Une rentrée littéraire sous le signe du réel - L'Orient-Le Jour
Une rentrée littéraire sous le signe du réel - L'Orient-Le Jour
Une rentrée littéraire sous le signe du réel - L'Orient-Le Jour
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
Supplément menSuel<br />
Jeudi 4 août 2011<br />
Numéro 62 - V e année<br />
II. <strong>Le</strong> point de vue de Marwan Hamadé<br />
III. Yves Bonnefoy, <strong>le</strong> devoir de rêve et d’espoir<br />
V. Tripoli, la Mamelouke titubante<br />
édito<br />
Dérives<br />
Tandis que <strong>le</strong>s massacres<br />
se poursuivent<br />
en Syrie, devenue<br />
mouroir et transformée en<br />
prison au milieu de ce que <strong>le</strong><br />
président Char<strong>le</strong>s Hélou appelait<br />
« un si<strong>le</strong>nce souillé de<br />
connivence », <strong>le</strong> Liban libre ne<br />
peut que se solidariser avec un<br />
peup<strong>le</strong> qui, héroïquement, en<strong>du</strong>re<br />
ce que <strong>le</strong>s Libanais euxmêmes<br />
ont subi trente ans <strong>du</strong>rant.<br />
Pour sa part, <strong>le</strong> pays <strong>du</strong><br />
Cèdre n’est pas sorti de l’auberge.<br />
En deux semaines, <strong>le</strong><br />
Hezbollah aura réussi l’exploit<br />
de s’imposer comme <strong>le</strong> digne<br />
successeur de la Syrie sur notre<br />
territoire. Pour bafouer la justice,<br />
il béatifie <strong>le</strong>s « wanted »<br />
<strong>du</strong> TSL et empêche <strong>le</strong>s inspecteurs<br />
d’enquêter sur l’explosion<br />
suspecte d’une « bonbonne<br />
» dans la banlieue sud.<br />
Pour terroriser la population,<br />
il orchestre des manifestations<br />
provocatrices à Jdeidé. Pour saper<br />
<strong>le</strong>s institutions en place, il<br />
nomme <strong>le</strong>s fonctionnaires zélés<br />
qu’il souhaite et émet des<br />
firmans à propos <strong>du</strong> pétro<strong>le</strong> et<br />
<strong>du</strong> gaz. Par expansionnisme, il<br />
grignote <strong>le</strong>s terrains de Lassa<br />
et chasse ceux qui ont l’outrecuidance<br />
de protester. Pour<br />
muse<strong>le</strong>r la liberté d’expression,<br />
il menace de coffrer <strong>le</strong><br />
chanteur Zeid Hamdane. Pour<br />
s’ériger en défenseur de l’ordre<br />
public, il prohibe la vente d’alcool<br />
au Sud et exhibe un de ses<br />
ministres à la télévision pour<br />
menacer de fermeture <strong>le</strong>s restaurants<br />
qui « manquent d’hygiène<br />
» !<br />
État dans l’État, armée hors<br />
de l’armée, <strong>le</strong> parti en question<br />
s’emploie désormais à cannibaliser<br />
<strong>le</strong>s reliquats de notre État<br />
à l’image de son protecteur damascène<br />
qui, pendant trois décennies,<br />
a méthodiquement détruit<br />
nos institutions. Au lieu<br />
d’unifier, il divise ; au lieu de<br />
se faire accepter, il se met à dos<br />
tous ceux qui espéraient <strong>le</strong> voir<br />
un jour intégrer cet État chétif<br />
dont il se fait <strong>le</strong> pourfendeur.<br />
Prisonnier de ses allégeances,<br />
saura-t-il enfin se libérer pour<br />
nous libérer ?<br />
A<strong>le</strong>xAndre NAJJAr<br />
Comité de rédaction :<br />
A<strong>le</strong>xANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi,<br />
GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe, jAbbour<br />
douAihy, rittA bAddourA.<br />
Coordination généra<strong>le</strong> : hiNd dArwiCh<br />
Secrétaire de rédaction : A<strong>le</strong>xANdre medAwAr<br />
Correction : mArilys hAtem<br />
Contributeurs :<br />
ZeiNA bAssil, lAureNt borderie, edGAr<br />
dAvidiAN, NAdim derGhAm, lAmiA el<br />
sAAd, sAmer frANGié, luCie Geffroy,<br />
kAtiA GhosN, mArwAN hAmAdé,<br />
mAhmoud hArb, ANtoiNe messArrA,<br />
NAdA NAssAr-ChAoul.<br />
E-mail : lorientlitteraire@yahoo.com<br />
Supplément publié en partenariat avec la<br />
Librairie Antoine.<br />
www. lorientlitteraire.com<br />
Paraît <strong>le</strong> premier jeudi de chaque mois<br />
<strong>Une</strong> <strong>rentrée</strong><br />
<strong>littéraire</strong> <strong>sous</strong><br />
<strong>le</strong> <strong>signe</strong> <strong>du</strong> <strong>réel</strong><br />
© Hélène Bamberger / P.O.L<br />
EmmanuEl CarrèrE<br />
Limonov, POL<br />
<strong>Le</strong> 7 octobre 2006, Anna Politkovskaïa est sauvagement<br />
abattue. Quelques jours plus tard, Emmanuel<br />
Carrère se rend à Moscou. Ce n’est pas sur la mort<br />
de la célèbre journaliste moscovite qu’il finira par<br />
enquêter, mais sur la vie extravagante d’une vieil<strong>le</strong><br />
connaissance qu’il croise là-bas : Édouard Limonov,<br />
un écrivain russe sulfureux. L’auteur d’un Roman<br />
russe (2007) et <strong>du</strong> très remarqué D’autres vies que<br />
la mienne (2009) dessine ici <strong>le</strong> portrait d’un aventurier<br />
des temps modernes qui fut « voyou en Ukraine,<br />
ido<strong>le</strong> de l’underground soviétique <strong>sous</strong> Brejnev,<br />
clochard puis va<strong>le</strong>t de chambre d’un milliardaire à<br />
Manhattan (…) et maintenant vieux chef charismatique<br />
d’un parti de jeune desperados ».<br />
® E. Robert-Espalieu<br />
Yasmina Khadra<br />
L’équation africaine, Julliard<br />
Médecin à Francfort, Kurt Krausmann mène une<br />
vie des plus bana<strong>le</strong>s jusqu’au jour où il retrouve<br />
sa femme gisant dans sa baignoire : el<strong>le</strong> s’est suicidée.<br />
Pour l’aider à surmonter ce drame, Hans,<br />
son meil<strong>le</strong>ur ami, un riche homme d’affaires versé<br />
dans l’humanitaire, l’emmène sur son voilier<br />
jusqu’aux î<strong>le</strong>s Comores. Au large des côtes somaliennes,<br />
Kurt et Hans sont en<strong>le</strong>vés par des pirates<br />
puis transférés dans un campement clandestin…<br />
À travers <strong>le</strong>ur regard, Yasmina Khadra dresse <strong>le</strong><br />
portrait d’une Afrique orienta<strong>le</strong> aux multip<strong>le</strong>s<br />
contradictions. Auteur d’une quinzaine de romans<br />
dont L’attentat, <strong>le</strong> romancier algérien vient<br />
d’obtenir <strong>le</strong> grand prix de l’Académie française<br />
2011 pour l’ensemb<strong>le</strong> de son œuvre.<br />
© C. Hélie / Gallimard<br />
BoualEm sansal<br />
Rue Darwin, Gallimard<br />
« <strong>Le</strong> temps de déterrer <strong>le</strong>s morts et de <strong>le</strong>s<br />
regarder en face » est venu. C’est pour cela<br />
que Yazid a décidé de retourner rue Darwin,<br />
« cette pauvre venel<strong>le</strong> où s’était déroulée son<br />
enfance », dans <strong>le</strong> quartier Belcourt à Alger.<br />
Né d’une mère prostituée, Yazid a été é<strong>le</strong>vée<br />
par sa grand-mère, une maquerel<strong>le</strong> toutepuissante<br />
qui a bâti sa fortune sur <strong>le</strong> bordel<br />
jouxtant la maison. En filigrane de l’histoire<br />
familia<strong>le</strong>, <strong>le</strong> récit évoque la grande histoire<br />
tourmentée de l’Algérie. <strong>Le</strong> romancier algérien<br />
a obtenu <strong>le</strong> grand prix de la Francophonie<br />
2008 pour son dernier roman, <strong>Le</strong> village<br />
de l’Al<strong>le</strong>mand.<br />
© Roberto Frankenberg<br />
CharlEs dantzig<br />
Dans un avion pour Caracas, Grasset<br />
Jusqu’à présent, l’auteur <strong>du</strong> célèbre Dictionnaire<br />
égoïste de la littérature française et de Pourquoi<br />
lire ? (2010) avait plutôt habitué ses <strong>le</strong>cteurs à<br />
de brillants essais sur la littérature. Du Dantzig<br />
romancier, on se souvient toutefois de Je m’appel<strong>le</strong><br />
François (2007) inspiré de la vie de l’escroc Christophe<br />
Rocancourt. Dans un avion pour Caracas<br />
est son cinquième roman. <strong>Le</strong> narrateur se rend au<br />
Venezuela pour chercher son meil<strong>le</strong>ur ami, porté<br />
disparu. Se déroulant intégra<strong>le</strong>ment à bord <strong>du</strong><br />
Boeing en vol pour Caracas, <strong>le</strong> récit se compose de<br />
ses réf<strong>le</strong>xions sur l’amitié, <strong>le</strong> sexe, Hugo Chavez,<br />
etc. Char<strong>le</strong>s Dantzig a obtenu <strong>le</strong> grand prix Jean<br />
Giono 2010 pour l’ensemb<strong>le</strong> de son œuvre.<br />
© Hannah<br />
Fouad laroui<br />
La vieil<strong>le</strong> dame <strong>du</strong> riad, Julliard<br />
La « vieil<strong>le</strong> dame » <strong>du</strong> riad, c’est cel<strong>le</strong> que<br />
François et Céci<strong>le</strong> ont découverte avec<br />
stupeur dans une petite pièce au fond de la<br />
maison de Marrakech qu’ils venaient juste<br />
d’acquérir, après avoir tout plaqué à Paris.<br />
Que fait-el<strong>le</strong> là ? Mystère. Que vont-ils<br />
faire d’el<strong>le</strong> ? C’est toute la question. Économiste,<br />
romancier, poète et critique <strong>littéraire</strong>,<br />
Fouad Laroui nous propose une fab<strong>le</strong><br />
tragi-comique sur <strong>le</strong>s différences culturel<strong>le</strong>s.<br />
Écrivain marocain de langue française, il est<br />
aussi l’auteur d’un recueil de nouvel<strong>le</strong>s Tu<br />
n’as rien compris à Hassan II, dont <strong>le</strong> titre<br />
résume parfaitement <strong>le</strong> regard qu’il porte<br />
sur l’humanité : drô<strong>le</strong> et tendre.<br />
D.R.<br />
morgan sportès<br />
Tout, tout de suite, Fayard<br />
En préambu<strong>le</strong>, l’auteur a pris soin de préciser<br />
que son livre, quoiqu’inspiré d’un fait divers,<br />
appartenait bien au genre <strong>du</strong> roman. En janvier<br />
2006, dans la région parisienne, un jeune<br />
homme de confession juive, Ilan Halimi, est<br />
kidnappé, séquestré, torturé puis assassiné dans<br />
des conditions atroces. En France, l’affaire dite<br />
« <strong>du</strong> gang des barbares » avait suscité une vive<br />
émotion. En reconstituant point par point la<br />
machine de l’horreur, l’auteur livre un grand<br />
roman sur l’effroyab<strong>le</strong> banalité <strong>du</strong> mal. Né à<br />
Alger en 1947, Morgan Sportès est l’auteur de<br />
plus d’une quinzaine de livres tra<strong>du</strong>its dans de<br />
nombreuses langues.<br />
VI. P<strong>le</strong>nel et Stora : <strong>Le</strong>s révolutions arabes<br />
VII. Maha Hassan, la liberté faite femme<br />
VIII. Akl Awit, naufragé de l’infinie naissance<br />
On ne connaîtra la réponse qu’en novembre prochain, mais déjà<br />
<strong>le</strong> microcosme <strong>littéraire</strong> parisien s’interroge : qui succédera à<br />
Michel Houel<strong>le</strong>becq, prix Goncourt 2010 ? Voici une sé<strong>le</strong>ction<br />
de 12 romans qui marqueront à coup sûr la <strong>rentrée</strong> <strong>littéraire</strong><br />
2011. Parmi eux, beaucoup ont en commun d’interroger <strong>le</strong><br />
<strong>réel</strong>, de s’en inspirer et de <strong>le</strong> sublimer pour en tirer des récits<br />
profondément romanesques.<br />
lucie GEffrOy<br />
© Hélène Bamberger / P.O.L<br />
mariE darriEussECq<br />
Clèves, POL<br />
<strong>Le</strong> titre <strong>du</strong> nouveau roman de Marie Darrieussecq<br />
n’a rien à voir avec la princesse de<br />
Madame de La Fayette. Quoique. On est dans<br />
<strong>le</strong>s années 1980. Clèves est une petite vil<strong>le</strong> de<br />
province où vit Solange, élève en primaire,<br />
au côté de son père pilote de ligne et de sa<br />
mère vendeuse de bibelots. Construit en trois<br />
parties respectivement intitulées « <strong>Le</strong>s avoir »,<br />
« <strong>Le</strong> faire », « <strong>Le</strong> refaire », <strong>le</strong> roman raconte<br />
l’éveil à la vie sexuel<strong>le</strong> de Solange. Bien que<br />
souvent en lice, l’auteur de Truisme (1996)<br />
et de Tom est mort (2007) n’a jamais obtenu<br />
ni <strong>le</strong> Goncourt ni <strong>le</strong> Femina. Peut-être cette<br />
année avec ce huitième roman sans tabous ?<br />
© Benjamin Chelly<br />
VéroniquE oValdé<br />
Des vies d’oiseaux, L’Olivier<br />
<strong>Le</strong>s romans de Véronique Ovaldé, née en 1972,<br />
connaissent un succès grandissant. Deux ans<br />
après Ce que je sais de Vera Candida (2009)<br />
plusieurs fois récompensé, la jeune romancière<br />
revient avec un récit qui commence comme un<br />
roman policier pour finir en ga<strong>le</strong>rie de personnages<br />
attachants. Venu enquêter chez madame<br />
Izarra pour un soi-disant cambriolage, <strong>le</strong><br />
lieutenant Taïbo découvre que la fil<strong>le</strong> de cel<strong>le</strong>-ci<br />
a fui mystérieusement l’année précédente. Il<br />
décide de l’aider à la retrouver. Par la grâce de<br />
l’amour, chacun des protagonistes de ce huitième<br />
roman de Véronique Ovaldé sera amené<br />
à se défaire de ses liens, familiaux, conjugaux<br />
ou sociaux, pour éprouver sa liberté d’exister.<br />
© Mark Melki<br />
lYonEl trouillot<br />
La bel<strong>le</strong> amour humaine, Actes Sud<br />
La bel<strong>le</strong> amour humaine est l’histoire<br />
d’une quête. Cel<strong>le</strong> d’Anaïse, une jeune<br />
Occidenta<strong>le</strong> qui se rend à Haïti sur <strong>le</strong>s<br />
traces de son père. Au fil des récits qu’el<strong>le</strong><br />
recueil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> tente de recomposer <strong>le</strong> puzz<strong>le</strong><br />
familial et, ce faisant, appréhende la nécessité<br />
absolue d’une va<strong>le</strong>ur tombée en désuétude<br />
: la fraternité. <strong>Le</strong> roman interroge <strong>le</strong><br />
hasard des destinées qui vous font naître<br />
blanc ou noir, riche ou pauvre. <strong>Jour</strong>naliste,<br />
intel<strong>le</strong>ctuel engagé, romancier et poète,<br />
Lyonel Trouillot, né en 1956 à Port-au-<br />
Prince, est un acteur incontournab<strong>le</strong> de la<br />
scène francophone mondia<strong>le</strong>.<br />
© C. Hélie / Gallimard<br />
daVid FoEnKinos<br />
<strong>Le</strong>s souvenirs, Gallimard<br />
En 2007, <strong>le</strong> jeune écrivain publiait<br />
Qui se souvient de David Foenkinos ?<br />
Récurrente dans son œuvre, la notion<br />
de souvenir est au cœur de ce neuvième<br />
roman de l’auteur de La Délicatesse<br />
(2009). À l’occasion de la mort de son<br />
grand-père, <strong>le</strong> narrateur repasse <strong>le</strong> film<br />
de son enfance et retrace par bribes<br />
l’existence de ses aïeuls. Méditation<br />
sur <strong>le</strong> rapport au temps, ce neuvième<br />
roman <strong>du</strong> poulain de la maison Gallimard,<br />
né en 1974, confirme <strong>le</strong> ta<strong>le</strong>nt<br />
d’un romancier qui a su créer un univers<br />
singulier, léger et loufoque.<br />
© Francesca Mantovani<br />
© D. Gaillard<br />
I<br />
ériC rEinhardt<br />
<strong>Le</strong> système Victoria, Stock<br />
Né en 1965, Éric Reinhardt peut être considéré<br />
comme un jeune auteur. Il y a quatre ans, son<br />
Cendrillon avait marqué la <strong>rentrée</strong> <strong>littéraire</strong><br />
2007 (prix Renaudot). Conte social, il évoquait<br />
<strong>le</strong>s dérives obscènes de la société moderne. <strong>Le</strong><br />
système Victoria, son cinquième roman, s’inscrit<br />
dans la même veine. Il raconte <strong>le</strong> destin de<br />
David Kolski dont l’existence a été bou<strong>le</strong>versée<br />
par sa rencontre avec Victoria. Si ce jour-là,<br />
il ne lui avait pas adressé la paro<strong>le</strong>, « aujourd’hui,<br />
el<strong>le</strong> serait encore vivante, David ne<br />
vivrait pas retiré dans un hôtel de la Creuse,<br />
séparé de sa femme et de ses fil<strong>le</strong>s. (…). Seu<strong>le</strong>ment,<br />
<strong>le</strong> visage de Victoria s’est tourné vers <strong>le</strong><br />
sien et David a aussitôt basculé dans sa vie ».<br />
lYdiE salVaYrE<br />
Hymne, Seuil<br />
<strong>Le</strong> 18 août 1969, à 9 heures, devant la fou<strong>le</strong><br />
de Woodstock, Jimi Hendrix interprète une<br />
version bou<strong>le</strong>versante de l’hymne américain. À<br />
partir de ce concert historique, Lydie Salvayre<br />
revisite la légende dorée <strong>du</strong> guitariste de génie<br />
et nous éclaire sur la force de la musique et de<br />
la révolte. Incompris par son époque, rongé<br />
par l’inanité <strong>du</strong> show-biz, <strong>le</strong> chanteur noir a<br />
fini dans la drogue et l’autodestruction. Née<br />
en 1948, Lydie Salvayre est l’auteure d’une<br />
quinzaine de romans dont La puissance des<br />
mouches (1995), La compagnie des spectres<br />
(1997) et Portrait de l’écrivain en animal<br />
domestique (2007).
II Au fil des jours<br />
<strong>Le</strong> point de vue de Marwan Hamadé<br />
non-assistance<br />
à peup<strong>le</strong> en danger<br />
Y aurait-il<br />
un délit<br />
de non-assistance à<br />
peup<strong>le</strong> en danger que<br />
nous l’aurions déjà commis.<br />
Tous. <strong>Le</strong> monde d’abord, <strong>le</strong>s<br />
Arabes ensuite, <strong>le</strong>s Libanais<br />
enfin et surtout. Car <strong>du</strong> tab<strong>le</strong>au<br />
saisissant de la révo- D.R.<br />
lution syrienne, nous n’avons saisi ni<br />
l’essentiel ni <strong>le</strong>s nuances.<br />
Il y a bien sûr ceux qui, quoi qu’il arrive,<br />
ne se reconnaissent que dans <strong>le</strong>s<br />
effluves des régimes autocratiques,<br />
avec <strong>le</strong>urs re<strong>le</strong>nts de geô<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>urs<br />
arômes de délation, <strong>le</strong>urs fragrances de<br />
courbettes. On retrouve dans ce camp<br />
désespérément nostalgique des dictatures,<br />
un amalgame de fanatiques des<br />
chemises brunes, noires ou orange. À<br />
ceux-là, point de reproches à adresser<br />
puisque pour eux, <strong>le</strong>s prisons en <strong>du</strong>r<br />
et <strong>le</strong>s prisons menta<strong>le</strong>s sont indissociab<strong>le</strong>s.<br />
Ils écument de rage, raffo<strong>le</strong>nt<br />
de populisme et sont béats d’admiration<br />
qui devant un barbu déchaîné qui<br />
devant un général névrosé.<br />
Mais là où <strong>le</strong> bât b<strong>le</strong>sse, c’est dans<br />
l’autre camp, en réalité <strong>le</strong> nôtre, ou<br />
– préten<strong>du</strong>ment – <strong>le</strong> nôtre. Car <strong>le</strong><br />
si<strong>le</strong>nce, la prudence ou la couardise,<br />
que nous observons dans <strong>le</strong>s rangs <strong>du</strong><br />
14 Mars ne peut s’expliquer que par<br />
un manque total de discernement. À<br />
force de confondre ras-<strong>le</strong>-bol populaire<br />
et soif authentique de libertés<br />
avec l’effervescence de quelques intégristes<br />
égarés, nous faisons <strong>le</strong> jeu de<br />
ces derniers, trop heureux de se voir<br />
attribuer <strong>le</strong>s flambeaux de la révolution<br />
arabe par ceux-là mêmes – nous<br />
en particulier – qui furent <strong>le</strong>s premiers<br />
à secouer <strong>le</strong> joug de l’arbitraire.<br />
Tous <strong>le</strong>s prétextes sont bons, repris<br />
toujours sans discernement par<br />
quelques bourgeois fri<strong>le</strong>ux, quelques<br />
intel<strong>le</strong>ctuels de la fausse droite<br />
comme de la fausse gauche, et ici ou<br />
là quelques prélats et ulémas en retard<br />
de deux sièc<strong>le</strong>s d’indépendance<br />
et de « Nahda » et pour qui l’immobilisme<br />
dégradant des régimes arabes<br />
vaut mieux que l’inconnu prometteur<br />
de la révolution en marche. Comment<br />
peut-on en effet se poser en parangon<br />
de vertu financière et démocratique et<br />
rester béats devant <strong>le</strong>s sommets de la<br />
corruption et de la répression qu’incarnent<br />
un Rami Makhlouf et un<br />
Maher el-Assad ? Comment peut-on<br />
concilier l’attachement à la diversité<br />
démocratique en prônant l’écrasement<br />
des majorités par des alliances de minorités<br />
fri<strong>le</strong>uses ? Comment préserver<br />
l’unité <strong>du</strong> Liban et son caractère<br />
pluraliste en priant pour une victoire<br />
–désormais impossib<strong>le</strong> – d’un régime<br />
sectaire aux dépens de cités détruites<br />
et de campagnes dévastées ?<br />
Comment enfin tolérer nos artistes<br />
de music-hall qui n’ont trouvé rien<br />
Décès de Thierry Martens<br />
<strong>Le</strong> scénariste,<br />
auteur et<br />
historien de la<br />
bande dessinée<br />
Thierry Martens<br />
est mort<br />
<strong>le</strong> 27 juin à<br />
l’âge de 69 ans.<br />
Succédant à<br />
Yvan Delporte<br />
comme rédac-<br />
D.R.<br />
teur en chef <strong>du</strong> <strong>Jour</strong>nal de Spirou, de<br />
1968 à 1978, Thierry Martens a été<br />
<strong>le</strong> « Monsieur Album » de Dupuis,<br />
avant de prendre sa retraite en 2006.<br />
Il était <strong>le</strong> scénariste de plusieurs<br />
séries comme Natacha, Archie Cash,<br />
Aryanne et Vincent Murat.<br />
<strong>Le</strong> dernier Maya<br />
Scénarisé par<br />
Stéphane Louis,<br />
<strong>le</strong> premier vo<strong>le</strong>t<br />
de la série Escobar,<br />
intitulé <strong>Le</strong><br />
dernier Maya,<br />
vient de paraître<br />
aux éditions <strong>du</strong><br />
Lombard. <strong>Le</strong><br />
démon Ché-é,<br />
protecteur de la<br />
jung<strong>le</strong> mexicaine, y livre un combat<br />
séculaire contre un ennemi in<strong>du</strong>striel.<br />
Quel lien entretient-il avec <strong>le</strong> guerrier<br />
maya Escobar ? C’est ce que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />
découvrira au terme de cette aventure<br />
fantastique imprégnée de culture<br />
maya !<br />
Actu BD<br />
de mieux que de se pro<strong>du</strong>ire,<br />
place des Omeyyades,<br />
en <strong>signe</strong> d’appui au Baas<br />
devant une fou<strong>le</strong> importée,<br />
dont émergeaient plus d’oriflammes<br />
jaunes <strong>du</strong> « Hezb »<br />
que de drapeaux syriens ?<br />
Que dire aussi de ceux qui<br />
défi<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong>s chancel<strong>le</strong>ries pour<br />
mettre en garde contre une chute de la<br />
dictature à Damas, préten<strong>du</strong>ment « catastrophique<br />
» pour <strong>le</strong> Liban, sans une<br />
pensée aux bombardements qui n’ont<br />
épargné personne, nul<strong>le</strong> part et tout <strong>le</strong><br />
temps, ni aux exactions qui ont mutilé<br />
tout <strong>le</strong> pays, et enfin aux assassinats<br />
qui ont ciblé, à tour de rô<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s <strong>le</strong>aders<br />
de tous <strong>le</strong>s partis et de toutes <strong>le</strong>s<br />
communautés.<br />
<strong>Le</strong> plus regrettab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s non-témoignages<br />
libanais envers <strong>le</strong> peup<strong>le</strong><br />
syrien, c’est d’avoir laissé avec notre<br />
si<strong>le</strong>nce, à une poignée de salafistes <strong>le</strong><br />
privilège de se poser, à l’occasion, en<br />
champions des libertés, dénaturant<br />
ainsi <strong>le</strong>s <strong>réel</strong>s moteurs de l’insurrection<br />
voisine.<br />
<strong>Le</strong> bon point de l’in<strong>du</strong>lgence que<br />
j’accorde au 8 Mars qui croit avoir<br />
gagné à Beyrouth un pouvoir qu’il a<br />
déjà per<strong>du</strong> à Damas, je ne <strong>le</strong> décerne<br />
point à ceux qui, hier encore massés<br />
place des Martyrs, clouaient au pilori<br />
<strong>le</strong> même Bachar que la rue syrienne<br />
déboulonne aujourd’hui,<br />
Mes pensées vont, au fil des actes<br />
d’accusation, parus ou à paraître, à<br />
tous ceux qui, en tombant pour <strong>le</strong><br />
Liban, ont probab<strong>le</strong>ment depuis<br />
des décennies rallumé <strong>le</strong>ntement la<br />
flamme de l’espoir syrien. Nos deux<br />
peup<strong>le</strong>s qui avaient retrouvé <strong>le</strong>ur indépendance<br />
dans <strong>le</strong>s années 40, avec<br />
des systèmes par<strong>le</strong>mentaires certes<br />
hérités <strong>du</strong> mandat, mais par<strong>le</strong>mentaires<br />
quand même, ont depuis per<strong>du</strong><br />
cette indépendance dans <strong>le</strong> tourbillon<br />
des illusions et l’abîme des<br />
hégémonies. <strong>Le</strong> peup<strong>le</strong> syrien, bien<br />
avant ses dirigeants, aura ainsi compris<br />
qu’on ne libère pas la Syrie en<br />
assujettissant <strong>le</strong> Liban et en bradant<br />
la Pa<strong>le</strong>stine.<br />
À nos dirigeants et à nous-mêmes<br />
de <strong>le</strong> comprendre à notre tour. Pire<br />
qu’une non-assistance à un peup<strong>le</strong><br />
frère en danger, nos complicités présidentiel<strong>le</strong>s,<br />
gouvernementa<strong>le</strong>s, religieuses<br />
et partisanes, avec la dictature<br />
syrienne, sont pour <strong>le</strong> moins un<br />
suicide <strong>du</strong> Liban, et pour <strong>le</strong> pire, un<br />
crime contre <strong>le</strong> Liban.<br />
Droit d’ingérence, devoir d’ingérence,<br />
je ne cherche pas, ici, à compliquer<br />
plus qu’el<strong>le</strong>s ne <strong>le</strong> sont <strong>le</strong>s relations<br />
libano-syriennes. Mais, pour une fois,<br />
c’est un pari sur l’avenir qu’il faut<br />
prendre. Samir Kassir l’avait osé. C’est<br />
vrai qu’il en est mort…<br />
<strong>Le</strong>s Vikings débarquent !<br />
Sylvain Runberg,<br />
« <strong>le</strong> plus suédois des<br />
scénaristes belges »,<br />
avait déjà publié un<br />
Hammerfall un peu<br />
étrange (3 tomes<br />
chez Dupuis). Il<br />
récidive aujourd’hui<br />
avec Invasions, <strong>le</strong><br />
premier vo<strong>le</strong>t d’une nouvel<strong>le</strong> série<br />
chez Glénat intitulée Konungar. <strong>Le</strong><br />
royaume d’Alstavik est menacé par<br />
une invasion centaure. <strong>Le</strong> roi Rilgrid<br />
et son frère brigand Sigvald arriverontils<br />
à oublier <strong>le</strong>urs rivalités pour terrasser<br />
cet ennemi commun ? <strong>Une</strong> bel<strong>le</strong><br />
fresque viking, à ne pas manquer !<br />
Astérix 007<br />
Jean-Yves Ferri,<br />
<strong>le</strong> créateur<br />
de De Gaul<strong>le</strong> à<br />
la plage (Dargaud),<br />
sera<br />
<strong>le</strong> scénariste<br />
<strong>du</strong> prochain<br />
Astérix. Tel<strong>le</strong> est la décision d'Albert<br />
Uderzo qui confiera <strong>le</strong> dessin à son assistant<br />
Frédéric Mebarki, tandis qu’un<br />
quatrième film est en chantier dont<br />
<strong>le</strong> titre annonce la veine parodique :<br />
Astérix et Obélix : au service de Sa<br />
Majesté. Réalisé par Laurent Tirard,<br />
ce long-métrage « jamesbondien » aura<br />
pour interprètes Gérard Depardieu et<br />
Édouard Baer dans <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’Obélix et<br />
d’Astérix, ainsi que Fabrice Lucchini,<br />
Valérie <strong>Le</strong>mercier et Dany Boon.<br />
L’image <strong>du</strong> mois<br />
En voiture, mesdames !<br />
D.R.<br />
El<strong>le</strong>s s'appel<strong>le</strong>nt Najla al-Hariri,<br />
Azza al-Shmasani. D'autres<br />
sont restées anonymes. Ces<br />
Saoudiennes, depuis juin 2011<br />
défient publiquement <strong>le</strong>s autorités<br />
religieuses wahhabites <strong>du</strong> Royaume<br />
afin de prendre <strong>le</strong>ur destin en main :<br />
el<strong>le</strong>s ont commencé par prendre <strong>le</strong><br />
volant de <strong>le</strong>ur véhicu<strong>le</strong>, seu<strong>le</strong>s, et ont<br />
parcourus <strong>le</strong>s rues de Riyad et de<br />
Jeddah. Un bon début.<br />
Défi ? Pourtant, en Arabie Saoudite,<br />
la loi n'interdit pas aux femmes de<br />
con<strong>du</strong>ire seu<strong>le</strong>s. <strong>Le</strong>s citoyens saoudiens<br />
peuvent, en théorie, rou<strong>le</strong>r dans<br />
<strong>le</strong>ur pays à condition d'être munis<br />
d'un permis de con<strong>du</strong>ire délivré<br />
loca<strong>le</strong>ment. Si ce n'est que, dans la<br />
pratique, ce permis n'est pas délivré<br />
aux femmes. Cette lutte toute symbolique<br />
contre l'anathème issu des<br />
milieux religieux ultra-conservateurs<br />
est une révolution en soi qui s'inscrit,<br />
avec subtilité et intelligence, dans <strong>le</strong><br />
mouvement général d'émancipation<br />
contre <strong>le</strong> pouvoir absolu des diktats<br />
en tout genre qui saisit <strong>le</strong> monde<br />
arabe.<br />
Point de départ à cette révolte, une<br />
campagne sur Internet via Twitter et<br />
Facebook afin de sensibiliser et mobiliser<br />
<strong>le</strong>s femmes saoudiennes pour<br />
qu'el<strong>le</strong>s se lèvent contre l'infâme<br />
condition dans laquel<strong>le</strong> nombre de<br />
mâ<strong>le</strong>s veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s tenir pour continuer<br />
à <strong>le</strong>s dominer. Car aujourd'hui, <strong>le</strong>s<br />
Roman graphique<br />
La naissance d'un cygne<br />
pOlina de Bastien Vivès, illustration en noir et blanc,<br />
Casterman, col<strong>le</strong>ction KSTR, 2011<br />
En l’espace de quelques albums,<br />
Bastien Vivès, né en 1984, s’est<br />
imposé comme l’une des personnalités<br />
<strong>le</strong>s plus ta<strong>le</strong>ntueuses de la jeune<br />
bande dessinée contemporaine, cel<strong>le</strong><br />
qui prend la relève de la génération des<br />
Sfar, Trondheim et autres Bravo apparus<br />
dans <strong>le</strong>s années 90. Il puise dans<br />
<strong>le</strong>s relations humaines compliquées<br />
et simp<strong>le</strong>s à la fois pour raconter à sa<br />
propre manière un bout de vie de ses<br />
héros et de <strong>le</strong>ur entourage. Dans son<br />
dernier roman graphique en solo, Polina,<br />
Bastien Vivès s’inspire de la vie de<br />
Polina Semionova, célèbre danseuse de<br />
bal<strong>le</strong>t classique, une des plus jeunes à<br />
avoir atteint <strong>le</strong> titre de « prima bal<strong>le</strong>rina<br />
», qu’il a vue danser dans un clip <strong>du</strong><br />
chanteur al<strong>le</strong>mand Herbert Grönemeyer.<br />
L’histoire débute sur la très jeune héroïne,<br />
6 ans, auditionnant pour être<br />
admise à l’académie de danse <strong>du</strong> professeur<br />
Bojinski, reconnu comme un<br />
des plus impitoyab<strong>le</strong>s de toute la Russie.<br />
Armée de patience, de ta<strong>le</strong>nt, de<br />
douceur et d’ambition, Polina ne fléchit<br />
pas devant la rigueur et la perfection<br />
requises, et gravit <strong>le</strong>s échelons rapidement.<br />
Très vite, el<strong>le</strong> se démarque de ses<br />
collègues, et se retrouve <strong>sous</strong> la supervision<br />
de Bojinski en personne, qui ne lui<br />
rend pas la tâche faci<strong>le</strong>. Sous <strong>le</strong> regard<br />
<strong>du</strong> maître qui corrige sans relâchement<br />
et avec précision chaque geste et mouvement,<br />
chaque interprétation et émotion,<br />
el<strong>le</strong> bâtit sa carrière de danseuse.<br />
« Pour moi, <strong>le</strong> pilier de cet album est la<br />
relation maître-élève », affirme Vivès. Il<br />
transpose dans l’histoire de Polina sa<br />
relation avec son père, peintre et illustrateur,<br />
qui lui a transmis l’amour <strong>du</strong><br />
dessin et la passion pour ce métier. Il ne<br />
s’agit plus de danser pour soi, pour son<br />
plaisir personnel, mais pour synthétiser<br />
<strong>le</strong> mouvement en beauté et perfection.<br />
Chaque jour se transforme en une nouvel<strong>le</strong><br />
épreuve pour la jeune bal<strong>le</strong>rine qui<br />
grandit et perfectionne son art. Alors<br />
qu’el<strong>le</strong> poursuit ses études au théâtre,<br />
Bojinski la choisit pour interpréter un<br />
solo qu’il a chorégraphié. Mais Polina<br />
ne restera pas là. Devenue une bel<strong>le</strong><br />
jeune femme, el<strong>le</strong> décide de se lancer<br />
à l’aventure, loin de la docilité qu’impose<br />
<strong>le</strong> bal<strong>le</strong>t classique, et de la Russie,<br />
pour s’épanouir et vivre des expériences<br />
qui lui sont propres à travers ses choix,<br />
ses réussites et ses déceptions. El<strong>le</strong> suit<br />
ses instincts et envies pour devenir une<br />
bal<strong>le</strong>rine accomplie et reconnue dans <strong>le</strong><br />
monde. Suite à une invitation à une soirée<br />
organisée au théâtre où el<strong>le</strong> a passé<br />
son ado<strong>le</strong>scence, el<strong>le</strong> doit faire face<br />
aux fantômes de son passé, ses amours<br />
per<strong>du</strong>es, ses professeurs, et surtout son<br />
maître.<br />
Pour pro<strong>du</strong>ire cet ouvrage, qui a reçu<br />
<strong>le</strong> prix des Libraires BD 2011, Vivès<br />
s’est profondément documenté en visionnant<br />
des vidéos, puisant dans des<br />
livres, observant <strong>le</strong>s positions de base<br />
des bal<strong>le</strong>rines <strong>du</strong>rant <strong>le</strong>s cours et en assistant<br />
à la somptueuse représentation<br />
« citoyennes » saoudiennes ne sont ni<br />
autorisées à con<strong>du</strong>ire, ni à voyager<br />
sans la permission écrite ou sans être<br />
accompagnées d'un membre mâ<strong>le</strong> de<br />
la famil<strong>le</strong> - parfois <strong>le</strong>ur propre fils -,<br />
ni à gérer <strong>le</strong>urs biens propres, ni à<br />
voter aux é<strong>le</strong>ctions municipa<strong>le</strong>s. En<br />
public, obligation <strong>le</strong>ur est faite d'être<br />
couvertes des pieds à la tête. El<strong>le</strong>s<br />
n'ont évidement pas <strong>le</strong> droit de travail<strong>le</strong>r<br />
et d'avoir des activités qui <strong>le</strong>s<br />
mettent en contact avec des mâ<strong>le</strong>s qui<br />
ne sont pas membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>.<br />
Ce qui ressemb<strong>le</strong> à de la ségrégation<br />
sexuel<strong>le</strong> est en vérité un déni inacceptab<strong>le</strong><br />
des droits <strong>le</strong>s plus élémentaires<br />
de l'indivi<strong>du</strong> !<br />
A<strong>le</strong>xAndre MEdAwAr<br />
de Blanche Neige d’Angelin Preljocaj.<br />
Bastien Vivès ne fait pas de compromis<br />
sur la qualité <strong>du</strong> scénario ainsi que de<br />
l’image qui s’épousent parfaitement.<br />
« Scénaristiquement, Polina est l’album<br />
<strong>le</strong> plus abouti que j’aie réalisé jusqu’à<br />
présent. J’ai beaucoup travaillé <strong>le</strong>s<br />
dialogues et <strong>le</strong>s intentions des personnages.<br />
<strong>Le</strong>s relations entre <strong>le</strong>s protagonistes<br />
portent l’histoire, lui donnent<br />
de la force », dit Vivès. Assurant un<br />
ton digne de la distinction des bal<strong>le</strong>ts<br />
russes, l’histoire de Polina est fluide et<br />
attachante, marquée par des moments<br />
forts, et véhicu<strong>le</strong> des émotions auxquel<strong>le</strong>s<br />
<strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur peut faci<strong>le</strong>ment s’identifier.<br />
Entre amour, jalousie, déception,<br />
tristesse et fureur, Vivès arrive magistra<strong>le</strong>ment<br />
à représenter <strong>le</strong>s relations humaines,<br />
comme dans ses précédents romans<br />
graphiques dont Dans mes yeux,<br />
<strong>Le</strong> goût <strong>du</strong> chlore et Amitié étroite.<br />
Ayant prouvé ses ta<strong>le</strong>nts aux crayons<br />
de cou<strong>le</strong>urs, il adopte dans Polina <strong>le</strong><br />
numérique, <strong>le</strong> trait contre des masses<br />
noires, blanches et grises. Ce minimalisme<br />
met en avant des regards, des<br />
attitudes, et pousse <strong>le</strong>s contrastes. Un<br />
dessin qui évoque celui d’Hugo Pratt et<br />
Paolo Cossi. <strong>Le</strong> choix de la technique<br />
répond bien au thème et à l’histoire<br />
ainsi qu’à l’univers de bal<strong>le</strong>rines et de<br />
sal<strong>le</strong>s de danse dans <strong>le</strong>ur sobriété et <strong>le</strong>ur<br />
élégance.<br />
À travers ses histoires légères, Vivès<br />
traite des relations humaines, sans parti<br />
pris ni jugement, ce qui rend ses personnages<br />
attachants et ses histoires émouvantes.<br />
Ajoutons à cela son ta<strong>le</strong>nt graphique<br />
ainsi que la finesse propre à son<br />
trait, ce jeune bédéiste n’arrêtera pas de<br />
sitôt de nous embarquer subti<strong>le</strong>ment<br />
dans des bouts de vies.<br />
ZeinA BASSIL<br />
Meil<strong>le</strong>ures ventes <strong>du</strong> mois à la Librairie Antoine<br />
Auteur Titre Éditions<br />
1 David Servan-Schreiber On peut se dire au revOir plusieurs fOis Robert Laffont<br />
2 A<strong>le</strong>xandre Najjar anatOmie d’un tyran Actes Sud<br />
3 Fred Vergas l’armée furieuse Viviane Hamy<br />
4 Char<strong>le</strong>s Najjar COmment plaCer vOtre argent Antoine<br />
5 Rachida Dati raChida dati, fil<strong>le</strong> de m’Barek, ministre de la justiCe XO<br />
6 Edwy P<strong>le</strong>nel, Benjamen Stora <strong>le</strong> 89 araBe Stock<br />
7 Col<strong>le</strong>ctif Zaha hadid Hazan<br />
8 Zoe Ferraris <strong>le</strong>s mystères de djeddah Belfond<br />
9 Guillaume Musso l’appel de l’ange XO<br />
10 David Khayat <strong>le</strong>s reCettes <strong>du</strong> vrai régime anti-CanCer Odi<strong>le</strong> Jacob<br />
<strong>Le</strong> Salon francophone de<br />
Beyrouth<br />
Organisé par <strong>le</strong> syndicat des importateurs<br />
de livres au Liban en partenariat<br />
avec la Mission culturel<strong>le</strong><br />
française, <strong>le</strong> Salon <strong>du</strong> livre francophone<br />
de Beyrouth se tiendra <strong>du</strong><br />
27 octobre au 6 novembre 2011 au<br />
BIEL. La liste des invités et <strong>le</strong> programme<br />
des activités prévues (conférences,<br />
tab<strong>le</strong>s rondes et signatures)<br />
sont en cours de finalisation.<br />
Décès d’Agota Kristof<br />
D.R.<br />
L’écrivaine hongroise d’expression<br />
française Agota Kristof est décédée<br />
<strong>le</strong> 27 juil<strong>le</strong>t à Neuchâtel (Suisse)<br />
à l’âge de 75 ans des suites d’une<br />
longue maladie. Son œuvre marquée<br />
par des personnages cyniques et par<br />
un sty<strong>le</strong> cru, voire cruel, ne l’auront<br />
pas empêchée de recevoir de nombreux<br />
prix : <strong>le</strong> Prix <strong>littéraire</strong> européen<br />
d’ADELF en 1987 pour <strong>le</strong> premier<br />
opus de sa trilogie des Jumeaux, <strong>Le</strong><br />
Grand Cahier ; <strong>le</strong> prix <strong>du</strong> Livre Inter<br />
en 1992 pour <strong>le</strong> troisième volume,<br />
<strong>Le</strong> Troisième Mensonge ; en 2005, <strong>le</strong><br />
prix Schil<strong>le</strong>r pour l’ensemb<strong>le</strong> de son<br />
œuvre ; en 2008, <strong>le</strong> prix autrichien<br />
pour la Littérature européenne pour<br />
l’ensemb<strong>le</strong> de son œuvre ; en 2009,<br />
<strong>le</strong> prix de l’Institut neuchâtelois ; et<br />
cette année, <strong>le</strong> prix Kossuth, de l’État<br />
hongrois. En mars dernier, <strong>Le</strong> Seuil,<br />
dans sa col<strong>le</strong>ction Opus, a publié Romans,<br />
nouvel<strong>le</strong>s, théâtre comp<strong>le</strong>t, qui<br />
réunit ses quatre romans, un recueil<br />
de nouvel<strong>le</strong>s et de courtes pièces.<br />
David Servan-Schreiber<br />
emporté par <strong>le</strong> cancer<br />
D.R.<br />
Neuropsychiatre et auteur de plusieurs<br />
best-sel<strong>le</strong>rs, dont Guérir, paru<br />
en 2003, qui traitait de la dépression,<br />
Anticancer et, tout dernièrement,<br />
On peut se dire au revoir plusieurs<br />
fois (Robert Laffont), David Servan-<br />
Schreiber est décédé à l’âge de 50<br />
ans, emporté par <strong>le</strong> cancer qu’il a<br />
toujours combattu avec courage et<br />
ténacité.<br />
Un buste pour Rihani<br />
<strong>Le</strong> buste en bronze<br />
de l’écrivain Amin<br />
Rihani a été dévoilé<br />
<strong>le</strong> dimanche<br />
31 juil<strong>le</strong>t dans<br />
son village natal à<br />
Freikeh en présence<br />
de nombreuses<br />
Jeudi 4 août 2011<br />
Agenda<br />
Actualité<br />
D.R.<br />
personnalités <strong>du</strong> monde culturel.<br />
Un bel hommage à un auteur incontournab<strong>le</strong>,<br />
considéré comme l’un des<br />
piliers de la Nahda.<br />
Francophonie<br />
<strong>Le</strong> 4e prix de tra<strong>du</strong>ction Ibn<br />
Khaldoun-Senghor<br />
L’Organisation internationa<strong>le</strong> de la<br />
Francophonie (OIF) et l’Organisation<br />
arabe pour l’é<strong>du</strong>cation, la culture<br />
et <strong>le</strong>s sciences (A<strong>le</strong>cso) annoncent<br />
l’ouverture des candidatures au<br />
prix de tra<strong>du</strong>ction Ibn Khaldoun et<br />
Léopold Sédar Senghor en sciences<br />
humaines et socia<strong>le</strong>s. La session<br />
2011 est consacrée aux tra<strong>du</strong>ctions<br />
<strong>du</strong> français vers l’arabe. Date limite<br />
de présentation des candidatures : <strong>le</strong><br />
30 septembre 2011. Renseignements<br />
sur : www.francophonie.org
Jeudi 4 août 2011<br />
yves Bonnefoy est une figure fondamenta<strong>le</strong> de<br />
la poésie contemporaine. d’une persévérance<br />
exigeante, vibrante et fraîche, sa poésie<br />
quête <strong>le</strong> <strong>réel</strong> et incite au rêve. El<strong>le</strong> apprivoise<br />
l’invisib<strong>le</strong> et l’éphémère et sait déce<strong>le</strong>r en tout la<br />
trace de l’espérance.<br />
Yves Bonnefoy est né<br />
à Tours aux premiers<br />
souff<strong>le</strong>s de l’été 1923.<br />
Depuis, il n’a cessé de<br />
rêver, réfléchir, éprouver,<br />
travail<strong>le</strong>r. Il fait ses études à Tours puis<br />
à Poitiers et à Paris où il s’instal<strong>le</strong> en<br />
1944. S’éloignant progressivement des<br />
mathématiques, il rencontre la philosophie<br />
et l’histoire de l’art puis se dédie<br />
p<strong>le</strong>inement à la poésie. En 1981, il est<br />
nommé à la chaire d’Études comparées<br />
de la fonction poétique au Collège de<br />
France où il enseigne jusqu’en 1993.<br />
Il a été fait docteur honoris causa par<br />
l’université de Neuchâtel, l’American<br />
Col<strong>le</strong>ge à Paris, l’université de Chicago,<br />
<strong>le</strong> Trinity Col<strong>le</strong>ge de Dublin, <strong>le</strong>s<br />
universités d’Édimbourg, de Rome,<br />
d’Oxford et de Sienne. Son œuvre a<br />
été saluée par de nombreux prix parmi<br />
<strong>le</strong>squels <strong>le</strong> prix Montaigne (1978), <strong>le</strong><br />
grand prix de Poésie de l’Académie<br />
française (1981), <strong>le</strong> grand prix de la<br />
Société des gens de <strong>le</strong>ttres (1987), <strong>le</strong><br />
grand prix national de Poésie (1993) et<br />
<strong>le</strong> prix Kafka (2007).<br />
Poète, critique, essayiste (philosophie,<br />
histoire, arts) et tra<strong>du</strong>cteur – de<br />
Shakespeare, Yeats, Keats, <strong>Le</strong>opardi,<br />
Pétrarque –, son œuvre, tra<strong>du</strong>ite dans<br />
plus de trente langues, étonne par sa<br />
prolificité, sa structure comp<strong>le</strong>xe et<br />
soup<strong>le</strong>, grave et souriante, sa pensée généreuse.<br />
Bonnefoy pose que « l’œuvre<br />
doit entièrement se cristalliser autour<br />
d’un seul ouvrage, mais l’écriture peut<br />
se parcelliser sans se défaire ». La présence<br />
vivace empreinte de simplicité, <strong>le</strong><br />
regard serein, <strong>le</strong> poète ne fait pas <strong>le</strong>s<br />
choses à moitié. Il prend <strong>le</strong> temps et<br />
la place qu’il faut pour al<strong>le</strong>r à la rencontre<br />
d’une question et entreprendre<br />
en guise de réponse une traversée mettant<br />
<strong>le</strong> cap sur des clartés nouvel<strong>le</strong>s. Il<br />
partage avec L’Orient Littéraire ses réf<strong>le</strong>xions<br />
sur <strong>le</strong> lieu et <strong>le</strong> temps, <strong>le</strong> rêve et<br />
<strong>le</strong> poème, sans jamais se détourner ni<br />
des empreintes passées ni de la réalité<br />
<strong>du</strong> monde présent. Son énergie féconde<br />
porte la rigueur <strong>du</strong> travail poétique et<br />
la sagesse de l’expérience plutôt que<br />
lassitude ou désillusion. Et cette sagesse<br />
nous montre que <strong>le</strong> rayonnement<br />
de la poésie, tout comme la liberté ou<br />
la lucidité, ne se donne pas plus qu’il<br />
ne s’use, mais se quête et s’invente et<br />
éclaire.<br />
Yves Bonnefoy, nombre de critiques situent<br />
votre poésie en référence au lieu.<br />
Ne serait-ce pas la temporalité qui fait<br />
<strong>le</strong> rythme <strong>du</strong> lieu dans votre écriture ?<br />
<strong>Le</strong> fond <strong>du</strong> problème, c’est que, dans<br />
la profondeur de l’être au monde,<br />
<strong>le</strong> temps et <strong>le</strong> lieu ne font qu’un. <strong>Le</strong><br />
temps, comme il avance dans notre<br />
vie, et <strong>le</strong> lieu, cet endroit <strong>du</strong> monde où<br />
nous nous tenons, ne sont que <strong>le</strong>s deux<br />
grands aspects de notre appréhension<br />
de nous-mêmes, cel<strong>le</strong> dont nous<br />
sommes capab<strong>le</strong>s si nous ne cherchons<br />
pas à oublier, comme si souvent, notre<br />
finitude. En fait, ils n’ont été séparés,<br />
dans la réf<strong>le</strong>xion des philosophes sur<br />
l’existence, que pour que nous puissions<br />
nous abandonner à cet oubli. À<br />
chaque fois que <strong>le</strong> temps n’est plus que<br />
la mesure que nous appliquons aux<br />
phénomènes de la nature, et à chaque<br />
C ’était<br />
<strong>du</strong>rant <strong>le</strong>s années de guerre.<br />
On se mariait à la sauvette, un<br />
jour d’accalmie entre deux bombardements.<br />
Mais pour rien au monde<br />
on n’aurait manqué <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs de chez<br />
Margot-de-Tabaris et la pose-photo.<br />
M. Harout, photographe de son état,<br />
débarquait avec son attirail chez la mariée<br />
au moment de la pose <strong>du</strong> voi<strong>le</strong> blanc<br />
par <strong>le</strong> figaro en vogue. Quelques clichés<br />
et on passait au salon. Sous une tapisserie<br />
d’Aubusson dont on ne voyait pas<br />
<strong>le</strong>s trous laissés par <strong>le</strong>s obus, la mariée<br />
prenait la pose, <strong>le</strong> bras posé sur un faux<br />
guéridon doré Louis XVI orné d’une<br />
énorme corbeil<strong>le</strong> d’œil<strong>le</strong>ts. C’était, décrété<br />
par M. Harout, l’endroit <strong>le</strong> plus<br />
« chic » de la maison. D’ail<strong>le</strong>urs, on<br />
n’osait pas désobéir à M. Harout, même<br />
quand il nous demandait des poses absurdes,<br />
<strong>du</strong> genre <strong>le</strong> bouquet de f<strong>le</strong>urs<br />
<strong>sous</strong> <strong>le</strong>s yeux, pour un effet bucoliqueen-appartement.<br />
C’était ensuite au tour de maman de<br />
fois que l’expérience <strong>du</strong> lieu, <strong>le</strong> mien ou<br />
celui des autres personnes, se dissipe au<br />
sein d’une pensée de l’espace – l’espace<br />
à trois dimensions, géométrique, celui<br />
où l’on rencontre des choses, où l’on<br />
découvre des lois –, nous cessons d’être<br />
p<strong>le</strong>inement présents à nous-mêmes : et<br />
donc p<strong>le</strong>inement présents aux autres.<br />
Mais c’est précisément cela que la poésie<br />
refuse d’accepter.<br />
Et comme ce glissement de l’expérience<br />
vécue dans la généralité, c’est évidemment<br />
ce que favorise notre paro<strong>le</strong> ordinaire,<br />
il est naturel que <strong>le</strong> souci poétique<br />
s’attache aux mots, et s’efforce<br />
de substituer sa mémoire <strong>du</strong> temps et<br />
<strong>du</strong> lieu à la généralité des concepts.<br />
C’est pourquoi, chère Ritta Baddoura,<br />
lieu et temps sont associés l’un à l’autre<br />
dans ma propre recherche en poésie,<br />
et vous avez raison de <strong>le</strong> souligner. Et<br />
comment peuvent-ils être ainsi présents<br />
dans ce que j’écris – dans ce que<br />
je tente de comprendre – sinon avec<br />
pour chacun d’eux <strong>le</strong>ur propre mode<br />
d’être et de se manifester, qui dans <strong>le</strong><br />
cas <strong>du</strong> temps, de la temporalité, est un<br />
rythme ?<br />
Par<strong>le</strong>z-nous encore <strong>du</strong> rythme…<br />
Nous n’avons conscience <strong>du</strong> temps, celui<br />
dans <strong>le</strong>quel nous sommes jetés, que<br />
par des anticipations, des souvenirs,<br />
des accents que nous gardons placés<br />
sur des moments, voire des instants,<br />
que nous avons vécus plus intensément<br />
que d’autres. Nos regrets et nos espérances,<br />
nos désirs et nos frustrations se<br />
portent ainsi en avant ou demeurent<br />
en arrière de l’instant présent, qui ne<br />
cesse donc de sortir de soi, et c’est là en<br />
nous un mouvement qui a ses hésitations<br />
et ses décisions, ce qui constitue<br />
un rythme. Un rythme qui prend appui,<br />
pour sa nécessaire confiance, sur<br />
ces autres rythmes que notre condition<br />
terrestre nous enseigne ou même fait<br />
vivre en nous : <strong>le</strong> battement <strong>du</strong> sang,<br />
la succession des jours et des nuits,<br />
<strong>le</strong>s rassemb<strong>le</strong>ments et dissipations des<br />
cou<strong>le</strong>urs et des formes dans <strong>le</strong>s nuages.<br />
La nature est rythme, <strong>le</strong> rythme nous<br />
permet de rester en accord avec la nature,<br />
c’est-à-dire de nous réconcilier<br />
avec nous-mêmes.<br />
Et <strong>le</strong>(s) « mode(s) d’être » <strong>du</strong> lieu ?<br />
C’est par des impressions visuel<strong>le</strong>s que<br />
<strong>le</strong> lieu se manifeste à nous <strong>le</strong> plus souvent,<br />
nous ouvrons nos yeux <strong>le</strong> matin<br />
sur ce que notre lieu de vie nous montrait<br />
la veil<strong>le</strong>, nous nous souvenons des<br />
cou<strong>le</strong>urs, des formes, des monuments<br />
et des feuillages, des ciels, qui constituaient<br />
<strong>le</strong>s lieux que nous avons aimés,<br />
qui nous ont aidés à rendre son<br />
sens à l’idée de lieu. Et ce sont donc<br />
ces sortes d’évocations que nous avons<br />
à précieusement conserver dans notre<br />
paro<strong>le</strong>, qui par chance a pouvoir de<br />
décrire ce que nous avons vu, de l’inscrire<br />
dans ses mots. La paro<strong>le</strong> ne garde<br />
évidemment pas la totalité de l’impression<br />
que nous avait fait tel ou tel lieu<br />
au moment de sa rencontre, cette infinité<br />
d’aspects alors vécus ensemb<strong>le</strong> par<br />
nous, mais el<strong>le</strong> sait dire que l’on était<br />
alors dans un lieu, que l’on réagissait à<br />
ce qu’il avait de particulier. Souvenirs<br />
<strong>Le</strong> clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul<br />
photo nostalgie<br />
poser à nos côtés et, malgré ses efforts,<br />
on verrait sur <strong>le</strong>s photos ses yeux<br />
bril<strong>le</strong>r de larmes. Implacab<strong>le</strong>, M. Harout,<br />
qui en avait vu d’autres, ordonnait<br />
au reste des membres de la famil<strong>le</strong> de<br />
prendre la pose. Jeunes cousins en cravates<br />
ficel<strong>le</strong>s, onc<strong>le</strong>s irascib<strong>le</strong>s et vieil<strong>le</strong>s<br />
tantes en jabots d’avant-guerre, tout <strong>le</strong><br />
monde y passait. Venaient ensuite <strong>le</strong>s<br />
copines, brushing à la Farah Fawcett<br />
et épau<strong>le</strong>ttes rembourrées qui <strong>le</strong>ur faisaient<br />
des carrures de « femmes-desannées-80<br />
». On laissait pour la fin la<br />
photo avec <strong>le</strong>s voisines <strong>du</strong> des<strong>sous</strong> peu<br />
reluisantes, boudinées dans <strong>le</strong>urs robes<br />
lamées cheap et avec Gamalat, la bonne<br />
égyptienne énorme que maman tentait<br />
en vain de dissuader de pousser des<br />
youyous de joie de film arabe.<br />
M. Harout, méthodique, n’oubliait jamais<br />
au moment de couper <strong>le</strong> gâteau de<br />
mariage, la pose traditionnel<strong>le</strong> quoique<br />
niaise des mariés, bras entrelacés pour<br />
que chacun fasse boire l’autre dans sa<br />
coupe de champagne et fourchettes<br />
Entretien<br />
D.R.<br />
Yves<br />
Bonnefoy, <strong>le</strong><br />
devoir de rêve<br />
et d’espoir<br />
visuels, souvenirs sonores aussi, ou<br />
même de saveurs ou d’odeurs, Marcel<br />
Proust nous l’a bien montré, et nous<br />
avons tous revécu à notre manière l’expérience<br />
originel<strong>le</strong> de son grand livre,<br />
remarquant d’ail<strong>le</strong>urs en ces situations<br />
personnel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s différences que <strong>le</strong> souvenir<br />
sonore ou olfactif présente par<br />
rapport au souvenir visuel, et qui sont<br />
importantes, pour la pensée poétique.<br />
Quel est <strong>le</strong> sens qui fonde vos retrouvail<strong>le</strong>s<br />
avec <strong>le</strong> temps per<strong>du</strong> ?<br />
Un jour j’allais au hasard dans<br />
d’étroites rues <strong>du</strong> vieux Lisbonne. Et<br />
soudain, je fus saisi par une odeur qui<br />
réveillait d’un seul coup la mémoire<br />
dormante de lieux de mon enfance. Je<br />
passais à ce moment devant l’étalage,<br />
sur <strong>le</strong> trottoir, d’une épicerie comme<br />
on n’en a plus en France, un vieux magasin<br />
p<strong>le</strong>in de morue séchée, d’épices<br />
diverses, de farines, et tout cela, c’est<br />
précisément ce que l’on vendait dans<br />
<strong>le</strong>s épiceries de village, en ces années<br />
1920 et 1930 où je m’imprégnais de<br />
ces modestes aspects de l’exister quotidien<br />
sans y prêter attention consciente.<br />
Ces odeurs crues oubliées, el<strong>le</strong>s ref<strong>le</strong>urissaient,<br />
oui, d’un coup, dans presque<br />
moins que la <strong>du</strong>rée d’un instant : mais<br />
avec une indication que je comprenais,<br />
non sans tristesse. Qu’est-ce qui me<br />
devenait évident, dans cette minute ?<br />
Des impressions visuel<strong>le</strong>s, par exemp<strong>le</strong><br />
voir devant moi, maintenant, une poterie<br />
que j’aurais eue entre <strong>le</strong>s mains<br />
dans <strong>le</strong> profond autrefois, ç’aurait été<br />
l’occasion de me remémorer quelques<br />
objets de la même sorte, ou l’étagère<br />
où cette poterie était offerte à la vente,<br />
un peu de la figure <strong>du</strong> lieu per<strong>du</strong> se serait<br />
reformé. Tandis que cette odeur,<br />
aussi spécifique fût-el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> n’était<br />
rien qu’el<strong>le</strong>-même, el<strong>le</strong> ne me rendait<br />
<strong>du</strong> lieu d’autrefois que <strong>le</strong> souvenir qu’il<br />
croisées pour que chacun fasse manger<br />
à l’autre sa part de gâteau.<br />
Kitsch me diriez-vous. Oui, mais au<br />
moins, à la fin, on avait de chez M. Harout,<br />
dans de grosses enveloppes jaunes,<br />
des centaines de vraies photos en papier<br />
brillant. On choisissait <strong>le</strong>s plus bel<strong>le</strong>s<br />
qu’on plaçait dans un gros album blanc<br />
avec deux anneaux sur la couverture. Il<br />
arrivait même que M. Harout en fasse<br />
trôner une, particulièrement réussie,<br />
dans sa vitrine de Jeïtawi.<br />
Aujourd’hui, au mariage des enfants<br />
de ses meil<strong>le</strong>urs amis, on <strong>le</strong>s supplie<br />
de nous montrer <strong>le</strong>s photos. Paraît<br />
qu’el<strong>le</strong>s sont digita<strong>le</strong>s et qu’on ne peut<br />
<strong>le</strong>s voir que sur son écran d’ordinateur.<br />
On nous assure que si on y tient à tout<br />
prix, on peut nous <strong>le</strong>s développer. On<br />
ne reçoit jamais rien.<br />
On est passé l’autre jour devant la boutique<br />
de M. Harout à Jeïtawi. El<strong>le</strong> était<br />
fermée. Pour toujours..<br />
avait été, c’était une image insaisissab<strong>le</strong><br />
et sans arrière-plan comme il s’en<br />
présente dans <strong>le</strong>s rêves.<br />
Grâce au souvenir, ce qui est per<strong>du</strong> est<br />
donc pour un instant retrouvé…<br />
Et cela, c’est donc cause de tristesse.<br />
On prend mesure de tout ce qu’il y<br />
a d’irretrouvab<strong>le</strong> dans ce que l’on a<br />
per<strong>du</strong>. Mais, n’est-ce pas, il y a tout<br />
aussi bien, dans de tels moments, une<br />
soudaine allégresse. Et c’est parce que<br />
renvoyer ainsi, dans <strong>le</strong> souvenir, à simp<strong>le</strong>ment<br />
une ombre dans <strong>le</strong>s plis de<br />
laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s choses particulières <strong>du</strong> premier<br />
jour ne se discernent plus, c’est<br />
signifier, en revanche, <strong>le</strong> lieu d’alors, ce<br />
lieu d’un certain moment <strong>du</strong> passé, en<br />
son être même, en son mystère d’avoir<br />
été : une prise de conscience de l’être,<br />
comme tel, qui est l’événement fondamental<br />
dans <strong>le</strong>quel la poésie se ressource,<br />
avec toute son espérance pour<br />
notre vie d’à présent. En présence de<br />
cette épicerie dont un aspect en somme<br />
invisib<strong>le</strong> effaçait tout <strong>le</strong> visib<strong>le</strong> a<strong>le</strong>ntour,<br />
je me suis senti à la fois un peu attristé<br />
et plus vaillant. Et ce fut, voici la<br />
remarque à faire, comme si je repartais<br />
d’un pas plus vif, ce qui montre comment<br />
<strong>le</strong> rythme, c’est-à-dire <strong>le</strong> temps,<br />
peut interférer dans des moments de<br />
nos vies avec notre pensée <strong>du</strong> lieu. Je<br />
vous ai donné un exemp<strong>le</strong> de la façon<br />
dont on en vient à écrire des poèmes.<br />
Vous écrivez : « La poésie, ce déni <strong>du</strong><br />
rêve ». <strong>Le</strong> rêve serait-il rêve sans <strong>le</strong><br />
déni qui <strong>le</strong> fonde? La poésie seraitel<strong>le</strong><br />
dans ce sens la persistance <strong>du</strong> rêve<br />
dans la réalité ?<br />
Votre question, c’est précisément ce<br />
vers quoi me portaient ces quelques<br />
remarques, et peut-être vont-el<strong>le</strong>s me<br />
permettre un commencement de ré-<br />
Publicité<br />
ponse. <strong>Le</strong> rêve ? C’est assurément <strong>le</strong><br />
fauteur de l’illusion, rien de ce qu’il<br />
dit, même <strong>sous</strong> ses dehors <strong>le</strong>s plus ordinaires,<br />
ne peut s’inscrire dans <strong>le</strong> champ<br />
<strong>du</strong> <strong>réel</strong><strong>le</strong>ment vivab<strong>le</strong>, partageab<strong>le</strong>, car<br />
il n’est qu’une suite de représentations<br />
toujours incomplètes que n’enchaîne<br />
que <strong>le</strong> désir, non la loi <strong>du</strong> monde.<br />
<strong>Le</strong> rêve est privé d’être. Mais en cela<br />
même, que fait-il, sinon nous par<strong>le</strong>r,<br />
immédiatement, constamment, de<br />
l’être qu’il n’a pas ?<br />
Ces fruits qu’il semb<strong>le</strong> offrir, ils n’ont<br />
pas, dans cet instant de son offre, cette<br />
infinité de composantes sensib<strong>le</strong>s qui<br />
caractérisent à nos yeux l’objet <strong>réel</strong><br />
en sa présence ici, maintenant ; ils ne<br />
sont donc pas dans l’espace où nous<br />
savons qu’est celui-ci, où nous pouvons<br />
<strong>le</strong> cueillir, <strong>le</strong> manger, en faire <strong>du</strong><br />
simp<strong>le</strong> avoir, autrement dit on ne peut<br />
absolument pas s’écarter d’eux, visiter<br />
autour d’eux un monde, ils se ré<strong>du</strong>isent<br />
à <strong>le</strong>ur seu<strong>le</strong> émergence, portée par<br />
on ne sait quoi dans l’invisib<strong>le</strong>. Et cet<br />
en des<strong>sous</strong> de <strong>le</strong>ur manifestation, ce<br />
fondement tout immatériel, c’est vécu<br />
par nous, instinctivement, comme <strong>le</strong>ur<br />
être, <strong>le</strong>ur être en ces instants où ils ne<br />
sont qu’illusion : d’où suit que c’est<br />
une pensée de l’être, de l’être comme<br />
tel, qu’on en rapporte. Ir<strong>réel</strong>s ils sont<br />
bien, ces fruits. Mais rassemblés dans<br />
l’acte de <strong>le</strong>ur présence, alors que tout<br />
ce qui existe dans notre vie éveillée est<br />
à chaque instant de notre regard déjà<br />
dispersé dans et par <strong>le</strong>s emplois multip<strong>le</strong>s<br />
que nos savoirs, nos projets, nos<br />
besoins projettent sur eux.<br />
Quel besoin avons-nous <strong>du</strong> rêve, de sa<br />
part d’illusion ?<br />
<strong>Le</strong> rêve est illusion, mais <strong>sous</strong> <strong>le</strong> dehors<br />
de l’être, alors que nos situations<br />
de l’éveil ne nous par<strong>le</strong>nt d’abord que<br />
de ce qui en el<strong>le</strong>s est simp<strong>le</strong>ment chose,<br />
chose tangib<strong>le</strong>, manipulab<strong>le</strong> : nous détournant<br />
de la pensée de l’être parce<br />
qu’il s’agit tout de suite de notre besoin<br />
d’avoir. Un avoir tout de même inaccessib<strong>le</strong><br />
souvent, ce qui relance <strong>le</strong> rêve.<br />
<strong>Le</strong>quel se glisse donc à nouveau dans<br />
<strong>le</strong> vécu, et heureusement, puisqu’il y<br />
maintient donc la pensée de l’être, ce<br />
so<strong>le</strong>il toujours <strong>le</strong>vant, ce foyer où s’enflamment<br />
nos espérances. Imaginez<br />
ce que serait nos existences si <strong>le</strong> rêve<br />
n’y vivait pas. Tous nos besoins arrêtés<br />
à des satisfactions primaires, fixés<br />
à jamais sur cel<strong>le</strong>s-ci, notre rapport au<br />
monde ne serait qu’un réseau de représentations<br />
à jamais refermées chacune<br />
sur soi, et ce serait de l’illusion encore,<br />
mais cette fois l’illusion tota<strong>le</strong>, dont<br />
l’effet serait sur chaque être parlant la<br />
solitude, avec incapacité à s’ouvrir à la<br />
présence des autres.<br />
Cette ouverture à la présence des<br />
autres est-el<strong>le</strong> la porte de l’écriture<br />
poétique ?<br />
<strong>Le</strong> rêve, qui semb<strong>le</strong> nous séparer, nous<br />
retourner vers <strong>le</strong> mur dans notre sommeil,<br />
c’est donc tout de même aussi,<br />
puisqu’il nous par<strong>le</strong> de l’être, une ouverture,<br />
sur nos proches, sur ce qui est.<br />
Et quelque chose qu’il faut maintenir<br />
<strong>sous</strong> notre regard autant que <strong>le</strong> critiquer,<br />
ce que d’ail<strong>le</strong>urs nous permet<br />
l’écriture de poésie, laquel<strong>le</strong> est un demi-sommeil.<br />
Préserver <strong>le</strong> rêve autant<br />
que <strong>le</strong> dénoncer, savoir que rêver, c’est<br />
un acte de vérité quand chaque rêve est<br />
mensonge, voilà ce que veut la poésie,<br />
voici ce qu’il ne faut pas oublier de<br />
faire. Prêtons-nous au rêve, ouvronsnous<br />
à l’odeur de la vieil<strong>le</strong> épicerie,<br />
représentante ici, maintenant, d’un<br />
ail<strong>le</strong>urs et d’un passé à jamais per<strong>du</strong>s.<br />
Reconnaissons en cette odeur qui se<br />
glisse en nous une métaphore de l’être,<br />
en son unité, cet être dont <strong>le</strong> rêve sait<br />
nous par<strong>le</strong>r même dans notre existence<br />
si oublieuse. Sachons nous arrêter, respirer.<br />
L’être humain n’est pas <strong>le</strong> seul<br />
animal qui rêve, non, il suffit de voir<br />
un chat bouger dans son sommeil pour<br />
s’en rendre compte, mais il est <strong>le</strong> seul à<br />
disposer d’un langage extériorisé, capab<strong>le</strong><br />
de prise sur <strong>le</strong>s choses, et c’est<br />
donc un devoir pour lui de faire de<br />
cette extériorité des <strong>signe</strong>s un débouché<br />
<strong>du</strong> rêve dans l’existence. Un devoir,<br />
car <strong>le</strong>s sciences exactes ne rêvent<br />
pas, el<strong>le</strong>s qui sont en passe de ré<strong>du</strong>ire<br />
nos mots, nos paro<strong>le</strong>s, notre vie, à un<br />
simp<strong>le</strong> redoub<strong>le</strong>ment de la matière.<br />
Suite à ces pensées sur <strong>le</strong> temps et <strong>le</strong><br />
lieu, sur <strong>le</strong> rêve et l’espérance, y a-til<br />
un poème qui émerge de vos souvenirs<br />
?<br />
Je me souviens, en effet, <strong>du</strong> Paris<br />
change de Baudelaire, au cœur d’un de<br />
ses plus grands poèmes. Paris change :<br />
cela signifie que lieu et temps vécu qui<br />
devraient ne faire qu’un dans la tâche<br />
de vivre se sont faits deux. Et ce que<br />
ce poème prouve, en ce point, c’est<br />
que cette disjonction <strong>du</strong> temps et <strong>du</strong><br />
lieu ne peut être que désastreuse dès<br />
lors qu’on la laisse s’établir. Dans ce<br />
Cygne où Baudelaire découvre <strong>le</strong> devoir<br />
majeur de la poésie – revenir de la<br />
mémoire de l’Un vers une attestation<br />
des êtres avec <strong>le</strong>squels pour un temps<br />
bref on partage son existence – son lieu<br />
–, ce grand poète perçoit aussi, et enseigne,<br />
qu’il y a péril à vivre dans un<br />
temps qui n’a pas de lieu, ou en des<br />
lieux qui ne se prêtent pas aux besoins<br />
de notre temps propre, celui <strong>du</strong> souvenir<br />
et de l’espérance. Et il faut écouter<br />
<strong>Le</strong> Cygne de cette façon aussi, car<br />
l’heure présente dans l’histoire favorise<br />
grandement cette disjonction, et tend<br />
à la rendre irréparab<strong>le</strong>. Que de pays<br />
privés par des guerres destructrices<br />
de <strong>le</strong>urs « plus chers souvenirs », au<br />
risque de n’être plus, au moins pour<br />
un temps, un lieu pour personne ! Que<br />
d’existences déplacées, chassées loin,<br />
très loin de chez el<strong>le</strong>s ! Que d’enfants,<br />
même restés au pays natal, qui ne sont<br />
plus à même d’apprendre à déchiffrer<br />
<strong>le</strong>s <strong>signe</strong>s qui feraient de celui-ci autre<br />
chose qu’un parking d’autoroute, un<br />
réfectoire d’usine, une sal<strong>le</strong> où s’enfermer<br />
pour la nuit dans une musique de<br />
partout et de nul<strong>le</strong> part ! Des rythmes,<br />
ceux-là, qui tentent tout de même de<br />
préserver l’espérance.<br />
Propos recueillis par<br />
rittA BAddOurA<br />
pOèmes (<strong>du</strong> mOuvement et de l’immOBilité<br />
de dOuve, hier régnant désert, pierre<br />
éCrite, dans <strong>le</strong> <strong>le</strong>urre <strong>du</strong> seuil) d’Yves<br />
Bonnefoy, Mercure de France, 1978.<br />
réCits en rêve (l’arrière pays, rue<br />
traversière, remarques sur la COu<strong>le</strong>ur,<br />
l’Origine de la parO<strong>le</strong>) d’Yves Bonnefoy,<br />
Mercure de France, 1987.<br />
déBut et fin de la neige d’Yves Bonnefoy,<br />
Mercure de France, 1991.<br />
la vie errante d’Yves Bonnefoy, Mercure de<br />
France, 1993.<br />
nOtre BesOin de rimBaud d’Yves Bonnefoy, <strong>Le</strong><br />
Seuil, 2009.<br />
la Beauté dès <strong>le</strong> premier jOur d’Yves<br />
Bonnefoy, William Blake & Co, 2010.<br />
III<br />
<strong>le</strong> lieu d’herBes d’Yves Bonnefoy, Galilée, 2010.<br />
Raturer outre d’Yves Bonnefoy, Galilée, 2010.
IV Poésie<br />
<strong>Le</strong> dernier recueil de<br />
Sabah Zouein émeut,<br />
exige et ravit par sa<br />
prose poétique ciselée<br />
dans l’en<strong>du</strong>rance de<br />
la forme et <strong>du</strong> fond.<br />
Son ode à la mémoire<br />
<strong>du</strong> corps et de la<br />
pensée, profondément<br />
façonnée par l’exercice<br />
de l’écriture, est<br />
une percée origina<strong>le</strong><br />
dans la poésie arabe<br />
contemporaine.<br />
Poète singulière, journaliste<br />
et remarquab<strong>le</strong> tra<strong>du</strong>ctrice<br />
(<strong>du</strong> français,<br />
de l’espagnol et de l’anglais<br />
vers<br />
l’arabe) tant par son érudition<br />
que par sa finesse<br />
et sa précision, Sabah<br />
Zouein nous propose un<br />
nouvel ouvrage inventif<br />
et exigeant. La poète libanaise<br />
polyglotte, dont<br />
<strong>le</strong>s origines sont aussi<br />
argentines, ne cesse de<br />
porter de par <strong>le</strong> monde<br />
<strong>le</strong>s accents et <strong>le</strong>s marées<br />
saccadées de sa plume.<br />
Dans Koullama anti, wa<br />
koullama ‘nhanayti ala<br />
ahroufaki, chacune des<br />
soixante-dix-sept pages<br />
<strong>du</strong> recueil porte une longue<br />
phrase-poème qui<br />
commence par un mot, initiant la cascade<br />
de vers, et ne se referme que par un<br />
seul point final par page advenant avec<br />
la fin <strong>du</strong> rectang<strong>le</strong> de papier. Cela densifie<br />
<strong>le</strong> voyage poétique, sans surpoids<br />
puisque son sty<strong>le</strong> est porteur de sens et<br />
de musique et serpente. Zouein mène<br />
sa réf<strong>le</strong>xion jusqu’au bout, travail<strong>le</strong><br />
<strong>le</strong>s mots comme une matière liquide<br />
faite air donc capab<strong>le</strong> d’évaporation<br />
et d’écou<strong>le</strong>ment, susceptib<strong>le</strong> d’être enveloppe<br />
ambiante ou force mouvante<br />
explorant <strong>le</strong>s moindres recoins de<br />
l’expression d’ordinaire inaccessib<strong>le</strong>s.<br />
Plus la structure de base – souvenir,<br />
émotion, sensation – est diffici<strong>le</strong> à tra<strong>du</strong>ire,<br />
plus Sabah creuse, manœuvre<br />
et développe son labyrinthe poétique<br />
qui devient fil d’Ariane traversant une<br />
aveuglante blancheur striée parfois<br />
d’îlots b<strong>le</strong>us. Car Zouein écrit blanc<br />
sur blanc.<br />
À chaque fois que tu, et à chaque fois<br />
que tu te penches sur tes <strong>le</strong>ttres compi<strong>le</strong><br />
des <strong>le</strong>ttres (aussi dans <strong>le</strong> sens de<br />
correspondance) dont la destinataire<br />
essentiel<strong>le</strong> est Sabah Zouein el<strong>le</strong>même,<br />
amoureuse comblée ou dévastée,<br />
habitante de son enfance et de son<br />
histoire, auteure dont <strong>le</strong>s membres et<br />
<strong>le</strong>s articulations et <strong>le</strong>s<br />
musc<strong>le</strong>s fusionnent avec<br />
<strong>le</strong>s mots et la grammaire<br />
dans une équation où<br />
la chair est infiltrée de<br />
langage. Lorsque <strong>le</strong> sens<br />
vacil<strong>le</strong>, c’est <strong>le</strong> corps de<br />
la poète qui se trouve<br />
touché dans sa posture<br />
de vie. Et l’écriture de<br />
cette fusion montre <strong>le</strong><br />
corps, peut-être pour<br />
la première fois chez<br />
Sabah Zouein, si explicitement<br />
palpab<strong>le</strong>,<br />
éprouvant et désirant :<br />
lieu de jouissances de<br />
vie et de mort. Ce texte<br />
que la poète dérou<strong>le</strong> est<br />
un long ruban sorti de la boîte de Pandore<br />
(encore une sororité mythique) de<br />
l’expérience, à la fois parure et pellicu<strong>le</strong><br />
photographique. Dans <strong>le</strong>s images<br />
il y a une femme qui se tient devant<br />
la fenêtre d’une vieil<strong>le</strong> maison de campagne,<br />
une femme un temps aimée puis<br />
habitée par l’absence d’un homme ;<br />
toujours l’immense fenêtre, ses vo<strong>le</strong>ts,<br />
ses vitres, son ouverture vers l’extérieur<br />
avec ses températures, ses <strong>le</strong>vers<br />
et couchers de lumière, ses paysages ;<br />
la fenêtre transparente imprégnée de<br />
La loi <strong>du</strong> Verbe<br />
entre la galaxie et <strong>le</strong>s épis de Raymond Azar,<br />
éditions Naaman pour la Culture, 2009.<br />
passage À la Beauté de Raymond Azar, éditions<br />
Naaman pour la Culture, 2009.<br />
Auteur d’une demi-douzaine<br />
de recueils poétiques en langue<br />
arabe, Raymond Azar<br />
compte parmi <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures plumes<br />
<strong>du</strong> Liban. Avocat de profession, il<br />
n’a jamais cessé de taquiner la Muse,<br />
depuis son premier recueil, Ma patrie<br />
est l’amour et <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures (1984)<br />
jusqu’à Entre la galaxie et <strong>le</strong>s épis<br />
(2009). Dans ce dernier livre, quand<br />
il rend hommage à des confrères disparus<br />
(Georges Ghanem, Élia Abou<br />
Chedid, Joseph Bassila, Assi et Mansour<br />
Rahbani), l’auteur s’interroge<br />
sur la vocation <strong>du</strong> poète : « La poésie<br />
est plus forte que la mort. Par el<strong>le</strong>,<br />
nous revivons et renouons avec ceux<br />
qui ont disparu. » Et, ail<strong>le</strong>urs : « Tu<br />
disais que la poésie efface la guerre de<br />
notre futur ; c’est par <strong>le</strong> verbe, pas par<br />
D.R.<br />
Ce texte<br />
que la poète<br />
dérou<strong>le</strong><br />
est un<br />
long ruban<br />
sorti de la<br />
boîte de<br />
Pandore de<br />
l’expérience<br />
Sabah Zouein, la vie secrète<br />
de la poète en sa poésie<br />
la guerre, qu’on bâtit <strong>le</strong>s nations ! »<br />
« Ils disaient : Tu es parti, <strong>le</strong>s hommes<br />
ne <strong>du</strong>rent pas. Nous disons<br />
: l’éternité est dans<br />
ce qu’ils ont écrit et<br />
composé ! » Poèmes de<br />
circonstance, <strong>le</strong>s élégies<br />
deviennent universel<strong>le</strong>s<br />
dès lors qu’el<strong>le</strong>s nous<br />
invitent à méditer sur<br />
la mort, <strong>le</strong>s mots ou<br />
l’éternité. Dans un autre<br />
recueil paru la même année,<br />
Passage à la beauté,<br />
<strong>le</strong> poète aborde des<br />
questions existentiel<strong>le</strong>s<br />
ou spirituel<strong>le</strong>s et exalte<br />
l’amour de la femme<br />
aimée, en passant sans<br />
transition de l’amour<br />
charnel à l’amour divin<br />
sans tenter de <strong>le</strong>s séparer<br />
parce qu’ils sont,<br />
comme <strong>le</strong> rappel<strong>le</strong> très justement Mgr<br />
Georges Khodr dans sa préface, « un<br />
dans <strong>le</strong> cœur humain ».<br />
Bien que libre, <strong>le</strong> vers de Raymond<br />
D.R.<br />
la contenance devinée de l’intérieur de<br />
la maison qui se profi<strong>le</strong> par ses murs<br />
blanchis à la chaux, ses poignées de<br />
porte, ses étagères, donc tout ce qui<br />
fait impasse, passage ou frontière.<br />
La femme et l’homme esquissés par<br />
Zouein sont silhouettes dont l’écriture<br />
souligne surtout la stature, <strong>le</strong>s yeux,<br />
<strong>le</strong>s mains et la tête ; silhouettes souvent<br />
immobi<strong>le</strong>s voyageant à bord <strong>du</strong> regard<br />
ou <strong>du</strong> souvenir et dont <strong>le</strong> mouvement<br />
de prédi<strong>le</strong>ction est celui de se tendre<br />
ou de pencher, sorte de grâce sublimée,<br />
Azar témoigne d’un sty<strong>le</strong> très maîtrisé<br />
– celui <strong>du</strong> puriste – et est animé<br />
d’une musicalité qui<br />
incite <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur à <strong>le</strong> dé-<br />
« La poésie<br />
est plus<br />
forte que la<br />
mort. Par<br />
el<strong>le</strong>, nous<br />
revivons et<br />
renouons<br />
avec ceux<br />
qui ont<br />
disparu. »<br />
clamer pour mieux en<br />
savourer <strong>le</strong> rythme. Ses<br />
mots sont recherchés,<br />
mais toujours sincères,<br />
qu’ils nous par<strong>le</strong>nt<br />
d’amour, de justice ou<br />
<strong>du</strong> Liban. La force des<br />
images suggérées par<br />
ses vers, son sens de<br />
la formu<strong>le</strong> percutante<br />
attestent admirab<strong>le</strong>ment<br />
de la beauté de la<br />
langue arabe qui, malgré<br />
sa grandiloquence<br />
naturel<strong>le</strong>, recè<strong>le</strong> une<br />
richesse poétique incomparab<strong>le</strong>.<br />
Il est des<br />
écrivains qui savent<br />
magnifier la langue<br />
qu’ils emploient. Raymond Azar est<br />
de ceux-là.<br />
A<strong>le</strong>xAndre nAJJAr<br />
puisque soutenue par la poésie, de la<br />
marche ou de la chute.<br />
Jeux de cache-cache entre permanence<br />
et éphémère, c’est ce que traque<br />
l’énigme de l’écriture dans ce recueil.<br />
Zouein est questionnée par ce que <strong>le</strong><br />
langage frô<strong>le</strong> de l’essentiel et qui demeure<br />
fondamenta<strong>le</strong>ment vain face au<br />
sablier <strong>du</strong> temps. <strong>Le</strong> point final qu’el<strong>le</strong><br />
pose à la fin de chaque page est alors<br />
miroir réfractant l’image de l’inéluctab<strong>le</strong><br />
vide. Dans une virtuosité <strong>littéraire</strong><br />
vOyageur en haBit de sOmmeil de Haya Ziadé,<br />
Dar al-Jadid, 2011.<br />
Dans un monde d’agitation,<br />
d’affairement, de banalisation,<br />
Haya Ziadé s’arrête,<br />
médite, livre dans des phrases brèves,<br />
plutôt des notes musica<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s palpitations<br />
<strong>le</strong>s plus profondes de l’être ballotté<br />
entre rêve et réalité. Deux mots<br />
reviennent souvent dans <strong>le</strong> recueil et en<br />
résument l’esprit : wahm qu’il faudrait<br />
tra<strong>du</strong>ire par mirage, et musâfir (voyageur).<br />
Ce sont des poèmes de toute personne<br />
inquiète, qui cherche et qui se heurte<br />
au si<strong>le</strong>nce détonnant et glacial. Il faudra<br />
pour Haya Ziadé, avec la même<br />
honnêteté intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>, continuer à<br />
méditer pour découvrir ce qui va audelà<br />
de la raison et interroger l’immensité<br />
<strong>du</strong> cosmos sur la mort et l’amour.<br />
La mort est tragique parce qu’el<strong>le</strong> n’est<br />
pas seu<strong>le</strong>ment voyage, absence, mais<br />
séparation de ceux qui s’aiment. Il n’y<br />
a pas d’autre problème plus sérieux en<br />
poésie, en philosophie, en religion…<br />
Angoisse, si<strong>le</strong>nce et recherche <strong>du</strong> sens<br />
sont <strong>le</strong>s principaux thèmes <strong>du</strong> recueil.<br />
L’angoisse est exprimée de façon poignante<br />
:<br />
« Présence de l’absence, nous nous interrogeons<br />
sur <strong>le</strong> sens de l’existence.<br />
D’où venons-nous et où irons-nous :<br />
c’est la question <strong>du</strong> passage.<br />
Existons-nous et pourquoi et quoi<br />
après l’existence ?<br />
Avons-nous d’autre réponse que <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />
»<br />
Dans <strong>le</strong> « vide éten<strong>du</strong> et sans fin », et <strong>le</strong>s<br />
« ports de l’illusion », l’auteure se pose<br />
la question : « Comment pouvons-nous<br />
al<strong>le</strong>r loin avec indifférence ? » Face à<br />
l’angoisse « qui ne finit pas », c’est <strong>le</strong><br />
qui crée paradoxa<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> renouveau<br />
à coups de répétition et de variations<br />
autour des mêmes thèmes, à travers<br />
une syntaxe vertigineuse tel un lierre<br />
qu’obsède l’impuissance fondatrice, la<br />
poète con<strong>signe</strong> l’expansion tourmentée<br />
de la mémoire. Chez Sabah Zouein, <strong>le</strong><br />
langage fusionnant avec <strong>le</strong> corps et <strong>le</strong>s<br />
mouvements de l’âme est une fabu<strong>le</strong>use<br />
prothèse, certes invisib<strong>le</strong>, mais assurément<br />
lisib<strong>le</strong> car coulée dans la poésie.<br />
« Tout ce qui reste des deux corps immaculés,<br />
et ce qui des épau<strong>le</strong>s rayonnantes<br />
reste, et aussi de ta main dense,<br />
une écriture dans l’apogée de l’écriture,<br />
ou, comme si tu étais au comb<strong>le</strong><br />
de l’impuissance, et comme si dans<br />
l’incapacité de l’écriture tu te trouvais,<br />
ou encore, c’est la tentative au cœur <strong>du</strong><br />
b<strong>le</strong>u et combien tu as tenté au cœur de<br />
la blancheur, donc toujours au milieu<br />
<strong>du</strong> so<strong>le</strong>il, et tout ce qui reste de vos<br />
deux visages, des traits que tu as dessinés<br />
un jour sur <strong>le</strong> blanc <strong>du</strong> vieux mur<br />
puis <strong>le</strong> mur qui s’est éparpillé dans <strong>le</strong>s<br />
recoins de l’œil, (…) dans <strong>le</strong>s cavités <strong>du</strong><br />
bois toi tu as vu et toi combien tu as<br />
écrit, lorsque <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres se déversèrent,<br />
et de tes membres se déversèrent <strong>le</strong>s<br />
<strong>le</strong>ttres, ce sont tes membres qui de la<br />
lumière jaillissent et qui dans <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong><br />
de l’homme se répandent, lui est aujourd’hui,<br />
toi et lui, dans l’intériorité<br />
de la <strong>le</strong>ttre, toi et lui, vous, ombres<br />
d’une maison au so<strong>le</strong>il d’octobre, (…)<br />
parce que la densité de la <strong>le</strong>ttre vous<br />
deux l’avez voulue, et parce que dense<br />
toi-même tu es.»<br />
Propos recueillis par<br />
rittA BAddOurA<br />
kOullama anti, wa kOullama ‘nhanayti<br />
ala ahrOufaki (À Chaque fOis que tu et<br />
À Chaque fOis que tu te penChes sur tes<br />
<strong>le</strong>ttres) de Sabah Zouein, Dar Nelson, 2011, 88 p.<br />
Extrait tra<strong>du</strong>it de l’arabe par Ritta<br />
Baddoura et Sabah Zouein.<br />
Angoisse et quête de<br />
sens dans un monde<br />
glacial<br />
<strong>Le</strong> nouveau recueil poétique en prose de Haya<br />
Tarek Ziadé, avec sa simplicité déconcertante,<br />
vous plonge, vous submerge, dans une quête<br />
existentiel<strong>le</strong> quasi instinctive qui brise<br />
toute propension à l’indifférence ou au<br />
divertissement au sens pascalien.<br />
si<strong>le</strong>nce « glacial », impératif unique<br />
« pour communiquer avec l’absence ».<br />
La quête de sens dans <strong>le</strong> recueil est<br />
toute parsemée d’hésitations, parfois<br />
même de contradictions qui, au lieu<br />
de percer une lueur d’espoir ou d’espérance,<br />
accentuent l’angoisse existentiel<strong>le</strong><br />
:<br />
« Entre vie et mort nous nous interrogeons<br />
sur <strong>le</strong> mirage de notre vécu et la<br />
vérité de ce que nous ne vivons pas et<br />
aspirons à une vérité autre loin de la<br />
routine <strong>du</strong> quotidien des jours. »<br />
El<strong>le</strong> écrit aussi : « Un jour nous porterons<br />
en si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong>s valises <strong>du</strong> départ<br />
pour <strong>le</strong>s retrouver vides sinon de<br />
quelques débris d’une maigre vie, résidence<br />
passagère. »<br />
* * *<br />
Je me demande s’il faut lire <strong>le</strong> recueil<br />
par bribes ou dans son intégralité, car<br />
l’auteure el<strong>le</strong>-même et <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur restent<br />
assoiffés. De quoi ? L’absurde ou <strong>du</strong><br />
moins « <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce glacial » sont invivab<strong>le</strong>s.<br />
Albert Camus s’y est engouffré<br />
pour ensuite chercher ail<strong>le</strong>urs. C’est<br />
<strong>le</strong> recueil d’une poésie panthéiste qui<br />
s’interroge, avec un foisonnement de<br />
questions, mais sans lueur de certitude,<br />
et aussi sans cri d’amour à la manière<br />
de grands poètes, comme Lamartine,<br />
Hugo… qui interrogent <strong>le</strong> temps et la<br />
mort : Que faites-vous de nos amours ?<br />
Dans « <strong>le</strong> train qui ne ramène pas <strong>le</strong>s<br />
voyageurs », avec toute la « lassitude<br />
de l’attente », l’issue, s’il y en a, nous<br />
ramène au même cerc<strong>le</strong> dont on ne sait<br />
s’il est ou non vicieux : « Nous résidons<br />
dans l’attente », écrit l’auteure. <strong>Le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />
aussi que <strong>le</strong> poète même entraîne<br />
sur cette voie.<br />
AntOine MeSSArrA<br />
D.R.<br />
Jeudi 4 août 2011<br />
Poème d’ici<br />
Faraj Bayrakdar est un poète syrien<br />
né en 1951 près de Homs.<br />
Son œuvre, tra<strong>du</strong>ite en plusieurs langues,<br />
a reçu divers prix <strong>littéraire</strong>s,<br />
notamment <strong>le</strong> prix Hellman-Hammet<br />
(1998), l’American PEN Freedom-to-<br />
Write Award (1999) et <strong>le</strong> Free Word<br />
Award (Hollande, 2004). Ses premiers<br />
recueils sont publiés dès 1979 ;<br />
<strong>le</strong>s pensées poétique et politique y<br />
sont déjà intimement liées. Membre<br />
<strong>du</strong> parti Baas, <strong>le</strong> poète s’en dégage<br />
pour adhérer à un parti de l’opposition<br />
: l’Organisation de l’action<br />
communiste. Cet engagement provoque<br />
son emprisonnement en 1987.<br />
Comme plusieurs de ses camardes, il<br />
est détenu sans accusation ni procès<br />
jusqu’en 1993 où il est condamné<br />
sans aucun recours juridique par la<br />
Cour suprême de la Sûreté de l’État<br />
à 15 ans de prison pour appartenance<br />
à une organisation politique illéga<strong>le</strong>.<br />
<strong>Le</strong>s autorités syriennes nient encore sa<br />
torture bien qu’Amnesty International<br />
affirme qu’il a souffert de plusieurs<br />
dégâts vertébraux dont la déformation<br />
de la colonne vertébra<strong>le</strong> jusqu’à<br />
la nuque, suite à l’usage de la « chaise<br />
al<strong>le</strong>mande ». Durant sa captivité, paraît<br />
à Beyrouth son quatrième recueil :<br />
<strong>Une</strong> colombe aux ai<strong>le</strong>s déployées. La<br />
prison <strong>le</strong> pousse à apprendre à « écrire<br />
sans papier ni crayon » des morceaux<br />
confiés à sa mémoire ora<strong>le</strong> et cel<strong>le</strong><br />
de ses codétenus. Ils trouvent même<br />
ensemb<strong>le</strong> un moyen de fabriquer de<br />
l’encre à partir de thé et d’émincés<br />
d’oignon. Bayrakdar affirme : « La<br />
poésie m’a aidé à emprisonner la prison.<br />
» En novembre 2000, après 14<br />
ans de captivité, dont 4 dans la prison<br />
isolée de Tadmour, Faraj Bayrakdar<br />
est libéré suite à une campagne de soutien<br />
internationa<strong>le</strong>. Il vit aujourd’hui<br />
en Suède.<br />
Visite<br />
Enfin… !<br />
Contrairement à ce que n’est<br />
pas<br />
Son habitude<br />
Mon aimée<br />
à l’appel de son nom<br />
Sourit<br />
L’univers alors célèbre la<br />
naissance<br />
De deux firmaments<br />
nouveaux<br />
<strong>Le</strong>s papillons se parent d’ai<strong>le</strong>s<br />
Faites de liberté pure<br />
Merci !<br />
Disent <strong>le</strong>s forêts<br />
El<strong>le</strong>s démê<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>ur chevelure<br />
au peigne <strong>du</strong> vent<br />
Merci !<br />
Disent <strong>le</strong>s mouettes<br />
El<strong>le</strong>s secouent de <strong>le</strong>urs ai<strong>le</strong>s<br />
La fatigue des migrations<br />
premières<br />
(…)<br />
Dieu à nouveau occupe son<br />
trône<br />
Enfin… !<br />
Et tout comme à son habitude<br />
La voix <strong>du</strong> gendarme<br />
glougloute<br />
Et annonce<br />
Fin de la visite !<br />
Alors<br />
<strong>Le</strong>s fenêtres de la prison<br />
referment <strong>le</strong>urs paupières<br />
<strong>Le</strong>s visages des murs se<br />
couvrent<br />
De la cou<strong>le</strong>ur de la honte.<br />
<strong>Le</strong> 26 janvier 1993, prison de<br />
Saydnaya.<br />
Poème tra<strong>du</strong>it de l’arabe par Ritta<br />
BADDOURA.
Jeudi 4 août 2011 Vil<strong>le</strong><br />
Tripoli, la Mamelouke titubante<br />
Àdemi allongé sur sa chaise<br />
dans un café traditionnel<br />
de Tripoli, <strong>le</strong> professeur<br />
universitaire qui venait<br />
d’échanger quelques blagues<br />
« vertes » avec ses compères commande<br />
à un marchand ambulant, entre<br />
deux considérations analytiques sur la<br />
vie culturel<strong>le</strong> de la vil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s dernières<br />
éditions des hebdomadaires français,<br />
tout en se faisant cirer <strong>le</strong>s chaussures<br />
par un vieil artisan. Habitant <strong>le</strong> Nord,<br />
cet enseignant a généreusement accepté<br />
de présenter l’activité culturel<strong>le</strong> tripolitaine<br />
au journaliste venu découvrir la<br />
deuxième vil<strong>le</strong> <strong>du</strong> Liban en di<strong>le</strong>ttante.<br />
Mais <strong>le</strong> professeur ne s’est pas ren<strong>du</strong><br />
compte que la petite scène qu’il offre à<br />
son interlocuteur vaut peut-être toutes<br />
<strong>le</strong>s analyses autour de la vil<strong>le</strong> et de sa<br />
vie culturel<strong>le</strong>, car el<strong>le</strong> résume en el<strong>le</strong><br />
seu<strong>le</strong> toutes <strong>le</strong>s contradictions de la<br />
culture tripolitaine. Et de contradiction<br />
il s’agit. Car si <strong>le</strong> Liban est <strong>le</strong> pays des<br />
paradoxes, <strong>le</strong>s antagonismes <strong>du</strong> pays<br />
ne sont peut-être aussi ostensib<strong>le</strong>s nul<strong>le</strong><br />
part ail<strong>le</strong>urs qu’à Tripoli, vil<strong>le</strong> où l’on<br />
peut acheter et lire la presse européenne<br />
dans un café vieux de plusieurs décennies,<br />
où l’on par<strong>le</strong> de culture moderne<br />
tout en sollicitant <strong>le</strong>s services surannés<br />
d’un cireur de chaussures, où <strong>le</strong> conservatisme<br />
social n’empêche pas une certaine<br />
légèreté des paro<strong>le</strong>s, où aux plaisanteries<br />
peuvent rapidement succéder<br />
<strong>le</strong>s raisonnements <strong>le</strong>s plus profonds.<br />
Que l’on ne s’y trompe toutefois pas,<br />
à Tripoli, si l’on est féru d’événements<br />
culturels, on se complaît à vivre à Beyrouth.<br />
<strong>Le</strong> paysage culturel tripolitain<br />
est pour ainsi dire morne, presque<br />
aride. Certes, outre <strong>le</strong>s auditoriums de<br />
la Fondation Safadi et de Beit el-Fann –<br />
Maison de l’Art –, Tripoli possède deux<br />
grandes sal<strong>le</strong>s relativement connues <strong>du</strong><br />
public : <strong>le</strong> théâtre « flottant » de la Foire<br />
internationa<strong>le</strong> de Tripoli et la sal<strong>le</strong> de la<br />
Rabita Thakafiyya, la Ligue culturel<strong>le</strong>.<br />
Néanmoins, <strong>le</strong> premier, très bien équipé<br />
et pouvant accueillir jusqu’à 2 000 personnes,<br />
est fermé pendant une grande<br />
partie de l’année et n’ouvre généra<strong>le</strong>ment<br />
ses portes que pendant <strong>le</strong> ramadan<br />
pour héberger des activités axées autour<br />
<strong>du</strong> mois <strong>du</strong> jeûne musulman. Quant à<br />
la sal<strong>le</strong> de la Rabita, el<strong>le</strong> devient mal<br />
<strong>Le</strong> livre de chevet de<br />
Nadim<br />
Dergham<br />
D.R.<br />
Mes livres de chevet sont<br />
très variés, jusqu’à me<br />
demander, à vrai dire,<br />
si j’en ai. À part <strong>le</strong> traité sur la<br />
« Radiesthésie », un phénomène<br />
paranormal qui m’a toujours<br />
fasciné et qui permet de jeter un<br />
pont entre l’esprit analytique<br />
et l’intuition, mon livre préféré<br />
est toujours celui <strong>du</strong> moment.<br />
Cinq ans plus tard, je relis aujourd’hui<br />
<strong>Le</strong> roman de Beyrouth<br />
d’A<strong>le</strong>xandre Najjar, « une fresque<br />
romanesque qui raconte l’histoire<br />
d’une famil<strong>le</strong> libanaise, de la moitié<br />
<strong>du</strong> XIX e sièc<strong>le</strong> à nos jours, et<br />
à travers el<strong>le</strong>, l’histoire de Beyrouth,<br />
vil<strong>le</strong> mythique crucifiée<br />
par la guerre mais ressuscitée ».<br />
Je ne peux qu’apprécier la langue<br />
fluide de cet écrivain francophone<br />
dont la documentation est<br />
considérab<strong>le</strong>. Petites et grandes<br />
histoires, intrigues scéniques et<br />
théâtra<strong>le</strong>s avec rebondissements<br />
et dénouements. Je regrette <strong>le</strong>s us<br />
et coutumes qui se fondent dans<br />
<strong>le</strong> creuset national et me demande<br />
si <strong>le</strong>s convictions des principaux<br />
acteurs de la scène libanaise d’antan<br />
confluent vers cel<strong>le</strong>s d’aujourd’hui.<br />
Je revois des personnes<br />
que j’ai connues, je redécouvre<br />
des lieux familiers et constate<br />
qu’il est possib<strong>le</strong> d’éradiquer une<br />
vil<strong>le</strong> entière mais pas ses souvenirs<br />
! « Beyrouth m’habite, el<strong>le</strong><br />
est hors de l’espace et <strong>du</strong> temps. »<br />
Nadim Dergham est éditeur et<br />
imprimeur.<br />
équipée et démodée, un peu à l’image<br />
de l’association qui la possède. Fondée<br />
en 1943 par des anciens étudiants d’un<br />
établissement islamique, Dar al-Tarbiya<br />
wal-Taalim, la Rabita Thakafiyya, imprégnée<br />
par <strong>le</strong> nationalisme arabe et<br />
<strong>le</strong> nassérisme, a longtemps été l’un des<br />
moteurs de la vie culturel<strong>le</strong> tripolitaine.<br />
El<strong>le</strong> est aujourd’hui fantomatique et se<br />
contente de gérer ses locaux, dont sa bibliothèque<br />
qui demeure toutefois assez<br />
fréquentée.<br />
Conservatisme social<br />
Mais à Tripoli, on a honte d’être beyrouthin<br />
cloîtré dans Beyrouth et content<br />
de l’être. En Beyrouthin bien-pensant,<br />
l’on serait en effet automatiquement<br />
tenté d’imputer l’immobilisme culturel<br />
de Tripoli à un certain islamisme<br />
qui serait ambiant dans une vil<strong>le</strong> que<br />
certains tentent de présenter comme <strong>le</strong><br />
Kandahar <strong>du</strong> Liban. Ce préjugé révolte<br />
et écœure <strong>le</strong>s Tripolitains.<br />
Certes, <strong>le</strong> professeur d’université précité<br />
reconnaît que « l’on ne peut pas évacuer<br />
l’arrière-plan islamique de la vil<strong>le</strong> qui<br />
structure un ensemb<strong>le</strong> d’activités religieuses<br />
qui débouchent parfois sur une<br />
forme d’activisme ». Il note toutefois<br />
que ce facteur reste bien circonscrit quoi<br />
qu’en disent certains médias politisés.<br />
Pour mettre en avant une certaine ouverture<br />
de la vil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s Tripolitains peuvent<br />
fournir une multitude d’exemp<strong>le</strong>s.<br />
Ils abondent par exemp<strong>le</strong> dans la description<br />
de la rue baptisée « Damme<br />
wa Farze » qui compte une myriade de<br />
cafés où jeunes hommes et femmes, (dé)<br />
vêtus comme bon <strong>le</strong>ur semb<strong>le</strong>, se rencontrent<br />
librement et consomment de<br />
l’alcool, quoique discrètement. Joseph<br />
Wehbé, journaliste habitant de la vil<strong>le</strong>,<br />
cite tous <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s vitupérant <strong>le</strong>s forces<br />
islamistes ou <strong>le</strong>s poèmes « finement érotiques<br />
» qu’il a publiés, sans que l’on<br />
tente de l’intimider. Un activiste local<br />
relate quant à lui l’exemp<strong>le</strong> d’un festival<br />
qu’il a organisé au cours <strong>du</strong> ramadan<br />
2010 dans la tour des Lions, monument<br />
de la vil<strong>le</strong>, et au cours <strong>du</strong>quel<br />
se sont pro<strong>du</strong>its des artistes libanais et<br />
étrangers qui n’ont aucun rapport avec<br />
l’art religieux, sans que cela ne suscite la<br />
moindre polémique.<br />
Quels facteurs sont donc à l’origine de<br />
la faib<strong>le</strong>sse de la vie culturel<strong>le</strong> à Tripoli ?<br />
Un mot revient comme par magie dans<br />
la bouche de plusieurs intel<strong>le</strong>ctuels et<br />
activistes de la vil<strong>le</strong> : « mamelouke ».<br />
Tripoli serait ainsi mamelouke dans<br />
<strong>le</strong> sens où el<strong>le</strong> serait dominée par « un<br />
conservatisme social qui ne s’apparente<br />
pas au fanatisme religieux », bien que<br />
l’islam soit sans doute l’un, mais seu<strong>le</strong>ment<br />
l’un, de ses fondements. Imprégnée<br />
de ce conservatisme mamelouk,<br />
la vil<strong>le</strong> s’est « repliée sur son passé et a<br />
D.R.<br />
vécu en autarcie et ne s’est pas inscrite<br />
dans une perspective libanaise », précise<br />
Joseph Wehbé. Ce<br />
« mameloukisme » aurait<br />
sapé <strong>le</strong>s fondements de<br />
l’essor de l’indivi<strong>du</strong>alisme<br />
urbain à Tripoli et<br />
favorisé la conception de<br />
la culture comme processus<br />
de création de biens<br />
« sacrés que l’on expose<br />
sur <strong>le</strong>s étagères bien plus<br />
que comme une dynamique<br />
rattachée à la vie<br />
quotidienne », explique<br />
un intel<strong>le</strong>ctuel originaire<br />
de la vil<strong>le</strong>.<br />
<strong>Le</strong> facteur politique a aggravé<br />
l’iso<strong>le</strong>ment culturel<br />
relatif de la vil<strong>le</strong>. « <strong>Le</strong><br />
conflit politique au Liban<br />
se reflète et s’amplifie à<br />
Tripoli », regrette Talal<br />
Khoja, professeur de mathématiques<br />
à l’Université<br />
libanaise qui anime l’association<br />
culturel<strong>le</strong> loca<strong>le</strong> Bauzar. « À Tripoli,<br />
l’on garde à dessein des zones toujours<br />
prêtes à exploser, ce qui entrave <strong>le</strong> dialogue<br />
et la création culturel<strong>le</strong>s dans la<br />
vil<strong>le</strong> », poursuit-il. <strong>Le</strong> professeur raconte<br />
à titre d’exemp<strong>le</strong> que <strong>le</strong> portrait d’un<br />
milicien financé par un politicien connu<br />
et tué lors d’échanges de tirs entre <strong>le</strong>s<br />
deux zones il y a quelques mois a été<br />
accroché sur une statue décorative créée<br />
à l’initiative de son association dans un<br />
quartier de la vil<strong>le</strong>. « Nous avons tenté<br />
par tous <strong>le</strong>s moyens de l’en<strong>le</strong>ver, sans<br />
succès ! » s’indigne-t-il.<br />
Culture politisée et journaux<br />
locaux<br />
Sur ce terrain miné ont germé des phénomènes<br />
culturels relativement spéci-<br />
« À Tripoli,<br />
l’on garde<br />
à dessein<br />
des zones<br />
toujours<br />
prêtes à<br />
exploser, ce<br />
qui entrave<br />
la création<br />
culturel<strong>le</strong>s<br />
dans la<br />
vil<strong>le</strong> »<br />
fiques à Tripoli, notamment <strong>le</strong>s centres<br />
culturels financés par <strong>le</strong>s politiciens locaux.<br />
Ainsi, <strong>le</strong> Premier ministre<br />
Nagib Mikati a racheté<br />
Beit el-Fann, espace<br />
culturel localisé dans <strong>le</strong><br />
bâtiment historique et<br />
traditionnel de l’ancien<br />
hôpital américain de<br />
Mina. Beit el-Fann, qui<br />
a pris <strong>le</strong> nom de centre<br />
culturel al-Azm en référence<br />
au courant politique<br />
de Nagib Mikati,<br />
est équipé pour accueillir<br />
des ateliers, concerts,<br />
spectac<strong>le</strong>s et expositions.<br />
Il est toutefois fermé depuis<br />
bientôt deux ans et,<br />
actuel<strong>le</strong>ment en cours de<br />
rénovation, devrait rouvrir<br />
ses portes <strong>du</strong>rant <strong>le</strong><br />
ramadan.<br />
De son côté, la Fondation Safadi, créée<br />
en 2001 par l’actuel ministre des Finances,<br />
Mohammad Safadi, se veut<br />
active dans <strong>le</strong>s domaines <strong>du</strong> développement<br />
économique et social, de la culture<br />
et <strong>du</strong> sport. Dans ses locaux vastes et<br />
modernes, la fondation possède, outre<br />
ses installations sportives, des sal<strong>le</strong>s de<br />
classe, des sal<strong>le</strong>s de conférence et d’exposition,<br />
une bibliothèque et un auditorium.<br />
El<strong>le</strong> héberge éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> Centre<br />
culturel russe, l’Institut Cervantès, <strong>le</strong><br />
Dialogpunkt et <strong>le</strong> British Council qui<br />
s’ajoutent aux Centres culturels français<br />
et italiens, assez actifs à Tripoli.<br />
Force est toutefois de constater que<br />
malgré <strong>le</strong>s investissements lourds qu’ils<br />
ont requis, ces deux centres n’ont pas<br />
réussi à stimu<strong>le</strong>r un véritab<strong>le</strong> processus<br />
de création culturel<strong>le</strong> à Tripoli. Par<br />
Mazen Kerbaj<br />
ail<strong>le</strong>urs, Tripoli présente un autre phénomène<br />
qui lui est propre : la prospérité<br />
de la presse loca<strong>le</strong>. La vil<strong>le</strong> compte<br />
en effet une dizaine d’hebdomadaires<br />
locaux presque gratuits. Fruit <strong>du</strong> mouvement<br />
syndical historiquement très actif<br />
à Tripoli, ces journaux n’ont guère<br />
d’impact sur la vie culturel<strong>le</strong> et se spécialisent<br />
uniquement dans <strong>le</strong>s questions<br />
politiques, vu qu’ils sont pratiquement<br />
tous financés aujourd’hui par <strong>le</strong>s forces<br />
politiques présentes dans la vil<strong>le</strong>.<br />
<strong>Le</strong>s initiatives alternatives<br />
En dehors de ces initiatives destinées<br />
au grand public tripolitain, <strong>le</strong>s initiatives<br />
culturel<strong>le</strong>s indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>s peinent à<br />
décol<strong>le</strong>r. L’on pourrait s’attendre à ce<br />
que <strong>le</strong>s universités qui sont légion dans<br />
la vil<strong>le</strong> soient de véritab<strong>le</strong>s laboratoires<br />
favorisant l’apparition et <strong>le</strong> développement<br />
de ce genre de projets. Pas moins<br />
de sept universités sont en effet implantées<br />
dans la vil<strong>le</strong> ou dans son périmètre<br />
proche. Cependant, <strong>le</strong>s activités culturel<strong>le</strong>s<br />
organisées ou parrainées par ces<br />
institutions échouent systématiquement<br />
à toucher un public non académique.<br />
Il n’en demeure pas moins que <strong>le</strong>s initiatives<br />
indivi<strong>du</strong>el<strong>le</strong>s alternatives ne sont<br />
pas absentes à Tripoli. En témoigne<br />
l’expérience de Talal Khoja qui, avec<br />
son association Bauzar, a invité des<br />
artistes locaux et étrangers à peindre<br />
des fresques mura<strong>le</strong>s ou à réaliser des<br />
statues décoratives dans plusieurs quartiers<br />
de Tripoli. Il existe plusieurs autres<br />
initiatives similaires qui sont <strong>le</strong> fait de<br />
col<strong>le</strong>ctifs tel<strong>le</strong> l’Association libanaise<br />
pour la promotion de la <strong>le</strong>cture et de la<br />
culture <strong>du</strong> dialogue, dirigée par Zahida<br />
Darwiche Jabbour qui organise régulièrement<br />
des conférences, des concours et<br />
des rencontres <strong>littéraire</strong>s avec des écrivains<br />
francophones et arabophones.<br />
<strong>Le</strong>s jeunes Tripolitains ne manquent<br />
pas non plus d’investir dans <strong>le</strong>ur vil<strong>le</strong><br />
et sa culture. Ainsi, un jeune graphiste<br />
a inauguré il y a trois mois un restopub<br />
à caractère culturel baptisé Code.<br />
Localisé dans une maison traditionnel<strong>le</strong><br />
rue Minnot – rue baptisée par <strong>le</strong>s habitants<br />
de Mina à l’instar de la fameuse<br />
rue Monnot de Beyrouth –, l’établissement<br />
est équipé d’une scène qui accueil<strong>le</strong><br />
régulièrement des concerts et<br />
d’une bibliothèque. « Je n’ai pas encore<br />
atteint mon objectif et mon projet n’a<br />
pas encore acquis la notoriété à laquel<strong>le</strong><br />
j’aspire. Mais je suis déterminé à continuer<br />
», martè<strong>le</strong>-t-il comme un défi lancé<br />
à lui-même ou à une vil<strong>le</strong> qui peine à<br />
comprendre ses ambitions.<br />
MAhMOud hArB<br />
Voir aussi l'artic<strong>le</strong> de Jabbour DOUAIHY, ChrOnique<br />
des années de plOmB en page VIII<br />
Questionnaire<br />
de Proust à<br />
Dany<br />
Laferrière<br />
V<br />
Figure phare de la littérature<br />
francophone, l’intel<strong>le</strong>ctuel,<br />
écrivain et scénariste Dany Laferrière<br />
est né à Port-au-Prince en<br />
1953. Il en part en 1976, suite à<br />
l’assassinat de l’un de ses proches<br />
amis par <strong>le</strong>s « Tontons macoutes »<br />
et à la dérive ubuesque de la tyrannie<br />
des Duvalier. Il partage actuel<strong>le</strong>ment<br />
sa vie entre Montréal et<br />
Miami. Ce qu’il appel<strong>le</strong> son « autobiographie<br />
américaine » et qui<br />
compte 10 romans démarre avec<br />
<strong>le</strong> fameux Comment faire l’amour<br />
avec un Nègre sans se fatiguer. Il a<br />
reçu <strong>le</strong> prix Médicis en 2009 pour<br />
L’énigme <strong>du</strong> retour (Grasset) et il<br />
vient de publier Tout bouge autour<br />
de moi (Grasset) à propos <strong>du</strong><br />
séisme <strong>du</strong> 12 janvier 2010.<br />
l Quel est <strong>le</strong> principal trait de votre<br />
caractère ?<br />
La curiosité.<br />
l Votre qualité préférée chez une<br />
femme ?<br />
L’esprit.<br />
l Qu’appréciez-vous <strong>le</strong> plus chez<br />
vos amis ?<br />
<strong>Une</strong> certaine distance.<br />
l Votre principal défaut ?<br />
Je laisse <strong>le</strong> choix à ceux qui me<br />
connaissent.<br />
l Votre occupation préférée ?<br />
Rêver dans une baignoire.<br />
l Votre rêve de bonheur ?<br />
<strong>Une</strong> vie où l’on n’exige rien de vous.<br />
l Quel serait votre plus grand<br />
malheur ?<br />
La vie éternel<strong>le</strong>.<br />
l Ce que vous voudriez être ?<br />
Un écrivain.<br />
l <strong>Le</strong> pays où vous désireriez vivre ?<br />
Nul<strong>le</strong> part… Joli coin où <strong>le</strong><br />
nationalisme n’existe pas.<br />
l L’oiseau que vous préférez ?<br />
L’oiseau-mouche.<br />
l Vos auteurs favoris en prose ?<br />
Borges, Boulgakov, Jacques-Stephen<br />
A<strong>le</strong>xis, Baldwin, Tanizaki et Diderot.<br />
l Vos poètes préférés ?<br />
Davertige, Villon, Whitman, Derek<br />
Walcott et Bashô.<br />
l Vos héros dans la fiction ?<br />
Holden Caulfield (L’Attrape-cœurs<br />
de Salinger).<br />
l Votre héroïne dans la fiction ?<br />
Virginia Woolf (cel<strong>le</strong> qui tient <strong>le</strong><br />
journal <strong>littéraire</strong> de Virginia Woolf).<br />
l Vos compositeurs préférés ?<br />
J’aime <strong>le</strong>s chants populaires où <strong>le</strong>s<br />
compositeurs sont anonymes.<br />
l Vos peintres favoris ?<br />
Basquiat, Velasquez et Hugo (ses<br />
encres).<br />
l Vos héros dans la vie <strong>réel</strong><strong>le</strong> ?<br />
Celui qui fait face à la tempête de la<br />
vie sans chercher à accuser personne.<br />
l Ce que vous détestez par-dessus<br />
tout ?<br />
La délation.<br />
l <strong>Le</strong>s caractères historiques que<br />
vous détestez <strong>le</strong> plus ?<br />
Bonaparte et Hit<strong>le</strong>r.<br />
l <strong>Le</strong> fait militaire que vous admirez<br />
<strong>le</strong> plus ?<br />
L’indépendance d’Haïti.<br />
l La réforme que vous estimez <strong>le</strong><br />
plus ?<br />
La fin de l’apartheid en Afrique <strong>du</strong><br />
Sud.<br />
l L’état présent de votre esprit ?<br />
Un peu inquiet.<br />
l Comment aimeriez-vous mourir ?<br />
Comme cela viendra, c’est-à-dire<br />
sans y penser à l’avance.<br />
l <strong>Le</strong> don de la nature que vous<br />
aimeriez avoir ?<br />
Pouvoir me rendre invisib<strong>le</strong>.<br />
l <strong>Le</strong>s fautes qui vous inspirent <strong>le</strong><br />
plus d’in<strong>du</strong>lgence ?<br />
Tout sauf la délation.<br />
l Votre devise ?<br />
<strong>Une</strong> formu<strong>le</strong> de Montaigne : « Je ne<br />
fais rien sans gaieté ».<br />
D.R.
VI Essais<br />
D.R.<br />
dialogue entre <strong>le</strong> journaliste Edwy P<strong>le</strong>nel et l'historien Benjamin Stora sur <strong>le</strong>s révolutions en cours, <strong>Le</strong> 89 arabe<br />
questionne l'actualité et ouvre au <strong>le</strong>cteur de nouvel<strong>le</strong>s perspectives.<br />
<strong>le</strong> 89 araBe de Benjamin Stora et Edwy P<strong>le</strong>nel,<br />
Stock, 2011, 180p.<br />
Commenter une révolution<br />
en direct n’est pas une<br />
simp<strong>le</strong> tâche, c’est une<br />
activité constamment<br />
sujette aux incertitudes<br />
d’une histoire qui s’amuse à décevoir<br />
<strong>le</strong>s plus hardis de ses explorateurs.<br />
<strong>Le</strong>s révolutions, comme <strong>le</strong> soulignent<br />
Benjamin Stora et Edwy P<strong>le</strong>nel dans la<br />
préface de <strong>le</strong>ur <strong>Le</strong> 89 arabe, ouvrent<br />
« l’horizon des possib<strong>le</strong>s », et posent<br />
donc un défi à la narration historique<br />
de cet évènement. Ce défi historiographique,<br />
Stora et P<strong>le</strong>nel <strong>le</strong> relèvent en<br />
adoptant <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> <strong>du</strong> dialogue, un sty<strong>le</strong><br />
plus ouvert et plus contradictoire que<br />
l’essai ou la thèse, un sty<strong>le</strong> qui met en<br />
va<strong>le</strong>ur la contingence et la radicalité<br />
de l’événement. Et ce qui émerge de<br />
ce dialogue à deux voix est une histoire<br />
des révolutions, moins linéaire,<br />
moins affirmative, mais plus vivante,<br />
une histoire à plusieurs temporalités,<br />
qui permet d’exhumer <strong>sous</strong> « <strong>le</strong>s<br />
fausses évidences et… <strong>le</strong>s illusoires<br />
certitudes » <strong>le</strong>s différentes trajectoires<br />
de ces révolutions. Et cette histoire à<br />
plusieurs temporalités, <strong>le</strong>s deux auteurs<br />
la maîtrisent bien, à partir de<br />
<strong>le</strong>urs professions respectives, cel<strong>le</strong><br />
d’un journaliste qui décrypte l’immé-<br />
diat et cel<strong>le</strong> d’un historien qui traque<br />
la longue <strong>du</strong>rée.<br />
Cette généalogie, plutôt qu’histoire,<br />
de ces révolutions arabes est une série<br />
de « reprises d’histoire », pour reprendre<br />
<strong>le</strong>s termes de Stora, qui tisse<br />
plusieurs trajectoires autour de cet<br />
événement. Dans ce sens, <strong>le</strong>s révolutions<br />
arabes sont un retour aux révolutions<br />
de 1989, mais plus fondamenta<strong>le</strong>ment<br />
un retour à la révolution<br />
démocratique de 1789, à ce « printemps<br />
des peup<strong>le</strong>s essentiel<strong>le</strong>ment démocratiques,<br />
dans sa genèse comme<br />
dans son exigence », qui sera plus tard<br />
étouffé par <strong>le</strong>s révolutions avant-gardistes<br />
<strong>du</strong> XXe sièc<strong>le</strong>. Mais el<strong>le</strong>s sont<br />
aussi la reprise d’une autre histoire,<br />
plus arabe et plus récente, cel<strong>le</strong> de<br />
la décolonisation et de ses espoirs,<br />
quand « pendant un court moment<br />
<strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s arabes se vivaient comme<br />
étant au cœur de l’agenda mondial »,<br />
une histoire avortée par <strong>le</strong>s contre-révolutions<br />
des systèmes à parti unique,<br />
des républiques transformées en monarchie,<br />
et des régimes socialistes<br />
privatisés par la famil<strong>le</strong> régnante. Et<br />
dans ce même mouvement de reprise<br />
d’histoire, ces révolutions réactualisent<br />
une histoire plus ancienne, l’histoire<br />
d’une ouverture sur la modernité,<br />
souvent idéalisée ou démonisée<br />
mais toujours désirée, qui commence<br />
avec la Nahda et se termine avec <strong>le</strong>s<br />
déceptions successives <strong>du</strong> XX e sièc<strong>le</strong>.<br />
La toi<strong>le</strong> que tissent Stora et P<strong>le</strong>nel est<br />
centrée autour <strong>du</strong><br />
monde arabe et de<br />
ces révolutions, mais<br />
ne se limite pas à ce<br />
monde qui, depuis <strong>le</strong><br />
XIX e sièc<strong>le</strong> au moins,<br />
ne peut se penser en<br />
dehors de l’Europe.<br />
L’histoire qui en décou<strong>le</strong><br />
est polyphonique,<br />
à plusieurs<br />
voix, parfois consonantes<br />
mais souvent<br />
dissonantes. Et <strong>le</strong>s<br />
révolutions, même<br />
si el<strong>le</strong>s forment un<br />
événement arabe,<br />
sont globa<strong>le</strong>s dans<br />
<strong>le</strong>ur portée, formant<br />
un des mouvements<br />
dans cet échange<br />
entre l’Orient et<br />
l’Occident. Pour Stora<br />
et P<strong>le</strong>nel, ces révolutions<br />
ne peuvent être appréhendées<br />
sans ce moment fondateur que fut <strong>le</strong><br />
colonialisme, et son histoire que l’Europe<br />
ne parvient toujours pas à affronter.<br />
El<strong>le</strong>s ne peuvent pas éga<strong>le</strong>ment être<br />
comprises en dehors <strong>du</strong> « traumatisme<br />
algérien » et de ce di<strong>le</strong>mme meurtrier<br />
Correction scrupu<strong>le</strong>use<br />
d’une caricature anglaise<br />
Il a écrit l’une des<br />
plus bel<strong>le</strong>s pages de<br />
l’histoire de son pays.<br />
Malgré cela, « un<br />
quart des Anglais<br />
sont persuadés que<br />
winston Churchill<br />
est un personnage de<br />
fiction » !<br />
À la reCherChe de winstOn ChurChill de<br />
Pierre Assouline, col<strong>le</strong>ctif, Perrin 2011, 195 p.<br />
De lui, l’histoire a retenu<br />
quelques bons mots d’une<br />
grande finesse qui ne manquaient<br />
pas de cynisme…<br />
De lui, l’histoire a gardé l’image d’un<br />
Anglais porté sur l’alcool et amateur de<br />
cigares… <strong>Une</strong> caricature en somme !<br />
Il était donc important de rétablir, audelà<br />
des clichés, la vérité sur Winston<br />
Churchill. C’est ce que Pierre Assouline<br />
entreprend de faire dans son dernier ouvrage<br />
À la recherche de Winston Churchill.<br />
Il s’agit d’un livre d’entretiens rassemblant<br />
historiens et spécialistes qui<br />
dissèquent <strong>le</strong>s différents aspects de ce<br />
personnage si comp<strong>le</strong>xe, que l’on a, à<br />
tort, l’impression de bien connaître.<br />
Ainsi, l’idée reçue qui <strong>le</strong> présente comme<br />
parfaitement hosti<strong>le</strong> au sport occulte <strong>le</strong><br />
fait qu’il fut dans sa jeunesse un excel<strong>le</strong>nt<br />
escrimeur et un très bon joueur de<br />
polo. Il en est de même pour sa réputation<br />
d’alcoolique qui ne dit rien de l’effet<br />
bénéfique des flacons sur son black<br />
dog, une dépression héréditaire qui ne<br />
l’a jamais quitté. Pour ce qui est de son<br />
légendaire goût de la langue et des bons<br />
mots, il trouve son origine dans une<br />
phrase de son grand-père, prononcée<br />
lors d’un discours officiel : « Et d’une<br />
salve cinglante il fracassa <strong>le</strong>s lignes ennemies…<br />
»<br />
Cet ouvrage insiste sur la proximité de<br />
ce personnage qui, « avec son tabagisme<br />
irrépressib<strong>le</strong>, son alcoolisme chronique,<br />
sa dépression latente, est tout simp<strong>le</strong>ment<br />
plus humain, et donc plus proche<br />
de nous. On sait ses défauts, ses travers,<br />
ses erreurs, mais on lui pardonne<br />
quand ce qu’il a réussi <strong>le</strong>s compense<br />
largement. »<br />
Ce qui surprend et fascine <strong>le</strong> plus chez<br />
cet homme d’État qui fut un stratège de<br />
génie, c’est qu’il s’en remettait entièrement,<br />
aussi bien pour <strong>le</strong>s petites décisions<br />
que dans <strong>le</strong>s grands moments, à<br />
son instinct. De fait, il a « beaucoup agi<br />
<strong>Le</strong>s multip<strong>le</strong>s histoires<br />
des révolutions arabes<br />
par impulsion et par intuition ». Churchill<br />
était un impulsif contenu. Il était<br />
éga<strong>le</strong>ment autodidacte, qu’il s’agisse<br />
de l’art de la guerre, de la politique, de<br />
l’écriture, <strong>du</strong> journalisme ou de la peinture…<br />
La part de l’improvisation était<br />
donc grande, mais dès qu’il comprenait<br />
<strong>le</strong> fonctionnement <strong>du</strong> système, el<strong>le</strong> s’appuyait<br />
sur l’expérience. Ces qualités allaient<br />
lui être d’autant plus uti<strong>le</strong>s qu’il<br />
<strong>du</strong>t gravir seul <strong>le</strong>s échelons <strong>du</strong> pouvoir.<br />
Né dans la famil<strong>le</strong> aristocrate des Marlborough,<br />
il était <strong>le</strong> fils cadet d’un fils cadet<br />
; ce qui ne lui donnait pas <strong>le</strong> droit de<br />
siéger à la Chambre des lords.<br />
Si c’est bien la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong><br />
qui l’a fait connaître, Assouline<br />
n’en oublie pas pour autant son rô<strong>le</strong><br />
de militaire <strong>du</strong>rant la grande guerre,<br />
son courage et son mépris <strong>du</strong> danger…<br />
Tout en précisant que, par la suite, il fut<br />
plutôt pacifiste que belliqueux et « tentait<br />
d’éviter <strong>le</strong>s guerres, tout en étant<br />
prêt à <strong>le</strong>s faire ».<br />
Lorsqu’il arriva au pouvoir en 1940, il<br />
fut perçu comme un intérimaire à qui<br />
l’on confierait la tâche ingrate d’assumer<br />
un possib<strong>le</strong> armistice en France.<br />
<strong>Le</strong> génie churchillien fut alors d’accepter<br />
de devenir Premier ministre, de<br />
former immédiatement un gouvernement<br />
d’union nationa<strong>le</strong> et de s’appuyer<br />
au moins autant sur <strong>le</strong>s libéraux et <strong>le</strong>s<br />
travaillistes que sur <strong>le</strong>s tories de son<br />
propre parti dont il avait bien compris<br />
qu’ils <strong>le</strong> lâcheraient à la première<br />
occasion. Il créa aussitôt un cabinet de<br />
la guerre au sein de ce gouvernement ;<br />
et c’est fort <strong>du</strong> soutien de ses ennemis<br />
théoriques qu’il emporta la décision de<br />
ne pas négocier avec l’Al<strong>le</strong>magne et de<br />
poursuivre la lutte coûte que coûte.<br />
Né d’une mère américaine et d’un lord<br />
anglais, Churchill a très probab<strong>le</strong>ment<br />
été conçu sur <strong>le</strong> sol français. Mais cela<br />
ne suffit sans doute pas à expliquer entièrement<br />
son attachement sentimental<br />
à la France et sa francophilie qui ne<br />
s’est jamais démentie, malgré ses différends<br />
avec <strong>le</strong> général de Gaul<strong>le</strong>. Bien<br />
enten<strong>du</strong>, Assouline consacre une large<br />
part de son ouvrage à cette relation<br />
conflictuel<strong>le</strong> qui ne s’est apaisée qu’à la<br />
fin de la guerre, insistant toutefois sur <strong>le</strong><br />
fait que Churchill et de Gaul<strong>le</strong> ont pu<br />
partager des visions communes malgré<br />
<strong>le</strong>urs désaccords.<br />
Dressant enfin <strong>le</strong> bilan de sa carrière,<br />
force est de constater que s’il a permis<br />
aux Britanniques « de continuer à respirer<br />
entre 1939 et 1942 », il n’y eut<br />
jamais aucune loi Churchill ni aucune<br />
transformation socia<strong>le</strong> considérab<strong>le</strong> impulsée<br />
par lui. « Il n’était pas un politicien<br />
de temps de paix. » Pour autant,<br />
Assouline nous éclaire sur l’héritage<br />
qu’il laisse dans la vie politique actuel<strong>le</strong><br />
et la manière dont il a conditionné l’action<br />
de ses successeurs, notamment en<br />
périodes de crise.<br />
« <strong>Le</strong>s<br />
révolutions<br />
en cours ont<br />
su écrire<br />
<strong>le</strong>ur propre<br />
histoire en<br />
épousant la<br />
nôtre, nos<br />
peurs, nos<br />
aveug<strong>le</strong>ments,<br />
nos<br />
lAMiA EL SAAd<br />
qui se mit en place dès <strong>le</strong> début des<br />
années 90, entre dictature militaire<br />
et vio<strong>le</strong>nce islamiste. Et que dire <strong>du</strong><br />
monde arabe qui a puisé en Europe,<br />
à la fois sa Nahda<br />
et son nationalisme,<br />
cette « queue de comète<br />
des totalitarismes<br />
européens ».<br />
Et ce mimétisme<br />
apparaît clairement<br />
dans <strong>le</strong>s révolutions<br />
en cours qui, pour<br />
reprendre <strong>le</strong>s termes<br />
de nos auteurs, « ont<br />
su nous renvoyer <strong>le</strong><br />
miroir que nous voulions.<br />
Ils ont su écrire<br />
<strong>le</strong>ur propre histoire<br />
en épousant la nôtre,<br />
nos peurs, nos aveug<strong>le</strong>ments,<br />
nos ignorances<br />
».<br />
En récupérant ces<br />
temporalités et ces<br />
voix, que <strong>le</strong>s théories<br />
des dernières décennies<br />
ont étouffées <strong>sous</strong> des déterminations<br />
culturalistes, Stora et P<strong>le</strong>nel<br />
redonnent à cet événement sa vraie<br />
portée radica<strong>le</strong> en mettant paradoxa<strong>le</strong>ment<br />
l’accent sur son côté normal<br />
et prévisib<strong>le</strong>. <strong>Le</strong>s révolutions arabes<br />
n’ont surpris que <strong>le</strong>s tenants des thèses<br />
ghOrBat el-kateB el-araBi de Halim Barakat,<br />
Dar al-Saqi, 365 p.<br />
Désolante est la condition de<br />
l’écrivain arabe que nous présente<br />
<strong>le</strong> romancier et sociologue<br />
Halim Barakat dans son dernier<br />
ouvrage. La condition d’un apatride,<br />
d’un doub<strong>le</strong> exilé qui ne se retrouve<br />
dans son élément ni à l’intérieur de<br />
son pays ni sur <strong>le</strong>s chemins sinueux de<br />
l’émigration.<br />
Selon la vision de Halim Barakat, l’écrivain<br />
arabe se mue en étranger au sein<br />
de son pays d’origine <strong>du</strong> fait de son incapacité<br />
intrinsèque à s’identifier avec<br />
<strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs d’une société archaïque.<br />
D’une société « marécage où grouil<strong>le</strong>nt<br />
<strong>le</strong>s cieux, <strong>le</strong>s dieux, <strong>le</strong>s despotes, <strong>le</strong>s<br />
fou<strong>le</strong>s de sab<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s visages masqués »,<br />
selon <strong>le</strong>s mots employés par l’auteur<br />
dans son chapitre consacré à Adonis et<br />
aux chants de son Mehyar <strong>le</strong> Damascène.<br />
Cela ne transforme toutefois pas<br />
l’écrivain arabe en paria passif mais <strong>le</strong><br />
pousse, dans l’optique de Halim Barakat<br />
encore apparemment attaché à son<br />
engagement nationaliste, à la confrontation,<br />
à « l’écriture révolutionnaire »,<br />
au refus « qui ne se résume pas à une<br />
simp<strong>le</strong> négation » mais consiste avant<br />
tout à promouvoir « un monde nouveau<br />
reposant sur des va<strong>le</strong>urs, des sentiments<br />
et des idées fermentés dans <strong>le</strong>s<br />
profondeurs » de l’être.<br />
« Étranger dans (ce) monde des<br />
autres » qu’est son propre pays, l’écrivain<br />
arabe peut-il donc retrouver <strong>le</strong><br />
repos à travers <strong>le</strong> voyage et l’éloignement<br />
? Pas nécessairement, semb<strong>le</strong><br />
souligner Halim Barakat qui distingue<br />
deux types d’émigration. La première,<br />
« volontaire, mène à l’intégration au<br />
sein de la nouvel<strong>le</strong> société et à l’adoption<br />
de son identité ». La seconde s’apparente<br />
davantage à un exil <strong>du</strong> fait de<br />
« l’ininterruption de l’appartenance<br />
à la société d’origine qui continue<br />
d’attiser la nostalgie ». À un exil qui<br />
d’exception sur <strong>le</strong> monde arabe, qui<br />
aveuglés « par un trop-p<strong>le</strong>in de politique<br />
», n’ont pas enten<strong>du</strong> la « sourde<br />
révolte » qui grondait depuis plus de<br />
trois décennies et ont per<strong>du</strong> l’espoir<br />
dans <strong>le</strong>s dynamiques de modernisation<br />
socia<strong>le</strong> et politique, <strong>le</strong>ntes mais sûres.<br />
En regardant de plus près ces sociétés,<br />
en dehors <strong>du</strong> prisme <strong>du</strong> traumatisme<br />
algérien ou <strong>du</strong> conflit des civilisations,<br />
ces révolutions redeviennent prévisib<strong>le</strong>s,<br />
une réaction norma<strong>le</strong> de sociétés<br />
profondément bou<strong>le</strong>versées depuis<br />
des décennies. Et la radicalité de ces<br />
révolutions apparaît enfin comme<br />
étant non pas une radicalité de la nouveauté,<br />
mais plutôt une radicalité de la<br />
normalité. Et cette reprise <strong>du</strong> normal,<br />
pour paraphraser Stora, donne une<br />
portée universaliste à ce monde arabe,<br />
longtemps placé en marge de l’histoire,<br />
ce monde qui s’ouvre au moment où<br />
la France se replie sur « une identité<br />
nationa<strong>le</strong> fixe et unique, cel<strong>le</strong> d’une<br />
France de l’origine construite de manière<br />
continue ». Et dans ce contraste<br />
ignorances » D.R.<br />
peut-être se trouve la réponse à la<br />
question de P<strong>le</strong>nel : « Et <strong>le</strong> message<br />
universalisab<strong>le</strong> des révolutions arabes<br />
ne serait-il pas, tout simp<strong>le</strong>ment, un<br />
retour aux sources de la promesse démocratique,<br />
non seu<strong>le</strong>ment chez eux,<br />
mais aussi chez nous ? »<br />
<strong>Le</strong> doub<strong>le</strong> exil<br />
de l’écrivain arabe<br />
SAMer FrAnGiÉ<br />
© Naïla HANNA<br />
« contribue à créer un climat propice<br />
à la créativité » en offrant à l’écrivain<br />
une prise de distance qui « lui permet<br />
de méditer sur sa société (d’origine) à<br />
l’abri de la censure » intérieure ou extérieure.<br />
Halim Barakat présente cette<br />
vision de la condition de l’écrivain<br />
arabe en évoquant <strong>le</strong>s expériences et<br />
des fragments des œuvres de plusieurs<br />
artistes de renom. Il se penche ainsi, à<br />
travers <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> prisme de la psychosociologie<br />
et de la critique <strong>littéraire</strong>,<br />
sur la poésie d’Adonis, sur la pensée<br />
de Hicham Charabi et Édouard Saïd,<br />
sur <strong>le</strong>s romans de Jabra Ibrahim Jabra,<br />
Abdel-Rahmane Mounif et el-Tayyeb<br />
Sa<strong>le</strong>h, sur l’œuvre multip<strong>le</strong> de Gibran<br />
Khalil Gibran, sur <strong>le</strong> théâtre de Saadallah<br />
Wannous et sur la peinture de<br />
Marwan Kassab Bachi. Un aréopage<br />
d’artistes qu'il a pu en partie côtoyer.<br />
Cependant, l’évocation de la relation<br />
personnel<strong>le</strong> qui a lié Halim Barakat<br />
à plusieurs de ces artistes contribue<br />
au manque de cohérence apparent à<br />
plusieurs reprises dans l’ouvrage. Bien<br />
que choisissant à son livre la vocation<br />
d’« étude » sur l’influence de l’exil sur<br />
<strong>le</strong>s œuvres d’artistes arabes, l’auteur<br />
mê<strong>le</strong> souvent, dans un même chapitre<br />
et sans axe directeur, souvenirs personnels,<br />
analyse sociologique, trouvail<strong>le</strong>s<br />
d’exégète, impressions de <strong>le</strong>cteur,<br />
remarques de critique <strong>littéraire</strong> et<br />
considérations philosophiques. Cette<br />
confusion pourrait s’avérer rebutante<br />
pour <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur et agacer éga<strong>le</strong>ment<br />
la propension de Halim Barakat à citer<br />
fréquemment et à profusion ses<br />
propres artic<strong>le</strong>s, ouvrages et romans. Il<br />
n’en demeure pas que Ghorbat el-Kateb<br />
el-Arabi développe une réf<strong>le</strong>xion<br />
intéressante sur la condition de l’écrivain<br />
dans un monde arabe où censure,<br />
répression et violations des libertés<br />
demeurent des pratiques communes.<br />
<strong>Une</strong> réf<strong>le</strong>xion aux tristes conclusions<br />
que l’actuel printemps arabe éloignera<br />
peut-être <strong>du</strong>rab<strong>le</strong>ment de la réalité.<br />
MAhMOud hArB<br />
<strong>Le</strong>s romans étrangers de la<br />
<strong>rentrée</strong><br />
219 romans étrangers seront publiés<br />
à la <strong>rentrée</strong> en France. On retrouve<br />
dans la liste : Paul Auster (Sunset<br />
Park), Philip Roth (<strong>Le</strong> Rabaissement),<br />
Mario Vargas Llosa (<strong>Le</strong> Rêve<br />
<strong>du</strong> Celte), Haruki Murakami, David<br />
Grossman, Julian Barnes, Arturo<br />
Pérez-Reverte et, chez Actes Sud/<br />
L’Orient des livres, <strong>le</strong> Libanais Toufic<br />
Youssef Awad.<br />
Sur <strong>le</strong>s traces de Ramsès II<br />
En même temps qu’un essai sur <strong>le</strong><br />
printemps égyptien, Robert Solé publie<br />
aux éditions <strong>du</strong> Seuil un ouvrage<br />
intitulé La vie éternel<strong>le</strong> de Ramsès II,<br />
qui retrace avec érudition et non sans<br />
humour l’incroyab<strong>le</strong> épopée menée<br />
pour retrouver la dépouil<strong>le</strong> mortel<strong>le</strong><br />
<strong>du</strong> plus grand des pharaons. Un ouvrage<br />
passionnant !<br />
Cioran en Pléiade<br />
D.R.<br />
Cioran entre dans la Pléiade ! En<br />
novembre 2011 paraîtra chez Gallimard,<br />
dans la fameuse col<strong>le</strong>ction, un<br />
volume regroupant <strong>le</strong>s dix ouvrages<br />
rédigés entre 1949 et 1987 par l’écrivain<br />
roumain francophone.<br />
Paris est une fête !<br />
Évoqué à maintes reprises dans <strong>le</strong><br />
dernier film de Woody Al<strong>le</strong>n, A<br />
Moevab<strong>le</strong> Feast (Paris est une fête)<br />
d’Ernest Hemingway vient d’être réédité<br />
par <strong>le</strong>s éditions Gallimard dans<br />
la col<strong>le</strong>ction « Du monde entier ».<br />
Cette version augmentée, plus fidè<strong>le</strong><br />
à l’esprit de l’auteur, est enrichie de<br />
témoignages et de huit textes inédits.<br />
Kadicha d’A<strong>le</strong>xandre Najjar<br />
C’est <strong>le</strong> 15<br />
septembre<br />
que sortira<br />
chez Plon<br />
<strong>le</strong> dernier<br />
roman<br />
d’A<strong>le</strong>xandre<br />
Najjar qui,<br />
dans la<br />
même veine<br />
que <strong>Le</strong><br />
Roman de<br />
Beyrouth,<br />
reconstitue,<br />
à travers<br />
des personnages <strong>réel</strong>s et imaginaires,<br />
l’histoire de la Vallée sainte. Récit de<br />
voyage, aventures, passion et histoire<br />
se mê<strong>le</strong>nt pour nous donner un<br />
roman captivant sur ce lieu mythique<br />
où souff<strong>le</strong> l’esprit...<br />
<strong>Le</strong> dernier Almodovar<br />
D.R.<br />
Jeudi 4 août 2011<br />
à lire<br />
à voir<br />
<strong>Le</strong> 17 août sort sur <strong>le</strong>s écrans <strong>le</strong><br />
dernier film de Pedro Almodovar,<br />
librement inspiré de Myga<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />
roman de Thierry Jonquet. Intitulé<br />
La piel que habito, il est interprété<br />
par Antonio Banderas (en chirurgien<br />
esthétique !), Marisa Paredes et E<strong>le</strong>na<br />
Anaya.
Jeudi 4 août 2011 Rencontre<br />
romancière issue de<br />
la minorité kurde de<br />
Syrie, Maha Hassan<br />
est née à A<strong>le</strong>p.<br />
depuis sa jeunesse,<br />
el<strong>le</strong> n'a de cesse de<br />
de déconstruire <strong>le</strong>s<br />
ido<strong>le</strong>s érigées pour<br />
la femme par un<br />
Orient dictatorial.<br />
Aujourd'hui, el<strong>le</strong><br />
vit à Paris où el<strong>le</strong><br />
continue d'écrire<br />
contre la ségrégation<br />
et l'oppression.<br />
<strong>Le</strong>s idées de gauche,<br />
contraires à tout esprit<br />
communautariste, inculquées<br />
par son père ont<br />
marqué tant son itinéraire<br />
d’écrivain que ses choix personnels.<br />
<strong>Le</strong>s <strong>le</strong>ctures de Nietzsche, Hegel et<br />
Marx étaient un must,<br />
même si son jeune âge<br />
ne lui permettait pas de<br />
comprendre tout ce qui<br />
s’y disait. « <strong>Le</strong>s Kurdes<br />
aiment Nietzsche, ditel<strong>le</strong><br />
; ils considèrent Zarathoustra<br />
comme <strong>le</strong>ur<br />
père spirituel. » El<strong>le</strong> fait<br />
des études de droit à<br />
l’université d’A<strong>le</strong>p et, à<br />
20 ans, découvre Sartre et la pensée<br />
existentialiste, pensée avec laquel<strong>le</strong><br />
el<strong>le</strong> continue encore de débattre,<br />
quoiqu’el<strong>le</strong> ne se sente plus enfermée,<br />
depuis déjà quelques années, dans un<br />
système de pensée unique. « Je suis<br />
sans maître, en politique comme en<br />
littérature », confesse-tel<strong>le</strong>. En est-il de<br />
même en amour ? Sûrement. Il ne peut<br />
en être autrement pour une femme qui<br />
n’a de cesse de déconstruire <strong>le</strong>s ido<strong>le</strong>s<br />
érigées pour la femme par un Orient<br />
dictatorial.<br />
Ses deux premiers romans, al-Lâmutanâhî<br />
– Sîrat al-âkhar (L’infini – récit<br />
de l’autre) et Lawhat al-ghilâf (La toi<strong>le</strong><br />
de couverture), paraissent en Syrie respectivement<br />
en 1995 et en 2002. El<strong>le</strong><br />
quitte son pays lors de la répression<br />
sanglante de la révolte kurde de 2004<br />
et vit depuis à Paris en tant que réfu-<br />
giée politique. Tarâtîl al-’adam (<strong>Le</strong>s<br />
chants <strong>du</strong> néant), 2009, Habl Sirrî<br />
(Lien secret), 2010, et Banât al-barârî<br />
(<strong>Le</strong>s fil<strong>le</strong>s des prairies), 2011, sont édités<br />
à Beyrouth par Riad el-Rayyes.<br />
Human Rights Watch lui discerne <strong>le</strong><br />
prix Hellman-Hamett, <strong>du</strong> nom des<br />
deux personnalités américaines, l’écrivain<br />
Dashiell Hamett et sa compagne<br />
Lillian Hellman, ayant subi dans <strong>le</strong>s<br />
années cinquante des répressions politiques<br />
dans <strong>le</strong>ur pays. La sé<strong>le</strong>ction<br />
de son roman Habl Sirrî parmi <strong>le</strong>s<br />
six finalistes <strong>du</strong> prix Booker Arabe a<br />
donné plus de visibilité à son œuvre<br />
et déterminé critiques et <strong>le</strong>cteurs à s’y<br />
pencher plus sérieusement. Comme<br />
quoi <strong>le</strong>s prix <strong>littéraire</strong>s ont aussi <strong>le</strong>ur<br />
bon côté… Ce roman, écrit dans un<br />
langage épuré et captivant, repose sur<br />
la problématique de confrontation<br />
entre Orient et Occident tel<strong>le</strong> qu’on la<br />
retrouve dans Saison de la migration<br />
vers <strong>le</strong> Nord de Tayyeb Sa<strong>le</strong>h et <strong>Le</strong><br />
Quartier latin de Suheil Idriss, pour ne<br />
citer qu’eux. <strong>Le</strong>s voyages initiatiques<br />
de Sophie Biran en Occident et celui en<br />
sens inverse de sa fil<strong>le</strong> en<br />
font un bil<strong>du</strong>ngsroman<br />
écrit pour la première<br />
fois <strong>du</strong> point de vue de la<br />
femme.<br />
<strong>Le</strong>s crimes d’honneur<br />
font l’objet de votre dernier<br />
roman, Banât al-barârî.<br />
Qu’est-ce qui vous<br />
a sensibilisé à ce sujet ?<br />
<strong>Le</strong> milieu d’où je viens me prédestinait<br />
sans doute à être l’une de ces victimes.<br />
N’importe quel<strong>le</strong> femme en Orient,<br />
y compris en Inde et dans différentes<br />
communautés musulmanes, en est une<br />
victime potentiel<strong>le</strong>. La femme chez<br />
nous ne s’appartient pas, el<strong>le</strong> est la<br />
propriété <strong>du</strong> mari et de la famil<strong>le</strong> et se<br />
doit de préserver <strong>le</strong>ur honneur. En Syrie,<br />
ces crimes sont monnaie courante<br />
et échappent à la loi ; 300 femmes sont<br />
annuel<strong>le</strong>ment sacrifiées pour avoir déhonoré<br />
<strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>. Ce chiffre reste<br />
approximatif. <strong>Le</strong>s organisations féministes<br />
et humanitaires sont incapab<strong>le</strong>s<br />
d’en recenser <strong>le</strong> nombre exact<br />
car beaucoup de cas restent étouffés.<br />
<strong>Le</strong>s femmes finissent par douter de<br />
<strong>le</strong>ur virginité quand bien même el<strong>le</strong>s<br />
n’ont été touchées par aucun homme.<br />
El<strong>le</strong>s vivent dans l’angoisse de ne pas<br />
saigner la nuit des noces car l’absence<br />
de ces quelques gouttes de sang <strong>signe</strong>ra<br />
<strong>le</strong>ur mort certaine. <strong>Le</strong> sang de<br />
toutes ces femmes est collé à ma peau.<br />
J’ai dédié ce roman à la mémoire de<br />
Hoda Abu Assli, cette étudiante druze<br />
en éco<strong>le</strong> d’ingénieur, abominab<strong>le</strong>ment<br />
massacrée pour avoir épousé un musulman<br />
sans <strong>le</strong> consentement de ses<br />
parents. L’homme, bourreau principal,<br />
est éga<strong>le</strong>ment victime dans la mesure<br />
où il est condamné à se transformer<br />
en assassin. S’il ne se venge pas pour<br />
laver la souillure, sa virilité est mise<br />
en cause et la honte <strong>le</strong> poursuivra.<br />
Malheureusement nombre d’intel<strong>le</strong>ctuels<br />
proclamant haut et fort des idées<br />
progressistes restent dans <strong>le</strong>ur vie privée<br />
prisonniers de ces lois barbares et<br />
moyen-âgeuses.<br />
Comment construisez-vous votre<br />
identité ?<br />
L’identité est pour moi un processus<br />
en perpétuel devenir et est à construire<br />
à chaque fois. Lorsqu’el<strong>le</strong> se fige, el<strong>le</strong><br />
piège la personne et se referme sur<br />
el<strong>le</strong>. Provenant d’une minorité kurde<br />
dont je par<strong>le</strong> la langue, é<strong>le</strong>vée dans un<br />
environnement arabe auquel j’appartiens<br />
éga<strong>le</strong>ment entièrement – j’écris<br />
d’ail<strong>le</strong>urs en arabe –, j’ai vécu dès <strong>le</strong><br />
départ dans l’espace mouvant et comp<strong>le</strong>xe<br />
de l’identité. Je suis musulmane<br />
tout en étant agnostique et mariée à<br />
un Français breton. <strong>Le</strong> mélange de<br />
Romans<br />
<strong>Le</strong>s guerriers et <strong>le</strong>s savants<br />
kampuChéa de Patrick Devil<strong>le</strong>, Seuil (à paraître en<br />
septembre 2011).<br />
Patrick Devil<strong>le</strong> poursuit de<br />
livre en livre l’arpentage de la<br />
planète et la rédaction d’un<br />
grand portrait de la terre<br />
et des hommes qui l’habitent. <strong>Le</strong> procédé,<br />
on s’en souvient, de Pura Vida à<br />
Equatoria en passant par La Tentation<br />
des armes à feu, consiste à alterner un<br />
récit de voyage et de description d’une<br />
partie <strong>du</strong> monde et une série de récits<br />
de vies de personnages dont <strong>le</strong>s actes<br />
héroïques ou pitoyab<strong>le</strong>s, sanglants<br />
ou sp<strong>le</strong>ndides hantent <strong>le</strong> souvenir de<br />
la région arpentée. Après l’Amérique<br />
centra<strong>le</strong> et l’Afrique équatoria<strong>le</strong>, c’est<br />
l’ancienne Indochine<br />
qui est <strong>le</strong> sujet de<br />
l’ouvrage qui devrait<br />
paraître très<br />
prochainement aux<br />
éditions <strong>du</strong> Seuil,<br />
Kampuchéa.<br />
<strong>Le</strong>s trois pays visités<br />
dans Kampuchéa<br />
sont <strong>le</strong> Cambodge,<br />
<strong>le</strong> Laos et <strong>le</strong> Vietnam.<br />
<strong>Le</strong> pivot <strong>du</strong><br />
D.R.<br />
livre est <strong>le</strong> procès<br />
des derniers chefs Khmers rouges qui<br />
se tient actuel<strong>le</strong>ment à Phnom Penh, et<br />
plus fondamenta<strong>le</strong>ment encore l’effroyab<strong>le</strong><br />
histoire de la république démocratique<br />
<strong>du</strong> Kampuchéa qui aboutit au<br />
seul autogénocide de l’histoire humaine<br />
et à l’un des plus terrib<strong>le</strong>s massacres<br />
organisés <strong>du</strong> vingtième sièc<strong>le</strong>. Mais<br />
l’épisode Khmer rouge est éga<strong>le</strong>ment<br />
l’une des aventures politiques <strong>le</strong>s plus<br />
absurdes de tous <strong>le</strong>s temps, puisqu’el<strong>le</strong><br />
aboutit à l’abandon forcé des vil<strong>le</strong>s, à<br />
un retour généralisé aux campagnes,<br />
à l’abandon <strong>du</strong> principe même de la<br />
monnaie, de l’écriture et de toute forme<br />
d’organisation étatique ou socia<strong>le</strong> qui<br />
auront marqué la marche de l’humanité<br />
vers ce qu’el<strong>le</strong> est devenue aujourd’hui.<br />
Tournant sans cesse, et comme désespérément<br />
autour de cet événement<br />
« <strong>Le</strong> sang<br />
de toutes<br />
ces femmes<br />
est collé à<br />
ma peau »<br />
toutes ces composantes, pas forcément<br />
homogènes, façonne et enrichit<br />
mon identité vécue dans l’ouverture<br />
à autrui malgré que l’autre fut souvent<br />
pour moi « cet enfer » dont par<strong>le</strong><br />
Sartre. L’indivi<strong>du</strong> supporte mal d’établir<br />
<strong>le</strong> rapport à autrui sur des terrains<br />
fluctuants et tente toujours de l’emprisonner<br />
dans des identités closes, plus<br />
rassurantes. Je crois que mon œuvre<br />
<strong>littéraire</strong> doit beaucoup à cette identité<br />
multip<strong>le</strong>.<br />
Quel<strong>le</strong> féministe êtes-vous ?<br />
Je n’appartiens pas à la catégorie d’un<br />
féminisme négatif, celui qui affiche<br />
une attitude conflictuel<strong>le</strong> à l’égard<br />
de l’homme. L’homme et la femme<br />
sont pour moi complémentaires l’un<br />
de l’autre et se construisent dans la<br />
confrontation bénéfique à l’altérité.<br />
<strong>Le</strong>ur relation devrait être de partage,<br />
non de rejet. <strong>Le</strong> féminisme ne consiste<br />
pas dans l’enfermement dans une soidisant<br />
nature féminine impénétrab<strong>le</strong> à<br />
l’homme, mais dans l’acceptation de<br />
l’autre comme faisant partie de soi. De<br />
ma grand-mère, une sage femme à la<br />
fois crainte et appréciée, fréquentant <strong>le</strong><br />
milieu des hommes et souvent sollicitée<br />
à prodiguer conseils et thérapies, j’ai<br />
hérité l’audace de passer de l’autre côté<br />
de la barrière. D’ail<strong>le</strong>urs une des caractéristiques<br />
de mon écriture pourrait<br />
être, selon l’avis de certains, sa masculinité.<br />
Dans <strong>le</strong> domaine des arts, je ré-<br />
cuse <strong>le</strong> concept de littérature féministe ;<br />
ce concept est une invention masculine<br />
afin d’instaurer une ségragation entre<br />
une littérature faite par <strong>le</strong>s hommes et<br />
une autre, cel<strong>le</strong> des femmes, qui serait<br />
de moindre envergure. D’ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong>s<br />
coup<strong>le</strong>s d’écrivains chez nous ne nous<br />
donnent pas d’eux-mêmes une image<br />
avant-gardiste : Adonis et Khalida<br />
Saîd, Mhammad al-Maghout et Saniya<br />
Sa<strong>le</strong>h, Saadallah Wannous et Fayza<br />
Chawîch, Mahmoud Darwich et Rania<br />
Qabbani, qui a épousé par la suite<br />
Patrick Seal, restent dans des schèmes<br />
assez traditionnels. Akl el-Awit et<br />
Joumana Haddad sont probab<strong>le</strong>ment<br />
<strong>le</strong>s seuls à avoir outrepassé la règ<strong>le</strong>,<br />
montrant qu’un autre mode de fonctionnement<br />
entre homme et femme est<br />
possib<strong>le</strong>.<br />
Comment définissez-vous l’écriture<br />
expérimenta<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> vous dites<br />
appartenir ? Et où vous situez-vous<br />
par rapport aux écrivains de votre génération<br />
?<br />
<strong>Une</strong> écriture expérimenta<strong>le</strong> n’obéit pas<br />
à des lois ou contraintes<br />
préalab<strong>le</strong>s. Chaque<br />
œuvre, tout en se dé-<br />
ployant, se crée el<strong>le</strong>même<br />
et pro<strong>du</strong>it <strong>du</strong><br />
nouveau. Un roman<br />
commence souvent par<br />
un instant émotionnel.<br />
L’idée <strong>du</strong> départ est de<br />
la matière brute qui<br />
change constamment<br />
au fur et à mesure de<br />
l’avancement <strong>du</strong> travail.<br />
Je n’adhère à aucune<br />
éco<strong>le</strong> et me méfie<br />
de l’étiquetage selon <strong>le</strong>s<br />
périodes temporel<strong>le</strong>s<br />
comme « la littérature après 60 » par<br />
exemp<strong>le</strong>. Je suis contre <strong>le</strong>s appellations<br />
de « roman syrien » ou « roman<br />
libanais » ou autre car l’expérience<br />
de chaque écrivain est unique et irré<strong>du</strong>ctib<strong>le</strong><br />
à cel<strong>le</strong> d’un autre. Je ne me<br />
situe pas non plus dans la mouvance<br />
des écrivains syriens de ma génération.<br />
Quant aux recoupements et influences,<br />
c’est à la critique d’en par<strong>le</strong>r.<br />
Qu’est-ce qui a donné cette amp<strong>le</strong>ur à<br />
la révolution syrienne malgré <strong>le</strong> scepticisme<br />
de certains au début à la voir<br />
se propager ? Comment voyez-vous<br />
l’évolution de la situation ?<br />
VII<br />
Maha Hassan, la liberté faite femme<br />
comme autour d’un trou noir incompréhensib<strong>le</strong><br />
et effrayant, Patrick Devil<strong>le</strong><br />
remonte progressivement, presque en<br />
spira<strong>le</strong>, dans l’histoire de cette région<br />
<strong>du</strong> monde, jusqu’à ce moment qu’il estime<br />
inaugural, celui de la découverte<br />
par Henri Mouhot des temp<strong>le</strong>s d’Angkor,<br />
faisant progressivement rejaillir<br />
<strong>sous</strong> nos yeux, <strong>le</strong>s unes après <strong>le</strong>s autres,<br />
<strong>le</strong>s figures des aventuriers, des explorateurs,<br />
des savants, des colonisateurs<br />
et des « héros » des diverses guerres de<br />
libération qui hantent <strong>le</strong> passé de ces<br />
lieux et qui auront été <strong>le</strong>s acteurs d’une<br />
histoire faite de vio<strong>le</strong>nces inouïes, de<br />
terrib<strong>le</strong>s et incessantes guerres, de colonisations,<br />
de massacres et de dictatures,<br />
comme s’il fallait que cet univers<br />
paradisiaque par ses paysages et par sa<br />
culture bouddhiste<br />
goûte de manière<br />
condensée tous <strong>le</strong>s<br />
enfers que <strong>le</strong> vingtième<br />
sièc<strong>le</strong> a générés.<br />
Et en même<br />
temps bien sûr,<br />
l’auteur remonte<br />
éga<strong>le</strong>ment, mais de<br />
manière plus louvoyante,<br />
dans la<br />
géographie de l’ancienne<br />
Indochine,<br />
depuis Saïgon et <strong>le</strong>s<br />
bords de la mer de Chine jusqu’aux<br />
abords de la frontière de l’ancien empire<br />
<strong>du</strong> Milieu. Dans ce voyage superbement<br />
raconté, rythmé par <strong>le</strong> mouvement<br />
<strong>le</strong>nt de frê<strong>le</strong>s embarcations<br />
naviguant d’aval en amont sur <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve<br />
Mékong et par l’évocation superbe<br />
d’hommes et de femmes <strong>du</strong> quotidien,<br />
il traverse <strong>le</strong>s forêts et <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s, Luang<br />
Prabang et Vientiane, atteint <strong>le</strong>s frontières<br />
de la Birmanie à l’ouest puis, à<br />
l’est, Hanoi et <strong>le</strong> delta <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve Rouge.<br />
Si, dans sa remontée historique, Patrick<br />
Devil<strong>le</strong> borne son ouvrage par ces deux<br />
moments d’importance en apparence<br />
inéga<strong>le</strong> que sont la découverte des<br />
temp<strong>le</strong>s d’Angkor par Mouhot d’un<br />
côté, <strong>le</strong> procès des Khmers rouges de<br />
l’autre, c’est parce que <strong>le</strong> premier des<br />
D.R.<br />
D.R.<br />
deux événements est <strong>le</strong> moment inaugural<br />
de la rencontre entre l’Occident<br />
et cet Extrême-Orient si délicat et si<br />
fragi<strong>le</strong>, et <strong>le</strong> second <strong>le</strong> résultat final, la<br />
conséquence la plus lointaine et la plus<br />
désastreuse de cette rencontre. Certes,<br />
l’histoire <strong>du</strong> Cambodge, <strong>du</strong> Laos et<br />
<strong>du</strong> Vietnam ne se résume pas à cette<br />
période de l’histoire qui va de 1860 à<br />
2011 en passant par 1975, date de la<br />
victoire des communistes vietnamiens<br />
et des Khmers rouges. <strong>Le</strong>s gloires anciennes,<br />
cel<strong>le</strong>s des royaumes millénaires<br />
aux noms sp<strong>le</strong>ndides, sont connues et<br />
in<strong>du</strong>bitab<strong>le</strong>s. Mais <strong>le</strong> propos de Devil<strong>le</strong><br />
tourne autour de la rencontre de deux<br />
mondes profondément différents l’un<br />
de l’autre et qui, probab<strong>le</strong>ment, ne se<br />
sont jamais compris. Et ce que l’auteur<br />
montre, c’est que cette rencontre<br />
ratée n’est pas seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> résultat<br />
des actions des colonisateurs et des<br />
aventuriers de toutes tendances, par<br />
nature inaptes à comprendre <strong>le</strong>s pays<br />
où ils mettent bruta<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s pieds,<br />
mais aussi de cel<strong>le</strong>s des libérateurs<br />
nationaux, dont <strong>le</strong>s idéologies auront<br />
el<strong>le</strong>s aussi été en rupture avec la l’âme<br />
même des peup<strong>le</strong>s de la région et de<br />
<strong>le</strong>ur culture si profondément bouddhique.<br />
Il n’est pas jusqu’à l’in<strong>du</strong>strie de<br />
la justice et aux principes qui préva<strong>le</strong>nt<br />
à l’instauration <strong>du</strong> tribunal international<br />
jugeant <strong>le</strong>s chefs Khmers rouges qui<br />
ne soient par moments jugés défavorab<strong>le</strong>ment<br />
parce qu’ils ne sont pas <strong>réel</strong><strong>le</strong>ment<br />
en phase avec toute la profondeur<br />
<strong>du</strong> drame cambodgien.<br />
Face à cette sanglante part de l’histoire<br />
humaine qui nous enseigne qu’il n’y a<br />
rien de plus fragi<strong>le</strong> et de plus délicat<br />
que la rencontre des cultures, quelques<br />
hommes parviennent quand même, au<br />
cours des deux sièc<strong>le</strong>s passés, et depuis<br />
<strong>le</strong>ur bagage culturel d’Occidentaux, à<br />
approcher avec passion et intelligence<br />
<strong>le</strong>s cultures <strong>du</strong> Cambodge et <strong>du</strong> Laos.<br />
Ce sont <strong>le</strong>s savants et <strong>le</strong>s orientalistes,<br />
dont l’exemp<strong>le</strong> montre que <strong>le</strong> contact<br />
des cultures est une affaire longue,<br />
méticu<strong>le</strong>use et p<strong>le</strong>ine d’embûches, et<br />
que parfois une vie humaine ne suffit<br />
pas à la réaliser. Si dans Pura Vida ou<br />
dans Equatoria, <strong>le</strong>s grand aventuriers,<br />
<strong>le</strong>s hommes de guerres aux actions<br />
dignes des épopées anciennes ou des<br />
récits de Plutarque ont la part bel<strong>le</strong>,<br />
dans Kampuchéa, ce sont plutôt <strong>le</strong>s savants,<br />
<strong>le</strong>s orientalistes et <strong>le</strong>s amoureux<br />
des cultures de l’Extrême-Orient qui<br />
sont <strong>le</strong>s figures <strong>le</strong>s plus fortes : Henri<br />
Mouhot, <strong>le</strong> découvreur, François Ponchaud,<br />
<strong>le</strong> premier contempteur des<br />
Khmers rouges, <strong>le</strong> fin connaisseur de<br />
la langue khmère et <strong>le</strong> missionnaire<br />
singulier pour qui on ne peut être un<br />
bon chrétien si l’on a n’a été un bon<br />
bouddhiste, Georges Groslier, premier<br />
Franco-Cambodgien de l’histoire, fondateur<br />
<strong>du</strong> musée national à Phnom<br />
Penh, amoureux d’architecture khmère<br />
et résistant mort <strong>sous</strong> la torture dans<br />
<strong>le</strong>s geô<strong>le</strong>s japonaises, Auguste Pavie,<br />
fastueux arpenteur et géographe<br />
de l’Indochine, créateur de l’Éco<strong>le</strong><br />
cambodgienne à Paris et sauveur <strong>du</strong><br />
royaume <strong>du</strong> Laos. Des hommes dont<br />
<strong>le</strong>s vies n’ont rien à envier par <strong>le</strong>urs folies<br />
et <strong>le</strong>ur grandeur à cel<strong>le</strong>s des guerriers<br />
et des faiseurs d’histoire, mais qui<br />
au moins n’ont pas laissé derrière el<strong>le</strong>s<br />
des légions de morts, des mondes exsangues<br />
et des sociétés en ruine.<br />
chAriF MAJdAlAni<br />
la reine OuBliée : 1er tOme : <strong>le</strong>s enfants<br />
d’a<strong>le</strong>xandrie de Françoise Chandernagor, Albin<br />
Michel, 391 p.<br />
L’histoire appartient aux vainqueurs,<br />
ils l’écrivent avec <strong>le</strong> sang<br />
des vaincus et ces derniers, exsangues,<br />
disparaissent rapidement des<br />
mémoires col<strong>le</strong>ctives. Ce fut <strong>le</strong> cas pour<br />
la descendance de Marc-Antoine et<br />
Cléopâtre. Hormis Césarion, fils de la<br />
reine d’Égypte et de César, personne ne<br />
se souvient des jumeaux, Séléné, nocturne<br />
comme la lune, et Hélios, blond<br />
comme <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, et de Ptolémée, <strong>le</strong> petit<br />
dernier souffreteux et malingre. Seu<strong>le</strong><br />
<strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong> survécut au sac d’A<strong>le</strong>xandrie<br />
et fut ramenée à Rome non comme une<br />
princesse roya<strong>le</strong>, mais comme trophée,<br />
prisonnière d’Octave, l’ennemi juré de<br />
ses parents. C’était sans compter avec<br />
Françoise Chandernagor qui, une nuit<br />
d’insomnie, est convaincue que Séléné<br />
l’interpel<strong>le</strong> et lui demande de restituer<br />
sa mémoire. Un long travail suivra, on<br />
connaît la rigueur de l’écrivain, son<br />
souci <strong>du</strong> détail et de la vérité. Jamais<br />
el<strong>le</strong> ne transigera dans cette œuvre au<br />
long cours, divisée en trois tomes. Lors<br />
de l’écriture de L’Allée <strong>du</strong> roi, Françoise<br />
Chandernagor avait eu <strong>le</strong> souci<br />
de restituer la langue de saint Simon<br />
pour rendre tout son éclat à Madame<br />
de Maintenon. Pour cette trilogie, en<br />
revanche, l’auteure a tranché, el<strong>le</strong> utilisera<br />
la langue <strong>du</strong> XX e sièc<strong>le</strong> qui permettra<br />
de rendre tout son relief à une<br />
Antiquité foisonnante, bouillonnante,<br />
à des destins d’exception, et comb<strong>le</strong>ra<br />
<strong>le</strong>s nombreux vides qu’el<strong>le</strong> ne pourra<br />
restituer faute de sources. On n’en<br />
voudra pas à Françoise Chandernagor,<br />
bien au contraire, car de la biographie<br />
entamée naît un roman puissant, dense,<br />
baigné de l’extraordinaire culture acquise<br />
pour l’occasion, el<strong>le</strong> ne manque<br />
pas de <strong>le</strong> souligner, s’invitant dans son<br />
récit. « Est-ce à dire que j’invente ? Oui.<br />
Que je vio<strong>le</strong> l’histoire ? Non. Je la respecte.<br />
Religieusement. Dès que l’histoire<br />
par<strong>le</strong>, je me tais. Mais que faire<br />
quand el<strong>le</strong> est muette ?… Mais, c’est<br />
« La<br />
dictature<br />
qui semblait<br />
éternel<strong>le</strong><br />
est en train<br />
de rendre<br />
son dernier<br />
souff<strong>le</strong> »<br />
<strong>Le</strong> terrain était préparé par <strong>le</strong>s révolutions<br />
déc<strong>le</strong>nchées dans <strong>le</strong>s autres<br />
pays arabes. C’était déjà dans l’air. Ce<br />
qui a été possib<strong>le</strong> ail<strong>le</strong>urs l’est aussi<br />
en Syrie. Lorsque <strong>le</strong>s Syriens ont osé<br />
s’en prendre aux statues <strong>du</strong> président<br />
père et fils et déchiré <strong>le</strong>urs images, ils<br />
avaient symboliquement fait tomber<br />
la dictature et franchi un point de<br />
non-retour. En torturant sauvagement<br />
<strong>le</strong>s enfants à Deraa, puis ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong><br />
régime a touché à un symbo<strong>le</strong> sacré et<br />
franchi <strong>le</strong>s lignes rouges de la barbarie<br />
el<strong>le</strong>-même. C’était l’au-delà <strong>du</strong> supportab<strong>le</strong>.<br />
Je ressens tout à la fois une<br />
grande fierté et une profonde inquiétude.<br />
Je suis fière parce que <strong>le</strong> peup<strong>le</strong><br />
syrien a brisé la peur instrumentalisée<br />
par <strong>le</strong> pouvoir pour <strong>le</strong> maintenir dans<br />
la servitude et pris goût à la liberté. Je<br />
suis en même temps très inquiète car<br />
<strong>le</strong> rapport de forces est déséquilibré ;<br />
<strong>le</strong> régime ne veut rien moins que la<br />
suppression tota<strong>le</strong> et absolue de toute<br />
voix dissidente. Dans ses discours,<br />
Bachar el-Assad n’a présenté aucune<br />
concession <strong>réel</strong><strong>le</strong> et crédib<strong>le</strong>. J’ai <strong>le</strong><br />
pressentiment que <strong>le</strong> chemin de la liberté<br />
sera long, ce qui<br />
signifie plus de répression<br />
et plus de sacrifices<br />
humains, mais plus<br />
rien ne pourra ébran<strong>le</strong>r<br />
la détermination <strong>du</strong><br />
peup<strong>le</strong> à conquérir sa<br />
dignité.<br />
La révolution a-t-el<strong>le</strong><br />
rapproché <strong>le</strong>s deux<br />
peup<strong>le</strong>s syrien et libanais<br />
que l’occupation<br />
syrienne avait longtemps<br />
divisés ?<br />
Je <strong>le</strong> crois, oui. En tant<br />
qu’intel<strong>le</strong>ctuels syriens, nous étions<br />
contre la mainmise syrienne sur <strong>le</strong> Liban.<br />
<strong>Le</strong>s Syriens et <strong>le</strong>s Libanais sont<br />
solidaires pour avoir en<strong>du</strong>ré la même<br />
oppression. Ce qui se passe unit non<br />
seu<strong>le</strong>ment nos deux peup<strong>le</strong>s mais tous<br />
<strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s de la région. La dictature<br />
qui semblait éternel<strong>le</strong> est en train de<br />
rendre son dernier souff<strong>le</strong>.<br />
Propos recueillis par<br />
KAtiA GHOSN<br />
Banât al-Barârî (<strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s des prairies) de<br />
Maha Hassan, Riad el-Rayyes, 2011<br />
<strong>Le</strong>s enfants d’A<strong>le</strong>xandrie<br />
vrai, je la caresse, je la cajo<strong>le</strong>, j’occupe<br />
<strong>le</strong>s vides, je me faufi<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s interstices.<br />
Je lui demande de me faire une<br />
petite place… Je l’écoute avec de grands<br />
yeux, je la comprends, je lui souris, je<br />
la sé<strong>du</strong>is. Pour qu’el<strong>le</strong> m’aime, pour<br />
qu’el<strong>le</strong> m’aime comme je l’aime. Et el<strong>le</strong><br />
me livre ses secrets. » Françoise Chandernagor<br />
s’interroge sur <strong>le</strong>s portraits de<br />
Cléopâtre qui ont traversé l’histoire et<br />
<strong>le</strong> dernier notamment, intrigant qui fait<br />
d’el<strong>le</strong> dans la série américaine Rome<br />
« une punk aux cheveux courts, parce<br />
que Cléopâtre est une femme de toutes<br />
<strong>le</strong>s époques ». Et c’est là que la romancière<br />
peut appuyer toute sa démarche<br />
et emmener <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur dans une fresque<br />
inoubliab<strong>le</strong> qui nous fait découvrir<br />
A<strong>le</strong>xandrie, la plus majestueuse des<br />
vil<strong>le</strong>s de l’Antiquité, qui nous permet<br />
de pénétrer l’intimité de Marc-Antoine<br />
et Cléopâtre. On pénètre <strong>le</strong>s secrets<br />
d’alcôve, découvre <strong>le</strong>s complots,<br />
<strong>le</strong>s portraits psychologiques de deux<br />
astres lumineux fracassés par l’histoire,<br />
et <strong>le</strong>s trahisons de <strong>le</strong>urs généraux. Séléné<br />
est <strong>le</strong> personnage central de cette<br />
grande fresque qui ne fait que débuter.<br />
Françoise Chandernagor, certainement<br />
tombée <strong>sous</strong> <strong>le</strong> charme, préfère dans ce<br />
premier volume dresser avec une vraie<br />
passion, <strong>le</strong> portrait de Marc-Antoine,<br />
un homme puissant, héros de tragédie<br />
grecque frappé par l’Ubris qui pousse<br />
<strong>le</strong>s vainqueurs impétueux dans la fosse<br />
aux murènes. Véritab<strong>le</strong> héros shakespearien,<br />
il sombre dans cette mélancolie<br />
qui n’atteint que <strong>le</strong>s puissants. Seu<strong>le</strong><br />
Cléopâtre, ivre d’amour et de pouvoir,<br />
suivra son époux jusque dans la mort<br />
alors qu’A<strong>le</strong>xandrie s’effrite avant de<br />
tomber dans <strong>le</strong> giron de Rome. Séléné<br />
a tout vu, tout enten<strong>du</strong>, et survécu. La<br />
petite princesse désignée pour épouser<br />
son demi-frère Césarion et régner sur<br />
l’Égypte sera jetée en pâture au peup<strong>le</strong><br />
de Rome. El<strong>le</strong> n’a rien oublié, et Chandernagor<br />
lui rendra justice dans <strong>le</strong>s<br />
deux prochains romans qui vont suivre<br />
et que <strong>le</strong>s <strong>le</strong>cteurs attendent, déjà sé<strong>du</strong>its<br />
par cette fougue romanesque.<br />
lAurent BOrdErIE
VIII Portrait<br />
Akl Awit, naufragé de l’infinie naissance<br />
Provocateur, penseur de l’ombre, Akl Awit écrit<br />
au point de rencontre des paradoxes pour tenter<br />
de surprendre <strong>le</strong> néant. Sa quête extrême est<br />
tissée de liberté et d’amour. Il sculpte autour<br />
de son « je » concentrique de poète une langue<br />
directement saisie dans <strong>le</strong> marbre <strong>du</strong> rien.<br />
W<br />
asiqat wilada ou<br />
Acte de naissance est<br />
<strong>le</strong> dernier-né des ouvrages<br />
de Akl Awit.<br />
<strong>Le</strong> poète revient plus<br />
de cinquante ans après sur ce document<br />
et sur l’événement concret dont il atteste<br />
en nous en livrant une copie conforme<br />
certes, mais ouverte au poème donc<br />
à l’infini. Wasiqat wilada est à la fois<br />
une attestation de naissance, mais aussi<br />
un témoignage, un testament, une fiction<br />
basée sur des faits <strong>réel</strong>s, une autobiographie<br />
poétique, une réf<strong>le</strong>xion<br />
critique, une investigation et un procès<br />
qu’intente <strong>le</strong> poète à sa propre naissance.<br />
C’est dire un peu toute la comp<strong>le</strong>xité,<br />
l’épaisseur, la singularité et<br />
l’audace vaillante de cette œuvre, sans<br />
doute l’une des plus abouties de Awit.<br />
Ce dernier pose que l’acte de naissance<br />
est similaire à ce qu’est « <strong>le</strong> livre pour<br />
<strong>le</strong>s gens de <strong>le</strong>ttres et <strong>le</strong> tombeau pour<br />
<strong>le</strong> commun des mortels », et admet dire<br />
que « la vie est un cimetière pour nier<br />
qu’il (je) est (suis) tout seul ». C’est à<br />
l’inéluctab<strong>le</strong> de la dou<strong>le</strong>ur, de l’amour,<br />
de la solitude, de la filiation, de la mort,<br />
de la vie et de l’écriture qu’il s’attaque<br />
en recopiant tel un élève ivre d’absolu<br />
et fautif, <strong>le</strong> long de longs chapitres sans<br />
relâche, fidè<strong>le</strong>ment à ses perceptions,<br />
souvenirs, principes, émotions et surtout<br />
fidè<strong>le</strong>ment à son nerf poétique,<br />
l’événement fondamental <strong>du</strong> début : sa<br />
naissance laquel<strong>le</strong> avant d’être attestée<br />
par l’écriture est attestée et contestée,<br />
car el<strong>le</strong> est d’ores et déjà « désespoir »,<br />
par un cri. Un cri qui est acte de naissance<br />
même.<br />
Poète, critique <strong>littéraire</strong>, journaliste et<br />
professeur universitaire, Akl Awit naît<br />
en 1952 au Liban. Pour <strong>le</strong> restant des<br />
détails relatifs à cette question, se référer<br />
s.v.p à Wasiqat wilada. Notons seu<strong>le</strong>ment<br />
qu’il a déjà publié huit recueils de<br />
poèmes à Beyrouth et qu’une anthologie<br />
de son œuvre a paru au Caire en 2002.<br />
Détenteur d’un doctorat en littérature<br />
arabe moderne, il dirige <strong>le</strong> Moulhak,<br />
supplément culturel hebdomadaire <strong>du</strong><br />
quotidien libanais an-Nahar. Ses choix<br />
éditoriaux sont placés <strong>sous</strong> <strong>le</strong> <strong>signe</strong> de<br />
la liberté et de la modernité <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />
sont « une unité pluriel<strong>le</strong> qui n’admet<br />
aucun compromis ». Ses artic<strong>le</strong>s n’hésitent<br />
pas à déranger <strong>le</strong> confort <strong>du</strong> <strong>le</strong>cteur<br />
et <strong>le</strong>s bienséances établies ; sa « <strong>Le</strong>ttre<br />
adressée à Dieu », éditorial en première<br />
page <strong>du</strong> Nahar paru <strong>le</strong> 11 mars 2003,<br />
veil<strong>le</strong> de la guerre américaine contre<br />
l’Irak, a suscité la polémique jusqu’à<br />
faire accuser son auteur de blasphème<br />
et <strong>le</strong> tra<strong>du</strong>ire devant <strong>le</strong>s tribunaux.<br />
Lorsque nous demandons à Awit de se<br />
présenter en quelques mots, il répond :<br />
« Prenez-moi tel que je suis (…). Je<br />
suis dans l’absolu un être poétique, en<br />
particulier un être poétique de langue<br />
arabe, écrivant à partir <strong>du</strong> lieu <strong>du</strong> néant<br />
et <strong>du</strong> premier cri. Je suis aussi un être<br />
d’amour. » Pour lui, la poésie doit rester<br />
foncièrement libre de toute subordination<br />
ou instrumentalisation à une<br />
cause, qu’el<strong>le</strong> soit politique ou socia<strong>le</strong>.<br />
La poésie n’est pas un moyen en soi<br />
mais <strong>le</strong> but à atteindre. Sa poésie à lui<br />
est, tel que l’ont re<strong>le</strong>vé divers critiques,<br />
marquée par <strong>le</strong> néant, la prégnance des<br />
contraires, emplie d’amour et é<strong>le</strong>vée par<br />
son rapport à la différence <strong>du</strong> féminin,<br />
Awit reconnaissant certes <strong>le</strong>s progrès<br />
réalisés par une société encore très patriarca<strong>le</strong><br />
mais statuant qu’il reste encore<br />
beaucoup à faire pour que la femme et<br />
l’homme soient considérés dans un rapport<br />
d’égalité. <strong>Le</strong> texte de Akl Awit est<br />
creusé et développé par des re<strong>le</strong>ctures<br />
et réécritures laborieuses profondément<br />
modelées par une é<strong>du</strong>cation et une pensée<br />
jésuites ; sa poétique est imbibée de<br />
la présence de Dieu et <strong>du</strong> <strong>le</strong>xique chrétien<br />
; son dernier ouvrage ne fait pas<br />
exception aux précédents, au contraire !<br />
Wasiqat wilada est riche de métaphores<br />
et de symboliques directes – l’Immaculée<br />
Conception, Jésus-Christ, <strong>le</strong> dernier<br />
repas, la tête de Jean-Baptiste portée<br />
sur un plateau – qui attestent des « empreintes<br />
religieuses profondes restées<br />
accrochées à une enfance nimbée de<br />
spiritualité chrétienne et d’amour », et<br />
<strong>le</strong> poète ajoute : « Sachant que ma vie<br />
au quotidien n’est pas mue par une obsession<br />
religieuse, c’est peut-être mon<br />
enfance qui noie, à mon insu, mon écriture<br />
de son langage. »<br />
Ce que Akl Awit nomme « la chambre<br />
d’écriture » se compose dans la réalité<br />
comme suit : derrière <strong>le</strong> poète se trouve<br />
une bibliothèque pour <strong>le</strong>s ouvrages<br />
(poésie, romans, essais critiques) dont<br />
la langue origina<strong>le</strong> ou tra<strong>du</strong>ite est la<br />
langue française ; à sa gauche, de nombreuses<br />
étagères de littérature libanaise<br />
et arabe, classique et contemporaine.<br />
Face à lui, dans la profondeur de la<br />
pièce, se trouve un vieux lit en cuivre<br />
surmonté d’une moustiquaire sur <strong>le</strong>quel<br />
il s’allonge parfois pour dormir ou pour<br />
réfléchir et méditer. À sa droite, un mur<br />
Roman<br />
Triste chair<br />
COme BaBy de Patrick Besson, Mil<strong>le</strong> et une nuit,<br />
2011, 90 p.<br />
Un romancier prolifique,<br />
un polémiste ardent et un<br />
critique qui ne mâche pas<br />
ses mots. Patrick Besson<br />
dont l’emploi de la langue française a<br />
quelque chose de fascinant a toujours<br />
oscillé entre combats politiques et<br />
quête de l’amour et <strong>du</strong> sexe. Son œuvre<br />
abondante, depuis <strong>le</strong>s premières publications<br />
en 1974, atteste de son intérêt<br />
polymorphe et de son insatiab<strong>le</strong> curiosité<br />
intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>. Plus de quarante<br />
livres en moins de trente ans chez plus<br />
de quatorze éditeurs différents, et la<br />
plume n’est pas près de lâcher prise.<br />
Avec cela des prix (et non des moins<br />
prestigieux, allant <strong>du</strong> grand<br />
prix <strong>du</strong> Roman de l’Académie<br />
française pour Dara<br />
au Renaudot pour <strong>Le</strong>s Braban)<br />
auréo<strong>le</strong>nt cette carrière<br />
<strong>littéraire</strong> menée tambour<br />
battant et entamée à<br />
l’âge de dix-sept ans avec<br />
<strong>Le</strong>s petits maux d’amour.<br />
<strong>Le</strong> dernier opus de cet écrivain<br />
journaliste français<br />
dont la chronique et tribune<br />
au magazine <strong>Le</strong> Point<br />
sont assidûment suivies par<br />
<strong>le</strong>s <strong>le</strong>cteurs est un bref mais<br />
dense récit de voyage traitant<br />
de la traque <strong>du</strong> plaisir<br />
sexuel en Thaïlande.<br />
Langue claire, limpide,<br />
aux phrases courtes et incisives pour<br />
un voyageur de cinquante-quatre ans<br />
D.R.<br />
qui remonte à Bangkok dans <strong>le</strong> passé<br />
pour retrouver ce qui au-<br />
Patrick<br />
Besson a<br />
toujours<br />
oscillé<br />
entre<br />
combats<br />
politiques<br />
et quête<br />
de<br />
l’amour.<br />
rait pu être un bonheur,<br />
l’amour d’une vie. Mais<br />
dans l’amour vénal et<br />
tarifé n’est-il pas inepte<br />
de croire aux illusions<br />
de l’amour ? Restent <strong>le</strong><br />
plaisir et certaines interprétations<br />
tenaces, dans<br />
la mauvaise direction, et<br />
tout cela, quoique marquant,<br />
est éphémère…<br />
Autoportrait sans in<strong>du</strong>lgence<br />
entre deux<br />
prostituées thaïlandaises<br />
décrites au microscope<br />
et une jeune aristocrate,<br />
toute en finesse, d’une<br />
culture époustouflante.<br />
<strong>Le</strong> tourisme sexuel dans sa quête frénétique,<br />
avec ses scènes crues et ses<br />
D.R.<br />
couvert de ses portraits croqués par des<br />
amis peintres dont Paul Guiragossian,<br />
Saliba Douaihy et Mahmoud el-Zibaoui,<br />
ainsi qu’un portrait de sa chère<br />
sœur défunte à laquel<strong>le</strong> il dédia Maqam<br />
as-Saroua. <strong>Le</strong>s dimensions <strong>réel</strong><strong>le</strong>s de<br />
« la chambre d’écriture » sont quant à<br />
el<strong>le</strong>s diffici<strong>le</strong>s à décrire car procédant de<br />
l’invisib<strong>le</strong> et occupant dans sa vie une<br />
part d’infini : « Cette chambre d’écriture<br />
est ma vie véritab<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> que je vis dans<br />
ma tête et par <strong>le</strong>s mots. Ma tête a cette<br />
chambre pour demeure, je dirai presque<br />
que cette chambre vit dans ma tête. El<strong>le</strong><br />
est la chambre refuge et la chambre <strong>du</strong><br />
salut ; sachant qu’il n’y a pas de salut<br />
pour moi. Je n’éprouve aucune difficulté<br />
à y entrer puisque j’y entre comme<br />
qui s’évade de l’enfer ; la difficulté réside<br />
à pouvoir en sortir puisque al<strong>le</strong>r vers <strong>le</strong><br />
monde est un peu comme avancer vers<br />
la mort. (…) Quand je suis dans mon<br />
bureau au journal, dans la rue ou à<br />
l’université, je suis approximativement<br />
la moitié de la personne que je suis.<br />
Je dois opprimer la personne <strong>du</strong> poète<br />
afin de pouvoir être opérant et professionnel.<br />
C’est une chose bien diffici<strong>le</strong><br />
puisque je ne me crois pas <strong>réel</strong><strong>le</strong>ment<br />
capab<strong>le</strong> de séparer la poésie de la personne<br />
<strong>du</strong> poète que je suis. Pour cette<br />
raison, j’éprouve quelquefois une sorte<br />
de schizophrénie à m’efforcer de quê-<br />
états d’âme (car il y en a toujours !) est<br />
rapporté parfois avec un sens de clinicien.<br />
Provocation, goût de montrer la<br />
réalité, nomenclature d’un faux luxe<br />
et de vraies misères, la description en<br />
touches subti<strong>le</strong>s <strong>du</strong> profil de personnes<br />
qui s’adonnent en toute audace et sans<br />
pudibonderie au marché <strong>du</strong> sexe ?<br />
C’est sans nul doute tout cela à la fois,<br />
ce petit roman au ton acide mais aussi<br />
désenchanté, comme rappe<strong>le</strong>r cette<br />
phrase de Stéphane Mallarmé « la<br />
chair est triste, hélas et j’ai lu tous <strong>le</strong>s<br />
livres. Fuir là-bas… ».<br />
Fuir où ? Là-bas c’est où ? Toute cette<br />
batterie pour mieux se retrouver est<br />
déjà épuisée avec usure… Malgré ce<br />
goût de l’ail<strong>le</strong>urs et la facilité <strong>du</strong> sexe,<br />
<strong>le</strong>s rêves, tenaces et toujours trompeurs,<br />
l’emportent… Œil de moraliste,<br />
art de la sentence, formulation réussie,<br />
ce livre de Besson est bien l’apanage<br />
d’un sièc<strong>le</strong> sans frontières et au laxisme<br />
déroutant et décevant. À l’image de ce<br />
sièc<strong>le</strong> rapide, nerveux, immoral, voué<br />
à la surconsommation, ce livre décrivant,<br />
sans trop s’appesantir, <strong>le</strong>s bars<br />
autrefois aux lumignons rouges, <strong>le</strong>s<br />
lieux de massage, <strong>le</strong>s chambres d’hôtel<br />
où <strong>le</strong> sexe est monnaie courante, reste<br />
un moment de détente. Et de réf<strong>le</strong>xion.<br />
<strong>Une</strong> boisson gazeuse, certes avec<br />
quelques pétil<strong>le</strong>ments, mais qui ne<br />
laisse pas trop de traces sur <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur.<br />
Un peu de tristesse peut-être devant<br />
cette scène fina<strong>le</strong> où une prostituée fait<br />
sa besogne en toute conscience professionnel<strong>le</strong>.<br />
Pour de l’argent. L’amour<br />
n’a rien à voir ici. Al<strong>le</strong>z, circu<strong>le</strong>z !<br />
edGAr dAVidiAn<br />
ter l’équilibre dans cette opération (…)<br />
dont <strong>le</strong>s deux uniques vainqueurs sont<br />
la poésie et <strong>le</strong> travail. <strong>Le</strong> poète, lui, est<br />
doub<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur victime. »<br />
Ce qui frappe dans l’écriture de Akl<br />
Awit est notamment son caractère épistolaire<br />
: même si la prégnance <strong>du</strong> « je »<br />
est explicite dans sa poésie, l’autre,<br />
destinataire, être désigné ou <strong>le</strong>cteur,<br />
est toujours étrangement présent dans<br />
<strong>le</strong> champ de vision <strong>du</strong> poète. Awit<br />
trouve que l’épistolaire est particulièrement<br />
présent dans Wasiqat wilada<br />
« parce que ce n’est pas un poème clos,<br />
hermétique comme l’étaient mes ouvrages<br />
précédents. C’est un long texte<br />
ouvert, fondé sur une expérimentation<br />
<strong>littéraire</strong> nouvel<strong>le</strong> que je qualifierai de<br />
poétique <strong>du</strong> récit. Je pense que c’est vers<br />
cette tendance que se dirige l’écriture<br />
poétique contemporaine. (…) Nous<br />
sommes là dans l’obsession de la recherche<br />
d’un texte nouveau, d’une vie<br />
linguistique nouvel<strong>le</strong> et peut-être d’une<br />
poésie nouvel<strong>le</strong> qui construit son vers<br />
dans une poétique narrative ». Awit<br />
entreprend sa recherche poétique et sa<br />
rencontre de l’autre à partir <strong>du</strong> lieu <strong>du</strong><br />
néant ; qui n’est ni un début ni une fin<br />
mais un espace-temps bien particulier,<br />
un néant personnel que Awit tient à ne<br />
pas confondre avec <strong>le</strong> concept philoso-<br />
tripOli, de la plaCe d’allah au mina de la<br />
mOdernité de Mohammad Abi Samra, Dar an-Nahar,<br />
2011<br />
Mohammad Abi Samra réunit<br />
et enrichit, dans un livre publié<br />
chez Dar as-Saqi, <strong>sous</strong> <strong>le</strong><br />
titre Tripoli, de la place d’Allah au Mina<br />
de la modernité, une série d’entretiens<br />
qui avaient toujours suscité, à <strong>le</strong>urs parutions<br />
hebdomadaires successives dans<br />
<strong>le</strong> quotidien an-Nahar, des réponses de<br />
la part d’intel<strong>le</strong>ctuels tripolitains ulcérés<br />
par cette image sombre à dominante<br />
islamiste de <strong>le</strong>ur vil<strong>le</strong>. Peut-être qu’Abi<br />
Samra, romancier de ta<strong>le</strong>nt et journaliste,<br />
n’en est pas convaincu, mais il<br />
semb<strong>le</strong> contribuer d’une manière ou<br />
d’une autre à la trop courte comparaison<br />
de la capita<strong>le</strong> <strong>du</strong> Liban-Nord avec<br />
la vil<strong>le</strong> de Qandahar, berceau historique<br />
des talibans afghans.<br />
Sur la piste de Michel Seurat, kidnappé<br />
et liquidé lors de la vague de prise<br />
d’otages étrangers à Beyrouth, Abi<br />
Samra tente d’abord d’approcher de<br />
nouveau <strong>le</strong> quartier de Bab el-Tebbaneh<br />
où <strong>le</strong> chercheur français avait cru déce<strong>le</strong>r<br />
ce qu’il a appelé un phénomène de<br />
« Quartier-oumma ». Et c’est un peu la<br />
suite <strong>du</strong> destin de ces « jeunes de quartier<br />
», <strong>le</strong>s foutouwwa, emmenés par <strong>le</strong>s<br />
fères Ali et Khalil Akkaoui, tous deux<br />
assassinés, et impliqués dans toutes <strong>le</strong>s<br />
guerres pa<strong>le</strong>stiniennes et <strong>le</strong>s affrontements<br />
avec <strong>le</strong> Jabal Mohsen alaouite et<br />
phique <strong>du</strong> néant. <strong>Le</strong> poète revient à ce<br />
premier point de fuite qui s’élance <strong>du</strong><br />
rien, entre-deux entre vie et mort où rien<br />
n’est décidé encore, un cri qui s’élance<br />
et qui fait naissance, dou<strong>le</strong>ur et mirac<strong>le</strong> ;<br />
chemin de souff<strong>le</strong> dans l’existence. Awit<br />
montre aussi que ce cri est paro<strong>le</strong> qui<br />
naît de la chair et de l’organique sans<br />
<strong>le</strong>squels nul<strong>le</strong> métaphysique. Awit naît<br />
de son cri et son cri lui donne naissance.<br />
C’est ce même cri qui l’expulse des années<br />
plus tard par la force de l’écriture ;<br />
c’est l’écriture qui lui donne naissance<br />
en lui permettant de reconstituer ce cri.<br />
La langue poétique est une parturiente<br />
éternel<strong>le</strong>ment primipare chez Awit. El<strong>le</strong><br />
connaît <strong>le</strong>s dou<strong>le</strong>urs de l’enfantement<br />
sans avoir connu d’homme. Par el<strong>le</strong> se<br />
refait l’appropriation de la vie et de la<br />
mort, pris en équiva<strong>le</strong>nce dans <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong><br />
vicieux de l’impasse et de la mutuel<strong>le</strong><br />
dépendance. Cette dépendance même à<br />
la <strong>du</strong>alité de la vie et de la mort humilie<br />
et horrifie <strong>le</strong> poète. <strong>Le</strong> vain de tout<br />
mouvement, excepté peut-être de celui<br />
poétique, imprime son ironie discrète<br />
mais consistante à l’envers de ses <strong>le</strong>ttres.<br />
Ce cri qui n’est pas sans rappe<strong>le</strong>r <strong>Le</strong> Cri<br />
<strong>du</strong> peintre Munch est à la fois victoire et<br />
défaite, cri de la compréhension instinctive<br />
et tota<strong>le</strong> <strong>du</strong> nouveau-né et cri de son<br />
impuissance et de son ignorance tota<strong>le</strong>s.<br />
C’est aussi <strong>le</strong> cri vibrant d’empathie avec<br />
la souffrance humaine, incarné par la<br />
chair mutilée et éteinte des enfants de la<br />
guerre et <strong>du</strong> sang des générations. Awit<br />
revisite mot par mot, point par point,<br />
son attestation d’exister, son acte juridique<br />
de naissance. Il remonte <strong>le</strong> long de<br />
sa filiation et de son histoire familia<strong>le</strong> où<br />
la répétition <strong>du</strong> crime vengeur est aux<br />
ancêtres de Awit ce que la répétition<br />
de l’écriture poétique est à son instinct<br />
de survie. Dans ce <strong>le</strong>gs torturé ayant<br />
pour contexte une sanglante guerre civi<strong>le</strong>,<br />
l’amour fervent est <strong>le</strong> seul mirac<strong>le</strong><br />
possib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> poème <strong>le</strong> dernier gardefou.<br />
Re<strong>le</strong>vons à ce sujet un passage de<br />
l’ouvrage, <strong>le</strong> très beau et signifiant dialogue<br />
entre <strong>le</strong> poète et son « médecin<br />
<strong>du</strong> sommeil » où il est dit entre autres<br />
que « <strong>le</strong> fou est celui qui a tout per<strong>du</strong><br />
sauf “el-Akl” (sa raison) », Akl étant <strong>le</strong><br />
prénom <strong>du</strong> poète... Awit se rebel<strong>le</strong> dans<br />
un putsch poétiquement procé<strong>du</strong>rier et<br />
assurément philosophique contre soi. Il<br />
cherche à capter l’instant <strong>du</strong> néant, sans<br />
ivresse ni autodestruction, mais en sereine<br />
prescience. Il se méfie de l’artefact,<br />
de ce qui trompe ou crée l’illusion et n’a<br />
foi que dans la métaphore. Tout <strong>le</strong> reste,<br />
dates, attestations léga<strong>le</strong>s, histoire, sont<br />
fabulations narratives. <strong>Le</strong> seul espacetemps<br />
digne d’être pris en compte est<br />
celui de l’instinct poétique.<br />
Wasiqat wilada est une tentative de reconstitution<br />
par <strong>le</strong> poète de sa propre<br />
trajectoire, depuis <strong>le</strong> moment, fondateur<br />
et foncièrement éphémère et<br />
échappant à toute préhension, de la<br />
Essai<br />
prosyrien voisin, que nous donne Abi<br />
Samra dans <strong>le</strong> premier chapitre de son<br />
livre avec des portraits de rescapés de<br />
ce qui a été <strong>le</strong> « mouvement de l’Unification<br />
islamique » vite éclaté en petites<br />
factions parfois antagonistes. <strong>Le</strong><br />
quartier mal aimé de Tripoli, appelé<br />
jusqu’aux années soixante-dix Bab el-<br />
Zahab (ou Porte d’or), raconté par<br />
Abou Bilal al-Zohbi (« Voyage dans la<br />
société de chaos et de vio<strong>le</strong>nce ») et Bilal<br />
Matar sorti des geô<strong>le</strong>s syriennes.<br />
Ce n’est donc pas une enquête, mais des<br />
entretiens qui s’élargissent et se diversifient<br />
au gré des visites et des rencontres<br />
de l’auteur à Tripoli qu’il ne connaissait<br />
pas avant l’an 2000 et la mémorab<strong>le</strong><br />
tuerie millénariste appelée pudiquement<br />
« <strong>Le</strong>s incidents de Dannyé ». Se<br />
suivent alors la « vision » historique<br />
et épique d’un Tripoli à l’identité islamique<br />
séculaire confrontée à sa « malheureuse<br />
» appartenance libanaise par<br />
un « intel<strong>le</strong>ctuel islamiste » qui préfère<br />
garder l’anonymat ; une description <strong>du</strong><br />
salafisme populaire au quotidien, « mise<br />
en scène », voire mimée par un photographe<br />
de presse ; <strong>le</strong> massacre des communistes<br />
à el-Mina par <strong>le</strong>s combattants<br />
<strong>du</strong> Tawhid islamique, raconté par une<br />
jeune dame à l’accent libéral, récit re-<br />
Jeudi 4 août 2011<br />
naissance. Alors il pousse par <strong>le</strong>s mots,<br />
il est giron maternel et nouveau-né<br />
transitant par l’expulsion sans échappatoire.<br />
Awit retrace au plus près <strong>du</strong><br />
possib<strong>le</strong> <strong>le</strong>s actions, réactions, rites et<br />
célébrations entourant sa naissance ; il<br />
retrace la mémoire première et intuitive<br />
<strong>du</strong> nouveau-né pris en sa b<strong>le</strong>ssure qui<br />
est béance par laquel<strong>le</strong> se fraie la vie.<br />
En intensifiant l’usage de la tautologie,<br />
en répétant encore et encore <strong>le</strong> long<br />
de plus de 300 pages la scène <strong>du</strong> Cri<br />
(me ?), Awit cherche à trouver la formu<strong>le</strong><br />
exacte de l’alchimie <strong>du</strong> néant qui<br />
est pour lui <strong>le</strong> lieu absolu <strong>du</strong> sens. Des<br />
tréfonds <strong>du</strong> néant, l’âme <strong>du</strong> nouveauné<br />
pousse. Pour Awit, <strong>le</strong> poète est incessamment<br />
ce nouveau-né pris dans <strong>le</strong><br />
cordon ombilical de l’écriture : à la fois<br />
témoin, otage et victime, <strong>le</strong> nouveau-né<br />
même lançant son cri à la face <strong>du</strong> néant<br />
reste pour toujours ce noyé <strong>du</strong> temps et<br />
<strong>du</strong> lieu de l’origine, bercé par <strong>le</strong> sommeil<br />
rêveur et omniscient <strong>du</strong> liquide<br />
amniotique et des larmes. La naissance<br />
de Akl Awit se fit de plus par temps de<br />
pluie. Son acte de naissance est pour<br />
toujours scellé de naufrage.<br />
Akl Awit nous livre donc des réécritures<br />
qui sont diverses copies conformes<br />
(et non conformistes) de son acte de<br />
naissance. Il cherche à réaliser un auto-engendrement<br />
par l’écriture pour<br />
apprivoiser <strong>le</strong> cri qui lui a échappé.<br />
La langue poétique lui permet de se<br />
dédoub<strong>le</strong>r, alors il écrit, non avec <strong>le</strong><br />
paradoxe, mais <strong>le</strong> paradoxe même. Sa<br />
poésie s’analyse el<strong>le</strong>-même, s’explore et<br />
se guette pour déce<strong>le</strong>r <strong>le</strong> défaut de naissance<br />
qu’est la naissance. La littérature<br />
permet alors à Awit de naître, de s’unir<br />
avec une femme, de devenir père, par<br />
<strong>le</strong> truchement de l’étreinte <strong>du</strong> langage<br />
et de l’amour. <strong>Le</strong> voilà qui se réinscrit<br />
dans la généalogie des Awit par <strong>le</strong> Akl.<br />
Parfois l’intel<strong>le</strong>ct prend <strong>le</strong> dessus sur <strong>le</strong><br />
magnétisme et <strong>le</strong> coriace de sa quête<br />
poétique. <strong>Le</strong> jeu de la répétition, de la<br />
reprise et <strong>du</strong> paradoxe, simp<strong>le</strong> et accessib<strong>le</strong><br />
en l’apparence (combien de poètes<br />
et de sty<strong>le</strong>s poétiques se fondent sur ce<br />
procédé…), atteint chez Awit des microstructures<br />
comp<strong>le</strong>xes et déroutantes,<br />
même s’il ne réussit pas toujours éga<strong>le</strong>ment<br />
à tous ses poèmes. Mais la poésie<br />
serait-el<strong>le</strong> poésie si el<strong>le</strong> est perfection et<br />
ne rate jamais son but ? La poésie serait-el<strong>le</strong><br />
poésie si <strong>le</strong> poète est infaillib<strong>le</strong> ?<br />
C’est cela <strong>le</strong> cœur simp<strong>le</strong> et sismique <strong>du</strong><br />
procédé alchimique de Akl Awit. Manquer<br />
quelques accords <strong>du</strong> cri premier<br />
pour atteindre avec Wasiqat wilada une<br />
version admirab<strong>le</strong> de l’acte de naître en<br />
poésie, une captation fragi<strong>le</strong> <strong>du</strong> naufrage<br />
de tout instant qui est répétition<br />
inévitab<strong>le</strong> ô de combien de naissances.<br />
rittA BAddOurA<br />
wasiqat wilada (aCte de naissanCe) de Akl<br />
Awit, Dar as-Saqi, 2011, 320 p.<br />
Chronique des années de plomb<br />
<strong>Le</strong> chef-lieu <strong>du</strong> Liban Nord a la réputation d'être un fief isalmiste. Visite<br />
guidée entre Bab el-Tebbaneh et Mina, à travers une ga<strong>le</strong>rie de portraits<br />
haute en cou<strong>le</strong>ur.<br />
D.R.<br />
layé par <strong>le</strong> témoignage d’un metteur en<br />
scène de théâtre qui a vécu <strong>le</strong>s mêmes<br />
atrocités des années quatre-vingt,<br />
quelques autoportraits de militants repentis<br />
de la même mouvance de triste<br />
mémoire dans <strong>le</strong>s anna<strong>le</strong>s de la coexistence<br />
tripolitaine, la désormais légendaire<br />
figure de Khalil Akkaoui évoquée<br />
par un jeune partisan <strong>du</strong> courant <strong>du</strong> Futur<br />
à Bab el-Tebbaneh, <strong>le</strong> quartier mal<br />
aimé de la capita<strong>le</strong> <strong>du</strong> Nord…<br />
Un livre riche, foisonnant de portraits<br />
dont l’instituteur gauchiste-khomeyniste,<br />
<strong>le</strong> soufi mafieux, l’intel<strong>le</strong>ctuel<br />
pro-iranien <strong>du</strong> Fateh et autres adeptes<br />
<strong>du</strong> Jihad salvateur, de détails (malheureusement<br />
parfois répétés) et de rappels<br />
historiques qui encadrent ces entretiens.<br />
<strong>Une</strong> référence (peut-être parfois<br />
controversée) sur <strong>le</strong> Tripoli des années<br />
de plomb.<br />
Pourtant, <strong>le</strong> choix d’Abi Samra de<br />
donner la paro<strong>le</strong> à des acteurs « organiques<br />
» de ces épisodes entrecoupés et<br />
enchevêtrés, allant de la « guerre civi<strong>le</strong> »<br />
libanaise à la mainmise syrienne et puis<br />
à la révolution <strong>du</strong> Cèdre, souffrirait<br />
paradoxa<strong>le</strong>ment de l’omniprésence de<br />
l’auteur lui-même. C’est qu’une « réécriture<br />
» un peu trop marquée des divers<br />
entretiens masque relativement <strong>le</strong><br />
ton et la « cou<strong>le</strong>ur » subjective de l’interviewé<br />
pour donner plutôt au livre et<br />
à ses développements une facture quasi<br />
uniforme.<br />
JABBOur dOuAihY