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Une rentrée littéraire sous le signe du réel - L'Orient-Le Jour

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Supplément menSuel<br />

Jeudi 4 août 2011<br />

Numéro 62 - V e année<br />

II. <strong>Le</strong> point de vue de Marwan Hamadé<br />

III. Yves Bonnefoy, <strong>le</strong> devoir de rêve et d’espoir<br />

V. Tripoli, la Mamelouke titubante<br />

édito<br />

Dérives<br />

Tandis que <strong>le</strong>s massacres<br />

se poursuivent<br />

en Syrie, devenue<br />

mouroir et transformée en<br />

prison au milieu de ce que <strong>le</strong><br />

président Char<strong>le</strong>s Hélou appelait<br />

« un si<strong>le</strong>nce souillé de<br />

connivence », <strong>le</strong> Liban libre ne<br />

peut que se solidariser avec un<br />

peup<strong>le</strong> qui, héroïquement, en<strong>du</strong>re<br />

ce que <strong>le</strong>s Libanais euxmêmes<br />

ont subi trente ans <strong>du</strong>rant.<br />

Pour sa part, <strong>le</strong> pays <strong>du</strong><br />

Cèdre n’est pas sorti de l’auberge.<br />

En deux semaines, <strong>le</strong><br />

Hezbollah aura réussi l’exploit<br />

de s’imposer comme <strong>le</strong> digne<br />

successeur de la Syrie sur notre<br />

territoire. Pour bafouer la justice,<br />

il béatifie <strong>le</strong>s « wanted »<br />

<strong>du</strong> TSL et empêche <strong>le</strong>s inspecteurs<br />

d’enquêter sur l’explosion<br />

suspecte d’une « bonbonne<br />

» dans la banlieue sud.<br />

Pour terroriser la population,<br />

il orchestre des manifestations<br />

provocatrices à Jdeidé. Pour saper<br />

<strong>le</strong>s institutions en place, il<br />

nomme <strong>le</strong>s fonctionnaires zélés<br />

qu’il souhaite et émet des<br />

firmans à propos <strong>du</strong> pétro<strong>le</strong> et<br />

<strong>du</strong> gaz. Par expansionnisme, il<br />

grignote <strong>le</strong>s terrains de Lassa<br />

et chasse ceux qui ont l’outrecuidance<br />

de protester. Pour<br />

muse<strong>le</strong>r la liberté d’expression,<br />

il menace de coffrer <strong>le</strong><br />

chanteur Zeid Hamdane. Pour<br />

s’ériger en défenseur de l’ordre<br />

public, il prohibe la vente d’alcool<br />

au Sud et exhibe un de ses<br />

ministres à la télévision pour<br />

menacer de fermeture <strong>le</strong>s restaurants<br />

qui « manquent d’hygiène<br />

» !<br />

État dans l’État, armée hors<br />

de l’armée, <strong>le</strong> parti en question<br />

s’emploie désormais à cannibaliser<br />

<strong>le</strong>s reliquats de notre État<br />

à l’image de son protecteur damascène<br />

qui, pendant trois décennies,<br />

a méthodiquement détruit<br />

nos institutions. Au lieu<br />

d’unifier, il divise ; au lieu de<br />

se faire accepter, il se met à dos<br />

tous ceux qui espéraient <strong>le</strong> voir<br />

un jour intégrer cet État chétif<br />

dont il se fait <strong>le</strong> pourfendeur.<br />

Prisonnier de ses allégeances,<br />

saura-t-il enfin se libérer pour<br />

nous libérer ?<br />

A<strong>le</strong>xAndre NAJJAr<br />

Comité de rédaction :<br />

A<strong>le</strong>xANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi,<br />

GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe, jAbbour<br />

douAihy, rittA bAddourA.<br />

Coordination généra<strong>le</strong> : hiNd dArwiCh<br />

Secrétaire de rédaction : A<strong>le</strong>xANdre medAwAr<br />

Correction : mArilys hAtem<br />

Contributeurs :<br />

ZeiNA bAssil, lAureNt borderie, edGAr<br />

dAvidiAN, NAdim derGhAm, lAmiA el<br />

sAAd, sAmer frANGié, luCie Geffroy,<br />

kAtiA GhosN, mArwAN hAmAdé,<br />

mAhmoud hArb, ANtoiNe messArrA,<br />

NAdA NAssAr-ChAoul.<br />

E-mail : lorientlitteraire@yahoo.com<br />

Supplément publié en partenariat avec la<br />

Librairie Antoine.<br />

www. lorientlitteraire.com<br />

Paraît <strong>le</strong> premier jeudi de chaque mois<br />

<strong>Une</strong> <strong>rentrée</strong><br />

<strong>littéraire</strong> <strong>sous</strong><br />

<strong>le</strong> <strong>signe</strong> <strong>du</strong> <strong>réel</strong><br />

© Hélène Bamberger / P.O.L<br />

EmmanuEl CarrèrE<br />

Limonov, POL<br />

<strong>Le</strong> 7 octobre 2006, Anna Politkovskaïa est sauvagement<br />

abattue. Quelques jours plus tard, Emmanuel<br />

Carrère se rend à Moscou. Ce n’est pas sur la mort<br />

de la célèbre journaliste moscovite qu’il finira par<br />

enquêter, mais sur la vie extravagante d’une vieil<strong>le</strong><br />

connaissance qu’il croise là-bas : Édouard Limonov,<br />

un écrivain russe sulfureux. L’auteur d’un Roman<br />

russe (2007) et <strong>du</strong> très remarqué D’autres vies que<br />

la mienne (2009) dessine ici <strong>le</strong> portrait d’un aventurier<br />

des temps modernes qui fut « voyou en Ukraine,<br />

ido<strong>le</strong> de l’underground soviétique <strong>sous</strong> Brejnev,<br />

clochard puis va<strong>le</strong>t de chambre d’un milliardaire à<br />

Manhattan (…) et maintenant vieux chef charismatique<br />

d’un parti de jeune desperados ».<br />

® E. Robert-Espalieu<br />

Yasmina Khadra<br />

L’équation africaine, Julliard<br />

Médecin à Francfort, Kurt Krausmann mène une<br />

vie des plus bana<strong>le</strong>s jusqu’au jour où il retrouve<br />

sa femme gisant dans sa baignoire : el<strong>le</strong> s’est suicidée.<br />

Pour l’aider à surmonter ce drame, Hans,<br />

son meil<strong>le</strong>ur ami, un riche homme d’affaires versé<br />

dans l’humanitaire, l’emmène sur son voilier<br />

jusqu’aux î<strong>le</strong>s Comores. Au large des côtes somaliennes,<br />

Kurt et Hans sont en<strong>le</strong>vés par des pirates<br />

puis transférés dans un campement clandestin…<br />

À travers <strong>le</strong>ur regard, Yasmina Khadra dresse <strong>le</strong><br />

portrait d’une Afrique orienta<strong>le</strong> aux multip<strong>le</strong>s<br />

contradictions. Auteur d’une quinzaine de romans<br />

dont L’attentat, <strong>le</strong> romancier algérien vient<br />

d’obtenir <strong>le</strong> grand prix de l’Académie française<br />

2011 pour l’ensemb<strong>le</strong> de son œuvre.<br />

© C. Hélie / Gallimard<br />

BoualEm sansal<br />

Rue Darwin, Gallimard<br />

« <strong>Le</strong> temps de déterrer <strong>le</strong>s morts et de <strong>le</strong>s<br />

regarder en face » est venu. C’est pour cela<br />

que Yazid a décidé de retourner rue Darwin,<br />

« cette pauvre venel<strong>le</strong> où s’était déroulée son<br />

enfance », dans <strong>le</strong> quartier Belcourt à Alger.<br />

Né d’une mère prostituée, Yazid a été é<strong>le</strong>vée<br />

par sa grand-mère, une maquerel<strong>le</strong> toutepuissante<br />

qui a bâti sa fortune sur <strong>le</strong> bordel<br />

jouxtant la maison. En filigrane de l’histoire<br />

familia<strong>le</strong>, <strong>le</strong> récit évoque la grande histoire<br />

tourmentée de l’Algérie. <strong>Le</strong> romancier algérien<br />

a obtenu <strong>le</strong> grand prix de la Francophonie<br />

2008 pour son dernier roman, <strong>Le</strong> village<br />

de l’Al<strong>le</strong>mand.<br />

© Roberto Frankenberg<br />

CharlEs dantzig<br />

Dans un avion pour Caracas, Grasset<br />

Jusqu’à présent, l’auteur <strong>du</strong> célèbre Dictionnaire<br />

égoïste de la littérature française et de Pourquoi<br />

lire ? (2010) avait plutôt habitué ses <strong>le</strong>cteurs à<br />

de brillants essais sur la littérature. Du Dantzig<br />

romancier, on se souvient toutefois de Je m’appel<strong>le</strong><br />

François (2007) inspiré de la vie de l’escroc Christophe<br />

Rocancourt. Dans un avion pour Caracas<br />

est son cinquième roman. <strong>Le</strong> narrateur se rend au<br />

Venezuela pour chercher son meil<strong>le</strong>ur ami, porté<br />

disparu. Se déroulant intégra<strong>le</strong>ment à bord <strong>du</strong><br />

Boeing en vol pour Caracas, <strong>le</strong> récit se compose de<br />

ses réf<strong>le</strong>xions sur l’amitié, <strong>le</strong> sexe, Hugo Chavez,<br />

etc. Char<strong>le</strong>s Dantzig a obtenu <strong>le</strong> grand prix Jean<br />

Giono 2010 pour l’ensemb<strong>le</strong> de son œuvre.<br />

© Hannah<br />

Fouad laroui<br />

La vieil<strong>le</strong> dame <strong>du</strong> riad, Julliard<br />

La « vieil<strong>le</strong> dame » <strong>du</strong> riad, c’est cel<strong>le</strong> que<br />

François et Céci<strong>le</strong> ont découverte avec<br />

stupeur dans une petite pièce au fond de la<br />

maison de Marrakech qu’ils venaient juste<br />

d’acquérir, après avoir tout plaqué à Paris.<br />

Que fait-el<strong>le</strong> là ? Mystère. Que vont-ils<br />

faire d’el<strong>le</strong> ? C’est toute la question. Économiste,<br />

romancier, poète et critique <strong>littéraire</strong>,<br />

Fouad Laroui nous propose une fab<strong>le</strong><br />

tragi-comique sur <strong>le</strong>s différences culturel<strong>le</strong>s.<br />

Écrivain marocain de langue française, il est<br />

aussi l’auteur d’un recueil de nouvel<strong>le</strong>s Tu<br />

n’as rien compris à Hassan II, dont <strong>le</strong> titre<br />

résume parfaitement <strong>le</strong> regard qu’il porte<br />

sur l’humanité : drô<strong>le</strong> et tendre.<br />

D.R.<br />

morgan sportès<br />

Tout, tout de suite, Fayard<br />

En préambu<strong>le</strong>, l’auteur a pris soin de préciser<br />

que son livre, quoiqu’inspiré d’un fait divers,<br />

appartenait bien au genre <strong>du</strong> roman. En janvier<br />

2006, dans la région parisienne, un jeune<br />

homme de confession juive, Ilan Halimi, est<br />

kidnappé, séquestré, torturé puis assassiné dans<br />

des conditions atroces. En France, l’affaire dite<br />

« <strong>du</strong> gang des barbares » avait suscité une vive<br />

émotion. En reconstituant point par point la<br />

machine de l’horreur, l’auteur livre un grand<br />

roman sur l’effroyab<strong>le</strong> banalité <strong>du</strong> mal. Né à<br />

Alger en 1947, Morgan Sportès est l’auteur de<br />

plus d’une quinzaine de livres tra<strong>du</strong>its dans de<br />

nombreuses langues.<br />

VI. P<strong>le</strong>nel et Stora : <strong>Le</strong>s révolutions arabes<br />

VII. Maha Hassan, la liberté faite femme<br />

VIII. Akl Awit, naufragé de l’infinie naissance<br />

On ne connaîtra la réponse qu’en novembre prochain, mais déjà<br />

<strong>le</strong> microcosme <strong>littéraire</strong> parisien s’interroge : qui succédera à<br />

Michel Houel<strong>le</strong>becq, prix Goncourt 2010 ? Voici une sé<strong>le</strong>ction<br />

de 12 romans qui marqueront à coup sûr la <strong>rentrée</strong> <strong>littéraire</strong><br />

2011. Parmi eux, beaucoup ont en commun d’interroger <strong>le</strong><br />

<strong>réel</strong>, de s’en inspirer et de <strong>le</strong> sublimer pour en tirer des récits<br />

profondément romanesques.<br />

lucie GEffrOy<br />

© Hélène Bamberger / P.O.L<br />

mariE darriEussECq<br />

Clèves, POL<br />

<strong>Le</strong> titre <strong>du</strong> nouveau roman de Marie Darrieussecq<br />

n’a rien à voir avec la princesse de<br />

Madame de La Fayette. Quoique. On est dans<br />

<strong>le</strong>s années 1980. Clèves est une petite vil<strong>le</strong> de<br />

province où vit Solange, élève en primaire,<br />

au côté de son père pilote de ligne et de sa<br />

mère vendeuse de bibelots. Construit en trois<br />

parties respectivement intitulées « <strong>Le</strong>s avoir »,<br />

« <strong>Le</strong> faire », « <strong>Le</strong> refaire », <strong>le</strong> roman raconte<br />

l’éveil à la vie sexuel<strong>le</strong> de Solange. Bien que<br />

souvent en lice, l’auteur de Truisme (1996)<br />

et de Tom est mort (2007) n’a jamais obtenu<br />

ni <strong>le</strong> Goncourt ni <strong>le</strong> Femina. Peut-être cette<br />

année avec ce huitième roman sans tabous ?<br />

© Benjamin Chelly<br />

VéroniquE oValdé<br />

Des vies d’oiseaux, L’Olivier<br />

<strong>Le</strong>s romans de Véronique Ovaldé, née en 1972,<br />

connaissent un succès grandissant. Deux ans<br />

après Ce que je sais de Vera Candida (2009)<br />

plusieurs fois récompensé, la jeune romancière<br />

revient avec un récit qui commence comme un<br />

roman policier pour finir en ga<strong>le</strong>rie de personnages<br />

attachants. Venu enquêter chez madame<br />

Izarra pour un soi-disant cambriolage, <strong>le</strong><br />

lieutenant Taïbo découvre que la fil<strong>le</strong> de cel<strong>le</strong>-ci<br />

a fui mystérieusement l’année précédente. Il<br />

décide de l’aider à la retrouver. Par la grâce de<br />

l’amour, chacun des protagonistes de ce huitième<br />

roman de Véronique Ovaldé sera amené<br />

à se défaire de ses liens, familiaux, conjugaux<br />

ou sociaux, pour éprouver sa liberté d’exister.<br />

© Mark Melki<br />

lYonEl trouillot<br />

La bel<strong>le</strong> amour humaine, Actes Sud<br />

La bel<strong>le</strong> amour humaine est l’histoire<br />

d’une quête. Cel<strong>le</strong> d’Anaïse, une jeune<br />

Occidenta<strong>le</strong> qui se rend à Haïti sur <strong>le</strong>s<br />

traces de son père. Au fil des récits qu’el<strong>le</strong><br />

recueil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> tente de recomposer <strong>le</strong> puzz<strong>le</strong><br />

familial et, ce faisant, appréhende la nécessité<br />

absolue d’une va<strong>le</strong>ur tombée en désuétude<br />

: la fraternité. <strong>Le</strong> roman interroge <strong>le</strong><br />

hasard des destinées qui vous font naître<br />

blanc ou noir, riche ou pauvre. <strong>Jour</strong>naliste,<br />

intel<strong>le</strong>ctuel engagé, romancier et poète,<br />

Lyonel Trouillot, né en 1956 à Port-au-<br />

Prince, est un acteur incontournab<strong>le</strong> de la<br />

scène francophone mondia<strong>le</strong>.<br />

© C. Hélie / Gallimard<br />

daVid FoEnKinos<br />

<strong>Le</strong>s souvenirs, Gallimard<br />

En 2007, <strong>le</strong> jeune écrivain publiait<br />

Qui se souvient de David Foenkinos ?<br />

Récurrente dans son œuvre, la notion<br />

de souvenir est au cœur de ce neuvième<br />

roman de l’auteur de La Délicatesse<br />

(2009). À l’occasion de la mort de son<br />

grand-père, <strong>le</strong> narrateur repasse <strong>le</strong> film<br />

de son enfance et retrace par bribes<br />

l’existence de ses aïeuls. Méditation<br />

sur <strong>le</strong> rapport au temps, ce neuvième<br />

roman <strong>du</strong> poulain de la maison Gallimard,<br />

né en 1974, confirme <strong>le</strong> ta<strong>le</strong>nt<br />

d’un romancier qui a su créer un univers<br />

singulier, léger et loufoque.<br />

© Francesca Mantovani<br />

© D. Gaillard<br />

I<br />

ériC rEinhardt<br />

<strong>Le</strong> système Victoria, Stock<br />

Né en 1965, Éric Reinhardt peut être considéré<br />

comme un jeune auteur. Il y a quatre ans, son<br />

Cendrillon avait marqué la <strong>rentrée</strong> <strong>littéraire</strong><br />

2007 (prix Renaudot). Conte social, il évoquait<br />

<strong>le</strong>s dérives obscènes de la société moderne. <strong>Le</strong><br />

système Victoria, son cinquième roman, s’inscrit<br />

dans la même veine. Il raconte <strong>le</strong> destin de<br />

David Kolski dont l’existence a été bou<strong>le</strong>versée<br />

par sa rencontre avec Victoria. Si ce jour-là,<br />

il ne lui avait pas adressé la paro<strong>le</strong>, « aujourd’hui,<br />

el<strong>le</strong> serait encore vivante, David ne<br />

vivrait pas retiré dans un hôtel de la Creuse,<br />

séparé de sa femme et de ses fil<strong>le</strong>s. (…). Seu<strong>le</strong>ment,<br />

<strong>le</strong> visage de Victoria s’est tourné vers <strong>le</strong><br />

sien et David a aussitôt basculé dans sa vie ».<br />

lYdiE salVaYrE<br />

Hymne, Seuil<br />

<strong>Le</strong> 18 août 1969, à 9 heures, devant la fou<strong>le</strong><br />

de Woodstock, Jimi Hendrix interprète une<br />

version bou<strong>le</strong>versante de l’hymne américain. À<br />

partir de ce concert historique, Lydie Salvayre<br />

revisite la légende dorée <strong>du</strong> guitariste de génie<br />

et nous éclaire sur la force de la musique et de<br />

la révolte. Incompris par son époque, rongé<br />

par l’inanité <strong>du</strong> show-biz, <strong>le</strong> chanteur noir a<br />

fini dans la drogue et l’autodestruction. Née<br />

en 1948, Lydie Salvayre est l’auteure d’une<br />

quinzaine de romans dont La puissance des<br />

mouches (1995), La compagnie des spectres<br />

(1997) et Portrait de l’écrivain en animal<br />

domestique (2007).


II Au fil des jours<br />

<strong>Le</strong> point de vue de Marwan Hamadé<br />

non-assistance<br />

à peup<strong>le</strong> en danger<br />

Y aurait-il<br />

un délit<br />

de non-assistance à<br />

peup<strong>le</strong> en danger que<br />

nous l’aurions déjà commis.<br />

Tous. <strong>Le</strong> monde d’abord, <strong>le</strong>s<br />

Arabes ensuite, <strong>le</strong>s Libanais<br />

enfin et surtout. Car <strong>du</strong> tab<strong>le</strong>au<br />

saisissant de la révo- D.R.<br />

lution syrienne, nous n’avons saisi ni<br />

l’essentiel ni <strong>le</strong>s nuances.<br />

Il y a bien sûr ceux qui, quoi qu’il arrive,<br />

ne se reconnaissent que dans <strong>le</strong>s<br />

effluves des régimes autocratiques,<br />

avec <strong>le</strong>urs re<strong>le</strong>nts de geô<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>urs<br />

arômes de délation, <strong>le</strong>urs fragrances de<br />

courbettes. On retrouve dans ce camp<br />

désespérément nostalgique des dictatures,<br />

un amalgame de fanatiques des<br />

chemises brunes, noires ou orange. À<br />

ceux-là, point de reproches à adresser<br />

puisque pour eux, <strong>le</strong>s prisons en <strong>du</strong>r<br />

et <strong>le</strong>s prisons menta<strong>le</strong>s sont indissociab<strong>le</strong>s.<br />

Ils écument de rage, raffo<strong>le</strong>nt<br />

de populisme et sont béats d’admiration<br />

qui devant un barbu déchaîné qui<br />

devant un général névrosé.<br />

Mais là où <strong>le</strong> bât b<strong>le</strong>sse, c’est dans<br />

l’autre camp, en réalité <strong>le</strong> nôtre, ou<br />

– préten<strong>du</strong>ment – <strong>le</strong> nôtre. Car <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce, la prudence ou la couardise,<br />

que nous observons dans <strong>le</strong>s rangs <strong>du</strong><br />

14 Mars ne peut s’expliquer que par<br />

un manque total de discernement. À<br />

force de confondre ras-<strong>le</strong>-bol populaire<br />

et soif authentique de libertés<br />

avec l’effervescence de quelques intégristes<br />

égarés, nous faisons <strong>le</strong> jeu de<br />

ces derniers, trop heureux de se voir<br />

attribuer <strong>le</strong>s flambeaux de la révolution<br />

arabe par ceux-là mêmes – nous<br />

en particulier – qui furent <strong>le</strong>s premiers<br />

à secouer <strong>le</strong> joug de l’arbitraire.<br />

Tous <strong>le</strong>s prétextes sont bons, repris<br />

toujours sans discernement par<br />

quelques bourgeois fri<strong>le</strong>ux, quelques<br />

intel<strong>le</strong>ctuels de la fausse droite<br />

comme de la fausse gauche, et ici ou<br />

là quelques prélats et ulémas en retard<br />

de deux sièc<strong>le</strong>s d’indépendance<br />

et de « Nahda » et pour qui l’immobilisme<br />

dégradant des régimes arabes<br />

vaut mieux que l’inconnu prometteur<br />

de la révolution en marche. Comment<br />

peut-on en effet se poser en parangon<br />

de vertu financière et démocratique et<br />

rester béats devant <strong>le</strong>s sommets de la<br />

corruption et de la répression qu’incarnent<br />

un Rami Makhlouf et un<br />

Maher el-Assad ? Comment peut-on<br />

concilier l’attachement à la diversité<br />

démocratique en prônant l’écrasement<br />

des majorités par des alliances de minorités<br />

fri<strong>le</strong>uses ? Comment préserver<br />

l’unité <strong>du</strong> Liban et son caractère<br />

pluraliste en priant pour une victoire<br />

–désormais impossib<strong>le</strong> – d’un régime<br />

sectaire aux dépens de cités détruites<br />

et de campagnes dévastées ?<br />

Comment enfin tolérer nos artistes<br />

de music-hall qui n’ont trouvé rien<br />

Décès de Thierry Martens<br />

<strong>Le</strong> scénariste,<br />

auteur et<br />

historien de la<br />

bande dessinée<br />

Thierry Martens<br />

est mort<br />

<strong>le</strong> 27 juin à<br />

l’âge de 69 ans.<br />

Succédant à<br />

Yvan Delporte<br />

comme rédac-<br />

D.R.<br />

teur en chef <strong>du</strong> <strong>Jour</strong>nal de Spirou, de<br />

1968 à 1978, Thierry Martens a été<br />

<strong>le</strong> « Monsieur Album » de Dupuis,<br />

avant de prendre sa retraite en 2006.<br />

Il était <strong>le</strong> scénariste de plusieurs<br />

séries comme Natacha, Archie Cash,<br />

Aryanne et Vincent Murat.<br />

<strong>Le</strong> dernier Maya<br />

Scénarisé par<br />

Stéphane Louis,<br />

<strong>le</strong> premier vo<strong>le</strong>t<br />

de la série Escobar,<br />

intitulé <strong>Le</strong><br />

dernier Maya,<br />

vient de paraître<br />

aux éditions <strong>du</strong><br />

Lombard. <strong>Le</strong><br />

démon Ché-é,<br />

protecteur de la<br />

jung<strong>le</strong> mexicaine, y livre un combat<br />

séculaire contre un ennemi in<strong>du</strong>striel.<br />

Quel lien entretient-il avec <strong>le</strong> guerrier<br />

maya Escobar ? C’est ce que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />

découvrira au terme de cette aventure<br />

fantastique imprégnée de culture<br />

maya !<br />

Actu BD<br />

de mieux que de se pro<strong>du</strong>ire,<br />

place des Omeyyades,<br />

en <strong>signe</strong> d’appui au Baas<br />

devant une fou<strong>le</strong> importée,<br />

dont émergeaient plus d’oriflammes<br />

jaunes <strong>du</strong> « Hezb »<br />

que de drapeaux syriens ?<br />

Que dire aussi de ceux qui<br />

défi<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong>s chancel<strong>le</strong>ries pour<br />

mettre en garde contre une chute de la<br />

dictature à Damas, préten<strong>du</strong>ment « catastrophique<br />

» pour <strong>le</strong> Liban, sans une<br />

pensée aux bombardements qui n’ont<br />

épargné personne, nul<strong>le</strong> part et tout <strong>le</strong><br />

temps, ni aux exactions qui ont mutilé<br />

tout <strong>le</strong> pays, et enfin aux assassinats<br />

qui ont ciblé, à tour de rô<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s <strong>le</strong>aders<br />

de tous <strong>le</strong>s partis et de toutes <strong>le</strong>s<br />

communautés.<br />

<strong>Le</strong> plus regrettab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s non-témoignages<br />

libanais envers <strong>le</strong> peup<strong>le</strong><br />

syrien, c’est d’avoir laissé avec notre<br />

si<strong>le</strong>nce, à une poignée de salafistes <strong>le</strong><br />

privilège de se poser, à l’occasion, en<br />

champions des libertés, dénaturant<br />

ainsi <strong>le</strong>s <strong>réel</strong>s moteurs de l’insurrection<br />

voisine.<br />

<strong>Le</strong> bon point de l’in<strong>du</strong>lgence que<br />

j’accorde au 8 Mars qui croit avoir<br />

gagné à Beyrouth un pouvoir qu’il a<br />

déjà per<strong>du</strong> à Damas, je ne <strong>le</strong> décerne<br />

point à ceux qui, hier encore massés<br />

place des Martyrs, clouaient au pilori<br />

<strong>le</strong> même Bachar que la rue syrienne<br />

déboulonne aujourd’hui,<br />

Mes pensées vont, au fil des actes<br />

d’accusation, parus ou à paraître, à<br />

tous ceux qui, en tombant pour <strong>le</strong><br />

Liban, ont probab<strong>le</strong>ment depuis<br />

des décennies rallumé <strong>le</strong>ntement la<br />

flamme de l’espoir syrien. Nos deux<br />

peup<strong>le</strong>s qui avaient retrouvé <strong>le</strong>ur indépendance<br />

dans <strong>le</strong>s années 40, avec<br />

des systèmes par<strong>le</strong>mentaires certes<br />

hérités <strong>du</strong> mandat, mais par<strong>le</strong>mentaires<br />

quand même, ont depuis per<strong>du</strong><br />

cette indépendance dans <strong>le</strong> tourbillon<br />

des illusions et l’abîme des<br />

hégémonies. <strong>Le</strong> peup<strong>le</strong> syrien, bien<br />

avant ses dirigeants, aura ainsi compris<br />

qu’on ne libère pas la Syrie en<br />

assujettissant <strong>le</strong> Liban et en bradant<br />

la Pa<strong>le</strong>stine.<br />

À nos dirigeants et à nous-mêmes<br />

de <strong>le</strong> comprendre à notre tour. Pire<br />

qu’une non-assistance à un peup<strong>le</strong><br />

frère en danger, nos complicités présidentiel<strong>le</strong>s,<br />

gouvernementa<strong>le</strong>s, religieuses<br />

et partisanes, avec la dictature<br />

syrienne, sont pour <strong>le</strong> moins un<br />

suicide <strong>du</strong> Liban, et pour <strong>le</strong> pire, un<br />

crime contre <strong>le</strong> Liban.<br />

Droit d’ingérence, devoir d’ingérence,<br />

je ne cherche pas, ici, à compliquer<br />

plus qu’el<strong>le</strong>s ne <strong>le</strong> sont <strong>le</strong>s relations<br />

libano-syriennes. Mais, pour une fois,<br />

c’est un pari sur l’avenir qu’il faut<br />

prendre. Samir Kassir l’avait osé. C’est<br />

vrai qu’il en est mort…<br />

<strong>Le</strong>s Vikings débarquent !<br />

Sylvain Runberg,<br />

« <strong>le</strong> plus suédois des<br />

scénaristes belges »,<br />

avait déjà publié un<br />

Hammerfall un peu<br />

étrange (3 tomes<br />

chez Dupuis). Il<br />

récidive aujourd’hui<br />

avec Invasions, <strong>le</strong><br />

premier vo<strong>le</strong>t d’une nouvel<strong>le</strong> série<br />

chez Glénat intitulée Konungar. <strong>Le</strong><br />

royaume d’Alstavik est menacé par<br />

une invasion centaure. <strong>Le</strong> roi Rilgrid<br />

et son frère brigand Sigvald arriverontils<br />

à oublier <strong>le</strong>urs rivalités pour terrasser<br />

cet ennemi commun ? <strong>Une</strong> bel<strong>le</strong><br />

fresque viking, à ne pas manquer !<br />

Astérix 007<br />

Jean-Yves Ferri,<br />

<strong>le</strong> créateur<br />

de De Gaul<strong>le</strong> à<br />

la plage (Dargaud),<br />

sera<br />

<strong>le</strong> scénariste<br />

<strong>du</strong> prochain<br />

Astérix. Tel<strong>le</strong> est la décision d'Albert<br />

Uderzo qui confiera <strong>le</strong> dessin à son assistant<br />

Frédéric Mebarki, tandis qu’un<br />

quatrième film est en chantier dont<br />

<strong>le</strong> titre annonce la veine parodique :<br />

Astérix et Obélix : au service de Sa<br />

Majesté. Réalisé par Laurent Tirard,<br />

ce long-métrage « jamesbondien » aura<br />

pour interprètes Gérard Depardieu et<br />

Édouard Baer dans <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’Obélix et<br />

d’Astérix, ainsi que Fabrice Lucchini,<br />

Valérie <strong>Le</strong>mercier et Dany Boon.<br />

L’image <strong>du</strong> mois<br />

En voiture, mesdames !<br />

D.R.<br />

El<strong>le</strong>s s'appel<strong>le</strong>nt Najla al-Hariri,<br />

Azza al-Shmasani. D'autres<br />

sont restées anonymes. Ces<br />

Saoudiennes, depuis juin 2011<br />

défient publiquement <strong>le</strong>s autorités<br />

religieuses wahhabites <strong>du</strong> Royaume<br />

afin de prendre <strong>le</strong>ur destin en main :<br />

el<strong>le</strong>s ont commencé par prendre <strong>le</strong><br />

volant de <strong>le</strong>ur véhicu<strong>le</strong>, seu<strong>le</strong>s, et ont<br />

parcourus <strong>le</strong>s rues de Riyad et de<br />

Jeddah. Un bon début.<br />

Défi ? Pourtant, en Arabie Saoudite,<br />

la loi n'interdit pas aux femmes de<br />

con<strong>du</strong>ire seu<strong>le</strong>s. <strong>Le</strong>s citoyens saoudiens<br />

peuvent, en théorie, rou<strong>le</strong>r dans<br />

<strong>le</strong>ur pays à condition d'être munis<br />

d'un permis de con<strong>du</strong>ire délivré<br />

loca<strong>le</strong>ment. Si ce n'est que, dans la<br />

pratique, ce permis n'est pas délivré<br />

aux femmes. Cette lutte toute symbolique<br />

contre l'anathème issu des<br />

milieux religieux ultra-conservateurs<br />

est une révolution en soi qui s'inscrit,<br />

avec subtilité et intelligence, dans <strong>le</strong><br />

mouvement général d'émancipation<br />

contre <strong>le</strong> pouvoir absolu des diktats<br />

en tout genre qui saisit <strong>le</strong> monde<br />

arabe.<br />

Point de départ à cette révolte, une<br />

campagne sur Internet via Twitter et<br />

Facebook afin de sensibiliser et mobiliser<br />

<strong>le</strong>s femmes saoudiennes pour<br />

qu'el<strong>le</strong>s se lèvent contre l'infâme<br />

condition dans laquel<strong>le</strong> nombre de<br />

mâ<strong>le</strong>s veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s tenir pour continuer<br />

à <strong>le</strong>s dominer. Car aujourd'hui, <strong>le</strong>s<br />

Roman graphique<br />

La naissance d'un cygne<br />

pOlina de Bastien Vivès, illustration en noir et blanc,<br />

Casterman, col<strong>le</strong>ction KSTR, 2011<br />

En l’espace de quelques albums,<br />

Bastien Vivès, né en 1984, s’est<br />

imposé comme l’une des personnalités<br />

<strong>le</strong>s plus ta<strong>le</strong>ntueuses de la jeune<br />

bande dessinée contemporaine, cel<strong>le</strong><br />

qui prend la relève de la génération des<br />

Sfar, Trondheim et autres Bravo apparus<br />

dans <strong>le</strong>s années 90. Il puise dans<br />

<strong>le</strong>s relations humaines compliquées<br />

et simp<strong>le</strong>s à la fois pour raconter à sa<br />

propre manière un bout de vie de ses<br />

héros et de <strong>le</strong>ur entourage. Dans son<br />

dernier roman graphique en solo, Polina,<br />

Bastien Vivès s’inspire de la vie de<br />

Polina Semionova, célèbre danseuse de<br />

bal<strong>le</strong>t classique, une des plus jeunes à<br />

avoir atteint <strong>le</strong> titre de « prima bal<strong>le</strong>rina<br />

», qu’il a vue danser dans un clip <strong>du</strong><br />

chanteur al<strong>le</strong>mand Herbert Grönemeyer.<br />

L’histoire débute sur la très jeune héroïne,<br />

6 ans, auditionnant pour être<br />

admise à l’académie de danse <strong>du</strong> professeur<br />

Bojinski, reconnu comme un<br />

des plus impitoyab<strong>le</strong>s de toute la Russie.<br />

Armée de patience, de ta<strong>le</strong>nt, de<br />

douceur et d’ambition, Polina ne fléchit<br />

pas devant la rigueur et la perfection<br />

requises, et gravit <strong>le</strong>s échelons rapidement.<br />

Très vite, el<strong>le</strong> se démarque de ses<br />

collègues, et se retrouve <strong>sous</strong> la supervision<br />

de Bojinski en personne, qui ne lui<br />

rend pas la tâche faci<strong>le</strong>. Sous <strong>le</strong> regard<br />

<strong>du</strong> maître qui corrige sans relâchement<br />

et avec précision chaque geste et mouvement,<br />

chaque interprétation et émotion,<br />

el<strong>le</strong> bâtit sa carrière de danseuse.<br />

« Pour moi, <strong>le</strong> pilier de cet album est la<br />

relation maître-élève », affirme Vivès. Il<br />

transpose dans l’histoire de Polina sa<br />

relation avec son père, peintre et illustrateur,<br />

qui lui a transmis l’amour <strong>du</strong><br />

dessin et la passion pour ce métier. Il ne<br />

s’agit plus de danser pour soi, pour son<br />

plaisir personnel, mais pour synthétiser<br />

<strong>le</strong> mouvement en beauté et perfection.<br />

Chaque jour se transforme en une nouvel<strong>le</strong><br />

épreuve pour la jeune bal<strong>le</strong>rine qui<br />

grandit et perfectionne son art. Alors<br />

qu’el<strong>le</strong> poursuit ses études au théâtre,<br />

Bojinski la choisit pour interpréter un<br />

solo qu’il a chorégraphié. Mais Polina<br />

ne restera pas là. Devenue une bel<strong>le</strong><br />

jeune femme, el<strong>le</strong> décide de se lancer<br />

à l’aventure, loin de la docilité qu’impose<br />

<strong>le</strong> bal<strong>le</strong>t classique, et de la Russie,<br />

pour s’épanouir et vivre des expériences<br />

qui lui sont propres à travers ses choix,<br />

ses réussites et ses déceptions. El<strong>le</strong> suit<br />

ses instincts et envies pour devenir une<br />

bal<strong>le</strong>rine accomplie et reconnue dans <strong>le</strong><br />

monde. Suite à une invitation à une soirée<br />

organisée au théâtre où el<strong>le</strong> a passé<br />

son ado<strong>le</strong>scence, el<strong>le</strong> doit faire face<br />

aux fantômes de son passé, ses amours<br />

per<strong>du</strong>es, ses professeurs, et surtout son<br />

maître.<br />

Pour pro<strong>du</strong>ire cet ouvrage, qui a reçu<br />

<strong>le</strong> prix des Libraires BD 2011, Vivès<br />

s’est profondément documenté en visionnant<br />

des vidéos, puisant dans des<br />

livres, observant <strong>le</strong>s positions de base<br />

des bal<strong>le</strong>rines <strong>du</strong>rant <strong>le</strong>s cours et en assistant<br />

à la somptueuse représentation<br />

« citoyennes » saoudiennes ne sont ni<br />

autorisées à con<strong>du</strong>ire, ni à voyager<br />

sans la permission écrite ou sans être<br />

accompagnées d'un membre mâ<strong>le</strong> de<br />

la famil<strong>le</strong> - parfois <strong>le</strong>ur propre fils -,<br />

ni à gérer <strong>le</strong>urs biens propres, ni à<br />

voter aux é<strong>le</strong>ctions municipa<strong>le</strong>s. En<br />

public, obligation <strong>le</strong>ur est faite d'être<br />

couvertes des pieds à la tête. El<strong>le</strong>s<br />

n'ont évidement pas <strong>le</strong> droit de travail<strong>le</strong>r<br />

et d'avoir des activités qui <strong>le</strong>s<br />

mettent en contact avec des mâ<strong>le</strong>s qui<br />

ne sont pas membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>.<br />

Ce qui ressemb<strong>le</strong> à de la ségrégation<br />

sexuel<strong>le</strong> est en vérité un déni inacceptab<strong>le</strong><br />

des droits <strong>le</strong>s plus élémentaires<br />

de l'indivi<strong>du</strong> !<br />

A<strong>le</strong>xAndre MEdAwAr<br />

de Blanche Neige d’Angelin Preljocaj.<br />

Bastien Vivès ne fait pas de compromis<br />

sur la qualité <strong>du</strong> scénario ainsi que de<br />

l’image qui s’épousent parfaitement.<br />

« Scénaristiquement, Polina est l’album<br />

<strong>le</strong> plus abouti que j’aie réalisé jusqu’à<br />

présent. J’ai beaucoup travaillé <strong>le</strong>s<br />

dialogues et <strong>le</strong>s intentions des personnages.<br />

<strong>Le</strong>s relations entre <strong>le</strong>s protagonistes<br />

portent l’histoire, lui donnent<br />

de la force », dit Vivès. Assurant un<br />

ton digne de la distinction des bal<strong>le</strong>ts<br />

russes, l’histoire de Polina est fluide et<br />

attachante, marquée par des moments<br />

forts, et véhicu<strong>le</strong> des émotions auxquel<strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur peut faci<strong>le</strong>ment s’identifier.<br />

Entre amour, jalousie, déception,<br />

tristesse et fureur, Vivès arrive magistra<strong>le</strong>ment<br />

à représenter <strong>le</strong>s relations humaines,<br />

comme dans ses précédents romans<br />

graphiques dont Dans mes yeux,<br />

<strong>Le</strong> goût <strong>du</strong> chlore et Amitié étroite.<br />

Ayant prouvé ses ta<strong>le</strong>nts aux crayons<br />

de cou<strong>le</strong>urs, il adopte dans Polina <strong>le</strong><br />

numérique, <strong>le</strong> trait contre des masses<br />

noires, blanches et grises. Ce minimalisme<br />

met en avant des regards, des<br />

attitudes, et pousse <strong>le</strong>s contrastes. Un<br />

dessin qui évoque celui d’Hugo Pratt et<br />

Paolo Cossi. <strong>Le</strong> choix de la technique<br />

répond bien au thème et à l’histoire<br />

ainsi qu’à l’univers de bal<strong>le</strong>rines et de<br />

sal<strong>le</strong>s de danse dans <strong>le</strong>ur sobriété et <strong>le</strong>ur<br />

élégance.<br />

À travers ses histoires légères, Vivès<br />

traite des relations humaines, sans parti<br />

pris ni jugement, ce qui rend ses personnages<br />

attachants et ses histoires émouvantes.<br />

Ajoutons à cela son ta<strong>le</strong>nt graphique<br />

ainsi que la finesse propre à son<br />

trait, ce jeune bédéiste n’arrêtera pas de<br />

sitôt de nous embarquer subti<strong>le</strong>ment<br />

dans des bouts de vies.<br />

ZeinA BASSIL<br />

Meil<strong>le</strong>ures ventes <strong>du</strong> mois à la Librairie Antoine<br />

Auteur Titre Éditions<br />

1 David Servan-Schreiber On peut se dire au revOir plusieurs fOis Robert Laffont<br />

2 A<strong>le</strong>xandre Najjar anatOmie d’un tyran Actes Sud<br />

3 Fred Vergas l’armée furieuse Viviane Hamy<br />

4 Char<strong>le</strong>s Najjar COmment plaCer vOtre argent Antoine<br />

5 Rachida Dati raChida dati, fil<strong>le</strong> de m’Barek, ministre de la justiCe XO<br />

6 Edwy P<strong>le</strong>nel, Benjamen Stora <strong>le</strong> 89 araBe Stock<br />

7 Col<strong>le</strong>ctif Zaha hadid Hazan<br />

8 Zoe Ferraris <strong>le</strong>s mystères de djeddah Belfond<br />

9 Guillaume Musso l’appel de l’ange XO<br />

10 David Khayat <strong>le</strong>s reCettes <strong>du</strong> vrai régime anti-CanCer Odi<strong>le</strong> Jacob<br />

<strong>Le</strong> Salon francophone de<br />

Beyrouth<br />

Organisé par <strong>le</strong> syndicat des importateurs<br />

de livres au Liban en partenariat<br />

avec la Mission culturel<strong>le</strong><br />

française, <strong>le</strong> Salon <strong>du</strong> livre francophone<br />

de Beyrouth se tiendra <strong>du</strong><br />

27 octobre au 6 novembre 2011 au<br />

BIEL. La liste des invités et <strong>le</strong> programme<br />

des activités prévues (conférences,<br />

tab<strong>le</strong>s rondes et signatures)<br />

sont en cours de finalisation.<br />

Décès d’Agota Kristof<br />

D.R.<br />

L’écrivaine hongroise d’expression<br />

française Agota Kristof est décédée<br />

<strong>le</strong> 27 juil<strong>le</strong>t à Neuchâtel (Suisse)<br />

à l’âge de 75 ans des suites d’une<br />

longue maladie. Son œuvre marquée<br />

par des personnages cyniques et par<br />

un sty<strong>le</strong> cru, voire cruel, ne l’auront<br />

pas empêchée de recevoir de nombreux<br />

prix : <strong>le</strong> Prix <strong>littéraire</strong> européen<br />

d’ADELF en 1987 pour <strong>le</strong> premier<br />

opus de sa trilogie des Jumeaux, <strong>Le</strong><br />

Grand Cahier ; <strong>le</strong> prix <strong>du</strong> Livre Inter<br />

en 1992 pour <strong>le</strong> troisième volume,<br />

<strong>Le</strong> Troisième Mensonge ; en 2005, <strong>le</strong><br />

prix Schil<strong>le</strong>r pour l’ensemb<strong>le</strong> de son<br />

œuvre ; en 2008, <strong>le</strong> prix autrichien<br />

pour la Littérature européenne pour<br />

l’ensemb<strong>le</strong> de son œuvre ; en 2009,<br />

<strong>le</strong> prix de l’Institut neuchâtelois ; et<br />

cette année, <strong>le</strong> prix Kossuth, de l’État<br />

hongrois. En mars dernier, <strong>Le</strong> Seuil,<br />

dans sa col<strong>le</strong>ction Opus, a publié Romans,<br />

nouvel<strong>le</strong>s, théâtre comp<strong>le</strong>t, qui<br />

réunit ses quatre romans, un recueil<br />

de nouvel<strong>le</strong>s et de courtes pièces.<br />

David Servan-Schreiber<br />

emporté par <strong>le</strong> cancer<br />

D.R.<br />

Neuropsychiatre et auteur de plusieurs<br />

best-sel<strong>le</strong>rs, dont Guérir, paru<br />

en 2003, qui traitait de la dépression,<br />

Anticancer et, tout dernièrement,<br />

On peut se dire au revoir plusieurs<br />

fois (Robert Laffont), David Servan-<br />

Schreiber est décédé à l’âge de 50<br />

ans, emporté par <strong>le</strong> cancer qu’il a<br />

toujours combattu avec courage et<br />

ténacité.<br />

Un buste pour Rihani<br />

<strong>Le</strong> buste en bronze<br />

de l’écrivain Amin<br />

Rihani a été dévoilé<br />

<strong>le</strong> dimanche<br />

31 juil<strong>le</strong>t dans<br />

son village natal à<br />

Freikeh en présence<br />

de nombreuses<br />

Jeudi 4 août 2011<br />

Agenda<br />

Actualité<br />

D.R.<br />

personnalités <strong>du</strong> monde culturel.<br />

Un bel hommage à un auteur incontournab<strong>le</strong>,<br />

considéré comme l’un des<br />

piliers de la Nahda.<br />

Francophonie<br />

<strong>Le</strong> 4e prix de tra<strong>du</strong>ction Ibn<br />

Khaldoun-Senghor<br />

L’Organisation internationa<strong>le</strong> de la<br />

Francophonie (OIF) et l’Organisation<br />

arabe pour l’é<strong>du</strong>cation, la culture<br />

et <strong>le</strong>s sciences (A<strong>le</strong>cso) annoncent<br />

l’ouverture des candidatures au<br />

prix de tra<strong>du</strong>ction Ibn Khaldoun et<br />

Léopold Sédar Senghor en sciences<br />

humaines et socia<strong>le</strong>s. La session<br />

2011 est consacrée aux tra<strong>du</strong>ctions<br />

<strong>du</strong> français vers l’arabe. Date limite<br />

de présentation des candidatures : <strong>le</strong><br />

30 septembre 2011. Renseignements<br />

sur : www.francophonie.org


Jeudi 4 août 2011<br />

yves Bonnefoy est une figure fondamenta<strong>le</strong> de<br />

la poésie contemporaine. d’une persévérance<br />

exigeante, vibrante et fraîche, sa poésie<br />

quête <strong>le</strong> <strong>réel</strong> et incite au rêve. El<strong>le</strong> apprivoise<br />

l’invisib<strong>le</strong> et l’éphémère et sait déce<strong>le</strong>r en tout la<br />

trace de l’espérance.<br />

Yves Bonnefoy est né<br />

à Tours aux premiers<br />

souff<strong>le</strong>s de l’été 1923.<br />

Depuis, il n’a cessé de<br />

rêver, réfléchir, éprouver,<br />

travail<strong>le</strong>r. Il fait ses études à Tours puis<br />

à Poitiers et à Paris où il s’instal<strong>le</strong> en<br />

1944. S’éloignant progressivement des<br />

mathématiques, il rencontre la philosophie<br />

et l’histoire de l’art puis se dédie<br />

p<strong>le</strong>inement à la poésie. En 1981, il est<br />

nommé à la chaire d’Études comparées<br />

de la fonction poétique au Collège de<br />

France où il enseigne jusqu’en 1993.<br />

Il a été fait docteur honoris causa par<br />

l’université de Neuchâtel, l’American<br />

Col<strong>le</strong>ge à Paris, l’université de Chicago,<br />

<strong>le</strong> Trinity Col<strong>le</strong>ge de Dublin, <strong>le</strong>s<br />

universités d’Édimbourg, de Rome,<br />

d’Oxford et de Sienne. Son œuvre a<br />

été saluée par de nombreux prix parmi<br />

<strong>le</strong>squels <strong>le</strong> prix Montaigne (1978), <strong>le</strong><br />

grand prix de Poésie de l’Académie<br />

française (1981), <strong>le</strong> grand prix de la<br />

Société des gens de <strong>le</strong>ttres (1987), <strong>le</strong><br />

grand prix national de Poésie (1993) et<br />

<strong>le</strong> prix Kafka (2007).<br />

Poète, critique, essayiste (philosophie,<br />

histoire, arts) et tra<strong>du</strong>cteur – de<br />

Shakespeare, Yeats, Keats, <strong>Le</strong>opardi,<br />

Pétrarque –, son œuvre, tra<strong>du</strong>ite dans<br />

plus de trente langues, étonne par sa<br />

prolificité, sa structure comp<strong>le</strong>xe et<br />

soup<strong>le</strong>, grave et souriante, sa pensée généreuse.<br />

Bonnefoy pose que « l’œuvre<br />

doit entièrement se cristalliser autour<br />

d’un seul ouvrage, mais l’écriture peut<br />

se parcelliser sans se défaire ». La présence<br />

vivace empreinte de simplicité, <strong>le</strong><br />

regard serein, <strong>le</strong> poète ne fait pas <strong>le</strong>s<br />

choses à moitié. Il prend <strong>le</strong> temps et<br />

la place qu’il faut pour al<strong>le</strong>r à la rencontre<br />

d’une question et entreprendre<br />

en guise de réponse une traversée mettant<br />

<strong>le</strong> cap sur des clartés nouvel<strong>le</strong>s. Il<br />

partage avec L’Orient Littéraire ses réf<strong>le</strong>xions<br />

sur <strong>le</strong> lieu et <strong>le</strong> temps, <strong>le</strong> rêve et<br />

<strong>le</strong> poème, sans jamais se détourner ni<br />

des empreintes passées ni de la réalité<br />

<strong>du</strong> monde présent. Son énergie féconde<br />

porte la rigueur <strong>du</strong> travail poétique et<br />

la sagesse de l’expérience plutôt que<br />

lassitude ou désillusion. Et cette sagesse<br />

nous montre que <strong>le</strong> rayonnement<br />

de la poésie, tout comme la liberté ou<br />

la lucidité, ne se donne pas plus qu’il<br />

ne s’use, mais se quête et s’invente et<br />

éclaire.<br />

Yves Bonnefoy, nombre de critiques situent<br />

votre poésie en référence au lieu.<br />

Ne serait-ce pas la temporalité qui fait<br />

<strong>le</strong> rythme <strong>du</strong> lieu dans votre écriture ?<br />

<strong>Le</strong> fond <strong>du</strong> problème, c’est que, dans<br />

la profondeur de l’être au monde,<br />

<strong>le</strong> temps et <strong>le</strong> lieu ne font qu’un. <strong>Le</strong><br />

temps, comme il avance dans notre<br />

vie, et <strong>le</strong> lieu, cet endroit <strong>du</strong> monde où<br />

nous nous tenons, ne sont que <strong>le</strong>s deux<br />

grands aspects de notre appréhension<br />

de nous-mêmes, cel<strong>le</strong> dont nous<br />

sommes capab<strong>le</strong>s si nous ne cherchons<br />

pas à oublier, comme si souvent, notre<br />

finitude. En fait, ils n’ont été séparés,<br />

dans la réf<strong>le</strong>xion des philosophes sur<br />

l’existence, que pour que nous puissions<br />

nous abandonner à cet oubli. À<br />

chaque fois que <strong>le</strong> temps n’est plus que<br />

la mesure que nous appliquons aux<br />

phénomènes de la nature, et à chaque<br />

C ’était<br />

<strong>du</strong>rant <strong>le</strong>s années de guerre.<br />

On se mariait à la sauvette, un<br />

jour d’accalmie entre deux bombardements.<br />

Mais pour rien au monde<br />

on n’aurait manqué <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs de chez<br />

Margot-de-Tabaris et la pose-photo.<br />

M. Harout, photographe de son état,<br />

débarquait avec son attirail chez la mariée<br />

au moment de la pose <strong>du</strong> voi<strong>le</strong> blanc<br />

par <strong>le</strong> figaro en vogue. Quelques clichés<br />

et on passait au salon. Sous une tapisserie<br />

d’Aubusson dont on ne voyait pas<br />

<strong>le</strong>s trous laissés par <strong>le</strong>s obus, la mariée<br />

prenait la pose, <strong>le</strong> bras posé sur un faux<br />

guéridon doré Louis XVI orné d’une<br />

énorme corbeil<strong>le</strong> d’œil<strong>le</strong>ts. C’était, décrété<br />

par M. Harout, l’endroit <strong>le</strong> plus<br />

« chic » de la maison. D’ail<strong>le</strong>urs, on<br />

n’osait pas désobéir à M. Harout, même<br />

quand il nous demandait des poses absurdes,<br />

<strong>du</strong> genre <strong>le</strong> bouquet de f<strong>le</strong>urs<br />

<strong>sous</strong> <strong>le</strong>s yeux, pour un effet bucoliqueen-appartement.<br />

C’était ensuite au tour de maman de<br />

fois que l’expérience <strong>du</strong> lieu, <strong>le</strong> mien ou<br />

celui des autres personnes, se dissipe au<br />

sein d’une pensée de l’espace – l’espace<br />

à trois dimensions, géométrique, celui<br />

où l’on rencontre des choses, où l’on<br />

découvre des lois –, nous cessons d’être<br />

p<strong>le</strong>inement présents à nous-mêmes : et<br />

donc p<strong>le</strong>inement présents aux autres.<br />

Mais c’est précisément cela que la poésie<br />

refuse d’accepter.<br />

Et comme ce glissement de l’expérience<br />

vécue dans la généralité, c’est évidemment<br />

ce que favorise notre paro<strong>le</strong> ordinaire,<br />

il est naturel que <strong>le</strong> souci poétique<br />

s’attache aux mots, et s’efforce<br />

de substituer sa mémoire <strong>du</strong> temps et<br />

<strong>du</strong> lieu à la généralité des concepts.<br />

C’est pourquoi, chère Ritta Baddoura,<br />

lieu et temps sont associés l’un à l’autre<br />

dans ma propre recherche en poésie,<br />

et vous avez raison de <strong>le</strong> souligner. Et<br />

comment peuvent-ils être ainsi présents<br />

dans ce que j’écris – dans ce que<br />

je tente de comprendre – sinon avec<br />

pour chacun d’eux <strong>le</strong>ur propre mode<br />

d’être et de se manifester, qui dans <strong>le</strong><br />

cas <strong>du</strong> temps, de la temporalité, est un<br />

rythme ?<br />

Par<strong>le</strong>z-nous encore <strong>du</strong> rythme…<br />

Nous n’avons conscience <strong>du</strong> temps, celui<br />

dans <strong>le</strong>quel nous sommes jetés, que<br />

par des anticipations, des souvenirs,<br />

des accents que nous gardons placés<br />

sur des moments, voire des instants,<br />

que nous avons vécus plus intensément<br />

que d’autres. Nos regrets et nos espérances,<br />

nos désirs et nos frustrations se<br />

portent ainsi en avant ou demeurent<br />

en arrière de l’instant présent, qui ne<br />

cesse donc de sortir de soi, et c’est là en<br />

nous un mouvement qui a ses hésitations<br />

et ses décisions, ce qui constitue<br />

un rythme. Un rythme qui prend appui,<br />

pour sa nécessaire confiance, sur<br />

ces autres rythmes que notre condition<br />

terrestre nous enseigne ou même fait<br />

vivre en nous : <strong>le</strong> battement <strong>du</strong> sang,<br />

la succession des jours et des nuits,<br />

<strong>le</strong>s rassemb<strong>le</strong>ments et dissipations des<br />

cou<strong>le</strong>urs et des formes dans <strong>le</strong>s nuages.<br />

La nature est rythme, <strong>le</strong> rythme nous<br />

permet de rester en accord avec la nature,<br />

c’est-à-dire de nous réconcilier<br />

avec nous-mêmes.<br />

Et <strong>le</strong>(s) « mode(s) d’être » <strong>du</strong> lieu ?<br />

C’est par des impressions visuel<strong>le</strong>s que<br />

<strong>le</strong> lieu se manifeste à nous <strong>le</strong> plus souvent,<br />

nous ouvrons nos yeux <strong>le</strong> matin<br />

sur ce que notre lieu de vie nous montrait<br />

la veil<strong>le</strong>, nous nous souvenons des<br />

cou<strong>le</strong>urs, des formes, des monuments<br />

et des feuillages, des ciels, qui constituaient<br />

<strong>le</strong>s lieux que nous avons aimés,<br />

qui nous ont aidés à rendre son<br />

sens à l’idée de lieu. Et ce sont donc<br />

ces sortes d’évocations que nous avons<br />

à précieusement conserver dans notre<br />

paro<strong>le</strong>, qui par chance a pouvoir de<br />

décrire ce que nous avons vu, de l’inscrire<br />

dans ses mots. La paro<strong>le</strong> ne garde<br />

évidemment pas la totalité de l’impression<br />

que nous avait fait tel ou tel lieu<br />

au moment de sa rencontre, cette infinité<br />

d’aspects alors vécus ensemb<strong>le</strong> par<br />

nous, mais el<strong>le</strong> sait dire que l’on était<br />

alors dans un lieu, que l’on réagissait à<br />

ce qu’il avait de particulier. Souvenirs<br />

<strong>Le</strong> clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul<br />

photo nostalgie<br />

poser à nos côtés et, malgré ses efforts,<br />

on verrait sur <strong>le</strong>s photos ses yeux<br />

bril<strong>le</strong>r de larmes. Implacab<strong>le</strong>, M. Harout,<br />

qui en avait vu d’autres, ordonnait<br />

au reste des membres de la famil<strong>le</strong> de<br />

prendre la pose. Jeunes cousins en cravates<br />

ficel<strong>le</strong>s, onc<strong>le</strong>s irascib<strong>le</strong>s et vieil<strong>le</strong>s<br />

tantes en jabots d’avant-guerre, tout <strong>le</strong><br />

monde y passait. Venaient ensuite <strong>le</strong>s<br />

copines, brushing à la Farah Fawcett<br />

et épau<strong>le</strong>ttes rembourrées qui <strong>le</strong>ur faisaient<br />

des carrures de « femmes-desannées-80<br />

». On laissait pour la fin la<br />

photo avec <strong>le</strong>s voisines <strong>du</strong> des<strong>sous</strong> peu<br />

reluisantes, boudinées dans <strong>le</strong>urs robes<br />

lamées cheap et avec Gamalat, la bonne<br />

égyptienne énorme que maman tentait<br />

en vain de dissuader de pousser des<br />

youyous de joie de film arabe.<br />

M. Harout, méthodique, n’oubliait jamais<br />

au moment de couper <strong>le</strong> gâteau de<br />

mariage, la pose traditionnel<strong>le</strong> quoique<br />

niaise des mariés, bras entrelacés pour<br />

que chacun fasse boire l’autre dans sa<br />

coupe de champagne et fourchettes<br />

Entretien<br />

D.R.<br />

Yves<br />

Bonnefoy, <strong>le</strong><br />

devoir de rêve<br />

et d’espoir<br />

visuels, souvenirs sonores aussi, ou<br />

même de saveurs ou d’odeurs, Marcel<br />

Proust nous l’a bien montré, et nous<br />

avons tous revécu à notre manière l’expérience<br />

originel<strong>le</strong> de son grand livre,<br />

remarquant d’ail<strong>le</strong>urs en ces situations<br />

personnel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s différences que <strong>le</strong> souvenir<br />

sonore ou olfactif présente par<br />

rapport au souvenir visuel, et qui sont<br />

importantes, pour la pensée poétique.<br />

Quel est <strong>le</strong> sens qui fonde vos retrouvail<strong>le</strong>s<br />

avec <strong>le</strong> temps per<strong>du</strong> ?<br />

Un jour j’allais au hasard dans<br />

d’étroites rues <strong>du</strong> vieux Lisbonne. Et<br />

soudain, je fus saisi par une odeur qui<br />

réveillait d’un seul coup la mémoire<br />

dormante de lieux de mon enfance. Je<br />

passais à ce moment devant l’étalage,<br />

sur <strong>le</strong> trottoir, d’une épicerie comme<br />

on n’en a plus en France, un vieux magasin<br />

p<strong>le</strong>in de morue séchée, d’épices<br />

diverses, de farines, et tout cela, c’est<br />

précisément ce que l’on vendait dans<br />

<strong>le</strong>s épiceries de village, en ces années<br />

1920 et 1930 où je m’imprégnais de<br />

ces modestes aspects de l’exister quotidien<br />

sans y prêter attention consciente.<br />

Ces odeurs crues oubliées, el<strong>le</strong>s ref<strong>le</strong>urissaient,<br />

oui, d’un coup, dans presque<br />

moins que la <strong>du</strong>rée d’un instant : mais<br />

avec une indication que je comprenais,<br />

non sans tristesse. Qu’est-ce qui me<br />

devenait évident, dans cette minute ?<br />

Des impressions visuel<strong>le</strong>s, par exemp<strong>le</strong><br />

voir devant moi, maintenant, une poterie<br />

que j’aurais eue entre <strong>le</strong>s mains<br />

dans <strong>le</strong> profond autrefois, ç’aurait été<br />

l’occasion de me remémorer quelques<br />

objets de la même sorte, ou l’étagère<br />

où cette poterie était offerte à la vente,<br />

un peu de la figure <strong>du</strong> lieu per<strong>du</strong> se serait<br />

reformé. Tandis que cette odeur,<br />

aussi spécifique fût-el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> n’était<br />

rien qu’el<strong>le</strong>-même, el<strong>le</strong> ne me rendait<br />

<strong>du</strong> lieu d’autrefois que <strong>le</strong> souvenir qu’il<br />

croisées pour que chacun fasse manger<br />

à l’autre sa part de gâteau.<br />

Kitsch me diriez-vous. Oui, mais au<br />

moins, à la fin, on avait de chez M. Harout,<br />

dans de grosses enveloppes jaunes,<br />

des centaines de vraies photos en papier<br />

brillant. On choisissait <strong>le</strong>s plus bel<strong>le</strong>s<br />

qu’on plaçait dans un gros album blanc<br />

avec deux anneaux sur la couverture. Il<br />

arrivait même que M. Harout en fasse<br />

trôner une, particulièrement réussie,<br />

dans sa vitrine de Jeïtawi.<br />

Aujourd’hui, au mariage des enfants<br />

de ses meil<strong>le</strong>urs amis, on <strong>le</strong>s supplie<br />

de nous montrer <strong>le</strong>s photos. Paraît<br />

qu’el<strong>le</strong>s sont digita<strong>le</strong>s et qu’on ne peut<br />

<strong>le</strong>s voir que sur son écran d’ordinateur.<br />

On nous assure que si on y tient à tout<br />

prix, on peut nous <strong>le</strong>s développer. On<br />

ne reçoit jamais rien.<br />

On est passé l’autre jour devant la boutique<br />

de M. Harout à Jeïtawi. El<strong>le</strong> était<br />

fermée. Pour toujours..<br />

avait été, c’était une image insaisissab<strong>le</strong><br />

et sans arrière-plan comme il s’en<br />

présente dans <strong>le</strong>s rêves.<br />

Grâce au souvenir, ce qui est per<strong>du</strong> est<br />

donc pour un instant retrouvé…<br />

Et cela, c’est donc cause de tristesse.<br />

On prend mesure de tout ce qu’il y<br />

a d’irretrouvab<strong>le</strong> dans ce que l’on a<br />

per<strong>du</strong>. Mais, n’est-ce pas, il y a tout<br />

aussi bien, dans de tels moments, une<br />

soudaine allégresse. Et c’est parce que<br />

renvoyer ainsi, dans <strong>le</strong> souvenir, à simp<strong>le</strong>ment<br />

une ombre dans <strong>le</strong>s plis de<br />

laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s choses particulières <strong>du</strong> premier<br />

jour ne se discernent plus, c’est<br />

signifier, en revanche, <strong>le</strong> lieu d’alors, ce<br />

lieu d’un certain moment <strong>du</strong> passé, en<br />

son être même, en son mystère d’avoir<br />

été : une prise de conscience de l’être,<br />

comme tel, qui est l’événement fondamental<br />

dans <strong>le</strong>quel la poésie se ressource,<br />

avec toute son espérance pour<br />

notre vie d’à présent. En présence de<br />

cette épicerie dont un aspect en somme<br />

invisib<strong>le</strong> effaçait tout <strong>le</strong> visib<strong>le</strong> a<strong>le</strong>ntour,<br />

je me suis senti à la fois un peu attristé<br />

et plus vaillant. Et ce fut, voici la<br />

remarque à faire, comme si je repartais<br />

d’un pas plus vif, ce qui montre comment<br />

<strong>le</strong> rythme, c’est-à-dire <strong>le</strong> temps,<br />

peut interférer dans des moments de<br />

nos vies avec notre pensée <strong>du</strong> lieu. Je<br />

vous ai donné un exemp<strong>le</strong> de la façon<br />

dont on en vient à écrire des poèmes.<br />

Vous écrivez : « La poésie, ce déni <strong>du</strong><br />

rêve ». <strong>Le</strong> rêve serait-il rêve sans <strong>le</strong><br />

déni qui <strong>le</strong> fonde? La poésie seraitel<strong>le</strong><br />

dans ce sens la persistance <strong>du</strong> rêve<br />

dans la réalité ?<br />

Votre question, c’est précisément ce<br />

vers quoi me portaient ces quelques<br />

remarques, et peut-être vont-el<strong>le</strong>s me<br />

permettre un commencement de ré-<br />

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ponse. <strong>Le</strong> rêve ? C’est assurément <strong>le</strong><br />

fauteur de l’illusion, rien de ce qu’il<br />

dit, même <strong>sous</strong> ses dehors <strong>le</strong>s plus ordinaires,<br />

ne peut s’inscrire dans <strong>le</strong> champ<br />

<strong>du</strong> <strong>réel</strong><strong>le</strong>ment vivab<strong>le</strong>, partageab<strong>le</strong>, car<br />

il n’est qu’une suite de représentations<br />

toujours incomplètes que n’enchaîne<br />

que <strong>le</strong> désir, non la loi <strong>du</strong> monde.<br />

<strong>Le</strong> rêve est privé d’être. Mais en cela<br />

même, que fait-il, sinon nous par<strong>le</strong>r,<br />

immédiatement, constamment, de<br />

l’être qu’il n’a pas ?<br />

Ces fruits qu’il semb<strong>le</strong> offrir, ils n’ont<br />

pas, dans cet instant de son offre, cette<br />

infinité de composantes sensib<strong>le</strong>s qui<br />

caractérisent à nos yeux l’objet <strong>réel</strong><br />

en sa présence ici, maintenant ; ils ne<br />

sont donc pas dans l’espace où nous<br />

savons qu’est celui-ci, où nous pouvons<br />

<strong>le</strong> cueillir, <strong>le</strong> manger, en faire <strong>du</strong><br />

simp<strong>le</strong> avoir, autrement dit on ne peut<br />

absolument pas s’écarter d’eux, visiter<br />

autour d’eux un monde, ils se ré<strong>du</strong>isent<br />

à <strong>le</strong>ur seu<strong>le</strong> émergence, portée par<br />

on ne sait quoi dans l’invisib<strong>le</strong>. Et cet<br />

en des<strong>sous</strong> de <strong>le</strong>ur manifestation, ce<br />

fondement tout immatériel, c’est vécu<br />

par nous, instinctivement, comme <strong>le</strong>ur<br />

être, <strong>le</strong>ur être en ces instants où ils ne<br />

sont qu’illusion : d’où suit que c’est<br />

une pensée de l’être, de l’être comme<br />

tel, qu’on en rapporte. Ir<strong>réel</strong>s ils sont<br />

bien, ces fruits. Mais rassemblés dans<br />

l’acte de <strong>le</strong>ur présence, alors que tout<br />

ce qui existe dans notre vie éveillée est<br />

à chaque instant de notre regard déjà<br />

dispersé dans et par <strong>le</strong>s emplois multip<strong>le</strong>s<br />

que nos savoirs, nos projets, nos<br />

besoins projettent sur eux.<br />

Quel besoin avons-nous <strong>du</strong> rêve, de sa<br />

part d’illusion ?<br />

<strong>Le</strong> rêve est illusion, mais <strong>sous</strong> <strong>le</strong> dehors<br />

de l’être, alors que nos situations<br />

de l’éveil ne nous par<strong>le</strong>nt d’abord que<br />

de ce qui en el<strong>le</strong>s est simp<strong>le</strong>ment chose,<br />

chose tangib<strong>le</strong>, manipulab<strong>le</strong> : nous détournant<br />

de la pensée de l’être parce<br />

qu’il s’agit tout de suite de notre besoin<br />

d’avoir. Un avoir tout de même inaccessib<strong>le</strong><br />

souvent, ce qui relance <strong>le</strong> rêve.<br />

<strong>Le</strong>quel se glisse donc à nouveau dans<br />

<strong>le</strong> vécu, et heureusement, puisqu’il y<br />

maintient donc la pensée de l’être, ce<br />

so<strong>le</strong>il toujours <strong>le</strong>vant, ce foyer où s’enflamment<br />

nos espérances. Imaginez<br />

ce que serait nos existences si <strong>le</strong> rêve<br />

n’y vivait pas. Tous nos besoins arrêtés<br />

à des satisfactions primaires, fixés<br />

à jamais sur cel<strong>le</strong>s-ci, notre rapport au<br />

monde ne serait qu’un réseau de représentations<br />

à jamais refermées chacune<br />

sur soi, et ce serait de l’illusion encore,<br />

mais cette fois l’illusion tota<strong>le</strong>, dont<br />

l’effet serait sur chaque être parlant la<br />

solitude, avec incapacité à s’ouvrir à la<br />

présence des autres.<br />

Cette ouverture à la présence des<br />

autres est-el<strong>le</strong> la porte de l’écriture<br />

poétique ?<br />

<strong>Le</strong> rêve, qui semb<strong>le</strong> nous séparer, nous<br />

retourner vers <strong>le</strong> mur dans notre sommeil,<br />

c’est donc tout de même aussi,<br />

puisqu’il nous par<strong>le</strong> de l’être, une ouverture,<br />

sur nos proches, sur ce qui est.<br />

Et quelque chose qu’il faut maintenir<br />

<strong>sous</strong> notre regard autant que <strong>le</strong> critiquer,<br />

ce que d’ail<strong>le</strong>urs nous permet<br />

l’écriture de poésie, laquel<strong>le</strong> est un demi-sommeil.<br />

Préserver <strong>le</strong> rêve autant<br />

que <strong>le</strong> dénoncer, savoir que rêver, c’est<br />

un acte de vérité quand chaque rêve est<br />

mensonge, voilà ce que veut la poésie,<br />

voici ce qu’il ne faut pas oublier de<br />

faire. Prêtons-nous au rêve, ouvronsnous<br />

à l’odeur de la vieil<strong>le</strong> épicerie,<br />

représentante ici, maintenant, d’un<br />

ail<strong>le</strong>urs et d’un passé à jamais per<strong>du</strong>s.<br />

Reconnaissons en cette odeur qui se<br />

glisse en nous une métaphore de l’être,<br />

en son unité, cet être dont <strong>le</strong> rêve sait<br />

nous par<strong>le</strong>r même dans notre existence<br />

si oublieuse. Sachons nous arrêter, respirer.<br />

L’être humain n’est pas <strong>le</strong> seul<br />

animal qui rêve, non, il suffit de voir<br />

un chat bouger dans son sommeil pour<br />

s’en rendre compte, mais il est <strong>le</strong> seul à<br />

disposer d’un langage extériorisé, capab<strong>le</strong><br />

de prise sur <strong>le</strong>s choses, et c’est<br />

donc un devoir pour lui de faire de<br />

cette extériorité des <strong>signe</strong>s un débouché<br />

<strong>du</strong> rêve dans l’existence. Un devoir,<br />

car <strong>le</strong>s sciences exactes ne rêvent<br />

pas, el<strong>le</strong>s qui sont en passe de ré<strong>du</strong>ire<br />

nos mots, nos paro<strong>le</strong>s, notre vie, à un<br />

simp<strong>le</strong> redoub<strong>le</strong>ment de la matière.<br />

Suite à ces pensées sur <strong>le</strong> temps et <strong>le</strong><br />

lieu, sur <strong>le</strong> rêve et l’espérance, y a-til<br />

un poème qui émerge de vos souvenirs<br />

?<br />

Je me souviens, en effet, <strong>du</strong> Paris<br />

change de Baudelaire, au cœur d’un de<br />

ses plus grands poèmes. Paris change :<br />

cela signifie que lieu et temps vécu qui<br />

devraient ne faire qu’un dans la tâche<br />

de vivre se sont faits deux. Et ce que<br />

ce poème prouve, en ce point, c’est<br />

que cette disjonction <strong>du</strong> temps et <strong>du</strong><br />

lieu ne peut être que désastreuse dès<br />

lors qu’on la laisse s’établir. Dans ce<br />

Cygne où Baudelaire découvre <strong>le</strong> devoir<br />

majeur de la poésie – revenir de la<br />

mémoire de l’Un vers une attestation<br />

des êtres avec <strong>le</strong>squels pour un temps<br />

bref on partage son existence – son lieu<br />

–, ce grand poète perçoit aussi, et enseigne,<br />

qu’il y a péril à vivre dans un<br />

temps qui n’a pas de lieu, ou en des<br />

lieux qui ne se prêtent pas aux besoins<br />

de notre temps propre, celui <strong>du</strong> souvenir<br />

et de l’espérance. Et il faut écouter<br />

<strong>Le</strong> Cygne de cette façon aussi, car<br />

l’heure présente dans l’histoire favorise<br />

grandement cette disjonction, et tend<br />

à la rendre irréparab<strong>le</strong>. Que de pays<br />

privés par des guerres destructrices<br />

de <strong>le</strong>urs « plus chers souvenirs », au<br />

risque de n’être plus, au moins pour<br />

un temps, un lieu pour personne ! Que<br />

d’existences déplacées, chassées loin,<br />

très loin de chez el<strong>le</strong>s ! Que d’enfants,<br />

même restés au pays natal, qui ne sont<br />

plus à même d’apprendre à déchiffrer<br />

<strong>le</strong>s <strong>signe</strong>s qui feraient de celui-ci autre<br />

chose qu’un parking d’autoroute, un<br />

réfectoire d’usine, une sal<strong>le</strong> où s’enfermer<br />

pour la nuit dans une musique de<br />

partout et de nul<strong>le</strong> part ! Des rythmes,<br />

ceux-là, qui tentent tout de même de<br />

préserver l’espérance.<br />

Propos recueillis par<br />

rittA BAddOurA<br />

pOèmes (<strong>du</strong> mOuvement et de l’immOBilité<br />

de dOuve, hier régnant désert, pierre<br />

éCrite, dans <strong>le</strong> <strong>le</strong>urre <strong>du</strong> seuil) d’Yves<br />

Bonnefoy, Mercure de France, 1978.<br />

réCits en rêve (l’arrière pays, rue<br />

traversière, remarques sur la COu<strong>le</strong>ur,<br />

l’Origine de la parO<strong>le</strong>) d’Yves Bonnefoy,<br />

Mercure de France, 1987.<br />

déBut et fin de la neige d’Yves Bonnefoy,<br />

Mercure de France, 1991.<br />

la vie errante d’Yves Bonnefoy, Mercure de<br />

France, 1993.<br />

nOtre BesOin de rimBaud d’Yves Bonnefoy, <strong>Le</strong><br />

Seuil, 2009.<br />

la Beauté dès <strong>le</strong> premier jOur d’Yves<br />

Bonnefoy, William Blake & Co, 2010.<br />

III<br />

<strong>le</strong> lieu d’herBes d’Yves Bonnefoy, Galilée, 2010.<br />

Raturer outre d’Yves Bonnefoy, Galilée, 2010.


IV Poésie<br />

<strong>Le</strong> dernier recueil de<br />

Sabah Zouein émeut,<br />

exige et ravit par sa<br />

prose poétique ciselée<br />

dans l’en<strong>du</strong>rance de<br />

la forme et <strong>du</strong> fond.<br />

Son ode à la mémoire<br />

<strong>du</strong> corps et de la<br />

pensée, profondément<br />

façonnée par l’exercice<br />

de l’écriture, est<br />

une percée origina<strong>le</strong><br />

dans la poésie arabe<br />

contemporaine.<br />

Poète singulière, journaliste<br />

et remarquab<strong>le</strong> tra<strong>du</strong>ctrice<br />

(<strong>du</strong> français,<br />

de l’espagnol et de l’anglais<br />

vers<br />

l’arabe) tant par son érudition<br />

que par sa finesse<br />

et sa précision, Sabah<br />

Zouein nous propose un<br />

nouvel ouvrage inventif<br />

et exigeant. La poète libanaise<br />

polyglotte, dont<br />

<strong>le</strong>s origines sont aussi<br />

argentines, ne cesse de<br />

porter de par <strong>le</strong> monde<br />

<strong>le</strong>s accents et <strong>le</strong>s marées<br />

saccadées de sa plume.<br />

Dans Koullama anti, wa<br />

koullama ‘nhanayti ala<br />

ahroufaki, chacune des<br />

soixante-dix-sept pages<br />

<strong>du</strong> recueil porte une longue<br />

phrase-poème qui<br />

commence par un mot, initiant la cascade<br />

de vers, et ne se referme que par un<br />

seul point final par page advenant avec<br />

la fin <strong>du</strong> rectang<strong>le</strong> de papier. Cela densifie<br />

<strong>le</strong> voyage poétique, sans surpoids<br />

puisque son sty<strong>le</strong> est porteur de sens et<br />

de musique et serpente. Zouein mène<br />

sa réf<strong>le</strong>xion jusqu’au bout, travail<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>s mots comme une matière liquide<br />

faite air donc capab<strong>le</strong> d’évaporation<br />

et d’écou<strong>le</strong>ment, susceptib<strong>le</strong> d’être enveloppe<br />

ambiante ou force mouvante<br />

explorant <strong>le</strong>s moindres recoins de<br />

l’expression d’ordinaire inaccessib<strong>le</strong>s.<br />

Plus la structure de base – souvenir,<br />

émotion, sensation – est diffici<strong>le</strong> à tra<strong>du</strong>ire,<br />

plus Sabah creuse, manœuvre<br />

et développe son labyrinthe poétique<br />

qui devient fil d’Ariane traversant une<br />

aveuglante blancheur striée parfois<br />

d’îlots b<strong>le</strong>us. Car Zouein écrit blanc<br />

sur blanc.<br />

À chaque fois que tu, et à chaque fois<br />

que tu te penches sur tes <strong>le</strong>ttres compi<strong>le</strong><br />

des <strong>le</strong>ttres (aussi dans <strong>le</strong> sens de<br />

correspondance) dont la destinataire<br />

essentiel<strong>le</strong> est Sabah Zouein el<strong>le</strong>même,<br />

amoureuse comblée ou dévastée,<br />

habitante de son enfance et de son<br />

histoire, auteure dont <strong>le</strong>s membres et<br />

<strong>le</strong>s articulations et <strong>le</strong>s<br />

musc<strong>le</strong>s fusionnent avec<br />

<strong>le</strong>s mots et la grammaire<br />

dans une équation où<br />

la chair est infiltrée de<br />

langage. Lorsque <strong>le</strong> sens<br />

vacil<strong>le</strong>, c’est <strong>le</strong> corps de<br />

la poète qui se trouve<br />

touché dans sa posture<br />

de vie. Et l’écriture de<br />

cette fusion montre <strong>le</strong><br />

corps, peut-être pour<br />

la première fois chez<br />

Sabah Zouein, si explicitement<br />

palpab<strong>le</strong>,<br />

éprouvant et désirant :<br />

lieu de jouissances de<br />

vie et de mort. Ce texte<br />

que la poète dérou<strong>le</strong> est<br />

un long ruban sorti de la boîte de Pandore<br />

(encore une sororité mythique) de<br />

l’expérience, à la fois parure et pellicu<strong>le</strong><br />

photographique. Dans <strong>le</strong>s images<br />

il y a une femme qui se tient devant<br />

la fenêtre d’une vieil<strong>le</strong> maison de campagne,<br />

une femme un temps aimée puis<br />

habitée par l’absence d’un homme ;<br />

toujours l’immense fenêtre, ses vo<strong>le</strong>ts,<br />

ses vitres, son ouverture vers l’extérieur<br />

avec ses températures, ses <strong>le</strong>vers<br />

et couchers de lumière, ses paysages ;<br />

la fenêtre transparente imprégnée de<br />

La loi <strong>du</strong> Verbe<br />

entre la galaxie et <strong>le</strong>s épis de Raymond Azar,<br />

éditions Naaman pour la Culture, 2009.<br />

passage À la Beauté de Raymond Azar, éditions<br />

Naaman pour la Culture, 2009.<br />

Auteur d’une demi-douzaine<br />

de recueils poétiques en langue<br />

arabe, Raymond Azar<br />

compte parmi <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures plumes<br />

<strong>du</strong> Liban. Avocat de profession, il<br />

n’a jamais cessé de taquiner la Muse,<br />

depuis son premier recueil, Ma patrie<br />

est l’amour et <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures (1984)<br />

jusqu’à Entre la galaxie et <strong>le</strong>s épis<br />

(2009). Dans ce dernier livre, quand<br />

il rend hommage à des confrères disparus<br />

(Georges Ghanem, Élia Abou<br />

Chedid, Joseph Bassila, Assi et Mansour<br />

Rahbani), l’auteur s’interroge<br />

sur la vocation <strong>du</strong> poète : « La poésie<br />

est plus forte que la mort. Par el<strong>le</strong>,<br />

nous revivons et renouons avec ceux<br />

qui ont disparu. » Et, ail<strong>le</strong>urs : « Tu<br />

disais que la poésie efface la guerre de<br />

notre futur ; c’est par <strong>le</strong> verbe, pas par<br />

D.R.<br />

Ce texte<br />

que la poète<br />

dérou<strong>le</strong><br />

est un<br />

long ruban<br />

sorti de la<br />

boîte de<br />

Pandore de<br />

l’expérience<br />

Sabah Zouein, la vie secrète<br />

de la poète en sa poésie<br />

la guerre, qu’on bâtit <strong>le</strong>s nations ! »<br />

« Ils disaient : Tu es parti, <strong>le</strong>s hommes<br />

ne <strong>du</strong>rent pas. Nous disons<br />

: l’éternité est dans<br />

ce qu’ils ont écrit et<br />

composé ! » Poèmes de<br />

circonstance, <strong>le</strong>s élégies<br />

deviennent universel<strong>le</strong>s<br />

dès lors qu’el<strong>le</strong>s nous<br />

invitent à méditer sur<br />

la mort, <strong>le</strong>s mots ou<br />

l’éternité. Dans un autre<br />

recueil paru la même année,<br />

Passage à la beauté,<br />

<strong>le</strong> poète aborde des<br />

questions existentiel<strong>le</strong>s<br />

ou spirituel<strong>le</strong>s et exalte<br />

l’amour de la femme<br />

aimée, en passant sans<br />

transition de l’amour<br />

charnel à l’amour divin<br />

sans tenter de <strong>le</strong>s séparer<br />

parce qu’ils sont,<br />

comme <strong>le</strong> rappel<strong>le</strong> très justement Mgr<br />

Georges Khodr dans sa préface, « un<br />

dans <strong>le</strong> cœur humain ».<br />

Bien que libre, <strong>le</strong> vers de Raymond<br />

D.R.<br />

la contenance devinée de l’intérieur de<br />

la maison qui se profi<strong>le</strong> par ses murs<br />

blanchis à la chaux, ses poignées de<br />

porte, ses étagères, donc tout ce qui<br />

fait impasse, passage ou frontière.<br />

La femme et l’homme esquissés par<br />

Zouein sont silhouettes dont l’écriture<br />

souligne surtout la stature, <strong>le</strong>s yeux,<br />

<strong>le</strong>s mains et la tête ; silhouettes souvent<br />

immobi<strong>le</strong>s voyageant à bord <strong>du</strong> regard<br />

ou <strong>du</strong> souvenir et dont <strong>le</strong> mouvement<br />

de prédi<strong>le</strong>ction est celui de se tendre<br />

ou de pencher, sorte de grâce sublimée,<br />

Azar témoigne d’un sty<strong>le</strong> très maîtrisé<br />

– celui <strong>du</strong> puriste – et est animé<br />

d’une musicalité qui<br />

incite <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur à <strong>le</strong> dé-<br />

« La poésie<br />

est plus<br />

forte que la<br />

mort. Par<br />

el<strong>le</strong>, nous<br />

revivons et<br />

renouons<br />

avec ceux<br />

qui ont<br />

disparu. »<br />

clamer pour mieux en<br />

savourer <strong>le</strong> rythme. Ses<br />

mots sont recherchés,<br />

mais toujours sincères,<br />

qu’ils nous par<strong>le</strong>nt<br />

d’amour, de justice ou<br />

<strong>du</strong> Liban. La force des<br />

images suggérées par<br />

ses vers, son sens de<br />

la formu<strong>le</strong> percutante<br />

attestent admirab<strong>le</strong>ment<br />

de la beauté de la<br />

langue arabe qui, malgré<br />

sa grandiloquence<br />

naturel<strong>le</strong>, recè<strong>le</strong> une<br />

richesse poétique incomparab<strong>le</strong>.<br />

Il est des<br />

écrivains qui savent<br />

magnifier la langue<br />

qu’ils emploient. Raymond Azar est<br />

de ceux-là.<br />

A<strong>le</strong>xAndre nAJJAr<br />

puisque soutenue par la poésie, de la<br />

marche ou de la chute.<br />

Jeux de cache-cache entre permanence<br />

et éphémère, c’est ce que traque<br />

l’énigme de l’écriture dans ce recueil.<br />

Zouein est questionnée par ce que <strong>le</strong><br />

langage frô<strong>le</strong> de l’essentiel et qui demeure<br />

fondamenta<strong>le</strong>ment vain face au<br />

sablier <strong>du</strong> temps. <strong>Le</strong> point final qu’el<strong>le</strong><br />

pose à la fin de chaque page est alors<br />

miroir réfractant l’image de l’inéluctab<strong>le</strong><br />

vide. Dans une virtuosité <strong>littéraire</strong><br />

vOyageur en haBit de sOmmeil de Haya Ziadé,<br />

Dar al-Jadid, 2011.<br />

Dans un monde d’agitation,<br />

d’affairement, de banalisation,<br />

Haya Ziadé s’arrête,<br />

médite, livre dans des phrases brèves,<br />

plutôt des notes musica<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s palpitations<br />

<strong>le</strong>s plus profondes de l’être ballotté<br />

entre rêve et réalité. Deux mots<br />

reviennent souvent dans <strong>le</strong> recueil et en<br />

résument l’esprit : wahm qu’il faudrait<br />

tra<strong>du</strong>ire par mirage, et musâfir (voyageur).<br />

Ce sont des poèmes de toute personne<br />

inquiète, qui cherche et qui se heurte<br />

au si<strong>le</strong>nce détonnant et glacial. Il faudra<br />

pour Haya Ziadé, avec la même<br />

honnêteté intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>, continuer à<br />

méditer pour découvrir ce qui va audelà<br />

de la raison et interroger l’immensité<br />

<strong>du</strong> cosmos sur la mort et l’amour.<br />

La mort est tragique parce qu’el<strong>le</strong> n’est<br />

pas seu<strong>le</strong>ment voyage, absence, mais<br />

séparation de ceux qui s’aiment. Il n’y<br />

a pas d’autre problème plus sérieux en<br />

poésie, en philosophie, en religion…<br />

Angoisse, si<strong>le</strong>nce et recherche <strong>du</strong> sens<br />

sont <strong>le</strong>s principaux thèmes <strong>du</strong> recueil.<br />

L’angoisse est exprimée de façon poignante<br />

:<br />

« Présence de l’absence, nous nous interrogeons<br />

sur <strong>le</strong> sens de l’existence.<br />

D’où venons-nous et où irons-nous :<br />

c’est la question <strong>du</strong> passage.<br />

Existons-nous et pourquoi et quoi<br />

après l’existence ?<br />

Avons-nous d’autre réponse que <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

»<br />

Dans <strong>le</strong> « vide éten<strong>du</strong> et sans fin », et <strong>le</strong>s<br />

« ports de l’illusion », l’auteure se pose<br />

la question : « Comment pouvons-nous<br />

al<strong>le</strong>r loin avec indifférence ? » Face à<br />

l’angoisse « qui ne finit pas », c’est <strong>le</strong><br />

qui crée paradoxa<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> renouveau<br />

à coups de répétition et de variations<br />

autour des mêmes thèmes, à travers<br />

une syntaxe vertigineuse tel un lierre<br />

qu’obsède l’impuissance fondatrice, la<br />

poète con<strong>signe</strong> l’expansion tourmentée<br />

de la mémoire. Chez Sabah Zouein, <strong>le</strong><br />

langage fusionnant avec <strong>le</strong> corps et <strong>le</strong>s<br />

mouvements de l’âme est une fabu<strong>le</strong>use<br />

prothèse, certes invisib<strong>le</strong>, mais assurément<br />

lisib<strong>le</strong> car coulée dans la poésie.<br />

« Tout ce qui reste des deux corps immaculés,<br />

et ce qui des épau<strong>le</strong>s rayonnantes<br />

reste, et aussi de ta main dense,<br />

une écriture dans l’apogée de l’écriture,<br />

ou, comme si tu étais au comb<strong>le</strong><br />

de l’impuissance, et comme si dans<br />

l’incapacité de l’écriture tu te trouvais,<br />

ou encore, c’est la tentative au cœur <strong>du</strong><br />

b<strong>le</strong>u et combien tu as tenté au cœur de<br />

la blancheur, donc toujours au milieu<br />

<strong>du</strong> so<strong>le</strong>il, et tout ce qui reste de vos<br />

deux visages, des traits que tu as dessinés<br />

un jour sur <strong>le</strong> blanc <strong>du</strong> vieux mur<br />

puis <strong>le</strong> mur qui s’est éparpillé dans <strong>le</strong>s<br />

recoins de l’œil, (…) dans <strong>le</strong>s cavités <strong>du</strong><br />

bois toi tu as vu et toi combien tu as<br />

écrit, lorsque <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres se déversèrent,<br />

et de tes membres se déversèrent <strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong>ttres, ce sont tes membres qui de la<br />

lumière jaillissent et qui dans <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong><br />

de l’homme se répandent, lui est aujourd’hui,<br />

toi et lui, dans l’intériorité<br />

de la <strong>le</strong>ttre, toi et lui, vous, ombres<br />

d’une maison au so<strong>le</strong>il d’octobre, (…)<br />

parce que la densité de la <strong>le</strong>ttre vous<br />

deux l’avez voulue, et parce que dense<br />

toi-même tu es.»<br />

Propos recueillis par<br />

rittA BAddOurA<br />

kOullama anti, wa kOullama ‘nhanayti<br />

ala ahrOufaki (À Chaque fOis que tu et<br />

À Chaque fOis que tu te penChes sur tes<br />

<strong>le</strong>ttres) de Sabah Zouein, Dar Nelson, 2011, 88 p.<br />

Extrait tra<strong>du</strong>it de l’arabe par Ritta<br />

Baddoura et Sabah Zouein.<br />

Angoisse et quête de<br />

sens dans un monde<br />

glacial<br />

<strong>Le</strong> nouveau recueil poétique en prose de Haya<br />

Tarek Ziadé, avec sa simplicité déconcertante,<br />

vous plonge, vous submerge, dans une quête<br />

existentiel<strong>le</strong> quasi instinctive qui brise<br />

toute propension à l’indifférence ou au<br />

divertissement au sens pascalien.<br />

si<strong>le</strong>nce « glacial », impératif unique<br />

« pour communiquer avec l’absence ».<br />

La quête de sens dans <strong>le</strong> recueil est<br />

toute parsemée d’hésitations, parfois<br />

même de contradictions qui, au lieu<br />

de percer une lueur d’espoir ou d’espérance,<br />

accentuent l’angoisse existentiel<strong>le</strong><br />

:<br />

« Entre vie et mort nous nous interrogeons<br />

sur <strong>le</strong> mirage de notre vécu et la<br />

vérité de ce que nous ne vivons pas et<br />

aspirons à une vérité autre loin de la<br />

routine <strong>du</strong> quotidien des jours. »<br />

El<strong>le</strong> écrit aussi : « Un jour nous porterons<br />

en si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong>s valises <strong>du</strong> départ<br />

pour <strong>le</strong>s retrouver vides sinon de<br />

quelques débris d’une maigre vie, résidence<br />

passagère. »<br />

* * *<br />

Je me demande s’il faut lire <strong>le</strong> recueil<br />

par bribes ou dans son intégralité, car<br />

l’auteure el<strong>le</strong>-même et <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur restent<br />

assoiffés. De quoi ? L’absurde ou <strong>du</strong><br />

moins « <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce glacial » sont invivab<strong>le</strong>s.<br />

Albert Camus s’y est engouffré<br />

pour ensuite chercher ail<strong>le</strong>urs. C’est<br />

<strong>le</strong> recueil d’une poésie panthéiste qui<br />

s’interroge, avec un foisonnement de<br />

questions, mais sans lueur de certitude,<br />

et aussi sans cri d’amour à la manière<br />

de grands poètes, comme Lamartine,<br />

Hugo… qui interrogent <strong>le</strong> temps et la<br />

mort : Que faites-vous de nos amours ?<br />

Dans « <strong>le</strong> train qui ne ramène pas <strong>le</strong>s<br />

voyageurs », avec toute la « lassitude<br />

de l’attente », l’issue, s’il y en a, nous<br />

ramène au même cerc<strong>le</strong> dont on ne sait<br />

s’il est ou non vicieux : « Nous résidons<br />

dans l’attente », écrit l’auteure. <strong>Le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />

aussi que <strong>le</strong> poète même entraîne<br />

sur cette voie.<br />

AntOine MeSSArrA<br />

D.R.<br />

Jeudi 4 août 2011<br />

Poème d’ici<br />

Faraj Bayrakdar est un poète syrien<br />

né en 1951 près de Homs.<br />

Son œuvre, tra<strong>du</strong>ite en plusieurs langues,<br />

a reçu divers prix <strong>littéraire</strong>s,<br />

notamment <strong>le</strong> prix Hellman-Hammet<br />

(1998), l’American PEN Freedom-to-<br />

Write Award (1999) et <strong>le</strong> Free Word<br />

Award (Hollande, 2004). Ses premiers<br />

recueils sont publiés dès 1979 ;<br />

<strong>le</strong>s pensées poétique et politique y<br />

sont déjà intimement liées. Membre<br />

<strong>du</strong> parti Baas, <strong>le</strong> poète s’en dégage<br />

pour adhérer à un parti de l’opposition<br />

: l’Organisation de l’action<br />

communiste. Cet engagement provoque<br />

son emprisonnement en 1987.<br />

Comme plusieurs de ses camardes, il<br />

est détenu sans accusation ni procès<br />

jusqu’en 1993 où il est condamné<br />

sans aucun recours juridique par la<br />

Cour suprême de la Sûreté de l’État<br />

à 15 ans de prison pour appartenance<br />

à une organisation politique illéga<strong>le</strong>.<br />

<strong>Le</strong>s autorités syriennes nient encore sa<br />

torture bien qu’Amnesty International<br />

affirme qu’il a souffert de plusieurs<br />

dégâts vertébraux dont la déformation<br />

de la colonne vertébra<strong>le</strong> jusqu’à<br />

la nuque, suite à l’usage de la « chaise<br />

al<strong>le</strong>mande ». Durant sa captivité, paraît<br />

à Beyrouth son quatrième recueil :<br />

<strong>Une</strong> colombe aux ai<strong>le</strong>s déployées. La<br />

prison <strong>le</strong> pousse à apprendre à « écrire<br />

sans papier ni crayon » des morceaux<br />

confiés à sa mémoire ora<strong>le</strong> et cel<strong>le</strong><br />

de ses codétenus. Ils trouvent même<br />

ensemb<strong>le</strong> un moyen de fabriquer de<br />

l’encre à partir de thé et d’émincés<br />

d’oignon. Bayrakdar affirme : « La<br />

poésie m’a aidé à emprisonner la prison.<br />

» En novembre 2000, après 14<br />

ans de captivité, dont 4 dans la prison<br />

isolée de Tadmour, Faraj Bayrakdar<br />

est libéré suite à une campagne de soutien<br />

internationa<strong>le</strong>. Il vit aujourd’hui<br />

en Suède.<br />

Visite<br />

Enfin… !<br />

Contrairement à ce que n’est<br />

pas<br />

Son habitude<br />

Mon aimée<br />

à l’appel de son nom<br />

Sourit<br />

L’univers alors célèbre la<br />

naissance<br />

De deux firmaments<br />

nouveaux<br />

<strong>Le</strong>s papillons se parent d’ai<strong>le</strong>s<br />

Faites de liberté pure<br />

Merci !<br />

Disent <strong>le</strong>s forêts<br />

El<strong>le</strong>s démê<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>ur chevelure<br />

au peigne <strong>du</strong> vent<br />

Merci !<br />

Disent <strong>le</strong>s mouettes<br />

El<strong>le</strong>s secouent de <strong>le</strong>urs ai<strong>le</strong>s<br />

La fatigue des migrations<br />

premières<br />

(…)<br />

Dieu à nouveau occupe son<br />

trône<br />

Enfin… !<br />

Et tout comme à son habitude<br />

La voix <strong>du</strong> gendarme<br />

glougloute<br />

Et annonce<br />

Fin de la visite !<br />

Alors<br />

<strong>Le</strong>s fenêtres de la prison<br />

referment <strong>le</strong>urs paupières<br />

<strong>Le</strong>s visages des murs se<br />

couvrent<br />

De la cou<strong>le</strong>ur de la honte.<br />

<strong>Le</strong> 26 janvier 1993, prison de<br />

Saydnaya.<br />

Poème tra<strong>du</strong>it de l’arabe par Ritta<br />

BADDOURA.


Jeudi 4 août 2011 Vil<strong>le</strong><br />

Tripoli, la Mamelouke titubante<br />

Àdemi allongé sur sa chaise<br />

dans un café traditionnel<br />

de Tripoli, <strong>le</strong> professeur<br />

universitaire qui venait<br />

d’échanger quelques blagues<br />

« vertes » avec ses compères commande<br />

à un marchand ambulant, entre<br />

deux considérations analytiques sur la<br />

vie culturel<strong>le</strong> de la vil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s dernières<br />

éditions des hebdomadaires français,<br />

tout en se faisant cirer <strong>le</strong>s chaussures<br />

par un vieil artisan. Habitant <strong>le</strong> Nord,<br />

cet enseignant a généreusement accepté<br />

de présenter l’activité culturel<strong>le</strong> tripolitaine<br />

au journaliste venu découvrir la<br />

deuxième vil<strong>le</strong> <strong>du</strong> Liban en di<strong>le</strong>ttante.<br />

Mais <strong>le</strong> professeur ne s’est pas ren<strong>du</strong><br />

compte que la petite scène qu’il offre à<br />

son interlocuteur vaut peut-être toutes<br />

<strong>le</strong>s analyses autour de la vil<strong>le</strong> et de sa<br />

vie culturel<strong>le</strong>, car el<strong>le</strong> résume en el<strong>le</strong><br />

seu<strong>le</strong> toutes <strong>le</strong>s contradictions de la<br />

culture tripolitaine. Et de contradiction<br />

il s’agit. Car si <strong>le</strong> Liban est <strong>le</strong> pays des<br />

paradoxes, <strong>le</strong>s antagonismes <strong>du</strong> pays<br />

ne sont peut-être aussi ostensib<strong>le</strong>s nul<strong>le</strong><br />

part ail<strong>le</strong>urs qu’à Tripoli, vil<strong>le</strong> où l’on<br />

peut acheter et lire la presse européenne<br />

dans un café vieux de plusieurs décennies,<br />

où l’on par<strong>le</strong> de culture moderne<br />

tout en sollicitant <strong>le</strong>s services surannés<br />

d’un cireur de chaussures, où <strong>le</strong> conservatisme<br />

social n’empêche pas une certaine<br />

légèreté des paro<strong>le</strong>s, où aux plaisanteries<br />

peuvent rapidement succéder<br />

<strong>le</strong>s raisonnements <strong>le</strong>s plus profonds.<br />

Que l’on ne s’y trompe toutefois pas,<br />

à Tripoli, si l’on est féru d’événements<br />

culturels, on se complaît à vivre à Beyrouth.<br />

<strong>Le</strong> paysage culturel tripolitain<br />

est pour ainsi dire morne, presque<br />

aride. Certes, outre <strong>le</strong>s auditoriums de<br />

la Fondation Safadi et de Beit el-Fann –<br />

Maison de l’Art –, Tripoli possède deux<br />

grandes sal<strong>le</strong>s relativement connues <strong>du</strong><br />

public : <strong>le</strong> théâtre « flottant » de la Foire<br />

internationa<strong>le</strong> de Tripoli et la sal<strong>le</strong> de la<br />

Rabita Thakafiyya, la Ligue culturel<strong>le</strong>.<br />

Néanmoins, <strong>le</strong> premier, très bien équipé<br />

et pouvant accueillir jusqu’à 2 000 personnes,<br />

est fermé pendant une grande<br />

partie de l’année et n’ouvre généra<strong>le</strong>ment<br />

ses portes que pendant <strong>le</strong> ramadan<br />

pour héberger des activités axées autour<br />

<strong>du</strong> mois <strong>du</strong> jeûne musulman. Quant à<br />

la sal<strong>le</strong> de la Rabita, el<strong>le</strong> devient mal<br />

<strong>Le</strong> livre de chevet de<br />

Nadim<br />

Dergham<br />

D.R.<br />

Mes livres de chevet sont<br />

très variés, jusqu’à me<br />

demander, à vrai dire,<br />

si j’en ai. À part <strong>le</strong> traité sur la<br />

« Radiesthésie », un phénomène<br />

paranormal qui m’a toujours<br />

fasciné et qui permet de jeter un<br />

pont entre l’esprit analytique<br />

et l’intuition, mon livre préféré<br />

est toujours celui <strong>du</strong> moment.<br />

Cinq ans plus tard, je relis aujourd’hui<br />

<strong>Le</strong> roman de Beyrouth<br />

d’A<strong>le</strong>xandre Najjar, « une fresque<br />

romanesque qui raconte l’histoire<br />

d’une famil<strong>le</strong> libanaise, de la moitié<br />

<strong>du</strong> XIX e sièc<strong>le</strong> à nos jours, et<br />

à travers el<strong>le</strong>, l’histoire de Beyrouth,<br />

vil<strong>le</strong> mythique crucifiée<br />

par la guerre mais ressuscitée ».<br />

Je ne peux qu’apprécier la langue<br />

fluide de cet écrivain francophone<br />

dont la documentation est<br />

considérab<strong>le</strong>. Petites et grandes<br />

histoires, intrigues scéniques et<br />

théâtra<strong>le</strong>s avec rebondissements<br />

et dénouements. Je regrette <strong>le</strong>s us<br />

et coutumes qui se fondent dans<br />

<strong>le</strong> creuset national et me demande<br />

si <strong>le</strong>s convictions des principaux<br />

acteurs de la scène libanaise d’antan<br />

confluent vers cel<strong>le</strong>s d’aujourd’hui.<br />

Je revois des personnes<br />

que j’ai connues, je redécouvre<br />

des lieux familiers et constate<br />

qu’il est possib<strong>le</strong> d’éradiquer une<br />

vil<strong>le</strong> entière mais pas ses souvenirs<br />

! « Beyrouth m’habite, el<strong>le</strong><br />

est hors de l’espace et <strong>du</strong> temps. »<br />

Nadim Dergham est éditeur et<br />

imprimeur.<br />

équipée et démodée, un peu à l’image<br />

de l’association qui la possède. Fondée<br />

en 1943 par des anciens étudiants d’un<br />

établissement islamique, Dar al-Tarbiya<br />

wal-Taalim, la Rabita Thakafiyya, imprégnée<br />

par <strong>le</strong> nationalisme arabe et<br />

<strong>le</strong> nassérisme, a longtemps été l’un des<br />

moteurs de la vie culturel<strong>le</strong> tripolitaine.<br />

El<strong>le</strong> est aujourd’hui fantomatique et se<br />

contente de gérer ses locaux, dont sa bibliothèque<br />

qui demeure toutefois assez<br />

fréquentée.<br />

Conservatisme social<br />

Mais à Tripoli, on a honte d’être beyrouthin<br />

cloîtré dans Beyrouth et content<br />

de l’être. En Beyrouthin bien-pensant,<br />

l’on serait en effet automatiquement<br />

tenté d’imputer l’immobilisme culturel<br />

de Tripoli à un certain islamisme<br />

qui serait ambiant dans une vil<strong>le</strong> que<br />

certains tentent de présenter comme <strong>le</strong><br />

Kandahar <strong>du</strong> Liban. Ce préjugé révolte<br />

et écœure <strong>le</strong>s Tripolitains.<br />

Certes, <strong>le</strong> professeur d’université précité<br />

reconnaît que « l’on ne peut pas évacuer<br />

l’arrière-plan islamique de la vil<strong>le</strong> qui<br />

structure un ensemb<strong>le</strong> d’activités religieuses<br />

qui débouchent parfois sur une<br />

forme d’activisme ». Il note toutefois<br />

que ce facteur reste bien circonscrit quoi<br />

qu’en disent certains médias politisés.<br />

Pour mettre en avant une certaine ouverture<br />

de la vil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s Tripolitains peuvent<br />

fournir une multitude d’exemp<strong>le</strong>s.<br />

Ils abondent par exemp<strong>le</strong> dans la description<br />

de la rue baptisée « Damme<br />

wa Farze » qui compte une myriade de<br />

cafés où jeunes hommes et femmes, (dé)<br />

vêtus comme bon <strong>le</strong>ur semb<strong>le</strong>, se rencontrent<br />

librement et consomment de<br />

l’alcool, quoique discrètement. Joseph<br />

Wehbé, journaliste habitant de la vil<strong>le</strong>,<br />

cite tous <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s vitupérant <strong>le</strong>s forces<br />

islamistes ou <strong>le</strong>s poèmes « finement érotiques<br />

» qu’il a publiés, sans que l’on<br />

tente de l’intimider. Un activiste local<br />

relate quant à lui l’exemp<strong>le</strong> d’un festival<br />

qu’il a organisé au cours <strong>du</strong> ramadan<br />

2010 dans la tour des Lions, monument<br />

de la vil<strong>le</strong>, et au cours <strong>du</strong>quel<br />

se sont pro<strong>du</strong>its des artistes libanais et<br />

étrangers qui n’ont aucun rapport avec<br />

l’art religieux, sans que cela ne suscite la<br />

moindre polémique.<br />

Quels facteurs sont donc à l’origine de<br />

la faib<strong>le</strong>sse de la vie culturel<strong>le</strong> à Tripoli ?<br />

Un mot revient comme par magie dans<br />

la bouche de plusieurs intel<strong>le</strong>ctuels et<br />

activistes de la vil<strong>le</strong> : « mamelouke ».<br />

Tripoli serait ainsi mamelouke dans<br />

<strong>le</strong> sens où el<strong>le</strong> serait dominée par « un<br />

conservatisme social qui ne s’apparente<br />

pas au fanatisme religieux », bien que<br />

l’islam soit sans doute l’un, mais seu<strong>le</strong>ment<br />

l’un, de ses fondements. Imprégnée<br />

de ce conservatisme mamelouk,<br />

la vil<strong>le</strong> s’est « repliée sur son passé et a<br />

D.R.<br />

vécu en autarcie et ne s’est pas inscrite<br />

dans une perspective libanaise », précise<br />

Joseph Wehbé. Ce<br />

« mameloukisme » aurait<br />

sapé <strong>le</strong>s fondements de<br />

l’essor de l’indivi<strong>du</strong>alisme<br />

urbain à Tripoli et<br />

favorisé la conception de<br />

la culture comme processus<br />

de création de biens<br />

« sacrés que l’on expose<br />

sur <strong>le</strong>s étagères bien plus<br />

que comme une dynamique<br />

rattachée à la vie<br />

quotidienne », explique<br />

un intel<strong>le</strong>ctuel originaire<br />

de la vil<strong>le</strong>.<br />

<strong>Le</strong> facteur politique a aggravé<br />

l’iso<strong>le</strong>ment culturel<br />

relatif de la vil<strong>le</strong>. « <strong>Le</strong><br />

conflit politique au Liban<br />

se reflète et s’amplifie à<br />

Tripoli », regrette Talal<br />

Khoja, professeur de mathématiques<br />

à l’Université<br />

libanaise qui anime l’association<br />

culturel<strong>le</strong> loca<strong>le</strong> Bauzar. « À Tripoli,<br />

l’on garde à dessein des zones toujours<br />

prêtes à exploser, ce qui entrave <strong>le</strong> dialogue<br />

et la création culturel<strong>le</strong>s dans la<br />

vil<strong>le</strong> », poursuit-il. <strong>Le</strong> professeur raconte<br />

à titre d’exemp<strong>le</strong> que <strong>le</strong> portrait d’un<br />

milicien financé par un politicien connu<br />

et tué lors d’échanges de tirs entre <strong>le</strong>s<br />

deux zones il y a quelques mois a été<br />

accroché sur une statue décorative créée<br />

à l’initiative de son association dans un<br />

quartier de la vil<strong>le</strong>. « Nous avons tenté<br />

par tous <strong>le</strong>s moyens de l’en<strong>le</strong>ver, sans<br />

succès ! » s’indigne-t-il.<br />

Culture politisée et journaux<br />

locaux<br />

Sur ce terrain miné ont germé des phénomènes<br />

culturels relativement spéci-<br />

« À Tripoli,<br />

l’on garde<br />

à dessein<br />

des zones<br />

toujours<br />

prêtes à<br />

exploser, ce<br />

qui entrave<br />

la création<br />

culturel<strong>le</strong>s<br />

dans la<br />

vil<strong>le</strong> »<br />

fiques à Tripoli, notamment <strong>le</strong>s centres<br />

culturels financés par <strong>le</strong>s politiciens locaux.<br />

Ainsi, <strong>le</strong> Premier ministre<br />

Nagib Mikati a racheté<br />

Beit el-Fann, espace<br />

culturel localisé dans <strong>le</strong><br />

bâtiment historique et<br />

traditionnel de l’ancien<br />

hôpital américain de<br />

Mina. Beit el-Fann, qui<br />

a pris <strong>le</strong> nom de centre<br />

culturel al-Azm en référence<br />

au courant politique<br />

de Nagib Mikati,<br />

est équipé pour accueillir<br />

des ateliers, concerts,<br />

spectac<strong>le</strong>s et expositions.<br />

Il est toutefois fermé depuis<br />

bientôt deux ans et,<br />

actuel<strong>le</strong>ment en cours de<br />

rénovation, devrait rouvrir<br />

ses portes <strong>du</strong>rant <strong>le</strong><br />

ramadan.<br />

De son côté, la Fondation Safadi, créée<br />

en 2001 par l’actuel ministre des Finances,<br />

Mohammad Safadi, se veut<br />

active dans <strong>le</strong>s domaines <strong>du</strong> développement<br />

économique et social, de la culture<br />

et <strong>du</strong> sport. Dans ses locaux vastes et<br />

modernes, la fondation possède, outre<br />

ses installations sportives, des sal<strong>le</strong>s de<br />

classe, des sal<strong>le</strong>s de conférence et d’exposition,<br />

une bibliothèque et un auditorium.<br />

El<strong>le</strong> héberge éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> Centre<br />

culturel russe, l’Institut Cervantès, <strong>le</strong><br />

Dialogpunkt et <strong>le</strong> British Council qui<br />

s’ajoutent aux Centres culturels français<br />

et italiens, assez actifs à Tripoli.<br />

Force est toutefois de constater que<br />

malgré <strong>le</strong>s investissements lourds qu’ils<br />

ont requis, ces deux centres n’ont pas<br />

réussi à stimu<strong>le</strong>r un véritab<strong>le</strong> processus<br />

de création culturel<strong>le</strong> à Tripoli. Par<br />

Mazen Kerbaj<br />

ail<strong>le</strong>urs, Tripoli présente un autre phénomène<br />

qui lui est propre : la prospérité<br />

de la presse loca<strong>le</strong>. La vil<strong>le</strong> compte<br />

en effet une dizaine d’hebdomadaires<br />

locaux presque gratuits. Fruit <strong>du</strong> mouvement<br />

syndical historiquement très actif<br />

à Tripoli, ces journaux n’ont guère<br />

d’impact sur la vie culturel<strong>le</strong> et se spécialisent<br />

uniquement dans <strong>le</strong>s questions<br />

politiques, vu qu’ils sont pratiquement<br />

tous financés aujourd’hui par <strong>le</strong>s forces<br />

politiques présentes dans la vil<strong>le</strong>.<br />

<strong>Le</strong>s initiatives alternatives<br />

En dehors de ces initiatives destinées<br />

au grand public tripolitain, <strong>le</strong>s initiatives<br />

culturel<strong>le</strong>s indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>s peinent à<br />

décol<strong>le</strong>r. L’on pourrait s’attendre à ce<br />

que <strong>le</strong>s universités qui sont légion dans<br />

la vil<strong>le</strong> soient de véritab<strong>le</strong>s laboratoires<br />

favorisant l’apparition et <strong>le</strong> développement<br />

de ce genre de projets. Pas moins<br />

de sept universités sont en effet implantées<br />

dans la vil<strong>le</strong> ou dans son périmètre<br />

proche. Cependant, <strong>le</strong>s activités culturel<strong>le</strong>s<br />

organisées ou parrainées par ces<br />

institutions échouent systématiquement<br />

à toucher un public non académique.<br />

Il n’en demeure pas moins que <strong>le</strong>s initiatives<br />

indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>s alternatives ne sont<br />

pas absentes à Tripoli. En témoigne<br />

l’expérience de Talal Khoja qui, avec<br />

son association Bauzar, a invité des<br />

artistes locaux et étrangers à peindre<br />

des fresques mura<strong>le</strong>s ou à réaliser des<br />

statues décoratives dans plusieurs quartiers<br />

de Tripoli. Il existe plusieurs autres<br />

initiatives similaires qui sont <strong>le</strong> fait de<br />

col<strong>le</strong>ctifs tel<strong>le</strong> l’Association libanaise<br />

pour la promotion de la <strong>le</strong>cture et de la<br />

culture <strong>du</strong> dialogue, dirigée par Zahida<br />

Darwiche Jabbour qui organise régulièrement<br />

des conférences, des concours et<br />

des rencontres <strong>littéraire</strong>s avec des écrivains<br />

francophones et arabophones.<br />

<strong>Le</strong>s jeunes Tripolitains ne manquent<br />

pas non plus d’investir dans <strong>le</strong>ur vil<strong>le</strong><br />

et sa culture. Ainsi, un jeune graphiste<br />

a inauguré il y a trois mois un restopub<br />

à caractère culturel baptisé Code.<br />

Localisé dans une maison traditionnel<strong>le</strong><br />

rue Minnot – rue baptisée par <strong>le</strong>s habitants<br />

de Mina à l’instar de la fameuse<br />

rue Monnot de Beyrouth –, l’établissement<br />

est équipé d’une scène qui accueil<strong>le</strong><br />

régulièrement des concerts et<br />

d’une bibliothèque. « Je n’ai pas encore<br />

atteint mon objectif et mon projet n’a<br />

pas encore acquis la notoriété à laquel<strong>le</strong><br />

j’aspire. Mais je suis déterminé à continuer<br />

», martè<strong>le</strong>-t-il comme un défi lancé<br />

à lui-même ou à une vil<strong>le</strong> qui peine à<br />

comprendre ses ambitions.<br />

MAhMOud hArB<br />

Voir aussi l'artic<strong>le</strong> de Jabbour DOUAIHY, ChrOnique<br />

des années de plOmB en page VIII<br />

Questionnaire<br />

de Proust à<br />

Dany<br />

Laferrière<br />

V<br />

Figure phare de la littérature<br />

francophone, l’intel<strong>le</strong>ctuel,<br />

écrivain et scénariste Dany Laferrière<br />

est né à Port-au-Prince en<br />

1953. Il en part en 1976, suite à<br />

l’assassinat de l’un de ses proches<br />

amis par <strong>le</strong>s « Tontons macoutes »<br />

et à la dérive ubuesque de la tyrannie<br />

des Duvalier. Il partage actuel<strong>le</strong>ment<br />

sa vie entre Montréal et<br />

Miami. Ce qu’il appel<strong>le</strong> son « autobiographie<br />

américaine » et qui<br />

compte 10 romans démarre avec<br />

<strong>le</strong> fameux Comment faire l’amour<br />

avec un Nègre sans se fatiguer. Il a<br />

reçu <strong>le</strong> prix Médicis en 2009 pour<br />

L’énigme <strong>du</strong> retour (Grasset) et il<br />

vient de publier Tout bouge autour<br />

de moi (Grasset) à propos <strong>du</strong><br />

séisme <strong>du</strong> 12 janvier 2010.<br />

l Quel est <strong>le</strong> principal trait de votre<br />

caractère ?<br />

La curiosité.<br />

l Votre qualité préférée chez une<br />

femme ?<br />

L’esprit.<br />

l Qu’appréciez-vous <strong>le</strong> plus chez<br />

vos amis ?<br />

<strong>Une</strong> certaine distance.<br />

l Votre principal défaut ?<br />

Je laisse <strong>le</strong> choix à ceux qui me<br />

connaissent.<br />

l Votre occupation préférée ?<br />

Rêver dans une baignoire.<br />

l Votre rêve de bonheur ?<br />

<strong>Une</strong> vie où l’on n’exige rien de vous.<br />

l Quel serait votre plus grand<br />

malheur ?<br />

La vie éternel<strong>le</strong>.<br />

l Ce que vous voudriez être ?<br />

Un écrivain.<br />

l <strong>Le</strong> pays où vous désireriez vivre ?<br />

Nul<strong>le</strong> part… Joli coin où <strong>le</strong><br />

nationalisme n’existe pas.<br />

l L’oiseau que vous préférez ?<br />

L’oiseau-mouche.<br />

l Vos auteurs favoris en prose ?<br />

Borges, Boulgakov, Jacques-Stephen<br />

A<strong>le</strong>xis, Baldwin, Tanizaki et Diderot.<br />

l Vos poètes préférés ?<br />

Davertige, Villon, Whitman, Derek<br />

Walcott et Bashô.<br />

l Vos héros dans la fiction ?<br />

Holden Caulfield (L’Attrape-cœurs<br />

de Salinger).<br />

l Votre héroïne dans la fiction ?<br />

Virginia Woolf (cel<strong>le</strong> qui tient <strong>le</strong><br />

journal <strong>littéraire</strong> de Virginia Woolf).<br />

l Vos compositeurs préférés ?<br />

J’aime <strong>le</strong>s chants populaires où <strong>le</strong>s<br />

compositeurs sont anonymes.<br />

l Vos peintres favoris ?<br />

Basquiat, Velasquez et Hugo (ses<br />

encres).<br />

l Vos héros dans la vie <strong>réel</strong><strong>le</strong> ?<br />

Celui qui fait face à la tempête de la<br />

vie sans chercher à accuser personne.<br />

l Ce que vous détestez par-dessus<br />

tout ?<br />

La délation.<br />

l <strong>Le</strong>s caractères historiques que<br />

vous détestez <strong>le</strong> plus ?<br />

Bonaparte et Hit<strong>le</strong>r.<br />

l <strong>Le</strong> fait militaire que vous admirez<br />

<strong>le</strong> plus ?<br />

L’indépendance d’Haïti.<br />

l La réforme que vous estimez <strong>le</strong><br />

plus ?<br />

La fin de l’apartheid en Afrique <strong>du</strong><br />

Sud.<br />

l L’état présent de votre esprit ?<br />

Un peu inquiet.<br />

l Comment aimeriez-vous mourir ?<br />

Comme cela viendra, c’est-à-dire<br />

sans y penser à l’avance.<br />

l <strong>Le</strong> don de la nature que vous<br />

aimeriez avoir ?<br />

Pouvoir me rendre invisib<strong>le</strong>.<br />

l <strong>Le</strong>s fautes qui vous inspirent <strong>le</strong><br />

plus d’in<strong>du</strong>lgence ?<br />

Tout sauf la délation.<br />

l Votre devise ?<br />

<strong>Une</strong> formu<strong>le</strong> de Montaigne : « Je ne<br />

fais rien sans gaieté ».<br />

D.R.


VI Essais<br />

D.R.<br />

dialogue entre <strong>le</strong> journaliste Edwy P<strong>le</strong>nel et l'historien Benjamin Stora sur <strong>le</strong>s révolutions en cours, <strong>Le</strong> 89 arabe<br />

questionne l'actualité et ouvre au <strong>le</strong>cteur de nouvel<strong>le</strong>s perspectives.<br />

<strong>le</strong> 89 araBe de Benjamin Stora et Edwy P<strong>le</strong>nel,<br />

Stock, 2011, 180p.<br />

Commenter une révolution<br />

en direct n’est pas une<br />

simp<strong>le</strong> tâche, c’est une<br />

activité constamment<br />

sujette aux incertitudes<br />

d’une histoire qui s’amuse à décevoir<br />

<strong>le</strong>s plus hardis de ses explorateurs.<br />

<strong>Le</strong>s révolutions, comme <strong>le</strong> soulignent<br />

Benjamin Stora et Edwy P<strong>le</strong>nel dans la<br />

préface de <strong>le</strong>ur <strong>Le</strong> 89 arabe, ouvrent<br />

« l’horizon des possib<strong>le</strong>s », et posent<br />

donc un défi à la narration historique<br />

de cet évènement. Ce défi historiographique,<br />

Stora et P<strong>le</strong>nel <strong>le</strong> relèvent en<br />

adoptant <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> <strong>du</strong> dialogue, un sty<strong>le</strong><br />

plus ouvert et plus contradictoire que<br />

l’essai ou la thèse, un sty<strong>le</strong> qui met en<br />

va<strong>le</strong>ur la contingence et la radicalité<br />

de l’événement. Et ce qui émerge de<br />

ce dialogue à deux voix est une histoire<br />

des révolutions, moins linéaire,<br />

moins affirmative, mais plus vivante,<br />

une histoire à plusieurs temporalités,<br />

qui permet d’exhumer <strong>sous</strong> « <strong>le</strong>s<br />

fausses évidences et… <strong>le</strong>s illusoires<br />

certitudes » <strong>le</strong>s différentes trajectoires<br />

de ces révolutions. Et cette histoire à<br />

plusieurs temporalités, <strong>le</strong>s deux auteurs<br />

la maîtrisent bien, à partir de<br />

<strong>le</strong>urs professions respectives, cel<strong>le</strong><br />

d’un journaliste qui décrypte l’immé-<br />

diat et cel<strong>le</strong> d’un historien qui traque<br />

la longue <strong>du</strong>rée.<br />

Cette généalogie, plutôt qu’histoire,<br />

de ces révolutions arabes est une série<br />

de « reprises d’histoire », pour reprendre<br />

<strong>le</strong>s termes de Stora, qui tisse<br />

plusieurs trajectoires autour de cet<br />

événement. Dans ce sens, <strong>le</strong>s révolutions<br />

arabes sont un retour aux révolutions<br />

de 1989, mais plus fondamenta<strong>le</strong>ment<br />

un retour à la révolution<br />

démocratique de 1789, à ce « printemps<br />

des peup<strong>le</strong>s essentiel<strong>le</strong>ment démocratiques,<br />

dans sa genèse comme<br />

dans son exigence », qui sera plus tard<br />

étouffé par <strong>le</strong>s révolutions avant-gardistes<br />

<strong>du</strong> XXe sièc<strong>le</strong>. Mais el<strong>le</strong>s sont<br />

aussi la reprise d’une autre histoire,<br />

plus arabe et plus récente, cel<strong>le</strong> de<br />

la décolonisation et de ses espoirs,<br />

quand « pendant un court moment<br />

<strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s arabes se vivaient comme<br />

étant au cœur de l’agenda mondial »,<br />

une histoire avortée par <strong>le</strong>s contre-révolutions<br />

des systèmes à parti unique,<br />

des républiques transformées en monarchie,<br />

et des régimes socialistes<br />

privatisés par la famil<strong>le</strong> régnante. Et<br />

dans ce même mouvement de reprise<br />

d’histoire, ces révolutions réactualisent<br />

une histoire plus ancienne, l’histoire<br />

d’une ouverture sur la modernité,<br />

souvent idéalisée ou démonisée<br />

mais toujours désirée, qui commence<br />

avec la Nahda et se termine avec <strong>le</strong>s<br />

déceptions successives <strong>du</strong> XX e sièc<strong>le</strong>.<br />

La toi<strong>le</strong> que tissent Stora et P<strong>le</strong>nel est<br />

centrée autour <strong>du</strong><br />

monde arabe et de<br />

ces révolutions, mais<br />

ne se limite pas à ce<br />

monde qui, depuis <strong>le</strong><br />

XIX e sièc<strong>le</strong> au moins,<br />

ne peut se penser en<br />

dehors de l’Europe.<br />

L’histoire qui en décou<strong>le</strong><br />

est polyphonique,<br />

à plusieurs<br />

voix, parfois consonantes<br />

mais souvent<br />

dissonantes. Et <strong>le</strong>s<br />

révolutions, même<br />

si el<strong>le</strong>s forment un<br />

événement arabe,<br />

sont globa<strong>le</strong>s dans<br />

<strong>le</strong>ur portée, formant<br />

un des mouvements<br />

dans cet échange<br />

entre l’Orient et<br />

l’Occident. Pour Stora<br />

et P<strong>le</strong>nel, ces révolutions<br />

ne peuvent être appréhendées<br />

sans ce moment fondateur que fut <strong>le</strong><br />

colonialisme, et son histoire que l’Europe<br />

ne parvient toujours pas à affronter.<br />

El<strong>le</strong>s ne peuvent pas éga<strong>le</strong>ment être<br />

comprises en dehors <strong>du</strong> « traumatisme<br />

algérien » et de ce di<strong>le</strong>mme meurtrier<br />

Correction scrupu<strong>le</strong>use<br />

d’une caricature anglaise<br />

Il a écrit l’une des<br />

plus bel<strong>le</strong>s pages de<br />

l’histoire de son pays.<br />

Malgré cela, « un<br />

quart des Anglais<br />

sont persuadés que<br />

winston Churchill<br />

est un personnage de<br />

fiction » !<br />

À la reCherChe de winstOn ChurChill de<br />

Pierre Assouline, col<strong>le</strong>ctif, Perrin 2011, 195 p.<br />

De lui, l’histoire a retenu<br />

quelques bons mots d’une<br />

grande finesse qui ne manquaient<br />

pas de cynisme…<br />

De lui, l’histoire a gardé l’image d’un<br />

Anglais porté sur l’alcool et amateur de<br />

cigares… <strong>Une</strong> caricature en somme !<br />

Il était donc important de rétablir, audelà<br />

des clichés, la vérité sur Winston<br />

Churchill. C’est ce que Pierre Assouline<br />

entreprend de faire dans son dernier ouvrage<br />

À la recherche de Winston Churchill.<br />

Il s’agit d’un livre d’entretiens rassemblant<br />

historiens et spécialistes qui<br />

dissèquent <strong>le</strong>s différents aspects de ce<br />

personnage si comp<strong>le</strong>xe, que l’on a, à<br />

tort, l’impression de bien connaître.<br />

Ainsi, l’idée reçue qui <strong>le</strong> présente comme<br />

parfaitement hosti<strong>le</strong> au sport occulte <strong>le</strong><br />

fait qu’il fut dans sa jeunesse un excel<strong>le</strong>nt<br />

escrimeur et un très bon joueur de<br />

polo. Il en est de même pour sa réputation<br />

d’alcoolique qui ne dit rien de l’effet<br />

bénéfique des flacons sur son black<br />

dog, une dépression héréditaire qui ne<br />

l’a jamais quitté. Pour ce qui est de son<br />

légendaire goût de la langue et des bons<br />

mots, il trouve son origine dans une<br />

phrase de son grand-père, prononcée<br />

lors d’un discours officiel : « Et d’une<br />

salve cinglante il fracassa <strong>le</strong>s lignes ennemies…<br />

»<br />

Cet ouvrage insiste sur la proximité de<br />

ce personnage qui, « avec son tabagisme<br />

irrépressib<strong>le</strong>, son alcoolisme chronique,<br />

sa dépression latente, est tout simp<strong>le</strong>ment<br />

plus humain, et donc plus proche<br />

de nous. On sait ses défauts, ses travers,<br />

ses erreurs, mais on lui pardonne<br />

quand ce qu’il a réussi <strong>le</strong>s compense<br />

largement. »<br />

Ce qui surprend et fascine <strong>le</strong> plus chez<br />

cet homme d’État qui fut un stratège de<br />

génie, c’est qu’il s’en remettait entièrement,<br />

aussi bien pour <strong>le</strong>s petites décisions<br />

que dans <strong>le</strong>s grands moments, à<br />

son instinct. De fait, il a « beaucoup agi<br />

<strong>Le</strong>s multip<strong>le</strong>s histoires<br />

des révolutions arabes<br />

par impulsion et par intuition ». Churchill<br />

était un impulsif contenu. Il était<br />

éga<strong>le</strong>ment autodidacte, qu’il s’agisse<br />

de l’art de la guerre, de la politique, de<br />

l’écriture, <strong>du</strong> journalisme ou de la peinture…<br />

La part de l’improvisation était<br />

donc grande, mais dès qu’il comprenait<br />

<strong>le</strong> fonctionnement <strong>du</strong> système, el<strong>le</strong> s’appuyait<br />

sur l’expérience. Ces qualités allaient<br />

lui être d’autant plus uti<strong>le</strong>s qu’il<br />

<strong>du</strong>t gravir seul <strong>le</strong>s échelons <strong>du</strong> pouvoir.<br />

Né dans la famil<strong>le</strong> aristocrate des Marlborough,<br />

il était <strong>le</strong> fils cadet d’un fils cadet<br />

; ce qui ne lui donnait pas <strong>le</strong> droit de<br />

siéger à la Chambre des lords.<br />

Si c’est bien la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong><br />

qui l’a fait connaître, Assouline<br />

n’en oublie pas pour autant son rô<strong>le</strong><br />

de militaire <strong>du</strong>rant la grande guerre,<br />

son courage et son mépris <strong>du</strong> danger…<br />

Tout en précisant que, par la suite, il fut<br />

plutôt pacifiste que belliqueux et « tentait<br />

d’éviter <strong>le</strong>s guerres, tout en étant<br />

prêt à <strong>le</strong>s faire ».<br />

Lorsqu’il arriva au pouvoir en 1940, il<br />

fut perçu comme un intérimaire à qui<br />

l’on confierait la tâche ingrate d’assumer<br />

un possib<strong>le</strong> armistice en France.<br />

<strong>Le</strong> génie churchillien fut alors d’accepter<br />

de devenir Premier ministre, de<br />

former immédiatement un gouvernement<br />

d’union nationa<strong>le</strong> et de s’appuyer<br />

au moins autant sur <strong>le</strong>s libéraux et <strong>le</strong>s<br />

travaillistes que sur <strong>le</strong>s tories de son<br />

propre parti dont il avait bien compris<br />

qu’ils <strong>le</strong> lâcheraient à la première<br />

occasion. Il créa aussitôt un cabinet de<br />

la guerre au sein de ce gouvernement ;<br />

et c’est fort <strong>du</strong> soutien de ses ennemis<br />

théoriques qu’il emporta la décision de<br />

ne pas négocier avec l’Al<strong>le</strong>magne et de<br />

poursuivre la lutte coûte que coûte.<br />

Né d’une mère américaine et d’un lord<br />

anglais, Churchill a très probab<strong>le</strong>ment<br />

été conçu sur <strong>le</strong> sol français. Mais cela<br />

ne suffit sans doute pas à expliquer entièrement<br />

son attachement sentimental<br />

à la France et sa francophilie qui ne<br />

s’est jamais démentie, malgré ses différends<br />

avec <strong>le</strong> général de Gaul<strong>le</strong>. Bien<br />

enten<strong>du</strong>, Assouline consacre une large<br />

part de son ouvrage à cette relation<br />

conflictuel<strong>le</strong> qui ne s’est apaisée qu’à la<br />

fin de la guerre, insistant toutefois sur <strong>le</strong><br />

fait que Churchill et de Gaul<strong>le</strong> ont pu<br />

partager des visions communes malgré<br />

<strong>le</strong>urs désaccords.<br />

Dressant enfin <strong>le</strong> bilan de sa carrière,<br />

force est de constater que s’il a permis<br />

aux Britanniques « de continuer à respirer<br />

entre 1939 et 1942 », il n’y eut<br />

jamais aucune loi Churchill ni aucune<br />

transformation socia<strong>le</strong> considérab<strong>le</strong> impulsée<br />

par lui. « Il n’était pas un politicien<br />

de temps de paix. » Pour autant,<br />

Assouline nous éclaire sur l’héritage<br />

qu’il laisse dans la vie politique actuel<strong>le</strong><br />

et la manière dont il a conditionné l’action<br />

de ses successeurs, notamment en<br />

périodes de crise.<br />

« <strong>Le</strong>s<br />

révolutions<br />

en cours ont<br />

su écrire<br />

<strong>le</strong>ur propre<br />

histoire en<br />

épousant la<br />

nôtre, nos<br />

peurs, nos<br />

aveug<strong>le</strong>ments,<br />

nos<br />

lAMiA EL SAAd<br />

qui se mit en place dès <strong>le</strong> début des<br />

années 90, entre dictature militaire<br />

et vio<strong>le</strong>nce islamiste. Et que dire <strong>du</strong><br />

monde arabe qui a puisé en Europe,<br />

à la fois sa Nahda<br />

et son nationalisme,<br />

cette « queue de comète<br />

des totalitarismes<br />

européens ».<br />

Et ce mimétisme<br />

apparaît clairement<br />

dans <strong>le</strong>s révolutions<br />

en cours qui, pour<br />

reprendre <strong>le</strong>s termes<br />

de nos auteurs, « ont<br />

su nous renvoyer <strong>le</strong><br />

miroir que nous voulions.<br />

Ils ont su écrire<br />

<strong>le</strong>ur propre histoire<br />

en épousant la nôtre,<br />

nos peurs, nos aveug<strong>le</strong>ments,<br />

nos ignorances<br />

».<br />

En récupérant ces<br />

temporalités et ces<br />

voix, que <strong>le</strong>s théories<br />

des dernières décennies<br />

ont étouffées <strong>sous</strong> des déterminations<br />

culturalistes, Stora et P<strong>le</strong>nel<br />

redonnent à cet événement sa vraie<br />

portée radica<strong>le</strong> en mettant paradoxa<strong>le</strong>ment<br />

l’accent sur son côté normal<br />

et prévisib<strong>le</strong>. <strong>Le</strong>s révolutions arabes<br />

n’ont surpris que <strong>le</strong>s tenants des thèses<br />

ghOrBat el-kateB el-araBi de Halim Barakat,<br />

Dar al-Saqi, 365 p.<br />

Désolante est la condition de<br />

l’écrivain arabe que nous présente<br />

<strong>le</strong> romancier et sociologue<br />

Halim Barakat dans son dernier<br />

ouvrage. La condition d’un apatride,<br />

d’un doub<strong>le</strong> exilé qui ne se retrouve<br />

dans son élément ni à l’intérieur de<br />

son pays ni sur <strong>le</strong>s chemins sinueux de<br />

l’émigration.<br />

Selon la vision de Halim Barakat, l’écrivain<br />

arabe se mue en étranger au sein<br />

de son pays d’origine <strong>du</strong> fait de son incapacité<br />

intrinsèque à s’identifier avec<br />

<strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs d’une société archaïque.<br />

D’une société « marécage où grouil<strong>le</strong>nt<br />

<strong>le</strong>s cieux, <strong>le</strong>s dieux, <strong>le</strong>s despotes, <strong>le</strong>s<br />

fou<strong>le</strong>s de sab<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s visages masqués »,<br />

selon <strong>le</strong>s mots employés par l’auteur<br />

dans son chapitre consacré à Adonis et<br />

aux chants de son Mehyar <strong>le</strong> Damascène.<br />

Cela ne transforme toutefois pas<br />

l’écrivain arabe en paria passif mais <strong>le</strong><br />

pousse, dans l’optique de Halim Barakat<br />

encore apparemment attaché à son<br />

engagement nationaliste, à la confrontation,<br />

à « l’écriture révolutionnaire »,<br />

au refus « qui ne se résume pas à une<br />

simp<strong>le</strong> négation » mais consiste avant<br />

tout à promouvoir « un monde nouveau<br />

reposant sur des va<strong>le</strong>urs, des sentiments<br />

et des idées fermentés dans <strong>le</strong>s<br />

profondeurs » de l’être.<br />

« Étranger dans (ce) monde des<br />

autres » qu’est son propre pays, l’écrivain<br />

arabe peut-il donc retrouver <strong>le</strong><br />

repos à travers <strong>le</strong> voyage et l’éloignement<br />

? Pas nécessairement, semb<strong>le</strong><br />

souligner Halim Barakat qui distingue<br />

deux types d’émigration. La première,<br />

« volontaire, mène à l’intégration au<br />

sein de la nouvel<strong>le</strong> société et à l’adoption<br />

de son identité ». La seconde s’apparente<br />

davantage à un exil <strong>du</strong> fait de<br />

« l’ininterruption de l’appartenance<br />

à la société d’origine qui continue<br />

d’attiser la nostalgie ». À un exil qui<br />

d’exception sur <strong>le</strong> monde arabe, qui<br />

aveuglés « par un trop-p<strong>le</strong>in de politique<br />

», n’ont pas enten<strong>du</strong> la « sourde<br />

révolte » qui grondait depuis plus de<br />

trois décennies et ont per<strong>du</strong> l’espoir<br />

dans <strong>le</strong>s dynamiques de modernisation<br />

socia<strong>le</strong> et politique, <strong>le</strong>ntes mais sûres.<br />

En regardant de plus près ces sociétés,<br />

en dehors <strong>du</strong> prisme <strong>du</strong> traumatisme<br />

algérien ou <strong>du</strong> conflit des civilisations,<br />

ces révolutions redeviennent prévisib<strong>le</strong>s,<br />

une réaction norma<strong>le</strong> de sociétés<br />

profondément bou<strong>le</strong>versées depuis<br />

des décennies. Et la radicalité de ces<br />

révolutions apparaît enfin comme<br />

étant non pas une radicalité de la nouveauté,<br />

mais plutôt une radicalité de la<br />

normalité. Et cette reprise <strong>du</strong> normal,<br />

pour paraphraser Stora, donne une<br />

portée universaliste à ce monde arabe,<br />

longtemps placé en marge de l’histoire,<br />

ce monde qui s’ouvre au moment où<br />

la France se replie sur « une identité<br />

nationa<strong>le</strong> fixe et unique, cel<strong>le</strong> d’une<br />

France de l’origine construite de manière<br />

continue ». Et dans ce contraste<br />

ignorances » D.R.<br />

peut-être se trouve la réponse à la<br />

question de P<strong>le</strong>nel : « Et <strong>le</strong> message<br />

universalisab<strong>le</strong> des révolutions arabes<br />

ne serait-il pas, tout simp<strong>le</strong>ment, un<br />

retour aux sources de la promesse démocratique,<br />

non seu<strong>le</strong>ment chez eux,<br />

mais aussi chez nous ? »<br />

<strong>Le</strong> doub<strong>le</strong> exil<br />

de l’écrivain arabe<br />

SAMer FrAnGiÉ<br />

© Naïla HANNA<br />

« contribue à créer un climat propice<br />

à la créativité » en offrant à l’écrivain<br />

une prise de distance qui « lui permet<br />

de méditer sur sa société (d’origine) à<br />

l’abri de la censure » intérieure ou extérieure.<br />

Halim Barakat présente cette<br />

vision de la condition de l’écrivain<br />

arabe en évoquant <strong>le</strong>s expériences et<br />

des fragments des œuvres de plusieurs<br />

artistes de renom. Il se penche ainsi, à<br />

travers <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> prisme de la psychosociologie<br />

et de la critique <strong>littéraire</strong>,<br />

sur la poésie d’Adonis, sur la pensée<br />

de Hicham Charabi et Édouard Saïd,<br />

sur <strong>le</strong>s romans de Jabra Ibrahim Jabra,<br />

Abdel-Rahmane Mounif et el-Tayyeb<br />

Sa<strong>le</strong>h, sur l’œuvre multip<strong>le</strong> de Gibran<br />

Khalil Gibran, sur <strong>le</strong> théâtre de Saadallah<br />

Wannous et sur la peinture de<br />

Marwan Kassab Bachi. Un aréopage<br />

d’artistes qu'il a pu en partie côtoyer.<br />

Cependant, l’évocation de la relation<br />

personnel<strong>le</strong> qui a lié Halim Barakat<br />

à plusieurs de ces artistes contribue<br />

au manque de cohérence apparent à<br />

plusieurs reprises dans l’ouvrage. Bien<br />

que choisissant à son livre la vocation<br />

d’« étude » sur l’influence de l’exil sur<br />

<strong>le</strong>s œuvres d’artistes arabes, l’auteur<br />

mê<strong>le</strong> souvent, dans un même chapitre<br />

et sans axe directeur, souvenirs personnels,<br />

analyse sociologique, trouvail<strong>le</strong>s<br />

d’exégète, impressions de <strong>le</strong>cteur,<br />

remarques de critique <strong>littéraire</strong> et<br />

considérations philosophiques. Cette<br />

confusion pourrait s’avérer rebutante<br />

pour <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur et agacer éga<strong>le</strong>ment<br />

la propension de Halim Barakat à citer<br />

fréquemment et à profusion ses<br />

propres artic<strong>le</strong>s, ouvrages et romans. Il<br />

n’en demeure pas que Ghorbat el-Kateb<br />

el-Arabi développe une réf<strong>le</strong>xion<br />

intéressante sur la condition de l’écrivain<br />

dans un monde arabe où censure,<br />

répression et violations des libertés<br />

demeurent des pratiques communes.<br />

<strong>Une</strong> réf<strong>le</strong>xion aux tristes conclusions<br />

que l’actuel printemps arabe éloignera<br />

peut-être <strong>du</strong>rab<strong>le</strong>ment de la réalité.<br />

MAhMOud hArB<br />

<strong>Le</strong>s romans étrangers de la<br />

<strong>rentrée</strong><br />

219 romans étrangers seront publiés<br />

à la <strong>rentrée</strong> en France. On retrouve<br />

dans la liste : Paul Auster (Sunset<br />

Park), Philip Roth (<strong>Le</strong> Rabaissement),<br />

Mario Vargas Llosa (<strong>Le</strong> Rêve<br />

<strong>du</strong> Celte), Haruki Murakami, David<br />

Grossman, Julian Barnes, Arturo<br />

Pérez-Reverte et, chez Actes Sud/<br />

L’Orient des livres, <strong>le</strong> Libanais Toufic<br />

Youssef Awad.<br />

Sur <strong>le</strong>s traces de Ramsès II<br />

En même temps qu’un essai sur <strong>le</strong><br />

printemps égyptien, Robert Solé publie<br />

aux éditions <strong>du</strong> Seuil un ouvrage<br />

intitulé La vie éternel<strong>le</strong> de Ramsès II,<br />

qui retrace avec érudition et non sans<br />

humour l’incroyab<strong>le</strong> épopée menée<br />

pour retrouver la dépouil<strong>le</strong> mortel<strong>le</strong><br />

<strong>du</strong> plus grand des pharaons. Un ouvrage<br />

passionnant !<br />

Cioran en Pléiade<br />

D.R.<br />

Cioran entre dans la Pléiade ! En<br />

novembre 2011 paraîtra chez Gallimard,<br />

dans la fameuse col<strong>le</strong>ction, un<br />

volume regroupant <strong>le</strong>s dix ouvrages<br />

rédigés entre 1949 et 1987 par l’écrivain<br />

roumain francophone.<br />

Paris est une fête !<br />

Évoqué à maintes reprises dans <strong>le</strong><br />

dernier film de Woody Al<strong>le</strong>n, A<br />

Moevab<strong>le</strong> Feast (Paris est une fête)<br />

d’Ernest Hemingway vient d’être réédité<br />

par <strong>le</strong>s éditions Gallimard dans<br />

la col<strong>le</strong>ction « Du monde entier ».<br />

Cette version augmentée, plus fidè<strong>le</strong><br />

à l’esprit de l’auteur, est enrichie de<br />

témoignages et de huit textes inédits.<br />

Kadicha d’A<strong>le</strong>xandre Najjar<br />

C’est <strong>le</strong> 15<br />

septembre<br />

que sortira<br />

chez Plon<br />

<strong>le</strong> dernier<br />

roman<br />

d’A<strong>le</strong>xandre<br />

Najjar qui,<br />

dans la<br />

même veine<br />

que <strong>Le</strong><br />

Roman de<br />

Beyrouth,<br />

reconstitue,<br />

à travers<br />

des personnages <strong>réel</strong>s et imaginaires,<br />

l’histoire de la Vallée sainte. Récit de<br />

voyage, aventures, passion et histoire<br />

se mê<strong>le</strong>nt pour nous donner un<br />

roman captivant sur ce lieu mythique<br />

où souff<strong>le</strong> l’esprit...<br />

<strong>Le</strong> dernier Almodovar<br />

D.R.<br />

Jeudi 4 août 2011<br />

à lire<br />

à voir<br />

<strong>Le</strong> 17 août sort sur <strong>le</strong>s écrans <strong>le</strong><br />

dernier film de Pedro Almodovar,<br />

librement inspiré de Myga<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />

roman de Thierry Jonquet. Intitulé<br />

La piel que habito, il est interprété<br />

par Antonio Banderas (en chirurgien<br />

esthétique !), Marisa Paredes et E<strong>le</strong>na<br />

Anaya.


Jeudi 4 août 2011 Rencontre<br />

romancière issue de<br />

la minorité kurde de<br />

Syrie, Maha Hassan<br />

est née à A<strong>le</strong>p.<br />

depuis sa jeunesse,<br />

el<strong>le</strong> n'a de cesse de<br />

de déconstruire <strong>le</strong>s<br />

ido<strong>le</strong>s érigées pour<br />

la femme par un<br />

Orient dictatorial.<br />

Aujourd'hui, el<strong>le</strong><br />

vit à Paris où el<strong>le</strong><br />

continue d'écrire<br />

contre la ségrégation<br />

et l'oppression.<br />

<strong>Le</strong>s idées de gauche,<br />

contraires à tout esprit<br />

communautariste, inculquées<br />

par son père ont<br />

marqué tant son itinéraire<br />

d’écrivain que ses choix personnels.<br />

<strong>Le</strong>s <strong>le</strong>ctures de Nietzsche, Hegel et<br />

Marx étaient un must,<br />

même si son jeune âge<br />

ne lui permettait pas de<br />

comprendre tout ce qui<br />

s’y disait. « <strong>Le</strong>s Kurdes<br />

aiment Nietzsche, ditel<strong>le</strong><br />

; ils considèrent Zarathoustra<br />

comme <strong>le</strong>ur<br />

père spirituel. » El<strong>le</strong> fait<br />

des études de droit à<br />

l’université d’A<strong>le</strong>p et, à<br />

20 ans, découvre Sartre et la pensée<br />

existentialiste, pensée avec laquel<strong>le</strong><br />

el<strong>le</strong> continue encore de débattre,<br />

quoiqu’el<strong>le</strong> ne se sente plus enfermée,<br />

depuis déjà quelques années, dans un<br />

système de pensée unique. « Je suis<br />

sans maître, en politique comme en<br />

littérature », confesse-tel<strong>le</strong>. En est-il de<br />

même en amour ? Sûrement. Il ne peut<br />

en être autrement pour une femme qui<br />

n’a de cesse de déconstruire <strong>le</strong>s ido<strong>le</strong>s<br />

érigées pour la femme par un Orient<br />

dictatorial.<br />

Ses deux premiers romans, al-Lâmutanâhî<br />

– Sîrat al-âkhar (L’infini – récit<br />

de l’autre) et Lawhat al-ghilâf (La toi<strong>le</strong><br />

de couverture), paraissent en Syrie respectivement<br />

en 1995 et en 2002. El<strong>le</strong><br />

quitte son pays lors de la répression<br />

sanglante de la révolte kurde de 2004<br />

et vit depuis à Paris en tant que réfu-<br />

giée politique. Tarâtîl al-’adam (<strong>Le</strong>s<br />

chants <strong>du</strong> néant), 2009, Habl Sirrî<br />

(Lien secret), 2010, et Banât al-barârî<br />

(<strong>Le</strong>s fil<strong>le</strong>s des prairies), 2011, sont édités<br />

à Beyrouth par Riad el-Rayyes.<br />

Human Rights Watch lui discerne <strong>le</strong><br />

prix Hellman-Hamett, <strong>du</strong> nom des<br />

deux personnalités américaines, l’écrivain<br />

Dashiell Hamett et sa compagne<br />

Lillian Hellman, ayant subi dans <strong>le</strong>s<br />

années cinquante des répressions politiques<br />

dans <strong>le</strong>ur pays. La sé<strong>le</strong>ction<br />

de son roman Habl Sirrî parmi <strong>le</strong>s<br />

six finalistes <strong>du</strong> prix Booker Arabe a<br />

donné plus de visibilité à son œuvre<br />

et déterminé critiques et <strong>le</strong>cteurs à s’y<br />

pencher plus sérieusement. Comme<br />

quoi <strong>le</strong>s prix <strong>littéraire</strong>s ont aussi <strong>le</strong>ur<br />

bon côté… Ce roman, écrit dans un<br />

langage épuré et captivant, repose sur<br />

la problématique de confrontation<br />

entre Orient et Occident tel<strong>le</strong> qu’on la<br />

retrouve dans Saison de la migration<br />

vers <strong>le</strong> Nord de Tayyeb Sa<strong>le</strong>h et <strong>Le</strong><br />

Quartier latin de Suheil Idriss, pour ne<br />

citer qu’eux. <strong>Le</strong>s voyages initiatiques<br />

de Sophie Biran en Occident et celui en<br />

sens inverse de sa fil<strong>le</strong> en<br />

font un bil<strong>du</strong>ngsroman<br />

écrit pour la première<br />

fois <strong>du</strong> point de vue de la<br />

femme.<br />

<strong>Le</strong>s crimes d’honneur<br />

font l’objet de votre dernier<br />

roman, Banât al-barârî.<br />

Qu’est-ce qui vous<br />

a sensibilisé à ce sujet ?<br />

<strong>Le</strong> milieu d’où je viens me prédestinait<br />

sans doute à être l’une de ces victimes.<br />

N’importe quel<strong>le</strong> femme en Orient,<br />

y compris en Inde et dans différentes<br />

communautés musulmanes, en est une<br />

victime potentiel<strong>le</strong>. La femme chez<br />

nous ne s’appartient pas, el<strong>le</strong> est la<br />

propriété <strong>du</strong> mari et de la famil<strong>le</strong> et se<br />

doit de préserver <strong>le</strong>ur honneur. En Syrie,<br />

ces crimes sont monnaie courante<br />

et échappent à la loi ; 300 femmes sont<br />

annuel<strong>le</strong>ment sacrifiées pour avoir déhonoré<br />

<strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>. Ce chiffre reste<br />

approximatif. <strong>Le</strong>s organisations féministes<br />

et humanitaires sont incapab<strong>le</strong>s<br />

d’en recenser <strong>le</strong> nombre exact<br />

car beaucoup de cas restent étouffés.<br />

<strong>Le</strong>s femmes finissent par douter de<br />

<strong>le</strong>ur virginité quand bien même el<strong>le</strong>s<br />

n’ont été touchées par aucun homme.<br />

El<strong>le</strong>s vivent dans l’angoisse de ne pas<br />

saigner la nuit des noces car l’absence<br />

de ces quelques gouttes de sang <strong>signe</strong>ra<br />

<strong>le</strong>ur mort certaine. <strong>Le</strong> sang de<br />

toutes ces femmes est collé à ma peau.<br />

J’ai dédié ce roman à la mémoire de<br />

Hoda Abu Assli, cette étudiante druze<br />

en éco<strong>le</strong> d’ingénieur, abominab<strong>le</strong>ment<br />

massacrée pour avoir épousé un musulman<br />

sans <strong>le</strong> consentement de ses<br />

parents. L’homme, bourreau principal,<br />

est éga<strong>le</strong>ment victime dans la mesure<br />

où il est condamné à se transformer<br />

en assassin. S’il ne se venge pas pour<br />

laver la souillure, sa virilité est mise<br />

en cause et la honte <strong>le</strong> poursuivra.<br />

Malheureusement nombre d’intel<strong>le</strong>ctuels<br />

proclamant haut et fort des idées<br />

progressistes restent dans <strong>le</strong>ur vie privée<br />

prisonniers de ces lois barbares et<br />

moyen-âgeuses.<br />

Comment construisez-vous votre<br />

identité ?<br />

L’identité est pour moi un processus<br />

en perpétuel devenir et est à construire<br />

à chaque fois. Lorsqu’el<strong>le</strong> se fige, el<strong>le</strong><br />

piège la personne et se referme sur<br />

el<strong>le</strong>. Provenant d’une minorité kurde<br />

dont je par<strong>le</strong> la langue, é<strong>le</strong>vée dans un<br />

environnement arabe auquel j’appartiens<br />

éga<strong>le</strong>ment entièrement – j’écris<br />

d’ail<strong>le</strong>urs en arabe –, j’ai vécu dès <strong>le</strong><br />

départ dans l’espace mouvant et comp<strong>le</strong>xe<br />

de l’identité. Je suis musulmane<br />

tout en étant agnostique et mariée à<br />

un Français breton. <strong>Le</strong> mélange de<br />

Romans<br />

<strong>Le</strong>s guerriers et <strong>le</strong>s savants<br />

kampuChéa de Patrick Devil<strong>le</strong>, Seuil (à paraître en<br />

septembre 2011).<br />

Patrick Devil<strong>le</strong> poursuit de<br />

livre en livre l’arpentage de la<br />

planète et la rédaction d’un<br />

grand portrait de la terre<br />

et des hommes qui l’habitent. <strong>Le</strong> procédé,<br />

on s’en souvient, de Pura Vida à<br />

Equatoria en passant par La Tentation<br />

des armes à feu, consiste à alterner un<br />

récit de voyage et de description d’une<br />

partie <strong>du</strong> monde et une série de récits<br />

de vies de personnages dont <strong>le</strong>s actes<br />

héroïques ou pitoyab<strong>le</strong>s, sanglants<br />

ou sp<strong>le</strong>ndides hantent <strong>le</strong> souvenir de<br />

la région arpentée. Après l’Amérique<br />

centra<strong>le</strong> et l’Afrique équatoria<strong>le</strong>, c’est<br />

l’ancienne Indochine<br />

qui est <strong>le</strong> sujet de<br />

l’ouvrage qui devrait<br />

paraître très<br />

prochainement aux<br />

éditions <strong>du</strong> Seuil,<br />

Kampuchéa.<br />

<strong>Le</strong>s trois pays visités<br />

dans Kampuchéa<br />

sont <strong>le</strong> Cambodge,<br />

<strong>le</strong> Laos et <strong>le</strong> Vietnam.<br />

<strong>Le</strong> pivot <strong>du</strong><br />

D.R.<br />

livre est <strong>le</strong> procès<br />

des derniers chefs Khmers rouges qui<br />

se tient actuel<strong>le</strong>ment à Phnom Penh, et<br />

plus fondamenta<strong>le</strong>ment encore l’effroyab<strong>le</strong><br />

histoire de la république démocratique<br />

<strong>du</strong> Kampuchéa qui aboutit au<br />

seul autogénocide de l’histoire humaine<br />

et à l’un des plus terrib<strong>le</strong>s massacres<br />

organisés <strong>du</strong> vingtième sièc<strong>le</strong>. Mais<br />

l’épisode Khmer rouge est éga<strong>le</strong>ment<br />

l’une des aventures politiques <strong>le</strong>s plus<br />

absurdes de tous <strong>le</strong>s temps, puisqu’el<strong>le</strong><br />

aboutit à l’abandon forcé des vil<strong>le</strong>s, à<br />

un retour généralisé aux campagnes,<br />

à l’abandon <strong>du</strong> principe même de la<br />

monnaie, de l’écriture et de toute forme<br />

d’organisation étatique ou socia<strong>le</strong> qui<br />

auront marqué la marche de l’humanité<br />

vers ce qu’el<strong>le</strong> est devenue aujourd’hui.<br />

Tournant sans cesse, et comme désespérément<br />

autour de cet événement<br />

« <strong>Le</strong> sang<br />

de toutes<br />

ces femmes<br />

est collé à<br />

ma peau »<br />

toutes ces composantes, pas forcément<br />

homogènes, façonne et enrichit<br />

mon identité vécue dans l’ouverture<br />

à autrui malgré que l’autre fut souvent<br />

pour moi « cet enfer » dont par<strong>le</strong><br />

Sartre. L’indivi<strong>du</strong> supporte mal d’établir<br />

<strong>le</strong> rapport à autrui sur des terrains<br />

fluctuants et tente toujours de l’emprisonner<br />

dans des identités closes, plus<br />

rassurantes. Je crois que mon œuvre<br />

<strong>littéraire</strong> doit beaucoup à cette identité<br />

multip<strong>le</strong>.<br />

Quel<strong>le</strong> féministe êtes-vous ?<br />

Je n’appartiens pas à la catégorie d’un<br />

féminisme négatif, celui qui affiche<br />

une attitude conflictuel<strong>le</strong> à l’égard<br />

de l’homme. L’homme et la femme<br />

sont pour moi complémentaires l’un<br />

de l’autre et se construisent dans la<br />

confrontation bénéfique à l’altérité.<br />

<strong>Le</strong>ur relation devrait être de partage,<br />

non de rejet. <strong>Le</strong> féminisme ne consiste<br />

pas dans l’enfermement dans une soidisant<br />

nature féminine impénétrab<strong>le</strong> à<br />

l’homme, mais dans l’acceptation de<br />

l’autre comme faisant partie de soi. De<br />

ma grand-mère, une sage femme à la<br />

fois crainte et appréciée, fréquentant <strong>le</strong><br />

milieu des hommes et souvent sollicitée<br />

à prodiguer conseils et thérapies, j’ai<br />

hérité l’audace de passer de l’autre côté<br />

de la barrière. D’ail<strong>le</strong>urs une des caractéristiques<br />

de mon écriture pourrait<br />

être, selon l’avis de certains, sa masculinité.<br />

Dans <strong>le</strong> domaine des arts, je ré-<br />

cuse <strong>le</strong> concept de littérature féministe ;<br />

ce concept est une invention masculine<br />

afin d’instaurer une ségragation entre<br />

une littérature faite par <strong>le</strong>s hommes et<br />

une autre, cel<strong>le</strong> des femmes, qui serait<br />

de moindre envergure. D’ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong>s<br />

coup<strong>le</strong>s d’écrivains chez nous ne nous<br />

donnent pas d’eux-mêmes une image<br />

avant-gardiste : Adonis et Khalida<br />

Saîd, Mhammad al-Maghout et Saniya<br />

Sa<strong>le</strong>h, Saadallah Wannous et Fayza<br />

Chawîch, Mahmoud Darwich et Rania<br />

Qabbani, qui a épousé par la suite<br />

Patrick Seal, restent dans des schèmes<br />

assez traditionnels. Akl el-Awit et<br />

Joumana Haddad sont probab<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong>s seuls à avoir outrepassé la règ<strong>le</strong>,<br />

montrant qu’un autre mode de fonctionnement<br />

entre homme et femme est<br />

possib<strong>le</strong>.<br />

Comment définissez-vous l’écriture<br />

expérimenta<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> vous dites<br />

appartenir ? Et où vous situez-vous<br />

par rapport aux écrivains de votre génération<br />

?<br />

<strong>Une</strong> écriture expérimenta<strong>le</strong> n’obéit pas<br />

à des lois ou contraintes<br />

préalab<strong>le</strong>s. Chaque<br />

œuvre, tout en se dé-<br />

ployant, se crée el<strong>le</strong>même<br />

et pro<strong>du</strong>it <strong>du</strong><br />

nouveau. Un roman<br />

commence souvent par<br />

un instant émotionnel.<br />

L’idée <strong>du</strong> départ est de<br />

la matière brute qui<br />

change constamment<br />

au fur et à mesure de<br />

l’avancement <strong>du</strong> travail.<br />

Je n’adhère à aucune<br />

éco<strong>le</strong> et me méfie<br />

de l’étiquetage selon <strong>le</strong>s<br />

périodes temporel<strong>le</strong>s<br />

comme « la littérature après 60 » par<br />

exemp<strong>le</strong>. Je suis contre <strong>le</strong>s appellations<br />

de « roman syrien » ou « roman<br />

libanais » ou autre car l’expérience<br />

de chaque écrivain est unique et irré<strong>du</strong>ctib<strong>le</strong><br />

à cel<strong>le</strong> d’un autre. Je ne me<br />

situe pas non plus dans la mouvance<br />

des écrivains syriens de ma génération.<br />

Quant aux recoupements et influences,<br />

c’est à la critique d’en par<strong>le</strong>r.<br />

Qu’est-ce qui a donné cette amp<strong>le</strong>ur à<br />

la révolution syrienne malgré <strong>le</strong> scepticisme<br />

de certains au début à la voir<br />

se propager ? Comment voyez-vous<br />

l’évolution de la situation ?<br />

VII<br />

Maha Hassan, la liberté faite femme<br />

comme autour d’un trou noir incompréhensib<strong>le</strong><br />

et effrayant, Patrick Devil<strong>le</strong><br />

remonte progressivement, presque en<br />

spira<strong>le</strong>, dans l’histoire de cette région<br />

<strong>du</strong> monde, jusqu’à ce moment qu’il estime<br />

inaugural, celui de la découverte<br />

par Henri Mouhot des temp<strong>le</strong>s d’Angkor,<br />

faisant progressivement rejaillir<br />

<strong>sous</strong> nos yeux, <strong>le</strong>s unes après <strong>le</strong>s autres,<br />

<strong>le</strong>s figures des aventuriers, des explorateurs,<br />

des savants, des colonisateurs<br />

et des « héros » des diverses guerres de<br />

libération qui hantent <strong>le</strong> passé de ces<br />

lieux et qui auront été <strong>le</strong>s acteurs d’une<br />

histoire faite de vio<strong>le</strong>nces inouïes, de<br />

terrib<strong>le</strong>s et incessantes guerres, de colonisations,<br />

de massacres et de dictatures,<br />

comme s’il fallait que cet univers<br />

paradisiaque par ses paysages et par sa<br />

culture bouddhiste<br />

goûte de manière<br />

condensée tous <strong>le</strong>s<br />

enfers que <strong>le</strong> vingtième<br />

sièc<strong>le</strong> a générés.<br />

Et en même<br />

temps bien sûr,<br />

l’auteur remonte<br />

éga<strong>le</strong>ment, mais de<br />

manière plus louvoyante,<br />

dans la<br />

géographie de l’ancienne<br />

Indochine,<br />

depuis Saïgon et <strong>le</strong>s<br />

bords de la mer de Chine jusqu’aux<br />

abords de la frontière de l’ancien empire<br />

<strong>du</strong> Milieu. Dans ce voyage superbement<br />

raconté, rythmé par <strong>le</strong> mouvement<br />

<strong>le</strong>nt de frê<strong>le</strong>s embarcations<br />

naviguant d’aval en amont sur <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve<br />

Mékong et par l’évocation superbe<br />

d’hommes et de femmes <strong>du</strong> quotidien,<br />

il traverse <strong>le</strong>s forêts et <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s, Luang<br />

Prabang et Vientiane, atteint <strong>le</strong>s frontières<br />

de la Birmanie à l’ouest puis, à<br />

l’est, Hanoi et <strong>le</strong> delta <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve Rouge.<br />

Si, dans sa remontée historique, Patrick<br />

Devil<strong>le</strong> borne son ouvrage par ces deux<br />

moments d’importance en apparence<br />

inéga<strong>le</strong> que sont la découverte des<br />

temp<strong>le</strong>s d’Angkor par Mouhot d’un<br />

côté, <strong>le</strong> procès des Khmers rouges de<br />

l’autre, c’est parce que <strong>le</strong> premier des<br />

D.R.<br />

D.R.<br />

deux événements est <strong>le</strong> moment inaugural<br />

de la rencontre entre l’Occident<br />

et cet Extrême-Orient si délicat et si<br />

fragi<strong>le</strong>, et <strong>le</strong> second <strong>le</strong> résultat final, la<br />

conséquence la plus lointaine et la plus<br />

désastreuse de cette rencontre. Certes,<br />

l’histoire <strong>du</strong> Cambodge, <strong>du</strong> Laos et<br />

<strong>du</strong> Vietnam ne se résume pas à cette<br />

période de l’histoire qui va de 1860 à<br />

2011 en passant par 1975, date de la<br />

victoire des communistes vietnamiens<br />

et des Khmers rouges. <strong>Le</strong>s gloires anciennes,<br />

cel<strong>le</strong>s des royaumes millénaires<br />

aux noms sp<strong>le</strong>ndides, sont connues et<br />

in<strong>du</strong>bitab<strong>le</strong>s. Mais <strong>le</strong> propos de Devil<strong>le</strong><br />

tourne autour de la rencontre de deux<br />

mondes profondément différents l’un<br />

de l’autre et qui, probab<strong>le</strong>ment, ne se<br />

sont jamais compris. Et ce que l’auteur<br />

montre, c’est que cette rencontre<br />

ratée n’est pas seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> résultat<br />

des actions des colonisateurs et des<br />

aventuriers de toutes tendances, par<br />

nature inaptes à comprendre <strong>le</strong>s pays<br />

où ils mettent bruta<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s pieds,<br />

mais aussi de cel<strong>le</strong>s des libérateurs<br />

nationaux, dont <strong>le</strong>s idéologies auront<br />

el<strong>le</strong>s aussi été en rupture avec la l’âme<br />

même des peup<strong>le</strong>s de la région et de<br />

<strong>le</strong>ur culture si profondément bouddhique.<br />

Il n’est pas jusqu’à l’in<strong>du</strong>strie de<br />

la justice et aux principes qui préva<strong>le</strong>nt<br />

à l’instauration <strong>du</strong> tribunal international<br />

jugeant <strong>le</strong>s chefs Khmers rouges qui<br />

ne soient par moments jugés défavorab<strong>le</strong>ment<br />

parce qu’ils ne sont pas <strong>réel</strong><strong>le</strong>ment<br />

en phase avec toute la profondeur<br />

<strong>du</strong> drame cambodgien.<br />

Face à cette sanglante part de l’histoire<br />

humaine qui nous enseigne qu’il n’y a<br />

rien de plus fragi<strong>le</strong> et de plus délicat<br />

que la rencontre des cultures, quelques<br />

hommes parviennent quand même, au<br />

cours des deux sièc<strong>le</strong>s passés, et depuis<br />

<strong>le</strong>ur bagage culturel d’Occidentaux, à<br />

approcher avec passion et intelligence<br />

<strong>le</strong>s cultures <strong>du</strong> Cambodge et <strong>du</strong> Laos.<br />

Ce sont <strong>le</strong>s savants et <strong>le</strong>s orientalistes,<br />

dont l’exemp<strong>le</strong> montre que <strong>le</strong> contact<br />

des cultures est une affaire longue,<br />

méticu<strong>le</strong>use et p<strong>le</strong>ine d’embûches, et<br />

que parfois une vie humaine ne suffit<br />

pas à la réaliser. Si dans Pura Vida ou<br />

dans Equatoria, <strong>le</strong>s grand aventuriers,<br />

<strong>le</strong>s hommes de guerres aux actions<br />

dignes des épopées anciennes ou des<br />

récits de Plutarque ont la part bel<strong>le</strong>,<br />

dans Kampuchéa, ce sont plutôt <strong>le</strong>s savants,<br />

<strong>le</strong>s orientalistes et <strong>le</strong>s amoureux<br />

des cultures de l’Extrême-Orient qui<br />

sont <strong>le</strong>s figures <strong>le</strong>s plus fortes : Henri<br />

Mouhot, <strong>le</strong> découvreur, François Ponchaud,<br />

<strong>le</strong> premier contempteur des<br />

Khmers rouges, <strong>le</strong> fin connaisseur de<br />

la langue khmère et <strong>le</strong> missionnaire<br />

singulier pour qui on ne peut être un<br />

bon chrétien si l’on a n’a été un bon<br />

bouddhiste, Georges Groslier, premier<br />

Franco-Cambodgien de l’histoire, fondateur<br />

<strong>du</strong> musée national à Phnom<br />

Penh, amoureux d’architecture khmère<br />

et résistant mort <strong>sous</strong> la torture dans<br />

<strong>le</strong>s geô<strong>le</strong>s japonaises, Auguste Pavie,<br />

fastueux arpenteur et géographe<br />

de l’Indochine, créateur de l’Éco<strong>le</strong><br />

cambodgienne à Paris et sauveur <strong>du</strong><br />

royaume <strong>du</strong> Laos. Des hommes dont<br />

<strong>le</strong>s vies n’ont rien à envier par <strong>le</strong>urs folies<br />

et <strong>le</strong>ur grandeur à cel<strong>le</strong>s des guerriers<br />

et des faiseurs d’histoire, mais qui<br />

au moins n’ont pas laissé derrière el<strong>le</strong>s<br />

des légions de morts, des mondes exsangues<br />

et des sociétés en ruine.<br />

chAriF MAJdAlAni<br />

la reine OuBliée : 1er tOme : <strong>le</strong>s enfants<br />

d’a<strong>le</strong>xandrie de Françoise Chandernagor, Albin<br />

Michel, 391 p.<br />

L’histoire appartient aux vainqueurs,<br />

ils l’écrivent avec <strong>le</strong> sang<br />

des vaincus et ces derniers, exsangues,<br />

disparaissent rapidement des<br />

mémoires col<strong>le</strong>ctives. Ce fut <strong>le</strong> cas pour<br />

la descendance de Marc-Antoine et<br />

Cléopâtre. Hormis Césarion, fils de la<br />

reine d’Égypte et de César, personne ne<br />

se souvient des jumeaux, Séléné, nocturne<br />

comme la lune, et Hélios, blond<br />

comme <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, et de Ptolémée, <strong>le</strong> petit<br />

dernier souffreteux et malingre. Seu<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong> survécut au sac d’A<strong>le</strong>xandrie<br />

et fut ramenée à Rome non comme une<br />

princesse roya<strong>le</strong>, mais comme trophée,<br />

prisonnière d’Octave, l’ennemi juré de<br />

ses parents. C’était sans compter avec<br />

Françoise Chandernagor qui, une nuit<br />

d’insomnie, est convaincue que Séléné<br />

l’interpel<strong>le</strong> et lui demande de restituer<br />

sa mémoire. Un long travail suivra, on<br />

connaît la rigueur de l’écrivain, son<br />

souci <strong>du</strong> détail et de la vérité. Jamais<br />

el<strong>le</strong> ne transigera dans cette œuvre au<br />

long cours, divisée en trois tomes. Lors<br />

de l’écriture de L’Allée <strong>du</strong> roi, Françoise<br />

Chandernagor avait eu <strong>le</strong> souci<br />

de restituer la langue de saint Simon<br />

pour rendre tout son éclat à Madame<br />

de Maintenon. Pour cette trilogie, en<br />

revanche, l’auteure a tranché, el<strong>le</strong> utilisera<br />

la langue <strong>du</strong> XX e sièc<strong>le</strong> qui permettra<br />

de rendre tout son relief à une<br />

Antiquité foisonnante, bouillonnante,<br />

à des destins d’exception, et comb<strong>le</strong>ra<br />

<strong>le</strong>s nombreux vides qu’el<strong>le</strong> ne pourra<br />

restituer faute de sources. On n’en<br />

voudra pas à Françoise Chandernagor,<br />

bien au contraire, car de la biographie<br />

entamée naît un roman puissant, dense,<br />

baigné de l’extraordinaire culture acquise<br />

pour l’occasion, el<strong>le</strong> ne manque<br />

pas de <strong>le</strong> souligner, s’invitant dans son<br />

récit. « Est-ce à dire que j’invente ? Oui.<br />

Que je vio<strong>le</strong> l’histoire ? Non. Je la respecte.<br />

Religieusement. Dès que l’histoire<br />

par<strong>le</strong>, je me tais. Mais que faire<br />

quand el<strong>le</strong> est muette ?… Mais, c’est<br />

« La<br />

dictature<br />

qui semblait<br />

éternel<strong>le</strong><br />

est en train<br />

de rendre<br />

son dernier<br />

souff<strong>le</strong> »<br />

<strong>Le</strong> terrain était préparé par <strong>le</strong>s révolutions<br />

déc<strong>le</strong>nchées dans <strong>le</strong>s autres<br />

pays arabes. C’était déjà dans l’air. Ce<br />

qui a été possib<strong>le</strong> ail<strong>le</strong>urs l’est aussi<br />

en Syrie. Lorsque <strong>le</strong>s Syriens ont osé<br />

s’en prendre aux statues <strong>du</strong> président<br />

père et fils et déchiré <strong>le</strong>urs images, ils<br />

avaient symboliquement fait tomber<br />

la dictature et franchi un point de<br />

non-retour. En torturant sauvagement<br />

<strong>le</strong>s enfants à Deraa, puis ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong><br />

régime a touché à un symbo<strong>le</strong> sacré et<br />

franchi <strong>le</strong>s lignes rouges de la barbarie<br />

el<strong>le</strong>-même. C’était l’au-delà <strong>du</strong> supportab<strong>le</strong>.<br />

Je ressens tout à la fois une<br />

grande fierté et une profonde inquiétude.<br />

Je suis fière parce que <strong>le</strong> peup<strong>le</strong><br />

syrien a brisé la peur instrumentalisée<br />

par <strong>le</strong> pouvoir pour <strong>le</strong> maintenir dans<br />

la servitude et pris goût à la liberté. Je<br />

suis en même temps très inquiète car<br />

<strong>le</strong> rapport de forces est déséquilibré ;<br />

<strong>le</strong> régime ne veut rien moins que la<br />

suppression tota<strong>le</strong> et absolue de toute<br />

voix dissidente. Dans ses discours,<br />

Bachar el-Assad n’a présenté aucune<br />

concession <strong>réel</strong><strong>le</strong> et crédib<strong>le</strong>. J’ai <strong>le</strong><br />

pressentiment que <strong>le</strong> chemin de la liberté<br />

sera long, ce qui<br />

signifie plus de répression<br />

et plus de sacrifices<br />

humains, mais plus<br />

rien ne pourra ébran<strong>le</strong>r<br />

la détermination <strong>du</strong><br />

peup<strong>le</strong> à conquérir sa<br />

dignité.<br />

La révolution a-t-el<strong>le</strong><br />

rapproché <strong>le</strong>s deux<br />

peup<strong>le</strong>s syrien et libanais<br />

que l’occupation<br />

syrienne avait longtemps<br />

divisés ?<br />

Je <strong>le</strong> crois, oui. En tant<br />

qu’intel<strong>le</strong>ctuels syriens, nous étions<br />

contre la mainmise syrienne sur <strong>le</strong> Liban.<br />

<strong>Le</strong>s Syriens et <strong>le</strong>s Libanais sont<br />

solidaires pour avoir en<strong>du</strong>ré la même<br />

oppression. Ce qui se passe unit non<br />

seu<strong>le</strong>ment nos deux peup<strong>le</strong>s mais tous<br />

<strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s de la région. La dictature<br />

qui semblait éternel<strong>le</strong> est en train de<br />

rendre son dernier souff<strong>le</strong>.<br />

Propos recueillis par<br />

KAtiA GHOSN<br />

Banât al-Barârî (<strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s des prairies) de<br />

Maha Hassan, Riad el-Rayyes, 2011<br />

<strong>Le</strong>s enfants d’A<strong>le</strong>xandrie<br />

vrai, je la caresse, je la cajo<strong>le</strong>, j’occupe<br />

<strong>le</strong>s vides, je me faufi<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s interstices.<br />

Je lui demande de me faire une<br />

petite place… Je l’écoute avec de grands<br />

yeux, je la comprends, je lui souris, je<br />

la sé<strong>du</strong>is. Pour qu’el<strong>le</strong> m’aime, pour<br />

qu’el<strong>le</strong> m’aime comme je l’aime. Et el<strong>le</strong><br />

me livre ses secrets. » Françoise Chandernagor<br />

s’interroge sur <strong>le</strong>s portraits de<br />

Cléopâtre qui ont traversé l’histoire et<br />

<strong>le</strong> dernier notamment, intrigant qui fait<br />

d’el<strong>le</strong> dans la série américaine Rome<br />

« une punk aux cheveux courts, parce<br />

que Cléopâtre est une femme de toutes<br />

<strong>le</strong>s époques ». Et c’est là que la romancière<br />

peut appuyer toute sa démarche<br />

et emmener <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur dans une fresque<br />

inoubliab<strong>le</strong> qui nous fait découvrir<br />

A<strong>le</strong>xandrie, la plus majestueuse des<br />

vil<strong>le</strong>s de l’Antiquité, qui nous permet<br />

de pénétrer l’intimité de Marc-Antoine<br />

et Cléopâtre. On pénètre <strong>le</strong>s secrets<br />

d’alcôve, découvre <strong>le</strong>s complots,<br />

<strong>le</strong>s portraits psychologiques de deux<br />

astres lumineux fracassés par l’histoire,<br />

et <strong>le</strong>s trahisons de <strong>le</strong>urs généraux. Séléné<br />

est <strong>le</strong> personnage central de cette<br />

grande fresque qui ne fait que débuter.<br />

Françoise Chandernagor, certainement<br />

tombée <strong>sous</strong> <strong>le</strong> charme, préfère dans ce<br />

premier volume dresser avec une vraie<br />

passion, <strong>le</strong> portrait de Marc-Antoine,<br />

un homme puissant, héros de tragédie<br />

grecque frappé par l’Ubris qui pousse<br />

<strong>le</strong>s vainqueurs impétueux dans la fosse<br />

aux murènes. Véritab<strong>le</strong> héros shakespearien,<br />

il sombre dans cette mélancolie<br />

qui n’atteint que <strong>le</strong>s puissants. Seu<strong>le</strong><br />

Cléopâtre, ivre d’amour et de pouvoir,<br />

suivra son époux jusque dans la mort<br />

alors qu’A<strong>le</strong>xandrie s’effrite avant de<br />

tomber dans <strong>le</strong> giron de Rome. Séléné<br />

a tout vu, tout enten<strong>du</strong>, et survécu. La<br />

petite princesse désignée pour épouser<br />

son demi-frère Césarion et régner sur<br />

l’Égypte sera jetée en pâture au peup<strong>le</strong><br />

de Rome. El<strong>le</strong> n’a rien oublié, et Chandernagor<br />

lui rendra justice dans <strong>le</strong>s<br />

deux prochains romans qui vont suivre<br />

et que <strong>le</strong>s <strong>le</strong>cteurs attendent, déjà sé<strong>du</strong>its<br />

par cette fougue romanesque.<br />

lAurent BOrdErIE


VIII Portrait<br />

Akl Awit, naufragé de l’infinie naissance<br />

Provocateur, penseur de l’ombre, Akl Awit écrit<br />

au point de rencontre des paradoxes pour tenter<br />

de surprendre <strong>le</strong> néant. Sa quête extrême est<br />

tissée de liberté et d’amour. Il sculpte autour<br />

de son « je » concentrique de poète une langue<br />

directement saisie dans <strong>le</strong> marbre <strong>du</strong> rien.<br />

W<br />

asiqat wilada ou<br />

Acte de naissance est<br />

<strong>le</strong> dernier-né des ouvrages<br />

de Akl Awit.<br />

<strong>Le</strong> poète revient plus<br />

de cinquante ans après sur ce document<br />

et sur l’événement concret dont il atteste<br />

en nous en livrant une copie conforme<br />

certes, mais ouverte au poème donc<br />

à l’infini. Wasiqat wilada est à la fois<br />

une attestation de naissance, mais aussi<br />

un témoignage, un testament, une fiction<br />

basée sur des faits <strong>réel</strong>s, une autobiographie<br />

poétique, une réf<strong>le</strong>xion<br />

critique, une investigation et un procès<br />

qu’intente <strong>le</strong> poète à sa propre naissance.<br />

C’est dire un peu toute la comp<strong>le</strong>xité,<br />

l’épaisseur, la singularité et<br />

l’audace vaillante de cette œuvre, sans<br />

doute l’une des plus abouties de Awit.<br />

Ce dernier pose que l’acte de naissance<br />

est similaire à ce qu’est « <strong>le</strong> livre pour<br />

<strong>le</strong>s gens de <strong>le</strong>ttres et <strong>le</strong> tombeau pour<br />

<strong>le</strong> commun des mortels », et admet dire<br />

que « la vie est un cimetière pour nier<br />

qu’il (je) est (suis) tout seul ». C’est à<br />

l’inéluctab<strong>le</strong> de la dou<strong>le</strong>ur, de l’amour,<br />

de la solitude, de la filiation, de la mort,<br />

de la vie et de l’écriture qu’il s’attaque<br />

en recopiant tel un élève ivre d’absolu<br />

et fautif, <strong>le</strong> long de longs chapitres sans<br />

relâche, fidè<strong>le</strong>ment à ses perceptions,<br />

souvenirs, principes, émotions et surtout<br />

fidè<strong>le</strong>ment à son nerf poétique,<br />

l’événement fondamental <strong>du</strong> début : sa<br />

naissance laquel<strong>le</strong> avant d’être attestée<br />

par l’écriture est attestée et contestée,<br />

car el<strong>le</strong> est d’ores et déjà « désespoir »,<br />

par un cri. Un cri qui est acte de naissance<br />

même.<br />

Poète, critique <strong>littéraire</strong>, journaliste et<br />

professeur universitaire, Akl Awit naît<br />

en 1952 au Liban. Pour <strong>le</strong> restant des<br />

détails relatifs à cette question, se référer<br />

s.v.p à Wasiqat wilada. Notons seu<strong>le</strong>ment<br />

qu’il a déjà publié huit recueils de<br />

poèmes à Beyrouth et qu’une anthologie<br />

de son œuvre a paru au Caire en 2002.<br />

Détenteur d’un doctorat en littérature<br />

arabe moderne, il dirige <strong>le</strong> Moulhak,<br />

supplément culturel hebdomadaire <strong>du</strong><br />

quotidien libanais an-Nahar. Ses choix<br />

éditoriaux sont placés <strong>sous</strong> <strong>le</strong> <strong>signe</strong> de<br />

la liberté et de la modernité <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />

sont « une unité pluriel<strong>le</strong> qui n’admet<br />

aucun compromis ». Ses artic<strong>le</strong>s n’hésitent<br />

pas à déranger <strong>le</strong> confort <strong>du</strong> <strong>le</strong>cteur<br />

et <strong>le</strong>s bienséances établies ; sa « <strong>Le</strong>ttre<br />

adressée à Dieu », éditorial en première<br />

page <strong>du</strong> Nahar paru <strong>le</strong> 11 mars 2003,<br />

veil<strong>le</strong> de la guerre américaine contre<br />

l’Irak, a suscité la polémique jusqu’à<br />

faire accuser son auteur de blasphème<br />

et <strong>le</strong> tra<strong>du</strong>ire devant <strong>le</strong>s tribunaux.<br />

Lorsque nous demandons à Awit de se<br />

présenter en quelques mots, il répond :<br />

« Prenez-moi tel que je suis (…). Je<br />

suis dans l’absolu un être poétique, en<br />

particulier un être poétique de langue<br />

arabe, écrivant à partir <strong>du</strong> lieu <strong>du</strong> néant<br />

et <strong>du</strong> premier cri. Je suis aussi un être<br />

d’amour. » Pour lui, la poésie doit rester<br />

foncièrement libre de toute subordination<br />

ou instrumentalisation à une<br />

cause, qu’el<strong>le</strong> soit politique ou socia<strong>le</strong>.<br />

La poésie n’est pas un moyen en soi<br />

mais <strong>le</strong> but à atteindre. Sa poésie à lui<br />

est, tel que l’ont re<strong>le</strong>vé divers critiques,<br />

marquée par <strong>le</strong> néant, la prégnance des<br />

contraires, emplie d’amour et é<strong>le</strong>vée par<br />

son rapport à la différence <strong>du</strong> féminin,<br />

Awit reconnaissant certes <strong>le</strong>s progrès<br />

réalisés par une société encore très patriarca<strong>le</strong><br />

mais statuant qu’il reste encore<br />

beaucoup à faire pour que la femme et<br />

l’homme soient considérés dans un rapport<br />

d’égalité. <strong>Le</strong> texte de Akl Awit est<br />

creusé et développé par des re<strong>le</strong>ctures<br />

et réécritures laborieuses profondément<br />

modelées par une é<strong>du</strong>cation et une pensée<br />

jésuites ; sa poétique est imbibée de<br />

la présence de Dieu et <strong>du</strong> <strong>le</strong>xique chrétien<br />

; son dernier ouvrage ne fait pas<br />

exception aux précédents, au contraire !<br />

Wasiqat wilada est riche de métaphores<br />

et de symboliques directes – l’Immaculée<br />

Conception, Jésus-Christ, <strong>le</strong> dernier<br />

repas, la tête de Jean-Baptiste portée<br />

sur un plateau – qui attestent des « empreintes<br />

religieuses profondes restées<br />

accrochées à une enfance nimbée de<br />

spiritualité chrétienne et d’amour », et<br />

<strong>le</strong> poète ajoute : « Sachant que ma vie<br />

au quotidien n’est pas mue par une obsession<br />

religieuse, c’est peut-être mon<br />

enfance qui noie, à mon insu, mon écriture<br />

de son langage. »<br />

Ce que Akl Awit nomme « la chambre<br />

d’écriture » se compose dans la réalité<br />

comme suit : derrière <strong>le</strong> poète se trouve<br />

une bibliothèque pour <strong>le</strong>s ouvrages<br />

(poésie, romans, essais critiques) dont<br />

la langue origina<strong>le</strong> ou tra<strong>du</strong>ite est la<br />

langue française ; à sa gauche, de nombreuses<br />

étagères de littérature libanaise<br />

et arabe, classique et contemporaine.<br />

Face à lui, dans la profondeur de la<br />

pièce, se trouve un vieux lit en cuivre<br />

surmonté d’une moustiquaire sur <strong>le</strong>quel<br />

il s’allonge parfois pour dormir ou pour<br />

réfléchir et méditer. À sa droite, un mur<br />

Roman<br />

Triste chair<br />

COme BaBy de Patrick Besson, Mil<strong>le</strong> et une nuit,<br />

2011, 90 p.<br />

Un romancier prolifique,<br />

un polémiste ardent et un<br />

critique qui ne mâche pas<br />

ses mots. Patrick Besson<br />

dont l’emploi de la langue française a<br />

quelque chose de fascinant a toujours<br />

oscillé entre combats politiques et<br />

quête de l’amour et <strong>du</strong> sexe. Son œuvre<br />

abondante, depuis <strong>le</strong>s premières publications<br />

en 1974, atteste de son intérêt<br />

polymorphe et de son insatiab<strong>le</strong> curiosité<br />

intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>. Plus de quarante<br />

livres en moins de trente ans chez plus<br />

de quatorze éditeurs différents, et la<br />

plume n’est pas près de lâcher prise.<br />

Avec cela des prix (et non des moins<br />

prestigieux, allant <strong>du</strong> grand<br />

prix <strong>du</strong> Roman de l’Académie<br />

française pour Dara<br />

au Renaudot pour <strong>Le</strong>s Braban)<br />

auréo<strong>le</strong>nt cette carrière<br />

<strong>littéraire</strong> menée tambour<br />

battant et entamée à<br />

l’âge de dix-sept ans avec<br />

<strong>Le</strong>s petits maux d’amour.<br />

<strong>Le</strong> dernier opus de cet écrivain<br />

journaliste français<br />

dont la chronique et tribune<br />

au magazine <strong>Le</strong> Point<br />

sont assidûment suivies par<br />

<strong>le</strong>s <strong>le</strong>cteurs est un bref mais<br />

dense récit de voyage traitant<br />

de la traque <strong>du</strong> plaisir<br />

sexuel en Thaïlande.<br />

Langue claire, limpide,<br />

aux phrases courtes et incisives pour<br />

un voyageur de cinquante-quatre ans<br />

D.R.<br />

qui remonte à Bangkok dans <strong>le</strong> passé<br />

pour retrouver ce qui au-<br />

Patrick<br />

Besson a<br />

toujours<br />

oscillé<br />

entre<br />

combats<br />

politiques<br />

et quête<br />

de<br />

l’amour.<br />

rait pu être un bonheur,<br />

l’amour d’une vie. Mais<br />

dans l’amour vénal et<br />

tarifé n’est-il pas inepte<br />

de croire aux illusions<br />

de l’amour ? Restent <strong>le</strong><br />

plaisir et certaines interprétations<br />

tenaces, dans<br />

la mauvaise direction, et<br />

tout cela, quoique marquant,<br />

est éphémère…<br />

Autoportrait sans in<strong>du</strong>lgence<br />

entre deux<br />

prostituées thaïlandaises<br />

décrites au microscope<br />

et une jeune aristocrate,<br />

toute en finesse, d’une<br />

culture époustouflante.<br />

<strong>Le</strong> tourisme sexuel dans sa quête frénétique,<br />

avec ses scènes crues et ses<br />

D.R.<br />

couvert de ses portraits croqués par des<br />

amis peintres dont Paul Guiragossian,<br />

Saliba Douaihy et Mahmoud el-Zibaoui,<br />

ainsi qu’un portrait de sa chère<br />

sœur défunte à laquel<strong>le</strong> il dédia Maqam<br />

as-Saroua. <strong>Le</strong>s dimensions <strong>réel</strong><strong>le</strong>s de<br />

« la chambre d’écriture » sont quant à<br />

el<strong>le</strong>s diffici<strong>le</strong>s à décrire car procédant de<br />

l’invisib<strong>le</strong> et occupant dans sa vie une<br />

part d’infini : « Cette chambre d’écriture<br />

est ma vie véritab<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> que je vis dans<br />

ma tête et par <strong>le</strong>s mots. Ma tête a cette<br />

chambre pour demeure, je dirai presque<br />

que cette chambre vit dans ma tête. El<strong>le</strong><br />

est la chambre refuge et la chambre <strong>du</strong><br />

salut ; sachant qu’il n’y a pas de salut<br />

pour moi. Je n’éprouve aucune difficulté<br />

à y entrer puisque j’y entre comme<br />

qui s’évade de l’enfer ; la difficulté réside<br />

à pouvoir en sortir puisque al<strong>le</strong>r vers <strong>le</strong><br />

monde est un peu comme avancer vers<br />

la mort. (…) Quand je suis dans mon<br />

bureau au journal, dans la rue ou à<br />

l’université, je suis approximativement<br />

la moitié de la personne que je suis.<br />

Je dois opprimer la personne <strong>du</strong> poète<br />

afin de pouvoir être opérant et professionnel.<br />

C’est une chose bien diffici<strong>le</strong><br />

puisque je ne me crois pas <strong>réel</strong><strong>le</strong>ment<br />

capab<strong>le</strong> de séparer la poésie de la personne<br />

<strong>du</strong> poète que je suis. Pour cette<br />

raison, j’éprouve quelquefois une sorte<br />

de schizophrénie à m’efforcer de quê-<br />

états d’âme (car il y en a toujours !) est<br />

rapporté parfois avec un sens de clinicien.<br />

Provocation, goût de montrer la<br />

réalité, nomenclature d’un faux luxe<br />

et de vraies misères, la description en<br />

touches subti<strong>le</strong>s <strong>du</strong> profil de personnes<br />

qui s’adonnent en toute audace et sans<br />

pudibonderie au marché <strong>du</strong> sexe ?<br />

C’est sans nul doute tout cela à la fois,<br />

ce petit roman au ton acide mais aussi<br />

désenchanté, comme rappe<strong>le</strong>r cette<br />

phrase de Stéphane Mallarmé « la<br />

chair est triste, hélas et j’ai lu tous <strong>le</strong>s<br />

livres. Fuir là-bas… ».<br />

Fuir où ? Là-bas c’est où ? Toute cette<br />

batterie pour mieux se retrouver est<br />

déjà épuisée avec usure… Malgré ce<br />

goût de l’ail<strong>le</strong>urs et la facilité <strong>du</strong> sexe,<br />

<strong>le</strong>s rêves, tenaces et toujours trompeurs,<br />

l’emportent… Œil de moraliste,<br />

art de la sentence, formulation réussie,<br />

ce livre de Besson est bien l’apanage<br />

d’un sièc<strong>le</strong> sans frontières et au laxisme<br />

déroutant et décevant. À l’image de ce<br />

sièc<strong>le</strong> rapide, nerveux, immoral, voué<br />

à la surconsommation, ce livre décrivant,<br />

sans trop s’appesantir, <strong>le</strong>s bars<br />

autrefois aux lumignons rouges, <strong>le</strong>s<br />

lieux de massage, <strong>le</strong>s chambres d’hôtel<br />

où <strong>le</strong> sexe est monnaie courante, reste<br />

un moment de détente. Et de réf<strong>le</strong>xion.<br />

<strong>Une</strong> boisson gazeuse, certes avec<br />

quelques pétil<strong>le</strong>ments, mais qui ne<br />

laisse pas trop de traces sur <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur.<br />

Un peu de tristesse peut-être devant<br />

cette scène fina<strong>le</strong> où une prostituée fait<br />

sa besogne en toute conscience professionnel<strong>le</strong>.<br />

Pour de l’argent. L’amour<br />

n’a rien à voir ici. Al<strong>le</strong>z, circu<strong>le</strong>z !<br />

edGAr dAVidiAn<br />

ter l’équilibre dans cette opération (…)<br />

dont <strong>le</strong>s deux uniques vainqueurs sont<br />

la poésie et <strong>le</strong> travail. <strong>Le</strong> poète, lui, est<br />

doub<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur victime. »<br />

Ce qui frappe dans l’écriture de Akl<br />

Awit est notamment son caractère épistolaire<br />

: même si la prégnance <strong>du</strong> « je »<br />

est explicite dans sa poésie, l’autre,<br />

destinataire, être désigné ou <strong>le</strong>cteur,<br />

est toujours étrangement présent dans<br />

<strong>le</strong> champ de vision <strong>du</strong> poète. Awit<br />

trouve que l’épistolaire est particulièrement<br />

présent dans Wasiqat wilada<br />

« parce que ce n’est pas un poème clos,<br />

hermétique comme l’étaient mes ouvrages<br />

précédents. C’est un long texte<br />

ouvert, fondé sur une expérimentation<br />

<strong>littéraire</strong> nouvel<strong>le</strong> que je qualifierai de<br />

poétique <strong>du</strong> récit. Je pense que c’est vers<br />

cette tendance que se dirige l’écriture<br />

poétique contemporaine. (…) Nous<br />

sommes là dans l’obsession de la recherche<br />

d’un texte nouveau, d’une vie<br />

linguistique nouvel<strong>le</strong> et peut-être d’une<br />

poésie nouvel<strong>le</strong> qui construit son vers<br />

dans une poétique narrative ». Awit<br />

entreprend sa recherche poétique et sa<br />

rencontre de l’autre à partir <strong>du</strong> lieu <strong>du</strong><br />

néant ; qui n’est ni un début ni une fin<br />

mais un espace-temps bien particulier,<br />

un néant personnel que Awit tient à ne<br />

pas confondre avec <strong>le</strong> concept philoso-<br />

tripOli, de la plaCe d’allah au mina de la<br />

mOdernité de Mohammad Abi Samra, Dar an-Nahar,<br />

2011<br />

Mohammad Abi Samra réunit<br />

et enrichit, dans un livre publié<br />

chez Dar as-Saqi, <strong>sous</strong> <strong>le</strong><br />

titre Tripoli, de la place d’Allah au Mina<br />

de la modernité, une série d’entretiens<br />

qui avaient toujours suscité, à <strong>le</strong>urs parutions<br />

hebdomadaires successives dans<br />

<strong>le</strong> quotidien an-Nahar, des réponses de<br />

la part d’intel<strong>le</strong>ctuels tripolitains ulcérés<br />

par cette image sombre à dominante<br />

islamiste de <strong>le</strong>ur vil<strong>le</strong>. Peut-être qu’Abi<br />

Samra, romancier de ta<strong>le</strong>nt et journaliste,<br />

n’en est pas convaincu, mais il<br />

semb<strong>le</strong> contribuer d’une manière ou<br />

d’une autre à la trop courte comparaison<br />

de la capita<strong>le</strong> <strong>du</strong> Liban-Nord avec<br />

la vil<strong>le</strong> de Qandahar, berceau historique<br />

des talibans afghans.<br />

Sur la piste de Michel Seurat, kidnappé<br />

et liquidé lors de la vague de prise<br />

d’otages étrangers à Beyrouth, Abi<br />

Samra tente d’abord d’approcher de<br />

nouveau <strong>le</strong> quartier de Bab el-Tebbaneh<br />

où <strong>le</strong> chercheur français avait cru déce<strong>le</strong>r<br />

ce qu’il a appelé un phénomène de<br />

« Quartier-oumma ». Et c’est un peu la<br />

suite <strong>du</strong> destin de ces « jeunes de quartier<br />

», <strong>le</strong>s foutouwwa, emmenés par <strong>le</strong>s<br />

fères Ali et Khalil Akkaoui, tous deux<br />

assassinés, et impliqués dans toutes <strong>le</strong>s<br />

guerres pa<strong>le</strong>stiniennes et <strong>le</strong>s affrontements<br />

avec <strong>le</strong> Jabal Mohsen alaouite et<br />

phique <strong>du</strong> néant. <strong>Le</strong> poète revient à ce<br />

premier point de fuite qui s’élance <strong>du</strong><br />

rien, entre-deux entre vie et mort où rien<br />

n’est décidé encore, un cri qui s’élance<br />

et qui fait naissance, dou<strong>le</strong>ur et mirac<strong>le</strong> ;<br />

chemin de souff<strong>le</strong> dans l’existence. Awit<br />

montre aussi que ce cri est paro<strong>le</strong> qui<br />

naît de la chair et de l’organique sans<br />

<strong>le</strong>squels nul<strong>le</strong> métaphysique. Awit naît<br />

de son cri et son cri lui donne naissance.<br />

C’est ce même cri qui l’expulse des années<br />

plus tard par la force de l’écriture ;<br />

c’est l’écriture qui lui donne naissance<br />

en lui permettant de reconstituer ce cri.<br />

La langue poétique est une parturiente<br />

éternel<strong>le</strong>ment primipare chez Awit. El<strong>le</strong><br />

connaît <strong>le</strong>s dou<strong>le</strong>urs de l’enfantement<br />

sans avoir connu d’homme. Par el<strong>le</strong> se<br />

refait l’appropriation de la vie et de la<br />

mort, pris en équiva<strong>le</strong>nce dans <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong><br />

vicieux de l’impasse et de la mutuel<strong>le</strong><br />

dépendance. Cette dépendance même à<br />

la <strong>du</strong>alité de la vie et de la mort humilie<br />

et horrifie <strong>le</strong> poète. <strong>Le</strong> vain de tout<br />

mouvement, excepté peut-être de celui<br />

poétique, imprime son ironie discrète<br />

mais consistante à l’envers de ses <strong>le</strong>ttres.<br />

Ce cri qui n’est pas sans rappe<strong>le</strong>r <strong>Le</strong> Cri<br />

<strong>du</strong> peintre Munch est à la fois victoire et<br />

défaite, cri de la compréhension instinctive<br />

et tota<strong>le</strong> <strong>du</strong> nouveau-né et cri de son<br />

impuissance et de son ignorance tota<strong>le</strong>s.<br />

C’est aussi <strong>le</strong> cri vibrant d’empathie avec<br />

la souffrance humaine, incarné par la<br />

chair mutilée et éteinte des enfants de la<br />

guerre et <strong>du</strong> sang des générations. Awit<br />

revisite mot par mot, point par point,<br />

son attestation d’exister, son acte juridique<br />

de naissance. Il remonte <strong>le</strong> long de<br />

sa filiation et de son histoire familia<strong>le</strong> où<br />

la répétition <strong>du</strong> crime vengeur est aux<br />

ancêtres de Awit ce que la répétition<br />

de l’écriture poétique est à son instinct<br />

de survie. Dans ce <strong>le</strong>gs torturé ayant<br />

pour contexte une sanglante guerre civi<strong>le</strong>,<br />

l’amour fervent est <strong>le</strong> seul mirac<strong>le</strong><br />

possib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> poème <strong>le</strong> dernier gardefou.<br />

Re<strong>le</strong>vons à ce sujet un passage de<br />

l’ouvrage, <strong>le</strong> très beau et signifiant dialogue<br />

entre <strong>le</strong> poète et son « médecin<br />

<strong>du</strong> sommeil » où il est dit entre autres<br />

que « <strong>le</strong> fou est celui qui a tout per<strong>du</strong><br />

sauf “el-Akl” (sa raison) », Akl étant <strong>le</strong><br />

prénom <strong>du</strong> poète... Awit se rebel<strong>le</strong> dans<br />

un putsch poétiquement procé<strong>du</strong>rier et<br />

assurément philosophique contre soi. Il<br />

cherche à capter l’instant <strong>du</strong> néant, sans<br />

ivresse ni autodestruction, mais en sereine<br />

prescience. Il se méfie de l’artefact,<br />

de ce qui trompe ou crée l’illusion et n’a<br />

foi que dans la métaphore. Tout <strong>le</strong> reste,<br />

dates, attestations léga<strong>le</strong>s, histoire, sont<br />

fabulations narratives. <strong>Le</strong> seul espacetemps<br />

digne d’être pris en compte est<br />

celui de l’instinct poétique.<br />

Wasiqat wilada est une tentative de reconstitution<br />

par <strong>le</strong> poète de sa propre<br />

trajectoire, depuis <strong>le</strong> moment, fondateur<br />

et foncièrement éphémère et<br />

échappant à toute préhension, de la<br />

Essai<br />

prosyrien voisin, que nous donne Abi<br />

Samra dans <strong>le</strong> premier chapitre de son<br />

livre avec des portraits de rescapés de<br />

ce qui a été <strong>le</strong> « mouvement de l’Unification<br />

islamique » vite éclaté en petites<br />

factions parfois antagonistes. <strong>Le</strong><br />

quartier mal aimé de Tripoli, appelé<br />

jusqu’aux années soixante-dix Bab el-<br />

Zahab (ou Porte d’or), raconté par<br />

Abou Bilal al-Zohbi (« Voyage dans la<br />

société de chaos et de vio<strong>le</strong>nce ») et Bilal<br />

Matar sorti des geô<strong>le</strong>s syriennes.<br />

Ce n’est donc pas une enquête, mais des<br />

entretiens qui s’élargissent et se diversifient<br />

au gré des visites et des rencontres<br />

de l’auteur à Tripoli qu’il ne connaissait<br />

pas avant l’an 2000 et la mémorab<strong>le</strong><br />

tuerie millénariste appelée pudiquement<br />

« <strong>Le</strong>s incidents de Dannyé ». Se<br />

suivent alors la « vision » historique<br />

et épique d’un Tripoli à l’identité islamique<br />

séculaire confrontée à sa « malheureuse<br />

» appartenance libanaise par<br />

un « intel<strong>le</strong>ctuel islamiste » qui préfère<br />

garder l’anonymat ; une description <strong>du</strong><br />

salafisme populaire au quotidien, « mise<br />

en scène », voire mimée par un photographe<br />

de presse ; <strong>le</strong> massacre des communistes<br />

à el-Mina par <strong>le</strong>s combattants<br />

<strong>du</strong> Tawhid islamique, raconté par une<br />

jeune dame à l’accent libéral, récit re-<br />

Jeudi 4 août 2011<br />

naissance. Alors il pousse par <strong>le</strong>s mots,<br />

il est giron maternel et nouveau-né<br />

transitant par l’expulsion sans échappatoire.<br />

Awit retrace au plus près <strong>du</strong><br />

possib<strong>le</strong> <strong>le</strong>s actions, réactions, rites et<br />

célébrations entourant sa naissance ; il<br />

retrace la mémoire première et intuitive<br />

<strong>du</strong> nouveau-né pris en sa b<strong>le</strong>ssure qui<br />

est béance par laquel<strong>le</strong> se fraie la vie.<br />

En intensifiant l’usage de la tautologie,<br />

en répétant encore et encore <strong>le</strong> long<br />

de plus de 300 pages la scène <strong>du</strong> Cri<br />

(me ?), Awit cherche à trouver la formu<strong>le</strong><br />

exacte de l’alchimie <strong>du</strong> néant qui<br />

est pour lui <strong>le</strong> lieu absolu <strong>du</strong> sens. Des<br />

tréfonds <strong>du</strong> néant, l’âme <strong>du</strong> nouveauné<br />

pousse. Pour Awit, <strong>le</strong> poète est incessamment<br />

ce nouveau-né pris dans <strong>le</strong><br />

cordon ombilical de l’écriture : à la fois<br />

témoin, otage et victime, <strong>le</strong> nouveau-né<br />

même lançant son cri à la face <strong>du</strong> néant<br />

reste pour toujours ce noyé <strong>du</strong> temps et<br />

<strong>du</strong> lieu de l’origine, bercé par <strong>le</strong> sommeil<br />

rêveur et omniscient <strong>du</strong> liquide<br />

amniotique et des larmes. La naissance<br />

de Akl Awit se fit de plus par temps de<br />

pluie. Son acte de naissance est pour<br />

toujours scellé de naufrage.<br />

Akl Awit nous livre donc des réécritures<br />

qui sont diverses copies conformes<br />

(et non conformistes) de son acte de<br />

naissance. Il cherche à réaliser un auto-engendrement<br />

par l’écriture pour<br />

apprivoiser <strong>le</strong> cri qui lui a échappé.<br />

La langue poétique lui permet de se<br />

dédoub<strong>le</strong>r, alors il écrit, non avec <strong>le</strong><br />

paradoxe, mais <strong>le</strong> paradoxe même. Sa<br />

poésie s’analyse el<strong>le</strong>-même, s’explore et<br />

se guette pour déce<strong>le</strong>r <strong>le</strong> défaut de naissance<br />

qu’est la naissance. La littérature<br />

permet alors à Awit de naître, de s’unir<br />

avec une femme, de devenir père, par<br />

<strong>le</strong> truchement de l’étreinte <strong>du</strong> langage<br />

et de l’amour. <strong>Le</strong> voilà qui se réinscrit<br />

dans la généalogie des Awit par <strong>le</strong> Akl.<br />

Parfois l’intel<strong>le</strong>ct prend <strong>le</strong> dessus sur <strong>le</strong><br />

magnétisme et <strong>le</strong> coriace de sa quête<br />

poétique. <strong>Le</strong> jeu de la répétition, de la<br />

reprise et <strong>du</strong> paradoxe, simp<strong>le</strong> et accessib<strong>le</strong><br />

en l’apparence (combien de poètes<br />

et de sty<strong>le</strong>s poétiques se fondent sur ce<br />

procédé…), atteint chez Awit des microstructures<br />

comp<strong>le</strong>xes et déroutantes,<br />

même s’il ne réussit pas toujours éga<strong>le</strong>ment<br />

à tous ses poèmes. Mais la poésie<br />

serait-el<strong>le</strong> poésie si el<strong>le</strong> est perfection et<br />

ne rate jamais son but ? La poésie serait-el<strong>le</strong><br />

poésie si <strong>le</strong> poète est infaillib<strong>le</strong> ?<br />

C’est cela <strong>le</strong> cœur simp<strong>le</strong> et sismique <strong>du</strong><br />

procédé alchimique de Akl Awit. Manquer<br />

quelques accords <strong>du</strong> cri premier<br />

pour atteindre avec Wasiqat wilada une<br />

version admirab<strong>le</strong> de l’acte de naître en<br />

poésie, une captation fragi<strong>le</strong> <strong>du</strong> naufrage<br />

de tout instant qui est répétition<br />

inévitab<strong>le</strong> ô de combien de naissances.<br />

rittA BAddOurA<br />

wasiqat wilada (aCte de naissanCe) de Akl<br />

Awit, Dar as-Saqi, 2011, 320 p.<br />

Chronique des années de plomb<br />

<strong>Le</strong> chef-lieu <strong>du</strong> Liban Nord a la réputation d'être un fief isalmiste. Visite<br />

guidée entre Bab el-Tebbaneh et Mina, à travers une ga<strong>le</strong>rie de portraits<br />

haute en cou<strong>le</strong>ur.<br />

D.R.<br />

layé par <strong>le</strong> témoignage d’un metteur en<br />

scène de théâtre qui a vécu <strong>le</strong>s mêmes<br />

atrocités des années quatre-vingt,<br />

quelques autoportraits de militants repentis<br />

de la même mouvance de triste<br />

mémoire dans <strong>le</strong>s anna<strong>le</strong>s de la coexistence<br />

tripolitaine, la désormais légendaire<br />

figure de Khalil Akkaoui évoquée<br />

par un jeune partisan <strong>du</strong> courant <strong>du</strong> Futur<br />

à Bab el-Tebbaneh, <strong>le</strong> quartier mal<br />

aimé de la capita<strong>le</strong> <strong>du</strong> Nord…<br />

Un livre riche, foisonnant de portraits<br />

dont l’instituteur gauchiste-khomeyniste,<br />

<strong>le</strong> soufi mafieux, l’intel<strong>le</strong>ctuel<br />

pro-iranien <strong>du</strong> Fateh et autres adeptes<br />

<strong>du</strong> Jihad salvateur, de détails (malheureusement<br />

parfois répétés) et de rappels<br />

historiques qui encadrent ces entretiens.<br />

<strong>Une</strong> référence (peut-être parfois<br />

controversée) sur <strong>le</strong> Tripoli des années<br />

de plomb.<br />

Pourtant, <strong>le</strong> choix d’Abi Samra de<br />

donner la paro<strong>le</strong> à des acteurs « organiques<br />

» de ces épisodes entrecoupés et<br />

enchevêtrés, allant de la « guerre civi<strong>le</strong> »<br />

libanaise à la mainmise syrienne et puis<br />

à la révolution <strong>du</strong> Cèdre, souffrirait<br />

paradoxa<strong>le</strong>ment de l’omniprésence de<br />

l’auteur lui-même. C’est qu’une « réécriture<br />

» un peu trop marquée des divers<br />

entretiens masque relativement <strong>le</strong><br />

ton et la « cou<strong>le</strong>ur » subjective de l’interviewé<br />

pour donner plutôt au livre et<br />

à ses développements une facture quasi<br />

uniforme.<br />

JABBOur dOuAihY

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