturelles<br />
<strong>et</strong> simples, qu'on était loin d'attendre de<br />
lui, <strong>et</strong> qui ôtent un gros poids de dessus les poitrines.<br />
Il dit quelques mots sur la manière dont<br />
il entend remplir sa charge, puis, tout de suite,<br />
recommence d'expliquer<br />
« ... où il l'avait laissé,<br />
le texte, le reprenant<br />
jugeant qu'il avait inter-<br />
" rompu momentanément mais qu'il n'avait pas<br />
« déposé sa charge de prédication ».<br />
C<strong>et</strong>te fois, l'esprit mauvais de Dieu a été vaincu.<br />
Le rancunier malade n'a pas dit un mot de ses<br />
adversaires. Il n'a pas profité de sa victoire pour<br />
humilier ce peuple qui l'avait si mal traité. Il a<br />
jugé que c'eût été « inhumain » <strong>et</strong> « insulter des<br />
vaincus » que de rappeler les anciens événements,<br />
Son orgueil satisfait le rend magnanime. Et les<br />
Genevois stupéfaits ne reconnaissent plus en lui<br />
le pasteur coléreux dont ils avaient conservé le<br />
souvenir.<br />
Les fautes commises lors de son premier séjour<br />
à Genève ont rendu <strong>Calvin</strong> prudent. Il se défie de<br />
lui, <strong>et</strong> n'oublie jamais jusqu'où peut l'emporter<br />
la violence de son tempérament. La colère est<br />
le plus détestable défaut dont puisse être affligé<br />
un homme appelé à gouverner ses semblables.<br />
Elle lui suscite mille difficultés, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> ne veut<br />
plus être que patience <strong>et</strong> douceur. Pour tout dire,<br />
l'envie le démange de sévir, mais il s'est mis dans<br />
l'esprit « de tolérer de quelque manière ceux<br />
qu'il n'a pas la faculté de supprimer ». Il montre,<br />
en cela, qu'il est capable de dissimulation, de<br />
charité chrétienne <strong>et</strong> d'habil<strong>et</strong>é politique. C'est<br />
qu'il a fait son apprentissage des hommes. Il sait
236 CALVIN<br />
maintenant comment on doit les prendre pour les<br />
réduire à l'obéissance, <strong>et</strong> déjà tresse les premières<br />
mailles du fil<strong>et</strong> dans lequel il va bientôt ligoter<br />
les Genevois, quand Idel<strong>et</strong>te, accompagnée de son<br />
beau-frère Antoine, arrive à son tour, dans le<br />
chariot du héraut à cheval, qui l'est allé quérir<br />
à Strasbourg.<br />
Sans doute est-elle fort émerveillée de r<strong>et</strong>rouver<br />
son mari vêtu d'une belle robe garnie de fourrure,<br />
de voir le coffre plein de froment, <strong>et</strong> de découvrir<br />
un bassot de vin au cellier 1.<br />
Le Conseil, en eff<strong>et</strong>, apparemment honteux de<br />
la vieille robe tout usée de son ministre; vient de<br />
lui en offrir une neuve qui relève la mine de<br />
maître <strong>Calvin</strong> 2. Sur quoi les syndics ont décidé,<br />
le 4 octobre, de donner au pasteur cinq cents<br />
florins par an, douze coupes de froment <strong>et</strong> deux<br />
bassots de vin 3. Douze coupes de froment font<br />
tout près de douze cents livres de pain. Ce sera<br />
suffisant pour le ménage, <strong>et</strong> Idel<strong>et</strong>te peut espérer<br />
connaître enfin, sinon la richesse, du moins une<br />
quasi-aisance, s'il ne faut pas trop de drogues<br />
<strong>et</strong> de médecins.<br />
La jeune femme, aidée de son beau-frère, se m<strong>et</strong><br />
alors en devoir d'installer la maison, où elle a<br />
trouvé quelques meubles prêtés par le Conseil.<br />
Ce sont sans doute ces mêmes meubles que les<br />
1. Le 30 octobre, il touche en outre 50 florins d'avance<br />
sur ses gages.<br />
2. Le trésorier Tissot « livre pour une robe donnée à<br />
maître <strong>Calvin</strong>, prêcheur de c<strong>et</strong>te cité par le mandement<br />
de Messieurs daté du 24 octobre, 8 écus qui valent 30 florins<br />
». Il ne s'agirait que de la façon, car le registre porte<br />
— exclus drap <strong>et</strong> fourrure.<br />
3. Le bassot de vin ou bossot était un tonneau d'une<br />
contenance quelconque de 350 à 700 bouteilles.
LE RETOUR A GENÈVE 237<br />
syndics ont eu si grand hâte de reprendre après<br />
qu'ils eurent chassé <strong>Calvin</strong> de leur ville. Ils sont<br />
froids, raides, anguleux, <strong>et</strong> servent indifféremment<br />
à tous les ménages de pasteurs qui se succèdent<br />
dans Genève. Il y a là des coffres de noyer<br />
ferré, un banc tourné d'érable, deux buff<strong>et</strong>s, des<br />
tables de noyer carrées dont l'une est ferrée, un<br />
« long banc tornier de plane », une « douzaine<br />
d'escabelles, tant bonnes que méchantes », un<br />
pupitre à livres. Idel<strong>et</strong>te y ajoute ce qu'elle a<br />
ramené de Strasbourg <strong>et</strong> répartit le tout dans le<br />
cabin<strong>et</strong> de travail, les trois chambres à coucher,<br />
la salle <strong>et</strong> la cuisine dont se compose c<strong>et</strong>te maison<br />
de la rue des Chanoines où elle vient d'arriver<br />
pour en repartir presque aussitôt.<br />
Elle a fini de la m<strong>et</strong>tre en ordre quand elle<br />
apprend que le seigneur de Freyneville a écrit<br />
au Conseil « pour savoir la cause de ce que<br />
M. <strong>Calvin</strong> tient sa maison ».<br />
Il faut alors déménager. Le pasteur, sa femme,<br />
ses pensionnaires <strong>et</strong> ses meubles se transportent<br />
en mai 1542 dans la maison contiguë, qui fut la<br />
demeure d'Aimé de Gingins, abbé de Bonmont.<br />
Mais, là encore, maître <strong>Calvin</strong> a des ennuis, <strong>et</strong><br />
il réclame bientôt contre un regard de la maison<br />
du sieur de Freyneville qui donne sur son jardin<br />
<strong>et</strong> par où ses voisins « font quelques insolences ».<br />
Le Conseil achète alors, le 2 mars 1543, la maison<br />
du sieur de Freyneville, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> redéménage<br />
pour s'y installer, c<strong>et</strong>te fois, définitivement.<br />
Un beau jardin en terrasse, un beau jardin<br />
lumineux d'où l'on voit, par-delà les toits des<br />
maisons, briller les eaux bleues du lac de Genève,<br />
perm<strong>et</strong> au pasteur de respirer en paix un peu d'air<br />
pur.
238 CALVIN<br />
Mais il a peu le temps de s'y asseoir, car déjà<br />
il est accablé de besogne, <strong>et</strong> il n'y a guère qu'Idel<strong>et</strong>te<br />
qui le traverse pour s'en aller cueillir les<br />
fèves <strong>et</strong> les belles citrouilles rondes qu'elle porte<br />
à deux mains, ou tirer de l'eau du puits. La roue<br />
grince, le « selliot » ferré remonte lentement au<br />
bout de sa grosse corde tendue. Il est tout mouillé<br />
<strong>et</strong> luit au soleil quand il apparaît à la hauteur<br />
de la margelle. La jeune femme peine à le soulever.<br />
Ses mouvements ont moins de vivacité, <strong>et</strong> son<br />
corps s'est alourdi du poids d'un p<strong>et</strong>it enfant.<br />
Elle est devenue bien fragile <strong>et</strong> sa santé inspire<br />
à <strong>Calvin</strong> les plus grandes inquiétudes. Mais le<br />
Réformateur a posé un masque sur son visage,<br />
il s'est fait une loi de l'impassibilité en public,<br />
<strong>et</strong> nul ne peut se douter du tourment qui le ronge,<br />
cependant qu'il paraît tout occupé des affaires<br />
publiques de Genève <strong>et</strong> des devoirs de sa charge.<br />
Ces devoirs sont nombreux, <strong>et</strong> déjà <strong>Calvin</strong> est<br />
en butte à mille difficultés.<br />
En r<strong>et</strong>rouvant le Consistoire établi, il a pu<br />
croire, un moment, que les Genevois étaient véritablement<br />
résolus à s'amender. A l'instigation de<br />
Vir<strong>et</strong>, le Conseil, en eff<strong>et</strong>, a voté la création de ce<br />
corps disciplinaire, propre à décider maître <strong>Calvin</strong><br />
à revenir à Genève. Le Consistoire, assemblée des<br />
pasteurs <strong>et</strong> des anciens, est une sorte de justice<br />
de paix religieuse <strong>et</strong> morale qui n'a aucune juridiction<br />
civile. La décision la plus grave qu'il puisse<br />
prendre est l'excommunication.<br />
A peine rentré, <strong>Calvin</strong>, désirant qu'il n'y eut<br />
pas de malentendu, a esquissé les principaux<br />
traits de sa discipline afin de bien faire comprendre<br />
ses intentions. Il a vu, alors, que ses ennemis n'ont<br />
pas désarmé, <strong>et</strong> que les Genevois sont demeurés
LE RETOUR A GENÈVE 239<br />
tels qu'il les a connus. Aux premiers mots touchant<br />
sa discipline, les visages se sont rembrunis<br />
<strong>et</strong> les cris ont éclaté. Chacun a prétendu y apporter<br />
des amendements pour en adoucir la rigueur.<br />
Pendant deux mois, il a fallu discuter. Et <strong>Calvin</strong>,<br />
au milieu de ces disputes incessantes, de ces embarras<br />
continuels, de ces contradictions quotidiennes<br />
s'est tenu ferme dans sa résolution de demeurer<br />
doux <strong>et</strong> patient. Il ne s'est pas mis en colère, il<br />
n'a pas injurié ses contradicteurs, il est resté<br />
calme <strong>et</strong> a pris grand soin de n'offenser personne.<br />
Par la force de sa volonté toute puissante,<br />
il s'est fait un autre homme. La paix publique,<br />
la concorde, sont pour lui d'un tel prix qu'il est<br />
parvenu enfin à dompter son tempérament. Il en<br />
est devenu le maître. Dieu seul peut savoir ce<br />
qu'une telle victoire lui a coûté d'efforts.<br />
Il s'est si bien corrigé de sa violence que ses<br />
ennemis eux-mêmes sont contraints de reconnaître<br />
sa douceur. Ils en restent tout ébahis. Certains<br />
s'en montrent si émus qu'ils deviennent spontanément<br />
ses amis.<br />
Et <strong>Calvin</strong> en arrive même à l'amabilité. Il se<br />
fait gracieux. Il a des procédés galants. Il évite<br />
avec le plus grand soin de blesser qui que ce soit<br />
par le plus p<strong>et</strong>it mot. Bien plus, il accepte que<br />
l'on accomplisse devant lui des actes qu'il juge<br />
coupables.<br />
Serré, tendu, craignant toujours un débordement<br />
de sa bile, il se dit : « Quand on ne fait pas<br />
ce que nous voulons, voulons ce que nous pouvons...<br />
». Il s'est mis dans la tête de tolérer ce<br />
qu'il ne lui est pas permis de supprimer, <strong>et</strong> il se<br />
cramponne à sa résolution. Mais quel bondissement<br />
intérieur, quelle révolte de tout son être.
240 CALVIN<br />
A tous instants il croit que la patience va lui<br />
échapper, <strong>et</strong> s'épouvante de penser qu'un seul<br />
coup de bile pourrait rendre vains tant d'efforts<br />
<strong>et</strong> de luttes intérieures.
CHAPITRE XVIII<br />
LA LUTTE<br />
Dieu le m<strong>et</strong> à une rude épreuve.<br />
VRAIMENT, Ces contradictions irritantes qu'il lui faut<br />
subir à toute seconde ne sont que la moindre partie<br />
de sa besogne journalière. A peine rentré à Genève,<br />
il a dû reprendre la discussion avec Berne, toujours<br />
entêtée à vouloir imposer sa façon de distribuer<br />
la cène à la ville qu'elle considère plus comme<br />
une suj<strong>et</strong>te que comme une alliée. Mais ce n'est<br />
pas de là que lui viennent les plus grandes difficultés.<br />
Ce n'est pas non plus du peuple, du troupeau<br />
indiscipliné qu'il a le devoir de ramener<br />
dans le droit chemin, de contraindre, de punir,<br />
mais de ceux-là même auxquels Dieu a confié<br />
la mission de l'aider dans son oeuvre, des pasteurs<br />
chargés<br />
fidèles.<br />
de répandre l'Évangile <strong>et</strong> d'édifier les<br />
Les uns, en présence de Monsieur <strong>Calvin</strong>,<br />
approuvent ostensiblement sa discipline, puis, en<br />
secr<strong>et</strong>, travaillent à le perdre auprès du Conseil.<br />
Les autres sont légers, vindicatifs, orgueilleux,<br />
emportés. L'un, un nommé Froment, à son r<strong>et</strong>our<br />
de Lyon, est fou d'orgueil parce qu'il a eu un entre-<br />
CALVIN. 16
242 CALVIN<br />
tien avec la reine de Navarre. Nicolas Vandel,<br />
lui, attaque en chaire les magistrats. Il est, de<br />
plus, négligent <strong>et</strong> refuse de visiter les malades.<br />
Un troisième, Jacques Baud, manque de capacité,<br />
<strong>et</strong> sa femme se conduit de manière à scandaliser<br />
tout le peuple.<br />
Il faut destituer <strong>et</strong> chasser de la ville ces mauvais<br />
bergers, sévir en gardant la mesure, avec<br />
modération, sans éclat, sans violence, en ayant<br />
grand soin de ne pas se laisser emporter par l'indignation,<br />
puis s'occuper de m<strong>et</strong>tre d'autres pasteurs<br />
à la place des méchants, évaluer, d'un regard,<br />
ce que l'on peut attendre d'eux, ne pas se tromper,<br />
surtout, car la moindre erreur touchant la personne<br />
des prédicants est propre à susciter de nouvelles<br />
difficultés à ceux qui gouvernent déjà, avec<br />
tant de peine, ces Genevois indisciplinés, toujours<br />
prêts à accueillir l'hérésie qui fera suer sang <strong>et</strong><br />
eau à Messieurs du Consistoire.<br />
Et que de déceptions, cependant. L'un, qui le<br />
premier jour a prononcé un très bon sermon, se<br />
montre bientôt gonflé de vaine gloire. L'autre,<br />
après avoir paru apte à l'enseignement, manifeste<br />
des tendances inquiétantes. A qui se fier, mon<br />
Dieu!...<br />
Au milieu de tous ces tracas, comme s'il fallait<br />
que la besogne de <strong>Calvin</strong> se fît de jour en jour plus<br />
accablante, Vir<strong>et</strong>, le doux Vir<strong>et</strong> pacifique <strong>et</strong> doux,<br />
quitte Genève, le 16 juill<strong>et</strong> 1542. Le réformateur<br />
reste seul à se débattre avec toutes ses<br />
difficultés pastorales. Elles ne lui laissent pas un<br />
instant de répit <strong>et</strong> les incidents naissent des<br />
choses les moins propres à les susciter. C'est ainsi<br />
que le Cantique des Cantiques le prive de l'un de<br />
ses pasteurs, ce qu'on n'eût point attendu de
LA LUTTE 243<br />
lui. En eff<strong>et</strong>, Sébastien Castellion, que Monsieur<br />
<strong>Calvin</strong> a appelé à Genève pour le m<strong>et</strong>tre à la tête<br />
de son collège, porte un jugement différent de<br />
celui du Réformateur sur ce poème <strong>et</strong>, pour c<strong>et</strong>te<br />
divergence d'opinions, en vient bientôt à résigner<br />
ses fonctions. <strong>Calvin</strong> a déclaré que le Cantique des<br />
Cantiques était un livre saint, alors que Castellion<br />
ne veut voir en Salomon, quand il fit le chapitre<br />
septième, qu' « un homme en folie, conduit par<br />
mondanités <strong>et</strong> non par le saint-Espiit ». Il tient<br />
le Cantique pour un poème lascif <strong>et</strong> obscène où<br />
Salomon décrit des amours impudiques.<br />
Ce Castellion est enragé contre le réformateur.<br />
Il le poursuit de sa haine, se dresse sur son che-<br />
min, s'introduit à sa suite dans tous les lieux publics<br />
où sa charge le fait entrer, l'interrompt, le contredit,<br />
<strong>et</strong>, une fois que <strong>Calvin</strong> explique le texte de<br />
saint <strong>Paul</strong> : " nous montrant en toutes choses<br />
ministres de Dieu » devant une soixantaine de<br />
personnes réunies dans le temple de l'Auditoire,<br />
se lève <strong>et</strong>, au grand scandale de tous, apostrophe<br />
brutalement le pasteur.<br />
C<strong>et</strong>te fois encore, <strong>Calvin</strong>, fidèle à l'attitude qu'il<br />
s'est imposée, se tait <strong>et</strong> dévore l'outrage en silence.<br />
Mais il ne peut pousser la vertu évangélique jusqu'à<br />
l'oubli de l'injure. Il va porter plainte aux syndics,<br />
qui blâment Castellion, lequel, un mois plus<br />
tard, quitte la ville.!<br />
<strong>Calvin</strong> ne s'occupe pas seulement de l'Église ;<br />
il est devenu un homme politique. Il fait partie<br />
d'une commission chargée de la révision de la<br />
Constitution civile. Depuis l'affranchissement de<br />
Genève, bien des règlements sont périmés, <strong>et</strong> l'on<br />
en attend d'autres, qui devront s'écarter le moins<br />
possible des coutumes <strong>et</strong> des usages. <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> le
244 CALVIN<br />
Syndic Ros<strong>et</strong> se penchent sur la copie des anciennes<br />
franchises de 1387, de la sentence de Payerne <strong>et</strong><br />
du traité de Rerne. Le pasteur s'occupe du règlement<br />
de l'élection <strong>et</strong> des charges des syndics,<br />
conseillers, capitaines <strong>et</strong> autres officiers de la ville.<br />
Il est si occupé par c<strong>et</strong>te besogne qu'on a dû<br />
le dispenser de prêcher en dehors du dimanche.<br />
Il accumule des notes sur tous les suj<strong>et</strong>s, les<br />
pasteurs, les inspecteurs, le maître d'artillerie, le<br />
gu<strong>et</strong>, les incendies, le marché au blé, la vente du<br />
bois, du charbon, des légumes, du vin, de la viande,<br />
du poisson, les domestiques, les journaliers, les<br />
tuteurs, les rues, les égouts, les édifices, <strong>et</strong>c..<br />
Il s'occupe aussi d'hygiène publique, <strong>et</strong> du haut<br />
de la chaire entr<strong>et</strong>ient ses ouailles de la propr<strong>et</strong>é<br />
des latrines, de ces « choses mesme dont il n'est<br />
point honneste de parler ».<br />
Il complète les ordonnances ecclésiastiques en<br />
ce qui concerne le mariage. Sans le consentement<br />
de leurs parents, les hommes ne peuvent contracter<br />
d'union avant vingt-quatre ans, <strong>et</strong> les femmes<br />
avant vingt. Nul ne doit « contraindre ses enfants<br />
à tel mariage que bon lui semblera, sinon de leur<br />
bon gré <strong>et</strong> consentement ». Rien ne doit se faire<br />
« clandestinement », ni « par légèr<strong>et</strong>é frivole ».<br />
Il ne faut pas se fiancer « en tendant seulement<br />
le verre pour boire ensemble ».<br />
Il accomplit c<strong>et</strong>te besogne écrasante au milieu<br />
des plus vives inquiétudes domestiques. Le 28 juill<strong>et</strong><br />
1542, il écrit à Farel :<br />
Dans quelle grande anxiété je trace ces lignes, ce<br />
frère te le dira. Ma femme vient d'accoucher avant<br />
terme, non sans un extrême danger. Dieu ait pitié de<br />
nous !
LA LUTTE 245<br />
Il baptise le p<strong>et</strong>it Jacques, <strong>et</strong> pendant une<br />
quinzaine de jours, on entend un faible vagissement<br />
r<strong>et</strong>entir dans la maison du pasteur. Puis tout se<br />
tait, <strong>et</strong> il en sort un p<strong>et</strong>it cercueil.<br />
Dans la grande salle d'où les nourrices ont disparu,<br />
il, ne reste plus qu'Idel<strong>et</strong>te, couchée dans<br />
l'ombre des rideaux, qu'Idel<strong>et</strong>te toute blanche,<br />
<strong>et</strong> si faible qu'elle ne peut se soulever entre les<br />
draps.<br />
Dieu n'a pas eu pitié. Il n'a pas voulu que <strong>Calvin</strong><br />
ait une descendance. Il a infligé « une blessure<br />
grave <strong>et</strong> amère ». Mais il est le Père des hommes,<br />
<strong>et</strong> sait ce qui convient à ses enfants. Une prière<br />
agite les lèvres de la malade, qui se soum<strong>et</strong> à<br />
sa sainte volonté.<br />
C<strong>et</strong> accident a mis la jeune femme dans un tel<br />
état de faiblesse que plusieurs mois s'écoulent<br />
avant qu'elle puisse quitter le lit 1.<br />
De là, elle voit entrer <strong>et</strong> sortir bien des gens.<br />
Il y a les bonnes femmes qui viennent la visiter<br />
<strong>et</strong> la soigner, les nouveau-nés qu'on apporte sur<br />
les bras pour les faire baptiser <strong>et</strong> dont les cris<br />
ressemblent si exactement aux cris du p<strong>et</strong>it Jacques<br />
qu'à les entendre le coeur de la mère se serre, le<br />
sautier avec sa barbe <strong>et</strong> sa canne à pomme d'argent,<br />
sa fille Judith, son beau-frère Antoine, sa<br />
belle-soeur, beaucoup d'hommes graves, dont les<br />
1. Le 19 août 1542, <strong>Calvin</strong> écrit à Vir<strong>et</strong> :<br />
« Salue tous nos frères, ta tante maternelle <strong>et</strong> ta<br />
femme que la mienne remercie pour ses douces <strong>et</strong> saintes<br />
consolations. Elle ne peut écrire que par un secrétaire.<br />
Et même en dictant elle ne serait pas peu gênée. Certainement,<br />
Dieu nous a infligé une blessure grave <strong>et</strong> amère<br />
par la mort de notre fils, mais il est notre Père : il sait<br />
ce qui est bon pour ses enfants. Adieu. Le Seigneur soit<br />
avec toi. »
246 CALVIN<br />
têtes sortent de fraises où s'étalent de larges<br />
barbes taillées en éventail. D'autres, au contraire,<br />
ont des rabats, des moustaches <strong>et</strong> la figure allongée<br />
par une barbiche pointue.<br />
Ils entourent le pasteur, lui parlent de mille<br />
choses touchant la cité <strong>et</strong> la religion, <strong>et</strong> la pauvre<br />
Idel<strong>et</strong>te ne voit jamais son mari s'asseoir à son<br />
chev<strong>et</strong> pour lui tenir un peu compagnie <strong>et</strong> la distraire<br />
en sa longue maladie. A peine s'est-il approché<br />
d'elle que quelqu'un le vient relancer jusqu'en<br />
c<strong>et</strong>te r<strong>et</strong>raite. C'est son secrétaire, qui apporte à<br />
signer une l<strong>et</strong>tre où l'encre fraîche luit encore,<br />
un disciple brûlant du désir de l'entr<strong>et</strong>enir pour<br />
éclairer sa foi mal établie, le Conseil qui le demande,<br />
un dévot à l'agonie qui l'envoie chercher, un p<strong>et</strong>it<br />
enfant qu'on lui tend pour le baptême, un hérétique<br />
aperçu dans la ville <strong>et</strong> qu'il faut aller combattre,<br />
un sermon, un cours, la visite d'un homme<br />
illustre, mille choses enfin qui, du matin au soir,<br />
le tiennent en dehors de sa maison, sans lui laisser<br />
jamais le temps de s'accorder un quart d'heure de<br />
repos auprès de la pauvre malade.<br />
Bientôt la peste vient encore compliquer sa<br />
tâche. Depuis quelque temps déjà, elle rôdait aux<br />
alentours, <strong>et</strong> les Genevois suppliaient Dieu de leur<br />
épargner un si redoutable fléau, quand ils ont vu<br />
avec épouvante qu'elle avait pénétré dans la ville<br />
<strong>et</strong> s'attaquait déjà à bon nombre d'entre eux.<br />
Sa violence <strong>et</strong> son enragement sont épouvantables,<br />
<strong>et</strong> le peuple est si effrayé des cadavres qu'elle<br />
laisse tout noirs <strong>et</strong> tordus sur le pavé, qu'on assiste<br />
à d'étranges cas de démence. Des bandes de forcenés<br />
s'emploient à propager la peste. Les gens<br />
terrorisés les désignent sous le nom de « boute-<br />
peste » <strong>et</strong> de « semeurs de peste ». La nuit, ils grais-
LA LUTTE 247<br />
sent les serrures des portes avec des linges trempés<br />
dans le pus des pestiférés, <strong>et</strong> se réjouissent sinistrement<br />
de la funèbre besogne qu'ils accomplissent.<br />
Il faut les rechercher, les juger, les envoyer au<br />
supplice, <strong>et</strong> en même temps, courir vers tous les<br />
agonisants afin de les consoler avec l'Évangile<br />
avant<br />
charmer.<br />
que le tombereau des morts les verse au<br />
Les prisons se remplissent, les bûchers s'allument.<br />
Quinze femmes sont brûlées vives, <strong>et</strong> l'on<br />
décide de châtier les hommes « plus rigoureusement<br />
encore ». Beaucoup, pour éviter les tourments<br />
atroces qui leur sont réservés, s'étranglent dans<br />
leur prison. Et cependant, quoi qu'on fasse, si<br />
effrayants que soient les châtiments, il y a toujours<br />
des gens pour graisser les serrures. Les démons<br />
enragés sont entrés dans le corps des hommes !<br />
La femme d'un certain René avoue avoir tué<br />
seize personnes par ses affreux sortilèges. Son<br />
mari,<br />
six.<br />
lui, n'a réussi qu'à en faire mourir cinq ou<br />
Les Genevois sont terrorisés. Des femmes se<br />
j<strong>et</strong>tent dans leur puits ou par leur fenêtre pour<br />
échapper au fléau. Des plaintes s'échappent de<br />
toutes les maisons. Aux premiers signes de peste<br />
qu'ils voient apparaître sur eux, les gens entrent<br />
en frénésie. On dirait alors qu'un esprit diabolique<br />
s'est introduit dans leur corps pour en changer<br />
la nature pesante <strong>et</strong> l'animer d'une vertu<br />
étrange <strong>et</strong> merveilleuse. On voit courir comme<br />
zèbres les plus gros, <strong>et</strong> les moins alertes font des<br />
sauts de bateleur. C'est ainsi qu'un malheureux<br />
pilier de taverne, franc blasphémateur au temps<br />
de sa bonne santé, s'échappe de son lit où l'on<br />
s'efforçait vainement de le r<strong>et</strong>enir <strong>et</strong> passe par-
248 CALVIN<br />
dessus la tête de sa mère. Il ne court pas, il est<br />
porté comme par un tourbillon ! Il s'élance, franchit<br />
une haie <strong>et</strong> disparaît dans le Rhône. Qu'est-il<br />
devenu ? Les bateliers n'ont pu découvrir son<br />
corps, <strong>et</strong> il ne reste de lui qu'un chapeau tombé<br />
au bord du fleuve.<br />
Alors <strong>Calvin</strong> s'écrie à haute voix : « Si vous<br />
croyez qu'il y a des diables, vous voyez ici clairement<br />
l'action du diable ! »<br />
Le dimanche suivant, il traite le suj<strong>et</strong> en chaire,<br />
<strong>et</strong> s'emporte violemment contre ceux qui tiennent<br />
pour folle une chose démontrée. Il va même jusqu'à<br />
affirmer qu'il a plus de vingt fois souhaité<br />
la mort « en voyant des fronts assez de fer pour<br />
se moquer des jugements de Dieu ».<br />
A l'affaire des semeurs de peste succède celle<br />
des sorciers. C<strong>et</strong>te fois, <strong>Calvin</strong> ne demande plus<br />
comme il l'a fait pour les premiers, sans résultat<br />
d'ailleurs, que la peine des coupables soit adoucie.<br />
Au contraire, il réclame hautement leur punition,<br />
<strong>et</strong> s'indigne de voir que les juges <strong>et</strong> les magistrats<br />
les supportent. Les sorciers renversent le service<br />
de Dieu <strong>et</strong> pervertissent l'ordre<br />
sont donc « plus que punissables<br />
de la<br />
» <strong>et</strong>,<br />
nature.<br />
il faut<br />
Ils<br />
les<br />
m<strong>et</strong>tre<br />
tation.<br />
à mort. <strong>Calvin</strong>, là-dessus, n'a point d'hési-<br />
Déjà les bûchers n'arrêtent plus de fumer dans<br />
la bonne ville genevoise, <strong>et</strong> l'on ne voit pas qu'il<br />
y ait grande différence entre sa justice <strong>et</strong> celle de<br />
la sainte Inquisition.<br />
La peste a amené la dis<strong>et</strong>te. Il faut secourir les<br />
familles. Or le désordre règne dans les finances.<br />
Le bien public est mal administré. La ville paie<br />
le blé fort cher, cependant que les procureurs de<br />
l'Hôpital s'enrichissent.
LA LUTTE 249<br />
Soutenu par <strong>Calvin</strong>, le trésorier Amblard Corne<br />
dénonce des abus, <strong>et</strong> les syndics qui se trouvent<br />
compromis<br />
mateur.<br />
tournent leur colère contre le réfor-<br />
Mais Berne est là. C'est une alliée dangereuse<br />
qu'il importe de savoir ménager <strong>et</strong> contenir. Sa<br />
convoitise la pousse à rechercher la guerre <strong>et</strong>, de<br />
nouveau, elle se plaint de Genève. Il faut lui<br />
dépêcher un négociateur habile. <strong>Calvin</strong> est le seul<br />
homme jugé capable de traiter avec c<strong>et</strong>te voisine<br />
encombrante, <strong>et</strong> le Conseil, trop heureux qu'il soit<br />
là pour tirer Genève, c<strong>et</strong>te fois encore, d'un mauvais<br />
pas, lui ouvre toutes grandes les portes de<br />
l'Hôtel de Ville.<br />
En vérité, on ne veut pas de la discipline. Encore<br />
que <strong>Calvin</strong>, c<strong>et</strong>te fois, ait su attendre son heure,<br />
les Genevois ont senti l'étau se resserrer, <strong>et</strong> ils ont<br />
aussitôt secoué les épaules pour s'en débarrasser.<br />
Pour faire pièce aux Français, on continue de<br />
boire dans les tavernes. Pendant le sermon, toute<br />
la population joue aux quilles. Quant à la danse,<br />
c'est une furie incroyable. Tout le monde veut<br />
sauter le rigaudon, du plus jeune au plus vieux,<br />
du plus agile au plus corpulent. Il faut danser<br />
aux noces, aux baptêmes, aux anniversaires ! On<br />
n'imagine point une fête de famille où il n'y aurait<br />
pas de musiciens pour jouer les airs gais qui font<br />
se trémousser les convives, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> reconnaît<br />
avec désespoir les plus graves personnages — ses<br />
propres amis ! — parmi les gros hommes en robe<br />
de magistrat qui suent sang <strong>et</strong> eau au son des<br />
violons ! C'est ainsi qu'aux fiançailles des époux<br />
Lect, le capitaine général Amy Perrin <strong>et</strong> le syndic<br />
Corne, alors président du Consistoire, ont mené<br />
le branle à Bellerive dans la propriété des parents
250 CALVIN<br />
de la jeune fille. Rentrés à Genève, ils ont soupe,<br />
puis redansé.<br />
Alors, <strong>Calvin</strong> « éclate, s'emporte contre un si<br />
grave mépris de Dieu. » Le pauvre président du<br />
Consistoire, surpris en flagrant délit de rigaudon,<br />
baisse le nez d'un air piteux. Mais la femme de<br />
Perrin, une enragée danseuse doublée d'une gaillarde<br />
qui n'a pas peur d'un chétif Français, insulte<br />
maître <strong>Calvin</strong> :<br />
Méchant homme, crie-t-elle, vous voulez boire le sang<br />
de notre famille ! Mais vous sortirez de Genève avant<br />
nous !<br />
Perrin <strong>et</strong> sa femme vont se reposer les jambes<br />
en prison, <strong>et</strong> se rem<strong>et</strong>tre l'estomac des fatigues<br />
du souper par un salutaire régime de pain sec <strong>et</strong><br />
d'eau claire.<br />
Pierre Ameaux, membre du P<strong>et</strong>it Conseil, lui,<br />
se moque de la danse. Seul le jeu l'intéresse <strong>et</strong> il<br />
est fort mécontent qu'on prétende le supprimer.<br />
En outre, il accuse le Consistoire de. l'avoir obligé<br />
à garder sa femme, alors qu'il estimait avoir de<br />
sérieuses raisons pour souhaiter en être séparé.<br />
C<strong>et</strong>te dame avait, en eff<strong>et</strong>, une singulière façon<br />
de comprendre la cène. Elle déclarait, par exemple,<br />
« ...qu'il lui était permis de faire part de son corps,<br />
du moins à tous les fidèles, <strong>et</strong> qu'en cela consistait<br />
la communion des saints dont parle le Symbole<br />
des Apôtres... ; qu'elle pouvait s'abandonner à<br />
son penchant avec d'autant moins de scrupule<br />
que les enfants de Dieu, du nombre desquels le<br />
Saint-Esprit, l'assurait qu'elle était dans l'impossibilité<br />
de pécher. »<br />
C'était pousser un peu loin la doctrine de la<br />
prédestination, <strong>et</strong> montrer à M. <strong>Calvin</strong> jusqu'où
LA LUTTE 251<br />
l'on pouvait aller, à le suivre, pour peu qu'on eût<br />
de la logique. Il n'avait point goûté c<strong>et</strong>te façon<br />
imprévue d'appliquer les théories de l'Institution<br />
chrétienne, <strong>et</strong> s'était déclaré favorable au divorce<br />
d'Ameaux d'avec une créature aussi impudique.<br />
En dépit de ce jugement du réformateur, le<br />
Consistoire n'avait pas estimé que le mari dût se<br />
séparer de sa femme, <strong>et</strong> le pauvre Ameaux s'était<br />
vu contraint de vivre avec son épouse jusqu'à ce<br />
qu'elle se fût livrée à de tels débordements que<br />
la moralité publique avait exigé qu'on ne laissât<br />
plus longtemps en liberté une aussi terrible personne.<br />
Depuis lors, Ameaux avait pu se remarier<br />
en toute sécurité. Son ancienne femme croupissait<br />
dans une prison, où on l'avait rivée pour toujours<br />
à une chaîne de fer.<br />
Ameaux<br />
heureux.<br />
devrait donc se trouver pleinement<br />
Cependant nous avons vu que la ferm<strong>et</strong>ure des<br />
maisons de jeu l'a mis en fureur. C'est là, dit-il,<br />
encore un coup de ces damnés Français à qui l'on<br />
doit tant d'abominables inventions, dont le Consistoire<br />
n'est pas la moins funeste.<br />
Il invite à dîner quelques amis, <strong>et</strong> tient à table<br />
un grand discours contre <strong>Calvin</strong>. Il déclare que<br />
sa doctrine est fausse, que c'est un méchant<br />
homme <strong>et</strong> un séducteur, un Picard qui veut devenir<br />
évêque, que le magistrat « ne fait pas un p<strong>et</strong> sans<br />
l'avoir consulté », que, si l'on n'y prend garde,<br />
les Français gouverneront la ville, <strong>et</strong>c..<br />
C'est tout le Credo du parti libertin qui lui sort<br />
de la bouche au bruit joyeux des flacons <strong>et</strong> des<br />
verres entrechoqués. Ses amis applaudissent<br />
bruyamment à ses paroles, puis, le dernier morceau<br />
avalé, s'empressent d'aller le dénoncer au
252 CALVIN<br />
Conseil. Ameaux a parlé « contre la Réformation<br />
chrétienne » <strong>et</strong> a « grandement outragé maître<br />
J. <strong>Calvin</strong> ».<br />
Il est condamné à la rétractation publique, mais<br />
<strong>Calvin</strong> trouve la peine insuffisante <strong>et</strong> déclare qu'il<br />
ne montera plus en chaire avant que réparation<br />
lui soit accordée. Les autres pasteurs se solidarisent<br />
avec lui. Farel <strong>et</strong> Vir<strong>et</strong> accourent en renfort.<br />
Voilà Genève de nouveau en effervescence.<br />
<strong>Calvin</strong>istes <strong>et</strong> libertins échangent des injures. On<br />
voit luire des mousqu<strong>et</strong>s.<br />
<strong>Calvin</strong> passe, au milieu des robes noires qui<br />
battent les gros pieds des pasteurs. En plus de sa<br />
migraine, il est attaqué d'une démangeaison atroce<br />
qui lui vient de p<strong>et</strong>its vers intestinaux. Il a passé<br />
sa nuit à se gratter, <strong>et</strong> ses ongles ont arraché la<br />
chair, ce qui a provoqué une ulcération. Des<br />
hémorrhoïdes sont en train de lui pousser.<br />
Idel<strong>et</strong>te, en outre, l'inquiète de plus en plus.<br />
Tant de chagrins exaspèrent sa nervosité maladive.<br />
Lui-même raconte dans une l<strong>et</strong>tre à Vir<strong>et</strong><br />
de juill<strong>et</strong> 1545, qu'un dimanche matin, alors qu'il<br />
se préparait à aller à la campagne, n'ayant pu<br />
trouver de certains papiers <strong>et</strong> s'étant imaginé<br />
qu'on les avait volés, il est entré dans une telle<br />
colère que le lendemain matin il fut obligé de<br />
rester au lit <strong>et</strong> dut attendre jusqu'au soir avant<br />
de partir.<br />
Vraiment le service du Christ est bien dur ! Il<br />
se sent envahi d'une sorte de désespoir. Cependant<br />
il n'abandonne pas la lutte. Il ne perd rien de<br />
son intransigeance <strong>et</strong> de sa rigueur. Il ne laisse<br />
passer aucune faute, <strong>et</strong>, un jour, ayant vu des<br />
gens qui allaient se promener au lieu d'écouter le<br />
sermon, il déclare en pleine église Saint-Gervais
LA LUTTE 253<br />
qu'ils sont pires que des bêtes. Le peuple, déjà<br />
exaspéré par l'emprisonnement d'Ameaux, gronde<br />
sous l'insulte. Le pâtissier Amyède Alliot crie vers<br />
le réformateur ! « Il n'est pas vrai ! Nous ne sommes<br />
pas des bêtes ! » Et, le lendemain, le faubourg a<br />
pris son<br />
parcourt<br />
air<br />
en<br />
des jours<br />
débandant<br />
d'émeute. La populace<br />
des arquebuses <strong>et</strong><br />
le<br />
en<br />
poussant des cris séditieux.<br />
Alors le Conseil s'y transporte en grand appareil<br />
justicier, <strong>et</strong> fait planter un gib<strong>et</strong> au beau milieu<br />
de la place.<br />
Quelques<br />
Le tumulte<br />
jours plus<br />
s'apaise<br />
tard,<br />
aussitôt.<br />
le Conseil lit à<br />
P. Ameaux sa sentence :<br />
Nous te condamnons à faire amende honorable, en<br />
chemise <strong>et</strong> à genoux, la tête nue <strong>et</strong> ayant en main une<br />
torche de cire allumée <strong>et</strong> ce au devant de la maison-deville,<br />
par-devant nous, séans en notre tribunal, en<br />
disant <strong>et</strong> confessant par toi, à haute <strong>et</strong> intelligible voix,<br />
que contre Dieu, vérité <strong>et</strong> raison, tu as dit que maître<br />
<strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong> avait annoncé fausse doctrine en la dite<br />
ville. Ensuite tu seras mené le long de la dite ville,<br />
ayant la torche au poing <strong>et</strong> la tête nue, à la manière<br />
accoutumée, <strong>et</strong> conduit aux trois places publiques <strong>et</strong><br />
principales, savoir au Bourg-de-Four, au Molard <strong>et</strong> à<br />
la place Saint-Gervais, <strong>et</strong> en chacune desdites trois<br />
places tu feras une semblable confession à genoux, la<br />
torche au poing, pour servir d'exemple à tous autres.<br />
On peut aisément imaginer la haine que le<br />
pauvre Ameaux nourrit contre maître <strong>Calvin</strong> après<br />
ces trois stations qui l'ont exposé aux regards de<br />
toute la ville dans la plus humiliante posture que<br />
puisse prendre un homme, <strong>et</strong> le plus grotesque<br />
costume.<br />
Cependant, ce n'est pas lui encore la plus mauvaise<br />
tête. Il y a d'abord Amy Perrin, qui tous
254 CALVIN<br />
les jours paraît s'échauffer davantage contre le<br />
réformateur, <strong>et</strong> le drapier François Favre, le père<br />
du credo libertin. Celui-là a déclaré que, quand il<br />
serait syndic, il m<strong>et</strong>trait des lieux de débauche<br />
dans la ville. Pour bien prouver son indépendance,<br />
il joue aux quilles pendant le sermon ! C'est un<br />
homme orgueilleux dont on n'a pas facilement<br />
raison. La prison elle-même ne lui fait pas baisser<br />
les yeux, <strong>et</strong>, quand il en sort, c'est en grande arrogance<br />
<strong>et</strong> avec son manteau en écharpe sous le<br />
bras qu'il s'en vient discuter au Conseil. « Nous<br />
sommes ici au-dessus de vous », lui dit <strong>Calvin</strong>. Sur<br />
quoi on le rem<strong>et</strong> en prison, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te fois au secr<strong>et</strong>.<br />
Mais il est bientôt relâché. Il quitte alors<br />
Genève, où il va rentrer, dans peu de temps, pour<br />
le plus grand embarras de <strong>Calvin</strong>.<br />
Celui-ci est à peine débarrassé du frère qu'il lui<br />
faut se r<strong>et</strong>ourner contre la soeur. C<strong>et</strong>te Françoise<br />
Favre, qui a épousé Perrin, le capitaine général,<br />
<strong>et</strong> que les Genevois appellent familièrement<br />
Franchequise,<br />
terreur. Il la<br />
inspire à <strong>Calvin</strong> la<br />
traite de Penthésilée,<br />
plus grande<br />
« diablesse »,<br />
<strong>et</strong> « prodigieuse furie ». Le galop de son cheval<br />
n'arrête pas de sonner sur le pavé des rues, <strong>et</strong> il<br />
faut se hâter de se ranger quand on n'est point de<br />
ses amis, car elle a tôt fait de choquer l'obstacle<br />
<strong>et</strong> de piquer des deux en débitant les plus vilaines<br />
injures qui puissent sortir de la bouche d'une<br />
femme. C'est un véritable démon caché sous des<br />
jupes de bourgeoise. Les soldats eux-mêmes ne<br />
lui font pas peur, <strong>et</strong> elle ne craint pas de les<br />
insulter quand elle leur voit entre les mains<br />
quelque vieux Genevois libertin. Elle n'a pas<br />
même de respect pour les magistrats. Elle les<br />
traite de « gros pouacres », manque leur lancer les
LA LUTTE 255<br />
écritoires de la salle du Conseil à la barbe, pique<br />
des crises de nerfs qui lui r<strong>et</strong>roussent les cottes<br />
au beau milieu des graves syndics assemblés, <strong>et</strong><br />
lui font j<strong>et</strong>er les jambes de tous côtés, à la grande<br />
terreur de ces pauvres huissiers chargés du soin<br />
d'emporter c<strong>et</strong>te gaillarde femme, qu'ils ne savent<br />
trop par quel bout attraper.<br />
Ces Favre sont des gens intraitables ! Nulle<br />
punition ne les assagit. Nous avons vu le frère de<br />
Franchequise obligé de sortir de Genève. On pourrait<br />
croire que l'exil l'a rendu plus prudent. Il<br />
n'en est rien. A peine est-il revenu, qu'il recommence<br />
à faire la mauvaise tête. Interrogé au<br />
Consistoire, où le pasteur lui demande : « s'il n'a<br />
pas été en prison pour la paillardise », il dit tout<br />
d'abord « qu'il ne veut répondre,... qu'il n'a rien<br />
à faire aux ministres, qu'ils sont venus de France »,<br />
<strong>et</strong> puis, que le Consistoire n'est « qu'une nouvelle<br />
juridiction pour gêner les gens ». Il doit bientôt<br />
crier merci à Dieu <strong>et</strong> à la justice, renoncer à sa<br />
bourgeoisie <strong>et</strong> quitter de nouveau Genève.<br />
Mme Perrin n'en devient que plus enragée, <strong>et</strong><br />
n'arrête plus d'exciter le capitaine général, son<br />
époux, contre le réformateur. Le capitaine général<br />
recherche donc toutes les occasions de déplaire<br />
à ce méchant Français, <strong>et</strong> bientôt les chausses<br />
chappelées lui en fournissent une qu'il n'a garde<br />
de laisser échapper. Le Conseil, jugeant les chausses<br />
chappelées une vêture peu honnête, a défendu aux<br />
Genevois d'en porter, ce qui a aussitôt décidé les<br />
libertins à s'en commander de bien courtes <strong>et</strong> de<br />
bien collantes, pour narguer ces Messieurs.<br />
Perrin ne manque pas d'en revêtir une paire<br />
de c<strong>et</strong>te façon, le jour de la fête du tir de Papegay<br />
<strong>et</strong>, en sa qualité de capitaine général, il fait une
256 CALVIN<br />
démonstration militaire, ce qui lui perm<strong>et</strong> de la<br />
bien exhiber aux regards de tous les Genevois<br />
rassemblés pour assister aux exercices des arquebusiers.<br />
<strong>Calvin</strong> s'émeut, prononce un grand discours,<br />
<strong>et</strong> il est défendu aux soldats de s'habiller<br />
de c<strong>et</strong>te manière indécente qui procure aux Genevoises<br />
une horrible occasion de pécher. N'ont-elles<br />
pas, en eff<strong>et</strong>, à contempler alors dans les ébats<br />
du tir, plusieurs douzaines de cuisses dont un<br />
méchant drap complaisant épouse impudemment<br />
les formes musclées ?<br />
Furieux, le capitaine quitte Genève. Il préfère<br />
s'absenter plutôt que de voir ses arquebusiers<br />
défiler sans chausses chappelées.<br />
Il revient bientôt renforcé de sa femme <strong>et</strong> de<br />
son beau-frère François Favre. La femme <strong>et</strong> le<br />
beau-frère sont aussitôt j<strong>et</strong>és en prison. Alors<br />
Perrin<br />
pousse la porte du poêle du Conseil, tire son bonn<strong>et</strong><br />
par le somm<strong>et</strong> à la façon des gentilshommes se courrouçant,<br />
reploie la guiche de dessous de son mantel, avance<br />
l'une jambe devant l'autre à la gentillesque, <strong>et</strong> dit :<br />
qu'il ne saurait souffrir un semblable déshonneur.<br />
Il est enfermé, lui aussi, à l'évêché.<br />
C'est une véritable furie qui s'élance hors du<br />
cachot, le jour où la terrible Franchequise est<br />
relâchée. En plein Consistoire, elle traite Poupin<br />
de « gros pouacre », <strong>et</strong> on doit l'emporter de force 1.<br />
1. Le 17 juin 1547 Madame Perrin est citée à nouveau<br />
devant le Consistoire « à cause de sa pétulance », dit<br />
<strong>Calvin</strong>.<br />
Elle prononce encore des paroles « fort rebellieuses ».<br />
A Abel Poupin elle déclare : « Va, gros pouacre, tu as<br />
menty méchamment. »<br />
On la rem<strong>et</strong> en prison, mais elle est bientôt relâchée
LA LUTTE 257<br />
Quatre jours après, on trouve dans la chaire de<br />
Saint-Pierre, « au lieu où M. <strong>Calvin</strong> s'appuie »,<br />
un bill<strong>et</strong> en patois savoyard, disant :<br />
« Gros panfar » c'est-à-dire : Gros pansu (ceci s'adressait<br />
à Poupin), « toi <strong>et</strong> tes compagnons, vous feriez<br />
mieux de vous taire ; si vous nous poussez à bout, il<br />
n'y a personne qui vous garde qu'on ne vous m<strong>et</strong>te en<br />
tel lieu que peut-être vous maudirez l'heure où vous<br />
sortîtes de votre moinerie. C'est désormais assez de<br />
blâme. Il est bien sûr que ces fottus prêtres renégats<br />
viennent ici nous m<strong>et</strong>tre en ruine. Quand on a assez<br />
enduré, on prend sa revanche. Gardez-vous qu'il ne<br />
vous en prenne comme à monsieur Verli 1 de Fribourg.<br />
Nous ne voulons pas tant avoir de maîtres. Notez bien<br />
mon dire. »<br />
Quel en est l'auteur ? Les soupçons se portent<br />
sur Jacques Gru<strong>et</strong>, libertin, qui se pique d'écrire<br />
<strong>et</strong> est connu «. pour savoir coucher par écrit ce<br />
qu'il composait en patois, chose rare en tout<br />
temps, rarissime à son époque ». Arrêté le 28 juin<br />
1547, il nie. On le menace de la torture. Il nie.<br />
On le torture. Il est mis à la corde. Il avoue<br />
« spontanément ». Le 25 juill<strong>et</strong>, il est condamné<br />
« à devoir être mené à Champel <strong>et</strong> à avoir la tête<br />
tranchée de dessus les épaules <strong>et</strong> son corps attaché<br />
au gib<strong>et</strong> <strong>et</strong> sa tête clouée en-dessus ». Il meurt<br />
avec un grand courage.<br />
Les esprits s'échauffent. Le 16 décembre 1547,<br />
un violent tumulte éclate au Conseil des Deux-<br />
Cents, avant l'ouverture du Conseil, devant la<br />
<strong>et</strong> sort de la ville. En sortant elle rencontre Abel ; « elle<br />
le choque avec son cheval, puis pique <strong>et</strong> s'en va ».<br />
1. Wernly, chanoine, tué à Genève en 1534 dans une<br />
émeute.<br />
CALVIN. 17
258 CALVIN<br />
porte. <strong>Calvin</strong> se précipite dans les groupes <strong>et</strong><br />
apaise les gens. Il évite l'effusion du sang.<br />
Les journées de <strong>Calvin</strong> sont faites de discussions.,<br />
de luttes, d'injures. Il lui faut s'exposer sans cesse,<br />
tenir tête à tous ses ennemis — <strong>et</strong> Dieu sait s'ils<br />
sont nombreux! — sévir impitoyablement, c'està-dire<br />
se rendre de. plus en plus odieux <strong>et</strong> faire<br />
converger sur soi les feux de toutes les haines,<br />
surtout ne jamais laisser paraître de faiblesse, car<br />
le peuple méprise les faibles, <strong>et</strong> ne rien dire de<br />
ses tourments intimes, être, en public, un homme<br />
insensible, montrer à tous un visage froid. « A rude<br />
âne, rude ânier », a-t-il coutume de répéter. Et il<br />
sait bien qu'il ne se tient en sa place qu'à force<br />
de ferm<strong>et</strong>é <strong>et</strong> de courage.<br />
Mais, rentré chez lui, le masque tombe, les nerfs<br />
se détendent, <strong>et</strong> l'on voit alors qu'il est usé, torturé,<br />
tué de besogne <strong>et</strong> de soucis, <strong>et</strong> qu'il faut avoir<br />
son énergie, dont peu d'hommes ont donné<br />
l'exemple, sa ténacité singulière, pour ne pas<br />
abandonner Genève une seconde fois.<br />
Si, du moins, au milieu de tous les chagrins de<br />
sa vie publique, Dieu lui avait donné une compagne<br />
bien portante, il pourrait goûter quelque repos<br />
dans son logis, y reprendre des forces, <strong>et</strong> en<br />
repartir plus vaillant pour le grand combat du<br />
Christ. Mais il ne rentre chez lui, au contraire,<br />
que pour y trouver un nouveau suj<strong>et</strong> de tourment<br />
<strong>et</strong> une nouvelle raison de se décourager.<br />
Les couches prématurées d'Idel<strong>et</strong>te ont irrémédiablement<br />
perdu sa santé. La pauvre femme est<br />
tout le temps malade. Elle souffre de tout son<br />
corps, <strong>et</strong> il n'y a pas longtemps qu'elle a failli,<br />
de nouveau, être emportée. De grandes souffrances<br />
l'ont tourmentée, <strong>et</strong> elle est restée sans force. La
LA LUTTE 259<br />
fièvre ne la quitte plus, la toux la secoue sans<br />
arrêt, ce qui rend ses douleurs habituelles encore<br />
plus pénibles, <strong>et</strong> c'est pitié de la voir se traîner<br />
pour accomplir sa besogne quotidienne. <strong>Calvin</strong><br />
la regarde... Une grande tristesse emplit son<br />
coeur. Peu d'épouses, se dit-il, ont autant de<br />
vertu <strong>et</strong> de sagesse qu'Idel<strong>et</strong>te de Bure. Jamais<br />
la moindre discussion ne s'est élevée entre eux,<br />
<strong>et</strong> le mari s'émeut à penser que sa femme évite<br />
de se plaindre <strong>et</strong> de parler d'elle-même pour qu'il<br />
ne s'inquiète pas de son état. Idel<strong>et</strong>te ne dit rien<br />
non plus de son fils, resté à Strasbourg, <strong>et</strong> qu'elle<br />
ne peut reprendre avec elle... Cependant, le pasteur<br />
sait bien que la pauvre femme souffre de ne pas<br />
l'avoir en sa maison...<br />
Une grande tendresse monte au coeur de <strong>Calvin</strong>,<br />
qui se répète les paroles de saint <strong>Paul</strong> : « Nul ne<br />
s'aime soi-même, qu'il n'aime sa femme. » Il se<br />
plaît à dire que « le lien le plus sacré que Dieu<br />
ait mis entre nous est du mari avec la femme...<br />
Le mariage est une figure de l'union sacrée que le<br />
Fils de Dieu a avec tous les fidèles. »<br />
Il admire la pudeur de la veuve de l'anabaptiste<br />
<strong>et</strong>, s'interrompant un instant de dicter son<br />
volumineux courrier, écrit à un ami pour essayer,<br />
par une tierce personne, d'obtenir que le fils de<br />
sa femme lui soit rendu 1.<br />
Triste maison, tristes époux ! On ne sait lequel<br />
des deux souffre le plus de maux.<br />
1. Le 31 août 1545 <strong>Calvin</strong> écrit à Hubert : « Il (P<strong>et</strong>rus<br />
Teschius) est le seul par qui nous espérons que le fils<br />
de ma femme puisse nous être rendu. »<br />
Dans sa l<strong>et</strong>tre du 24 janvier 1546 : « S'il (Teschius)<br />
peut jamais faire quelque chose pour lui, il me trouvera<br />
toujours très prêt <strong>et</strong> il reconnaîtra que je ne serai pas<br />
oublieux de son service. »
260 CALVIN<br />
<strong>Calvin</strong> est couché dans son lit. Dès six heures<br />
du matin, il s'est fait apporter des livres. Il dicte<br />
à son secrétaire. Il faut écrire à la duchesse de<br />
Ferrare, éclairer <strong>et</strong> encourager la foi de la reine<br />
de Navarre, la prémunir contre les séductions des<br />
« libertins spirituels », réchauffer le zèle des p<strong>et</strong>ites<br />
églises protestantes de France, prêcher une dernière<br />
fois ceux qui vont subir le martyre. Des<br />
visiteurs l'interrompent à tous instants. Ce sont<br />
des fous, des illuminés, des aigrefins, des quémandeurs<br />
— <strong>et</strong> de doctes personnages, des protestants<br />
notables venus de loin pour l'entr<strong>et</strong>enir.<br />
Entre deux visites, <strong>Calvin</strong> reprend sa l<strong>et</strong>tre<br />
interrompue. Par moments, il se gratte, car ses<br />
vers le tourmentent. Il a un linge chaud sur l'estomac,<br />
une compresse à la tête, <strong>et</strong> il vient d'avaler<br />
des pilules pour calmer ses coliques. Souvent il est<br />
pris d'un tel débordement de bile, d'une telle<br />
diarrhée ou d'une névralgie si féroce qu'il ne peut<br />
sortir du lit.<br />
Le docteur Textor — il a, lui aussi, latinisé son<br />
nom — s'assied à son chev<strong>et</strong>. C'est un homme d'un<br />
caractère difficile, mais fort évangélique, <strong>et</strong> cela<br />
a décidé <strong>Calvin</strong> à lui donner sa clientèle. Le bon<br />
médecin ne sait jamais, quand il arrive chez le<br />
pasteur, s'il vient pour la femme ou pour le mari.<br />
Tous deux, en eff<strong>et</strong>, toussent à fendre l'âme, se<br />
traînent dans la salle avec un dos voûté <strong>et</strong> s'asseyent<br />
en prenant des précautions, car ils sont<br />
pareillement affligés d'hémorrhoïdes. Leurs mains<br />
sèches brûlent du même feu, <strong>et</strong> l'un n'a pas moins<br />
de douleurs que l'autre. Ils ont les jambes molles,<br />
la joue creuse, l'oeil noir. Après le départ du<br />
médecin, une odeur de moutarde <strong>et</strong> de baume<br />
monte dans la salle.
LA LUTTE 261<br />
<strong>Calvin</strong>, cloué au lit par sa migraine ou son<br />
débordement de bile, s'irrite du temps perdu.<br />
Faut-il qu'il reste là, couché entre deux draps,<br />
quand une besogne écrasante voudrait, au contraire,<br />
qu'il n'accordât au sommeil que trois ou<br />
quatre heures de nuit, <strong>et</strong> qu'il ne prît même pas<br />
le temps de manger ?<br />
Et l'on vient le chercher jusqu'en sa couche !<br />
Entre deux vomissements, il lui faut trancher<br />
quelque difficulté politique, r<strong>et</strong>enir sa diarrhée pour<br />
répondre à une demande du Conseil, raisonner dans<br />
la fièvre, disputer encore sous le cataplasme <strong>et</strong> la<br />
farine <strong>et</strong>, le corps baignant dans sa propre sueur,<br />
entendre les cris séditieux des Genevois qui le<br />
haïssent <strong>et</strong> j<strong>et</strong>tent l'insulte dans son carreau.<br />
Dès que l'accès commence à perdre de sa fureur,<br />
<strong>Calvin</strong> ouvre ses draps poisseux <strong>et</strong> l'on voit l'os<br />
de sa jambe sortir du lit. Sa chemise mouillée se<br />
glace sur son dos, <strong>et</strong> il a un grand frisson. Sa longue<br />
barbe maigre lui pend sur la poitrine. Son nez se<br />
pince, il chancelle. On dirait qu'il ne va pas faire<br />
trois pas.<br />
Mais c'est l'heure de son sermon1... On le<br />
r<strong>et</strong>rouve dressé dans la chaire de Saint-Pierre ! Il<br />
blâme les Genevois, dénonce leurs péchés, censure<br />
leurs moeurs avec une âpre éloquence. Une fois, il<br />
souffre d'une telle névralgie qu'il ne sait comment<br />
ouvrir la bouche.<br />
Au r<strong>et</strong>our de son prêche, il se rem<strong>et</strong> au lit <strong>et</strong><br />
1. Ce n'est que vers 1549 que les amis de <strong>Calvin</strong> se<br />
m<strong>et</strong>tent à recueillir ses sermons <strong>et</strong> ses leçons. Nicolas<br />
de Gallars, François Bourgoing <strong>et</strong> <strong>Jean</strong> Cousin, ministres,<br />
avaient commencé à prendre des notes. Puis ce furent<br />
<strong>Jean</strong> Budé, Charles de Jonvillers, Denis Raguenier, Baudoin<br />
<strong>et</strong> François Villier.
262 CALVIN<br />
recommence de travailler. L'activité de ce malade<br />
est une chose incroyable.<br />
Il a écrit son Traité des reliques, sa Supplex<br />
exhortatio, son Excuse à MM. les Nicodémites, sa<br />
Briève instruction, son traité contre la secte des<br />
libertins, sa Supplication à Charles-Quint, ses<br />
Commentaires sur les deux épîtres aux Corinthiens,<br />
des épîtres <strong>et</strong> une foule d'autres oeuvres de moindre<br />
importance.<br />
En plus de tous ces livres qu'il compose, r<strong>et</strong>ouche,<br />
corrige, il lui faut tenir à jour sa volumineuse<br />
correspondance. Sa maison est un véritable bureau<br />
de poste. Des courriers entrent ou sortent à chaque<br />
minute. On entend les pas cloutés de leurs grosses<br />
bottes r<strong>et</strong>entir lourdement dans l'escalier. Ils sont<br />
couverts de la poussière du voyage, <strong>et</strong> rapportent<br />
à <strong>Calvin</strong> ce que leur a dit le signataire de la l<strong>et</strong>tre<br />
qu'ils tirent de leur manteau pour la lui donner.<br />
Ou bien un cheval frais les attend devant la<br />
maison, <strong>et</strong> ils vont courir pendant des lieues <strong>et</strong><br />
des lieues, franchir des torrents, s'égarer dans des<br />
montagnes <strong>et</strong> des forêts, traverser plus de la moitié<br />
de l'Europe pour aller porter ce pli dont l'encre<br />
brille<br />
teur.<br />
encore entre les doigts osseux du réforma-<br />
Des amis se mêlent à tous les gens qui s'agitent<br />
autour du malade. Les plus intimes sont venus se<br />
loger tout à côté de lui, dans sa propre rue. Michel<br />
Cop occupe la maison contiguë à la sienne, à<br />
gauche ; Jacques-<strong>Paul</strong> Spifame, celle de droite.<br />
Guillaume de Trie est sur la place Saint-Pierre<br />
dans la maison de la chantrerie. Laurent de Normandie<br />
<strong>et</strong> de Vico habitent sur la même place.<br />
La demeure de <strong>Calvin</strong> est aussi une sorte de<br />
bureau de placement <strong>et</strong> d'agence matrimoniale,
LA LUTTE 263<br />
où l'on voit le maître s'arrêter d'écrire pour chercher<br />
des servantes à ses amis <strong>et</strong> faire des mariages.<br />
Il s'occupe tout particulièrement de donner des<br />
femmes aux moines défroqués qui se sont réfugiés<br />
auprès de lui. Il cherche une épouse à Vir<strong>et</strong>, <strong>et</strong> la<br />
chose<br />
Les<br />
ne va<br />
rares<br />
pas toute<br />
moments<br />
seule.<br />
heureux — si un tel mot<br />
peut être employé quand il s'agit de <strong>Calvin</strong> — de<br />
c<strong>et</strong>te existence douloureuse <strong>et</strong> tourmentée sont<br />
faits de la présence des autres pasteurs. Bien souvent,<br />
le prisonnier de Genève soupire après la<br />
compagnie de ses amis <strong>et</strong>, s'arrêtant de dicter ses<br />
l<strong>et</strong>tres, il leur envoie un bill<strong>et</strong> du goût de celui-ci,<br />
adressé le 16 août 1547 à M. de Falais :<br />
Il me fait mal que je ne puis là être avecque vous,<br />
du moins un demi-jour, pour rire avec vous en attendant<br />
que l'on fasse rire le p<strong>et</strong>it enfant en peine d'endurer<br />
ce pendant qu'il crie <strong>et</strong> pleure. Car c'est la première<br />
note pour entonner au commencement de c<strong>et</strong>te vie,<br />
pour rire à bon escient quand nous en sommes sortis.<br />
Le bill<strong>et</strong> est plaisant. Le pasteur, cependant,<br />
souffrait de si grandes douleurs qu'il n'a pu l'écrire<br />
lui-même. Il a dû recourir à la plume de Baudoin,<br />
son secrétaire.<br />
Les jours donc où viennent les pasteurs, on voit<br />
le visage de <strong>Calvin</strong> s'éclairer.<br />
Des chevaux attendent à la porte, <strong>et</strong> les ministres,<br />
troussant leurs robes, enfourchent les<br />
montures qui les emportent au p<strong>et</strong>it trot vers la<br />
campagne. Ils vont, le plus souvent, à Prégny où<br />
Antoine a ach<strong>et</strong>é une grange qui regarde le Jura.<br />
Maître <strong>Calvin</strong> se plaît fort à « rustiquer ». La<br />
vue des arbres <strong>et</strong> des champs le distrait de la<br />
triste rue des Chanoines <strong>et</strong> de l'étroite place Saint-
264 CALVIN<br />
Pierre, qu'il traverse tant de fois par semaine. C<strong>et</strong><br />
horizon élargi lui donne une illusion de liberté.<br />
Loin des Genevois, il respire mieux. Les bons pasteurs,<br />
autour de lui, rient haut <strong>et</strong> fort dans leurs<br />
grandes barbes pointues, tout divertis de se voir<br />
la pelle <strong>et</strong> le rateau en main, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>, comme<br />
tout le monde, se laisse aller à la gai<strong>et</strong>é. Ne dit-il<br />
pas qu'à côté de la nécessité nous vie, faire<br />
devons, dans<br />
place<br />
la<br />
au « plaisir » <strong>et</strong> à la « délectation »<br />
des biens<br />
nature.<br />
terriens, <strong>et</strong> tout particulièrement de la<br />
Dans ses bons jours, le Picard va même jusqu'à<br />
se livrer à des calembours ! M. de Bure y devient<br />
M. le comte de Beurre, <strong>et</strong> la cour de Malines, la<br />
cour de Malignes. Maître <strong>Calvin</strong> a pris le goût de<br />
la facétie au contact de Vir<strong>et</strong> <strong>et</strong> de Théodore de<br />
Bèze qui, tous deux, cultivent ce genre de plaisanterie,<br />
dont il s'amuse énormément.<br />
D'autres fois, il se promène dans son jardin<br />
avec Farel, Vir<strong>et</strong>, son frère Antoine, ses amis<br />
genevois, de Trie, de Normandie, Cop. De là, il<br />
aperçoit, à gauche le Jura, à droite les Voirons <strong>et</strong><br />
les Alpes. Au milieu, le lac étincelle au soleil.<br />
<strong>Calvin</strong> se plaît à ce spectacle, où il prend occasion<br />
de reconnaître, une fois de plus, la sollicitude du<br />
Tout-Puissant, soucieux de ménager la récréation<br />
d'une belle vue à ses créatures. Il apprécie que,<br />
de sa chambre, l'on puisse contempler les montagnes<br />
<strong>et</strong> le lac. La situation d'une maison, en<br />
eff<strong>et</strong>, n'est pas une chose qu'il juge indifférente,<br />
<strong>et</strong> il se montre fort soucieux d'en trouver une<br />
plaisante à M. de Falais, car, outre ses multiples<br />
occupations, il cherche aussi des logis à ses amis,<br />
après qu'il leur a procuré des servantes 1.<br />
1. En février 1550, il cherche une domestique pour
LA LUTTE 265<br />
Mais voilà Idel<strong>et</strong>te qui s'en vient faire sa provision<br />
potagère... La toux lui secoue les épaules.<br />
Sa tête se penche comme si le poids de ses deux<br />
longues nattes était trop lourd pour elle, <strong>et</strong> sa<br />
solide coiffure semble vouloir la faire tomber en<br />
avant... Sa belle ceinture dorée est devenue trop<br />
large pour sa taille frêle... <strong>et</strong> le seau, chaque jour,<br />
remonte un peu plus lentement du puits qui<br />
l'abreuve. La jeune femme est minée par une<br />
maladie lente dont <strong>Calvin</strong> redoute l'issue. Elle va<br />
mieux, puis plus mal, s'alite <strong>et</strong> se relève, chaque<br />
fois plus blanche, plus chancelante.<br />
Le pasteur est saisi d'un pressentiment funèbre.<br />
Il paraît tout prêt à s'abandonner au découragement.<br />
Il est épuisé par le chagrin, le travail <strong>et</strong> la<br />
maladie. Il ne peut plus supporter le caractère<br />
des Genevois, leurs calomnies, leurs outrages. De<br />
nouveau, il sent le fardeau trop lourd à ses épaules.<br />
Il est venu pour apporter la guerre <strong>et</strong> non la paix 1,<br />
pour livrer un combat sans merci aux passions<br />
mauvaises, aux vices qui outragent le Christ. Il<br />
est venu pour être le glaive justicier, la foudre de<br />
l'Éternel, <strong>et</strong> non le spectateur complaisant des<br />
débordements humains... Mais les Genevois sont<br />
opiniâtrement attachés à Satan <strong>et</strong> à ses oeuvres,<br />
ils ne veulent rien entendre des avertissements<br />
de Dieu, ils tournent son ministre en dérision <strong>et</strong>,<br />
dans sa personne, outragent l'Église... Mieux vaut<br />
s'en aller... Le 14 décembre 1547 le Réformateur<br />
écrit à Farel :<br />
Farel. « J'ai sous la main, lui écrit-il, une femme d'un<br />
certain âge, pieuse, probe, restant à la maison... »<br />
1. Déclaration de <strong>Calvin</strong> en tête de son Institution<br />
Chrétienne : « Je suis venu pour donner le glaive <strong>et</strong> non<br />
la paix. »
266 CALVIN<br />
Je n'ai pas encore décidé ce que je ferai, sinon que<br />
je ne puis davantage supporter le caractère de ce<br />
peuple, alors qu'il supporterait le mien.<br />
La misère, la maladie, l'accablent. Ses poumons<br />
sont en mauvais état. Il lui faudrait se<br />
soutenir de bonne chère, de bon vin, mais son<br />
maigre traitement de pasteur suffit à peine à la<br />
nourriture de chaque jour, aux drogues, aux<br />
médecins 1. La Seigneurie, qui a eu connaissance<br />
de sa maladie <strong>et</strong> de sa détresse, lui a envoyé dix écus<br />
soleil qu'il restitue, avec ses remerciements. Le<br />
Conseil décide alors de transformer ces dix écus<br />
en un bassot de vin pour les lui offrir en manière<br />
de présent. <strong>Calvin</strong> remercie fort poliment la Seigneurie<br />
d'avoir fait amener un bassot de vin en<br />
sa maison,<br />
ment.<br />
mais présente dix écus soleil en paie-<br />
La Seigneurie refuse à son tour c<strong>et</strong> argent, <strong>et</strong><br />
offre à <strong>Calvin</strong> de le garder pour se rembourser<br />
des gages du serviteur attaché à son service <strong>et</strong><br />
que le Conseil entend lui payer. <strong>Calvin</strong> objecte<br />
que d'autres ministres ont « nécessité », sur quoi<br />
la Seigneurie s'engage à les assister en blé ou en<br />
argent, <strong>et</strong> croit ainsi décider l'intraitable pasteur<br />
à en recevoir sa part. Mais <strong>Calvin</strong> s'entête dans<br />
son refus <strong>et</strong>, n'ayant pu faire accepter ses écus<br />
en paiement du bassot de vin, requiert qu'on les<br />
rabatte de son traitement afin de secourir de plus<br />
nécessiteux que lui. Son honneur <strong>et</strong> son intégrité<br />
ne sont-ils pas sa seule richesse ?<br />
1. Marguerite, soeur de François 1er, fait parvenir à<br />
<strong>Calvin</strong> en 1549 la somme de 4.000 francs. Renée de<br />
France, duchesse de Ferrare, des seigneurs, des marchands<br />
lui envoient de l'argent.
CHAPITRE XIX<br />
LA MORT D'IDELETTE<br />
CEPENDANT, <strong>et</strong> Textor<br />
de jour en jour Idel<strong>et</strong>te s'affaiblit,<br />
est impuissant à empêcher la vie de<br />
s'en aller du corps.<br />
Le 10 mars 1549,<br />
Sa voix n'est plus qu'un souffle.<br />
elle s'alite. <strong>Calvin</strong> est plein de<br />
désespoir, <strong>et</strong> Dieu, pour l'éprouver, dans le temps<br />
même qu'il le frappe si cruellement, lui suscite<br />
mille<br />
de la<br />
embarras<br />
mourante<br />
qui<br />
<strong>et</strong><br />
l'obligent<br />
de paraître<br />
de se tenir<br />
au Conseil<br />
éloigné<br />
pour y<br />
discuter avec les syndics, comme s'il n'y avait pas,<br />
chez lui, sa pauvre Idel<strong>et</strong>te toute prête à<br />
l'âme. Il le fait avec un visage de pierre,<br />
à le voir, ne peut se douter du tourment<br />
rendre<br />
<strong>et</strong> nul,<br />
qu'il<br />
endure. Il apporte dans la discussion son habituelle<br />
lucidité<br />
politique.<br />
d'esprit, son intransigeance, son génie<br />
Il n'om<strong>et</strong> pas un sermon, pas un cours, pas une<br />
visite pastorale. Et cependant son coeur est déchiré<br />
par la plus affreuse inquiétude. Sa femme va s'en<br />
aller à Dieu... Bientôt il sera tout seul... Pendant<br />
ces dix années qu'ils ont vécu ensemble, elle s'est<br />
toujours montrée la plus fidèle <strong>et</strong> la plus vertueuse<br />
des épouses. Elle était prête à le suivre partout où
268 CALVIN<br />
il eût voulu aller, même dans la misère <strong>et</strong> l'exil...<br />
Pas une fois son courage n'a failli au milieu de<br />
c<strong>et</strong>te population hostile qui l'entourait de menaces<br />
<strong>et</strong> de blasphèmes... Il la voit dans son lit, avec<br />
ses sueurs, sa toux, sa pauvre tête infléchie d'où<br />
les nattes se déroulent... Qui se penche vers elle<br />
pour la secourir, cependant que son mari est loin<br />
de la maison ?... Peut-être, en ce moment, rendelle<br />
l'âme, au milieu des étrangers venus pour<br />
l'assister en ses derniers instants <strong>et</strong>, de son regard<br />
trouble, cherche-t-elle<br />
La voix de <strong>Calvin</strong><br />
l'époux absent ?...<br />
est n<strong>et</strong>te, tranchante. Il<br />
n'écourte point son prêche, il n'om<strong>et</strong> pas un mot<br />
de son cours, il dispute avec les syndics... Qui l'observe<br />
avec attention peut seulement se dire qu'il<br />
a les yeux plus brillants <strong>et</strong> le visage encore un peu<br />
plus crispé qu'à l'ordinaire.<br />
Là-bas, dans la maison du pasteur, des femmes<br />
s'empressent autour de la mourante. On la soigne,<br />
on lui parle à voix basse, on prétend la consoler.<br />
Quelques jours avant la mort d'Idel<strong>et</strong>te de<br />
Bure, une amie s'étonne qu'elle ne prenne pas la<br />
précaution de recommander ses enfants au réformateur.<br />
« Mais l'important », répond Idel<strong>et</strong>te, « c'est qu'ils<br />
vivent pieusement <strong>et</strong> saintement. Mon mari n'a pas<br />
besoin d'être pressé de les instruire dans une chaste<br />
discipline <strong>et</strong> dans la crainte de Dieu. S'ils sont pieux,<br />
j'ai la confiance qu'il leur servira spontanément de<br />
père. Sinon, ils sont indignes que je le prie en leur<br />
faveur. »<br />
« C<strong>et</strong>te magnanimité d'âme vaudra plus auprès de<br />
moi que cent recommandations », déclara le pasteur<br />
quand, plus tard, il vint à avoir connaissance de la<br />
réponse d'Idel<strong>et</strong>te.
LA MORT D'IDELETTE 269<br />
D'ailleurs il a eu, de son côté, la même pensée<br />
que l'amie d'Idel<strong>et</strong>te <strong>et</strong><br />
« craignant qu'empêchée par quelque pudeur, elle ne<br />
nourrît dans son esprit ce souci, qui pouvait la faire<br />
souffrir plus que la maladie elle-même,<br />
il prom<strong>et</strong> à Idel<strong>et</strong>te de ne pas négliger son devoir<br />
envers ses enfants.<br />
« Je les ai recommandés déjà au Seigneur », répondelle<br />
aussitôt.<br />
Il reprend :<br />
« Cela n'empêche pas que je veille sur eux. »<br />
Et la malade, dans un souffle :<br />
« Je sais que tu ne négligeras pas ceux que tu sais<br />
être recommandés au Seigneur. »<br />
Le 26 mars, tous les frères sont rassemblés dans<br />
la chambre d'Idel<strong>et</strong>te <strong>et</strong> jugent que le moment est<br />
venu de prier en commun pour aider au départ<br />
de son âme. Abel, au nom de tous, exhorte la<br />
mourante à la foi <strong>et</strong> à la patience.<br />
Elle, brièvement, car elle est déjà toute brisée,<br />
atteste ce qu'elle a dans le coeur.<br />
<strong>Calvin</strong> ajoute alors une exhortation qui lui paraît<br />
appropriée au moment. Idel<strong>et</strong>te acquiesce faiblement<br />
à ce qu'il dit. Elle est résignée à la volonté<br />
du Seigneur <strong>et</strong>, presque déjà sans voix, continue<br />
de le bénir.<br />
Le 29 mars 1549, vers six heures du soir, le frère<br />
Bourgoing, penché sur la couche où elle agonise,<br />
lui adresse de pieux encouragements pendant lesquels<br />
Idel<strong>et</strong>te pousse de sourdes exclamations, de
270 CALVIN<br />
façon à faire comprendre à tous qu'elle est bien<br />
toujours dans les mêmes sentiments de foi <strong>et</strong> de<br />
résignation.<br />
« O résurrection glorieuse, dit-elle, dans une sorte<br />
de balbutiement confus, Dieu d'Abraham <strong>et</strong> de tous<br />
nos pères, depuis tant de siècles que les fidèles ont<br />
espéré en toi, aucun n'a été trompé. Moi aussi, j'espérerai<br />
».<br />
Les mots lui échappent un à un, brefs, essoufflés,<br />
à peine compréhensibles.<br />
A ce moment, <strong>Calvin</strong> est obligé de sortir. Quand<br />
il rentre, après sept heures, Idel<strong>et</strong>te a été transportée<br />
dans une autre salle. Elle a senti s'en aller<br />
le peu de vie qu'il lui restait encore <strong>et</strong> elle s'est<br />
hâtée de dire : « Prions, prions, vous tous, priez<br />
pour moi ! » Maintenant elle ne peut plus parler,<br />
mais, par signes, elle montre son émotion. <strong>Calvin</strong><br />
se penche sur elle. Il dit quelques mots de la grâce<br />
du Christ, de l'espoir de la béatitude éternelle,<br />
de l'attente de c<strong>et</strong>te vie, du départ. Puis, à bout de<br />
courage, il se cache pour prier.<br />
Idel<strong>et</strong>te s'est montrée attentive à l'exhortation.<br />
Maintenant, elle paraît écouter les prières que<br />
murmurent les frères agenouillés. Avant huit<br />
heures, elle expire, d'une façon si paisible que les<br />
assistants ne peuvent discerner si elle vit encore<br />
ou si elle s'en est allée vers le Seigneur.<br />
Le lendemain matin, <strong>Calvin</strong> paraît au Conseil.<br />
Idel<strong>et</strong>te était presque tiède encore quand il a<br />
quitté la maison pour recommencer à s'occuper<br />
des affaires de la cité. Cependant que les frères<br />
continuent de prier auprès de la couche funèbre,<br />
il remplit les devoirs de sa charge comme si rien<br />
de nouveau n'était survenu dans son existence.
LA MORT D'IDELETTE 271<br />
Il « dévore » son chagrin de telle façon qu'il n'a<br />
en rien interrompu son office pastoral. Certes, il<br />
serait brisé si le Seigneur, du haut de son ciel, ne<br />
lui avait tendu la main, lui dont l'office est de<br />
relever les abattus, de confirmer les faibles, de<br />
restaurer les fatigués.<br />
Le pasteur est entouré de parents 1, d'amis qui<br />
s'efforcent de le consoler, <strong>et</strong> cependant, il ne peut<br />
toujours contenir son chagrin...<br />
Certes, la matière de sa douleur n'est pas vul-<br />
gaire. Il a perdu l'excellente compagne de sa vie qui,<br />
si le malheur était venu, l'aurait suivi non seulement<br />
dans l'exil <strong>et</strong> dans la misère, mais aussi<br />
dans la mort. Tant qu'elle a vécu, elle s'est montrée<br />
l'aide fidèle de son ministère. Jamais il n'a<br />
senti en elle le moindre empêchement. Et <strong>Calvin</strong>,<br />
à se souvenir de tant de vertus, est tout près de<br />
s'abandonner au désespoir. Mais le croyant agenouille<br />
le mari éperdu. L'admirable Providence<br />
de Dieu, se dit le pasteur, ne nous sépare dans ce<br />
monde que pour nous réunir un jour dans son<br />
royaume céleste... Et ce n'est pas une médiocre<br />
consolation, bien que la chair en frémisse plus<br />
douloureusement, que d'avoir vécu avec sa femme<br />
de façon à r<strong>et</strong>ourner plus volontiers auprès d'elle<br />
quand il faudra quitter ce monde.<br />
En attendant ce congé, que de tracas, de bruit,<br />
de luttes ! La mort d'Idel<strong>et</strong>te n'a pas désarmé ses<br />
ennemis. Ils continuent de s'agiter, de crier, de<br />
menacer. On dirait même que leur arrogance a<br />
1. Une soeur de <strong>Calvin</strong>, Marie (qu'il appelle Paludana<br />
dans une l<strong>et</strong>tre du 18 janvier 1532, probablement du<br />
nom latinisé de son mari), l'avait suivi à Genève <strong>et</strong> devait<br />
se trouver auprès de lui à ce moment. L'autre soeur<br />
s'était mariée à Noyon. Un de ses fils fit un séjour assez<br />
prolongé auprès de <strong>Calvin</strong> à Genève.
272 CALVIN<br />
grandi, <strong>et</strong> qu'ils sont plus enragés que jamais. Ils<br />
font sonner les cloches <strong>et</strong> ronfler les tambours pour<br />
les baptêmes <strong>et</strong> les noces, grincer les violons, sauter<br />
les écus, les cartes <strong>et</strong> les dés sur les tables de jeu,<br />
<strong>et</strong> continuent de boire dans les tavernes, comme<br />
s'il n'y avait pas plus de discipline que de Consistoire.<br />
Favre est de nouveau rentré à Genève, <strong>et</strong><br />
on le trouve partout où il y a du désordre. Le<br />
15 septembre 1549, il se mêle à une bagarre à<br />
propos du ministre Chauv<strong>et</strong> <strong>et</strong> d'un baptême. Il<br />
faut le rem<strong>et</strong>tre en prison.<br />
Il en sort deux ans plus tard, le 28 mai 1551.<br />
Le jour même, il vient jouer, avec une trentaine<br />
de compagnons, devant Saint-Pierre, à l'heure où<br />
maître <strong>Calvin</strong> y donne sa leçon de théologie. Les<br />
Libertins mènent si grand tapage qu'on ne s'entend<br />
plus dans le temple. Alors le réformateur,<br />
interrompant son cours, s'élance au milieu d'eux<br />
pour leur reprocher l'insolence <strong>et</strong> l'importunité<br />
d'une telle conduite.<br />
Pendant ce temps, les réfugiés français ne cessent<br />
d'arriver. La plupart de ces malheureux sont conduits<br />
à « l'Hôpital pestilentiel ».<br />
En 1550, on en a reçu cent vingt-deux, dont les<br />
deux Colladon, Robert Estienne, <strong>et</strong>c.. L'année<br />
suivante, leur nombre croît encore. <strong>Calvin</strong> est dans<br />
un grand embarras pour les loger. Sa maison est<br />
pleine de solliciteurs, <strong>et</strong> quand il sort, on le voit<br />
toujours accompagné d'une garde de Français qui,<br />
tout ensemble, le protègent <strong>et</strong> le comprom<strong>et</strong>tent,<br />
car beaucoup d'entre eux se tiennent mal <strong>et</strong> vivent<br />
assez lâchement.<br />
<strong>Calvin</strong> les réprimande avec une âpre énergie.<br />
« Il y a », dit-il, « beaucoup d'affronteurs qui courent
LA MORT D'IDELETTE 273<br />
l'aiguill<strong>et</strong>te, trottant çà <strong>et</strong> là pour dérober <strong>et</strong> tromper.<br />
Tels rustres étant déjà si décriés qu'ils ne peuvent<br />
trouver lieu aux églises de Dieu, pour user de leurs ruses,<br />
prenant leur vol d'un autre côté, babillent contre nous<br />
impudemment, disant tout ce qui vient en leur bouche.<br />
Que devons-nous faire ? Nous voyons des fainéants de<br />
moines, ou d'autres qui leur ressemblent du tout,<br />
encore qu'ils n'aient jamais vêtu le froc, qui tous prom<strong>et</strong>tent<br />
qu'ils seront p<strong>et</strong>its anges, <strong>et</strong> si on leur trouve<br />
moyen de vivre, qu'ils se contenteront de pain <strong>et</strong> d'eau.<br />
Toutes ces belles vanteries de patience s'en vont incontinent<br />
en fumées, <strong>et</strong> après avoir montré quelque temps<br />
combien ils sont fainéants <strong>et</strong> inutiles, troussent quilles<br />
sans sonner mot.<br />
« Je confesse que beaucoup qui seront venus ici<br />
espérant y trouver condition, après l'avoir cherchée,<br />
s'en r<strong>et</strong>ournent frustrés de leur espoir, comme il ne se<br />
peut autrement en si grande multitude de gens qui<br />
demandent... <strong>et</strong> ces galants iront ensuite semer leurs<br />
complaintes partout, pleins de mensonges incroyables. »<br />
Tous ceux, bien entendu, qui ressortent de<br />
Genève aussi gueux qu'ils y sont venus, après<br />
avoir cru faire fortune, en rej<strong>et</strong>tent la faute sur<br />
<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> l'accusent de tous les vices. On lui en<br />
veut du lazar<strong>et</strong> immonde où Perrin fait entasser<br />
les « bannys » français, de l'étroitesse de Genève,<br />
de son encombrement, de ses rigueurs... Car, tout<br />
autant que les Genevois, beaucoup de ces gens-là<br />
prétendent jouer, boire <strong>et</strong> aimer librement.<br />
C'est alors que survient Bolsec. Nous l'avons<br />
rencontré à la cour de Ferrare, lors du voyage de<br />
<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> de son ami du Till<strong>et</strong>. L'ancien moine a<br />
louvoyé longtemps entre le catholicisme <strong>et</strong> le<br />
protestantisme, puis il s'est résolu à combattre le<br />
réformateur.<br />
Attaché au service du sieur de Falais en qualité<br />
CALVIN.<br />
18
274 CALVIN<br />
de médecin, encore qu'il n'ait jamais étudié la<br />
médecine, Bolsec est venu s'établir à Veigy, dans<br />
le Chablais, où il n'a pas tardé de tenir « quelques<br />
propos égarés » qui l'ont fait citer devant le Consistoire.<br />
<strong>Calvin</strong> le réfute, s'efforçant « de ne pas<br />
l'aigrir », <strong>et</strong> Bolsec est enfermé. M. de Falais<br />
demande alors qu'on lui rende son médecin<br />
« avant que les maladies d'hiver, auxquelles il est<br />
suj<strong>et</strong>, le reprennent. »<br />
Le 9 novembre 1551, le Conseil décide que<br />
Bolsec n'ira plus en ville sans être accompagné<br />
d'un conseiller qui le conduira par le plus court<br />
chemin, sans parler à personne. Sur quoi le crieur<br />
public annonce à grand son de tromp<strong>et</strong>te que<br />
Bolsec est condamné au bannissement perpétuel.<br />
C<strong>et</strong>te victoire n'empêche pas la situation de maître<br />
<strong>Calvin</strong> de devenir de jour en jour plus critique. Le<br />
13 novembre 1552, le Conseil général, ayant à<br />
nommer le lieutenant criminel <strong>et</strong> deux auditeurs,<br />
choisit pour lieutenant Tissot, beau-frère de<br />
Perrin. Puis les élections des syndics de l'année 1553<br />
lui sont défavorables. Perrin est élevé à la dignité<br />
de premier syndic, <strong>et</strong> se trouve bientôt confirmé<br />
dans ses fonctions de capitaine général. C'est le<br />
triomphe des Libertins ! Ceux-ci ne vont pas être<br />
longs à débarrasser la ville du Français mélancolique<br />
<strong>et</strong> de toute sa clique de « bannys » pouilleux<br />
! C'est, du moins, ce qu'on peut croire <strong>et</strong> ce<br />
qu'ils ne laissent pas de prom<strong>et</strong>tre en termes peu<br />
congrus.
CHAPITRE XX<br />
MICHEL SERVET<br />
apparaît Michel Serv<strong>et</strong>.<br />
ALORS Il arrive à Genève vers le 12 août de l'année<br />
1553. C'est un homme de p<strong>et</strong>ite taille <strong>et</strong> de médiocre<br />
apparence. La prunelle flambe dans l'oeil<br />
noir. Il est monté sur un cheval loué à Salenove<br />
<strong>et</strong> qu'il arrête, maintenant, devant l'hostellerie de<br />
la Rose, au Molard.<br />
Il a croupi pendant plusieurs semaines au fond<br />
d'un cul-de-fosse, il a contemplé l'Inquisition dans<br />
son appareil le plus effrayant, <strong>et</strong> il ne doit qu'à sa<br />
fuite de Vienne de n'avoir pas été brûlé vif avec<br />
ses livres, conformément à la sentence ecclésiastique<br />
rendue contre lui. Depuis lors, on l'a rencontré<br />
maintes fois sur la route qui va de Bâle à Strasbourg.<br />
Sans doute attendait-il la chute de <strong>Calvin</strong>.<br />
Tout, en eff<strong>et</strong>, semble l'annoncer, <strong>et</strong> le jour où il<br />
a cru le Picard irrémédiablement perdu, l'Espagnol<br />
a vu dans Genève son plus sûr asile.<br />
Mais là, il ne peut se tenir caché. Une sorte de<br />
démon le pousse à entendre parler son plus mortel<br />
ennemi. Et un soir, après dîner, l'ancien médecin<br />
se mêle aux fidèles qui se rendent à la Madeleine
276 CALVIN<br />
pour y écouter un sermon du réformateur. Des<br />
gens, alors, le reconnaissent <strong>et</strong> s'empressent d'aller<br />
prévenir maître <strong>Calvin</strong>.<br />
Celui-ci est plein de ressentiment contre l'Espagnol,<br />
qui n'a guère ménagé son amour-propre.<br />
Depuis le jour où Serv<strong>et</strong> a fait attendre <strong>Calvin</strong> en<br />
un rendez-vous auquel il ne s'est point rendu, une<br />
correspondance volumineuse s'est établie entre<br />
eux, <strong>et</strong> l'ancien médecin, emporté par son caractère<br />
arrogant, l'a bientôt pris de haut avec le réformateur,<br />
leçons.<br />
auquel il s'est avisé de vouloir donner des<br />
« Je t'ai souvent averti que tu faisais fausse route, »<br />
lui a-t-il dit, « en adm<strong>et</strong>tant c<strong>et</strong>te monstrueuse distinction<br />
des trois essences divines. Cesse donc de tordre<br />
la loi contre nous, comme si tu avais affaire à un juif.<br />
Puisque tu ne distingues pas comme il faut entre un<br />
gentil, un juif <strong>et</strong> un chrétien, je t'instruirai comme il<br />
faut sur ce peint. »<br />
<strong>Calvin</strong>, enfin, s'était fâché.<br />
« Fasse le Seigneur », avait-il dit dans sa dernière<br />
l<strong>et</strong>tre, «que, déposant ton orgueil, tu consentes à devenir<br />
un humble disciple de la vérité ! »<br />
Il avouait, toutefois, que lui-même n'avait pas<br />
toujours ménagé son correspondant, <strong>et</strong> qu'il tâchait<br />
parfois à lui « attramper ses bouillons ».<br />
En février 1546, toutes relations avaient été<br />
rompues entre eux.<br />
<strong>Calvin</strong> avait écrit à Farel :<br />
Serv<strong>et</strong> m'a écrit dernièrement <strong>et</strong> a joint à ses l<strong>et</strong>tres<br />
un énorme volume de ses rêveries, en m'avertissant<br />
avec une arrogance fabuleuse que j'y verrais des choses<br />
étonnantes <strong>et</strong> inouïes. Il m'offre de venir ici, si cela
MICHEL SERVET 277<br />
me plaît, mais je ne veux pas lui engager ma parole,<br />
car s'il venait, je ne souffrirais pas, pour peu que mon<br />
autorité eut de valeur dans c<strong>et</strong>te cité, qu'il en sortit<br />
vivant.<br />
Serv<strong>et</strong> lui avait écrit pour la dernière fois :<br />
Je m'arrête. Renvoie-moi donc mes manuscrits, <strong>et</strong><br />
porte-toi bien. Si tu crois véritablement que le pape<br />
est l'Antechrist, tu croiras aussi que la Trinité <strong>et</strong> le<br />
pédobaptisme qui font partie de la doctrine du pape,<br />
sont la doctrine des démons. Encore une fois, adieu.<br />
Il venait de publier, à Vienne, son Christianisme<br />
Restitutio, c'est-à-dire : R<strong>et</strong>our de toute l'Église<br />
apostolique à ses origines par le rétablissement de<br />
la connaissance de Dieu, de la foi chrétienne, de<br />
notre justification de la régénération, du baptême<br />
<strong>et</strong> de la manducation de la Cène du Seigneur, le<br />
règne de Dieu étant réédifié, le joug de l'impie<br />
Babylone brisé, <strong>et</strong> l'Antechrist avec tous les siens,<br />
anéantis de fond en comble.<br />
La présence d'un homme capable d'écrire de<br />
semblables folies fait courir les plus grands dangers<br />
à l'Église de Genève. <strong>Calvin</strong> avertit aussitôt<br />
le lieutenant criminel. Mais la loi de Genève<br />
voulant qu'il se présente un dénonciateur, <strong>et</strong> que<br />
ce dernier se constitue prisonnier en même temps<br />
que l'accusé, afin de subir le châtiment qu'aurait<br />
mérité le coupable si son accusation est reconnue<br />
fausse, le secrétaire de <strong>Calvin</strong>, le Français Nicolas<br />
de la Fontaine, se porte partie criminelle à la<br />
place de son maître. Il accuse Serv<strong>et</strong> d'être un<br />
propagateur de grandes hérésies, <strong>et</strong> rem<strong>et</strong> au<br />
seigneur lieutenant, Louis Tissot, une plainte où<br />
<strong>Calvin</strong> a résumé, en trente-neuf articles, les erreurs<br />
énoncées par Serv<strong>et</strong>.
278 CALVIN<br />
L'accusé, amené devant le Conseil, se montre<br />
fort prudent en tout ce qui touche à la doctrine,<br />
mais s'élève avec violence contre <strong>Calvin</strong>, qui étant<br />
« ivre d'opinions, <strong>et</strong> errant en beaucoup de passages<br />
», l'a maltraité dans ses écrits <strong>et</strong> dénoncé<br />
au tribunal de Vienne avec Guillaume de Trie.<br />
Les juges ayant déclaré Serv<strong>et</strong> criminel, décident<br />
de le maintenir en prison. Le p<strong>et</strong>it Conseil se<br />
transporte à l'Évêché, dans la salle où il tient ses<br />
audiences <strong>et</strong> l'on ouvre les débats.<br />
C'est le moment où <strong>Calvin</strong> se trouve entièrement<br />
engagé dans sa lutte contre les Libertins.<br />
Il est assailli de tous côtés, menacé, injurié. Il lui<br />
faut sans cesse se défendre contre les accusations<br />
de ses ennemis, discuter, affirmer, faire front de<br />
toutes parts <strong>et</strong> montrer tant d'énergie que les plus<br />
enragés en restent comme étourdis <strong>et</strong> reculent au<br />
moment de lui porter le dernier coup. Cependant,<br />
il prend le temps d'aller combattre Serv<strong>et</strong>.<br />
Les deux hommes s'affrontent. L'Espagnol est<br />
chargé de chaînes. Il n'a que des haillons pour le<br />
couvrir, <strong>et</strong> le froid de sa fosse lui donne des douleurs<br />
d'entrailles. Il y couche sur une litière d'ordure<br />
<strong>et</strong> dégage une odeur puante. Néanmoins, il<br />
n'a rien perdu de son arrogance, car il est certain<br />
de la chute prochaine de <strong>Calvin</strong>. Ne voit-il pas,<br />
assis parmi les juges, ses amis, Berthelier <strong>et</strong> le<br />
syndic Perrin ? Il professe impudemment sa doctrine.<br />
« Toutes créatures », dit-il, « sont de la substance<br />
de Dieu. »<br />
Et <strong>Calvin</strong> de répliquer :<br />
Comment, pauvre homme, si quelqu'un frappait ici<br />
ce pavé avec le pied, <strong>et</strong> qu'il dit qu'il foule ton Dieu,
MICHEL SERVET 279<br />
n'aurais-tu pas horreur d'avoir assuj<strong>et</strong>ti la majesté<br />
de Dieu à tel opprobre ?<br />
« Je ne fais nul doute », répond Serv<strong>et</strong>, « que ce banc<br />
<strong>et</strong> ce buff<strong>et</strong>, <strong>et</strong> tout ce qu'on pourra montrer, ne soit<br />
la substance de Dieu. »<br />
Derechef, quand il fut objecté que, donc, à son<br />
compte, le diable serait substantiellement Dieu,<br />
en se riant, il répond hardiment :<br />
En doutez-vous ? Quant à moi, je tiens ceci pour<br />
une maxime générale que toutes choses sont une partie<br />
<strong>et</strong> portion de Dieu, <strong>et</strong> que toute nature est son esprit<br />
substantiel.<br />
Un tel langage paraît à <strong>Calvin</strong> la plus abominable<br />
des hérésies, <strong>et</strong> il écrit à Farel :<br />
J'espère bien que la peine capitale sera prononcée<br />
contre lui. Je désire cependant qu'on adoucisse pour<br />
lui l'horreur du supplice.<br />
Sur quoi, dix jours plus tard, il revient disputer<br />
avec le prisonnier. Bientôt on voit s'allonger le<br />
visage des syndics qui siègent gravement derrière<br />
leurs chandelles. Les têtes dodelinent, les paupières<br />
s'abaissent sur les regards. De grosses mains<br />
dont les lumières font saillir les veines, cachent à<br />
demi de longs bâillements, <strong>et</strong> de lourdes bajoues<br />
tombent dans l'hermine des cols... Les membres<br />
du P<strong>et</strong>it Conseil sont las d'écouter des discussions<br />
théologiques auxquelles ils ne comprennent rien.<br />
Le syndic Perrin <strong>et</strong> Berthelier demandent que le<br />
procès se poursuive par écrit, en latin, de telle<br />
façon que les Églises suisses puissent être consultées.<br />
Il semble que la chute de <strong>Calvin</strong> soit maintenant
280 CALVIN<br />
imminente. On a exclu du P<strong>et</strong>it Conseil plusieurs<br />
de ses partisans pour m<strong>et</strong>tre à leur place ses ennemis<br />
les plus acharnés, <strong>et</strong> la majorité des citoyens se<br />
déclare ouvertement hostile au pasteur français.<br />
Le parti genevois a triomphé des étrangers. Et<br />
l'on a interdit aux ministres de continuer à siéger<br />
dans le Conseil général.<br />
Là-dessus, <strong>Calvin</strong> défend à Berthelier de participer<br />
à la cène. Mais le P<strong>et</strong>it Conseil casse le<br />
décr<strong>et</strong> du Consistoire. Indigné, le réformateur proteste<br />
qu'il mourra plutôt que d'endurer contre sa<br />
conscience la présence de l'excommunié à la sainte<br />
Table. Le Consistoire s'émeut à son tour, mais la<br />
Seigneurie maintient son arrêt. Cependant, le<br />
Conseil, redoutant une collision entre les deux<br />
pouvoirs, prie secrètement Berthelier de s'abstenir<br />
de demander la cène.<br />
<strong>Calvin</strong>, qui ignore c<strong>et</strong>te démarche, se prépare<br />
au combat.<br />
Le dimanche 3 septembre, la foule envahit<br />
Saint-Pierre. Tous sont venus, amis <strong>et</strong> ennemis,<br />
afin d'assister au duel qui va m<strong>et</strong>tre aux prises<br />
l'autorité civile <strong>et</strong> l'autorité religieuse. Une grande<br />
inquiétude est peinte sur les visages.<br />
<strong>Calvin</strong> déclare, en terminant son prêche :<br />
Comme maintenant nous devons recevoir la sainte<br />
communion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, si quelqu'un<br />
la voulait ingérer à c<strong>et</strong>te table, à qui il serait<br />
défendu en Consistoire, il est certain que je me montrerai,<br />
pour ma vie, tel que je dois.<br />
Descendu de la chaire, il s'approche de la table<br />
sainte afin de distribuer aux fidèles le pain <strong>et</strong> le<br />
vin de la cène.<br />
Que Berthelier alors ne se présente pas le décon-
MICHEL SERVET 281<br />
certe. Il voit en c<strong>et</strong>te abstention, non un suj<strong>et</strong> de<br />
triomphe, mais le signe évident de sa défaite <strong>et</strong><br />
de son prochain exil. L'après-midi, remonté en<br />
chaire, il déclare qu'il ne sait si ce n'est pas son<br />
dernier sermon. Non point, dit-il, qu'il prenne congé<br />
de lui-même, mais on veut le contraindre à faire<br />
ce qui n'est pas licite devant Dieu, Il résistera 1.<br />
Alors Serv<strong>et</strong>, sentant son ennemi faiblir, décide<br />
de lui porter le dernier coup. Il perd toute prudence,<br />
redresse la tête, hausse singulièrement le<br />
ton :<br />
« Misérable », dit-il, « tu ne sais ce que tu dis. Tu<br />
poursuis à condamner les choses que tu n'entends<br />
point ; penses-tu étourdir les oreilles des juges par ton<br />
seul aboy de chien ? Tu as l'entendement confus, en<br />
sorte que tu ne peux entendre la vérité... Tu cries comme<br />
un aveugle dans les déserts, parce que l'esprit de vengeance<br />
brûle en ton coeur. Tu en as menti, tu en as<br />
menti, calomniateur ignorant ! »<br />
Il va même jusqu'à demander que son accusateur<br />
soit mis en jugement, donnant à son tour la<br />
liste des « articles sur lesquels Michel Serv<strong>et</strong><br />
demande que <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong> soit interrogé ».<br />
Je demande, messeigneurs, que mon faux accusateur<br />
soit puni poena talionis, que son bien me soit adjugé<br />
en récompense du mien que lui m'a fait perdre, <strong>et</strong> qu'il<br />
soit détenu prisonnier comme moi jusqu'à ce que la<br />
cause soit définie par mort de lui ou de moi, ou autre<br />
peine.<br />
1. En décembre 1552 il écrit : « Il n'y a rien de plus<br />
tentant que de se laisser emporter par son ardeur. Et<br />
je n'oublie pas du tout quelle est la violence de mon<br />
tempérament. »
282 CALVIN<br />
<strong>Calvin</strong> lui-même demeure un moment étourdi<br />
d'un tel emportement.<br />
« J'étais devant lui timide <strong>et</strong> humble comme si<br />
j'avais été le prisonnier », dira-t-il plus tard, « <strong>et</strong> si<br />
j'avais eu à répondre de ma doctrine. Je crains en vérité,<br />
que les gens de bien ne m'accusent de trop de mollesse.<br />
»<br />
Serv<strong>et</strong>, ayant reçu les trente-huit propositions<br />
tirées de ses écrits <strong>et</strong> dressées par <strong>Calvin</strong>, y répond<br />
vingt-quatre heures plus tard. Sur quoi, deux jours<br />
après, <strong>Calvin</strong> réplique à son tour. L'Espagnol <strong>et</strong><br />
le Picard ne se ménagent pas les injures. Enfin<br />
la Seigneurie décide de consulter les principaux<br />
magistrats <strong>et</strong> les chefs des Églises suisses.<br />
<strong>Calvin</strong> écrit à tous, <strong>et</strong> Farel l'appuie.<br />
Le 18 octobre 1553, le messager revient à Genève<br />
porteur des réponses des quatre cantons, réponses<br />
plus ou moins mesurées <strong>et</strong> plus ou moins tristes<br />
dans la forme, mais unanimes quant au fond :<br />
« Nous prions le Seigneur », disait-on de Berne, « qu'il<br />
vous donne un esprit de prudence, de conseil <strong>et</strong> de<br />
force, afin que vous m<strong>et</strong>tiez votre Église <strong>et</strong> les autres<br />
à l'abri de c<strong>et</strong>te peste, <strong>et</strong> qu'en même temps vous ne<br />
fassiez rien qui puisse paraître malséant chez un magistrat<br />
chrétien... »<br />
« Nous sommes persuadés », répond l'Église de Bâle,<br />
« que vous ne manquerez ni de la prudence chrétienne,<br />
ni du zèle des saints, pour remédier à un mal qui a<br />
déjà entraîné la ruine d'un grand nombre d'âmes. »<br />
Le Conseil de Zurich tient un langage plus<br />
précis :<br />
Vous ne laisserez venir en avant la méchante <strong>et</strong> fausse<br />
intention de votre dit prisonnier, laquelle est totale-
MICHEL SERVET 283<br />
ment contraire à la religion chrétienne <strong>et</strong> donne de<br />
grands scandales.<br />
Schaffhouse adopte l'avis de Zürich. Évidemment<br />
les quatre Églises conseillent la rigueur, sans<br />
vouloir encourir de responsabilité. Cependant, la<br />
Seigneurie hésite encore à prendre une décision,<br />
<strong>et</strong> plusieurs des syndics favorables à Serv<strong>et</strong>, entre<br />
autres Amy Perrin, s'absentent de Genève afin<br />
de faire ajourner le jugement.<br />
Pendant ce temps, Serv<strong>et</strong> gémit dans sa prison.<br />
Son ton a bien changé. Il est maintenant humble<br />
<strong>et</strong> suppliant.<br />
« Magnifiques seigneurs », dit-il, « il y a bien trois<br />
semaines que je désire <strong>et</strong> demande audience <strong>et</strong> n'ai<br />
jamais pu l'avoir. Je vous supplie, pour l'amour de<br />
Jésus-Christ, de ne me refuser ce que vous ne refuseriez<br />
à un Turc, en vous demandant justice. J'ai à vous dire<br />
choses d'importance <strong>et</strong> bien nécessaires. Quant à ce<br />
que vous aviez commandé qu'on me fît quelque chose<br />
pour me tenir n<strong>et</strong>, rien n'en a été fait, <strong>et</strong> je suis plus<br />
piètre que jamais. Et davantage, le froid me tourmente<br />
grandement à cause de ma colique <strong>et</strong> rompure, laquelle<br />
m'engendre d'autres pauvr<strong>et</strong>és qu'ai honte de vous<br />
écrire. C'est grande cruauté que je n'aye congé de parler,<br />
seulement pour remédier à mes nécessités. Pour l'amour<br />
de Dieu, messeigneurs, donnez-y ordre, ou pour pitié,<br />
ou pour le devoir. »<br />
Le 26 octobre, le Conseil se réunit de nouveau<br />
pour décider du sort de Serv<strong>et</strong>. Ce jour-là encore,<br />
dans la salle du jugement, la plupart de ses protecteurs<br />
s'abstiennent de paraître, <strong>et</strong> Amy Perrin<br />
s'efforce en vain de sauver le malheureux médecin.<br />
Il demande que le prévenu soit déclaré innocent<br />
<strong>et</strong> renvoyé absous, puis que l'affaire soit portée
284<br />
CALVIN<br />
devant le Conseil des Deux-Cents. Mais la réponse<br />
de messieurs de Berne a montré clairement qu'il<br />
fallait user de sévérité. Les juges genevois ont<br />
accoutumé de se plier aux désirs de c<strong>et</strong>te dangereuse<br />
alliée. Serv<strong>et</strong> est condamné sans débat.<br />
« Ici », dit le protocole de la séance, « a été parlé<br />
de Michel Serv<strong>et</strong>, prisonnier, <strong>et</strong> vu le sommaire d'iceluy,<br />
le rapport de ceux auxquels on a consulté, <strong>et</strong> considéré<br />
les grandes erreurs <strong>et</strong> blasphèmes, est arrêté, il soit<br />
condamné à être mené en Champel, <strong>et</strong> là être brûlé<br />
tout vif, <strong>et</strong> soit exécuté à demain <strong>et</strong> ses livres brûlés. »<br />
<strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> ses amis ne s'attendaient pas à une<br />
aussi grande sévérité, <strong>et</strong> la décision du Conseil les<br />
plonge dans la consternation.<br />
Le pasteur s'épouvante. Sa débilité le rend plus<br />
nerveux que ne le sont d'ordinaire les hommes de<br />
la Renaissance, <strong>et</strong> sa chair se hérisse à la pensée<br />
de l'atroce bûcher. Certes, Serv<strong>et</strong> mérite une<br />
punition, car il a gravement offensé Dieu <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>,<br />
depuis longtemps, est résolu à le faire mourir dès<br />
qu'il en aura le pouvoir, afin de débarrasser la<br />
chrétienté d'un monstre plein de folie <strong>et</strong> de blasphème.<br />
Mais jamais il n'a souhaité qu'on le brûlât<br />
tout vif.<br />
« Quiconque<br />
par le glaive.<br />
a outragé<br />
»<br />
Dieu », dit-il, « doit périr<br />
C'est donc le glaive qu'il voudrait faire substituer<br />
au feu. Il s'efforce d'autant plus de décider le<br />
Conseil à renoncer au bûcher que celui-ci est<br />
justement le moyen employé par les inquisiteurs<br />
romains <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> redoute, non sans raison, que<br />
ce soit leur ressembler que de faire comme eux.<br />
Certes, le vulgaire ne manquera pas de comparer<br />
les créatures du papisme aux protestants. Il y a
MICHEL SERVET 285<br />
des intelligences assez faibles <strong>et</strong> des sophistes assez<br />
effrontés pour tenir ce raisonnement : Rome fait<br />
m<strong>et</strong>tre à mort ceux qui ne partagent pas sa doctrine.<br />
Donc le meilleur moyen de se montrer anti-<br />
papiste serait justement de ne tuer personne.<br />
Qu'on se garde bien, surtout, de se laisser éblouir<br />
par de tels mensonges !<br />
Ce n'est pas de tuer que Rome est coupable,<br />
c'est de tuer sans avoir pour elle la vérité.<br />
« Quelques-uns, scandalisés » (par les moyens employés<br />
par les catholiques) « ont en horreur toutes<br />
punitions, sans discerner si elles sont justes ou non...<br />
Mais quoi ! Si les papistes sont ainsi excessifs en tyrannie,<br />
ce n'est pas à dire pourtant que toute sévérité soit<br />
à condamner... Nous condamnons, à juste raison, le<br />
zèle enragé <strong>et</strong> sans science qui transporte les papistes ;...<br />
Mais si on repousse un zèle inconsidéré à cause de<br />
l'ignorance, pour ce qu'il n'est point fondé en raison,<br />
pourquoi, je vous prie, le zèle ne sera-t-il louable en<br />
un fidèle, quand il débat pour la vraie foi qui lui est<br />
certaine ? »<br />
C'est la certitude qui donne le droit de punir,<br />
<strong>et</strong> l'infaillibilité qui donne le devoir. Par conséquent,<br />
les calvinistes seuls auront <strong>et</strong> ce devoir <strong>et</strong><br />
ce droit.<br />
Dieu ne commande pas de maintenir si étroitement<br />
toute religion quelle qu'elle soit, mais celle qu'il a<br />
ordonné de sa propre bouche. Ainsi le scandale qui<br />
trouble beaucoup de simples gens est ôté : ils craignent<br />
que, sous couleur de défendre la vraie religion, les bourreaux<br />
du pape ne soient armés à faire leurs cruautés...<br />
Dieu condamne la témérité de tous ceux qui entre-<br />
prennent de défendre à feu à sang une religion forgée<br />
à l'appétit des hommes.
286 CALVIN<br />
Donc <strong>Calvin</strong> veut très fermement la mort de<br />
Serv<strong>et</strong>, mais s'attriste de la façon dont il va la<br />
recevoir.<br />
Il écrit à Farel :<br />
Le scélérat a été condamné sans contestation. Il sera<br />
conduit demain au supplice. Nous nous sommes efforcés<br />
de faire changer le genre de mort, mais en vain.<br />
Serv<strong>et</strong>, dans sa prison, attend toujours que ses<br />
amis le délivrent. En apprenant l'arrêt de mort<br />
qui vient d'être prononcé contre lui, il demeure<br />
stupéfait.<br />
« Quand on lui eut apporté les nouvelles de mort, »<br />
écrit <strong>Calvin</strong>, «il était par intervalle, comme ravi. Après,<br />
il j<strong>et</strong>ait des soupirs qui r<strong>et</strong>entissaient dans toute la<br />
salle ; parfois<br />
il se m<strong>et</strong>tait à hurler comme un homme<br />
hors de sens. Bref, il n'y avait non plus de contenance<br />
qu'en un démoniaque. Sur la fin, le cri surmonta tellement<br />
que sans cesse, en frappant sa poitrine, il criait<br />
en espagnol : Misericordia ! Misericordia !<br />
Farel, qui est accouru de Neufchâtel au bruit<br />
de ce procès, s'efforce de l'amener à un repentir<br />
qui sauvera son âme <strong>et</strong> fera peut-être adoucir le<br />
supplice. Il le presse d'avoir une entrevue avec<br />
<strong>Calvin</strong>. Le Conseil autorise le pasteur à se rendre<br />
à la prison, accompagné des seigneurs Cornu <strong>et</strong><br />
Bonna. L'un de ceux-ci lui demande ce qu'il a à<br />
dire<br />
crier<br />
à <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> le malheureux<br />
« merci ! »<br />
répond qu'il veut<br />
« Je proteste », lui dit <strong>Calvin</strong>, « que je n'ai jamais<br />
poursuivi contre toi aucune injure particulière. Tu dois<br />
te ramentevoir qu'il y a plus de seize ans, étant à Paris,<br />
je ne me suis épargné à te gagner à Notre-Seigneur, <strong>et</strong><br />
si tu t'étais accordé à raison, je me fusse employé à te
MICHEL SERVET 287<br />
réconcilier avec tous les bons serviteurs de Dieu. Tu<br />
as fui alors la lutte, <strong>et</strong> je n'ai laissé pourtant à t'exhorter<br />
par l<strong>et</strong>tres ; mais tout a été inutile ; tu as j<strong>et</strong>é contre<br />
moi je ne sais quelle rage plutôt que colère. Du reste,<br />
je laisse là ce qui concerne ma personne. Pense plutôt à<br />
crier merci à Dieu que tu as blasphémé en voulant<br />
effacer les trois Personnes qui sont en son essence ;<br />
demande pardon au Fils de Dieu, que tu as défiguré <strong>et</strong><br />
comme renié pour Sauveur. »<br />
A ces paroles, Serv<strong>et</strong> demeure silencieux. Il n'a<br />
qu'un mot à dire pour échapper au bûcher. Qu'il<br />
reconnaisse les trois Personnes de Dieu, <strong>et</strong> on ne<br />
le brûle plus tout vif. Mais, dans son ordure, ses<br />
haillons, sa misère, son épouvante, une dernière<br />
fierté lui reste. Il ne se reniera point, <strong>et</strong> c'est en<br />
vain que Farel l'exhorte à confesser son erreur.<br />
Alors <strong>Calvin</strong> se r<strong>et</strong>ire, obéissant à saint <strong>Paul</strong>,<br />
qui a recommandé :<br />
Évite l'homme hérétique après l'avoir averti une<br />
première fois <strong>et</strong> une seconde fois, sachant qu'un tel<br />
homme est perverti <strong>et</strong> qu'il pèche, étant condamné par<br />
lui-même.<br />
Le 27 octobre 1553, vers onze heures du matin,<br />
Serv<strong>et</strong> entend remuer des chaînes <strong>et</strong> voit s'ouvrir<br />
la porte de sa cellule. Les archers le poussent<br />
dehors. Ses paupières battent au grand jour qui<br />
les brûle, <strong>et</strong> le malheureux trébuche entre les<br />
chaînes qu'on entend cliqu<strong>et</strong>er à chacun de ses<br />
pas. Le froid de sa fosse, les coliques <strong>et</strong> la faim<br />
lui ont verdi la face. Une barbe, dont la sal<strong>et</strong>é a<br />
collé les poils, est répandue sur sa poitrine, <strong>et</strong> ses<br />
cheveux gras tombent sur son cou. Il marche au<br />
milieu des soldats. Farel est à côté de lui. Montés<br />
sur des chevaux <strong>et</strong> revêtus des insignes de leur
288 CALVIN<br />
charge, le seigneur lieutenant <strong>et</strong> le sautier conduisent<br />
le lugubre cortège.<br />
Une estrade se dresse devant l'hôtel de ville. Le<br />
syndic Darlod s'y tient debout, <strong>et</strong> les soldats<br />
arrêtent le condamné devant lui. Resserré entre<br />
les maisons de l'étroite rue garnie de têtes, le<br />
convoi s'immobilise, <strong>et</strong> le peuple qui l'escortait<br />
regarde le syndic dressé sur ses planches. Celui-ci<br />
élève le papier qu'il tient à la main, <strong>et</strong> sa voix<br />
r<strong>et</strong>entit dans la rue, au-dessus de la foule silencieuse.<br />
La tête basse, la chair molle, l'oeil vide,<br />
le condamné entend son arrêt de mort :<br />
Désirant de purger l'Église de Dieu de tel infestement<br />
<strong>et</strong> r<strong>et</strong>rancher d'ycelle tel membre pourri, ayant<br />
invoqué le nom de Dieu pour faire droit jugement,<br />
disant au nom du Père, du Fils <strong>et</strong> du Saint-Esprit, par<br />
ycelle notre définitive sentence, toi, Michel Serv<strong>et</strong>,<br />
condamnons à devoir être lié <strong>et</strong> mené au lieu de Champel<br />
<strong>et</strong> là devoir être, à un pilotis attaché <strong>et</strong> brûlé tout vif<br />
avec ton livre tant écrit qu'imprimé, jusqu'à ce que<br />
ton corps soit réduit en cendres ; <strong>et</strong> ainsi finiras tes<br />
jours, pour donner exemple aux autres qui tel cas voudraient<br />
comm<strong>et</strong>tre.<br />
Aux derniers mots, le malheureux Serv<strong>et</strong> sort<br />
brusquement de sa prostration. Il est plein d'épouvante<br />
<strong>et</strong> lève vers le syndic une tête révulsée où<br />
roule un regard fou. Son corps se tend, ses bras<br />
essaient de se dégager de leurs chaînes <strong>et</strong> d'en<br />
rompre les maillons. Il voudrait joindre les mains,<br />
se traîner aux genoux des juges, implorer leur<br />
clémence. Il s'écrie que, s'il s'est trompé, il n'y a<br />
point mis de malice. Il a pensé écrire selon l'Écriture,<br />
<strong>et</strong> il demande que sa peine <strong>et</strong> son genre de<br />
mort soient adoucis.
MICHEL SERVET 289<br />
Alors, une voix solennelle tombe sur lui comme<br />
un glas : A moins de rétractation publique, le<br />
jugement est irrévocable. Il sera brûlé.<br />
Le cortège se rem<strong>et</strong> en marche. Il passe sous la<br />
porte du château, traverse le Bourg-de-Four,<br />
gravit la rue Saint-Antoine.<br />
Maintenant, le malheureux condamné a recouvré<br />
le calme. Encadré de ses archers, il marche vers<br />
le supplice, au côté de Farel, qui, depuis la prison,<br />
n'a cessé de se tenir auprès de lui. Les deux hommes<br />
prient <strong>et</strong>, à mesure qu'ils avancent, le silence s'établit.<br />
Les gens se détournent de leurs occupations pour<br />
les regarder passer <strong>et</strong> des lamentations leur<br />
échappent. Les femmes, dans les maisons, récitent<br />
des prières, comme si c'était déjà un mort que le<br />
convoi emmène à sa sépulture. Puis on sort de la<br />
ville. Le cortège gravit la colline de Champel.<br />
Alors les deux hommes qui marchent côte à côte,<br />
le condamné <strong>et</strong> le pasteur, prient avec plus de<br />
ferveur encore. Un appel désespéré à Dieu monte<br />
de leur coeur. Le bûcher est là, devant eux, dressé<br />
sur la colline. Il a été construit avec des fagots de<br />
chêne-vert dont on n'a même pas ôté les feuilles.<br />
On y a mis aussi des bûches pour que le feu dure<br />
un certain temps, au cas où l'homme serait long<br />
à mourir.<br />
Le bourreau est là, tout prêt à se saisir du condamné<br />
<strong>et</strong> Farel, une fois encore, supplie le malheureux<br />
de reconnaître son erreur. Mais Serv<strong>et</strong> ne<br />
veut pas se renier pour sauver sa vie. Au moment<br />
de se voir attaché au poteau du bûcher, il est parvenu<br />
à vaincre l'horreur de sa chair. Il répond<br />
qu'il souffre la mort injustement, <strong>et</strong> qu'il prie Dieu<br />
d'être miséricordieux à ses ennemis. Puis, se j<strong>et</strong>ant<br />
à genoux, il s'écrie :<br />
CALVIN.<br />
19
290 CALVIN<br />
O Dieu, conserve mon âme ! O Jésus, Fils du Dieu<br />
éternel, aie pitié de moi !<br />
Le bourreau se saisit de lui <strong>et</strong>, le traînant sur<br />
le bûcher, l'attache à un pieu par une chaîne de<br />
fer, de telle façon que ses pieds reposent sur la<br />
terre. Il lui entoure quatre ou cinq fois le cou<br />
d'une corde épaisse <strong>et</strong> lui m<strong>et</strong> sur la tête une couronne<br />
de paille saupoudrée de soufre. Le malheureux<br />
a son livre suspendu au côté.<br />
R<strong>et</strong>irés à quelques pas du bûcher, Farel <strong>et</strong><br />
<strong>Calvin</strong> contemplent l'Espagnol avec surprise. Au<br />
moment de mourir, il se tait ! Il a abandonné la<br />
polémique. Il n'est plus occupé que de son éternité.<br />
Ce silence suprême de Serv<strong>et</strong> déconcerte<br />
<strong>Calvin</strong>, qui ne l'adm<strong>et</strong> pas, ne le comprend pas.<br />
Bien loin d'admirer la belle fierté de l'Espagnol,<br />
le pasteur se dit que, s'il se trouvait attaché à sa<br />
place au poteau du bûcher, il disputerait encore<br />
jusqu'à ce que les flammes l'étouffent, afin d'affirmer<br />
une dernière fois sa doctrine.<br />
Serv<strong>et</strong> prie entre les mains du bourreau. Il ne<br />
s'interrompt que pour demander à c<strong>et</strong> homme de<br />
ne pas le tourmenter longtemps. Puis le bourreau<br />
allume sa torche <strong>et</strong>, le bras tendu, la promène en<br />
rond.<br />
A la vue du feu, le malheureux crie si horriblement<br />
qu'il épouvante tout le peuple massé sur la<br />
colline pour le regarder mourir.<br />
Les flammes commencent de l'entourer. C'est<br />
un p<strong>et</strong>it feu qui fera durer longtemps le supplice,<br />
<strong>et</strong> l'homme tout rouge se tord sur son poteau<br />
devant les Genevois qui le contemplent. Au bout<br />
d'un moment, comme il n'en finit pas de languir,<br />
des gens du peuple courent j<strong>et</strong>er des fagots au
MICHEL SERVET 291<br />
brasier, qui rebondit en flammes hautes <strong>et</strong> claires.<br />
Il en sort une voix horrible : « Jésus, Fils du Dieu<br />
éternel, aie pitié de moi ! » crie l'Espagnol à moitié<br />
consumé. Et, après un tourment d'une demi-heure,<br />
il expire enfin.<br />
Le bûcher <strong>et</strong> l'homme ne sont plus que cendres<br />
noires. Les Genevois consternés s'en r<strong>et</strong>ournent<br />
vers la ville. Les deux pasteurs descendent la<br />
colline, sans guère se douter qu'ils viennent de<br />
faire un martyr. Leurs deux coiffures plates<br />
s'agitent à côté l'une de l'autre, car ils argumentent<br />
encore sur le supplice de Michel Serv<strong>et</strong>, que maître<br />
<strong>Calvin</strong> accable de son mépris : « Michel Serv<strong>et</strong><br />
est mort sans vouloir confesser son erreur ! »<br />
répètent les deux amis avec indignation.<br />
Ils ont l'intransigeance des hommes de leur<br />
temps 1, <strong>et</strong>, plutôt que d'admirer le courage du<br />
médecin, ils s'en irritent <strong>et</strong> n'y voient qu'une<br />
obstination d'orgueilleux,<br />
de comprendre d'autre<br />
car ils<br />
foi que<br />
sont incapables<br />
la parle d'une « opiniâtr<strong>et</strong>é furieuse<br />
leur. <strong>Calvin</strong><br />
», d'une « stupidité<br />
brutale », <strong>et</strong> ne veut pas que Serv<strong>et</strong> ait<br />
été un martyr, parce qu'au moment de mourir il<br />
s'est tu au lieu de clamer sa foi.<br />
Argumenter, rétorquer, disputer sans trêve jusqu'à<br />
perdre le souffle, pour faire prévaloir sa doctrine,<br />
user ses forces en un combat de tous les<br />
instants, c'est ce qu'il fait, lui, dans la débilité<br />
de son corps <strong>et</strong> le tumulte des affaires publiques.<br />
1. «Parce que les méchants savent que je suis irritable,<br />
ils s'efforcent continuellement <strong>et</strong> de toutes les façons<br />
d'exciter ma bile pour me faire perdre la patience. Mais<br />
quoique la lutte ait été difficile pour moi, jamais ils n'ont<br />
obtenu ce qu'ils voulaient, que je me détournasse de ma<br />
route. »<br />
L<strong>et</strong>tre de <strong>Calvin</strong> à Bullinger, 27 octobre 1553.
292 CALVIN<br />
A peine est-il revenu du supplice de Serv<strong>et</strong> qu'il<br />
lui faut reprendre la querelle sur la cène <strong>et</strong> entamer<br />
une longue controverse avec Westphal.<br />
En même temps, il paraît se consolider en sa<br />
place. Le 24 février 1554, trois syndics sur quatre<br />
sont pris dans son parti. Ses anciens ennemis<br />
semblent vouloir se réconcilier avec lui. Ils se sont<br />
engagés, par serment, à obéir à Dieu, à garder sa<br />
parole <strong>et</strong> à obéir à la Seigneurie. Pour fêter c<strong>et</strong><br />
accord, le P<strong>et</strong>it Conseil en entier, les seigneurs<br />
de la justice, plusieurs des seigneurs de la ville<br />
<strong>et</strong> maître <strong>Calvin</strong> ont dîné ensemble.<br />
En réalité, le fond du débat n'a pas été abordé.<br />
« Appelé devant le conseil », écrit <strong>Calvin</strong> à Bullinger,<br />
« j'ai déclaré pardonner à tous ceux qui se repentaient.<br />
Mais j'ai fait observer que j'étais seul présent de tout<br />
le Consistoire, <strong>et</strong> que j'aimerais plutôt mourir cent fois<br />
que de m'arroger ce qui appartient à toute l'Église. »<br />
Et il pense bien que la lutte va reprendre, car<br />
il dit :<br />
« L'Église de Genève est, comme l'arche de Noé,<br />
ballottée sur les eaux du déluge. »<br />
En eff<strong>et</strong>, dès le 18 novembre 1554, <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong><br />
son parti subissent un échec électoral. Les Libertins<br />
font nommer l'un des leurs lieutenant.<br />
<strong>Calvin</strong> est dans une excitation incroyable : un<br />
jour, il présente au Conseil sa défense du Consensus<br />
de Zürich. Il écrit alors à Farel :<br />
«Peu s'en est fallu que je me j<strong>et</strong>asse au feu, car lorsque<br />
je le montrai au Conseil, celui-ci décida de le rem<strong>et</strong>tre<br />
à des censeurs. A c<strong>et</strong>te réponse, je m'enflammai tellement<br />
que je jurai aux quatre syndics : Dussè-je vivre<br />
mille ans, je ne publierai jamais plus rien dans c<strong>et</strong>te
MICHEL SERVET 293<br />
ville... Une blessure récente fit que mon coeur endolori<br />
vomit plus vite sa bile. »<br />
Ce qu'il voit autour de lui n'est pas fait pour le<br />
calmer. Les Genevois, bien qu'ils viennent de jurer<br />
le respect à la parole de Dieu, jamais encore ne se<br />
sont si bien moqués des ordonnances, des amendes<br />
<strong>et</strong> de la prison. Celle-ci n'effraie plus personne, <strong>et</strong><br />
le pasteur se plaint amèrement de voir les Genevois<br />
la transformer en un lieu de plaisir où ils se<br />
régalent de bons vins en compagnie des paillardes<br />
qui leur apportent de quoi pouvoir souper joyeusement<br />
sans toucher au pain sec <strong>et</strong> à l'eau claire<br />
de maître <strong>Calvin</strong>.<br />
Le 22 avril, celui-ci prêche contre « les gaudisseurs<br />
qui viennent au temple, au baptême, avec<br />
risées <strong>et</strong> gaudisseries ».<br />
Le lendemain, des parents réjouis n'en font pas<br />
moins battre le tambourin en menant leur enfant<br />
au baptême. Bien que ce soit défendu, les gens<br />
continuent de jouer aux quilles le jour de la cène,<br />
<strong>et</strong> les membres du Consistoire sont bien obligés<br />
d'avouer que « quand on va au sermon on trouve<br />
les cabar<strong>et</strong>s pleins de gens ». Une fois même, un<br />
pasteur étant entré dans une maison pour reprendre<br />
des personnes qui dansaient, est frappé<br />
à la tête. Que faire ? tout le monde se moque de<br />
la prison aussi bien que des prêches <strong>et</strong> des prêcheurs<br />
!<br />
Au milieu de tous ces embarras, <strong>Calvin</strong> est<br />
accablé du nombre toujours croissant des réfugiés<br />
français. Les persécutions de Cabrières <strong>et</strong> Mérindol<br />
en ont fait accourir plus de quatre cents à Genève.<br />
Ce troupeau est souvent indiscipliné <strong>et</strong> il faut<br />
tout le temps se fâcher.
294 CALVIN<br />
« De ceux même », dit <strong>Calvin</strong>, « qui ont abandonné<br />
leur pays pour venir ici servir Dieu, il y en a qui s'y<br />
portent assez lâchement... Que ceux qui sont venus<br />
ici de loin, qu'ils avisent à se gouverner saintement,<br />
comme en la maison de Dieu. Ils pouvaient bien vivre<br />
ailleurs en débauche, <strong>et</strong> ne fallait point qu'ils bougeassent<br />
de la papauté pour mener un train dissolu.<br />
Et de fait, il y en a aucuns desquels<br />
il vaudrait mieux<br />
s'être rompu le cou que d'avoir jamais mis le pied en<br />
c<strong>et</strong>te Église pour s'y porter si mal. »<br />
Les Genevois n'ont garde de laisser passer une<br />
si belle occasion de se scandaliser des étrangers<br />
<strong>et</strong> de les accuser de tous les crimes. Perrin les<br />
dénonce aux Bernois, qui font savoir à Genève<br />
que M. de Guise a entrepris de surprendre leur<br />
ville par le moyen des Français qu'ils y ont reçus.<br />
Ceux-ci sont encore au lit quand les soldats<br />
viennent bouleverser tout ce qui est chez eux. Le<br />
P<strong>et</strong>it Conseil a ordonné de fouiller les maisons où<br />
logent les étrangers, afin de saisir les armes qu'ils<br />
y tiennent cachées <strong>et</strong> de les j<strong>et</strong>er eux-mêmes en<br />
prison. Mais, en dépit de leurs recherches, les<br />
soldats ne trouvent à saisir que quelques arquebuses.<br />
Ce traitement a plongé <strong>Calvin</strong> dans la consternation.<br />
« Il m'est moins pénible », dit-il, «d'être attaqué personnellement<br />
que de voir ici des malheureux, proscrits<br />
pour Christ, tourmentés tous les jours par de telles<br />
vexations. »<br />
Lui-même n'est guère mieux traité que ses compatriotes.<br />
Les noms d'hérétique <strong>et</strong> d'Antechrist lui<br />
sont quotidiennement j<strong>et</strong>és à la face. Les Libertins<br />
l accusent de prêcher la doctrine de <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> non<br />
celle de Dieu. Un nommé Pétavel aurait dit :
MICHEL SERVET 295<br />
« Maulgré Dieu de <strong>Calvin</strong>, <strong>et</strong> qu'il aimerait mieux<br />
trois chiens japper que ouïr ledit <strong>Calvin</strong>... <strong>et</strong> qu'il n'y<br />
a que deux diables en enfer, dont le dit <strong>Calvin</strong> en est<br />
un, <strong>et</strong> qu'il ne se souciait ni du Consistoire ni des<br />
Français. »<br />
<strong>Calvin</strong> ne monte pas une fois en chaire sans<br />
trembler à la pensée de ces l<strong>et</strong>tres sans date ni<br />
signature, « tendant à folle escripture d'amour »,<br />
que ses ennemis ont accoutumé de déposer sur sa<br />
chaise pour outrager sa pudeur. Et jusqu'en sa<br />
maison il est accablé d'injures que les Libertins<br />
lui envoient sous forme de pamphl<strong>et</strong>s. « Il y est<br />
tellement blâmé, dit-il alors au Conseil, que, sans<br />
être purgé de cela, il ne serait suffisant ni capable<br />
pour servir à l'Église ».<br />
Farel, accouru de Neuchâtel, réclame justice.<br />
Bolsec, revenu à Genève, joint bientôt ses<br />
injures aux malédictions des Libertins. Le décr<strong>et</strong><br />
d'expulsion décerné contre lui a été rapporté, <strong>et</strong><br />
il répand maintenant ses calomnies <strong>et</strong> ses insultes<br />
par la ville, en compagnie de Lange, Fonsell<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />
Zébédée, lequel déclare :<br />
« Le feu français a vaincu le feu espagnol, mais<br />
le feu de Dieu vaincra le feu français. »<br />
Berne se garde de prendre parti en c<strong>et</strong>te affaire,<br />
où le pasteur se trouve fort maltraité, <strong>et</strong>, le<br />
28 mars 1554, maître <strong>Calvin</strong>, accompagné d'un<br />
syndic, d'un conseiller <strong>et</strong> du pasteur Chauv<strong>et</strong>, va<br />
porter ses doléances au sénat de c<strong>et</strong>te ville. Celuilà<br />
déclare qu'il n'est pas prouvé que Zébédée a<br />
nommé expressément <strong>Calvin</strong> dans ses attaques,<br />
<strong>et</strong> que la calomnie repose uniquement sur une<br />
faute d'impression. Berne a juré la perte du pasteur,<br />
<strong>et</strong> les Libertins, forts de son appui, se montrent<br />
de plus en plus turbulents.
296 CALVIN<br />
Le 9 janvier 1555, une dizaine de Genevois,<br />
après avoir bien soupé pour se donner du coeur,<br />
prennent chacun une chandelle à la main <strong>et</strong> s'en<br />
vont par les rues en hurlant à tue-tête le refrain :<br />
« Gare, gare, il faut faire fanfare ! » Sur quoi ils<br />
entonnent le psaume : « Mon Dieu, mon Dieu,<br />
prête-moi l'oreille ! » qu'ils émaillent de grossières<br />
plaisanteries. Cependant qu'ils s'en vont ainsi, le<br />
bougeoir au poing, <strong>et</strong> font succéder au premier<br />
cantique le psaume guerrier : « Revenge-moi,<br />
prends ma querelle ! » un Français attardé dans<br />
la rue est attaqué par des gens qui lui enlèvent<br />
sa cape.
CHAPITRE XXI<br />
LE TRIOMPHE<br />
MAIS<br />
les calvinistes semblent bientôt reprendre<br />
le dessus. Le 3 février 1555, le Conseil général<br />
procède à l'élection des syndics. Quatre sur quatre<br />
sont amis de <strong>Calvin</strong>. Les Libertins abandonnent<br />
la place.<br />
Le capitaine Perrin demande alors que les nouveaux<br />
bourgeois, les Français amis de <strong>Calvin</strong>, ne<br />
puissent avoir d'armes <strong>et</strong> voter de dix ans. Le<br />
Conseil refuse, <strong>et</strong> le syndic Lambert reproche au<br />
capitaine les deux cents chevau-légers du roi qu'il<br />
voulait introduire dans la ville. Sur quoi Perrin<br />
parcourt les tavernes <strong>et</strong> les Libertins s'assemblent.<br />
Ils « proposent l'utilité publique ». Ne sont-ils<br />
pas les véritables maîtres de Genève ? Chabot,<br />
qu'ils appellent Bombardi, n'a qu'un mot à dire<br />
pour faire cracher le feu de toutes les pièces de<br />
l'artillerie. Claude Genève est capitaine du boulevard<br />
de Longemalle, où il y a de la poudre <strong>et</strong> des<br />
armes. Le frère de celui-ci a la garde du clocher<br />
de Saint-Pierre, <strong>et</strong> il fera sonner la grande cloche<br />
d'alarme qui ameutera le peuple. Pierre Verna a
298 CALVIN<br />
quelque inspection sur les pêcheurs <strong>et</strong> les bateliers<br />
du lac. Berthelier est maître de la Monnaie. Avec<br />
de tels avantages, les Libertins ne cloutent pas un<br />
instant du succès.<br />
Et déjà ils redoublent de turbulence. C'est à<br />
qui, la nuit, fera le plus de tapage. Le peuple est<br />
dans la plus grande agitation. Des archers vont<br />
même jusqu'à refuser d'obéir aux syndics. Le<br />
13 mai, un cortège tumultueux monte vers l'hôtel<br />
de ville. Le lieutenant de la justice, Hudriod du<br />
Molard, personnage très considéré, marche en tête,<br />
accompagné de tout le corps de justice inférieure.<br />
Il traîne à sa suite des navatiers, des pêcheurs,<br />
des pâtissiers, des cuisiniers <strong>et</strong> autres « gens de<br />
semblable noblesse », dit <strong>Calvin</strong>. Parmi eux il y<br />
a beaucoup d' " inquilini ", c'est-à-dire d'individus<br />
sans maison, de simples locataires, espèce rare à<br />
l'époque <strong>et</strong> assez mal vue.<br />
C<strong>et</strong>te populace, que mène un grave personnage<br />
en robe <strong>et</strong> en bonn<strong>et</strong>, va porter les réclamations<br />
des Perrinistes au Conseil qui pardonne. Sur quoi<br />
les chefs s'assemblent au bastion de Longemalle.<br />
Dès le lendemain, les navatiers vont trinquer chez<br />
Verna, hôtelier de « la Grue ». On boit, on parle<br />
de l'honneur de Dieu <strong>et</strong> de ces « foutus Français »<br />
Les têtes s'échauffent. Une foule, grosse de deux<br />
cents à trois cents personnes, s'en r<strong>et</strong>ourne à<br />
l'hôtel de ville, dont elle trouve la porte fermée.<br />
Les hommes cognent dessus jusqu'à ce que du<br />
Molard <strong>et</strong> quelques citoyens soient admis au Conseil<br />
pour y exposer, de nouveau, les plaintes des<br />
Perrinistes. Ils demandent à être entendus des<br />
Deux-Cents si l'on veut éviter l'émeute, puis se<br />
répandent dans les tavernes où ils prom<strong>et</strong>tent de<br />
rompre bras <strong>et</strong> jambes.
LE TRIOMPHE 299<br />
« Ici », écrit <strong>Calvin</strong>, le lendemain, à Farel, «les affaires<br />
sont pleines de confusion. Tout le voisinage est enflammé<br />
contre nous, <strong>et</strong> chaque jour du bois sec est j<strong>et</strong>é sur le<br />
feu pour l'augmenter... L'impertinence des méchants<br />
est excitée en voyant que les puissants les approuvent.<br />
Bien plus, on menace mes livres publiquement de l'exil.<br />
Avant, on ne le faisait qu'indirectement. Mon Farel,<br />
je t'en supplie maintenant, souviens-toi de nous dans<br />
tes prières, comme toujours, mais surtout maintenant.<br />
Je m'arrête, pour ne pas te tourmenter en vain de<br />
moi. »<br />
« P.-S. — Je crains que tu n'apprennes bientôt de<br />
tristes nouvelles sur nos discordes civiles. »<br />
Le soir même, 15 mai 1555, nouveau souper où<br />
l'on décide de revenir devant le Conseil en grand<br />
nombre, pour intimider les syndics. Le lendemain,<br />
la populace en armes hurle <strong>et</strong> la sédition est toute<br />
prête à éclater.<br />
A midi, les chefs dînent ensemble à Longemalle.<br />
Puis Perrin emmène quelques affidés goûter à sa<br />
métairie de Prégny. Il les excite contre les Français<br />
<strong>et</strong>, pour achever de les convaincre, leur fait<br />
remarquer que sa maison, étant en dehors du<br />
territoire de Genève, pourra leur servir d'asile.<br />
Le soir, souper général. Les chefs se réunissent<br />
chez Jacques Le Munier, à Saint-Gervais, où<br />
Perrin paie un écu par tête. Les autres Libertins,<br />
Verna <strong>et</strong> ses navatiers, se r<strong>et</strong>rouvent chez le<br />
pâtissier Thomas, à Longemalle, où ils soupent à<br />
deux sous par tête. Après quoi ils vont rejoindre<br />
les chefs à Saint-Gervais. Tous reboivent ensemble.<br />
Ils boivent depuis midi. Les chefs excitent l'ardeur<br />
de la populace, qui se rem<strong>et</strong> en marche. Les jambes<br />
titubent, les langues sont épaisses, les nez flambent.<br />
Perrin lève la main :
300 CALVIN<br />
Messieurs », dit-il, « nous protestons que ce que nous<br />
faisons est pour l'honneur de Dieu <strong>et</strong> de Genève ! »<br />
« Ainsi soit-il ! » répond la troupe en levant, elle aussi,<br />
la main.<br />
Le gu<strong>et</strong>, qui fait sa ronde à neuf heures, n'est<br />
pas encore passé. On décide de se rendre devant<br />
la maison de Baudichon, lequel a remplacé Favre<br />
au Conseil. Les factieux, à moitié ivres, <strong>et</strong> gorgés<br />
de bonne chère, essaient d'enfoncer sa porte. Au<br />
bruit qu'ils font, deux chandelles paraissent, surmontées<br />
de deux bonn<strong>et</strong>s de nuit. Le voisin apothicaire<br />
sort de sa boutique, <strong>et</strong> Baudichon se<br />
penche à sa fenêtre. Que lui veut-on ? — La troupe<br />
vacillante s'embrouille en de pâteuses explications.<br />
Perrinistes <strong>et</strong> navatiers ne savent plus trop pourquoi<br />
ils sont venus. On discute. Au fond, tout le<br />
monde a envie de s'aller coucher, <strong>et</strong> les émeutiers<br />
repartent sans autre mal.<br />
Au Bourg-de-Four, les choses ne vont pas plus<br />
loin non plus, encore que le capitaine Vandel y<br />
promène sa populace qui agite force piques, en<br />
hurlant : « Sus, sus, qu'on<br />
démarche sur ces Fran-<br />
cillons ! » <strong>et</strong> fait r<strong>et</strong>entir les rues désertes du vieux<br />
cri genevois « Au Rhône ! Au Rhône ! » Mais tout<br />
se borne à des menaces car il n'y a personne dans<br />
la ville. Les gens, prudents, sont restés enfermés<br />
chez eux. L'émeute s'est donc passée sans dom-<br />
mage <strong>et</strong>, en dépit des plus horribles promesses,<br />
l'on n'y a répandu que du vin.<br />
Cependant le Conseil, qui a siégé toute la nuit,<br />
fait arrêter les deux frères Compar<strong>et</strong>.<br />
Le procès dure dix-huit jours sans discontinuer.<br />
Les deux frères sont mis une fois à la question <strong>et</strong><br />
à la torture. C'est une façon d'obtenir les aveux
LE TRIOMPHE 301<br />
des coupables que tous les hommes de la Renaissance<br />
trouvent fort légitime <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> ne laisse<br />
pas de penser, lui aussi, qu'il n'y a pas de bonne<br />
justice sans tourments.<br />
« Et lorsque la contradiction était presque palpable »,<br />
dit-il, « n'était-il pas opportun d'en arriver à la torture,<br />
alors surtout qu'ils se moquaient tranquillement des<br />
juges ? »<br />
Cependant, le spectacle du corps humain désarticulé<br />
par le bourreau ne lui paraît point réjouissant.<br />
Il s'en tient éloigné, <strong>et</strong> affirme qu'à Genève la<br />
torture est fort modérée. A l'en croire, on élève<br />
seulement un peu de terre les suppliciés après avoir<br />
lié leurs bras à la corde.<br />
Il se rend plusieurs fois auprès des prisonniers,<br />
qui l'ont fait appeler, <strong>et</strong> se garde alors, dit-il, de<br />
m<strong>et</strong>tre la conversation sur le suj<strong>et</strong> de l'émeute,<br />
pour ne pas se donner l'air de vouloir apprendre<br />
quelque chose « artificiellement ». Cependant les<br />
détenus lui avouent que ce qu'ils ont révélé dans<br />
les tortures est exact, à savoir qu'on les a<br />
subornés.<br />
Pour avoir assailli le gu<strong>et</strong> à main armée, les<br />
frères Compar<strong>et</strong> sont condamnés à mort. L'aîné<br />
aura « la teste tranchée à Champel <strong>et</strong> le corps mis<br />
en quatre quartiers ».<br />
L'un des quartiers du corps avec la tête devra<br />
être porté auprès du poteau des franchises, proche<br />
le lac, en dehors de la porte de Cornavin, vers<br />
Prégny, c'est-à-dire à deux pas de la métairie où<br />
Perrin vient d'abreuver ses complices au nombre<br />
desquels se trouvaient les frères Compar<strong>et</strong>. Quand<br />
arrive le lugubre cortège, la terrible madame Perrin
302 CALVIN<br />
accourt <strong>et</strong>, se tenant de l'autre côté de la limite<br />
du canton, insulte le sautier :<br />
Vous n'êtes que méchants, brigands, traîtres, meurtriers.<br />
Beaux Évangélistes, vous tenez l'Évangile du<br />
diable ! Vous avez vendu la ville aux Français ! Et toi,<br />
sautier, vilain coquin, pouilleux, tu vas à cheval :<br />
mais si ce n'eût été mon mari, tu irais à pied, tu mourras<br />
à l'hôpital !<br />
C<strong>et</strong>te fois encore, funèbre en sa longue robe<br />
noire, <strong>Calvin</strong> se dresse sur le lieu du supplice.<br />
A l'annonce de leur exécution, les deux frères ont<br />
été pris d'une rage singulière qui les a poussés à<br />
nier une partie de ce qu'ils avaient dit à <strong>Calvin</strong><br />
<strong>et</strong> celui-ci entend qu'ils reconnaissent publiquement<br />
leur mensonge. Opiniâtre, acharné à vouloir<br />
découvrir les véritables auteurs de l'émeute pour<br />
les dénoncer au peuple, il poursuit de ses questions<br />
les deux malheureux condamnés jusqu'en leurs<br />
derniers instants. Devant le bourreau qui attend,<br />
la hache à la main, tout prêt à frapper, il demande<br />
à l'homme qu'on va supplicier s'il ne lui a pas,<br />
spontanément <strong>et</strong> en l'absence des juges <strong>et</strong> des<br />
témoins, raconté des choses autres que celles qui<br />
sont consignées dans les actes publics. Le malheureux<br />
répond que c'est vrai. Cela ne lui suffit point.<br />
Il veut lui faire dire s'il l'a poussé par des menaces<br />
ou séduit par des promesses. L'autre proteste qu'il<br />
n'a rien fait de tel.<br />
« Pourquoi donc », reprend l'enragé disputeur,<br />
«rétracter en partie des choses qui sont toutes de même<br />
nature ? Prends plutôt garde, mon Français, de te<br />
présenter devant le céleste tribunal de Dieu avec une<br />
conscience pure ! »
LE TRIOMPHE 303<br />
Le second frère qui, au dire de <strong>Calvin</strong>, a autrefois<br />
frappé sa mère <strong>et</strong>, toute sa vie, s'est montré<br />
un misérable contempteur de Dieu, rétracte aussi<br />
quelques p<strong>et</strong>ites choses, mais s'efforce surtout<br />
d'émouvoir le peuple par ses insultes <strong>et</strong>, devant<br />
tous les Genevois rassemblés, s'écrie qu'il recueille<br />
la récompense de son association avec Perrin.<br />
Après le supplice des frères Compar<strong>et</strong>, le supplice<br />
de Claude Genève, dit « le Bastard », lequel a<br />
« révélé la conspiration scélérate qui n'avait pas<br />
encore été découverte ». Il est condamné à avoir<br />
la tête coupée en Champel, après quoi on l'expose<br />
au Molard.<br />
Puis, c'est le tour de Berthelier le Jeune. Parti<br />
en mission en Franche-Comté, il comm<strong>et</strong> l'imprudence<br />
de rentrer à Genève. Sans doute croit-il<br />
qu'on n'osera point condamner le fils du grand<br />
patriote genevois dont tout le peuple vénère la<br />
mémoire. C'est mal connaître <strong>Calvin</strong>. Dieu lui a<br />
confié le soin de gouverner l'Église de Genève.<br />
A ce gouvernement les Libertins font obstacle. Ils<br />
sont donc impies. Ils marchent contre Dieu, puisqu'ils<br />
combattent son ministre. Pour l'honneur<br />
de Dieu, il faut les anéantir. Et <strong>Calvin</strong> procède<br />
méthodiquement, sans passion cruelle, sans esprit<br />
de vengeance, mais avec une inflexible ferm<strong>et</strong>é,<br />
en homme qui veut la régénération de Genève, <strong>et</strong><br />
qui tient à en devenir le maître parce que Dieu<br />
lui en a donné la mission.<br />
Berthelier, à son tour, est condamné à avoir la<br />
tête coupée en Champel, «... laquelle devra être<br />
figée au gib<strong>et</strong>, <strong>et</strong> le corps en icelluy eslevé. »<br />
Le 11 septembre 1555, au matin, on lui annonce<br />
le supplice. Il fait alors son testament. Et les<br />
ministres le consolent. Il confesse la miséricorde
304 CALVIN<br />
de Dieu qui l'a mis dans la prison, car, dit-il,<br />
« ... si je fusse mort aultrement, ou en mon lit, ou d'un<br />
cop d'arquebute, je m'en allés dampné <strong>et</strong> perdu à cause<br />
de mon obstination. »<br />
<strong>Calvin</strong> réplique :<br />
« C'est très bien dit, mon frère <strong>et</strong> ami, mais que ce<br />
ne soit de coeur double. »<br />
« Hélas », répond le malheureux, « ce n'est pas ici<br />
ne l'heure où il fault le coeur double ne faint, mais faut<br />
avoir un coeur contrit <strong>et</strong> humilié. »<br />
Et il prêcha <strong>et</strong> admonesta « voyre jusqu'à faire<br />
larmoyer les ministres <strong>et</strong> ceux qui étaient présents<br />
». Étant au gib<strong>et</strong>, le malheureux Berthelier<br />
s'écrie :<br />
Je vous prie tous mes amis, de me pardonner ainsi<br />
que je pardonne à tous <strong>et</strong> prie un chacun de prier Dieu<br />
pour moi.<br />
Le bourreau s'étant approché pour lui donner<br />
« à boire de la malvésie », il proteste :<br />
Ce n'est pas le breuvage qu'on donna à boire à Jésus-<br />
Christ !<br />
Puis il s'agenouilla pour recevoir le coup fatal.<br />
« Ah ! » s'écrie-t-il, « ce n'est pas le lieu où il faut<br />
parler en feintise ; c'est maintenant l'heure que me<br />
faut parler avec Dieu, "<br />
Et, en disant ceci, la teste fut quasi plutôt bas<br />
que le mot proféré 1.<br />
La sédition est vaincue. Sur leur propre sol, le<br />
1. Récit de Froment.
LE TRIOMPHE 305<br />
« banny français » a triomphé des vieux Genevois,<br />
des soldats glorieux qui avaient fait, en conseil,<br />
dix-neuf<br />
« Nous<br />
ans plus<br />
demeurons<br />
tôt, c<strong>et</strong>te fière proclamation :<br />
princes en notre ville », ce qui<br />
signifiait que Genève était libre.<br />
La dernière tête vient de tomber. Maître <strong>Calvin</strong><br />
s'en r<strong>et</strong>ourne chez lui. Il est calme, satisfait, merveilleusement<br />
assuré qu'il a besogné saintement,<br />
<strong>et</strong> que le Dieu de miséricorde de son Évangile<br />
l'approuve d'avoir livré le bon combat. Il ne se<br />
souvient pas qu'il a lui-même formellement affirmé<br />
la prédestination de l'homme. Pourquoi, en eff<strong>et</strong>,<br />
le punir, <strong>et</strong> de quoi, s'il n'est pas libre de ses<br />
actes ? N'est-ce pas s'attaquer à Dieu lui-même<br />
que de combattre la perversité humaine, puisque<br />
le démon ne peut rien faire sinon par le vouloir<br />
<strong>et</strong> congé de Dieu ? <strong>Calvin</strong> n'a-t-il pas dit luimême<br />
que le diable qui tourmentait Saül doit<br />
être nommé « l'esprit mauvais de Dieu » ? Donc,<br />
en châtiant le coupable, il va, lui aussi, contre les<br />
desseins de l'Éternel !<br />
Mais ce raisonnement, il oublie de le faire. Il<br />
s'arrête à mi-chemin de sa logique, car c<strong>et</strong>te<br />
logique-là, c<strong>et</strong>te spéculation hardie d'homme de<br />
cabin<strong>et</strong>, gêne terriblement l'autre homme qui est<br />
en lui, le politique, obligé, pour se maintenir en<br />
sa place, d'agir, de contraindre, de punir comme<br />
si les humains étaient réellement responsables de<br />
leurs actes. Il est donc parfaitement en paix avec<br />
sa conscience, <strong>et</strong> ne se doute nullement qu'il se<br />
contredit lui-même. Si ses nuits se passent en<br />
veilles douloureuses, c'est que la maladie, les<br />
ulcères, les vers intestinaux, les fièvres, les coliques,<br />
les maux d'estomac le tourmentent, <strong>et</strong> non les<br />
remords. Les ténèbres n'enfantent point de visions<br />
CALVIN. 20
306 CALVIN<br />
horrifiques. Les trois Genevois frappés dans la force<br />
de leur âge ne viennent pas lui apporter leurs têtes<br />
coupées pour le glacer d'épouvante. Mu<strong>et</strong>s, ils<br />
restent dans leurs tombeaux, <strong>et</strong> maître <strong>Calvin</strong> ne<br />
voit dans leur trépas qu'un motif de satisfaction.<br />
Les Perrinistes, se dit-il, en voulant abolir le<br />
Consistoire, ont conjuré contre la chose publique,<br />
contre le bien de l'État, puisque le Consistoire<br />
est une institution d'État. Ils ont donc mérité leur<br />
châtiment. Ils l'ont mérité doublement, puisque<br />
leur présence empêchait Genève d'entrer dans la<br />
voie de sa sanctification. Donc il ne saurait y<br />
avoir de doute sur la nécessité de leur supplice.<br />
Dieu a montré clairement qu'il voulait que <strong>Calvin</strong><br />
gouvernât Genève. Pour cela, il faut que tous ceux<br />
qui en troublent la paix disparaissent. Faiblir, en<br />
c<strong>et</strong>te occasion, se montrer indulgent, pardonner<br />
à ses ennemis serait mal comprendre son devoir.<br />
Qu'est-ce qu'une misérable vie humaine quand il<br />
s'agit de sauvegarder l'honneur de Dieu ?<br />
Les Libertins vaincus, il reste Berne, Berne<br />
menaçante, où les vieux patriotes se sont réfugiés<br />
pour échapper au glaive vengeur du banni français.<br />
Justement le traité de combourgeoisie conclu<br />
entre Berne, Fribourg <strong>et</strong> Genève expirera dans<br />
un an. Une commission, dont <strong>Calvin</strong> fait partie,<br />
élabore un traité. Berne tarde à répondre. Quand<br />
elle le fait enfin, c'est pour avancer de nouvelles<br />
prétentions.<br />
Inspirée par <strong>Calvin</strong>, la commission « couche<br />
response honneste », acceptant deux points, rej<strong>et</strong>ant<br />
les autres.<br />
Mais Berne ne veut point d'accommodement, <strong>et</strong><br />
pour se gausser du pasteur, elle écrit sa réponse
LE TRIOMPHE 307<br />
en allemand, ce qui m<strong>et</strong> dans un bel embarras<br />
messieurs du Consistoire, lesquels, à commencer<br />
par maître <strong>Calvin</strong>, ignorent tout de c<strong>et</strong>te langue.<br />
Dès cinq heures du matin, le 2 décembre, le Conseil<br />
délibère à la lueur des chandelles. Il faut se hâter,<br />
le premier dimanche de mars, date de l'expiration<br />
du traité, est tout proche, <strong>et</strong>, si l'on ne prend<br />
de décision, Genève sera sans alliance.<br />
C'est, en eff<strong>et</strong>, ce qui lui arrive. Elle ne s'est<br />
pas trouvée dans un si grand péril depuis trente<br />
ans ! La voilà donc isolée au milieu de la convoitise<br />
de ses voisins ! Si on l'attaque, personne ne viendra<br />
à son secours. Comme elle se sent p<strong>et</strong>ite <strong>et</strong> faible,<br />
tout-à-coup ! De quelque côté qu'elle regarde, elle<br />
voit un ennemi prêt à fondre sur elle : le duc de<br />
Savoie, l'évêque, le roi de France, les seigneurs<br />
voisins qui la gu<strong>et</strong>tent du haut de leurs châteaux,<br />
<strong>et</strong> même Berne, l'ancienne alliée, qui attise le feu<br />
de ses querelles intestines dans l'espoir d'y prendre<br />
occasion de l'assuj<strong>et</strong>tir. Malheureuse p<strong>et</strong>ite ville<br />
suisse, elle n'a pour la défendre qu'une poignée<br />
de bannis français, dont le principal est universellement<br />
haï, bafoué, méprisé ! Les libertins réfugiés<br />
à Berne répandent sur lui les plus basses<br />
calomnies. Ils le traitent de larron <strong>et</strong> les Genevois<br />
de brigands, poltrons, ruffians, <strong>et</strong>c.. Ils rédigent<br />
le Mémoire des Fugitifs, où les ouailles ne sont<br />
pas moins injuriées que leur pasteur.<br />
La situation de Genève est singulière. Convoitée<br />
de tous, elle attend son salut de l'homme, justement,<br />
qu'elle exècre le plus au monde.<br />
Plus singulière encore la situation de c<strong>et</strong> homme.<br />
Si maître <strong>Calvin</strong> comm<strong>et</strong>tait l'imprudence de<br />
poser le pied en dehors de la Suisse, il serait sans<br />
nul doute aussitôt j<strong>et</strong>é au fond d'un cul-de-fosse.
308 CALVIN<br />
Son propre pays n'attend que l'occasion de le<br />
passer au feu, <strong>et</strong> celui qu'il a adopté hurle de rage<br />
de ne pouvoir se défaire de lui ! De quelque côté<br />
qu'il regarde, il ne voit que des visages tourmentés<br />
par la haine, que des poings levés vers lui. De<br />
quelque côté qu'il tourne la face, il ne reçoit que<br />
des souffl<strong>et</strong>s <strong>et</strong> des crachats ! Il est méprisé de<br />
tous. Les femmes qui appellent leur chien crient<br />
par les rues : « Va, <strong>Calvin</strong> ! » <strong>et</strong> quand une personne<br />
vient à jurer ou à s'abandonner à la licence, les<br />
Genevois, pour l'insulter, la souffl<strong>et</strong>tent du nom<br />
de calviniste.<br />
<strong>Calvin</strong> se consolerait du mépris, s'il n'était<br />
accompagné de haine, car il préfère, dit-il, être<br />
méprisé que haï. Mais le peuple l'exècre <strong>et</strong> fait<br />
monter vers lui ses malédictions. On lui attribue<br />
tous les malheurs qui surviennent. C'est la faute<br />
du Français si le champ ne donne pas la moisson<br />
espérée, si un orage survient, si on se casse la<br />
jambe, si une bête meurt, si l'impôt est plus lourd<br />
<strong>et</strong> la pêche moins abondante, si l'on perd un procès,<br />
si la maladie entre dans la maison ! Qui a<br />
faim l'accuse de sa misère, <strong>et</strong> ceux qui meurent<br />
rendent l'âme dans une injure à l'adresse du<br />
tyrannique étranger dont ils croient sentir se refermer<br />
sur eux la main rude <strong>et</strong> contraignante :<br />
« L'Enfer avec Bèze plutôt que le paradis avec<br />
<strong>Jean</strong> de Noyon », dit-on. Et on l'accuse de tous les<br />
crimes. C<strong>et</strong>te haine populaire s'étend aux amis<br />
du réformateur que les Suisses attaquent, en les<br />
traitant de vauriens <strong>et</strong> de traîtres. A Thonon,<br />
le bailli, s'autorisant de l'édit de Berne, condamne<br />
à l'exil un Français qui a commis le crime d'aller<br />
communier à Genève.<br />
En dépit de tous, <strong>Calvin</strong> se tient ferme sur la
LE TRIOMPHE 309<br />
brèche, <strong>et</strong> il apparaît alors si haut, si grand, que<br />
les ennemis de Genève reculent, tout étonnés.<br />
Mais quel vide en lui <strong>et</strong> autour de lui ! Son coeur<br />
est un désert où hurlent les bêtes de proie toutes<br />
prêtes à le dévorer, <strong>et</strong> sa chair une ruine qu'il<br />
sent crouler sous lui. Toutes les maladies se sont<br />
abattues sur ce vieillard qui n'a pas cinquante ans.<br />
La goutte, la gravelle, la colique, la toux, les<br />
hémorrhoïdes, la migraine se partagent ce misérable<br />
corps épuisé de travail <strong>et</strong> de privations,<br />
tels une bande de chiens affamés qui se sont j<strong>et</strong>és<br />
sur un reste. Alors, n'en pouvant plus, il est la<br />
proie de ses nerfs. Quand la crise est passée :<br />
« Je vois, dit-il, que j'ai été plus véhément que je<br />
n'en avais l'intention ; je ne sais comment, en<br />
dictant, je me suis échappé à moi-même... »<br />
« Indignement provoqué, j'ai été plus loin que je<br />
ne voulais... L'importunité des hommes nous force<br />
souvent d'aller plus loin que nous ne voudrions<br />
(je ne l'éprouve que trop moi-même) <strong>et</strong> il ne peut<br />
en être autrement : Je suis roulé dans de nombreux<br />
tourbillons »... 1.<br />
<strong>Calvin</strong>, en colère, ne ménage pas plus ses amis<br />
que ses ennemis <strong>et</strong> Farel s'en désole. Il lui écrit : 2<br />
« Je t'en prie, quand tu combats, à la maison,<br />
avec des frères, ne fais pas une chose agréable<br />
aux ennemis en invectivant les frères... Tu remplis<br />
tes ennemis d'une grande volupté, d'une grande<br />
joie, <strong>et</strong> ils triomphent en assistant à une lutte<br />
si amère... »<br />
Et <strong>Calvin</strong> reconnaît avec une grande sincérité :<br />
" J'avoue que je suis irritable <strong>et</strong> bien que le vice<br />
1. L<strong>et</strong>tre du 13 janvier 1556 à Bullinger.<br />
2. L<strong>et</strong>tre de Farel du 3 juill<strong>et</strong> 1557.
310 CALVIN<br />
me déplaise, je ne réussis pas autant que je le<br />
voudrais à m'en corriger 1. »<br />
Parlant de son impatience, il dit une autre fois :<br />
« Certainement, je fais quelques progrès, mais je<br />
n'en suis pas encore arrivé au point de voir pleinement<br />
domptée c<strong>et</strong>te bête féroce ».<br />
Mais ce n'est point encore souffrir assez de maux.<br />
Une fièvre intermittente, puis une pleurésie se<br />
déclarent. Le 10 mai 1556, il est obligé de s'inter-<br />
rompre au milieu de son prêche.<br />
Là-dessus, il subit un mortel affront. Dieu,<br />
agissant en la personne de sa belle-soeur 2, lui<br />
ravit le seul bien qu'il prétendait posséder en<br />
ce monde : l'orgueil de sa maison. Les soupçons<br />
que maître <strong>Calvin</strong> nourrit depuis neuf ans sur la<br />
conduite de<br />
en certitude.<br />
sa belle-soeur<br />
C<strong>et</strong>te « louve<br />
se sont<br />
», ainsi<br />
enfin<br />
que<br />
changés<br />
l'appelle<br />
le pasteur, vient d'être surprise au moment où<br />
elle comm<strong>et</strong>tait l'adultère, dans la maison du<br />
réformateur où elle habite avec son mari. Et<br />
ce n'est même plus, c<strong>et</strong>te fois, le fils de Chautemps<br />
qu'elle a choisi pour partenaire, mais Pierre le<br />
Bossu, le famulus de <strong>Calvin</strong>, un val<strong>et</strong> !<br />
Le jour même, le pasteur accompagne son frère<br />
au Consistoire afin de réclamer justice. Mais la<br />
coupable s'obstine à nier son crime, en dépit des<br />
témoins<br />
abandon.<br />
qui l'ont contemplée en son plus entier<br />
<strong>Calvin</strong>, accablé de tristesse, s'enfuit à la métairie<br />
d'Antoine pour y cacher sa honte 3. Il y rumine<br />
1. L<strong>et</strong>tre du 4 juill<strong>et</strong> 1558.<br />
2. Antoine avait épousé vers 1542 une des deux filles<br />
du sire Nicolas Le Fert, négociant réfugié.<br />
3. Antoine a ach<strong>et</strong>é le 14 octobre 1553 à Prégny une<br />
métairie à côté de la grange qu'il possédait déjà.
LE TRIOMPHE 311<br />
les plus noires pensées. Ce val<strong>et</strong>, amant de sa<br />
belle-soeur, est aussi un fripon qui a volé plusieurs<br />
obj<strong>et</strong>s de sa demeure ! Le beau suj<strong>et</strong> de moquerie<br />
pour les Genevois ! Maître <strong>Calvin</strong> peut imaginer<br />
sans peine tout ce que l'on va débiter de grossier<br />
<strong>et</strong> de cynique sur le compte de sa famille! Avec<br />
quelle amertume, le veuf doit alors se souvenir<br />
des vertus de la pudique <strong>et</strong> chaste Idel<strong>et</strong>te.<br />
Antoine obtient enfin le divorce, <strong>et</strong> Anne le<br />
Fert, son infidèle épouse, est bannie de Genève<br />
dans les vingt-quatre heures, sous menace du<br />
fou<strong>et</strong>.<br />
Il y a presque deux ans que Genève est isolée<br />
au milieu de l'Europe, quand Berne se décide<br />
enfin à reprendre les négociations, <strong>et</strong> le second<br />
dimanche de janvier 1558, le serment d'alliance<br />
est prononcé dans Genève en fête.<br />
L'Étranger a bien gouverné la p<strong>et</strong>ite ville. Seul<br />
au milieu de la haine populaire, bafoué, méprisé,<br />
trahi jusqu'en sa propre chair, accablé de tous les<br />
maux qu'une créature puisse supporter, il a tenu<br />
en respect les ennemis de Genève <strong>et</strong>, par la force<br />
de sa volonté toute-puissante, brisé la résistance<br />
de Berne.<br />
Les Genevoises empèsent leurs plus beaux jupons,<br />
les maisons se parent de tentures, <strong>et</strong> des cris<br />
d'allégresse r<strong>et</strong>entissent dans le bruit des musiques.<br />
Genève n'est plus seule, Genève n'a plus l'air<br />
d'une pestiférée dont s'écartent ses plus proches<br />
parents. Comme une fille bien sage qui rentre<br />
dans sa famille, elle est revenue dans le giron de<br />
la combourgeoisie. Il semble qu'un même sang<br />
recommence de circuler dans les cantons fédérés,<br />
<strong>et</strong> tous les visages expriment l'allégresse de se<br />
r<strong>et</strong>rouver entre gens du même pays. On échange
312 CALVIN<br />
des nouvelles. Les cousins, les oncles, les neveux<br />
se reconnaissent <strong>et</strong> s'embrassent. La joie est générale.<br />
On ne se souvient plus des injures échangées,<br />
<strong>et</strong> Berne en profite pour demander le pardon des<br />
Libertins.<br />
Mais Monsieur <strong>Calvin</strong> est là, qui ne se laisse<br />
pas séduire par les airs de fête. Il n'oublie rien<br />
de ce qu'ont fait ses anciens ennemis. Il sait bien<br />
qu'en dépit de toutes les promesses, leur présence<br />
dans Genève ruinerait l'oeuvre si péniblement<br />
édifiée. Le pardon des injures, en ce cas, ne serait<br />
que la plus grossière faute politique qu'il puisse<br />
comm<strong>et</strong>tre. Que le peuple pousse ses cris d'allégresse,<br />
que les parents s'embrassent, <strong>et</strong> s'invitent<br />
les uns chez les autres !<br />
Les vieux patriotes ne rentreront pas dans<br />
Genève.<br />
Le banni français a triomphé de tous les obstacles.<br />
Les Genevois sont chassés de leur propre<br />
ville, <strong>et</strong> Berne a cédé devant l'inflexible volonté<br />
du tyrannique malade qui a su se rendre puissant<br />
<strong>et</strong> fort sur la terre de l'exil.<br />
La lutte est terminée. Il faut maintenant s'occu-<br />
per des oeuvres de la paix.<br />
Le 28 mars 1558, <strong>Calvin</strong>, escorté de son méde-<br />
cin, Sarrazin, des architectes, des chefs du gouvernement<br />
<strong>et</strong> « autres gens d'esprit », de maçons<br />
<strong>et</strong> de charpentiers, détermine l'emplacement du<br />
futur collège de Genève. C<strong>et</strong> établissement situé<br />
vers Rive aura la vue du lac, sera bien aéré :<br />
« d'Orient <strong>et</strong> bise... Du côté de bise sera laissé<br />
place propre à se promener. »<br />
Maître <strong>Calvin</strong> s'occupe ensuite du recrutement<br />
des professeurs, <strong>et</strong> appelle auprès de lui ceux que<br />
les Bernois ont chassés de Lausanne.
LE TRIOMPHE 313<br />
Cinq jours plus tard, Philippe II <strong>et</strong> Henri II<br />
signent la paix de Cateau-Cambrésis. Ils vont<br />
joindre leurs forces pour anéantir le protestantisme.<br />
Alors, Genève fait de grands préparatifs de<br />
défense. Maître <strong>Calvin</strong> ne doit pas laisser d'exciter<br />
la population au combat, car les guerres religieuses<br />
sont très loin de lui déplaire. S'il défend les autres,<br />
il est tout près de recommander celles-là, qu'il<br />
trouve légitimes.<br />
« S'il n'était question que de la servitude des corps »,<br />
dit-il, « il vaudrait possible mieux quelquefois la porter<br />
patiemment que de mouvoir grandes séditions qui<br />
viennent jusqu'à l'effusion du sang... mais quand il est<br />
question de la ruine éternelle des âmes, nous ne devons<br />
estimer nulle paix si précieuse que pour la garder nous<br />
périssions à notre escient. Il vaudrait mieux que le ciel<br />
<strong>et</strong> la terre fussent abîmés ensemble que l'honneur, qui<br />
lui a été donné de Dieu son père, fut diminué. Faut-il<br />
que, pour vivre, nous quittions l'auteur de vie ? »<br />
Genève a pris un air guerrier. Les armes sont<br />
soigneusement visitées, <strong>et</strong> tous les citoyens reçoivent<br />
des piques deux fois hautes comme eux,<br />
qui précipiteront dans les fossés des remparts<br />
quiconque voudra escalader les murs de la cité.<br />
Les femmes graissent les vieilles armures qui n'ont<br />
pas vu le feu depuis trente ans. Les hommes décrochent<br />
de son clou, pour l'essayer à la mesure de<br />
leur tête, le casque bosselé qu'a porté leur père<br />
<strong>et</strong>, tout en haut des remparts, les capitaines empanachés<br />
inspectent la gueule des grosses bombardes<br />
roulées sur les plates-formes des tours. On renforce<br />
les murs de la cité, surtout celui de Saint-Laurent,<br />
qui offre moins de résistance que les autres. Tous.
314 CALVIN<br />
les habitants travaillent pour la Seigneurie, <strong>et</strong><br />
c'est merveille de les voir manier la pelle <strong>et</strong> la<br />
pioche au boulevard du Pin. Nul n'est exempt<br />
de la corvée. Les gens de l<strong>et</strong>tres, les avocats <strong>et</strong><br />
les notaires ont abandonné leurs écritoires, les<br />
marchands leurs balances, pour s'en aller faire<br />
le terrassier devant leurs femmes <strong>et</strong> leurs enfants<br />
émerveillés. Les maigres, les gros, les forts, les<br />
chétifs, <strong>et</strong> même les plus considérables besognent<br />
comme des mercenaires <strong>et</strong> montrent un visage<br />
riant. Un tel empressement à servir la cité émeut<br />
le Conseil, qui décide de faire porter tous les jours<br />
à boire à de si braves gens.<br />
S'ils sont bons travailleurs, les Genevois sont<br />
aussi francs buveurs, <strong>et</strong> le Conseil constate bientôt<br />
« qu'il s'en va beaucoup de vin ». Mais puisque les<br />
citoyens peinent de si bon coeur, il faut continuer<br />
de les abreuver <strong>et</strong> de distribuer chaque jour douze<br />
quarterons de vin pour cent personnes.<br />
Là-dessus, l'ennemi s'avançant, on m<strong>et</strong> des sentinelles<br />
au long des murailles, <strong>et</strong> l'on décide de<br />
faire sonner la grosse cloche afin de réveiller les<br />
habitants, quand l'heure sera venue de courir aux<br />
remparts.<br />
Voilà donc Genève toute prête à la guerre. Le<br />
plancher de ses greniers craque sous le poids des<br />
vivres qu'on y a entassés afin de se trouver en<br />
mesure de soutenir un long siège. Les armes<br />
brillent. Les bons bourgeois s'exercent au maniement<br />
de la pique <strong>et</strong> du mousqu<strong>et</strong> <strong>et</strong> ils ont soin,<br />
chaque soir, de les m<strong>et</strong>tre à côté de leur lit avant<br />
de s'endormir. Le bronze des canons luit au somm<strong>et</strong><br />
des remparts. La cité guerrière a renforcé<br />
toutes ses défenses. Les Genevois, revêtus de leurs<br />
habits militaires, sont prêts à verser leur sang
LE TRIOMPHE 315<br />
pour la patrie, mais l'ennemi rebrousse chemin !<br />
Le duc d'Albe, qui tient fort à ménager les<br />
Suisses afin que ceux-ci ne s'avisent point de<br />
l'inquiéter dans sa possession de la Franche-<br />
Comté <strong>et</strong> de lui fermer le libre passage à travers<br />
les Alpes, du Milanais aux Pays-Bas, vient de<br />
persuader à Philippe II de ne rien entreprendre<br />
contre eux. Ce n'est pas c<strong>et</strong>te fois que Genève<br />
reverra la guerre, <strong>et</strong> que ses habitants rentreront<br />
dans leurs vieilles armures fraîchement astiquées.<br />
Sur quoi la mort de Henri II vient consolider<br />
la tranquillité de la cité protestante. Le Conseil<br />
en est quitte pour ses quarterons de vin, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong><br />
y gagne de voir sa fièvre tierce se muer en fièvre<br />
quarte. En eff<strong>et</strong>, on a remué les terres des fossés<br />
afin de renforcer les fortifications, <strong>et</strong> l'eau sta-<br />
gnante a fécondé des milliers de moustiques qui<br />
ont envahi la ville pour y propager la fièvre paludéenne.<br />
<strong>Calvin</strong> n'a pas manqué d'attraper ce nouveau<br />
mal.<br />
De plus, il doit garder le lit dont il sort le 5 juin<br />
1551 pour aller à Saint-Pierre où vont être publiées<br />
les ordonnances du collège.<br />
Une foule immense déborde de nouveau du<br />
temple trop p<strong>et</strong>it pour la contenir. Mais, c<strong>et</strong>te<br />
fois, c'est une foule respectueuse <strong>et</strong> recueillie.<br />
Il y a là les syndics, le Conseil, les ministres, les<br />
régents <strong>et</strong> six cents élèves.<br />
<strong>Calvin</strong> prononce une allocution en français, afin<br />
d'être compris<br />
l'homme d'état,<br />
de tous <strong>et</strong> fait une prière. Ros<strong>et</strong>,<br />
lit les ordonnances qui sont l'oeuvre<br />
du pasteur.<br />
Le collège aura sept classes <strong>et</strong> à chaque classe<br />
un maître. Les deux premières de ces classes seront<br />
pour apprendre à lire <strong>et</strong> à écrire. La troisième
316 CALVIN<br />
pour commencer à décliner. La quatrième entreprendra<br />
la syntaxe latine <strong>et</strong> les éléments de la<br />
langue grecque. A la cinquième, les élèves poursuivront<br />
« en la syntaxe grecque <strong>et</strong> entreront<br />
en dialectique. » La sixième <strong>et</strong> septième « toujours<br />
plus oultre ».<br />
Il y est recommandé de châtier doucement les<br />
élèves fautifs, surtout ceux qui mentent.<br />
Puis Ros<strong>et</strong> fait jurer la confession de foi par<br />
les écoliers, donne le nom des régents <strong>et</strong> des<br />
lecteurs.<br />
Théodore de Bèze, promu à la dignité de recteur,<br />
prononce un discours, sur quoi maître <strong>Calvin</strong><br />
reprend la parole. Il est bref « comme d'habitude ».<br />
Il remercie le Conseil, le prie avec véhémence de<br />
persister dans un dessein si honorable <strong>et</strong> si pieux,<br />
<strong>et</strong> renvoie l'assemblée.<br />
Les préparatifs guerriers de Genève ont intimidé<br />
le duc de Savoie. Aux récits de Coconat, qu'il a<br />
envoyé dans la ville <strong>et</strong> qui lui rapporte tout ce<br />
qu'il y a vu, l'épaisseur des murailles, la grosseur<br />
des canons <strong>et</strong> la belle vaillance du citoyen, le duc<br />
prend peur <strong>et</strong>, plutôt que de faire la guerre, entame<br />
des négociations.<br />
Mais bientôt Genève éprouve de nouvelles<br />
inquiétudes.<br />
Elle est devenue la « ville de sûr<strong>et</strong>é » du protestantisme,<br />
la tête d'où partent les ordres que<br />
reçoivent <strong>et</strong> observent les Églises Réformées de<br />
France, <strong>et</strong> le gouvernement de ce pays n'ignore<br />
pas que l'autocrate de Genève est obéi d'un<br />
certain nombre de ses suj<strong>et</strong>s. Certes, <strong>Calvin</strong> n'a<br />
sur eux qu'une influence purement spirituelle, <strong>et</strong><br />
il recommande très expressément l'obéissance au
LE TRIOMPHE 317<br />
roi, pour tout ce qui n'est pas du domaine de la<br />
foi. Mais quand celle-ci vient à être attaquée,<br />
il faut se montrer intraitable, dit-il, <strong>et</strong> aller jusqu'au<br />
sang.<br />
Aussi est-ce contre lui que se tournent toutes<br />
les colères quand s'agitent les protestants de<br />
France.<br />
La conjuration d'Amboise renforce les fureurs.<br />
Les Guise veulent marcher sur Genève. Les citoyens<br />
ressortent leurs armures <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ournent aux rem-<br />
parts. Mais il est dit que les braves guerriers<br />
ne verront pas le feu. Le duc, à son tour, trouve<br />
plus simple de négocier que de faire le siège de<br />
la ville.<br />
Celle-ci n'a plus qu'à s'occuper de ses affaires<br />
intérieures.<br />
Le 7 novembre 1559, ses magistrats sont renouvelés.<br />
Quelqu'un propose alors d'appeler dans<br />
l'avenir, tant au P<strong>et</strong>it Conseil qu'au Grand Conseil<br />
<strong>et</strong> au Conseil général, un ministre : ... « pour faire<br />
remontrance <strong>et</strong> admonition selon la parole de<br />
Dieu ». <strong>Calvin</strong>, qui attend sans doute derrière<br />
la porte, dans l'antichambre, est appelé <strong>et</strong> introduit.<br />
Le coeur débordant de joie, il fait les remontrances<br />
<strong>et</strong> récite les prières. Les Deux-Cents<br />
confirment bientôt la pieuse décision, <strong>et</strong> le Conseil<br />
général la transforme en édit.<br />
C'est l'État calviniste, le grand rêve.<br />
Le 25 décembre 1559, le Conseil offre la bour-<br />
geoisie au pasteur.
CHAPITRE XXII<br />
DERNIÈRES ANNÉES<br />
tâche est accomplie. Le corps va bientôt<br />
LA pouvoir reposer en terre le peu qu'il reste de<br />
lui-même. Déjà l'on voit bien que sa fin est proche.<br />
Il ne veut plus rendre de services, il se détraque,<br />
il refuse son concours, <strong>et</strong> laisse le pasteur sans<br />
voix <strong>et</strong> sans mouvement au milieu de tous les<br />
fidèles qui le réclament <strong>et</strong> veulent entendre sa<br />
parole.<br />
Le 24 décembre, veille de Noël, <strong>Calvin</strong> a prêché<br />
dans Saint-Pierre. La vaste église regorgeait de<br />
monde, <strong>et</strong> le pasteur a dû beaucoup élever la voix.<br />
Le lendemain, au moment du repas, il est pris<br />
d'un violent accès de toux <strong>et</strong> se m<strong>et</strong> à cracher<br />
le sang en abondance. Trois ou quatre fois il<br />
essaye de revenir à table <strong>et</strong>, chaque fois, l'hémorragie<br />
le reprend. On croit qu'il s'est rompu une<br />
veine. C'est la phtisie.<br />
Pendant ce temps, l'envoyé du duc de Savoie,<br />
Alard<strong>et</strong>, évêque de Mondevis, fait son entrée dans<br />
Genève.<br />
Aussitôt arrivé, il s'empresse de se rendre auprès<br />
de <strong>Calvin</strong>. Les deux hommes se font bon visage,
DERNIÈRES ANNÉES 319<br />
<strong>et</strong> maître <strong>Calvin</strong> veut r<strong>et</strong>enir le prélat à dîner.<br />
Mais Alard<strong>et</strong> s'excuse, étant, dit-il, à la diète<br />
par suite de maladie. Sur quoi on le r<strong>et</strong>rouve,<br />
presque chaque jour, aux prônes qu'il écoute fort<br />
attentivement.<br />
Il offre bientôt au Conseil la protection du duc.<br />
<strong>Calvin</strong>, à peine rétabli, est mandé pour donner son<br />
avis. Il entre alors dans une grande fureur. A l'en-<br />
tendre, l'évêque est un séducteur qu'il faut j<strong>et</strong>er<br />
en prison.<br />
« Messieurs », crie-t-il, « l'évêque de Mondevis est<br />
icy venu pour vous attacher des sonn<strong>et</strong>tes aux oreilles ! "<br />
L'évêque s'en r<strong>et</strong>ourne chez lui. Une nouvelle<br />
tentative a lieu bientôt, par l'intermédiaire du<br />
gentilhomme d'Hurtières, seigneur de Lullin, compagnon<br />
d'armes d'Emmanuel-Philibert. Amblard<br />
Corne reçoit une l<strong>et</strong>tre du duc <strong>et</strong> une l<strong>et</strong>tre d'Alard<strong>et</strong>.<br />
Prudent, il attend d'être parvenu en la maison<br />
de <strong>Calvin</strong> avant de les ouvrir en présence du pasteur<br />
<strong>et</strong> de plusieurs conseillers.<br />
Maître <strong>Calvin</strong>, que son hémorragie a obligé de<br />
rester au lit, s'est relevé au bout de quelques jours<br />
<strong>et</strong> a recommencé de prêcher, en dépit des médecins<br />
qui lui ont ordonné un repos d'un mois.<br />
Maintenant il a la mort sur les talons. Il crache<br />
le sang presque chaque jour, les jambes, trop<br />
faibles, ne veulent plus le porter, les entrailles<br />
sont dérangées. Selon sa propre expression, il<br />
rampe pour aller de son lit à sa table de travail.<br />
Dorénavant, il devra rester couché une grande<br />
partie de la journée. Son lit lui tient lieu de cabin<strong>et</strong><br />
de travail. Il y écrit avec une fiévreuse activité<br />
<strong>et</strong> s'occupe de l'organisation du collège.<br />
Le 1er mai 1560, une grande fête scolaire ras-
320 CALVIN<br />
semble l'université à l'église Saint-Pierre où les<br />
meilleurs élèves sont récompensés.<br />
<strong>Calvin</strong> — il pense à tout ! — demande « quelques<br />
p<strong>et</strong>its dons aux professeurs <strong>et</strong> régents pour<br />
en banqu<strong>et</strong>er avec autres ministres qui ont vacqué<br />
à l'examen des écoliers, en quoi ils ont eu grand'peine<br />
».<br />
Le Conseil donne ordre au trésorier de « préparer<br />
la monnaie neuve de la ville » pour les<br />
escholiers.<br />
« Et quant aux dits régents <strong>et</strong> professeurs,<br />
qu'on leur donne vingt florins pour se festoyer<br />
ensemble ».<br />
Au milieu de toutes ces réjouissances, le réformateur<br />
est tourmenté de la plus grande inquiétude<br />
: François II redouble de persécutions en<br />
France. Le prince de Condé, soutien des réformés,<br />
doit être exécuté le 10 décembre 1560, à l'ouverture<br />
des États-Généraux. Les protestants semblent<br />
perdus. Le malade se préoccupe des malheureux<br />
qui vont subir le martyre. Il faut les encoura-<br />
ger, soutenir leur zèle, leur envoyer les paroles<br />
d'espérance qu'ils se répéteront en marchant, vers<br />
le supplice. D'une voix qu'on entend à peine,<br />
<strong>Calvin</strong> dicte des l<strong>et</strong>tres.<br />
Un grand nombre de personnes s'agitent autour<br />
de son lit. Des courriers entrent <strong>et</strong> repartent à<br />
toute minute.<br />
Le maître de Genève est de nouveau affligé<br />
d'un catarrhe. Il souffre toujours beaucoup de<br />
son pied <strong>et</strong> se fait porter en chaise. Il se tourmente<br />
de l'absence de Bèze car il ne peut le remplacer<br />
auprès de ses élèves. Il a déjà tant de peine à<br />
remplir sa propre tâche. Il lui faut maintenant<br />
quelqu'un qui lui donne le bras pour aller à ses
DERNIÈRES ANNÉES 321<br />
cours, <strong>et</strong> on le voit alors se traîner péniblement<br />
de sa maison à l'église Saint-Pierre <strong>et</strong> à l'auditoire.<br />
Le 18 novembre, il se fait porter par un cheval<br />
à l'auberge pour y dîner avec des pasteurs.<br />
Le poèle ronfle dans la salle où se sont réunis<br />
les ministres. <strong>Calvin</strong> reçoit une l<strong>et</strong>tre de Bèze.<br />
Pendant qu'il la lisait, « la vapeur a frappé<br />
son cerveau ». Les aliments ont calmé ses éternuements,<br />
mais, rentré chez lui, il sent que le mal<br />
empire.<br />
Quelques jours plus tard survient le trépas du<br />
roi de France. Il est tombé malade le 16 novembre.<br />
Le 5 décembre il expire.<br />
Les protestants poussent un soupir de soulagement.<br />
« Si le roi avait vécu seulement six jours, » écrit de<br />
Bèze, « c'en était fait de tout <strong>et</strong> de telle sorte qu'il n'y<br />
aurait plus eu de remède à espérer. »<br />
Cependant la mort de François II ne calme pas<br />
entièrement les craintes des Genevois. Le duc de<br />
Savoie est de plus en plus menaçant.<br />
Des hommes graves s'entr<strong>et</strong>iennent avec le pasteur.<br />
Celui-ci qui a dû s'aliter au r<strong>et</strong>our de l'au-<br />
berge, est de nouveau debout. Il n'arrête plus<br />
de souffrir.<br />
Une « colique désespérée » lui a « quasi esbesté<br />
l'esprit ». Il est en perpétuelle indigestion.<br />
Cependant, il essaie encore de plaisanter pour<br />
rassurer ses amis inqui<strong>et</strong>s.<br />
Le 7 octobre 1561, il écrit à de Bèze :<br />
Pendant deux jours entiers, j'ai été tourmenté par<br />
les plus vives douleurs au pied droit. La maladie a<br />
commencé à s'apaiser il y a trois jours ; mais pas sans<br />
CALVIN. 21
322 CALVIN<br />
tenir encore le pied lié. Et pour que tu saches que je<br />
n'invente rien, je te dirai que l'odeur de l'huile m'est<br />
presque agréable, quoiqu'elle me donne souvent la<br />
nausée. Bien <strong>et</strong> grassement oint, je n'ai donc rien<br />
à envier aux somptuosités de tes courtisans. Crois-moi,<br />
en plaisantant ainsi, je ne m'amuse pas, mais je désire<br />
t'enlever tout ennui, de peur que quelque vague rumeur<br />
ne parvienne jusqu'à toi <strong>et</strong> ne te fasse concevoir quelque<br />
crainte. Je vois, en eff<strong>et</strong>, que si Dieu ne te soutenait<br />
pas merveilleusement, tu n'aurais pas la force de supporter<br />
la dixième partie de ta fatigue. Tu m'écris après<br />
minuit, <strong>et</strong> moi je suis couché après sept heures, selon<br />
ma commodilé. Voilà où en sont les vieillards podagres.<br />
Le lendemain du jour où il a écrit c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre,<br />
les coliques le reprennent. Il faut lui donner des<br />
lavements <strong>et</strong> l'oindre de baumes. Les vomissements,<br />
les douleurs d'entrailles, la sécheresse du<br />
palais <strong>et</strong> de la gorge, la soif, l'insomnie, la diète,<br />
l'affaiblissent au point de lui rendre l'écriture<br />
pénible.<br />
Un jour de 1562, le malade échappe à ses médecins<br />
<strong>et</strong> les Genevois étonnés voient fuir, du côté<br />
de la porte, sa maigre robe noire <strong>et</strong> son bér<strong>et</strong> plat.<br />
Est-ce là le maître de Genève ? Il est plus courbé<br />
que jamais <strong>et</strong> semble craindre que les gens le<br />
reconnaissent. On dirait qu'il a honte de luimême<br />
! Pour la seconde fois, une femme de sa<br />
famille a déshonoré sa maison ! Judith, la fille<br />
d'Idel<strong>et</strong>te, à son tour, vient de comm<strong>et</strong>tre un<br />
adultère. Rien ne faisait prévoir un tel événement<br />
<strong>et</strong> le coup n'en est que plus rude. Sa sagesse<br />
n'avait d'égale qu'en sa pudeur <strong>et</strong> Farel, étonné<br />
de tant de vertus, déclarait, six ans plus tôt, à<br />
<strong>Calvin</strong>, en le félicitant du mariage de la jeune fille :
DERNIÈRES ANNÉES 323<br />
Je désire qu'elle continue car elle a toujours été<br />
obéissante à tes saints commandements... Je n'ai rien<br />
à souhaiter de plus dans c<strong>et</strong>te sainte jeune fille. Je la<br />
félicite, <strong>et</strong> à cause d'elle je félicite toi <strong>et</strong> son mari <strong>et</strong><br />
Nicolas.<br />
La chaste vierge est devenue une femme impudique,<br />
au moment, justement, où toutes les Genevoises<br />
commençaient de s'assagir <strong>et</strong> de prendre<br />
des airs dévots! La belle-fille du grand réformateur<br />
! Quel exemple !<br />
C<strong>et</strong>te fois encore maître <strong>Calvin</strong> s'en va cacher<br />
sa honte <strong>et</strong> son désespoir dans la maison de campagne<br />
de son frère Antoine.<br />
En juin les coliques néphrétiques le tourmentent<br />
de plus<br />
de pis.<br />
en plus avec des alternatives de mieux <strong>et</strong><br />
Et il prêche toujours.<br />
Le 2 juill<strong>et</strong> 1563, il annonce à Bullinger une<br />
amélioration dans son état. Il a pris un remède<br />
de cheval. ...« Comme la rétention d'urine m'était<br />
très pénible, d'après le conseil des médecins, je<br />
suis monté à cheval pour que le secouement<br />
m'aidât à rej<strong>et</strong>er le calcul... ». Voilà donc le pasteur<br />
sur sa bête. Étourdi, suffoqué de douleur, il s'accroche<br />
à la crinière en grimaçant horriblement.<br />
Certes la pierre descend ! Elle lui arrache la vessie<br />
<strong>et</strong> le malheureux, tout tordu sur sa selle, se r<strong>et</strong>ient<br />
de hurler. Revenu chez lui, au lieu d'urine il<br />
rend du sang bourbeux.<br />
Le lendemain, la pierre passe de la vessie dans<br />
le canal, <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> endure les plus atroces souffrances.<br />
Le calcul est si gros (on dirait une nois<strong>et</strong>te)<br />
qu'il n'arrive pas à sortir. Enfin, des compresses<br />
d'eau chaude aident le pasteur à s'en<br />
débarrasser.
324 CALVIN<br />
Un large flot de sang s'échappe alors du canal<br />
dont l'intérieur est tout déchiré. <strong>Calvin</strong> se sent<br />
renaître. Il prend à peine le temps de se laisser<br />
panser <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ourne à ses affaires.<br />
Deux mois plus tard, la goutte le saisit ; elle<br />
le tient tantôt dans le lit <strong>et</strong> tantôt sur la chaise.<br />
Bientôt il recommence à sortir pour aller prêcher.<br />
Il s'appuie sur le bras d'un ami ou se fait porter<br />
dans une chaise. D'autres fois, on le hisse sur un<br />
cheval.<br />
Les Genevois qui traversent la place Saint-Pierre<br />
croisent alors une sorte de cadavre habillé de noir<br />
dont la tête trop lourde ballotte sur des épaules<br />
croulantes, <strong>et</strong> qui semble ne tenir que par une sorte<br />
de miracle.<br />
C'est le maître de Genève.<br />
Comme il ne peut plus monter d'étages, le<br />
Conseil a fait enlever l'escalier qui menait aux<br />
salles de l'Hôtel de Ville. On l'a remplacé par<br />
une pente pavée de p<strong>et</strong>its cailloux où l'on entend<br />
tousser <strong>et</strong> souffler le malade.<br />
Une fois par semaine il va au « Grabot ». C'est-àdire<br />
qu'à jour fixe, il se r<strong>et</strong>rouve au milieu des<br />
autres pasteurs qui ont pris l'habitude de se réunir<br />
pour se critiquer les uns les autres <strong>et</strong> se rendre<br />
mutuellement attentifs à leurs fautes réciproques.<br />
Que de fois Maître <strong>Calvin</strong> doit entendre reprocher<br />
ses emportements !<br />
Toujours impérieux <strong>et</strong> tyrannique, il est devenu,<br />
au témoignage même de Bèze, « colère, chagrin,<br />
<strong>et</strong> difficile ».<br />
Mais, vraiment, n'a-t-il pas bien des excuses ?<br />
Ce même de Bèze dit de lui 1 : « Son p<strong>et</strong>it corps<br />
1. L<strong>et</strong>tre de Bèze à Bullinger, 7 septembre 1563.
DERNIÈRES ANNÉES 325<br />
est si brisé que je ne le regarde jamais (<strong>et</strong> je le<br />
vois tous les jours) sans avoir besoin de consolation<br />
».<br />
S'il se reposait, au moins ! Mais non, il veut<br />
rester sur la brêche jusqu'au dernier moment <strong>et</strong><br />
conserve toute son activité.<br />
Dès qu'il se sent un peu de force, il se fait m<strong>et</strong>tre<br />
devant sa table à écrire. Quand il ne peut bouger<br />
du lit, on lui apporte tous ses livres <strong>et</strong> il dicte<br />
son volumineux courrier.<br />
Il a de grands desseins <strong>et</strong> voudrait voir conclure<br />
un traité entre la France <strong>et</strong> la Suisse, y compris<br />
les cantons protestants, car, encore qu'il soit<br />
devenu bourgeois de Genève, il reste profondément<br />
attaché à sa patrie.<br />
Il écrit à la reine de Navarre, à Soubise, au<br />
comte de Crussol, à Coligny, au prince de Condé,<br />
aux Dauphinois. Il recommande la patience aux<br />
fidèles de Chambéry. Il ne veut pas que l'on<br />
s'insurge contre l'autorité des gouvernants. Tant<br />
que l'honneur de Dieu est sauf, il faut tout endurer<br />
<strong>et</strong> se soum<strong>et</strong>tre aux lois du pays. A Vir<strong>et</strong>, il<br />
indique la façon de demander l'autorisation de<br />
tenir un synode à Lyon <strong>et</strong> joint à sa l<strong>et</strong>tre un<br />
modèle de requête.<br />
Il lui faut s'occuper de l'église par delà les frontières,<br />
envoyer partout des prédicants pour qu'ils<br />
répandent la doctrine calviniste, <strong>et</strong> de son lit,<br />
en faire manoeuvrer la vigilante armée, soutenir<br />
ses défaillances, réparer ses fautes, puis le moment<br />
venu renforcer son courage en l'excitant au<br />
martyre.<br />
Il écrit alors des l<strong>et</strong>tres très belles, très hautes,<br />
très évangéliques.<br />
Mais il lui arrive aussi d'en envoyer de singu-
326 CALVIN<br />
fièrement violentes qui reflètent son esprit tyrannique<br />
<strong>et</strong> montrent ce que peut être maintenant<br />
le gouvernement de Genève.<br />
Celle-ci, par exemple, adressée à Madame de<br />
Cany :<br />
Madame,<br />
Il me fait bien mal que l'acte si louable que vous fîtes<br />
il y a environ demi-an, n'a mieux rencontré. C'est<br />
que quelque bon serviteur de Dieu s'était trouvé à<br />
l'endroit d'un tel secours qu'a reçu une aussi méchante<br />
<strong>et</strong> malheureuse créature qu'il y en ait au reste du<br />
monde. Sachant en partie quel homme c'était, j'eusse<br />
voulu qu'il fût pourri en quelque fosse, si c'eût été à<br />
mon souhait, <strong>et</strong> sa venue me réjouit autant comme<br />
qui m'eût navré le coeur d'un poignard. Mais jamais je<br />
ne l'eusse jugé un monstre si exécrable en toute impiété<br />
<strong>et</strong> mépris de Dieu comme il s'est ici déclaré, <strong>et</strong> je vous<br />
assure, s'il ne se fût sitôt échappé, que pour m'acquitter<br />
de mon devoir, il n'eût pas tenu à moi qu'il ne fût passé<br />
par le feu 1.<br />
Il apporte dans le gouvernement des églises les<br />
plus lointaines, la minutie avec laquelle il administre<br />
ses affaires domestiques. Aucun détail, si<br />
menu soit-il, ne le laisse indifférent. Il veut tout<br />
régler, tout ajuster à la mesure de ses propres<br />
théories <strong>et</strong> ne ménage pas les conseils, allant jusqu'à<br />
en donner aux ministres <strong>et</strong> aux monarques des<br />
pays protestants.<br />
Il écrit au roi d'Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> au duc de Sommers<strong>et</strong><br />
pour les m<strong>et</strong>tre en garde contre les boursiers<br />
1. C<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre est authentique. Par contre, celle qui<br />
est adressée « à Monsieur de Poët, dauphinois », <strong>et</strong> que<br />
Voltaire cite avec horreur dans l'Essai sur les moeurs,<br />
est fort douteuse.
DERNIÈRES ANNÉES 327<br />
des universités qui ne sont pas tous bons protestants.<br />
Il faut veiller à ce qu'un tel scandale ne<br />
continue pas <strong>et</strong> cesser de favoriser des jeunes<br />
gens<br />
qui au lieu de donner bon espoir de servir l'Église<br />
montrent plutôt signe d'y vouloir nuire <strong>et</strong> qui font<br />
profession manifeste de résister à l'Évangile.<br />
Et plus loin :<br />
« Je viens maintenant au dernier article qui est de<br />
châtier les vices <strong>et</strong> réprimer les scandales », dit-il à<br />
Somers<strong>et</strong>. « Je ne doute point qu'il n'y ait loi <strong>et</strong> statuts<br />
bons <strong>et</strong> louables au royaume pour tenir le peuple en<br />
honnêt<strong>et</strong>é de vie. Mais les grands débauchements <strong>et</strong><br />
énormes que je vois par le monde me contraignent de<br />
vous prier à prendre aussi c<strong>et</strong>te sollicitude que les<br />
hommes soient tenus en bonne <strong>et</strong> honnête discipline,<br />
Surtout, que l'honneur de Dieu vous soit recommandé<br />
pour punir les crimes dont les hommes n'ont point<br />
accoutumé de faire grand cas. Je le dis parce que quelquefois<br />
les larcins, batteries <strong>et</strong> extorsions seront âprement<br />
punis pour ce que les hommes y sont offensés.<br />
Cependant on souffrira les paillardises/ adultères,<br />
ivrogneries, blasphèmes au nom de Dieu, quasi comme<br />
choses licites ou bien de p<strong>et</strong>ite importance. L'office des<br />
évêques <strong>et</strong> des curés est de veiller sur cela ; mais, en<br />
l'autorité où Dieu vous a mis, la principale charge en<br />
revient sur vous, voire de m<strong>et</strong>tre les autres en train,<br />
afin, que chacun s'acquitte de son devoir. »<br />
Il rêve d'une Europe transformée en un vaste<br />
couvent réglé sur le modèle du couvent genevois<br />
<strong>et</strong> où serait abolie la personnalité des hommes.<br />
Il est assez curieux de voir se rencontrer sur<br />
ce point, à plus de deux siècles de distance, l'autocrate<br />
religieux <strong>et</strong> le socialiste laïque, <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong>
328 CALVIN<br />
Fourrier ancêtre du moderne communisme. Tous<br />
deux aboutissent au même point : le rabotage<br />
universel, l'homme asservi à la volonté d'un autre<br />
homme, ou d'un groupe d'autres hommes, ce qui<br />
revient au même. Phalanstère ou couvent, le principe<br />
est le même.<br />
Dans les deux cas l'individu est dépouillé, frustré<br />
de sa personnalité, ramené à un type unique.<br />
En une telle cité, une cité modèle, l'on n'a<br />
que faire des aspirations <strong>et</strong> des goûts de chacun<br />
<strong>et</strong> rien ne paraît plus légitime à <strong>Calvin</strong> qui a<br />
horreur des opinions personnelles.<br />
Aussi a-t-il établi à Genève un gouvernement<br />
qui est bien ce que l'on peut inventer de mieux<br />
en fait de tyrannie.<br />
La conduite, les propos, la tenue du Genevois<br />
y sont réglés minutieusement. On lui impose jusqu'à<br />
la forme de sa coiffure <strong>et</strong> la coupe de son habit.<br />
Il se nourrit conformément aux prescriptions<br />
du consistoire, boit sa ration, à heures fixes,<br />
chante des psaumes <strong>et</strong>, quand vient le dimanche,<br />
toutes les portes du couvent genevois s'ouvrent<br />
en même temps, pour livrer passage aux habitants<br />
disciplinés qui se rendent au prêche.<br />
Le tyrannique malade, cloué dans son lit par<br />
ses maux innombrables, le moribond décharné<br />
qui n'est plus qu'un souffle entre deux draps,<br />
régit tous leurs gestes <strong>et</strong> punit la moindre désobéissance<br />
avec une impitoyable rigueur.<br />
Rien ne lui échappe, encore qu'il soit invisible,<br />
car il a merveilleusement organisé une armée de<br />
délateurs qui se glissent partout, entendent toutes<br />
les paroles, voient tous les actes <strong>et</strong> courent en<br />
informer leur maître.<br />
Quoi qu'il fasse, le Genevois ne peut échapper
DERNIÈRES ANNÉES 329<br />
à la surveillance de Maître <strong>Calvin</strong>. Les murs de<br />
sa maison eux-mêmes ne l'en garantissent point.<br />
D'ailleurs, le Genevois n'a plus de maison si<br />
par ce mot l'on entend un lieu privé où l'individu<br />
a le droit de vivre à sa guise, <strong>et</strong> de se tenir caché<br />
aux regards d'autrui.<br />
Il faut que son foyer soit comme une place<br />
publique <strong>et</strong> qu'il en laisse les portes ouvertes,<br />
afin que les anciens, sorte de censeurs à la mode<br />
de Rome, mais beaucoup plus nombreux, puissent<br />
y pénétrer à toute heure du jour <strong>et</strong> de la nuit<br />
pour se rendre compte de l'existence qu'on y mène.<br />
Ils ont le droit de tout inspecter, depuis la<br />
garde-robe de la dame jusqu'au livre de comptes<br />
du ménage, <strong>et</strong> sévissent impitoyablement, à la<br />
moindre preuve d'une coqu<strong>et</strong>terie, d'un luxe ou<br />
d'une gourmandise qu'il importe d'étouffer au plus<br />
tôt.<br />
Les anciens ont, au-dessous d'eux, une armée<br />
de bas délateurs, qui leur rapportent tous les<br />
méfaits commis contre la religion <strong>et</strong> la morale,<br />
tous les propos tenus contre Maître <strong>Calvin</strong>.<br />
La régénération de Genève, tel est le grand mot<br />
que les émissaires de l'autocrate ont sans cesse<br />
à la bouche, le prétexte à toutes les vexations <strong>et</strong><br />
les délations.<br />
Les infractions morales sont punies aussi rigoureusement<br />
que les crimes sociaux, <strong>et</strong> le despotisme,<br />
dans aucun pays d'Europe, ne s'est jamais montré<br />
aussi savamment organisé.<br />
S'il sait comment se comportent les étudiants<br />
anglais, s'il n'ignore rien de ce qui se passe dans<br />
les p<strong>et</strong>ites églises réformées de France, <strong>Calvin</strong><br />
n'est pas moins bien informé des plus minces<br />
événements genevois.
330 CALVIN<br />
Encore qu'il ne quitte presque plus sa chambre,<br />
il connaît le nombre des communions, <strong>et</strong> peut<br />
dire qui entend le prêche avec bonne humeur <strong>et</strong><br />
qui rechigne à s'y rendre, qui est docile ou récalcitrant,<br />
empressé ou maussade.<br />
Et si l'on vient à vouloir s'émanciper, le débile<br />
quinquagénaire, dont les médecins entourent la<br />
couche, étend le bras <strong>et</strong> montre que s'il est<br />
décharné, la main reste de fer.<br />
« Le mercredi 2 février 1564, » écrit Colladon, « <strong>Calvin</strong><br />
fit son dernier sermon du livre des Rois, <strong>et</strong>, à deux heures<br />
après-midi, sa dernière leçon sur l'escole, assavoir sur<br />
Ezéchiel, <strong>et</strong> le dimanche sixième jour du dit mois,<br />
son dernier sermon sur l'harmonie des trois évangiles.<br />
Oncques depuis il ne monta en chaire. »<br />
Deux jours plus tard, malgré l'avis des médecins<br />
<strong>et</strong> les supplications de ses familiers, <strong>Calvin</strong> se<br />
rendit une fois encore au temple afin d'assister<br />
à une réunion de la Congrégation. Il y fait " l'exhortation<br />
à la prière pour la fin de l'acte » parce qu'il<br />
ne « lui estait pas besoin de parler une heure entière<br />
» <strong>et</strong> « qu'il y prenait plaisir ».<br />
Le 6 février 1564 il prononça sa dernière allocution<br />
au peuple réuni en assemblée politique pour<br />
élire les syndics « au cloître du temple appelé<br />
Saint-Pierre, au son de la tromp<strong>et</strong>te <strong>et</strong> de la grosse<br />
cloche ».<br />
Il a remonstré, par le commandement de messeigneurs,<br />
que si, ès viandes de notre nourriture ordinaire,<br />
lesquelles nous sont assez cogneues, nous avons<br />
touttesfois, à cause de nostre intempérance, besoin
DERNIÈRES ANNÉES 331<br />
d'estre advertis de nous garder <strong>et</strong> abstenir de celles<br />
qui nous sont contraires, d'autant que, au lieu de bonne<br />
nourriture, nous app<strong>et</strong>ons bien souvent celle qui nous<br />
est contraire, à plus forte raison, quand il est question<br />
de choisir gens pour nous guider <strong>et</strong> nous conduire, nous<br />
avons bon besoin d'estre exhortés à choisir gens de<br />
bonne vie <strong>et</strong> propres... Pourtant, que chascun advise<br />
d'eslire gens idoines <strong>et</strong> propres, surtout à présent...<br />
Et que nous advisions que Dieu soit nostre guerent<br />
(garant) <strong>et</strong> qu'il aye tousjours la souveraine domination<br />
par dessus nous, <strong>et</strong> que nous luy laissions toute autorité...<br />
Dans une l<strong>et</strong>tre datée du 8 février 1564, il énumère<br />
ses maladies aux médecins de Montpellier :<br />
Il y a vingt ans je n'avais que ma migraine... Comme<br />
par compagnies, par escadrons <strong>et</strong> d'une seule attaque<br />
c<strong>et</strong>te foule d'ennemis a fait irruption sur moi...<br />
Dès que j'ai été convalescent de la fièvre quarte,<br />
une douleur forte <strong>et</strong> vive m'a saisi au moll<strong>et</strong> : elle s'est<br />
un peu calmée mais elle est revenue, une <strong>et</strong> deux fois.<br />
Enfin elle s'est changée en maladie articulatoire qui va<br />
des pieds aux genoux. Longtemps une ulcération des<br />
veines hémorroïdes m'a tourmenté... A c<strong>et</strong>te occasion,<br />
l'été suivant, je fus pris de néphrite <strong>et</strong> comme je ne<br />
pouvais supporter la secousse du cheval je fus porté<br />
en litière à la campagne. Au r<strong>et</strong>our je voulus faire<br />
une partie du chemin à pieds. A peine arrivé à la pierre<br />
milliaire la fatigue des reins me força à m'arrêter<br />
(il urinait le sang).<br />
Un énorme calcul est alors rej<strong>et</strong>é. Il déchire<br />
les veines <strong>et</strong> il faut injecter<br />
venir à bout de l'hémorragie.<br />
pierres.<br />
du lait<br />
Alors<br />
de femme pour<br />
il sort de p<strong>et</strong>ites<br />
Il éprouve une grande difficulté à parler <strong>et</strong> ne<br />
peut presque plus remuer les bras <strong>et</strong> les jambes.
332 CALVIN<br />
Il ne se fait aucune illusion sur son état, <strong>et</strong> répète<br />
souvent : « Seigneur, jusquez à quand ? », sentence<br />
qu'il a prise depuis longtemps pour devise.<br />
Son haleine est de plus en plus courte. Cependant<br />
il s'acharne au travail. Il veut qu'on le porte<br />
sur sa chaise <strong>et</strong> l'on dirait alors un squel<strong>et</strong>te<br />
habillé qu'un miracle fait tenir droit devant sa<br />
table à écrire. Bèze le regarde avec apitoiement.<br />
Mais déjà le moribond montre qu'il attend ses<br />
livres. Puisque sa voix se refuse à dicter, il va<br />
écrire !<br />
Alors sa volonté, que rien ne peut abattre,<br />
s'efforce de ranimer la matière. Son bras à demi<br />
paralysé se traîne sur la table, les doigts s'agrippent<br />
à la plume... Il parachève ses ouvrages commencés.<br />
Le 15 février, Spina lui écrit :<br />
On dit qu'il n'y a en toi de sain que l'esprit : que ton<br />
p<strong>et</strong>it corps est un squel<strong>et</strong>te <strong>et</strong> un signe plutôt qu'un<br />
corps. Toute ta force a été épuisée par tes précédents<br />
travaux <strong>et</strong> ce qu'il te reste de vigueur est consumée<br />
par les soins que tu donnes aux églises.<br />
<strong>Calvin</strong> agonise en pleine lucidité d'esprit.<br />
Le vendredi 10 mars 1564, il reçoit la visite de<br />
quelques pasteurs de la ville <strong>et</strong> de la campagne.<br />
Il est « vestu <strong>et</strong> assis en sa chaire, auprès de sa<br />
table », très suffoqué, <strong>et</strong> il reste quelque temps sans<br />
rien dire, « appuyant son front sur une de ses<br />
« mains, comme de tout temps avait ceste façon<br />
« assez commune. »<br />
A la fin il se redresse <strong>et</strong>, montrant « un visage<br />
doux », il remercie les ministres de la peine qu'ils<br />
ont prise en venant le visiter.<br />
Il exprime l'espoir de les revoir dans une quin-
DERNIÈRES ANNÉES 333<br />
zaine de jours, « pour les censures avant Pâsques,<br />
« <strong>et</strong> que ce serait pour la dernière fois... Je crois,<br />
« ajoute-t-il, que ce sera ma fin, <strong>et</strong> que lors Dieu<br />
« me r<strong>et</strong>irera »<br />
Sur l'ordre du Conseil, les Genevois prient Dieu<br />
« pour sa prospérité ». Il faut que Messieurs les<br />
pasteurs l'aillent souvent visiter, <strong>et</strong> qu'il soit<br />
« assisté de vingt-cinq écus ». La Seigneurie qui<br />
se souvient de l'histoire du bassot de vin se garde<br />
de lui offrir c<strong>et</strong> argent directement, <strong>et</strong> le donne<br />
« à son frère pour luy ». Mais le subterfuge ne<br />
réussit pas. <strong>Calvin</strong> en ayant eu connaissance,<br />
refuse ces écus qu'il n'a pas gagnés.<br />
Le vendredi 24 mars, jour habituel des séances<br />
de la congrégation, les pasteurs se réunissent dans<br />
la chambre du malade. <strong>Calvin</strong>, ainsi qu'il l'a<br />
prédit, va mieux. Sa respiration est moins sifflante.<br />
On le « censure » le premier. On énumère les<br />
fautes du moribond tout prêt à comparaître devant<br />
Dieu. Les pasteurs sont là, assis autour de lui,<br />
graves <strong>et</strong> sévères. L'un lui reproche ses emportements,<br />
l'autre son aigreur. Qu'il prenne garde<br />
à son orgueil, dit un troisième. Tous ils élèvent la<br />
voix pour l'accuser. Et il les écoute, plein de repentir<br />
<strong>et</strong> d'humilité. Certes, il déteste ses péchés.<br />
Il les déteste depuis qu'il est en âge de com-<br />
prendre, <strong>et</strong> s'émerveille de la bonté de Dieu, qui,<br />
en se servant de sa personne pour répandre la<br />
vérité de son Évangile, a bien voulu employer<br />
à son service un aussi méchant instrument.<br />
Puis, à son tour, il prononce sa censure. A chacun<br />
de ses frères, suivant l'ordre en lequel les<br />
pasteurs sont assis, il dit les dures vérités qu'il<br />
faut entendre pour se corriger de ses vices <strong>et</strong>
334 CALVIN<br />
devenir meilleur. L'un est paresseux, l'autre a<br />
manqué de charité. Un troisième ne s'est pas<br />
montré assez entêté de l'honneur de Dieu.<br />
La poitrine sifflante <strong>et</strong> fréquemment interrompu<br />
par la toux, le moribond parle pendant deux heures<br />
<strong>et</strong> demie environ.<br />
Bien loin d'en être épuisé, il se trouva mieux, <strong>et</strong><br />
« déclara aux frères qu'il sentait bien que Dieu lui avait<br />
encore un peu prolongé son terme <strong>et</strong> jusqu'es à une autre<br />
fois. »<br />
Il se mit ensuite à traiter des questions exégétiques,<br />
à « communiquer quelques doutes sur des<br />
annotations mises en marge du nouveau Testament<br />
», sur quoi, excité par l'entr<strong>et</strong>ien lui-même,<br />
il « demanda ses papiers », <strong>et</strong> commença d'en lire<br />
de longs fragments, après avoir prié l'assemblée<br />
de lui communiquer ses réflexions.<br />
« Or on s'apercevait bien qu'en lisant il s'altérait,<br />
mais, parce qu'il prenait plaisir à en deviser », on<br />
n'osait pas le prier de s'arrêter de peur de le fâcher.<br />
Aussi le lendemain se trouva-t-il plus mal <strong>et</strong><br />
ce fut la dernière censure.<br />
Trois jours plus tard, le lundi 27, il se rendit à<br />
la maison-de-ville.<br />
de chaque côté, il<br />
S'appuyant sur deux amis, un<br />
gravit « de son pied » la rampe<br />
jusqu'à la chambre<br />
«Messieurs » le nouveau<br />
du Conseil, <strong>et</strong> présenta à<br />
Recteur, qui prêta serment.<br />
Puis, se levant du « siège bas où il estait <strong>et</strong> prenant<br />
son bonn<strong>et</strong> à la main », il prononça sa dernière<br />
allocution « dans c<strong>et</strong>te salle où il était venu si<br />
souvent, appelé ou inattendu, <strong>et</strong> d'où, tantôt<br />
malgré l'opinion de ses ennemis implacables, tantôt
DERNIÈRES ANNÉES 335<br />
avec l'appui de ses fidèles amis, il avait gouverné<br />
Genève depuis plus de vingt ans » 1.<br />
Il « remercia du soin que Messieurs ont heu de<br />
luy pendant sa maladie ». Il leur dit que, deux<br />
jours avant il s'était trouvé mieux; que depuis,<br />
il avait senti « que nature n'en pouvait plus ».<br />
Et il parla<br />
avec une grande difficulté de respiration <strong>et</strong> une merveilleuse<br />
débonnair<strong>et</strong>é, ce qui faisait quasi venir les<br />
larmes aux dits Seigneurs. Et ceste fut la dernière fois<br />
qu'il vint au Conseil.<br />
Le 28 mars, il assista pour la dernière fois à<br />
la séance du Consistoire, <strong>et</strong> trois jours plus tard,<br />
à celle de la Congrégation.<br />
Le dimanche 2 avril 1564, jour de Pâques, le<br />
malade se fit porter sur une chaise à Saint-Pierre.<br />
On le mit tout près de la chaire où il ne devait<br />
jamais plus monter <strong>et</strong> il écouta avec une grande<br />
attention le sermon de son remplaçant.<br />
Puis, il prit la cène. Les deux mains osseuses<br />
se croisèrent sur la maigre poitrine.<br />
« Alors, malgré sa « difficulté à respirer », il chanta<br />
le Psaume avec les aultres, son visage mesmes montrant<br />
bien qu'il se réjouissait en Dieu avec toute l'assemblée. »<br />
Et ce fut la dernière fois « que les signes non douteux,<br />
de sa joie illuminaient son visage de moribond », dit<br />
de Bèze.<br />
Maintenant il est trop faible pour écrire. Il<br />
dicte à son frère <strong>et</strong> s'en excuse.<br />
On a peine à comprendre ce qu'il dit. A tout<br />
1. <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>. Prof. Emile Doumergue.
336 CALVIN<br />
instant son essoufflement lui coupe la parole, <strong>et</strong><br />
la toux le suffoque, mais il s'obstine <strong>et</strong> poursuit<br />
jusqu'au bout sa l<strong>et</strong>tre à la duchesse Renée de<br />
Ferrare. Ne faut-il pas soutenir la foi des fidèles.<br />
Les douleurs continuent de le torturer <strong>et</strong> par<br />
moment il est dans un tel état de faiblesse qu'il<br />
reste sur son lit sans faire le moindre mouvement.<br />
Ses amis pourraient le croire parti vers Dieu s'ils<br />
n'entendaient son souffle lui sortir bruyamment<br />
des narines.<br />
Mais ce n'est là qu'une défaillance passagère.<br />
Le corps mourant se ranime tout à coup, le buste<br />
se dresse sous la chemise qu'il perce de ses os,<br />
la tête se tourne... Il y a encore quelque chose à<br />
faire ! Et la voix étouffée, la pauvre voix qui<br />
a perdu toute sa résonnance dicte une nouvelle<br />
l<strong>et</strong>tre à son frère Antoine qui s'est remis devant<br />
sa table.<br />
C<strong>et</strong>te fois <strong>Calvin</strong> s'adresse à Bullinger.<br />
« Si la douleur au côté s'est apaisée », dit-il, « la respiration<br />
est difficile <strong>et</strong> courte. Depuis douze jours, un<br />
calcul est dans la vessie <strong>et</strong> m'occasionne de vives souffrances.<br />
A cela s'ajoute l'anxiété <strong>et</strong> l'hésitation ; aucun<br />
remède jusqu'ici n'a pu agir. Monter à cheval serait<br />
un bon moyen, mais un ulcère aux veines hémorroïdales<br />
me torture cruellement, même quand je suis assis ou<br />
que je suis couché dans le lit ; tant s'en faut que les<br />
secousses du cheval me soient tolérables. De plus,<br />
depuis trois jours, la goutte aussi me fait souffrir.<br />
Tu ne seras pas étonné que tant de douleurs me rendent<br />
inactif. C'est avec peine qu'on me décide à manger.<br />
Le goût du vin m'est amer. 1 »<br />
1. L<strong>et</strong>tre à Spina du 6 avril.
DERNIÈRES ANNÉES 337<br />
Puis il donne son avis sur le voyage de la reine<br />
<strong>et</strong> du roi en Lorraine. Mais bientôt, il ne peut plus<br />
dicter. « La toux <strong>et</strong> la courte haleine m'enlèvent<br />
la voix », dit-il pour s'excuser.<br />
Et jamais plus il n'écrivit à Bullinger.<br />
Le mardi 25 avril, le notaire Pierre Chénélat<br />
accourut à son chev<strong>et</strong>. « Estant malade <strong>et</strong> indisposé<br />
de son corps seulement », Maître <strong>Calvin</strong> fit<br />
son testament.<br />
En premier lieu, il remercia Dieu de ce qu'il<br />
avait eu pitié de lui, <strong>et</strong> non seulement l'avait<br />
attiré à la clarté de son Évangile, mais avait supporté<br />
en lui « tant de vices <strong>et</strong> povr<strong>et</strong>ez », <strong>et</strong><br />
s'était servi de lui <strong>et</strong> de son labeur pour porter<br />
<strong>et</strong> annoncer la vérité de son Évangile. Il protesta<br />
ensuite qu'il s'était efforcé d'enseigner purement<br />
la parole de Dieu, tant en sermon que par écrit.<br />
Puis, ayant demandé qu'on l'ensevelisse à la façon<br />
accoutumée, il partagea le peu de bien que Dieu<br />
lui avait confié, nommant son « frère bien-aimé »<br />
Antoine « héritier unique », mais « honoraire tant<br />
seulement », afin de tout laisser aux enfants de<br />
ce frère. Il donna à son frère seulement une<br />
« couppe », ancien cadeau de Trie, dix écus au<br />
collège, dix écus à la bourse des pauvres, dix<br />
écus à <strong>Jean</strong>ne Costan, fille de sa demi-soeur,<br />
quarante écus à Samuel <strong>et</strong> à <strong>Jean</strong>, fils d'Antoine,<br />
trente à Anne, Suzanne, Dorothée, ses filles, <strong>et</strong><br />
vingt-cinq écus seulement à Daniel, leur frère,<br />
« pour ce qu'il a été léger <strong>et</strong> volage ».<br />
C'est en somme, conclut-il, tout le bien que Dieu<br />
m'a donné, selon que je l'ai pu taxer <strong>et</strong> estimer, tant<br />
en livres (ils avaient été ach<strong>et</strong>és par la Seigneurie<br />
le 8 juill<strong>et</strong>) qu'en meubles, vaisselle <strong>et</strong> tout le reste.<br />
CALVIN. 22
338 CALVIN<br />
Il nomme Antoine <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Laurent de Normandie<br />
ses exécuteurs testamentaires.<br />
Le 27 avril, le Conseil est informé que «le sieur <strong>Calvin</strong>,<br />
se sentant pressé de maladies jusques à la mort, a désiré<br />
d'estre ouy devant Messieurs ».<br />
Ceux-ci s'empressent alors de se rendre chez<br />
le pasteur afin de lui éviter c<strong>et</strong>te suprême fatigue.<br />
<strong>Calvin</strong> les remercie de la peine qu'ils ont prise<br />
en venant à lui, encore qu'il eût désiré se trans-<br />
porter jusqu'en leur maison-de-ville. Il a toujours<br />
eu, dit-il, le désir de leur parler une dernière fois,<br />
mais jusqu'alors il ne s'était pas trop hâté, car<br />
Dieu, ne lui donnait pas un avertissement aussi<br />
précis que celui qu'il vient de lui faire entendre.<br />
Puis, il les remercie de lui avoir fait plus d'honneur<br />
qu'il ne le méritait, <strong>et</strong> de l'avoir supporté en<br />
plusieurs endroits « comme il en avait besoin ».<br />
Pendant qu'il a été à Genève, il a eu « plusieurs<br />
combats <strong>et</strong> fâcheries » qui ne sont point venues<br />
de messeigneurs, <strong>et</strong>, s'il n'a pas réussi comme il<br />
aurait dû, il faut prendre le vouloir pour l'eff<strong>et</strong> ;<br />
car il a désiré le bien de c<strong>et</strong>te ville. Certes il ne<br />
nie pas que Dieu se soit servi de lui. S'il disait<br />
autrement il serait hypocrite. Messeigneurs l'ont<br />
supporté « en ses affections trop véhémentes,<br />
esquelles il se déplaît, <strong>et</strong> en ses vices, comme Dieu<br />
a fait de son côté », <strong>et</strong> il les en remercie encore.<br />
Il les assure de nouveau qu'il a tâché à porter<br />
purement la parole que Dieu lui avait commise,<br />
s'assurant de n'avoir point cheminé à l'adventure ni<br />
en erreur. Aultrement, il attendrait une condamnation<br />
sur sa tête... Au reste, il faut que Messeigneurs ayent<br />
quelque p<strong>et</strong>it mot d'exhortation : c'est qu'ils voient
DERNIÈRES ANNÉES 339<br />
l'estat auquel ils sont ; <strong>et</strong> quand ils penseront estre<br />
bien assurés ou qu'ils seront menacés qu'il faut qu'ils<br />
estiment toujours que Dieu veult estre honoré <strong>et</strong> qu'il<br />
se réserve de maintenir les estats publics <strong>et</strong> toutes<br />
seigneureries ; <strong>et</strong> veut qu'on lui fasse hommage en<br />
recognoissant qu'on dépend entièrement de lui.<br />
Il continue, passant des conseillers aux citoyens,<br />
signalant à chacun ses imperfections. Il termine<br />
en priant Dieu « qu'il nous conduise <strong>et</strong> nous gou-<br />
« verne toujours, <strong>et</strong> augmente ses grâces sur nous,<br />
« <strong>et</strong> les fasse valoir à notre salut <strong>et</strong> de tout ce<br />
pauvre peuple ». 1<br />
Ayant ainsi parlé, <strong>Calvin</strong> « bailla la main à<br />
tous l'un après l'autre ». Le lendemain, il reçoit<br />
les pasteurs autour de son lit. Sa couch<strong>et</strong>te est<br />
étroite <strong>et</strong> il s'y tient assis, au milieu des livres<br />
qui l'encombrent, à l'ombre de ses rideaux. Il a<br />
le dos appuyé à ses oreillers. Sa calotte noire lui<br />
couvre la tête <strong>et</strong> le bout de sa barbe entre dans<br />
l'ouverture de sa chemise. Il tourne la tête du<br />
côté des pasteurs. Il va leur faire le récit de son<br />
existence à Genève. Ce fut un combat de tous<br />
les instants.<br />
Toute la ville l'exécrait, <strong>et</strong> il se souvient de<br />
ce qu'il a souffert, des insultes, des outrages, des<br />
calomnies. Alors il est plein d'amertume <strong>et</strong> d'orgueil.<br />
Et il leur dit :<br />
Mes frères, il pourrait sembler que je m'avance beaucoup,<br />
<strong>et</strong> que je ne suis pas si mal que je me fais accroire ;<br />
mais, je vous assure que, combien que je me sois trouvé<br />
autrefois fort mal, toutes fois je ne me trouvai jamais<br />
1. Registres du Conseil.<br />
CALVIN. 22.
340 CALVIN<br />
en telle sorte, ou si débile, comme je suis. Quand on<br />
me prend pour me m<strong>et</strong>tre seulement sur le lit, la tête<br />
s'en va <strong>et</strong> je m'esvanouis incontinent. Il y a aussi c<strong>et</strong>te<br />
courte haleine qui me presse de plus en plus. Je suis en<br />
tout contraire aux autres malades : car, quand ils<br />
s'approchent de la mort, leurs sens s'esvanouissent<br />
<strong>et</strong> s'égarent. De moi, vrai est que je suis bien hébété,<br />
mais il semble que Dieu veuille r<strong>et</strong>irer tous mes esprits<br />
de dans moi <strong>et</strong> les renformer <strong>et</strong> pense bien que j'aurai<br />
bien de la peine, <strong>et</strong> qu'il me coustera bien à mourir,<br />
<strong>et</strong> je pourrai perdre le parler, que j'aurai encore bon<br />
sens.<br />
Puis il r<strong>et</strong>race le tableau de son oeuvre à Genève :<br />
Quand je vins premièrement en c<strong>et</strong>te Église, il<br />
n'y avait quasi comme rien ; on preschait, <strong>et</strong> puis<br />
c'est tout. Tout était en tumulte. Il y avait le bon<br />
homme maistre Guillaume (Farel), <strong>et</strong> puis l'aveugle<br />
Coraud. D'advantage il y avait maître Antoine Saulnier<br />
<strong>et</strong> le beau prescheur Froment qui ayant laissé son<br />
devantier (le devant de sa boutique) s'en montait<br />
en chaire, puis s'en r<strong>et</strong>ournait à sa boutique, où il<br />
jasait, <strong>et</strong> ainsi il faisait double sermon.<br />
J'ai vécu ici un combats merveilleux ; j'ai esté salué<br />
par mocquerie, le soir, devant ma porte, de cinquante<br />
ou soixante coups d'arquebuse. Que pensez-vous que<br />
cela pouvait estonner un pauvre escholier timide<br />
comme je suis <strong>et</strong> comme je l'ai toujours esté, je le<br />
confesse !<br />
Puis, après, je fus chassé de ceste ville <strong>et</strong> m'en allai<br />
à Strasbourg, où ayant demeuré quelque temps je<br />
fus rappelé. Mais je n'eus pas moins de peine qu'auparavant<br />
en voulant me faire ma charge. On m'a mis les<br />
chiens à ma queue criant : « Hére, Hére ! » <strong>et</strong> m'ont pris<br />
par la robbe <strong>et</strong> par les jambes. Je m'en allai au Conseil<br />
des Deux-Cents quand on se combattait, <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ins les<br />
aultres qui y voulaient aller <strong>et</strong> qui n'estaient pour faire<br />
cela <strong>et</strong> quoi qu'on se vante d'avoir tout fait, comme
DERNIÈRES ANNÉES 341<br />
M. de Saulx, je me trouvai là, <strong>et</strong> en entrant, on me disait :<br />
« Monsieur, r<strong>et</strong>irez-vous, ce n'est pas à vous qu'on en<br />
veult. ». — Je leur dis : « Non ferai ; allez, méchants,<br />
tuez-moi ; <strong>et</strong> mon sang sera contre vous, <strong>et</strong> ces bancs<br />
même le requerront !<br />
Ainsi j'ai été parmi les combats, <strong>et</strong> vous en expérimenterez<br />
qu'ils ne seront pas moindres mais plus grands.<br />
Car vous estes en une perverse <strong>et</strong> malheureuse nation,<br />
<strong>et</strong> combien qu'il y ait des gens de bien, la nation est<br />
perverse <strong>et</strong> méchante, <strong>et</strong> vous aurez de l'affaire quand<br />
Dieu m'aura r<strong>et</strong>iré ; car encores que je ne sois rien,<br />
si sçai-je bien que j'ai empêché 3.000 tumultes qui<br />
eussent été en Genève. Mais prenez courage, <strong>et</strong> vous<br />
fortifiez, car Dieu se servira de ceste Eglise <strong>et</strong> la maintiendra,<br />
<strong>et</strong> vous asseure que Dieu la gardera... »<br />
Puis il s'humilie :<br />
J'ai eu beaucoup d'infirmités, lesquelles il a fallu<br />
qu'ayez supportées, <strong>et</strong> mesmes tout ce que j'ai fait<br />
n'a rien vallu. Les méchants prendront bien ce mot ;<br />
mais je dis encore que tout ce que j'ai fait n'a rien valu,<br />
<strong>et</strong> que je suis une misérable créature. Mais si puis-je<br />
dire cela que j'ai bien voulu, que mes vices m'ont<br />
toujours déplu <strong>et</strong> que la racine de la crainte de Dieu<br />
a toujours été dans mon coeur.<br />
Et vous pouvez dire cela, que l'affection a été bonne ;<br />
<strong>et</strong> je vous prie que le mal me soit pardonné, mais, s'il<br />
y a du bien, que vous vous y confirmiez <strong>et</strong> l'ensuiviez.<br />
J'ai enseigné fidèlement, <strong>et</strong> Dieu m'a fait grâce<br />
d'écrire ce que j'ai fait le plus fidèlement qu'il m'a été<br />
possible ; <strong>et</strong> n'ai pas corrompu un seul passage de l'Écriture,<br />
ne destourné à mon escient. Et quand j'eusse bien<br />
peu amener des sens subtils, si je me fusse estudié<br />
à subtilité, j'ai mis tout cela sous le pied <strong>et</strong> me suis<br />
toujours estudié à simplicité.<br />
Je n'ai écrit aucune chose par haine à rencontre<br />
d'aucun, mais toujours ai proposé fidèlement ce que<br />
j'ai estimé estre pour la gloire de Dieu.
342 CALVIN<br />
Ensuite il recommande Bèze, qui vient d'être<br />
élu à sa place.<br />
Regardez à le supporter. De lui je sais qu'il a bon<br />
vouloir <strong>et</strong> fera ce qu'il pourra... Regardez à l'obligation<br />
qu'avez ici devant Dieu.<br />
Regardez aussi qu'il n'y ait point de piques ni de<br />
paroles entre vous, comme quelquefois il y aura des<br />
brocards qui seront j<strong>et</strong>és. Ce sera bien en riant, mais<br />
le coeur aura de l'amertume. Tout cela ne vaut rien...<br />
Il faut donc se garder de <strong>et</strong><br />
cela, <strong>et</strong> vivre<br />
toute amitié, sincèrement.<br />
en bon accord<br />
Je vous prie de ne changer rien, ne innover. On<br />
demande souvent nouveauté, non pas que je désire<br />
pour moi, par ambition, que le mien demeure <strong>et</strong> qu'on<br />
le r<strong>et</strong>ienne, sans vouloir mieux ; mais parce que tous<br />
changements sont dangereux, <strong>et</strong> quelquefois nuisent.<br />
Après qu'il eut parlé ainsi, étant épuisé, il prit<br />
honnêtement congé de tous les frères, qui « le<br />
touchèrent en la main l'un après l'autre, fondant<br />
tous en larmes » 1.<br />
Les voyageurs étrangers continuent de se présenter<br />
à sa demeure. Beaucoup d'entre eux viennent<br />
de France, d'autres arrivent de plus loin encore.<br />
Ils se sont exposés à tous les périls d'un long<br />
voyage <strong>et</strong> ils en ont supporté toutes les fatigues<br />
dans le seul but de le contempler <strong>et</strong> de l'entr<strong>et</strong>enir<br />
pendant quelques instants.<br />
Alors souvent, le malade, écartant ses compresses<br />
<strong>et</strong> s'efforçant de prendre un air riant, r<strong>et</strong>ient les<br />
voyageurs à souper, <strong>et</strong> cependant que ses coliques<br />
le font suer d'angoisse « se réjouit honnêtement<br />
avec eux ».<br />
1. Relation du pasteur Pinaut.
DERNIÈRES ANNÉES 343<br />
Le 2 mai, il écrit sa dernière l<strong>et</strong>tre. Son vieil<br />
ami Farel, octogénaire <strong>et</strong> malade, l'a informé de<br />
sa visite <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong> s'efforce de le détourner du fati-<br />
gant voyage.<br />
Bien vous soit, dit-il, très bon <strong>et</strong> très cher frère, <strong>et</strong><br />
puisqu'il plaist à Dieu que demeuriez après moi, vivez,<br />
vous souvenant de nostre union, de laquelle le fruit<br />
nous attend au ciel, comme elle a esté profitable à<br />
l'Église de Dieu. Je ne veux point que vous vous travaillez<br />
pour moi. Déjà je respire à fort grand peine<br />
<strong>et</strong> attends d'heure en heure que l'haleine me faille.<br />
C'est assez que je vis <strong>et</strong> meurs à Christ qui est gain<br />
pour les siens en la vie <strong>et</strong> en la mort. Je vous recommande<br />
à Dieu, avec les frères de par de là. Le tout<br />
vostre,<br />
<strong>Jean</strong> CALVIN.<br />
Néanmoins Farel accourt. Les deux amis devisent<br />
<strong>et</strong> soupent ensemble pour fêter une longue<br />
amitié <strong>et</strong> leur union dans l'oeuvre du Seigneur.<br />
Le lendemain, Farel prêche en assemblée. Puis il<br />
dit un dernier adieu à <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> repart pour<br />
Neufchâtel.<br />
« Peu à peu », écrit de Bèze le 24 mai, « ce fidèle <strong>et</strong><br />
grand serviteur de Dieu, <strong>Calvin</strong>, se sépare de nous <strong>et</strong><br />
s'approche de Dieu ».<br />
Bien que la souffrance ne lui laisse pas de répit,<br />
<strong>Calvin</strong> n'est plus occupé qu'à prier. Sa voix est<br />
essoufflée par l'asthme. Ses yeux, qui jusqu'au<br />
dernier moment resteront clairs <strong>et</strong> brillants, sont<br />
levés vers le ciel, <strong>et</strong> son visage montre qu'il prie<br />
ardemment, de tout son être. Souvent ces paroles<br />
du psaume 39 lui viennent à la bouche : « Tacui,<br />
Domine, quia fecisti ». Je me tais, Seigneur, car
344<br />
CALVIN<br />
c'est toi qui l'as fait ». Une autre fois il dit : " Gemebam<br />
sicut columba . Je gémis comme la colombe ».<br />
Ou bien, quand la douleur est trop forte : « Seigneur,<br />
tu me piles, mais il me suffit que c'est ta<br />
main ! »<br />
Sa maison est envahie de gens qui voudraient<br />
le voir, mais c<strong>et</strong>te fois il n'a plus la force de supporter<br />
tant<br />
demandent<br />
de fatigues <strong>et</strong><br />
aux visiteurs<br />
ses amis, à voix basse,<br />
de le laisser en paix<br />
<strong>et</strong> de prier pour lui.<br />
Bèze est de ceux qui peuvent encore l'approcher.<br />
Bien que c<strong>et</strong> lui ressemble<br />
homme délicat <strong>et</strong> voluptueux ne<br />
guère, <strong>Calvin</strong> éprouve une grande<br />
satisfaction de sa présence. Mais, en même temps,<br />
il s'inquiète, car il sait quel est le poids de la charge<br />
qui pèse maintenant sur les épaules de son successeur<br />
; il est plein de remords à la pensée qu'il<br />
accapare son temps. Il ne veut pas « que son particulier<br />
l'occupe de façon quelconque tellement, »<br />
ajoute de Bèze, « qu'en prenant congé de moi,<br />
il m'a dit quelque chose qu'il faisait conscience<br />
de m'occuper tant soit peu, encores qu'il fust<br />
réjoui de me voir ».<br />
Quand il r<strong>et</strong>ombe sur son lit, épuisé, les yeux<br />
chavirés, tout prêt à se trouver mal, <strong>et</strong> qu'il reste<br />
de longues heures sans parler parce que sa poitrine<br />
le presse, tout pareil à un mort, mais l'esprit<br />
lucide cependant car, jusqu'à la fin, il sera « merveilleusement<br />
éclairé », quelles pensées <strong>Calvin</strong><br />
roule-t-il dans sa tête ? Il a eu un grand rêve en<br />
quoi il a échoué. Il a souhaité ardemment l'unité<br />
dans la religion protestante ; <strong>et</strong>, pour y parvenir,<br />
il a suscité des colloques, usé son temps <strong>et</strong> ses<br />
forces en un travail acharné. Mais ses efforts ont<br />
été vains. Il a pressenti alors que le <strong>Calvin</strong>isme
DERNIÈRES ANNÉES 345<br />
pourrait bien devenir une libre philosophie où<br />
chacun s'en rem<strong>et</strong>trait à ce sens propre que personne<br />
n'a plus redouté ni détesté que lui. Il s'est<br />
emporté contre<br />
« Nicodémites<br />
les tièdes <strong>et</strong> les indépendants,<br />
» qui « convertissent à demi<br />
les<br />
la<br />
chrétienté en philosophie », ou pour le moins ne<br />
prennent pas les choses fort à coeur.<br />
A l'heure d'abandonner son poste de combat<br />
n'est-il pas effrayé de l'avenir ? Sa pensée ne<br />
vient-elle pas à répéter, au plus intime d'ellemême,<br />
en donnant à ces paroles un nouveau sens :<br />
C'est une chose horrible à lire, ce qu'écrivent Isaïe,<br />
Jérémie, Jôel, Habacuc <strong>et</strong> les autres du désordre qui<br />
était en l'église de Jérusalem... Néanmoins les prophètes<br />
ne forgeaient point nouvelle Église pour eux,<br />
<strong>et</strong> ne dressaient pas des autels nouveaux pour faire<br />
leurs sacrifices à part...<br />
Certes Genève est prospère. Tant de gens y<br />
sont venus vivre, la population y est maintenant<br />
si dense que, ne pouvant s'élargir, s'étaler dans<br />
la plaine, à cause de son enceinte, elle grandit<br />
par le haut. Pour remédier au manque de logements,<br />
tous les propriétaires accablés de demandes,<br />
font ajouter des étages à leurs maisons.<br />
La ville puritaine se hausse. Elle sort de ses<br />
murailles. On dirait qu'elle monte vers Dieu.<br />
La paix y règne. On n'entend plus que chants<br />
suaves <strong>et</strong> pieux murmures.<br />
Par centaines les élèves arrivent de France pour<br />
s'instruire des doctrines <strong>Calvin</strong>istes <strong>et</strong> son collège<br />
rayonnera bientôt sur toute l'Europe. Au loin,<br />
les missionnaires sont vigilants <strong>et</strong> les p<strong>et</strong>ites<br />
églises perdues dans les pays catholiques se montrent<br />
courageuses <strong>et</strong> fidèles.
346 CALVIN<br />
Maintenant que le combat est fini, <strong>Calvin</strong> peut<br />
se dire qu'il a rudement besogné, <strong>et</strong> mesurer<br />
l'étendue de sa peine en se demandant qui est<br />
le plus grand, de Luther ou de lui.<br />
Le Luthérianisme fut un triomphe du Germanisme<br />
<strong>et</strong> de l'unité nationale.<br />
En France, au contraire, on a considéré le<br />
<strong>Calvin</strong>isme comme un mouvement anti-français,<br />
appelé à détruire l'unité nationale.<br />
Luther a triomphé dans son propre pays, alors<br />
que <strong>Calvin</strong> a dû s'expatrier.<br />
Luther fut encouragé <strong>et</strong> soutenu, <strong>Calvin</strong> poursuivi<br />
<strong>et</strong> persécuté.<br />
Et néanmoins, en dépit de tous les obstacles,<br />
Genève a regardé Rome en face !<br />
Cependant le grand rêve n'est pas réalisé,<br />
<strong>Calvin</strong> a manqué son but. Il détestait le sens<br />
propre <strong>et</strong> il a préparé un chemin à la libre philosophie<br />
!<br />
Doué comme il l'était d'une vue perçante <strong>et</strong><br />
d'un rare génie politique, il a dû en avoir le pressentiment.<br />
Alors, au lieu de se réjouir de son oeuvre <strong>et</strong><br />
d'en tirer de l'orgueil, il s'est peut-être effrayé<br />
de tous les missionnaires qui portaient au loin<br />
sa doctrine, de toutes ces églises auxquelles il<br />
avait prodigué tant de conseils, de tous les élèves<br />
qui jusqu'alors l'avaient rempli d'espérance, ayant<br />
compris, en c<strong>et</strong>te heure suprême de sa vie, que<br />
plus il aurait de disciples plus il aurait de contradicteurs.<br />
Il avait souhaité l'unité protestante <strong>et</strong> son<br />
collège, ce collège obj<strong>et</strong> de tous ses soins <strong>et</strong> joie<br />
de son orgueil, allait bientôt répandre dans le<br />
monde c<strong>et</strong> esprit philosophique qui a permis à
DERNIÈRES ANNÉES 347<br />
Bossu<strong>et</strong> de dire, en parlant du protestantisme,<br />
que la vérité ne peut pas être dans une multiplicité<br />
de doctrines différentes <strong>et</strong> de vérités qui<br />
se combattent.<br />
Quel fût le désespoir du mourant, s'il a pressenti<br />
l'étrange mésaventure réservée à son oeuvre?...<br />
Le 19 mai 1564, veille de la Pentecôte, qui était<br />
le jour où les ministres s'assemblaient pour se<br />
censurer <strong>et</strong> souper ensemble en signe d'amitié,<br />
le repas fut pris en la maison de <strong>Calvin</strong>. Il s'y fit<br />
porter sur une chaise <strong>et</strong> dit en entrant :<br />
« Mes frères, je viens vous voir pour la dernière<br />
« fois, car, hormis ce coup, je n'entrerai jamais<br />
« à table ».<br />
« Ce nous fut une pitoyable entrée », écrit l'un des<br />
pasteurs, « combien que lui-même, fit la prière comme<br />
il pouvait, <strong>et</strong> s'efforçât de nous réjouir, sans qu'il put<br />
manger que bien peu. Toutefois avant la fin du souper,<br />
il prit congé <strong>et</strong> se fit remporter en sa chambre, qui était<br />
proche, disant ces mots avec une face la plus joyeuse<br />
qu'il pouvait : « Une paroi entre deux n'empêchera<br />
point que je ne sois conjoint d'esprit avec vous ».<br />
Depuis ce soir, il ne bouge plus de dessus ses reins,<br />
épuisé, déjà fort maigre avant, mais pas changé de<br />
visage. »<br />
Le 26 mai, le procès-verbal du Conseil déclare :<br />
Le sieur Antoine <strong>Calvin</strong> refusa hier de prendre le<br />
mandement (ordre de paiement de traitement) de son<br />
frère, disant qu'il est prochain de la mort, <strong>et</strong> qu'on<br />
ne peut le persuader à le recevoir.<br />
Le samedi 27 mai 1564, il sembla qu'il parlait<br />
plus fort <strong>et</strong> se sentait plus à son aise.
348 CALVIN<br />
Vers huit heures du soir, les signes de la mort<br />
apparurent.<br />
De Bèze, qui venait de partir avec quelques<br />
frères, accourut, mais <strong>Calvin</strong> avait déjà rendu<br />
l'esprit, paisiblement, sans râler, sans remuer ni<br />
pied ni main. Il semblait plutôt endormi. Le soleil<br />
se couchait.<br />
Ainsi mourut celui dont on a pu dire :<br />
Ce fut un homme de combat <strong>et</strong> de création, qui sut<br />
renverser <strong>et</strong> qui sut bâtir, une des plus vigoureuses<br />
intelligences qui aient été, une des plus hautes consciences,<br />
surtout un des plus grands courages qui se<br />
soient montrés dans la race humaine.
LISTE DES PRINCIPAUX OUVRAGES<br />
CONSULTÉS<br />
Professeur Emile DOUMERGUE. — <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>. Les<br />
hommes <strong>et</strong> les choses de son temps (1899-1927).<br />
(Nous devons rendre un hommage particulier à<br />
c<strong>et</strong>te étude remarquable dont l'abondante documentation<br />
a été utilisée par nous à maintes reprises au<br />
cours de notre ouvrage).<br />
M. F. GUIZOT. — La vie de quatre grands chrétiens<br />
français.<br />
Emile FAGUET. — Seizième siècle. Études littéraires.<br />
M. AUDIN. — Histoire de la Vie, des ouvrages <strong>et</strong> des<br />
doctrines de <strong>Calvin</strong>.<br />
Th. DE BÈZE. — Histoire des Eglises réformées de<br />
France.<br />
Th. DE BÈZE. — Histoire de la vie <strong>et</strong> mort de <strong>Calvin</strong>.<br />
GABEREL. — Histoire de l'Eglise de Genève.<br />
STAHELIN. — <strong>Jean</strong> Dalvin <strong>et</strong> ses principaux écrits.<br />
Ch. DRELINCOURT. — La défense de <strong>Calvin</strong>.<br />
Amédée ROGET. — L'Eglise <strong>et</strong> l'Etat de Genève du vivant<br />
de <strong>Calvin</strong>.<br />
BUNGENER. — <strong>Calvin</strong>, Sa vie, son oeuvre <strong>et</strong> ses écrits.<br />
HENRY. — Vie de <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>.<br />
Th. DUFOUR. — <strong>Calvin</strong>iana.<br />
H. BOLSEC. — Histoire de la vie, moeurs, actes <strong>et</strong> mort<br />
de J. <strong>Calvin</strong>.<br />
Fl. DE RÉMOND. — Histoire de la naissance, progrès<br />
<strong>et</strong> décadence de l'hérésie de ce siècle.
350 LISTE DES PRINCIPAUX OUVRAGES<br />
J. LE VASSEUR. — Annales de l'église de Noyon.<br />
DIDE. — Michel Serv<strong>et</strong> <strong>et</strong> <strong>Calvin</strong>.<br />
Abel LEFRANC. — La jeunesse de <strong>Calvin</strong>.<br />
KARMIN. — <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> le Genevois.<br />
Abbé Louis FOURGEAUD. — Origine <strong>et</strong> introduction<br />
du protestantisme en Angoumois.<br />
VIGNET. — <strong>Calvin</strong> d'après <strong>Calvin</strong>.<br />
E. WEISS. — J. <strong>Calvin</strong>, l'homme <strong>et</strong> l'oeuvre.<br />
Louis RUFFET. — <strong>Calvin</strong> <strong>et</strong> Serv<strong>et</strong>.<br />
J. PANNIER. — L'enfance <strong>et</strong> la jeunesse de <strong>Jean</strong> <strong>Calvin</strong>-<br />
M. MAIMBOURG. — Histoire du <strong>Calvin</strong>isme.<br />
BIMBENET. — Mémoires sur les écoliers de la nation<br />
picarde à l'Université d'Orléans <strong>et</strong> sur la maille d'or<br />
de Florence (Mémoires de la Société des Antiquaires<br />
de Picardie, 1850).<br />
Dr CABANES. —Les indiscrétions de l'Histoire, tome III.<br />
SOULIER. — Histoire du <strong>Calvin</strong>isme.<br />
PICOT. — Histoire de Genève.<br />
RUCHAT. — Histoire de la réformation en Suisse.<br />
James FAZY. — Essai d'un précis de l'histoire de la<br />
République de Genève.<br />
M. MAGNIN. — Histoire de la réformation de Genève.<br />
L. DE HALLER. — Histoire de la réformation protestante<br />
dans la Suisse Occidentale.<br />
HAAG. — Vie de <strong>Calvin</strong>.<br />
LETTRES DE CALVIN.<br />
ARCHIVES DE LA VILLE DE GENÈVE.
TABLE<br />
CHAPITRE I. A Noyon 7<br />
— II. Au Collège Montaigu 25<br />
— III. A Orléans 39<br />
— IV. A Bourges 50<br />
— V. L'évolution 61<br />
— VI. R<strong>et</strong>our à Orléans 71<br />
— VII. La conversion 77<br />
— VIII. Premiers actes de prosélytisme. 85<br />
— IX. La rupture 109<br />
— X. Vers l'exil 120<br />
— XI. Premier séjour à Genève 134<br />
— XII. Essais d'organisation 152<br />
— XIII. L'échec 170<br />
— XIV. Strasbourg. Années d'études <strong>et</strong><br />
de préparation<br />
181<br />
— XV. Mariage de <strong>Calvin</strong> 206<br />
— XVI. L'appel de Genève 220<br />
— XVII. Le r<strong>et</strong>our à Genève 232<br />
— XVIII. La lutte 241<br />
— XIX. La mort d'Idel<strong>et</strong>te 267<br />
— XX. Michel Serv<strong>et</strong> 275<br />
— XXI. Le triomphe 297<br />
— XXII. Dernières années 318<br />
Liste des principaux ouvrages consultés 349
ACHEVÉ D'IMPRIMER<br />
LE 17 NOVEMBRE 1931<br />
PAR F. PAILLART A<br />
ABBEVILLE (SOMME)
EXTRAIT DU CATALOGUE<br />
Dans le format in-8° écu, tirage sur A Ifax Navarre<br />
LETTRES INTIMES DE DISRAELI 20 »<br />
LETTRES DE L'IMPÉRATRICE FREDERIC 20 »<br />
STEFAN ZWEIG. — Joseph Fouché 20 »<br />
LETTRES DE DEGAS (Préface de Daniel Halévy), illustré.. . 25 »<br />
CORRESPONDANCE SECRÈTE DE BULOW ET DE<br />
GUILLAUME II 20 »<br />
GASTON BAISSETTE. — Hippocrate 20 »<br />
EMILE BAUMANN. — Marie-Antoin<strong>et</strong>te <strong>et</strong> Axel Fersen, 20 »<br />
Dans le format in-8° couronne<br />
ANDRE BELLESSORT. — Les Intellectuels <strong>et</strong> la Troisième<br />
République 15 »<br />
(Collection La Leçons du Passé..<br />
GEORGES BERNANOS. — La grande peur des bienpensants<br />
18 »<br />
(Collection Pour Mon Plaisir.)<br />
LOUIS BERTRAND, de l'Académie Française. — Philippe II.<br />
Une ténébreuse affaire 15 »<br />
(Collection Les Leçons du Passé.)<br />
MARCEL BOULENGER. — Mazarin, soutien de l'Etat. 15 »<br />
(Collection Les Leçons du Passé.)<br />
ROBERT DREYFUS. — Monsieur Thiers contre l'Empire,<br />
la Guerre, la Commune (1869-1871) 15 »<br />
PIERRE DOMINIQUE. — La Commune 15 »<br />
JEAN GUÉHENNO. — L'Evangile éternel (Etude sur<br />
Michel<strong>et</strong>) 15 "<br />
JEAN GUÉHENNO. — Conversion à l'Humain 15 "<br />
DANIEL HALÉVY. — La Fin des Notables 15 »<br />
— Décadence de la Liberté 15 »<br />
G. LENOTRE. — Georges Cadoudal 15 »<br />
(Collection La Leçons du Passé.)<br />
J. LUCAS-DUBRETON. — La Manière Forte. Casimir<br />
Perier <strong>et</strong> la Révolution de 1830 15 »<br />
(Collection Les Leçons du Passé.)<br />
FRIEDRICH SIEBURG. — d'une<br />
burg.)<br />
Dieu est-il<br />
l<strong>et</strong>tre de Bernard Grass<strong>et</strong><br />
Français?<br />
à Friedrich<br />
(Suivi<br />
Sie-<br />
15 »<br />
PAUL RIVAL. — César Borgia 15 »<br />
(Collection Pour Mon Plaisir.)<br />
EDITIONS BERNARD GRASSET
TABLE<br />
CHAPITRE I. A Noyon<br />
CHAPITRE II. Au Collège Montaigu<br />
CHAPITRE III. A Orléans<br />
CHAPITRE IV. A Bourges<br />
CHAPITRE V. L'évolution<br />
CHAPITRE VI. R<strong>et</strong>our à Orléans<br />
CHAPITRE VII. La conversion<br />
CHAPITRE VIII. Premiers actes de prosélytisme<br />
CHAPITRE IX. La rupture<br />
CHAPITRE X. Vers l'exil<br />
CHAPITRE XI. Premier séjour à Genève<br />
CHAPITRE XII. Essais d'organisation<br />
CHAPITRE XIII. L'échec<br />
CHAPITRE XIV. Strasbourg. Années d'études <strong>et</strong> de préparation<br />
CHAPITRE XV. Mariage de <strong>Calvin</strong><br />
CHAPITRE XVI. L'appel de Genève<br />
CHAPITRE XVII. Le r<strong>et</strong>our à Genève<br />
CHAPITRE XVIII. La lutte<br />
CHAPITRE XIX. La mort d'Idel<strong>et</strong>te<br />
CHAPITRE XX. Michel Serv<strong>et</strong><br />
CHAPITRE XXI. Le triomphe<br />
CHAPITRE XXII. Dernières années<br />
Liste des principaux ouvrages consultés