39 écrivains arabes à Beyrouth - L'Orient-Le Jour

Supplément menSuel
Jeudi 1 er avril 2010
Numéro 46
III. Entretien avec Antonio Tabucchi
IV. Dantzig, sous la surface paisible du désir
V. Le guide des guides du Liban
« Mafiature »
De retour de Stockholm, j’observe
le Liban avec consternation.
Qu’avons-nous fait
de notre pays ? Pourquoi, là-bas,
une nation de 9 millions d’habitants
est devenue un modèle pour
le monde, tandis que, chez nous, 4
millions de Libanais sont incapables
de construire un État ? À qui
la faute ? Au confessionnalisme, aux
ingérences étrangères ? Sans doute,
mais aussi au règne des mafias. Notre
pays est, hélas, l’otage de mafias
qui, pendant et après la guerre, ont
créé leur propre mode de régulation,
« la gouvernance par la délinquance
» pour reprendre la formule de
Jean de Maillard, auteur d’un essai
intitulé L’Arnaque, la finance au-dessus
des lois et des règles (Gallimard), et,
de connivence, ont dépecé le Liban.
Depuis 2005, notre pays est privé
de budget. La raison en est simple :
sans budget, on vole mieux. Les dépenses
de l’État ont ainsi augmenté
de 50% et les aides internationales
se sont évaporées. La corruption
gangrène les institutions ; deux ou
trois ministères, considérés comme
des « vaches à lait », sont monopolisés
par certains partis, alors que le
Hezbollah prospère et régente tranquillement
son fief hors de tout
contrôle.
Dans ces conditions, le fossé s’est
creusé entre l’État et le peuple. La
société libanaise est à l’abandon,
n’intéresse pas nos députés qui,
à quelques exceptions près, n’ont
aucune notion de l’intérêt public.
Tout bien considéré, le Liban ressemble
moins à la Suède d’Olof
Palme qu’au Chicago d’Al Capone !
AlexAndre NAJJAr
Paraît le premier jeudi de chaque mois
édito 39 écrivains arabes à Beyrouth
Comité de rédaction :
AlexANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi,
GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe,
jAbbour douAihy, rittA bAddourA.
Coordination générale : hiNd dArwiCh
Secrétaire de rédaction : AlexANdre
medAwAr
Correction : mArilys hAtem
Contributeurs :
ritA bAssil el-rAmi, melhem ChAoul,
edGAr dAvidiAN, kAtiA GhosN, mArwAN
hAmAdé, heNry lAureNs, ChArles NAjjAr,
NAdA NAssAr-ChAoul, lAmiA el-sAAd.
Supplément publié en partenariat avec la
Librairie Orientale et la Librairie Antoine.
E-mail : lorientlitteraire@yahoo.com
www. lorientlitteraire.com
VI. Une discutable histoire de l'identité française
VII. Macau, derniers jours
VIII. Leila Baalbaki, l'émancipation faite femme
« Beyrouth capitale mondiale du livre » touche à sa fin. Pour la clôturer en beauté, le Hay Festival organise une importante
manifestation réunissant 39 écrivains arabes de moins de 40 ans. L’initiative donnera lieu à une série de rencontres littéraires
(voir notre sélection ci-dessous) à ne pas manquer !
Le Hay Festival, spécialisé
depuis 23 ans dans l’organisation
de Salons et d’événements
littéraires dans le
monde, a toujours accompagné
la désignation par l’Unesco de
telle ville « capitale mondiale du livre »,
prenant en charge le choix des auteurs
invités, la mise en place de tables rondes
et la publication d’une anthologie réunissant
les textes des écrivains sélectionnés.
Il était donc normal de monter une
manifestation d’envergure autour de
Beyrouth en élargissant la sélection aux
auteurs arabes afin d’affirmer le rôle régional
essentiel joué par la capitale libanaise
dans le domaine du livre. Le jury,
formé de Gaber Assfour (Égypte), Abdo
Wazen et Alawiya Sobh (Liban) et Saïf
al-Rahbi (Oman), a donc choisi les 39
auteurs suivants qui se « produiront »,
du 15 au 18 avril 2010, dans différents
points du Liban, puis dans des Salons
du livre à l’étranger (Espagne, Londres,
EAU, etc.) : Abdullah Thabit
(Arabie saoudite, né en
1973), Abdelaziz Errachidi
(Maroc, 1978), Abdelkader
Benali (Maroc, 1975),
Abderrahim Elkhassar
(Maroc, 1975), Abderrazak
Boukoba (Algérie,
1977), Abdellah Taia (Maroc,
1973), Adania Shibli
(Palestine, 1974), Ahmad
Saadawi (Irak, 1973),
Ahmad Yamani (Égypte,
1970), Ala Hlehel (Palestine,
1974), Yahya Amqasim (Arabie
saoudite, 1971), Basim Alansar (Irak,
1970), Dima Wannous (Syrie, 1982),
Faiza Guene (Algérie, 1985), Hala
Kawtharani (Liban, 1977), Hamdy el-
Gazzar (Égypte, 1970), Hussein al-Abri
(Oman, 1972), Hussein Jelaad (Jordanie,
1970), Hyam Yared (Liban, 1975),
Islam Samhan (Jordanie,
1982), Joumana Haddad
(Liban, 1970), Kamel
Riahi (Tunisie, 1974),
Mansour al-Soyem (Soudan,
1970), Mansoura Ez
Eldin (Égypte, 1976), Mohammed
Hassan Alwan
(Arabie saoudite, 1979),
Mohamed Salah Alazab
(Égypte 1981), Nagat
Ali (Égypte, 1975), Najwa
Binshatwan (Libye,
1970), Najwan Darwish
(Palestine, 1978), Nazem Elsayed (Liban,
1975), Rabih Jaber (Liban, 1972),
Randa Jarrar (Palestine, 1978), Rosa
Yaseen Hassan (Syrie, 1974), Samar
Yezbek (Syrie, 1970), Samer Abou
Hawwash (Palestine, 1972), Wajdi al-
Ahdal (Yémen, 1973), Yassin Adnan
(Maroc, 1970), Youssef Rakha (Égypte
1976) et Zaki Baydoun (Liban, 1981).
Une anthologie, préfacée par Hanan el-
Cheikh et Abdo Wazen, vient de paraître
chez Bloomsbury, réunissant des extraits
de leurs œuvres. Elle sera bientôt
disponible au Liban et fera l’objet d’une
signature collective le 18 avril à 11h30
au City Mall.
Cette manifestation sera officiellement
lancée le 14 avril à 20h30 au Casino
du Liban et la clôture aura lieu au centre-ville,
place de l’Étoile, le 17 avril à
21h30. Le programme des 50 tables
rondes, disponible sur le site www.beirut39.com,
est riche et varié. À chaque
fois, dans des cafés, des universités ou
des bibliothèques, 4 ou 5 auteurs arabes
se rencontreront autour de thèmes
ayant trait à l’écriture, la littérature, la
I
traduction, le rôle de la femme dans le
monde arabe, etc., avec pour modérateurs
des journalistes, écrivains ou universitaires
connus comme Abdo Wazen,
Jabbour Douaihy, Georges Dorlian, Rachid
Daïf, Katia Ghosn, Hassan Daoud
ou Alawiya Sobh.
Cet événement, qui donne à « Beyrouth
capitale mondiale du livre » tout son sens
et atténue quelque peu les nombreux
griefs formulés ici et là contre ceux qui
« pilotent » ce projet, aura pour but de
permettre aux écrivains arabes d’échanger
leurs idées et de les partager avec le
public libanais. À l’heure où la nation
arabe apparaît plus divisée que jamais,
« Beirut 39 » vient nous rappeler l’importance
de la culture comme vecteur
de dialogue et de renaissance…
Jeudi 15 avril 2010 Vendredi 16 avril 2010
Samedi 17 avril 2010
9h50 – Rania Zaghir en
conversation avec Mohamed Salah
Alazab, Randa Jarrar, Hyam Yared
et Mansour Alsoyem
Le processus d’écriture
École Gibran Tuéni
11h – Shirley el-Murr en
conversation avec Youssef Rakha,
Dima Wannous, Hala Kawtharani
et Hussein Jelaad
Littérature et journaLisme
Université libanaise, DES bldg,
Tayouné
11h15 – Mazen Maarouf en
conversation avec Joumana
Haddad, Nazem el-Sayed, Zaki
Baydoun et Samer Abou Hawwash
QueLLe est La situation de La
Littérature contemporaine ?
Bibliothèque publique municipale,
Monnot
12h – Leila Bissat en conversation
avec Islam Samhan, Faiza Guene,
Rosa Yaseen Hassan et Ahmad
Saadawi
pourQuoi et comment écrit-on ?
LAU – Business School Auditorium
17h30 – Bassam Abou Zeid en
conversation avec Ahmad Saadawi,
Samer Abu Hawwash, Joumana
Haddad et Abderrazak Boukoba
Littérature et journaLisme
Club de la Presse
18h – Éric Premel en conversation
avec Hyam Yared, Faiza Guene,
Zaki Baydoun et Abdellah Taia
L’importance de La tradition
oraLe dans La Littérature arabe
contemporaine (en français)
Centre culturel français
18h – Elham Kallab en conversation
avec Dima Wannous, Hala
Kawtharani, Nagat Ali et Samar
Yazbek
Le défi d’être une écrivaine
Music Hall
19h30 – Zena el-Khalil en
conversation avec Randa Jarrar,
Abdelkader Benali, Hussein Jelaad
et Youssef Rakha
La responsabiLité de L’artiste (en
angLais) suivi d’un concert par le
musicien Rayess Bek.
Théâtre Madina
21h – Abdo Wazen présente les
poètes Ahmad Yamani, Abderrahim
Elkhassar et Yassin Adnan
Lecture poétiQue
Jadal Bizanty
10h – Jabbour Douaihy en
conversation avec Abdellah Taia,
Mansour al-Soyem, Mohammed
Hassan Alwan et Mohamed Salah
Alazab
Y a-t-iL une nouveLLe génération
de romanciers arabes ?
Lina’s Café (ABC Achrafieh)
11h – Souheil Matar en
conversation avec Abdelaziz
Errachidi, Yassin Adnan, Faiza
Guene et Abderrahim Elkhassar
nouveLLe Littérature du maghreb
Notre Dame University
11h15 – Georges Dorlian en
conversation avec Hyam Yared,
Hussein Jelaad, Kamel Riahi et Hala
Kawtharani
nouveLLe Littérature arabe
Bibliothèque publique de Bachoura
11h15 – Suleiman Bakhti en
conversation avec Mansoura Ez
Eldin, Samer Abu Hawwash, Zaki
Baydoun et Youssef Rakha
Le rôLe de La cuLture dans notre
société
Bibliothèque publique municipale –
Monnot
15h30 – Abdo Wazen en
conversation avec Ahmad Yamani,
Samer Abu Hawwash, Nazem el-
Sayed et Zaki Baydoun
poésie arabe contemporaine
Université Balamand, faculté des
sciences – Achrafieh
16h – Katia Ghosn en conversation
avec Hala Kawtharani, Dima
Wannous, Abdullah Thabit et
Najwan Darwish
de La poésie à La fiction
LAU – Business School Auditorium
19h – Rania Baroud en conversation
avec Samar Yazbek, Abdellah Taia
et Hyam Yared
La Littérature et Le corps
Youth and Culture Center, Zouk
Mikaël
19h – Lectures par les poètes
Ahmad Saadawi, Abderrahim
Elkhassar et Abderrazak Boukoba,
présentés par José Miguel Puerta
gaLa de poésie
City Café
19h – Nada Abou Farhat en
conversation avec Basim Alansar,
Hamdy el-Gazzar et Joumana
Haddad
Littérature et cinéma
Caffeine, Mocean Club – Kaslik
a. n.
10h – Alawiya Sobh en conversation
avec Zaki Baydoun, Hala
Kawtharani, Nazem el-Sayed et
Hyam Yared
nouveLLe Littérature Libanaise
Lina’s Café (ABC Achrafieh)
16h – Lectures de Abderazzak
Boukoba, Faiza Guene, Abdelaziz
Errachidi et Nagat Ali
histoires d’afriQue du nord (en
arabe et en français)
Kutubus –La Corniche
16h – traduire de L’arabe
Club de la Presse
18h – Rachid Daif en conversation
avec Mansoura Ez Eldin, Mohamed
Salah Alazab et Youssef Rakha
nouveLLe Littérature égYptienne
T-Marbouta Café
18h – Hassan Daoud en
conversation avec Abdelkader
Benali, Yassin Adnan, Mansour al-
Soyem et Dima Wannous
QueLLe est La situation
de La Littérature arabe
contemporaine ?
Zico House

II Au fil des jours
Le point de vue de Marwan Hamadé
Retour à l'ère glaciaire ?
À trente-trois
ans
d’intervalle, le Liban
réintègre-t-il,
aux niveaux culturel et médiatique,
la « grande prison
arabe », celle-là même
que Kamal Joumblatt avait
dénoncée en 1977 avant de
tomber sous les balles de
ses assassins ? Tout porte
à le croire.
D.R.
Car si le 14 mars avait assuré,
pour le moins, un exorcisme de la
peur, le peuple libanais semble appelé
non seulement à renier sa révolution,
mais à en effacer tous les effets. Les
images des débordements populaires
de 2005 paraissent déjà appartenir à
une autre ère. Et nos médias, à part
ceux qui mènent la contre-révolution,
deviennent d’un ennui mortel.
Il suffit, pour s’en assurer, de relier
la longue série d’attentats visant à décapiter
la presse libre du Liban, à la
censure renaissante d’une sûreté nostalgique,
à l’agressivité pamphlétaire
de certains médias (audiovisuels ou
écrits), à la fabulation menaçante de
certains sites d’Internet.
Et pour mesurer la vitesse de dénivellation
de cette descente aux enfers de
l’obscurantisme, il suffit de jauger les
silences oratoires, les prudences de
l’analyse et les blancs de l’écrit.
Il y a d’abord les sujets interdits dont
la liste s’allonge chaque jour et que les
hérauts de l’intimidation ne manquent
pas d’assortir d’un chapelet d’injures
ou de menaces. Chaque expression libre
a – selon les nouveaux modes de
procédure totalitaires – sa peine virtuelle
: de l’accusation de l’agentéisme
allégé à celle de la trahison entière.
Il y a ensuite les personnes frappées
d’interdit. Gare à qui intervient, interroge,
cite, ou même fait mention
des « damnés » de l’axe du mal renversé.
Quoi de mieux qu’une apologie
de la terreur, du déni d’élection,
de la louange de l’état de non-droit,
de l’insulte aux forces de l’ordre déjà
peinardes ou à la justice sous respirateur
pour décrocher l’accréditation du
IR$ - All Watcher : La Nébuleuse
Roxana
Après un
premier tome
introductif qui
faisait le lien
avec la série
mère (La Loge
des assassins),
Desberg et
Koller nous
font entrer,
avec La Nébuleuse
Roxana, dans le vif du sujet
de cette spin off qui devrait compter 7
tomes. Un album bien ficelé !
Le retour de Jul
Fort du succès de ses albums précédents,
Jul
publie chez
Dargaud un
nouvel album
intitulé À bout
de soufre où
l’on retrouvera
avec
bonheur ses
jeux de mots
et son humour
corrosif.
La Francophone en fête à
l’Hôtel de Ville de Paris
L’OIF a fêté ses 40 ans le 19 mars à
l’Hôtel de Ville de Paris, en présence
du secrétaire général de la Francophonie,
du maire de Paris et des représentants
de la communauté francophone à
Paris. Chanteurs, humoristes et acteurs
francophones ont animé cette cérémonie
placée sous le signe de la solidarité
avec Haïti.
Sarkozy et Abdou Diouf
célèbrent les 40 ans de l’OIF
C’est à l’Élysée que le 40e anniversaire
de l’OIF a été célébré en présence du
président français, du secrétaire général
de la Francophonie, de Jean-Pierre
Raffarin, de plusieurs ministres et de
six cents invités représentant la communauté
francophone à Paris. Dans
Actu BD
Francophonie
nouvel ordre médiatique.
Au passage, il vous faut
bien sûr écorcher, de la présidence
de la République
au moindre fonctionnaire,
tous les ordres établis au
profit du non-ordre – et
surtout, surtout, vouer aux
gémonies le tribunal international
qui ne doit, selon eux, s’intéresser
qu’aux jeunes rasés de près,
aux citoyens exemplaires ou aux victimes
d’attentats bientôt qualifiés de
suicides.
La gesticulation de ces dernières semaines
avec ses fausses rumeurs, sa
prose venimeuse, ses vociférateurs
retrouvés, ses encenseurs ressuscités
doit enfin bousculer l’apathie où nous
nous engluons. À quelques exceptions
près, la frilosité s’est emparée de nos
leaders, et le Liban tout entier sombre
dans l’hypothermie intellectuelle.
Il n’est même plus permis de se taire
ou de ranger sa plume. Il faut pousser
l’indécence aux limites de la flagornerie
: « Ces dictateurs qu’ils sont bons,
qu’ils sont gentils. »
Cette évolution vers l’absolutisme de
la non-tolérance ne menace pas seulement
nos journaux, nos livres, nos
radios, nos télés, nos films, nos pièces
de théâtre. Elle guette nos écoles
et leurs programmes, nos festivals et
leurs vedettes, nos entreprises et leur
créativité, nos lieux de culte et leurs
homélies. L’expression se fait rare,
les espoirs s’étiolent, les sourires se
figent.
À ce rythme et à part quelques espaces
de liberté dont celui que vous cultivez
à L’Orient littéraire et les réunions
nostalgiques qu’entretient chaque
mercredi le secrétariat du 14 Mars,
la liberté ne repoussera plus là où la
résignation sera passée. Il faut éviter
de franchir ce seuil.
Car à moins d’organiser pour de bon
la vraie Résistance qui est essentiellement
culturelle, il faudra bientôt
corriger Descartes : Pour être, ne plus
penser.
Alpha fait ses premières armes
Éric Loutte et Emmanuel Herzet
viennent de publier chez Le Lombard
un nouvel album d’Alpha intitulé
Baptême de feu, qui met en scène le
jeune Dwight Tyler dans une nouvelle
mission périlleuse. Suspense garanti !
Jules Renard en BD
À l’occasion du centenaire de Jules
Renard, les éditions Petit à Petit
publient Poil de Carotte en bande dessinée.
Parution prévue le 20 mai 2010.
Sur les traces de Göring
Et si Hermann Göring, qu’on croyait
mort à Nuremberg en 1946, se
trouvait en Namibie ? L’agente Cathy
Austin se rend en Afrique pour enquêter
sur cette
étrange affaire.
Ce deuxième
cycle de la série
Kenya, lancée
en 2001 par
Léo et Rodolphe,
vient
d’entrer dans le
top de meilleures
ventes BD.
son discours, Abdou Diouf a appelé les
francophones à œuvrer pour « continuer
à porter haut et fort les idéaux de
liberté, de partage et d’humanisme »
qu’incarne la langue française. Le président
Sarkozy a, de son côté, appelé
« à se battre pour la diversité culturelle
du monde » en luttant contre le « monolinguisme
». Au Liban, plusieurs manifestations
culturelles ont célébré cet
anniversaire au cours du mois de mars,
baptisé « Mois de la francophonie ».
Voyage en
Francophonie d’Olivier Bleys
Écrivain et conférencier, Olivier Bleys
vient de publier aux éditions Autrement
un ouvrage intitulé Voyage en
Francophonie qui retrace l’histoire
de la francophonie et nous expose sa
structure, ses valeurs et ses missions.
Enfant jouant dans un champ pétrolier proche de son village natal de Balakhani. Bakou, Azerbaïdjan. 2003 © Rena Effendi
L’énigme de Qaf (o enigma de Qaf) d'Alberto
Mussa, traduction du portugais (Brésil) par Vincent Gorce,
Anacharsis, 2010, 224 p.
On sort de L’énigme de Qaf de
l’écrivain brésilien d’origine libanaise
Alberto Mussa comme
des tourbillons d’une tempête de sable
dans le plus terrible des déserts d’Arabie,
heureux de se retrouver indemnes, encore
imprégnés des émotions les plus fortes,
fascinés et dubitatifs face à l’ampleur
de ce qu’on a vu, fantasmé ou manqué.
Car la matière de ce roman présumé ne
cesse de déborder son cadre : tout en
multipliant les clins d’œil et les réflexions
sur sa virtuosité, le texte propose des
itinéraires pour sa traversée. Livre en
quête de la huitième mouallaqa par la
mise en honneur des poètes de l’anté-islam,
période qu’il nomme selon la plus
littérale, mais aussi la plus paradoxale
des traductions, « l’âge de l’ignorance »,
l’ouvrage se métamorphose en conte
digne des Mille et une nuits, puis en
récit d’une investigation plus vaste, historique,
mathématique, astronomique,
interstellaire, aux confins de l’espace et
du temps, esthétique : « La littérature
arabe (et en particulier le conte arabe)
est fondamentalement géométrique.
Davantage que raconter une histoire,
les premiers conteurs du désert prétendaient
dessiner une figure. Ce n’est pas
sans raison que chez les Arabes, la calligraphie
est pratiquement l’unique art
figuratif. » Mais qu’on ne s’y trompe
pas, ni les personnages, ni les procédés,
ni les affirmations, ni les dénégations ne
sortent intacts du périple, chacun d’eux
étant détourné, subverti, parodié… par
un auteur latino-américain qui a assimilé
les leçons de Borges pour mieux orienter
son imagination et son érudition et pour
essayer de les maîtriser.
L’énigme de Qaf narre l’histoire d’un
poème écrit à l’âge d’or des poètes du
désert, quand la poésie parvint à « des
hauteurs jamais atteintes dans aucune
langue, en aucun siècle ». Comme les
L’image du mois
Pipeline Bakou-Ceyhan, du rêve à la réalité
Pipe dreams est dédié aux peuples
d'Azerbaïdjan, de Géorgie et de Turquie,
liés aujourd'hui par le pipeline de
1700 km qui traverse leurs territoires
respectifs et leurs espoirs d'un avenir
meilleur en clair-obscur. Il y a bien
évidement eu plusieurs campagnes
promotionnelles qui ont fait l'apologie
de cette nouvelle connexion entre les
champs pétrolifères situés autour de la
mer Caspienne et passant par le Sud
du Caucase - en évitant habillement
la Russie et l'Iran - avant de rejoindre
le terminal pétrolier de Ceyhan sur la
Méditerranée. Mais il a été fait peu de
cas sur l'impact que ce réseau de tuyaux
et de relais de pompage a eu sur les po-
pulations des pays qu'il traverse au prix
d'un cheminement compliqué à travers
les plaines et les espaces naturels montagneux.
Pipe dreams, l'ouvrage de Rean
Effendi fait le portrait sans complaisance
de ces vies transformées, plus souvent
pour le pire que pour le meilleur, par
ces installations pétrolières qui alimentent
l'Europe en or noir. Née en 1977 à
Bakou, Rena Effendi a d'abord travaillé
comme traductrice pour un des plus
grand groupe pétrolier basé dans la
capitale de l'Azerbaïdjan, ce qui lui a
permis par la suite de se consacrer à
la photographie, essentiellement pour
documenter les effets de l'industrie principale
de son pays sur la vie des gens
Roman
De la fidélité et de ses fictions
sept autres connus, celui-ci, dont la
rime serait la lettre Qaf, aurait été suspendu
à la pierre noire de La Mecque
pour « s’éterniser » dans la mémoire des
Bédouins. Authentique ou apocryphe,
lacunaire ou intégral, énigmatique et
fascinant, déduit d’indices sur matériaux
divers mais s’écrivant au fil du présent
récit, il serait l’œuvre du poète al-Ghatash
des Labwa à la poursuite de Layla,
jeune fille entrevue d’une autre tribu, les
Ghurab, et sœur de sa femme répudiée
Sabah. Que d’embûches et d’épreuves à
travers les dunes, les légendes, les signes
et les civilisations pour parvenir (ou ne
pas parvenir) à la bien-aimée !
La construction du roman est conçue
pour préserver sa lisibilité et contenir sa
fécondité. L’intrigue principale se déroule
en 28 chapitres, au nombre justifié des
lettres de l’alphabet arabe et les ayant
pour titres et pour fils conducteurs. Entre
eux s’insèrent des détours et des paramètres
qui sauvegardent la fluidité du récit,
en étendent le propos à des dimensions
hautement culturelles et cosmiques, le
mettent en abyme. Les premiers consistent
en reconstructions où se rejoignent
l’histoire et la fantaisie (le premier Arabe,
la digue de Marib, la femme qui divisait
par zéro…). Les seconds sont consacrés
aux grands poètes de la Jahiliyya. Ces
derniers donnent corps à al-Ghatash
puisqu’il ne se conçoit que dans sa relation
à leurs personnages et œuvres : différent
d’Imru al-Qays par l’ascendance et
les amours, très proche de Antara malgré
une différence notable (« Al-Ghatash
avait une passion pour les juments ; Antara
n’aima jamais qu’un seul cheval »),
d’une ressemblance « surtout formelle »
avec Tarafa… Mais l’auteur de la Qafiya
al-Qaf n’est pas le seul narrateur puisque
se manifeste un « Monsieur Moussa »
universitaire, homonyme de l’auteur qui
écoutait son grand-père Nagib lui réciter
des vers de cette huitième ode qu’il
cherche à reconstruire. De même, l’intrigue
ne reste pas celle d’un amour mais
devient une quête gnostique : Qaf est le
nom d’une montagne, puis d’une constel-
ordinaires. En 2006, elle a reçu une
commande de British Petroleum (BP)
pour produire des images destinées à un
calendrier censé montrer les bénéfices
du programme de responsabilité sociale
de la compagnie. Pendant son périple,
elle a été confrontée à des réalités moins
optimistes qui l'ont décidée à entreprendre
indépendamment son enquête
photo-journalistique pour raconter la
vrai vie le long du pipeline.
A.M.
pipe dreams, a chronicLe of Lives aLong
the pipeLine de Rena Effendi, Schilt publishing,
24x24 cm, 176 p. avec 112 photographies en duotone.
En vEntE à la librairiE PaPErcuP, Mar Mikaël
lation céleste… Tout donc se meut dans
cette œuvre dont on peut dire, à la fois,
qu’elle est œuvre de fidélité et de fictions.
De fidélité d’abord. Celle de l’auteur, né
en 1961 à Rio de Janeiro et traducteur
en portugais de poèmes antéislamiques
(2006), au pays ancestral ; à un grandpère
nostalgique ; à l’œuvre d’un poète
libanais émigré au Brésil et cité comme
source, Chafic Maluf, « la plus grande
autorité moderne » sur la mythologie
arabe (la longue préface de ‘Abqar et le
recueil lui-même méritaient bien cette résurrection)
; à la langue, à la civilisation
et à la poésie arabes perdues de vue depuis
la montée des intégrismes religieux
et évoquées ici dans leur être premier
et sans occulter les ombres de la scène :
« La plus longue guerre de l’histoire universelle
dura exactement quatre cents
ans. Naturellement ce fut une guerre entre
Arabes… »
Quant aux fictions, elles ne cessent de
s’intégrer dans cette fidélité, de l’enrichir
d’inventions et de miroirs critiques,
de multiplier ses voluptés. Comment le
poème énigmatique peut-il être le huitième
alors que l’auteur, non seulement fait
sienne la liste longue des dix odes (intégrant
celles de Nabigha, Abid et al-Asha),
mais évoque aussi Shânfara et Urwa ?
Les poètes traduits sans littéralité (on regrette
de les lire ici par le biais d’une seconde
traduction) et dépeints librement
sont-ils eux-mêmes ou d’autres ? Quant
aux mythèmes des divers récits anciens,
ils sont constamment déplacés par une
inventivité débordante à tel point qu’il
nous semble assister parfois à un Lévi-
Strauss placé de l’autre coté de la grille,
celle de la production imaginaire. Au
bout de la fable, comme en ses sinuosités,
le principe d’identité (Sabah et Layla
seraient « la même et unique femme ») et
la distinction du vrai et du faux volent
en éclats : « Et que l’on ne m’accuse pas
d’avoir été faux : être faux est dans l’essence
même des choses. »
FArès sAssIne
Meilleures ventes du mois à la Librairie Antoine et à la Librairie Orientale
Auteur Titre Éditions
1 Patrick Seale La Lutte pour L’indépendance Fayard
2 Philippe Djian incidences Gallimard
3 Carla Eddé beYrouth naissance d’une capitaLe Actes Sud
4 Jacques Attali Le sens des choses Robert Laffont
5 Joseph Stiglitz Le triomphe de La cupidité Les liens qui libèrent
6 Pierre Lunel Les amours de L’histoire de france Alphée
7 Ben Mezrich La revanche d’un soLitaire Max Milo
8 Jonathan Black L’histoire secrète du monde Florent Massot
9 Rawi Hage cafard Denoël
10 Edward Saïd La Question de paLestine Actes Sud
Autour de la BD
de Zeina Abirached
Les éditions Hatem organisent une
série de rencontres à Antélias (12 avril
à 16h au Mouvement culturel), Tripoli
(13 avril, 16h30, centre Safadi), Saïda
(14 avril, 16h, Khan el-Franj) et Zahlé
(15 avril, 16h, CCF) autour de Partir,
mourir, revenir, le jeu des hirondelles, la
BD de Zeina Abirached, commentée par
Dominique Renard. Une performance
d’écriture d’un roman-feuilleton illustré
sur Beyrouth, présentée par Zeina Abirached
et Jacques Jouet, aura également
lieu les 6,7 et 8 avril au CCF.
Le Liban à NYC
Trois écrivains libanais seront à l’honneur
à New York les 2 et 3 mai 2010
dans le cadre du « Festival of International
Literature » organisé par la FIAF en
partenariat avec PEN World Voices : un
arabophone, Élias Khoury, un francophone,
Alexandre Najjar, et un anglophone,
Rawi Hage.
Don de livres à la Bibliothèque
d’Alexandrie
C’est le 10 avril 2010 que la France
remettra 500 000 ouvrages à la Bibliothèque
d’Alexandrie en présence d’une
pléiade d’écrivains méditerranéens qui se
rencontreront autour du thème « Écrire
en Méditerranée ».
Décès du père Jean Ducruet
Recteur de l’UniversitéSaint-Joseph
de Beyrouth
pendant 20 ans
et président du
Conseil d’administration
de l’Hôtel
Dieu de France, le
père Jean Ducruet
vient de nous quitter. Cet homme
infatigable, ce bâtisseur, avait reçu
en 1997 la Croix de Commandeur
de la Légion d'honneur des mains
du président Chirac qui avait tenu à
rendre hommage à cette "personnalité
brillante, respectée, qui a renforcé
par sa contribution exceptionnelle
l'amitié entre la France et le Liban".
Il était l'auteur d'un essai intitulé Les
capitaux européens au Proche-Orient
(P.U.F., 1964).
Jean Ferrat tire sa révérence
Chanteur à la
voix grave et aux
textes soignés,
Jean Ferrat (de
son vrai nom
Jean Tenenbaum)
était un
personnage à
part. Décédé le
13 mars dernier
Jeudi 1 er avril 2010
Agenda
Carnet
Adieu à Jean Chami
« Il y a quelque chose de
plus haut que l’orgueil,
et de plus noble que la
vanité, c’est la modestie,
et quelque chose de plus
rare que la modestie,
c’est la simplicité. »
Jean Chami, qui
D.R.
vient de nous quitter, illustrait à
merveille cette réflexion de rivarol.
Homme de culture, de foi et de conviction,
il a longtemps travaillé à L’Orient
et au Réveil et formé des générations de
journalistes, sans jamais revendiquer les
honneurs, en toute simplicité. Après
des études de droit à l’USJ, Jean Chami
se distingua, dès 1952, par des articles
remarquablement écrits, et côtoya longtemps
le grand Georges Naccache. Également
rédacteur à al-Jarida et à Lissan
el-Hal, il contribua à l’essor de la presse
libanaise et joua un rôle important au
ministère de l’Information. Connu pour
sa probité et sa courtoisie, ce journaliste
exemplaire est parti sur la pointe des
pieds, avec simplicité. Comme il a vécu.
A.n.
© Abaca
© L'Orient-Le Jour
à l’âge de 79 ans, il nous laisse une
œuvre immortelle comptant près de
200 chansons qui a séduit plusieurs
générations de francophones. En guise
d’hommage, les éditions L’Archipel
rééditent la biographie du chanteur par
Jean-Dominique Brierre : Jean Ferrat,
une vie.
Ils sont partis
Historien, enseignant et journaliste,
Jacques Marseille est décédé à l’âge
de 64 ans. Fondateur des éditions qui
portent son nom, René Rougerie, qui
vient de nous quitter, a publié les plus
grands poètes français, dont Boris Vian
et Max Jacob. Enfin, l’un des grands
écrivains espagnols, Miguel Delibes, est
mort à 89 ans.

Jeudi 1 er avril 2010 Entretien
Italien de naissance mais Portugais de cœur,
Antonio Tabucchi est une figure majeure de la
littérature contemporaine et l’un des écrivains
italiens les plus lus en dehors de son pays.
C’est alors qu’il est étudiant
à Paris en 1962 qu’Antonio
Tabucchi (né à Pise en
1943) découvre Fernando
Pessoa, dans une traduction
française du Bureau de tabac. Son
enthousiasme le conduit à se plonger
dans la langue et la culture portugaises
et à traduire en italien toute l’œuvre
de Pessoa, avec la collaboration de sa
femme, Marie-José
de Lancastre, rencontrée
au Portugal. De
1987 à 1990, il dirige
l’Institut culturel
italien de Lisbonne,
et la ville servira de
cadre à plusieurs de
ses romans. Tabucchi
enseigne la littérature
portugaise à l’université
de Sienne, il est
chroniqueur pour le
Corriere della sera et
El Pais, et membre
fondateur, en 1993,
du Parlement international
des écrivains
qui a pris la défense
de nombreux écrivains menacés dans
leurs pays respectifs, dont Salman Rushdie.
Au cours de la campagne électorale
italienne de 1995, le protagoniste
de son roman Pereira prétend est devenu
le symbole de l’opposition de gauche
à Silvio Berlusconi. Et Tabucchi est
actuellement poursuivi en diffamation,
suite à un article paru dans l’Unita en
mai 2008, dans lequel il s’interroge sur
les liens éventuels de Renato Schifani,
le président du Sénat, avec la mafia.
Estimant à juste titre que ces poursuites
judiciaires étaient une atteinte à la
liberté d’expression, Gallimard a lancé
une pétition de soutien qui a fait le
tour du monde. Tabucchi a reçu, entre
autres distinctions littéraires, le prix
Médicis étranger 1987, le prix européen
Jean Monnet 1994, le prix Nossack
de l’Académie Leibniz en 1999 et
le prix France Culture 2002. Son livre
Tristano meurt a été désigné meilleur
livre de l’année par le magazine Lire en
2004. Il a publié près d’une trentaine
d’ouvrages, tous traduits en français au
Seuil, chez Christian Bourgois ou Gallimard,
et parmi lesquels on citera Piazza
d’Italia, La nostalgie du possible, ou le
plus récent, Le temps vieillit vite, paru
en 2009 chez Gallimard avant même sa
sortie en Italie. Certaines de ses œuvres
ont été portées au cinéma, dont Nocturne
indien et Pereira prétend, lui apportant
une très large renommée internationale.
Nous avons rencontré à Paris,
ville qu’il affectionne particulièrement,
cet « écouteur d’histoires » comme
il aime lui-même à se décrire, ajoutant
: « Je sais toujours quand une âme
ou un personnage est en train de voyager
dans l’air et a besoin de moi pour
se raconter. Écouter et raconter, c’est un
peu la même chose. Il faut apprendre à
être disponible, à laisser en permanence
la porte de son imagination ouverte.
Mes histoires, mes livres, je les ai tout
simplement accueillis ; vous vous en
doutiez, je crois aux muses. » Entretien
dense et passionnant qu’on aurait voulu
prolonger davantage tant cette hauteur
de vue est rare et précieuse.
Le temps est l’un des thèmes majeurs
de votre œuvre romanesque. Votre dernier
livre s’intitule Le temps vieillit vite,
mais déjà dans votre premier ouvrage,
le héros Volturno souffrait d’un « mal
LeveL 26, dark origins d'Anthony E. Zuiker,
Michel Lafon, 2010, 373 p.
La couverture de l’ouvrage,
par son blanc pur, donne
un premier aperçu de celui
qu fait l’intrigue : Sqweegel,
psychopathe, contorsionniste, lequel
apparaît toujours vêtu d’une combinaison
latex blanche. Sqweegel échappe
au classement des 25 catégories de
tueurs les plus maléfiques. Sévissant
sur tous les continents depuis vingt
ans, sans limite dans son avidité pour
l’abject, ni mode opératoire de prédi-
« La littérature
nous informe
bien plus
largement que
l’expérience.
Elle nous
ouvre des
univers
infinis, tout
un cosmos. »
du temps », maladie qui se manifestait
par un décalage entre sa temporalité
intérieure et la temporalité extérieure.
Pourquoi ce thème est-il si présent tout
au long de votre œuvre ?
Si la création du monde est marquée
par le passage des ténèbres à la lumière,
ce n’est pas ce passage qui crée le temps,
mais l’écriture : c’est l’écriture humaine
qui a créé le temps,
et le temps est donc
une dimension fondamentale
de notre
humanité, que nous
pouvons difficilement
appréhender dans
sa totalité. Nous ne
pouvons y faire que
quelques incursions.
Selon les époques, le
sentiment du temps
a beaucoup varié. Le
Goff a montré qu’au
Moyen Âge, il y avait
deux temporalités
différentes, celle des
marchands et celle
de l’Église. Einstein
définit le temps dans les termes de la
physique, et montre que le temps est
fonction de l’espace. Bergson réplique
que le temps ne peut s’appréhender
par la science physique, et qu’Einstein
est passé à côté d’une dimension essentielle
du temps, celle de la conscience,
celle de la durée. Chaplin lui aussi
aborde cette réflexion dans Les temps
modernes. Quant aux sociologues de la
postmodernité, J.F.Lyotard et M. Augé,
ils définissent notre époque comme un
présent absolu, c’est-à-dire comme une
époque qui ne comprend pas le passé et,
du coup, n’imagine pas le futur. Il est
vrai qu’un certain nombre d’évolutions
récentes ont compliqué le sentiment du
temps : je pense par exemple à l’arrivée
au sein de l’Europe des pays de l’Europe
de l’Est qui ont un calendrier si différent
de celui des pays de l’Europe de l’Ouest ;
je pense aux idéologies négationnistes
qui falsifient le temps et nient certains
événements majeurs du passé ; je pense
enfin aux évolutions technologiques qui
abolissent la dimension matérielle des
choses (pensons par exemple à la dématérialisation
de l’argent), mais qui abolissent
également l’espace, puisqu’on
peut, depuis son salon, vivre en direct
des événements qui se passent à l’autre
bout de la planète.
Ce mal du temps serait-il donc le
symptôme d’une inadaptation de vos
personnages au monde dans lequel ils
vivent ?
Disons que ce mal du temps est une sorte
de décalage. Volturno, que vous avez
cité, a le même sentiment qu’un artiste,
c’est-à-dire qu’il se sent en permanence
en décalage avec la contemporanéité.
Mais ce décalage lui permet de regarder
le monde avec des yeux différents. Ce
décalage qui provoque en lui une forme
de désaccord, est donc porteur d’une
dimension positive, d’une dimension
éthique.
On sait que l’une des premières manifestations
de tout pouvoir politique a trait
au temps. Depuis l’Antiquité, prendre
le pouvoir, c’est prendre possession du
temps. Chaque nouvelle civilisation a
voulu instaurer un nouveau calendrier,
qu’il s’agisse de la Révolution française
ou du fascisme italien. On pense aussi
aux hommes politiques qui, sous toutes
lection, il introduit l’ère du niveau 26.
Alors même qu’il ne laisse aucune trace
sur la scène du crime, le FBI reçoit
de lui, suite à chaque meurtre, une
bobine de 8 mm, une cassette audio et
une note manuscrite. Un seul homme,
redoutable chasseur de tueurs en série,
dont la propre famille a péri par
les mains de Sqweegel, pourrait l’arrêter
: Steve Dark.
Coécrit avec Duane Swierczynski, Level
26 a la particularité de proposer,
toutes les vingt pages environ, un détour
par Internet : le lecteur peut s’il
le désire se connecter sur le site-relais
© Hannah / Opale
Antonio
Tabucchi ou
l'intranquillité
de la
littérature
les latitudes, ont toujours pour projet
de construire le futur. Et l’on sait les
désastres que cette utopie a provoqués
au siècle dernier. Même les Américains
ont tenté, avec un succès très relatif, de
prendre le contrôle du temps en imposant
au monde une nouvelle histoire qui
commencerait le 11 septembre 2001.
D’où le rôle salutaire de ce sentiment de
décalage, de ce mal du temps.
Le passé est néanmoins souvent source
de souffrance pour vos personnages,
sans doute en raison de son caractère
immuable, mais également parce que
la nostalgie de ce qui a été empêche la
possibilité d’un bonheur présent. C’est
le cas par exemple dans Pereira prétend.
Pereira n’arrive pas à accomplir ce que
la culture grecque a appelé la catharsis.
La catharsis, qui correspond plus
ou moins à ce que Freud nomme le
nécessaire « travail du deuil », est fondamentale,
non seulement sur un plan
personnel, mais aussi d’un point de
vue collectif, à l’échelle d’un pays par
exemple. Chaque pays sans exception
doit être capable de regarder son passé,
non seulement les pages glorieuses de
ce passé, exaltées dans les monuments
commémoratifs, mais aussi et surtout
les hontes de ce passé. Quand Pereira
comprend qu’il lui faut entreprendre
du roman : www.level26.com, et accéder
à l’aide d’un mot de passe fourni
par le récit à des vidéo réalisées par
Zuiker. S’il est libre de lire le roman
sans passer par le Net, il
peut aussi en se connectant
agrémenter le récit
de commentaires, en tant
que membre d’une communauté
d’internautes.
Ces interactions serviront
d’inspiration à Zuiker
pour l’élaboration des
prochains tomes et pour
le choix des acteurs des
vidéos à venir, Level 26
étant le premier d’une
trilogie. Zuiker annonce
que Level 26 sera bientôt disponible
sur iPhone et en appelle au retour des
enfants prodigues de la génération
YouTube, MySpace et Facebook, dopés
aux clips, friands de rencontres
via Internet et démotivés, comme lui,
quant à la littérature.
ce travail de deuil, il pose un acte qui
appartient enfin vraiment au présent :
il prend tous les risques pour raconter
une vérité trop longtemps tue. S’opère
alors un mariage entre lui-même et son
présent. Il s’extrait enfin de son passé et
une nouvelle vie devient possible pour
lui : une renaissance.
Est-ce pour ces raisons que la thématique
du dialogue avec les morts est si
présente dans vos livres, dans Piazza
d’Italia ou Requiem par exemple ?
Les morts sont nos racines. Je ne crois
pas aux racines terrestres ou géographiques.
Je crois à celles de la mémoire. Le
culte des ancêtres existe chez les peuples
les plus primitifs. Il nous faut toujours
nous rappeler que nous ne venons pas
de rien, que nous sommes un maillon
dans une longue chaîne.
Il y a aussi ce thème, central dans votre
œuvre, de la nostalgie. Est-ce l’équivalent
de la « saudade » portugaise,
ce sentiment particulier qui amène
un personnage à se laisser bercer par
l’étrange souvenir de ce qui n’a pas
eu lieu ? Est-ce une nostalgie sans objet,
une conscience d’être assujetti au
temps et voué à la mort ?
J’ai beaucoup écrit et beaucoup réfléchi
à ce sentiment très étrange qu’est la
Il reste que le roman ne semble
convaincre que les personnes captivées
par le phénomène digi-roman.
Nombre de blogs tenus par des lecteurs
passionnés rejoignent
– par les avis postés
– le verdict du journal
USA Today : « Multimédia
ou pas, l’histoire n’est
pas digne d’un roman ».
Certains récusent la dimension
vidéo qui tue la
fiction en donnant à voir
les personnages. Mais le
problème n’est pas forcément
là : nombre de
brillantes œuvres portées
à l’écran ont parfois eu
droit à des adaptations médiocres,
sans que cela n’entache la qualité littéraire
ou le plaisir de (re)lire l’œuvre
originelle. Dans Level 26, le texte
déborde de clichés, le style est résolument
niais, et la trame simpliste ;
drôle ou ridicule, c’est selon.
nostalgie. J’y reviens encore dans mon
dernier recueil avec deux nouvelles qui
illustrent deux cas assez étonnants de
nostalgie. Dans l’une, Bucarest n’a pas
changé, un vieux juif qui a vécu dans
l’enfer de la Roumanie de Ceausescu se
réfugie en Israël où il passe le reste de
sa vie et où il peut enfin se reconstruire
et fonder une famille. Néanmoins, il a
la nostalgie de son passé, la nostalgie
de cet enfer. Dans Les morts à table,
un ancien espion de la RDA vit dans
la nostalgie du mur qui divisait Berlin.
La nostalgie est une chose extrêmement
complexe et elle peut même être
nostalgie du pire. Cette notion existait
déjà chez Baudelaire qui parle de la vie
comme d’un hôpital où
chaque malade voudrait
changer de lit. Ou chez
Conrad qui publie en
1998 un recueil intitulé
Stories of restlessness. La
nostalgie entre aussi sans
doute pour beaucoup
dans ce qui nous pousse
à écrire, dans ce désir, ce
mouvement qui nous met
en branle. Je ne pense pas
en avoir fini avec l’exploration
de cette thématique et je prépare
actuellement une édition enrichie de
mon livre La nostalgie du possible.
Vous avez décrit la littérature comme
étant une forme de connaissance et une
forme de mémoire. Et plusieurs de vos
romans sont remplis de références à des
auteurs de toutes les époques. Pouvezvous
nous éclairer davantage là-dessus
?
La littérature est, plus encore que l’histoire,
le plus grand dépôt de la mémoire
humaine. On fait l’histoire avec
des documents d’archives, mais parfois
ces documents sont muets ou sourds et
susceptibles dès lors d’interprétations
diverses. Parfois aussi, les documents
viennent à manquer. La littérature en
revanche est toujours là, elle accueille
tout et tout le monde. Rien de plus démocratique
que la littérature : on y entre
sans statut ni carte de crédit. On y
trouve le Gavroche des Misérables, le
petit moineau auquel Catulle dédie une
élégie, ou l’ode à la carotte de Neruda.
On y entend les cuisinières et les femmes
de ménage qui conversent derrière une
porte close, dans Anna Karenine. Aucun
objet de l’expérience humaine n’en est
exclu, aucun sentiment non plus. La
littérature regarde partout. Mais elle
est aussi une forme de connaissance et
elle nous donne accès à des expériences
fondamentales de l’âme humaine
qu’on ne pourrait pas vivre soi-même.
Prenons le sentiment amoureux. Vivre
un grand amour est déjà une bénédiction.
En vivre deux est un rare privilège.
On ne peut donc connaître toutes les
nuances du sentiment d’amour que si
l’on lit Tristan et Yseult, Roméo et Juliette,
Madame Bovary, Anna Karenine
et d’autres livres encore. La littérature
nous informe bien plus largement que
l’expérience. Elle nous ouvre des univers
infinis, tout un cosmos.
Pour reprendre une thématique chère à
Pessoa, vous avez souvent dit et écrit
que la littérature devait « provoquer
une certaine intranquillité ».
Certains livres appartiennent aux siècles
passés et néanmoins, ils possèdent encore
le pouvoir de nous inquiéter parce
qu’ils sont éternels. La littérature nous
met en éveil, provoque notre intranquillité,
quand les hommes politiques ou les
religions nous tranquillisent et nous
rassurent. Ainsi elle nous maintient
dans le doute et la suspicion et, ce faisant,
elle garde notre âme vivante et vi-
L’entreprise Level 26 produit
au total une sorte de
polar fast-food, servi dans
un drive-inn virtuel où
les lecteurs boycottent en
communauté les délices
de la lecture en solitaire.
Si l’expérience de la rencontre
entre littérature et
cinéma ne parvient pas à
convaincre pour Level 26,
celle du lancement du premier
digi-roman ne manque
pas de promesses et reste
une proposition séduisante
autant pour les tenants de
l’écriture que pour ceux de
l’audiovisuel. Vivement une
prochaine publication qui
puisse transcender l’aventure
des univers parallèles
entre littérature papier et
imaginaire numérique.
r. B.
« Tout
pouvoir à
tendance
totalitaire
hait la
littérature »
III
vant notre esprit. Grâce à la littérature,
on comprend que les systèmes binaires,
les oppositions simplistes de type noir/
blanc ne sont pas le moyen d’accéder à
la vérité, et que celle-ci est toujours plus
complexe. Elle nous propose d’autres
chemins à emprunter, celui de l’épiphanie
joycienne ou celui de l’illumination
rimbaldienne. La littérature signale les
fissures, les imperfections, les tremblements.
Elle ne nous narcotise jamais.
Cette action soporifique, ce sont les
discours religieux ou politiques qui s’en
chargent, et parfois également les autres
médias et en particulier la télévision. La
littérature montre ce qu’une caméra ne
voit pas, et parce qu’elle est flexible,
parce qu’elle fait appel
à l’imagination, elle illumine
les coins obscurs
de la vie auxquels les
caméras n’accèdent pas.
Elle ne peut pas, elle ne
doit pas entrer en compétition
avec les autres
médias, utiliser leur langage
ou leurs méthodes.
Vous êtes très critique
du discours politique et
vous n’avez pas hésité à vous engager
contre certaines idéologies ou personnes.
Je suis en effet violemment critique du
populisme fascisant de Berlusconi, qui
ressemble étrangement au modèle Mussolinien
ou à celui de Ceausescu. Tous
reposent sur une certaine vision du chef
comme homme providentiel envoyé par
Dieu et qui aurait la solution à tous
les problèmes. Ces chefs s’adressent
directement au peuple, aux foules, en
passant au-dessus des lois et des institutions,
et ils cherchent à conquérir les
sympathies à tout prix. Ce populisme
banal, insolent, médiocre et qui méprise
les institutions a déjà été stigmatisé par
C.E.Gadda, ce grand écrivain milanais.
Pour ma part, je profite d’un accès
plus facile aux médias en raison de ma
notoriété pour donner une plus large
audience à mes prises de position. Je rejoins
en cela le point de vue de Maurice
Blanchot qui évoque cette forme de participation
citoyenne que l’on peut avoir
en tant qu’intellectuel, pour des raisons
à la fois éthiques et esthétiques. Et qui
est très différent du point de vue de
Gramsci lorsqu’il parle de l’intellectuel
organique au service d’un parti.
Évoquant les raisons esthétiques de votre
engagement, vous avez fait référence
à cette « laideur anthropologique » que
vous stigmatisez aujourd’hui en Italie.
Le langage est une des premières choses
qui soient tombées malades en Italie.
Quand on écoute les émissions de
télévision, y compris le journal télévisé,
ou certains hommes politiques, cela
fait mal. De gros mots reviennent des
dizaines de fois. La langue est pauvre,
relâchée, pleine d’erreurs grossières.
J’ai pourtant en mémoire une Italie où
le peuple, y compris les personnes peu
cultivées, parlaient une si belle langue.
La littérature y peut-elle quelque
chose ?
Je vous répondrai simplement en rappelant
que tout mauvais pouvoir, tout
pouvoir à tendance totalitaire, hait la
littérature. Ce n’est pas par hasard que
les nazis brûlaient les livres ou que le
goulag était plein d’écrivains. Si Staline
a envoyé Ossip Mandelstam au goulag,
c’est avant tout parce qu’il était un
grand écrivain.
Roman
Premier digi-roman : du fast-food à la sauce crime
C’est lors des marches de la grève des scénaristes
en 2007 que Anthony E. Zuiker, créateur de
la célèbre série CSI (Crime Scene Investigation/
Les Experts), a eu l’idée du digi-roman, premier
roman à l’usage de la génération YouTube.
D.R.
Propos recueillis par
GeorGIA MAkHLOUF

IV Poésie
La diva aux Longs ciLs et Les nageurs de
Charles Dantzig, Grasset, 368 p.et 88 p.
Une écriture d’une fraîcheur
étrange émane
de Dantzig : la poésie,
divine émergeant d’un
bain moussant, régénérant,
retient sur sa peau le parfum
de ce qui s’anime sous la surface : des
plages immenses, des vagues de haute
altitude, des créatures marines, félines,
humaines évoluant parmi les planètes,
les fantasmes et les buildings.
Les nageurs et La diva aux longs cils
sont sortis ensemble chez Grasset en
janvier dernier. La diva a des cils dont
l’impact et la nature se passent de l’artifice
du mascara et des yeux qui font
la langueur du rythme et les frémissements
du plaisir. Les nageurs l’entourent,
lui font des corps lisses et sororaux,
encore imprégnés d’une plongée
dans sa mémoire ; ils ont l’attention
érectile et sont déshabillés par l’unique
Charles Dantzig. La diva aux longs cils
compose un choix de poèmes effectué
par Patrick McGuinness, professeur de
lettres à Oxford, revenant sur les premières
œuvres de Dantzig tout en offrant
d’inouïs paysages et visages parmi
ses poèmes plus récents ou inédits. Les
nageurs creuse une tentation chère à
Dantzig, celle de se donner un thème
qui, tout en unissant les écrits, permet
de « mieux fouiller une sensation » :
corps à corps avec de magnifiques et si
solitaires baigneurs, plongeurs, surfeurs
et crawleurs qui fendent sans ciller la
surface paisible du désir.
« “DJ Yehovah Beach Party - Come in
Red speedo !”/ venez en maillot rouge/
ainsi vénère-t-on le vrai dieu dit/ Jésus
Celui de la tendresse et du plaisir le dieu
sans nom le Nageur en maillot rouge/ il
nage en chacun de nous. »
Les possibilités de rencontrer Charles
Dantzig sont équivalentes à celles
de tomber nez à nez avec un inconnu
amoureux de vous depuis longtemps et
qui ne l’avoue. Le coup est fatal, durablement.
Sinon, on peut aussi lire
a cup of sin de Simin Behbahani, traduction de
Kaveh Safa et Farzaneh Milani, Syracuse University
Press, 1996, 182 p.
Pour ce printemps des poètes
placé sous le signe de la
femme, c’est sur le parcours
et l’écriture de Simin Behbahani,
poète iranienne par ailleurs peu
traduite, que nous nous arrêtons. Née
en 1927 à Téhéran dans une famille
d’intellectuels, Simin Behbahani a à son
actif plus d’une douzaine de recueils.
Ces vers sont déclamés de Kaboul en
Californie où se trouve une partie de
l’interview de l’auteur par lui-même,
Divaesque, pour une fresque inédite
du personnage. On pourrait dire beaucoup
de choses attendues, suggérées, à
propos de l’auteur tel qu’esquissé par
ses écrits : drôles, séduisants, raffinés,
spirituels, érudits, dotés d’un sens ciselé
de l’observation, sensuels, sexuels,
violents, autodérisoires, élégants, fantasques,
épiques, tranchants, luxueux,
sportifs… On ne finirait pas. Le monde
de Dantzig est réellement monde. Sa
poésie est pensée, théâtre, art plastique,
écriture cinématographique, sculpture,
gastronomie, esthétique, sans être aucunement
dispersée ou grotesque. C’est
dire qu’il a un talent monstre. Dantzig
ne s’embarrasse pas de fausse (encore
moins de vraie) modestie. Il n’est pas
dupe de ce et ceux qui font la gloire de
l’artiste. Il aime stimuler le désir, provoquer
la stupeur, prolonger le plaisir,
enclencher ou faire dévier le voyage.
Son narcissisme est des plus étonnants ;
d’une complaisance qui n’est pas là où
on l’attend. Il aime la poésie d’un attachement
inconditionné, culte d’une
divinité à ce point atemporelle qu’elle
jouit et joue en permanence des tendances
ultrabranchées du moment.
« “Paisible comme une piscine le soir”/
au bord de la piscine il pensa/ “je suis
seul comme un couteau”. »
Dantzig s’est écarté du droit chemin,
celui de la tradition familiale dans la
médecine, afin de suivre des études de
droit. Géométrie et géographie sont
subverties par les élans de Dantzig
lequel, une fois son doctorat décroché,
s’installe à Paris avec l’idée de
devenir écrivain. Depuis son premier
ouvrage, un brillant essai sur Remy
de Gourmont, écrivain singulier de la
fin du XIX e siècle, Charles Dantzig a
diversifié et investi sa trajectoire de
recueils de poésie atypiques, de tra-
la diaspora iranienne. Simin Behbahani
a été sélectionnée en 1997 pour le prix
Nobel de littérature. Elle a reçu en 1998
le prix Hellman-Hammett/Human
Rights Watch, décerné aux écrivains
ayant connu la persécution politique.
En 1999, elle est décorée de la médaille
Carl Von Ossietzky, lauréat du Nobel
de la paix et qui avait dénoncé la montée
du nazisme en Allemagne. En 2009,
elle est récompensée par l’illustre prix
Simone de Beauvoir pour la liberté des
femmes, créé par Julia Kristeva.
Je te reconstruirai, ma patrie/ Même
avec l’argile de ma propre âme/ Je te
bâtirai des colonnes/ Même avec mes
propres ossements/ Grâce à ta jeune
génération, nous nous amuserons à
nouveau/ Nous ne cessons de pleurer,
tellement tu nous manques/ Même si
je meurs à 100 ans/ Dans ma tombe, je
resterai debout/ Afin que mon grondement
anéantisse le mal/ Je suis vieille /
Mais je puis rajeunir pour, aux côtés de
mes enfants, vivre une vie nouvelle.
Les poèmes de Simin Behbahani furent
censurés pendant les 10 ans qui suivirent
la révolution de 1979 ; une revue
littéraire, Nameh, fut notamment fermée
pour avoir publié certains de ses
poèmes. Nombre de ses textes circulent
aujourd’hui encore en cachette ou sont
ductions inédites telles que les Chroniques
d’Oscar Wilde ou les œuvres
de Marcel Schwob, de
romans, d’essais autour
de l’histoire, la politique
et l’esthétique. Ses publications,
en sa qualité
d’auteur ou d’éditeur (il
a créé et dirigé trois collections
chez Belles Lettres,
et dirigé les Cahiers
rouges chez Grasset)
suscitent des critiques
élogieuses et cumulent
les distinctions et les
prix littéraires. Ses goûts
sont éclectiques, décalés
et novateurs ; sa passion
pour faire découvrir des
textes méconnus ou nouveaux
(notamment des travaux de S.
Beckett, T. Capote, Dany Laferrière
ou le Discours de Philadelphie de Barack
Obama) est à la mesure de son
extravagant appétit d’écrire.
« En sortait un matelot/ au pantalon
en ronde-bosse/ qu’avait sculpté entre
invoqués dans les moments critiques ;
citons l’exemple de la journaliste Shirin
Ebadi, Prix Nobel de la paix 2003, qui
confie dans ses Mémoires les avoir récités
lors de son incarcération. Les écrits
de Simin Behbahani dénoncent la censure,
la répression, l’inégalité homme/
femme, mais disent aussi la beauté et
la liberté. Depuis son premier recueil
publié à l’âge de 14 ans, Simin est reconnue
pour avoir modernisé et féminisé
le ghazal persan en l’ouvrant aux
voix du dialogue ainsi qu’à des thèmes
nouveaux comme la misère, la prostitu-
deux rangs/ un Michel-Ange surmusclé/
et vêtu d’un short fluo./ Dans les rues
coulait le disco/ rose inter-
minable et suave/ comme
une glace italienne/ monté
des boites de nuit/ il submergeait
tous les étages/
entrant dans les lits et
les rêves/ et transformant
tout corps en sexe. »
Imaginaire hors normes,
l’écriture de Charles Dantzig
a des airs de carnaval,
fusion de Rio et Venise :
mort et jouissance mêlées
dans la danse des visages,
des noms propres, des
styles, des microcultures
attachées aux destinations
internationales. Son culte du
beau, entre langage précieux et images
décontractées, entre rimes gracieuses
et rythme désinvolte, nous donne des
réminiscences de Verlaine, Rimbaud et
Proust, plus un soupçon de haute couture
et une fêlure façon Virginia Woolf.
Le cosmo-poélitisme de Dantzig tient
tion, l’aspiration à la démocratie. Alors
que les propos sur l’amour sont du seul
apanage des hommes, elle est l’une des
premières poètes iraniennes à parler de
ses désirs amoureux, à l’encontre de
l’interdit.
Le secret de vie de chaque monstre se
cache au ventre d’un poisson rouge/
Baignant dans ces eaux dont tu ignores
le chemin/ La tête de chaque monstre
trône sur les cuisses d’une fille/ Telle une
bûche posée sur un lingot d’or/ Dans
leur soif de saccage, les monstres ont
pillé/ Soie et rubis des joues et lèvres de
ces Vénus/ (…) Les âges sombres reculés
oppriment ton corps/ Sors, ne sois
pas une trace sur un fossile.
Le 8 mars 2006, Simin Behbahani était
parmi les femmes réunies au centre de
Téhéran pour une célébration pacifiste
de la Journée internationale des femmes,
bravant ainsi l’interdiction de manifester.
Elle subit alors, comme les autres
manifestantes, des coups qui faillirent
lui coûter la vie. C’est dire que Simin
ne recule devant rien et ne brandit pas
sa renommée comme un privilège mais
comme un soutien concret aux plus
jeunes générations. Plus près, ce 8 mars
2010, Simin Behbahani a été empêchée
de se rendre à Paris où elle était invitée
pour la Journée internationale des fem-
du pop. Son univers, fait d’un mixe
explosif de politique et de mythique,
donne du relief à ses images par des
textures d’effluves, de goûts, de sons…
bref, plus palpables que nature.
« Croyez-en mon inexpérience (…)
Le monde n’est plus ce qu’il était/ disait
mélancoliquement du haut de sa planète/
Saddam Hussein/ (…) cette fameuse
Californie où, dans l’olive bleue d’une
piscine en forme de cœur,/ un petit garçon
gras/ se laisse descendre,/ il est triste./
Pourvu qu’il devienne assassin/ dit
Saddam à Pol Pot son voisin. »
Il reste la fine peau de tendresse, transparente
et prompte à la déchirure, qui
fait le langage de Dantzig s’ouvrir aux
animaux, aux perspectives, aux grands
de l’histoire et aux anonymes amants
et passants. Il y a de la place dans ses
poèmes pour les gens : leur monde intérieur
et leurs fictions intimes ; ses
vers glissent sur leur plastique, leurs
tics, leurs manière de se mouvoir dans
leur environnement, comme une idée
urbaine du baroque. Dantzig écrit,
écrit, écrit, comme il parlerait pour la
rencontre dévorée dévorante. L’orgie
des mots compose des étreintes tentaculaires
ou réduit dans les poèmes
plus récents l’expansion affective et
vocabulaire, pour plus d’incisif. Mâles
pavanes de l’amour, ça suinte partout
chez Dantzig, et la disposition affectueuse
passe de l’arrondi moelleux aux
attentes carnassières. Avec ça, Dantzig
se laisse tenter, sinon émouvoir, par le
silence des sirènes, par l’aube brune des
femmes, par le désespoir boulimique
enfantin. Dans cette effusion de styles
pointent les vraies questions et les
solitudes des chairs apparentes. C’est
que Dantzig soudain peut toucher la
simplicité.
rIttA BAddoUrA
Simin Behbahani, la liberté de dire au féminin
Simin Behbahani
a connu la gloire
fulgurante et
l’amertume de
l’oppression. Figure
phare de la poésie
contemporaine persane
et du féminisme
iranien, elle n’a, à 83
ans, rien perdu de sa
flamme.
Le clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul
Les mots pour le dire
vital est engagé. »
Il faut quelques minutes au
pronostic
«Le
spectateur le plus attentif et
le plus lettré pour comprendre le sens
de ces paroles prononcées par un présentateur
du journal télévisé français décrivant
l’état d’une personnalité célèbre
en train de crever. Car il ne faut pas s’y
méprendre, « mourir » n’est décidément
plus à la mode. Déjà qu’il avait été remplacé
par « décédé » de facture plus officielle,
un terme neutre dont la connotation
juridique fait de la mort un simple
acte d’état-civil. Dans le registre un peu
plus personnalisé, on peut aller jusqu’à
annoncer, dans un langage emprunté au
monde du travail, qu’Untel « nous a
quittés ». Une forme de démission quasi
volontaire de l’entreprise (de la vie ?) regrettable
– sans plus – eu égard au zèle
dont avait fait preuve le « partant » tout
au long de sa carrière sur terre. Depuis
que les douces et sereines expressions
Dantzig, sous la surface
paisible du désir
religieuses d’autrefois du genre « il s’est
endormi dans la paix du Seigneur » ont
disparu, elles ont été remplacées par des
formules musclées de type militariste :
« il a abandonné le combat » ou encore
« il a déposé les armes ». On va même
parfois jusqu’à dire qu’il est « passé »
(de mode ?) ou encore qu’il est « passé
de l’autre bord », ou plus poétique encore,
« sur l’autre rive ». L’important étant
d’éviter l’acte suprêmement indécent de
mourir, décidément politiquement incorrect.
Même la maladie a été « dépassionnée »
depuis qu’on l’a transformée en cause.
Car désormais, la myopathie est un Téléthon,
le sida un ruban rouge, l’autisme
un SMS à 1 dollar et le cancer des enfants
l’un des dîners les plus glamour
de la ville.
On conjure comme on peut.
© Olivier Roller
D.R.
orpheLins de L’eLdorado de Milton Hatoum,
Actes Sud, 2010, 144 p.
Orphelins de l’Eldorado, le dernier
roman de l’écrivain brésilien
d’origine libanaise
Milton Hatoum (après
Récit d’un certain Orient en
1993, Deux frères en 2003 et
Cendres d’Amazonie en 2008)
paru en français chez Actes
Sud, est, à l’instar de ses autres
récits, l’histoire d’un drame familial
sur les bords de l’Amazone.
D’abord il y a le père pris
entre ses affaires commerciales
et ses aventures féminines, « encore un
Brésilien qui a emporté dans sa tombe
ses espoirs de grandeur ». Il meurt aux
premières pages, devant son fils Arminto
Cordovil qui prend dans ses bras,
pour la seule et unique fois, l’homme
qu’il craignait le plus et qui lui a fait
Imaginaire
hors
normes,
l’écriture
de Charles
Dantzig a
des airs de
carnaval.
porter la culpabilité de la mort de sa
mère : « Elle t’a mis au monde et elle en
est morte. » Le fils le lui rend bien en dilapidant
la fortune paternelle « dans la
voracité des plaisirs aveugles » dont le
premier fut de coucher avec sa propre
gouvernante, et qui reste aussi
gravé dans sa conscience sous
forme d’accusation paternelle :
« Ce que tu as fait avec Florita,
c’est l’œuvre d’une bête. »
L’avocat de famille, Estiliano,
qui prend sa retraite parmi les
recueils de poésie, est le dépositaire
des secrets de famille
dont le dernier viendra à bout
d’Arminto : la jeune pensionnaire
de l’orphelinat des bonnes sœurs
espagnoles et dont il est follement épris
aurait été la fille ou… l’amante de son
père. À Vila Bela ou le transport fluvial
se perd et la concurrence asiatique défait
des fortunes locales, le climat est
extrême et les personnages aussi. Le
Roman
mes. Son passeport lui est confisqué aux
frontières par deux agents qui l’interrogent
jusqu’au matin puis lui disent qu’il
lui faut le récupérer au tribunal révolutionnaire
de Téhéran. Récemment, elle
avait ouvertement critiqué le pouvoir.
« Banu, notre bien-aimée souveraine/
Ceci est mon don. Accepte-le. »/ Cela
dit, le militaire souleva son offrande/ Et
la jeta du haut de l’escalier/ Contre sol,
la victime sacrificielle/ Se tordit de douleur/
À la chute succéda un torrent de
sang/ Aux cris succéda le silence.
L’écriture de Simin Behbahani est sans
artifice. Elle allie à son vécu quotidien
des métaphores puisées dans le patrimoine
littéraire et mythologique persan.
Au détour de vers fluides, survient une
image singulière ou un son inattendu
qui ébranlent le rythme établi. La poésie
de Simin Behbahani porte au plus haut
la capacité des mots à souffler avec la
douceur d’une brise tout en taillant des
fenêtres aux impasses.
r. B.
« Banu » est un titre de profond respect usité à
l’adresse des femmes et concernant dans ce texte
l’une des femmes les plus vénérées de l’islam: Fatima,
fille du Prophète, épouse de Ali, mère de Hussein
et Hassan, les deux imams martyrs, et aïeule
des imams chiites.
héros accepte la décadence physique
et la misère matérielle ou même les
cherche comme le chemin
inverse, le naufrage délibéré
de la « réussite » de
la dynastie des Cordovil.
Pourtant, le roman s’ouvre
sur une toute autre image :
une Indienne tapuias, le
visage peinturluré au jus
de roucou, parle devant le
fleuve dans un après-midi
humide où « l’arc-en-ciel
faisait comme un serpent
qui aurait embrassé ciel et
eau ». Elle se plaint de sa
vie avec un mari toujours
absent et annonce qu’elle va quitter ses
enfants menacés de maladie et de mort
et va vivre avec son amant au fond des
eaux. Arminto est malade de l’amour
de Dinaura, la jeune Indienne de la forêt
qui passe avec lui une seule nuit, le
Jeudi 1 er avril 2010
Poème d’ici
© Wally Bilhof (1962)
Yvonne-Anastasia Sursock (Lady
Cochrane) vient de publier chez
Dar An-nahar une plaquette de poèmes
d’une grande sensibilité intitulée
Autrefois et préfacée par Ghassan
Tuéni. Nous avons sélectionné un
poème de ce recueil, dédié aux « jeunes
qui ont donné leur vie pour le
Liban. »
À tous ces
jeunes qui ont
donné leur
vie pour le
Liban
C’est un arbre qui pleure
Son ombre déserte
Une oreille qui se leurre
Sur une voix qui l’alerte
Seule l’absence répond
aux quêtes désespérées
Et le soleil ne joue plus
que sur des souvenirs
Les paysages familiers
sont des refuges glacés
Le temps charrie des
heures qui n’en finissent
pas de mourir
Il arrivera quand même
un jour
Où vos présences
immatérielles
Et le souffle de votre
amour
Animeront l’avenir d’une
force existentielle
Le Liban renaîtra de vos
rêves semés
À même la terre où vous
vous êtes couchés
Et la moisson sera telle
que vous l’aurez voulue
Ô tendres mais inflexibles
enfants de l’absolu.
Milton Hatoum sur les bords de l’Amazonie
« L’arc-enciel
faisait
comme un
serpent
qui aurait
embrassé
ciel et
eau »
1975-1976
laissant dans une quête sans fin de cette
créature évanescente et obsessionnelle.
Orphelins de l’Eldorado
se clôt ainsi sur la résurgence
du mythe de la cite
noyée, l’Atlantide amazonienne
où la belle Dinaura
serait allée se réfugier,
laissant son fou d’amant
raconter dans sa déchéance
physique et morale cette
histoire d’envoûtement
à qui veut l’entendre.
Milton Hatoum revisite
avec une écriture alerte
et économique la cohabitation
tumultueuse de la
culture indienne avec la déchéance des
rapports familiaux d’une certaine bourgeoisie
blanche, sur fond de commerce
en crise et de « chimères démesurées ».
JABBoUr DOUAIHY

Jeudi 1 er avril 2010 Dossier
Le guide des guides du Liban
Les guides de voyage consacrés au Liban sont légion. Mais que valent-ils vraiment et comment choisir le plus approprié ?
Grâce à son climat exceptionnel,
à sa nature
luxuriante, à ses sites
archéologiques de premier
ordre, à sa cuisine
appréciée mondialement, à l’hospitalité
légendaire de ses habitants, à son
aspect oriental à cachet occidental, le
Liban détient des atouts touristiques
indéniables qu’il se doit de préserver et
de développer. Le tourisme est, avec le
secteur bancaire, l’un des piliers essentiels
de l’économie libanaise. Il semble
donc essentiel que cette activité soit
appuyée par des guides touristiques de
qualité, faciles à manier, multilingues, et
surtout offrant des perspectives diverses
afin de pouvoir répondre aux attentes
de touristes de tout horizon. Mais qu’en
est-il réellement ? Existe-t-il un nombre
suffisant de guides touristiques? Sont-ils
régulièrement actualisés ? Répondentils
efficacement aux besoins pratiques
des visiteurs ? Quels en sont les points
forts et les points faibles ? Qu’en est-il
des guides sur le Liban publiés par des
éditeurs étrangers ? Apportent-ils une
perspective nouvelle ou bien ne sont-ils
qu’une simple succession de clichés sur
ce « pays où il fait bon skier le matin et
nager l’après-midi » ?
Tout d’abord, il est surprenant de voir
que l’offre des guides sur le Liban est
loin d’être bien garnie. Rares sont les
librairies qui proposent plus de 2 ou 3
éditions différentes en langue française.
Même les guides en anglais se comptent
sur les doigts d’une main. Plus
surprenant encore, on n’a dénombré
que deux guides touristiques en langue
arabe, alors que la majorité de nos touristes
sont arabophones. Côté diversité,
Le livre de chevet de
Noha Baz
D.R.
Si je suis obligée d’en choisir
juste un seul, ce serait le Petit
prince de Saint-Exupéry.
C’était le dernier cadeau de mon
grand-père pour mes dix ans.
Il ponctuait cette année-là le début
des grandes vacances et je découvrais
émerveillée ce drôle de petit
bonhomme venu d’ailleurs qui faisait
connaissance à sa façon avec le
monde.
Ma première lecture fut rapide et
peut-être un peu distraite. Mais je
retenais le mot « apprivoiser » qui
me paraissait être une promesse de
bonheur, une sorte de mode d’emploi
de la vie qui donnait des couleurs
et un sens à toute chose.
D’emblée, c’était le renard que
j’aimais le plus.
La rose délicate me semblait capricieuse,
mais sa délicatesse toute
féminine, et j’appris à mieux regarder
les couchers de soleil.
Ce premier exemplaire a accompagné
toute mon adolescence, dans
les différentes escales imposées par
la guerre au Liban ; sorte de bouclier
contre la folie des grands.
J’y retournais souvent également
durant les nuits de garde lors de
mes études de médecine… Comme
un ami qu’on retrouve alors que
beaucoup se sont éparpillés aux
quatre coins du monde.
Grâce à lui, j’ai pris le temps de
« trouver des sources dans les déserts
les plus arides » ; de regarder
les étoiles différemment… J’y retourne
lors des tristesses inéluctables
de la vie, pour me dire que sur
d’autres planètes, tout est peut-être
possible.
Aujourd’hui je l’offre à tous les
enfants que j’aime pour leur dire
encore et toujours qu’il faut prendre
le temps de s’occuper d’un
ami pour qu’il devienne unique, le
temps de s’habiller le cœur, d’aimer
et comprendre enfin que l’essentiel
ne s’achète pas car il « est invisible
pour les yeux et qu’on ne voit vraiment
bien qu’avec le cœur ».
la plupart prennent le même schéma
directeur classique en se concentrant
uniquement sur les principaux sites
touristiques, mais tout en cherchant
une certaine différenciation au niveau
des détails fournis ou de la qualité des
photos. Une mention spéciale à quelques
auteurs qui se distinguent à travers
une certaine spécialisation en axant leur
guide sur l’écotourisme (Le Liban autrement
de Chérine Yazbeck), sur l’aspect
familial (Loisirs en famille au Liban) ou
même sur la randonnée (A guide to the
Lebanon Mountain Trail).
La référence absolue en matière d’informations
et de détails historiques
reste sans conteste Le Liban connu et
méconnu de Frank et Laure Skeel dont
on appréciera le balisage exhaustif de
tous les sites touristiques intéressants
sur l’ensemble du territoire libanais. Ce
guide, qui offre également des plans très
précis, est idéal pour sortir des sentiers
battus et découvrir un aspect nouveau
du Liban à travers des sites non répertoriés
dans les guides traditionnels.
Toutefois, la densité de l’information
contenue fait que le format de ce livre
ne correspond pas vraiment à celui d’un
guide de voyage.
Il faut noter qu’il est surprenant de
constater qu’il existe un grand nombre
de guides parus il y a quelques années,
mais dont l’édition n’a pas été renouvelée
malgré leur qualité indéniable. On
citera à titre d’exemple le fameux Guide
bleu (1975) établi par Jean-Jacques
Fauvel, avec une préface remarquable
du poète Salah Stétié (« Un pays sous
un arbre »), le guide Visa Hachette Au
Liban (1996) établi par Pierre Vallaud,
le Guide Arthaud (1999-2000), le guide
Olizane (Suisse), intitulé Liban, le pays
des cèdres, et le guide L’indispensable
Liban (1999). Certains de ces guides
restent disponibles dans quelques librairies
et peuvent encore avoir un attrait
non négligeable pour le touriste,
même s’ils souffrent évidemment d’une
certaine obsolescence de l’information.
Parmi les guides les plus récents on citera
essentiellement Le petit futé - Liban
qui se caractérise par ses conseils pratiques
judicieux, par une présentation générale
du pays très complète et précise,
et par la qualité littéraire et informative
du contenu. Ce guide se distingue surtout
par une liste d’adresses pratiques
(restaurants, hôtels, loisirs…) très bien
garnie et répartie par région. Il compte
parmi les guides les plus faciles d’usage
et les mieux actualisés. À noter toutefois
que ce guide présente très peu de
sites hors des circuits traditionnels. On
regrettera surtout que la partie centrale
du livre souffre d’une qualité d’impression
bien moindre que celle du début ou
de la fin, avec des photos présentées en
© GEO magazine
noir et blanc, ce qui altère significativement
leur attrait.
À l’opposé, Le Liban - Guide de voyage,
paru récemment aux Presses de
l’USJ, bénéficie d’une très bonne qualité
d’impression qui permet de mettre en
valeur de magnifiques photos. Ce guide
se concentre uniquement sur les sites
touristiques les plus connus en mettant
bien plus l’accent sur l’aspect descriptif
que sur le côté pratique. Il ne comprend
donc pas de liste d’adresses pratiques.
Quant au Liban - Le guide officiel, publié
par l’Office du tourisme, il présente
l’avantage d’être publié en plusieurs
langues. Il offre un survol rapide des
principaux sites touristiques du pays
et se caractérise par des rubriques thématiques
assez intéressantes (Le Liban
sous la mer, Le Liban blanc, La route
Titre Qualité de
l’information
Qualité
des plans
du vin). On notera également la très
bonne qualité d’impression et les excellentes
photos qui illustrent le livre et qui
se distinguent par des prises de vue très
originales. À signaler que ce guide est
proposé à un prix très abordable grâce
surtout à la contribution de sponsors.
Toutefois, ce guide gagnerait à proposer
des plans de région plus détaillés.
Parmi les guides en anglais, on mentionnera
essentiellement le Insiders Guide
to Lebanon qui est assez complet, avec
une liste d’adresses très fournie, des
images exceptionnelles, et un concept
très original qui consiste, au fil des pages,
à donner la parole à des experts,
à des artistes ou à des autochtones de
la région. Ce guide propose également
des détours intéressants hors des circuits
traditionnels (Rashaya, Hasroun,
Douma, Rashana, Dhour el-Choueir...).
Qualité
des photos
et/ou illustrations
Qualité
d’impression
Mazen Kerbaj
Adresses
pratiques
Actualisation
de
l’information
Cela se fait toutefois au prix d’un certain
manque de détails ou de références
historiques dans la description de
certains endroits. Bref, un guide très
attrayant qu’on espère voir prochainement
traduit en français, et ce malgré
un prix relativement élevé.
Dans un autre registre, nous mentionnerons
également les excellentes brochures
touristiques publiées par le Ministère
du Tourisme et qui ont l’avantage
de décrire avec beaucoup de précision
les principaux sites touristiques ainsi
que des régions peu explorées par les
guides traditionnels. Ces brochures,
indispensables pour une découverte
approfondie du Liban, sont généralement
disponibles auprès de l’Office du
tourisme ainsi que dans certains centres
commerciaux, mais elles sont étonnamment
absentes des Offices de tourisme
à l’étranger, notamment à Paris où des
photocopies en sont proposées !
En définitive, il apparaît que, malgré
beaucoup d’initiatives originales et d’intéressantes
tentatives de différenciation,
il persiste un réel besoin pour un guide
à la fois complet, accessible, axé autant
sur les sites touristiques classiques que
sur les endroits méconnus, présentant
une liste d’adresses pratiques bien étoffée,
offrant des plans de régions bien
détaillés, agrémenté de belles photos
mises en valeur par une impression de
bonne qualité… et surtout, surtout,
continuellement mis à jour !
Hors
circuits
classiques
CharleS naJJar
Originalité Format
Le petit futé - Liban *** ** * ** *** *** ** ** ****
Le Liban - Guide de
Voyage (presses USJ)
*** ** *** *** ____ *** ** ** ***
Liban - Le Guide
Officiel
*** ** **** **** ____ *** ** ** ****
Insiders Guide to
Lebanon
*** ** **** *** **** *** *** *** ***
Le Liban connu et
méconnu
**** **** *** *** ____ *** **** **** **
Liban L’indispensable *** ** **** **** *** * *** *** ****
Au Liban Guides Visa *** ** *** *** ____. ** *** *** ***
Liban Guides Arthaud
*** ** ** ** ____ ** *** *** ***
Le Liban autrement *** ____ *** *** ____. **** **** **** ***
Loisirs en famille au
Liban
*** *** *** *** *** *** *** **** ***
Questionnaire
de Proust à
Hazem
Saghieh
V
Hazem Saghieh, journaliste
et éditorialiste libanais au
quotidien al-Hayat, est l’auteur de
plusieurs ouvrages remarqués dont
Le Baas irakien : l’ascension et la
chute de Saddam Hussein, Ce n’est
pas une biographie, Nancy n’est
pas Karl Marx. Son dernier roman,
Les mémoires de Randa Transe
vient de paraître chez Dar es-Saqi.
l Quel est le principal trait de votre
caractère ?
Aucun trait intéressant à signaler.
D.R.
l Votre qualité préférée chez une
femme ?
Chez les femmes comme chez les
hommes : l’intelligence.
l Qu'appréciez-vous le plus chez
vos amis ?
Leur attention et leur disposition à
apprécier les petites choses.
l Votre principal défaut ?
Mon penchant à provoquer.
l Votre occupation préférée ?
La lecture et passer des moments
intimes avec des amis.
l Votre rêve de bonheur ?
Au niveau personnel, le farniente.
Au niveau général, voir un État bien
construit dans mon pays.
l Quel serait votre plus grand
malheur ?
La disparition de ceux que j’aime.
l Ce que vous voudriez être ?
Un écrivain car il détient les
entrailles de la vie.
l Le pays où vous désireriez vivre ?
Le Liban où je sens que j’ai
réellement un rôle à jouer.
l Votre couleur préférée ?
Le noir car c’est la base de toutes les
couleurs. Il ressemble aux premières
strates de l’âme humaine avant tout
le travail d’adaptation qui suit.
l La fleur que vous aimez ?
La rose rouge écarlate.
l L'oiseau que vous préférez ?
Aucun, ils me dérangent tous.
l Vos auteurs favoris en prose ?
En politique : Wadah Charara,
Yassine el-Hafez et Hannah Arendt.
En littérature : Hassan Daoud, Franz
Kafka et Ismail Kadaré.
l Vos poètes préférés ?
Abbas Beydoun et T.S.Eliot.
l Vos héros dans la fiction ?
Je ne crois pas aux héros. Je garde
toujours une distance vis-à-vis de ce
que je lis ou ce que je vois.
l Vos compositeurs préférés ?
Mohammad Abdelwahab, Mozart,
Beethoven et les Rolling Stones.
l Vos peintres favoris ?
Samir Khadaj, Mohammad el-
Rawass, Picasso.
l Vos héros dans la vie réelle ?
Mes amis vivants et morts.
l Vos prénoms favoris ?
May et Omar.
l Ce que vous détestez par-dessus
tout ?
Les serviles et les lèche-culs.
l Les caractères historiques que
vous détestez le plus ?
Omar Ibn el- Khattab, Saladin, en
bref, tous les caractères historiques.
l Le fait militaire que vous admirez
le plus ?
Je ne peux pas admirer un fait
militaire car je refuse la violence qui
mène l’homme vers le régime animal.
l La réforme que vous estimez le
plus ?
L’abolition de l’esclavage et la fin du
régime d’apartheid en Afrique du Sud.
l L'état présent de votre esprit ?
Heureux et anxieux.
l Comment aimeriez-vous mourir ?
Sans douleur.
l Le don de la nature que vous
aimeriez avoir ?
Une belle voix pour chanter.
l Les fautes qui vous inspirent le
plus d'indulgence ?
Toutes sauf celles qui tuent.
l Votre devise ?
Ne pas se mêler de la vie
d’autrui… Cependant vous le faites
agréablement !

VI Essais
D’ordinaire, les
polémiques sont le
gagne-pain d’Éric
Zemmour, le sniper
de France 2. Mais
aujourd’hui, c’est lui
qui les alimente ;
son dernier ouvrage,
Mélancolie française,
est en effet très
controversé…
méLancoLie française d'Éric Zemmour, Fayard
Denoël, 2010, 250 p.
Mélancolie d’une France
dominatrice. La
France de Charlemagne,
héritière de
l’Empire romain. La
France de Victor Hugo et de Bonaparte
qui ont partagé, ne serait-ce que cela, la
vision d’une Europe dont le centre serait
Paris. Une France rivale de l’Angleterre,
cette autre Carthage, qui ne s’est
jamais remise de son échec maritime ni
de la défaite de Waterloo.
Zemmour retrace les étapes du déclin
pour nous décrire une France soumise
à l’OTAN ; une France qui entretient le
contemporarY arab thought
cuLturaL critiQue in comparative perspective
de Elizabeth Suzanne Kassab, Columbia University
Press.
L’auteure place l’ensemble de
ces débats dans le contexte
historique de la pensée arabe
moderne des deux siècles précédents
tout en focalisant surtout sur
la période tendue et fébrile de l’aprèsdéfaite
de juin 1967. Cette période, selon
Kassab, a vu la montée de la polarisation
entre les idéologies holistiques
d’une part, et l’autoréflexion ou réflexion
sur soi critique d’autre part. Elle
se propose d’examiner cette dimension
de la pensée qui va un peu à contre-courant
de l’aspect idéologique qui caractérisait
la vie intellectuelle de l’époque
aussi bien dans sa teneur nationaliste
qu’islamiste. Ainsi, elle identifie et analyse
la lecture politique des penseurs
et intellectuels concernant le malaise
intellectuel et note qu’aussi bien les acteurs
que les observateurs ont privilégié
une approche culturelle de ce malaise
constituant ce que l’auteur dénomme
« le débat arabe sur la culture », analysé
dans une perspective comparative dans
la période postcoloniale.
Dans un premier chapitre, un survol
« introductif au débat » passe en revue
les principaux thèmes de cette Nahda
fétiche qui s’étire du milieu du dix-neuvième
siècle au milieu du vingtième,
insistant sur l’apparition des notions de
brumes de cimmérie et Le sommeiL sur Les
cendres de Richard Millet, Gallimard, 134 p. et 155 p.
au Liban, en un
mois d’avril neigeux, je suis
1997,
«En
descendu chez les morts,
par les tombeaux de Byblos… » C’est
dans l’antichambre des enfers que le
lecteur de Richard Millet le suit, tel
Dante Virgile dans Inferno, dans ses
deux nouveaux ouvrages en chassécroisé
qu’il publie chez Gallimard. Si
Brumes de Cimmérie, qu’il présente
comme le récit des origines, est un
voyage quasi amoureux du Liban et de
la mère, dont il suit les traces posthumes,
Le Sommeil sur les cendres, l’origine
du récit, est un épuisant duel avec
la mort, voire avec le temps, qui met en
scène une Libanaise fuyant la guerre de
2006 à Siom, terre natale de l’auteur,
qui se confond au Liban, comme dans
toute l’œuvre de Millet.
À Siom, dans Le Sommeil sur les cendres,
la guerre omniprésente est loin
dans l’espace. Au Liban, topos de Brumes
de Cimmérie, la guerre est loin dans
le temps, mais reste « obsédante » pour
« l’écrivain guerrier qui ne trouvera jamais
de repos » sillonnant le Liban, à
l’ombre des maisons ottomanes, exhu-
Une discutable histoire de
l’identité française
mythe du « couple franco-allemand »
alors que les divergences d’intérêt sont
devenues plus nombreuses que les
convergences ; une France dont l’Europe
serait tout à la fois le « Graal et
l’impasse ». Une France farouchement
centralisatrice, contrainte de concéder
aux Corses et aux départements et territoires
d’Outre-mer d’innombrables
« dérogations » au droit commun ; parce
que les institutions européennes de
Bruxelles appuient les régionalismes,
donnant un statut d’interlocuteur officiel
à toutes les régions dans une Europe
où les États seraient moins centralisés
et les régions plus autonomes.
Mais le sujet qui fâche… est celui de
l’immigration en France. Si « la France
est le seul pays où l’ancienneté continue
de l’immigration de masse, le droit
du sol, et l’interdiction des statistiques
ethniques se conjuguent pour rendre
toute discussion scientifiquement impossible
», Zemmour souligne « la modification
de la composition du peuple
français ». D’autant plus que la démographie
de la France s’effondre en même
temps que son règne géopolitique en
Europe : « L’immigration se substitue
La culture en débat
aux enfants que nous ne faisons plus…
Ayant dû renoncer à envahir nos voisins,
nous avons accepté d’être envahis
par les autres, pour conserver notre
rang. Parce que nous ne pouvons plus
franciser des territoires, nous francisons
des populations. Comme d’habitude, à
la romaine, par la citoyenneté, l’égalité
politique et juridique, la langue, la
culture. » Il cite Gibbon qui écrit dans
son célèbre Déclin et chute de
l’Empire romain que « la décadence
de Rome s’inscrivit
dans son impuissance croissante
à assimiler les populations
barbares » et analyse
en profondeur les difficultés
d’intégration de l’islam
en France : le problème du
voile islamique, les mariages
contraints… Il cite également
le général de Gaule : « On peut intégrer
des individus ; et encore, dans une certaine
mesure seulement. On n’intègre
pas des peuples avec leur passé, leurs
traditions, leurs souvenirs communs
de batailles gagnées ou perdues, leurs
héros… » Intégration d’autant plus difficile
que « le respect des racines et des
identités » mine la tradition assimilatri-
Quelle est la teneur des débats arabes contemporains sur la culture ? Une
étude fait l'analyse des penseurs arabes récents sur les thèmes du malaise,
du déclin et de la renaissance culturelle.
« malaise culturel », de « déclin culturel
» et de « renaissance ».
Suite à la défaite arabe de juin 1967,
apparaît l’urgence d’une critique radicale
qui restaure la capacité du peuple
et des citoyens à juger, émettre des avis
et se comporter en tant que citoyens
et êtres humains. Kassab choisit cinq
intellectuels représentatifs – Saadallah
Wannous pour le théâtre et la culture,
Constantin Zurayq pour la vision de
l’histoire, Sadeq Jalal al-Azem pour la
philosophie et la philosophie des lumières,
Abdallah Laraoui pour la critique
historique et idéologique et Nawal Saadawi
pour le genre et la sexualité – dans
le but de montrer qu’en dépit de leurs
sensibilités différentes et de l’hétérogénéité
de leurs centres d’intérêt, ils ont
tous insisté sur l’urgence de réagir avec
sobriété à la crise d’après-1967 et d’inventer
des manières de penser totalisantes,
échappatoires (escapist) et compensatoires,
selon les termes de l’auteure.
Ensuite, l’auteure semble avoir voulu
aller plus loin dans l’élargissement du
débat afin de le sortir hors du cadre du
dialogue unilatéral avec un seul auteur
ou penseur. Pour cela, elle choisit le cadre
des conférences panarabes sur la
culture (Le Caire 1971, Koweït 1974
et puis Le Caire 1984), afin d’analyser
les critiques qui leur ont été adressées à
partir d’un point de vue marxiste (Mahdi
Amel), psychologique (Georges Tarabichi)
et épistémologique (Mohammed
Abed al-Jabiri). L’éternel contenu
Roman
se maintenait autour des thèmes de
l’héritage culturel, de la culture moderne
et de l’authenticité culturelle. La
trouvaille des trois conférences, qui est
à l’origine des critiques acerbes qui lui
furent adressées, est un retour au passé
glorieux afin de compenser les faiblesses
du présent.
Entre le fait de dire « passé glorieux »
et celui d’établir un projet politique afin
de mettre en place « l’éternel retour »,
il n’y a qu’un seul pas que seuls les islamistes
peuvent aisément franchir, ce
qu’ils font avec la mise en place d’un
projet théologique, culturel et politique.
À cette perspective qui domine à l’heure
actuelle la pensée arabe, Kassab consacre
les importants chapitres quatrième
et cinquième de son ouvrage.
Ce travail, dont la portée scientifique
et académique est indiscutable et qui
constitue une œuvre de référence de
premier choix, souffre cependant d’une
lacune. S. Kassab a complètement occulté
l’apport libanais à ce débat. En
ce qui a trait au débat sur la culture et
la modernisation, Nassif Nassar ouvre
la discussion dès le début des années
soixante-dix avec Nahu mujtamaa jadid
(Pour une nouvelle société) suivi par
Waddah Charara, Abbas Beydoun, Ahmad
Beydoun, Michel Hayeck, Youakim
Moubarak, Hazim Saghié, pour ne
citer que ceux-là. Ils auraient dû avoir
leur place dans cette étude.
melHem CHAoUl
Richard Millet, classique si moderne
mant la splendeur des ruines, des pierres,
des villes et des villages, empruntant
l’ancienne route, el-tariq el-adimé, la
« route d’autrefois », la route
de l’enfance, le menant
au temple aux obélisques
du Dieu Rechef à Byblos,
à l’hypogée près de Saïda,
dans la caverne d’Apollon
(Mougharat Abloun) qui
révéla le sarcophage d’Echmounazar,
conservé au Louvre,
à la forteresse de Akkar
el-Atiqa détruite par Fakr
Eddine, dans un voyage initiatique,
vers Jezzine, vers le spectre de
l’enfant qu’il a été, humant les lieux et
les prénoms des femmes qui habitent
son Orient, Racha, Siham, Roula, son
appartenance au Liban étant avant tout
« sensorielle ». À Jezzine, but ultime de
la quête, nous sommes au centre de la
Terre, poussés peut-être par la « main »
d’un père, se transfigurant en un Ouranos-Cronos,
une sorte d’ectoplasme, fils
et père de lui-même, dans l’insoutenable
légèreté du temps, dans les entrailles de
Gaïa, dans l’effroyable assourdissement
de l’eau dans la galerie, sous le barrage
de Jezzine, construit par le père de
l’auteur, ce dernier devenant le récit luimême,
qui part dans Le Sommeil sur les
cendres à la quête de ses origines (origi-
nes du récit), au Rat, près de Siom, métamorphosé
dans le corps d’une femme,
Nada.
Inexplicables et terrifiants
sont les évènements qui
interviennent au Rat, onomastique
révélatrice se rapportant
à ce destructeur
de récoltes et propagateur
d’épidémies, concurrent de
l’homme puisque qu’il lui
vole ses réserves alimentaires,
faisant écho, au nom
de la gouvernante des lieux,
Mme Razel, devenant le lieu où choit
l’être de Nada dans sa projection d’elle-même,
tourmentée par la peur, la folie,
ou peut-être même par cet incube
qui hante ses jours et ses nuits. L’étrange,
éprouvé dans le cri inquiétant et
silencieux que pousse la narratrice,
est transféré au lecteur, dans ce roman
presque fantastique où l’homme est
esseulé dans la langue, qui, comme le
sang, est « ce qui fait qu’on vit ou
qu’on meurt, ou qu’on erre entre la vie
et la mort » où l’être est livré à sa propre
pluralité, dans la multiplicité de ses
visages, qu’efface la marche du temps.
rItA BAssIl el-rAmI
ce française devenue illégitime et transforme
l’ancienne conviction d’apporter
la civilisation aux « Barbares » en « racisme
». L’ancien adage « À Rome, fais
comme les Romains » devient odieux à
une élite qui ne rêve que « d’éloge des
différences ».
Zemmour dresse un parallèle entre les
Barbares non assimilés et l’immigration
en France ; le christianisme
de l’Empire romain ayant été
remplacé par « la religion des
droits de l’homme ». A-t-il
écrit et exprimé ouvertement
ce qu’une majorité silencieuse
pense tout bas ? A-t-il tort…
d’avoir raison trop tôt ? Toujours
est-il qu’en France, son
ouvrage a provoqué une véritable
levée de boucliers.
Bien que sa connaissance de l’histoire
soit bonne (son ouvrage est extrêmement
précis, détaillé, documenté),
Zemmour est accusé de faire mauvais
usage de sa culture et d’en tirer « des
interprétations qui favorisent les communautarismes,
les racismes, la haine
de l’autre ». Sa bonhomie et son sourire
désarmant ne seraient que façade. Il est
avoir vingt ans au paYs des aYatoLLahs
de Farhad Khosrokavar, Robert Laffont, 412 p.
La presse nous donne des informations
détaillées sur l’évolution
des grands dossiers politiques,
mais nous informe peu sur les
évolutions sociales de pays dont l’accès
par ailleurs est considéré comme
difficile. Le livre de Farhad Khosrokavar
constitue une très heureuse exception.
Il est issu de toute une série d’entretiens
menée par une petite équipe
de sociologues chez les jeunes gens
de la ville religieuse de Qom en Iran
entre 2001 et 2004. Le questionnaire
porte sur les rapports avec les parents
et les autres membres de la famille, le
sentiment religieux, les loisirs, le projet
individuel et l’avenir, l’image de soi
et l’image de l’autre. Il en résulte toute
une série de portraits particulièrement
vivants qui donnent l’impression d’y
être.
Qom , ce haut lieu du clergé chiite
a une réputation méritée de conservatisme.
Les autres grandes villes
iraniennes ont en comparaison une
réputation de libéralisme, voire de libertinage.
Les femmes
y portent le tchador, et
porter un simple voile
est un signe de dévergondage.
Pourtant,
les entretiens avec les
jeunes montrent des
avancées très nettes de
la sécularisation liés
aux progrès considérables
de l’éducation
et l’ouverture aux nouveaux
médias de communication
(Internet,
téléphone portable).
Cette sécularisation
montre des aspects
contradictoires, voire
antagonistes. Des
croyants sincères sont
par ailleurs vigoureusement anticléricaux.
Le clergé est critiquable
à cause de son hypocrisie et de son
sentiment de supériorité : les mollahs
s’autorisent ce qu’ils interdisent aux
autres, ils tirent vanité de leur savoir
et de leur apparence. Les jeunes femmes
sont tiraillées entre la volonté de
s’émanciper et la soumission à la religion
patriarcale. Elles sont très attachées
à leur « honneur » et soumises
aux pressions familiales, mais en
même temps elles tentent de s’en affranchir
au moins partiellement. On
ne cherche pas à rejeter l’islam, mais
on en souhaite une autre représentation
plus proche du désir d’égalité et
de justice. On est laxiste dans la pratique,
mais ferme dans la croyance.
On veut s’émanciper, mais on a peur
d’un changement non maîtrisé. On
oscille entre une volonté de démocratie
et un attachement aux formes de
la théocratie.
vrai qu’il nous livre une « histoire personnelle
de l’identité française ». S’il reconnaît
volontiers faire lui-même partie
des « Barbares » et s’il a cependant
écrit son livre en « amoureux transi de
la France », il n’en demeure pas moins
que sa pensée est fortement influencée
par son appartenance à la religion
juive ; appartenance qu’il a, d’ailleurs,
toujours revendiquée.
Zemmour n’en est pas à sa première
polémique ; son dernier ouvrage, Le
Premier sexe, lui avait déjà valu la réputation
d’être « délicieusement antiféministe
». Mais avec celui-ci, il met
le doigt dans l’engrenage et s’attire des
ennuis. La Licra (Ligue internationale
contre le racisme et l’antisémitisme) a
décidé de poursuivre Zemmour devant
le tribunal correctionnel de Paris pour
les propos racistes et discriminatoires
qu’il a tenus lors de deux émissions télévisées
le 6 mars. Le CSA (Conseil supérieur
de l’audiovisuel) a été également
saisi et devra prochainement se prononcer
sur son cas. Affaire à suivre…
lAmIA el-sAAd
Qom, côté jeunesse
À quoi ressemble la vie d'une jeune femme ou
d'un jeune homme à Qom, un des hauts lieux du
clergé chiite d'Iran ? Enquête en profondeur pour
mieux comprendre la complexité d'une société
entrée en « démocratie religieuse ».
© Tehr Ir
Les mollahs
s’autorisent
ce qu’ils
interdisent
aux autres,
ils tirent
vanité de
leur savoir
et de leur
apparence.
Autant en matière de travail, les jeunes
femmes se montrent très conscientes
de l’injustice sociale à leur égard,
autant en matière de sexualité et de
genre règnent une grande confusion
et une grande ambivalence. Les jeunes
hommes se vantent de leurs exploits
amoureux mais défendent farouchement
l’honneur de leurs sœurs. En
dépit du discours islamique, les émigrés
afghans et arabes sont aussi mal
considérés que les émigrés dans les
sociétés industrielles.
L’Occidental, en particulier
l’Américain, est
vu comme technologiquement
supérieur. La
dépravation des mœurs
est condamnée. Les
États-Unis sont le miroir
inversé de l’Iran,
là-bas on est trop libre,
ici pas assez.
Il y a plus d’un an,
l’auteur pouvait dire
que l’Iran était entré
dans une voie originale
de sécularisation (privatisation
de la vie religieuse).
On veut être soi
dans sa vie individuelle
et on revisite le religieux pour en infléchir
le sens ancien. On procède par
réappropriation, d’où des discours
parfois incohérents. On évoque une
« démocratie religieuse », compromis
entre l’islam et la démocratie par
l’ouverture de l’islam et l’adaptation
de la démocratie. Les jeunes veulent
être les acteurs de leur propre vie.
On peut regretter que les fondamentalistes
soient relativement marginaux
dans ces entretiens, mais cette enquête
sociologique, qui saisit les gens dans
leurs contradictions latentes parce
qu’elles n’ont pas vraiment l’occasion
d’émerger, permet de bien mieux comprendre
les événements des derniers
mois en Iran et peut servir de base de
comparaison pour d’autres pays musulmans,
voire pour la jeunesse musulmane
émigrée en Occident.
Henry LAUrENS
Jeudi 1 er avril 2010
à lire
Nouvelles parutions chez Albin
Michel
Plusieurs nouveaux titres intéressants
au catalogue d’Albin Michel : Le
souffle du jasmin de Gilbert Sinoué,
Katiba de Jean-Christophe Rufin,
Mémoires d’Outre-Gaulle du gaulliste
Yves Guéna, Philippe Soupault, une
biographie signée Béatrice Mousli,
sans compter Clint, le livre illustré de
Richard Schickel, consacré au grand
Clint Eastwood.
Galabru se dévoile
L’acteur Michel Galabru, le fameux
commissaire de la série « Les Gendarmes
» interprétée par Louis de Funès,
publie à 86 ans une autobiographie
intitulée L’envers du rideau. L’ouvrage
est sorti le 25 mars aux éditions Buchet-Chastel.
Le retour de Rawi Hage
L’écrivain libanais Rawi Hage avait
connu un grand succès avec son
premier roman De Niro’s game. Les
éditions Denoël viennent de lancer la
traduction en français de son second
roman, intitulé Le Cafard.
Mohammed Aïssaoui ressuscite
Furcy
Journaliste au Figaro littéraire, Mohammed
Aïssaoui vient de publier
chez Gallimard L’affaire de l’esclave
Furcy, un ouvrage consacré à un
esclave qui, à La Réunion, en 1817,
osa intenter un procès à son maître,
Joseph Lory, pour exiger de lui qu’il
reconnaisse son statut d’homme libre.
Un récit percutant sur un épisode
méconnu de l’histoire…
Andrée Chedid à l’honneur
Les éditions Librio viennent de publier
un recueil intitulé Au cœur du cœur
qui rassemble les plus beaux poèmes
d’Andrée Chedid sélectionnés par
Jean-Pierre Siméon et… Matthieu
Chedid, son petit-fils. Un bel hommage
à cette écrivaine libano-égyptienne,
prix Goncourt de poésie en 2003.
Tout Pierre Reverdy
L’œuvre du poète
Pierre Reverdy
était jusque-là très
éparpillée. Les
éditions Flammarion
viennent de
remédier à ce problème
en publiant,
en deux volumes
de 1 500 pages,
la totalité des
recueils poétiques
de cet écrivain exceptionnel.
à voir
Wajdi Mouawad sur tous les
fronts
Tantôt acteur, tantôt metteur en scène,
Wajdi Mouawad se produit sur plusieurs
scènes françaises. On le retrouvera
donc dans Un tramway d’après
l’œuvre de Tennessee Williams, mis
en scène par K.Warlikowski, jusqu’au
3 avril au Théâtre de l’Odéon, dans
Ciels aux Atliers Berthier jusqu’au
10 avril et dans Les Justes d’Albert
Camus, mis en scène par Stanislas
Nordey, au Théâtre de la Colline
(jusqu’au 23 avril).
L’Immortel de FOG sur grand
écran
Libre adaptation du roman de Franz-
Olivier Giesbert, L’Immortel de
Richard Berry, avec Jean Reno dans
le rôle principal, est en salle depuis le
24 mars.
Astérix chez les Bretons bientôt
au cinéma
C’est Laurent Tirard, le réalisateur
du Petit Nicolas, qui se chargera de
l’adaptation pour le cinéma d’Astérix
chez les Bretons. Succès garanti !
D.R.
D.R.

Jeudi 1 er avril 2010 Romans
Macao, derniers jours
macau d'Antoine Volodine, photographies d' Olivier
Aubert, Seuil, 2010, 250 p.
Antoine Volodine est un
des écrivains les plus
originaux et les plus
énigmatiques en France
et peut-être dans le
monde aujourd’hui. Peu apprécié par les
instances de consécration et par les prix
littéraires (il a quand même obtenu le
prix du Livre Inter en 2001
pour Des Anges Mineurs),
son œuvre, qui compte déjà
une vingtaine de titres, n’en
est pas moins en train de
s’imposer comme un des
monuments incontournables
de la littérature de ces
dernières décennies.
L’une des raisons probables
du peu de reconnaissance
que témoignent les milieux
qui font la mode littéraire à l’encontre
d’Antoine Volodine, c’est l’extrême rigueur
et les exigences inflexibles de son
travail, et l’impression de difficulté ou
d’hermétisme que ses romans peuvent
donner aux paresseux. Construits selon
une logique mise en place de livre en livre
et qui joue sur les référents culturels,
sur les instances narratives et sur des
dispositifs complexes et superbement
poétiques, l’œuvre de Volodine s’enracine
dans le constat des grands échecs
historiques, des désillusions idéologiques
qui ont marqués le XX e siècle et
qui se sont accompagnés de toutes les
misères que l’on sait, destructions, gé-
nocides et surtout érection des camps
de concentration et des goulags de toutes
sortes de par le monde.
Ces camps et toutes leurs déclinaisons,
sceau et marque d’infamie du siècle passé,
constituent le décor central, récurrent
et obsessionnel des livres d’Antoine
Volodine. Mais ce monde carcéral peut
atteindre, dans l’hallucinante beauté du
texte volodinien, des tailles considérables,
il se met à englober les steppes de
Mongolie ou de Chine et
aussi de vastes métropoles
à moitié désertées et même
la terre entière, soumise à
la déroute postnucléaire et
à la déshumanisation de sa
population. Dans ces prisons
immenses, étirées à la
dimension de l’humanité
ou réduites à celle du crâne
bouillonnant des prisonniers,
vit tout un monde
d’hommes et de femmes
livrés à leurs folies, à leurs illusions, au
ressassement interminable, exalté ou
désespéré, de leurs combats et de leurs
défaites et qui sont les récitants et les
narrateurs des romans oratorios, sombres
et violents, d’Antoine Volodine.
Parmi les lieux qui alimentent indubitablement
l’imaginaire du romancier,
les espaces urbains en ruine et les basfonds
où croupit une humanité oubliée
sont parmi les plus notables. On les
retrouve dans la plupart de ses livres
et ils servent à nouveau de décor dans
son dernier ouvrage, Macau, paru récemment.
Dans ce bref récit accompa-
gné de photos en noir et blanc d’Olivier
Aubert, le narrateur, un homme
qui se donne le prénom de Breughel,
est sur le point d’être assassiné après
avoir été ligoté et transporté sur une
jonque misérable du port de Macao.
En attendant sa mort sans trop d’appréhension,
il se parle, ou parle à une
espèce de double qui n’est autre qu’une
autre voix narrative de lui-même et, encouragé
par elle, raconte (ou se raconte
noon moon de Percy Kemp, Seuil/Thrillers, 430 p.
Le contexte dans lequel se déroule
le roman est celui qui prévaut
avant et après l’élection de Barack
Obama. Les dirigeants de la CIA
doivent reconnaître leur incapacité
à arrêter leur ennemi public numéro
un, Oussama Ben Laden, devenu ici
« Le vieux de la montagne », et décident
alors de sous-traiter cette chasse à
l’homme d’un genre un peu particulier.
Sauf que les résultats sont à l’opposé
de ce qui était attendu. Si quelques
proches du dirigeant d’el-Qaëda sont
éliminés, toutes sortes de « victimes
collatérales » tombent aussi sous les
balles des sous-traitants, provoquant
l’indignation de l’ensemble des pays
musulmans, et leur solidarité dans un
commun rejet des USA, alors qu’ils
ne se reconnaissaient guère jusque-là
dans le projet jihadiste et ses positions
outrancières.
Les premières pages du livre s’ouvrent
sur Zandie, espion britannique retenu,
mains et pieds liés, dans une geôle irakienne.
Un vieil homme, Alik Agaïev,
ancien agent du KGB, vient lui rendre
visite pour s’entretenir avec lui. Au
menu, Platon et Orwell, Homère et le
Coran, le martyre et l’apocalypse. Mais
qui est vraiment cet étrange ravisseur
ou lui raconte) ce qui l’a amené à cette
situation peu enviable de condamné à
mort. On découvrira très vite que ce
qui l’y a amené est en somme banal
et n’est que le résultat d’une rencontre
fortuite mais néanmoins fatale avec des
malfrats dans des crématoriums. Mais
cette rencontre de hasard n’est en réalité
que l’aboutissement d’une longue
errance, vieille de plusieurs années,
dans la cité portuaire sino-portugaise.
qui entreprend de saper avec tranquillité
les fondements de la pensée de ce
bras armé de sa Royale Majesté ? Qui
regrette sérieusement que « les jeunes
gens d’aujourd’hui ne soient plus
attirés par les études classiques », car
« nous avons tant à apprendre des Anciens,
des choses qui nous aideraient
à mieux comprendre notre monde » ?
Qui analyse avec subtilité ce qui horripile
tant le camp des Occidentaux dans
l’attitude terroriste, à savoir « le peu de
cas qu’ils font de leur propre
existence », « l’absence
quasi totale chez eux de
tout ego » qui leur permet
de se fondre dans la collectivité
? Qui interroge les
fondements de la notion
d’identité jusqu’à faire vaciller
tout ce que Zandie
croyait savoir, y compris
sur lui-même ?
L’autre héros, ou plutôt
antihéros du roman, c’est Charlie,
agent américain de la lutte antiterroriste,
homme de terrain et d’action.
Charlie se retrouve placardisé par ses
supérieurs, mis à l’écart du grand rodéo,
de la grande traque lancée contre
les terroristes, et ce suite à une monumentale
bévue qui coûtera la vie à
une jeune mère de famille française qui
avait le tort de marcher sur un trottoir
Macau apparaît ainsi comme l’histoire
de ces déambulations, de ce rapport
catastrophique et amoureux du personnage
avec les quartiers miséreux de
Macao, ceux des petits restaurants, des
boucheries, des commerces ambulants,
ceux du port intérieur et des impasses
de cette ville dense, fascinante, dont la
pauvreté même a quelque chose d’impérial
mais qui est aussi en voie de submersion
par la spéculation immobilière
et par les malversations de l’absurde
capitalisme socialiste chinois.
Que Macau soit un portrait de la cité
éponyme, c’est indubitable. D’ailleurs,
le texte en reprend un plus ancien, intitulé
Fim et publié par Volodine dans une
brochure spéciale en 2001 à l’occasion
du retour à la Chine de la colonie portugaise.
Fim était lui-même déjà illustré
de photos, réalisées par Paulo Nozolino
et qui ressemblent presque étrangement
à celles d’Olivier Aubert. À cette belle
brochure, le narrateur de Macau fait
même allusion en annonçant, dans son
dialogue avec sa propre voix au moment
de sa mort, qu’il va en réciter le
contenu. Macau est donc conçu explicitement
comme une variante nouvelle et
un développement de Fim. Ce jeu entre
les deux versions est évidemment passionnant
parce que de l’une à l’autre, la
vision de Macao s’infléchit, s’exacerbe,
se noircit. Dans le texte de 2009, la ville
est désormais vue à travers le filtre de ce
singulier narrateur dont on apprend au
fil des pages qu’il appartient, comme la
plupart des personnages de Volodine et
comme tous ceux qui s’appellent Breughel,
à la race des rescapés des camps
Quand Proust et Joyce se rencontrent au Ritz
La nuit du monde de Patrick Rogiers, Seuil, coll.
Fiction et Cie, Paris, 2010, 175 p.
Le 18 mai 1922, Marcel Proust
et James Joyce se rencontrent
au Ritz, quartier
général
de l’auteur de la Recherche
et son « observatoire
en mondanités
». L’Irlandais qui
ne cessait de médire de
son île où il pleut entre
deux averses venait de
publier Ulysse, « vaste
opéra comprenant tous
les livres qui n’en formaient
qu’un » et qu’il
avait mis seize ans à
écrire et croyait ne
pouvoir jamais terminer,
et l’autre dandy déglingué venait,
au début du printemps, de mettre un
point final à sa tapisserie de Pénélope,
son œuvre cathédrale partie à l’origine
Publicité
pour compter cent mille pages. À dîner
et dans le taxi qui ramène les convives
au domicile de Proust, ils avaient très
peu de choses à se dire, l’un n’a rien
d’ailleurs encore lu de l’autre.
Auteur d’une dizaine
de livres et connu pour
son talent baroque,
Patrick Rogiers, né
en Belgique, refuse de
laisser passer aussi discrètement
l’occasion
unique de ce face-à-face
entre deux monstres
sacrés et consacre un
« roman » original à la
reconstitution fantaisiste
de la nuit du Ritz.
Fruit d’une longue do-
cumentation, réduit de
moitié pour des raisons
éditoriales, le récit se développe
sous la forme d’un diptyque répété ou
sont épluchés dans l’ironie et la volubilité
autant d’aspects intimes de la vie
© Philippe Matsas / Opale
des deux auteurs. Il y semble encore
plus décidé depuis qu’à la question
« Pour quelle faute avez-vous le plus
d’indulgence ? », la réponse de Proust
a été : « Pour la vie privée des génies ».
D’abord et surtout leurs corps, leurs
maladies, leurs petites peurs (l’un avait
la phobie des rats qu’il
aimait voir fouetter sous
ses yeux, l’autre celle des
chiens, des nonnes qu’il
croise sur les routes, la
peur du noir, des orages
et du nombre treize),
leurs tics, à se demander
qu’avec cette lourde machine
physiologique comment
parvenaient-ils à écrire ? Proust,
connu pour sa sensibilité respiratoire
maladive, « souffrait » des yeux, était
« frêle » du tympan, « s’édredonnait
dans sa traquillitude enliégée », avalait
toutes les potions connues et craignait
toutes les maladies possibles…
Joyce, alias « sunny Jim » (Jim le radieux),
était plus jeune, il avait trente
L’un était
« volcan »,
l’autre
« océan »…
ans, craignait toujours pour ses yeux,
et vivra encore une vingtaine d’années
après cette rencontre à laquelle
« Prou », comme on pouvait, paraît-il,
prononcer son nom, succombera quelques
mois plus tard. Rogiers ne dit rien
de leurs œuvres et tout du tumulte fragile
de leurs vies privées,
de leurs amours (comme
cet Alfred Agostinelli qui
s’écrasa en mer et qui apparaît
2 360 fois dans La
Recherche sous le prénom
d’Albertine…), leurs
rapports avec leurs frères
respectifs, avec leurs mères.
Il nous introduit avec
grand fracas dans le capharnaüm de
leurs manières d’écrire : Joyce, « l’expert
en logodedalisme » avec neuf lan-
gues à son actif, travaillait à raison de
douze heures par jour, avec douze kilos
de notes, décryptait sa propre écriture
à la loupe, allongé sur son lit ou assis
en équilibre instable sur sa valise.
Proust avec une quinzaine de porte-
plumes et une douzaine de lunettes à sa
portée, écrivait sur ses genoux, étirait
ses phrases sur plus de quatre mètres
avec rallonges et « volutes rêveuses »,
baragouinait des dérivations en age et
orthographiait à sa manière.
La Nuit du monde se
lit avec avidité puisque
l’auteur du Cousin
de Fragonard (2005)
réussit à transformer en
récit haletant et même
philosophique la petite
histoire des deux grands
noms de la littérature
mondiale au XX e siècle.
Avec un goût avancé
pour la formule comme
cette incomparable tira-
de comparative : « Joyce
avait son titre dès le départ
et Proust le trouva en dernier. L’un
était poétique, l’autre hermétique. Le
roman de Joyce était un livre debout,
celui de Proust était couché. L’un était
le jour de la fusillade, et une jambe à
l’un de ses collègues. Mais Charlie
ne l’entend pas de cette oreille, et s’il
s’acquitte mollement de sa mission
concernant les ouïgours, il continue
à suivre de près ce qui se passe sur le
théâtre principal du monde, celui qui
oppose les puissances occidentales à
l’hydre multiforme qu’est devenu le
terrorisme antiaméricain. Et si des
dialogues d’une haute densité et d’une
érudition prodigieuse – voire même un
peu envahissante par moments – occupent
le devant de la scène pendant
de nombreux chapitres, l’action et les
retournements de situation sont aussi
au rendez-vous, qui font de ce livre un
thriller haletant qu’on ne parvient plus
à lâcher. Et qu’on lit comme on gravit
une montagne, avec ténacité, et la
conviction que la promesse sera tenue :
parvenu au sommet, on aura pris de la
hauteur et on verra le monde
autrement.
Kemp, en tout cas, semble
persuadé que les Anciens
ont beaucoup à nous apporter
dans notre tentative
de comprendre le monde,
lui qui a entrepris d’apprendre
le grec ancien pour
lire les classiques dans le
texte, et qui a trouvé chez
Plutarque l’argument principal
de son ouvrage. En effet, Plutarque
raconte l’épisode d’Areus, roi
spartiate à qui l’on vantait l’héroïsme
de Grecs siciliens, morts en combattant
la tyrannie. À quoi le roi, loin
d’exprimer de l’admiration, rétorque
que « la tyrannie, il ne faut jamais tenter
de l’éteindre. Il faut, au contraire,
la laisser brûler toute entière ». Kemp
a donc imaginé ce maître espion qui,
VII
Dialoguant avec les photographies d’Olivier Aubert, Antoine Volodine
promène Breughel dans les bas-fonds et les méandres de la ville-port.
D.R. © C. P. Curran Collection
La face sombre de la lune
Avec le passionnant Noon moon, Percy kemp nous
offre un remarquable thriller philosophique
fortement teinté de géopolitique et de réflexion
stratégique. Une sorte d'Au nom de la rose situé
dans les coulisses du terrorisme international du
XXIe siècle.
d’internement et des grands désastres
du XX e siècle, et qu’il a de surcroît vécu
avec une femme morte dans un asile
d’aliéné – l’asile étant bien sûr une des
déclinaisons du camp de prisonniers.
Du coup, Macao, décrite au commencement
comme amicale, belle et attendrissante
en sa misère même, conformément
à la version de 2001, devient
de plus en plus cauchemardesque au
fur et à mesure que le texte progresse et
s’émancipe de sa variante première. Elle
se met petit à petit à correspondre aux
démons intérieurs et aux souvenirs de
Breughel. Plus morcelée par l’insistance
du motif du grillage qui en découpe l’espace
domestique et urbain, plus sordide
en ces impasses et davantage génératrice
de détresses et de profondes solitudes,
la ville se transforme en une pure
projection de l’espace carcéral qui hante
le personnage. L’errance de ce dernier
apparaît alors comme l’arpentage de sa
propre intériorité ravagée, et à mesure
qu’il s’enfonce dans les dédales terribles
de cette cité sinistrement transfigurée
par son délire, on s’aperçoit que c’est en
fait au fond de ses propres obsessions
qu’il pénètre irréversiblement. Ce qui
explique qu’à la fin, et contrairement
à ce que pensent les malfrats qui vont
l’achever dans la jonque minable, il n’a
aucune peur de mourir. Sa mort sera
une délivrance, si tant est qu’elle n’est
pas elle-même le résultat d’un délire ou
d’un fantasme. Avec Antoine Volodine,
et conformément à sa vertigineuse poétique,
rien n’est jamais moins sûr qu’une
parole de narrateur.
CHArIF mAJdAlAnI
temporel, l’autre plutôt spatial. Proust
voyait tout en verre, Joyce voyait tout
en eau… » L’un était « volcan », l’autre
« océan »…
Le « roman » se clôt sur un ton bien
plus surréaliste avec
un déplacement au
Père Lachaise pour
une mise en scène
de l’enterrement de
Proust en présence de
tous les grands, Homère,
Shakespeare,
Cervantès, Hugo, Joyce
bien sur et… Proust
lui-même, question
de prouver que si les
écrivains peinent à
vivre au quotidien, ils
traversent plus facilement
le temps immémorial.
Solidarité et immortalité des
génies.
JABBoUr DOUAIHY
plutôt que de contrer son adversaire,
le pousse au bout de sa logique et renvoie
ainsi dos-à-dos islamistes et Américains.
L’autre conviction qui sous-tend
l’ouvrage est que souvent, ce que l’on
croit savoir est faux, que « nos certitudes
ne reposent jamais que sur des
croyances » et que les apparences, plus
d’une fois, nous jouent des tours. À
l’instar de ces statues et monuments
monochromes qui habitent notre représentation
imaginaire de la Grèce antique
et qui ne correspondent à aucune
réalité, tant il est vrai que ces pierres,
aujourd’hui blanches et pures, étaient
à l’époque polychromes et bariolées à
souhait.
Quant à l’énigme du titre, il faut attendre
la toute fin pour la déchiffrer,
pour en comprendre la portée. Car au
lieu de se désoler d’un ciel morne, et
de le comparer à ce qu’aurait dû être
un vrai ciel d’été, bleu et lumineux,
Grace (l’héroïne féminine et épouse
de Charlie) parvient à trouver belles
les innombrables nuances du gris. Elle
cesse alors de s’attrister des contours
fades d’un soleil voilé et s’enchante de
son charme : elle n’y voit plus un soleil
terne mais une belle lune pleine, une
lune à midi. Illustrant encore une fois
ce que Kemp nous démontre de différentes
façons dans son roman, que
nous ne percevons quasiment jamais
objectivement une situation objective,
mais toujours au travers du filtre de
notre mémoire, de nos convictions
préalables, et bien souvent, de nos préjugés.
Philosophique jusqu’au bout des
pages, on vous l’avait dit.
GeorGIA MAkHLOUF

VIII Portrait
Leila Baalbaki,
l’émancipation faite
femme
Figure éminente du paysage littéraire libanais et arabe, Leila Baalbaki
évite tout exhibitionnisme. « Je me contente d’être et ne me soucie guère de
l’image que les autres peuvent se forger de moi, c’est pourquoi j’ai toujours refusé
d’accorder des entrevues », dit-elle. Elle a toutefois réservé à L’Orient
Littéraire un accueil des plus chaleureux, revenant sur des souvenirs
parfois douloureux.
On ne peut parler du renouveau
littéraire arabe
qui a marqué, dans les
années soixante, une
véritable rupture avec
l’héritage du passé sans évoquer Leila
Baalbaki, qui est l’une des rares femmes
ayant réussi à s’imposer sur la scène
romanesque. Ana Ahya, le titre de
son premier roman, est emblématique
de toute une génération et fait écho,
sur le plan romanesque, aux aspirations
de modernisation exprimées par
le « groupe Chi’r ». Aspirations manifestes
par ailleurs à travers le surnom
d’Adonis, que s’est donné le poète Ali
Ahmad Saïd, un des piliers du groupe,
Adonis étant une figure symbolique de
résurrection aussi bien individuelle que
collective.
Née en 1936 au Liban-Sud au sein
d’une famille de religion musulmane
chiite traditionaliste, Leila Baalbaki
fut bercée par les mots dès son enfance.
Son grand-père, un dignitaire religieux
(faqih), enseignait à lire et à écrire aux
enfants du village, et Nahj al-balâgha
(La voie de l’éloquence) de l’imam Ali
Ibn Abi Taleb, considéré comme un
ouvrage de référence en rhétorique arabe,
est l’un des premiers livres qu’elle
avait lus. Son père Ali al-Hâj Baalbaki
est poète zajaliste. La dynamique et la
rythmique de la langue, la théâtralisation,
l’usage d’un langage non savant
proche du parler quotidien que la poésie
musicale transfigure, le ton acéré,
sont autant de caractéristiques de l’art
traditionnel du zajal – poésie populaire
dialectale – qui se transmettent dans la
prose romanesque de Leila Baalbaki,
s’y adaptent et contribuent à son originalité.
Elle interrompt ses études en
lettres orientales à l’Université Saint-
Joseph et se lance dans la vie professionnelle,
d’abord comme secrétaire au
Parlement libanais entre 1957 et 1960,
puis comme journaliste dans plusieurs
quotidiens. Contribuer à financer la
publication de ses romans est l’une des
raisons qui l’ont poussée très tôt à travailler
: « La situation d’auteur dans
le monde arabe est dérisoire », dit-elle
avec sarcasme. De 59 à 61, elle s’installe
à Paris pour entreprendre ses études
à la Sorbonne. Les cafés parisiens
en plein bouillonnement de l’existentialisme
l’attirent davantage que les
bancs universitaires ; elle n’obtient pas
son diplôme, mais fut surnommée la
Françoise Sagan du Liban.
À la veille de la guerre civile, elle quitte
sa maison à Aïn Mreissé, s’établit à
Londres tout en continuant à faire l’aller-retour
à Beyrouth, et abandonne
complètement la scène littéraire. Après
une rupture de trente-cinq ans, elle fait
en décembre dernier une brève apparition
au Salon du livre arabe de Beyrouth
pour la signature de ses romans
réédités par Dâr al-adâb.
Son premier roman Ana Ahya, paru
en 1958, à l’âge de vingt-deux ans, est
son œuvre maîtresse. Il imprègne fortement
l’esprit de l’époque, aussi bien
par ses thèmes provocateurs de libération
et d’émancipation que par son style
inégalable de modernité. Séduisant
sans être séducteur, intimiste sans être
sentimentaliste, le style de Baalbaki est
dépouillé, tranchant, vif, voire même
impulsif comme peut l’être l’héroïne
du roman. « Écrire est pour moi un
plaisir et un acte de liberté. Je ne brode
ni ne tisse. Les mots jaillissent du fond
de mon être, et je ne peux écrire la nuit
ni lorsque je me sens triste », expliquet-elle.
Deux ans après, elle
publie al-Aliha al-mamsoukha
(Les dieux monstres,
1960), s’ensuit un
recueil de nouvelles Safinat
Hanan ila al-qamar
(le voyage de Hanan à
la Lune, 1966). Ses derniers
romans reprennent
les thèmes déjà esquissés
dans Ana Ahya et attirent
moins l’attention
des critiques, tandis que
Safinat Hanan ila alqamar
est interdit pour
atteinte à la moralité publique,
et l’auteure arrêtée
et interrogée. Dans
un procès resté célèbre,
le tribunal des imprimés lève l’interdiction
et innocente l’auteure.
Ana Ahya, publié à Beyrouth dans
Majallat Chi’r (1957-1964) – pourtant
exclusivement vouée à la poésie
avant-gardiste –, eut dès sa parution
un grand succès dans tout le Moyen-
Orient. Traduit par Michel Barbot, il
est publié dès 1961 en français dans la
collection Méditerranée des éditions
du Seuil sous le titre Je vis. Dans la
préface à l’édition française, Emmanuel
Roblès s’interroge sur les raisons
pour lesquelles cet ouvrage a séduit
D.R.
« Ni Baha,
ni enfant,
ni travail,
ni études.
Ma vie, je le
voyais bien
à présent,
n’était
qu’un désert
stérile. »
aussi bien critiques et large public :
« Comme nous sommes en Orient
où, dans le domaine de l’édition, les
meilleurs ouvrages de la littérature
moderne atteignent rarement des tirages
considérables, il faut donc trouver
à ce succès des raisons qui s’ajoutent
aux qualités purement
artistiques de l’œuvre.
Or, le titre lui-même:
Je vis ! pourrait déjà
les fournir s’il est vrai,
comme l’écrit Jacques
Berque et précisément
à propos de Leila
Baalbaki, que “vivre
est en Orient une idée
neuve”. » En effet, ce
roman est le cri déchaîné
d’une femme
qui cherche à s’émanciper
des carcans rigides
et rétrogrades
de son milieu et dont
la révolte est porteuse
d’un nouvel espoir.
Le roman retrace les déambulations
d’une jeune fille dans les ruelles de
Beyrouth-Ouest et ses vaines tentatives
de conquérir sa liberté. Lina
Fayyad dédaigne aussi bien son père
qui a fait fortune dans des transactions
douteuses que sa mère résignée à son
rôle de maîtresse de maison et assujettie
aux plaisirs de son mari. Elle tombe
amoureuse de Baha, jeune Irakien
et étudiant comme elle à l’Université
Américaine, et abandonne ses études
et son travail. Baha, militant marxiste
censé être favorable aux idées progressistes,
entre autres d’égalité des sexes,
© Christine Tamalet / Fayard 2009
reste prisonnier de son statut de mâle
oriental et des valeurs traditionnelles
de sa société ; il abandonne Lina dont
il juge la conduite anarchiste et indigne
d’une bonne épouse. Les mœurs
douteuses de Lina n’outrepassent
pourtant pas les simples envies de fumer
une cigarette, errer dans les rues,
se morfondre dans les cafés, s’habiller
de façon à valoriser sa belle plastique
ou encore fantasmer. Indignée et désespérée,
elle obéit à une pulsion soudaine
de se suicider et se jette au milieu
de la chaussée entre une voiture
et le tramway, mais s’arrête à temps
pour permettre au conducteur de freiner
et éviter de l’écraser de justesse.
Réfugiée sous un porche, elle pense
à son suicide manqué et à sa vie qui
ressemble à « un songe aux espoirs
dénaturés » : « Ni Baha, ni enfant, ni
travail, ni études. Ma vie, je le voyais
bien à présent, n’était qu’un désert
stérile. »
La pulsion de vie constitue le moteur
de la narration. Mise en exergue par
le titre, elle n’occulte pourtant pas la
pulsion de mort avec laquelle elle lutte
en permanence. Le roman s’achève sur
un constat d’échec. Essoufflée par les
déceptions, les combats avortés et par
ses propres handicaps intérieurs, Lina
rentre chez elle vaincue et résignée :
« Comme si j’étais forcée de retourner
à la maison ! Il faut toujours que
je rentre chez moi. Que je couche dans
cette maison. Que je mange dans cette
maison. Que je me lave dans cette maison.
Que mon destin se noue dans cette
maison. » Le ton final du récit, quoique
toujours empreint de détermination, a
Jeudi 1 er avril 2010
perdu de son insouciance et de sa fierté
premières.
Que reste-il de Leila Baalbaki
aujourd’hui ? Si le sujet de la liberté
sexuelle ne provoque plus maintenant
scandale, la revendication du droit de
la femme libanaise et arabe à l’autonomie
demeure malheureusement d’actualité,
malgré certaines manifestations
d’émancipation souvent trompeuses et
qui cachent mal un malaise existentiel
profond. Le « Je » féminin exalté par
l’auteure d’Ana Ahya est le déploiement
d’une liberté qui reste dans nos sociétés
largement à conquérir. Par ailleurs,
comme l’a souligné Abdo Wazen (al-
Hayat, 3 mars 2008), « la révolte menée
conjointement contre l’image de la
mère et celle du père éloigne ses romans
des arènes féministes. Le meurtre symbolique
du père est accompagné de celui
de la mère ; le roman ne met pas en
scène un affrontement entre les pôles
opposés de la masculinité et de la féminité,
mais affiche un mépris du conservatisme,
qu’il soit incarné par l’homme
ou la femme ». Leila Baalbaki s’élève
ainsi au-delà des querelles stériles du
féminisme traditionnel, attitude dont
certaines de ses congénères ont encore
beaucoup à apprendre.
Les écrits de Baalbaki transmettent
une image du Beyrouth des années
60 où les rêves se brisent sur les côtes
abruptes des contradictions. Son
langage romanesque qui unit le Je au
corps confère à sa lecture, cinquante
ans après, un plaisir envoûtant.
KAtIA GHosn
Regards croisés Récit
Exercice de style pour un père défunt
May Ziadeh par Gibran Khalil Gibran
Ils ne sont jamais vus et ils s’aimèrent.
May Ziadeh, la Kesrouanaise
du Caire, et Gibran Khalil Gibran, le
Bécharriote de New York, échangèrent
une précieuse correspondance qui les
laissa manifestement sur leur faim. Séduction
oblige, elle lui envoie sa photo,
en juin 1921. Message reçu. Il lui écrit :
D.R.
« Quelle est belle cette jeune fille et
combien nettes sont les marques d’intelligence
dans ses yeux ! » L’impression
de l’auteur du Prophète est vérifiable
dans le portrait au fusain qu’il
fait de celle qui griffonna en retour,
dit-on, sur une photo de lui : «Voici ma
tragédie depuis des années ».
muettes, de Yasmine Ghata, Fayard, 120 p.
Elle en est à son troisième roman.
Comme les deux autres,
roman délicat aux tonalités à
la fois lyriques et feutrées, aux phrases
courtes, aux mots soigneusement
choisis, à la douceur caressante et
aux violences contenues. Récit simple,
pudique, crayeux mais vibrant
d’émotions ainsi que d’une vie secrète
et poétique.
Yasmine Ghata, après son premier
ouvrage bien remarqué La nuit des
calligraphes (prix de la Découverte
Prince Pierre de Monaco, prix Cavour-Italie
et prix Kadmos-Liban),
son second ouvrage Le târ de mon
père, non moins bien salué par la presse
et le public, renouvelle aujourd’hui
son aventure et sa vocation littéraire
avec Muettes.
Comment faire le deuil d’un père aimé
à côté d’une mère elle-même écrivain
et romancière, par conséquent taquinant
muses et vocables, confondant
rêve et réalité et se jouant de l’imaginaire
et de l’imagination ? Yasmine
Ghata, fille de Vénus Khoury Ghata et
nièce de May Menassa, a de la graine
des femmes de lettres libanaises qui
ont pour passion la fièvre des mots et
le don de raconter des histoires… Une
sorte de famille Brontë exaltée du pays
du Cèdre où les femmes sont en passe
de céder le flambeau à une nouvelle
génération d’écrivaines qui parlent
encore du romarin, des côtes de Beyrouth
(qualifiées ici « d’une déchetterie
à portée de main » !), des chiffres
qui « servent au Liban à indiquer le
nombre d’enfants, de fruits cuits au
soleil ou de mariages célébrés dans la
même journée » (trop réducteur tout
cela !), mais aussi, en un survol ultrarapide,
des minarets d’Istanbul, de la
grandeur de Topkapi…
Une mère et sa fille se côtoient dans
ces pages à l’écriture à la fois lisse,
tendue, poétique et parfois nimbée
d’un certain humour. Des lignes qui
ramènent l’auteure à la prime enfance
où rien n’est encore clair et où tout se
dessine dans la mémoire et la personnalité
d’une fille de six ans confrontée
brusquement à l’irrévocable absence…
Une enfant de six ans est ébranlée par
la disparition de son père qu’elle tente
de retrouver parmi les objets anodins
et anonymes de la maison, à travers
des bribes de souvenirs et encore plus
dans la chaleur d’une mère à laquelle
elle s’accroche désespérément.
Rapport mère-fille certes tendre, mais
non sans une certaine agressivité inconsciente
où chacun des deux êtres
tente, en douceur ou en tranchantes
décisions de scalpel, de se libérer de
l’empreinte des morts…
Elles dorment côte à côte, comme
pour conjurer cette souffrance qui
les habite, se livrent en automates ou
vivantes dotées de liberté aux occupations
habituelles et, communément
mais différemment, tentent l’oubli
salvateur… Mélancoliques et graves
sont ces vacances en bord de mer où
il y a, dans ces pages exaltant paradoxalement
la vie, combinant plaisirs
ou amertume du quotidien, joie
et tourmente de l’écriture, délices de
faire le marché ou la cuisine en saupoudrant
épices et aromates, comme
un parfum de Colette et de Sido découvrant
constamment le miracle du
bonheur et de la lumière…
Si Yasmine Ghata brosse un portrait
à peine perceptible de son père, de ses
histoires de chasse en Afrique, de son
amour pour la musique (Don Giovanni
de Mozart, pipe en main !), du
désir de l’homme envers sa conjointe,
elle ne tarit pas par contre d’évoquer,
presque dans le menu détail, la douleur
de sa mère. Une mère qu’elle
vénère, jalouse et dont elle voudrait
la possession exclusive. Une mère se
lovant dans le labyrinthe de ses égarements,
de ses fuites, de ses stratagèmes,
de ses subterfuges, de ses réceptions,
de sa cuisine, de ses livres, pour
une douleur inendiguable qui coule à
flots entre poèmes et trames romanes-
ques. Inspiration libératoire et thérapeutique
où vivre et écrire fusionnent
en un acte unique dont la dissociation
est impensable.
Voilà un subtil exercice de style pour
un père défunt. Une petite musique
qui sort du cœur d’une enfant devenue
femme de lettres et qui va droit au
cœur du lecteur… Qui maîtrise quoi
dans cet univers fou et délirant ?
Le dernier mot est bien entendu à
Yasmine Ghata qui salue bien haut et
fort les vertus de la littérature qui ont
pouvoir absolu d’évocation et d’invocation.
En substance, elle clôt son ode
romanesque à son père en ces termes :
« Et puis j’ai compris un jour que je
n’avais plus à attendre, je disposais de
mes propres ressources pour le faire
revenir. L’imagination est contagieuse
entre mère et fille, elle est notre oxygène,
notre nourriture quotidienne,
nos vêtements d’hiver et d’été. Elle
est un geste, une forme. Elle est lui. »
edGAr dAVIdIAn