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Voyage au bout de la violence - L'Orient-Le Jour

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Supplément menSuel<br />

Jeudi 6 octobre 2011<br />

Numéro 64 - V e année<br />

III. Fouad Laroui : une vie entière dans les livres<br />

IV. Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif : Caire Noctambule<br />

V. Ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinées à libido<br />

édito<br />

Inculture<br />

Un peu partout, le désert <strong>de</strong><br />

l’ignorance gagne du terrain,<br />

grignote les espaces<br />

encore occupés par <strong>la</strong> culture, menace<br />

d’extermination les <strong>de</strong>rniers porteurs<br />

<strong>de</strong> plume. <strong>Le</strong>s lecteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle<br />

génération sont <strong>au</strong>x abonnés absents :<br />

à <strong>la</strong> télévision qui les détournait déjà<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture sont venus s’ajouter les<br />

jeux électroniques et l’Internet. Séduits<br />

par l’image et le mouvement,<br />

<strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s jeunes considèrent<br />

désormais le livre avec mépris ou agacement.<br />

Chez <strong>de</strong> nombreux critiques,<br />

<strong>la</strong> superficialité est <strong>la</strong> règle : <strong>au</strong> lieu<br />

d’analyser un livre, on le cloue systématiquement<br />

<strong>au</strong> pilori pour amuser<br />

<strong>la</strong> galerie. Quant <strong>au</strong>x écrivains, ils<br />

doivent avoir une « gueule », cultiver<br />

un « look », pour être assurés <strong>de</strong><br />

participer, <strong>au</strong>x côtés d’une starlette<br />

ou d’un politicien véreux, <strong>au</strong>x émissions<br />

« culturelles » soucieuses <strong>de</strong><br />

doper l’<strong>au</strong>dimat ; ou alors faire dans<br />

<strong>la</strong> provoc, le sensationnalisme, gesticuler<br />

comme BHL ou jeter <strong>de</strong>s pavés<br />

dans <strong>la</strong> mare pour attirer l’attention.<br />

Ils sont <strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s singes savants<br />

que l’on sort <strong>de</strong> leur cage pour promouvoir<br />

l’œuvre du moment et que<br />

l’on enferme ensuite, à <strong>la</strong> fin du<br />

spectacle. Certes, l’écrivain n’écrit ni<br />

pour p<strong>la</strong>ire <strong>au</strong>x critiques ni pour passer<br />

à <strong>la</strong> télévision. Il écrit pour soi,<br />

mais <strong>au</strong>ssi, ou surtout, pour communier<br />

avec les <strong>au</strong>tres. Quand « les<br />

<strong>au</strong>tres » disparaissent, quand sa voix<br />

ne porte plus, quand ses mots n’ont<br />

plus d’écho… il <strong>de</strong>vient comparable<br />

à un allumeur <strong>de</strong> réverbères, à ces<br />

artisans dépassés par le mo<strong>de</strong>rnisme<br />

et acculés à s’effacer. Où est <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce<br />

reconnue <strong>au</strong>x artistes dans <strong>la</strong> nation ?<br />

Et comment revaloriser l’image <strong>de</strong><br />

l’écrivain dans <strong>la</strong> société mo<strong>de</strong>rne,<br />

surtout en Orient où les analphabètes<br />

sont légion et où l’intellectuel<br />

est généralement moins estimé qu’un<br />

« abaday » ?<br />

Si les révolutions arabes marquent le<br />

pas <strong>au</strong>jourd’hui, c’est parce qu’elles<br />

n’ont pas été accompagnées d’une<br />

révolution culturelle permettant <strong>au</strong><br />

peuple <strong>de</strong> se débarrasser du carcan<br />

<strong>de</strong>s religions sclérosées et du poids<br />

<strong>de</strong> l’obscurantisme pour amorcer une<br />

nouvelle Nahda capable d’asseoir <strong>la</strong><br />

liberté sur <strong>de</strong>s bases durables ; c’est<br />

parce que les artistes et les intellectuels<br />

occupent les strapontins <strong>au</strong> lieu<br />

d’être p<strong>la</strong>cés <strong>au</strong>x premières loges.<br />

Or, <strong>la</strong> révolution est une chose trop<br />

grave pour ne pas être confiée à <strong>de</strong>s<br />

rêveurs !<br />

AlexAndre Najjar<br />

Comité <strong>de</strong> rédaction :<br />

AlexANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi,<br />

GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe, jAbbour<br />

douAihy, rittA bAddourA.<br />

Coordination générale : hiNd dArwiCh<br />

Secrétaire <strong>de</strong> rédaction : AlexANdre medAwAr<br />

Correction : mArilys hAtem<br />

Contributeurs :<br />

ZeiNA bAssil, melhem ChAoul, lAmiA<br />

el sAAd, luCie Geffroy, kAtiA GhosN,<br />

mAhmoud hArb, mAZeN kerbAj, VéNus<br />

khoury- GhAtA, ZiAd mAjed, youssef<br />

mouAwAd, NAdA NAssAr-ChAoul,<br />

héloïse d'ormessoN, AbbAs torbey.<br />

E-mail : lorientlitteraire@yahoo.com<br />

Supplément publié en partenariat avec <strong>la</strong><br />

Librairie Antoine.<br />

www. lorientlitteraire.com<br />

Publicité<br />

Paraît le premier jeudi <strong>de</strong> chaque mois<br />

VI. L'is<strong>la</strong>m en question<br />

VII. David Vann : le legs du blizzard<br />

VIII. Robert Ghanem ou <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> l’élévation<br />

<strong>Voyage</strong> <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />

Samir Frangié, dans cet essai<br />

à parraître <strong>au</strong>x éditions<br />

Actes Sud / <strong>L'Orient</strong> <strong>de</strong>s<br />

livres, évoque <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />

– <strong>la</strong> <strong>violence</strong> i<strong>de</strong>ntitaire, <strong>la</strong><br />

guerre entre les Libanais ; <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />

israélienne et le projet d’une alliance<br />

<strong>de</strong>s minorités contre <strong>la</strong> majorité arabo-musulmane<br />

; <strong>la</strong> <strong>violence</strong> syrienne<br />

et le projet <strong>de</strong> « gran<strong>de</strong> Syrie » – et<br />

<strong>la</strong> « sortie » <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre ; l’assassinat<br />

<strong>de</strong> Rafic Hariri – « un meurtre fondateur<br />

» – et <strong>la</strong> révolution du Cèdre ;<br />

et nous parle du « vivre-ensemble »,<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> « culture du lien » et d’une voie<br />

arabe vers <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité à <strong>la</strong> lumière<br />

du Printemps arabe. Un ouvrage édifiant,<br />

dont nous publions, en exclusivité,<br />

quelques extraits :<br />

* * * * *<br />

<strong>Voyage</strong> <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Violence<br />

Cet ouvrage est un témoignage sur <strong>la</strong><br />

<strong>violence</strong>, les raisons qui <strong>la</strong> motivent, les<br />

mécanismes qui <strong>la</strong> régissent, <strong>la</strong> logique<br />

qui <strong>la</strong> justifie, l’aveuglement qui nous<br />

conduit à ne jamais voir notre propre<br />

<strong>violence</strong> et à <strong>la</strong> considérer comme une<br />

contre-<strong>violence</strong>, une réponse à une <strong>violence</strong><br />

première.<br />

La guerre libanaise est riche d’enseignements,<br />

car <strong>la</strong> <strong>violence</strong> qui se manifeste<br />

n’obéit pas <strong>au</strong>x normes connues.<br />

Cette guerre n’est pas une guerre entre<br />

États comme celles que l’Europe a<br />

connues jusqu’à <strong>la</strong> Secon<strong>de</strong> Guerre<br />

mondiale ; elle n’est pas non plus une<br />

guerre d’indépendance opposant <strong>de</strong>s<br />

mouvements <strong>de</strong> libération nationale à<br />

<strong>de</strong>s puissances coloniales ; elle n’est pas<br />

<strong>au</strong>ssi une guerre <strong>de</strong> type i<strong>de</strong>ntitaire,<br />

commun<strong>au</strong>taire ou ethnique, comme<br />

celles que connaissent l’Afrique ou les<br />

Balkans. La guerre libanaise est difficile<br />

à c<strong>la</strong>sser, car elle est un mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong><br />

toutes ces guerres. Elle est une guerre<br />

entre États, mais <strong>au</strong>ssi une guerre <strong>de</strong><br />

libération nationale contre un occupant<br />

qui varie d’une pério<strong>de</strong> à l’<strong>au</strong>tre.<br />

Elle est également une guerre commun<strong>au</strong>taire<br />

qui oppose chrétiens et musulmans,<br />

mais également musulmans<br />

sunnites et musulmans chiites. Elle est<br />

<strong>au</strong>ssi une guerre à l’intérieur même <strong>de</strong>s<br />

commun<strong>au</strong>tés, une guerre interchrétienne<br />

avec <strong>la</strong> « guerre d’élimination »<br />

(1990), et une guerre interchiite à<br />

Iqlim el-Touffah (1987). Elle est <strong>au</strong>ssi<br />

<strong>la</strong> guerre d’Israël pour mettre à exécution<br />

son vieux projet d’une « alliance<br />

<strong>de</strong>s minorités contre <strong>la</strong> majorité arabomusulmane<br />

», et <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Syrie<br />

pour reconstituer <strong>la</strong> « gran<strong>de</strong> Syrie »<br />

dans ses « frontières historiques ».<br />

<strong>Le</strong>s noms à donner à cette guerre varient<br />

d’une pério<strong>de</strong> à l’<strong>au</strong>tre. La seule<br />

constante est cette <strong>violence</strong> toujours<br />

prête à se manifester avec, pour l’alimenter,<br />

cette mémoire « historique »<br />

chargée <strong>de</strong> tous les malheurs du passé.<br />

(…) Cet ouvrage est le récit d’une<br />

recherche longue et chaotique d’une<br />

« sortie » <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong>, une recherche<br />

difficile parce que <strong>la</strong> <strong>violence</strong> n’est jamais<br />

nommée. On parle d’agression, <strong>de</strong><br />

riposte, <strong>de</strong> complot, <strong>de</strong> représailles, <strong>de</strong><br />

légitime défense, <strong>de</strong> résistance, <strong>de</strong> vengeance,<br />

<strong>au</strong>tant <strong>de</strong> mots qui ne servent,<br />

en fait, qu’à masquer une réalité que<br />

personne ne veut assumer. Même les<br />

éléments d’analyse font déf<strong>au</strong>t. <strong>Le</strong>s<br />

concepts <strong>de</strong> « lutte <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sses », <strong>de</strong><br />

« guerre <strong>de</strong> libération nationale », <strong>de</strong><br />

« <strong>violence</strong> révolutionnaire » que nous<br />

utilisions, à g<strong>au</strong>che, pour expliquer<br />

D.R.<br />

Esprit bril<strong>la</strong>nt, intellectuel engagé, Samir<br />

Frangié publie ces jours-ci un essai intitulé<br />

<strong>Voyage</strong> <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong>, le récit d’un long<br />

cheminement à <strong>la</strong> recherche d’une issue à <strong>la</strong><br />

guerre qui a ravagé le Liban.<br />

<strong>la</strong> <strong>violence</strong> ont très vite montré leurs<br />

limites.<br />

Je travaille, très tôt, à initier <strong>de</strong>s dialogues<br />

et à rechercher <strong>de</strong>s compromis<br />

entre les belligérants, entre chrétiens<br />

et musulmans, mais <strong>au</strong>ssi entre Libanais<br />

et Palestiniens et entre Libanais<br />

et Syriens, avec pour objectif l’arrêt<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong>. Mais là se pose un nouve<strong>au</strong><br />

problème. Que signifie l’arrêt <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>violence</strong> ? Un cessez-le-feu entre les<br />

camps qui s’affrontent ? Une trêve <strong>de</strong><br />

longue durée ? La paix ? Mais quelle<br />

paix ? Une paix glorieuse, une « paix<br />

<strong>de</strong>s braves » comme<br />

celles évoquées dans nos<br />

manuels d’histoire, ou<br />

une paix banale, voire<br />

même mesquine, faite<br />

<strong>de</strong> concessions et même<br />

<strong>de</strong> compromissions ?<br />

Et que faire dans ce cas<br />

<strong>de</strong>s grands principes<br />

<strong>au</strong> nom <strong>de</strong>squels nous<br />

nous sommes allègrement<br />

massacrés durant<br />

<strong>de</strong>s décennies ? F<strong>au</strong>t-il<br />

les gar<strong>de</strong>r en réserve en<br />

prévision <strong>de</strong> nouvelles<br />

<strong>violence</strong>s à venir ?<br />

Il m’a fallu be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> temps pour<br />

comprendre que le contraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />

n’était pas <strong>la</strong> paix entre entités<br />

commun<strong>au</strong>taires ou partisanes, mais<br />

le lien, le lien entre <strong>de</strong>s individus appartenant<br />

à <strong>de</strong>s commun<strong>au</strong>tés et <strong>de</strong>s<br />

groupes différents. La nuance est capitale.<br />

<strong>Le</strong> dialogue à inst<strong>au</strong>rer prenait<br />

une <strong>au</strong>tre dimension. L’objectif n’était<br />

plus <strong>de</strong> rechercher <strong>de</strong>s compromis,<br />

mais <strong>de</strong> définir un projet <strong>de</strong> vie commun.<br />

Commence alors à émerger l’idée<br />

du « vivre-ensemble » par opposition<br />

à celle <strong>de</strong> coexistence commun<strong>au</strong>taire<br />

jusque-là dominante.<br />

À ce sta<strong>de</strong> surgit une nouvelle difficulté.<br />

<strong>Le</strong> vivre-ensemble concerne <strong>de</strong>s<br />

individus. Mais où les trouver dans<br />

une société régie par un commun<strong>au</strong>tarisme<br />

qui s’est be<strong>au</strong>coup durci avec<br />

<strong>la</strong> guerre ? Fal<strong>la</strong>it-il faire un tri entre<br />

« <strong>la</strong>ïcs » et « commun<strong>au</strong>taires » et<br />

s’adresser <strong>au</strong>x premiers en excluant les<br />

<strong>au</strong>tres ? Comment le faire quand notre<br />

i<strong>de</strong>ntité est faite d’appartenances multiples<br />

? Fal<strong>la</strong>it-il <strong>la</strong> « simplifier » pour<br />

« <strong>Le</strong> vivre<br />

ensemble<br />

ne se fon<strong>de</strong><br />

pas sur le<br />

partage,<br />

mais sur le<br />

lien »<br />

ne retenir qu’une seule appartenance,<br />

ou bien « hiérarchiser » ces multiples<br />

appartenances pour les mettre en harmonie<br />

et accepter le principe d’une<br />

i<strong>de</strong>ntité complexe ?<br />

<strong>Le</strong> problème va plus loin. Ce vivre-ensemble<br />

entre individus ne peut se faire<br />

qu’à travers un processus d’individuation<br />

qui ne relève plus du domaine<br />

politique, mais moral. La prise <strong>de</strong><br />

distance par rapport à nos appartenances<br />

commun<strong>au</strong>taires nécessite une<br />

reconnaissance <strong>de</strong> notre responsabilité<br />

commune dans <strong>la</strong> guerre qui a ravagé<br />

notre pays. C’est cette<br />

reconnaissance qui nous<br />

permet, en assumant<br />

nos erreurs, <strong>de</strong> pouvoir<br />

les dépasser et réfléchir<br />

à « l’après » <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre.<br />

<strong>Le</strong> clivage va désormais<br />

être entre ceux qui se<br />

prennent en charge et<br />

ceux qui continuent <strong>de</strong><br />

déléguer leur liberté et<br />

leur <strong>au</strong>tonomie pour<br />

rechercher <strong>la</strong> « sécurité »<br />

que procure l’enfermement<br />

dans une « tribu »,<br />

qu’elle soit commun<strong>au</strong>-<br />

taire ou partisane, traditionnelle ou<br />

« mo<strong>de</strong>rne », héritée ou choisie, dominée<br />

par un symbole religieux ou délimitée<br />

par une couleur, un drape<strong>au</strong> ou<br />

un sigle.<br />

Ce clivage n’est plus lié <strong>au</strong>x appartenances<br />

commun<strong>au</strong>taires, mais <strong>de</strong>vient<br />

fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> maturité <strong>de</strong> chacun.<br />

Et cette maturité est continuellement<br />

questionnée, mise à l’épreuve, par les<br />

événements. Elle peut, pour un temps,<br />

être remise en question par les excès<br />

commun<strong>au</strong>taires et les exaspérations<br />

qu’ils provoquent, par les « peurs » venues<br />

d’un passé qu’on croyait révolu,<br />

par les craintes d’un avenir incertain…<br />

Ce livre est le récit <strong>de</strong> toutes ces interrogations<br />

et <strong>de</strong> ce long cheminement<br />

à <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix. Ce n’est pas<br />

un récit politique, ni une analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

guerre. C’est l’histoire d’un voyage,<br />

d’un voyage <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong>, fait<br />

<strong>de</strong> rencontres, <strong>de</strong> visages, d’échanges,<br />

d’expériences réussies, mais <strong>au</strong>ssi <strong>de</strong><br />

tentatives avortées. Ce livre est <strong>au</strong>ssi,<br />

quelque part, l’histoire d’une <strong>violence</strong><br />

qui m’a longtemps hanté, une <strong>violence</strong><br />

avec <strong>la</strong>quelle j’ai eu, très jeune, l’occasion<br />

<strong>de</strong> faire connaissance.<br />

* * * * *<br />

un meurtre fondateur<br />

La date du 14 mars 2005 n’est liée à<br />

<strong>au</strong>cune commun<strong>au</strong>té particulière. La<br />

secon<strong>de</strong> indépendance du Liban, qui<br />

fait suite à <strong>la</strong> plus longue <strong>de</strong>s guerres<br />

civiles, n’a pu être accaparée par <strong>au</strong>cun<br />

groupe commun<strong>au</strong>taire. Personne, en<br />

effet, n’a pu revendiquer <strong>la</strong> paternité<br />

du mouvement, car celui-ci, <strong>de</strong> par son<br />

ampleur même – plus du tiers <strong>de</strong>s Libanais<br />

résidant dans le pays sont <strong>de</strong>scendus<br />

dans <strong>la</strong> rue –, n’est réductible à<br />

<strong>au</strong>cune <strong>de</strong> ses composantes, politiques,<br />

commun<strong>au</strong>taires ou civiles. Il a, dès le<br />

début, acquis une forme d’<strong>au</strong>tonomie<br />

par rapport à elles, une i<strong>de</strong>ntité propre.<br />

La force <strong>de</strong> ce mouvement est due <strong>au</strong><br />

fait que <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong> ceux qui y ont<br />

participé l’ont fait sur base d’une décision<br />

individuelle. Ils ne sont pas venus<br />

entériner un choix que d’<strong>au</strong>tres avaient<br />

pris, mais ont considéré être partie prenante,<br />

chacun à sa manière, dans <strong>la</strong><br />

bataille en cours (…).<br />

<strong>Le</strong> 14 mars a vu donc, pour <strong>la</strong> première<br />

fois dans l’histoire du Liban,<br />

l’émergence d’une i<strong>de</strong>ntité nationale<br />

libanaise dont le contenu n’est plus<br />

déterminé par une commun<strong>au</strong>té particulière,<br />

une i<strong>de</strong>ntité qui transcen<strong>de</strong> les<br />

i<strong>de</strong>ntités commun<strong>au</strong>taires sans se substituer<br />

à elles, une i<strong>de</strong>ntité qui permettrait<br />

<strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r le « vivre-ensemble »<br />

<strong>au</strong>x conditions <strong>de</strong> l’État <strong>au</strong>quel appartiennent<br />

tous les Libanais, et non plus<br />

<strong>au</strong>x conditions <strong>de</strong> <strong>la</strong> commun<strong>au</strong>té dominante.<br />

* * * * *<br />

Pour une culture <strong>de</strong> lien<br />

<strong>Le</strong> vivre-ensemble ne s’adresse pas à<br />

<strong>de</strong>s commun<strong>au</strong>tés, mais à <strong>de</strong>s individus<br />

appartenant à <strong>de</strong>s commun<strong>au</strong>tés différentes,<br />

<strong>de</strong>s individus dotés d’i<strong>de</strong>ntités<br />

multiples, appelés à vivre ensemble.<br />

La coexistence entre les commun<strong>au</strong>tés<br />

s’incarne dans le partage, partage du<br />

pouvoir dans le cadre d’un État unitaire,<br />

ou partage du territoire dans le<br />

cadre d’un État fédéral. <strong>Le</strong> vivre-ensemble<br />

se situe ailleurs. Il ne se fon<strong>de</strong><br />

pas sur le partage, mais sur le lien, le lien<br />

que chaque individu est appelé à établir<br />

entre ses multiples appartenances,<br />

et le lien qu’il est appelé à créer avec les<br />

<strong>au</strong>tres. Ce rapport à l’<strong>au</strong>tre n’est pas<br />

seulement une nécessité qu’impose <strong>la</strong><br />

vie dans une société diversifiée, il est<br />

<strong>la</strong> condition à notre <strong>au</strong>tonomie individuelle.<br />

Nous n’existons qu’à travers<br />

l’<strong>au</strong>tre. Il nous constitue <strong>de</strong> <strong>la</strong> même<br />

manière que nous le constituons. Et cet<br />

apport extérieur est d’<strong>au</strong>tant plus riche<br />

que cet « <strong>au</strong>tre » est diversifié.<br />

* * * * *<br />

Vers un PrintemPs <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Paix<br />

<strong>Le</strong> printemps arabe et, avant lui, le<br />

printemps <strong>de</strong> Beyrouth ont montré que<br />

<strong>la</strong> <strong>violence</strong> n’est pas une fatalité à <strong>la</strong>quelle<br />

il n’est pas possible d’échapper.<br />

Pour ce<strong>la</strong>, il nous f<strong>au</strong>t quitter nos<br />

« prisons » commun<strong>au</strong>taires sans nous<br />

défaire <strong>de</strong> nos appartenances commun<strong>au</strong>taires,<br />

qui contribuent, avec<br />

I<br />

d’<strong>au</strong>tres, à forger notre i<strong>de</strong>ntité, sans<br />

procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s amputations et entrer<br />

en guerre avec le groupe d’où l’on est<br />

issu.<br />

Il nous f<strong>au</strong>t affirmer notre <strong>au</strong>tonomie<br />

tout en sachant qu’elle s’inscrit dans<br />

une histoire, <strong>la</strong> nôtre, mais qu’elle n’en<br />

est pas le simple produit, car elle est<br />

façonnée <strong>de</strong> toutes les histoires rencontrées<br />

sur notre chemin.<br />

Il nous f<strong>au</strong>t <strong>au</strong>ssi et surtout comprendre<br />

que, dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion à l’<strong>au</strong>tre,<br />

il ne s’agit pas d’aller chez cet <strong>au</strong>tre<br />

pour <strong>de</strong>venir comme lui, ni d’amener<br />

cet <strong>au</strong>tre chez nous pour le rendre semb<strong>la</strong>ble<br />

à nous. Au contraire, cette re<strong>la</strong>tion<br />

commence par <strong>la</strong> reconnaissance<br />

<strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre dans sa différence et sa spécificité.<br />

Ce sont elles qui ren<strong>de</strong>nt le lien<br />

nécessaire et contribuent à constituer<br />

notre i<strong>de</strong>ntité propre.<br />

Il nous f<strong>au</strong>t enfin comprendre que<br />

c’est dans les luttes communes que<br />

se tissent les liens et se crée l’envie<br />

<strong>de</strong> vivre ensemble. C’est dans <strong>la</strong> lutte<br />

menée ensemble contre l’occupation<br />

syrienne que chrétiens et musulmans<br />

ont pu surmonter 30 années <strong>de</strong> guerre<br />

et redonner vie à leur vivre-ensemble.<br />

C’est dans <strong>la</strong> lutte menée ensemble que<br />

musulmans et coptes ont pu surmonter<br />

leurs divisions et réfléchir ensemble sur<br />

<strong>la</strong> nature <strong>de</strong> l’État à bâtir. C’est dans<br />

<strong>la</strong> lutte menée ensemble que les Syriens<br />

ont redonné vie à une société riche <strong>de</strong><br />

toute <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong> l’Orient, consacrant<br />

un « vendredi » <strong>de</strong> manifestation<br />

<strong>au</strong>x Kur<strong>de</strong>s, un <strong>au</strong>tre <strong>au</strong>x a<strong>la</strong>ouites,<br />

un troisième <strong>au</strong>x chrétiens, et tous les<br />

vendredis <strong>de</strong> ce long soulèvement à <strong>la</strong><br />

dignité <strong>de</strong> l’homme et à sa liberté.<br />

C’est sur cette base que nous <strong>de</strong>vons<br />

bâtir notre vie commune, notre vivreensemble,<br />

et apporter une réponse à<br />

cette question existentielle qui se pose<br />

à nous tous, <strong>au</strong> Liban et dans le mon<strong>de</strong><br />

arabe : comment vivre ensemble, ég<strong>au</strong>x<br />

dans nos droits et nos <strong>de</strong>voirs, différents<br />

dans nos multiples appartenances<br />

religieuses, ethniques, culturelles, et<br />

solidaires dans notre recherche d’un<br />

avenir meilleur pour nous tous, chrétiens<br />

et musulmans ?<br />

Samir Frangié<br />

<strong>Jour</strong>naliste et chercheur, Samir<br />

Frangié a col<strong>la</strong>boré à plusieurs<br />

journ<strong>au</strong>x <strong>au</strong> Liban (L’Orient-<strong>Le</strong><br />

<strong>Jour</strong>, As-Safir et An-Nahar) et<br />

en France (<strong>Le</strong> Mon<strong>de</strong> diplomatique,<br />

Africasie) et a participé à<br />

<strong>la</strong> création <strong>de</strong> plusieurs centres<br />

<strong>de</strong> recherches, dont les Fiches du<br />

mon<strong>de</strong> arabe et The <strong>Le</strong>banese<br />

Studies Foundation. Engagé dans<br />

l’action politique, il a fait partie,<br />

durant <strong>la</strong> guerre libanaise,<br />

du Mouvement national, puis a<br />

participé à <strong>la</strong> création du Congrès<br />

permanent du dialogue libanais et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> « Rencontre libanaise pour le<br />

dialogue » consacrée <strong>au</strong> dialogue<br />

is<strong>la</strong>mo-chrétien. Membre fondateur<br />

du Regroupement <strong>de</strong> Kornet<br />

Chahwane, il a contribué à jeter<br />

les bases <strong>de</strong> l’opposition plurielle<br />

<strong>au</strong> nom <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle il annoncera,<br />

en 2005, « l’intifada <strong>de</strong> l’indépendance<br />

» qui conduira <strong>au</strong> retrait<br />

<strong>de</strong>s troupes syriennes du Liban.<br />

Député <strong>de</strong> 2005 à 2009, il est<br />

membre <strong>de</strong> <strong>la</strong> direction du Mouvement<br />

du 14 mars.<br />

KADICHA<br />

Plon<br />

En librairie<br />

<strong>Le</strong> nouve<strong>au</strong> roman d'AlexAndre nAjjAr


II Au fil <strong>de</strong>s jours<br />

<strong>Le</strong> point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Melhem Chaoul<br />

<strong>Le</strong>s formes élémentaires<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> dictature<br />

dans les pays arabes<br />

I ndépendamment<br />

<strong>de</strong>s explications<br />

sociologiques<br />

et politiques présentées<br />

concernant les régimes<br />

arabes, les processus historiques<br />

<strong>de</strong> leur imp<strong>la</strong>ntation<br />

et le profil <strong>de</strong> leurs princip<strong>au</strong>x<br />

acteurs, en <strong>la</strong>issant <strong>de</strong> D.R.<br />

côté les schémas théoriques sur <strong>la</strong><br />

dictature, le totalitarisme et l’<strong>au</strong>toritarisme<br />

et en prenant uniquement<br />

pour matière première ce qu’on a lu,<br />

vu et écouté <strong>au</strong> cours <strong>de</strong>s sept <strong>de</strong>rniers<br />

mois, on peut déduire sans ambages<br />

le profil et le système <strong>de</strong> fonctionnement<br />

d’une dictature dans un<br />

pays arabe <strong>au</strong> cours d’un <strong>de</strong>mi-siècle<br />

d’histoire.<br />

<strong>Le</strong> pouvoir <strong>au</strong> sommet <strong>de</strong> l’État est<br />

personnel et absolu. Un chef d’État<br />

issu d’un coup d’État, d’une guerre<br />

civile ou d’un plébiscite popu<strong>la</strong>ire<br />

contrôle tous les rouages sécuritaires,<br />

civils, économiques, militaires et administratifs<br />

du pays.<br />

Pour exercer ce pouvoir absolu, il n’a<br />

cure d’<strong>au</strong>cun texte, d’<strong>au</strong>cune loi, d’<strong>au</strong>cun<br />

co<strong>de</strong> qui puisse freiner sa volonté<br />

ou contrôler ses directives. <strong>Le</strong>s textes<br />

et les lois n’existent<br />

que pour servir le<br />

système <strong>de</strong> domination<br />

et constituer<br />

un support à l’arbitraire<br />

<strong>de</strong>s sanctions.<br />

<strong>Le</strong> noy<strong>au</strong> du pouvoir<br />

est le chef <strong>de</strong><br />

l’État entouré d’un<br />

cercle restreint <strong>de</strong><br />

fidèles qui lui sont<br />

liés par <strong>de</strong>s rapports<br />

<strong>de</strong> parenté et <strong>de</strong><br />

consanguinité : les<br />

fils <strong>de</strong> Kadhafi, les<br />

frères et les fils <strong>de</strong><br />

Saddam, le frère, les<br />

cousins maternels<br />

et le be<strong>au</strong>-frère <strong>de</strong><br />

Assad, etc.<br />

Trois instruments<br />

« basiques » font<br />

fonctionner le pou-<br />

D.R.<br />

voir : <strong>la</strong> terreur, <strong>la</strong> corruption et le<br />

couple propagan<strong>de</strong>-endoctrinement.<br />

La terreur pratiquée est sidérale, infinie,<br />

une capacité à donner <strong>la</strong> mort<br />

sans limites sous <strong>la</strong> couverture <strong>de</strong> lois<br />

d’exception quasi éternelles. Pour<br />

ce faire, <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion, les citoyens,<br />

<strong>au</strong> regard du pouvoir, muent et <strong>de</strong>viennent<br />

« inhumains ». Ils se transforment,<br />

selon Kadhafi en « rats »,<br />

en « criminels monstrueux » selon Assad<br />

comme en « vers <strong>de</strong> terre » naguère avec<br />

Saddam. Ainsi, on<br />

peut faire feu à vo-<br />

« C’est<br />

nous ou le<br />

chaos ! » :<br />

La dictature<br />

règne par<br />

<strong>la</strong> peur du<br />

pire.<br />

lonté. Quant à <strong>la</strong><br />

corruption, elle peut<br />

faire en soi l’objet<br />

d’une recherche approfondie,<br />

tant elle<br />

est variée, multiple<br />

et « créative ». Ce<br />

qu’il y a à retenir,<br />

c’est le grand <strong>de</strong>ssein<br />

<strong>de</strong> « clientélisation<br />

à <strong>la</strong> corruption<br />

» <strong>de</strong> l’ensemble<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> est<br />

invité à participer à<br />

<strong>la</strong> « gran<strong>de</strong> bouffe » <strong>de</strong> <strong>la</strong> corruption,<br />

du petit douanier <strong>au</strong>x gros commerçants<br />

et <strong>au</strong>x entrepreneurs du Caire,<br />

<strong>de</strong> Damas, d’Alep, <strong>de</strong> Sanaa et <strong>de</strong> Tripoli.<br />

S’il existe un droit reconnu par<br />

<strong>la</strong> dictature arabe, c’est bien le droit<br />

à être corrompu ! Tout le mon<strong>de</strong> est<br />

impliqué, tout le mon<strong>de</strong> est complice.<br />

Ceux qui refusent <strong>de</strong> jouer le<br />

jeu sont les suspects et les traîtres en<br />

puissance, <strong>de</strong>s êtres « asoci<strong>au</strong>x », potentiellement<br />

dangereux, Attention !<br />

Honnête, donc suspect. Enfin, <strong>la</strong> dictature<br />

se construit « une image » supposée<br />

combler le <strong>de</strong>gré zéro <strong>de</strong> liberté<br />

et <strong>de</strong> démocratie. À coups <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong><br />

et d’endoctrinement, les dictatures<br />

choisissent leur thème préféré.<br />

Actuellement « c’est nous ou le chaos ! »,<br />

un système <strong>de</strong> matraquage et d’informations<br />

distillées qui diffuse frayeur<br />

et méfiance <strong>au</strong> sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion.<br />

Celle-ci, atomisée, ayant perdu les<br />

liens fondament<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong> solidarité<br />

<strong>de</strong> base, <strong>de</strong>vient, selon les attentes<br />

du régime, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>use <strong>de</strong> stabilité<br />

à n’importe quel prix. L’image du<br />

régime telle qu’elle apparaît dans <strong>la</strong><br />

propagan<strong>de</strong>-endoctrinement est celle<br />

du gardien <strong>de</strong> <strong>la</strong> stabilité, d’une soupape<br />

<strong>de</strong> sécurité qui empêche les catégories<br />

sociales et les divers segments<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> s’entretuer.<br />

<strong>Le</strong> propre <strong>de</strong>s dictatures<br />

arabes est <strong>de</strong> créer et<br />

d’entretenir <strong>la</strong> guerre civile<br />

<strong>la</strong>rvée tout en prétendant <strong>la</strong><br />

contrecarrer.<br />

En matière <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions internationales,<br />

les dictatures recourent<br />

surtout <strong>au</strong> mensonge et <strong>au</strong> chantage.<br />

<strong>Le</strong> mensonge comme moyen<br />

<strong>de</strong> gagner du temps et <strong>de</strong> mettre en<br />

confiance les démocraties occi<strong>de</strong>ntales<br />

: en effet, les potentats arabes<br />

montrent patte b<strong>la</strong>nche et déversent<br />

moultes promesses afin <strong>de</strong> gagner<br />

du temps et, en fin <strong>de</strong> compte, <strong>de</strong><br />

ne tenir <strong>au</strong>cun engagement. Ils disposent<br />

par ailleurs <strong>de</strong> machines bien<br />

rodées pour pratiquer le chantage,<br />

<strong>au</strong> terrorisme, surtout, dirigé <strong>au</strong>ssi<br />

bien contre le mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal que<br />

contre leurs pays « frères ». Quand<br />

ils préten<strong>de</strong>nt lutter contre le terrorisme,<br />

surtout dans ses versions is<strong>la</strong>mistes<br />

fondamentalistes, ils le font<br />

en fait contre <strong>de</strong>s groupes qu’ils ont<br />

eux-mêmes créés, entretenus et entraînés.<br />

Ils les « ven<strong>de</strong>nt » <strong>au</strong> moment<br />

opportun, avec <strong>de</strong> juteux divi<strong>de</strong>n<strong>de</strong>s,<br />

<strong>au</strong> plus offrant.<br />

Dans le système <strong>de</strong><br />

guerre civile <strong>la</strong>rvée<br />

mis en p<strong>la</strong>ce, le<br />

régime constitue<br />

ses propres bases<br />

sociales. <strong>Le</strong>s dictatures<br />

arabes ne sont<br />

pas isolées socialement<br />

à l’instar <strong>de</strong><br />

certaines dictatures<br />

militaires d’Asie ou<br />

d’Amérique centrale.<br />

Elles émanent<br />

et s’enracinent dans<br />

<strong>de</strong>s segments socioculturels<br />

qui alimentent<br />

ce que Ibn<br />

Khaldoun a bien vu<br />

et nommé le asab,<br />

cet ensemble diffus<br />

<strong>de</strong> solidarité fondé<br />

sur <strong>la</strong> parenté, le<br />

clientélisme et le<br />

pil<strong>la</strong>ge, en vue <strong>de</strong> construire et <strong>de</strong><br />

maintenir un pouvoir <strong>au</strong>tour d’une<br />

famille tribale, d’une commun<strong>au</strong>té<br />

religieuse et d’une région spécifique.<br />

Ce sont les a<strong>la</strong>ouites en Syrie, <strong>la</strong> Tripolitaine<br />

et ses tribus en Libye, les<br />

Hached et les tribus alliées à Saleh<br />

<strong>au</strong> Yémen, et les sunnites <strong>de</strong> Takrit et<br />

Samaraa à l’époque <strong>de</strong> Saddam. C’est<br />

<strong>au</strong> sein <strong>de</strong> ces groupes ethno-socioculturels<br />

que le pouvoir constitue ses<br />

réserves <strong>de</strong> sbires, hommes <strong>de</strong> main<br />

et <strong>au</strong>tres barbouzes,<br />

supplétifs <strong>de</strong> l’armée<br />

régulière et <strong>de</strong> <strong>la</strong> police.<br />

Forces sûres, surarmées<br />

et surentraînées, elles<br />

surveillent l’armée et<br />

les forces <strong>de</strong> l’ordre,<br />

interviennent en parallèle<br />

et font le ménage<br />

dans les unités trop<br />

sensibles <strong>au</strong>x doléances<br />

et <strong>au</strong>x chants <strong>de</strong> sirènes<br />

du peuple. Ultime rempart<br />

<strong>de</strong> s<strong>au</strong>vegar<strong>de</strong> du<br />

régime.<br />

L’économie n’est pas<br />

<strong>au</strong> centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociopolitique.<br />

Elle ne produit pas le rése<strong>au</strong> d’intérêts<br />

qui crée normalement les liens<br />

soci<strong>au</strong>x et détermine <strong>la</strong> Polis (<strong>la</strong> politique).<br />

Elle constitue entre <strong>au</strong>tres un<br />

outil <strong>de</strong> <strong>la</strong> dictature, est assujettie à<br />

<strong>la</strong> volonté du pouvoir et fonctionne<br />

comme un système <strong>de</strong> récompenses<br />

pour les clients et <strong>de</strong> sanctions pour<br />

les opposants et les récalcitrants. À<br />

noter <strong>au</strong>ssi l’inexistence <strong>de</strong> frontières<br />

c<strong>la</strong>ires entre les biens publics et les<br />

caisses privées du chef <strong>de</strong> l’État et <strong>de</strong><br />

sa famille et l’utilisation <strong>de</strong> celles-ci<br />

contre les citoyens et les opposants.<br />

Il n’est pas hasar<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> faire observer<br />

<strong>la</strong> reproduction <strong>de</strong> ces « formes » dans<br />

plus d’un pays arabe. Relèvent-elles<br />

d’un même fonds culturel ? Marquentelles<br />

l’échec <strong>de</strong> l’État mo<strong>de</strong>rne face<br />

à <strong>la</strong> toute-puissance <strong>de</strong>s structures<br />

primordiales, celles <strong>de</strong>s ahl ? À quel<br />

prix les révoltes du printemps arabe<br />

pourraient-elles réduire ces structures<br />

f<strong>au</strong>te <strong>de</strong> les éradiquer ? Face à <strong>la</strong><br />

capacité infinie <strong>de</strong> nuisance et <strong>de</strong> <strong>violence</strong>,<br />

<strong>la</strong> non-<strong>violence</strong> est-elle possible<br />

et gagnante ? Dans <strong>la</strong> logique <strong>de</strong> ces<br />

systèmes, <strong>la</strong> guerre civile n’est pas une<br />

alternative malheureuse, mais semble<br />

bien constituer un fait accompli !<br />

Décès <strong>de</strong> Lucien Jerphagnon<br />

L’historien <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie Lucien<br />

Jerphagnon est décédé à l’âge <strong>de</strong><br />

90 ans. Né le 7 septembre 1921 à<br />

Nancy, docteur en philosophie et en<br />

psychologie, diplômé <strong>de</strong> l’École pratique<br />

<strong>de</strong>s h<strong>au</strong>tes étu<strong>de</strong>s, ce disciple<br />

<strong>de</strong> V<strong>la</strong>dimir Jankélévitch, proche <strong>de</strong><br />

P<strong>au</strong>l Veyne, était spécialiste <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pensée grecque et romaine, et plus<br />

particulièrement <strong>de</strong> saint Augustin,<br />

dont il a assuré l’édition <strong>de</strong>s trois<br />

volumes dans La Pléia<strong>de</strong> (Gallimard).<br />

On lui doit <strong>au</strong>ssi <strong>de</strong>s ouvrages<br />

comme Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée : d’Homère<br />

à Jeanne d’Arc ou Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Rome antique : les armes et les mots,<br />

édités par Tal<strong>la</strong>ndier. Chez Desclée<br />

De Brouwer, il avait publié Augustin<br />

et <strong>la</strong> sagesse, Au bonheur <strong>de</strong>s sages,<br />

La louve et l’agne<strong>au</strong> et <strong>Le</strong>s Dieux ne<br />

sont jamais loin. Ses entretiens avec<br />

Christiane Rancé sont sortis fin août<br />

chez Albin Michel sous le titre : De<br />

l’amour, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, <strong>de</strong> Dieu et <strong>au</strong>tres<br />

bagatelles.<br />

Départ <strong>de</strong> Jean <strong>Le</strong>c<strong>la</strong>nt<br />

Secrétaire perpétuel <strong>de</strong> l’Académie<br />

<strong>de</strong>s inscriptions et belles-lettres, Jean<br />

<strong>Le</strong>c<strong>la</strong>nt vient <strong>de</strong> nous quitter à l’âge<br />

<strong>de</strong> 91 ans. Né le 8 août 1920 à Paris,<br />

il a consacré son œuvre à l’égyptologie<br />

(archéologie pharaonique et étu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s textes) et <strong>au</strong>x étu<strong>de</strong>s nubiennes.<br />

L’image du mois<br />

Septembre 2001, en direct <strong>de</strong> Ground Zero<br />

28 septembre 2001 par © Frank Schramm. Courtesy Musée <strong>de</strong> l’Elysée, L<strong>au</strong>sanne<br />

Lancement <strong>de</strong> l’Institut français<br />

du Liban<br />

C’est le 1 er octobre que l’Institut français<br />

du Liban a été <strong>la</strong>ncé à Beyrouth.<br />

Cette refonte <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong>s services<br />

culturels <strong>de</strong>vrait renforcer l’action<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> France dans le pays et dynamiser<br />

le pacte linguistique conclu avec l’OIF.<br />

Francophonie<br />

<strong>Le</strong> Forum mondial <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />

française<br />

C’est le 5 octobre à Paris, <strong>au</strong> nouve<strong>au</strong><br />

siège <strong>de</strong> l’OIF, sis <strong>au</strong> 19-21 <strong>de</strong><br />

l'avenue Bosquet à Paris, que M.<br />

Abdou Diouf a officiellement <strong>la</strong>ncé<br />

le projet d’un Forum mondial <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française prévu en juillet<br />

Actualités<br />

Ancien élève <strong>de</strong> l’École normale<br />

supérieure et ancien membre <strong>de</strong><br />

l’IFAO (Institut français d’archéologie<br />

orientale), agrégé <strong>de</strong> géographie,<br />

docteur ès-lettres, professeur émérite<br />

à <strong>la</strong> Sorbonne et à l’université <strong>de</strong><br />

Strasbourg, professeur honoraire <strong>au</strong><br />

Collège <strong>de</strong> France, il avait créé le<br />

service archéologique d’Éthiopie en<br />

1952 et dirigé les missions archéologiques<br />

françaises <strong>au</strong> Soudan (1960-<br />

1978) et à Saqqarah (1963-1999).<br />

En plus <strong>de</strong> nombreuses publications<br />

scientifiques, il a signé un indispensable<br />

Dictionnaire <strong>de</strong> l’Antiquité<br />

(PUF, réédité le 5 octobre).<br />

Hommage à Abou el-Kacem el-<br />

Chebbi à l’IMA<br />

Alors que le printemps arabe a remis<br />

à l’ordre du jour ses célèbres vers<br />

contestataires et que son pays franchit<br />

ses premiers pas sur le chemin <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> liberté, l’Institut du mon<strong>de</strong> arabe<br />

(IMA) <strong>de</strong> Paris a choisi <strong>de</strong> rendre<br />

hommage <strong>au</strong> célèbre poète tunisien<br />

Abou el-Kacem el-Chebbi. Au menu<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> rencontre qui s’est déroulée<br />

samedi 24 septembre et qui a été animée<br />

par <strong>de</strong>s académiciens, écrivains<br />

et diplomates, un film documentaire<br />

10<br />

ans déjà ! À l’occasion <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> commémoration <strong>de</strong>s<br />

attentats du 11 septembre<br />

2001, le Musée <strong>de</strong> l’Elysée présente<br />

une série inédite <strong>de</strong> Frank Schramm,<br />

Stand-ups – Reporting Live from<br />

Ground Zero. Aucun aperçu <strong>de</strong>s tours<br />

jumelles détruites, <strong>de</strong>s gravats amoncelés,<br />

<strong>de</strong>s ruines poussiéreuses, <strong>de</strong>s<br />

foules hagar<strong>de</strong>s et choquées n’apparaît<br />

dans ces images : le photographe<br />

new-yorkais s’est focalisé sur les journalistes<br />

<strong>de</strong> télévision gravitant <strong>au</strong>tour<br />

<strong>de</strong> l’événement, <strong>au</strong> cours <strong>de</strong>s huit<br />

semaines qui ont suivi les attentats.<br />

Des gros p<strong>la</strong>ns sur leur visage<br />

concentré, tendu, se dégagent d’abord<br />

l’émotion et l’angoisse <strong>de</strong>s premiers<br />

témoins <strong>de</strong> <strong>la</strong> tragédie, dont fait<br />

partie Frank Schramm : « l’appareil<br />

photographique était sans doute une<br />

manière <strong>de</strong> surmonter mon émotion »,<br />

explique-t-il. <strong>Le</strong>s journalistes sont<br />

avant tout les spectateurs du premier<br />

rang, confrontés <strong>au</strong> choc <strong>de</strong>s attentats,<br />

qu’ils doivent, comme le reste du<br />

mon<strong>de</strong>, tenter d’assimiler. Mais les<br />

visages hyper maquillés, les <strong>de</strong>rnières<br />

retouches avant le direct, <strong>la</strong> lumière<br />

artificielle et les podiums improvisés<br />

rappellent que l’immense médiatisation<br />

<strong>de</strong> cette tragédie est <strong>au</strong>ssi une<br />

<strong>au</strong>baine professionnelle pour certains<br />

reporters. Et une opportunité<br />

économique pour tous les médias, <strong>la</strong><br />

plupart <strong>de</strong>s journ<strong>au</strong>x ayant doublé<br />

leurs tirages les jours suivant le 11<br />

septembre.<br />

2012 à Québec. 1 500 invités <strong>de</strong> tous<br />

les pays francophones s’y rencontreront<br />

pour débattre <strong>de</strong> <strong>la</strong> francophonie,<br />

<strong>de</strong> ses problèmes et <strong>de</strong> ses<br />

perspectives d’avenir. L’organisation<br />

<strong>de</strong> ce forum avait été décidée lors du<br />

<strong>de</strong>rnier sommet <strong>de</strong> <strong>la</strong> Francophonie<br />

à Montreux.<br />

contenant <strong>de</strong>s témoignages d’historiens<br />

sur le grand poète tunisien et<br />

une lecture théâtralisée <strong>de</strong> ses poèmes.<br />

Exposition en hommage à<br />

Pamuk<br />

Du 22 septembre <strong>au</strong> 8 octobre, le<br />

Centre culturel Anatolie à Paris<br />

accueille une exposition <strong>de</strong> photographies<br />

réalisées à Istanbul en hommage<br />

à Orhan Pamuk, Prix Nobel <strong>de</strong> littérature<br />

2006 et grand amoureux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ville <strong>de</strong>s bords du Bosphore à <strong>la</strong>quelle<br />

il a dédié un ouvrage monumental.<br />

Une conférence a été également organisée<br />

le 29 septembre pour présenter<br />

<strong>la</strong> collection <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> Pamuk<br />

en <strong>la</strong>ngue française, en col<strong>la</strong>boration<br />

avec les éditions Gallimard.<br />

La Revue du Liban sacrifiée<br />

La Revue du Liban ne paraîtra plus,<br />

victime d’un conflit regrettable entre<br />

les héritiers <strong>de</strong> Melhem Karam. Une<br />

gran<strong>de</strong> perte pour <strong>la</strong> presse libanaise<br />

et pour les lecteurs <strong>de</strong> cet hebdomadaire<br />

francophone créé en 1928 !<br />

Salon du livre d’Alger<br />

<strong>Le</strong> Liban était l’invité d’honneur du<br />

Salon du livre d’Alger qui vient <strong>de</strong><br />

s’achever. De nombreux éditeurs et<br />

<strong>au</strong>teurs libanais y étaient présents en<br />

compagnie du ministre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Culture.<br />

<strong>Le</strong>s prix littéraires 2011<br />

<strong>Le</strong>s prix littéraires 2011 seront décernés<br />

selon le calendrier suivant : Grand<br />

Prix du Roman <strong>de</strong> l’Académie française,<br />

le 27 octobre ; prix Goncourt et<br />

prix Ren<strong>au</strong>dot, le 2 novembre ; prix<br />

Médicis, le 4 novembre ; prix Femina,<br />

le 7 novembre ; prix Interallié, le 15<br />

novembre. Quant <strong>au</strong> Nobel <strong>de</strong> littérature,<br />

il est attendu en octobre.<br />

Meilleures ventes du mois à <strong>la</strong> Librairie Antoine<br />

Auteur Titre Éditions<br />

1 Alexandre Najjar Kadicha Plon<br />

2 David Hirst Une histoire dU Liban Perrin<br />

3 Delphine <strong>de</strong> Vigan rien ne s’oppose à La nUit Lattès<br />

4 Fré<strong>de</strong>ric Beigbe<strong>de</strong>r <strong>de</strong>rnier biLan avant L'apocaLypse Grasset<br />

5 Yasmina Khadra L’éqUation africaine Julliard<br />

6 David Foenkinos <strong>Le</strong>s soUvenirs Gallimard<br />

7 Pierre Pean La répUbLiqUe <strong>de</strong>s maL<strong>Le</strong>ttes Fayard<br />

8 Jacqueline Kennedy ma vie avec John fitzgeraLd Kennedy F<strong>la</strong>mmarion<br />

9 Emmanuel Carrère Limonov Pol<br />

10 Haruki Murakami 1q84 Belfond<br />

Jeudi 6 octobre 2011<br />

Agenda<br />

La Foire du livre <strong>de</strong> Francfort<br />

<strong>Le</strong> plus grand Salon du livre du<br />

mon<strong>de</strong>, <strong>la</strong> Foire du livre <strong>de</strong> Francfort,<br />

se tiendra cette année du 12 <strong>au</strong> 16<br />

octobre avec l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> comme invitée<br />

d’honneur. <strong>Le</strong> prix du Livre allemand<br />

2011, doté <strong>de</strong> 25 000 euros, sera<br />

décerné à cette occasion.<br />

<strong>Le</strong> Salon du livre <strong>de</strong> Beyrouth<br />

<strong>Le</strong> Salon du livre <strong>de</strong> Beyrouth se<br />

tiendra du 28 octobre <strong>au</strong> 6 novembre<br />

2011 et proposera, comme chaque<br />

année, conférences, signatures, cafés<br />

littéraires, lectures et tables ron<strong>de</strong>s.<br />

Parmi les invités cette année : Marc<br />

Lévy, Mazarine Pingeot, Noëlle Châtelet,<br />

A<strong>la</strong>in Rey, Hanane el-Cheikh…<br />

L’Orient Littéraire, qui publie à<br />

cette occasion un numéro spécial, y<br />

organise <strong>de</strong>ux tables ron<strong>de</strong>s, l’une<br />

sur le printemps arabe, l’<strong>au</strong>tre sur les<br />

chrétiens d’Orient. <strong>Le</strong> prix Phénix<br />

2011 sera également décerné à <strong>la</strong> fin<br />

<strong>de</strong> l’événement. Pour plus <strong>de</strong> renseignements,<br />

consulter le site du Salon :<br />

www.salondulivrebeyrouth.org<br />

<strong>Le</strong>s ateliers culturels <strong>de</strong> N-D <strong>de</strong><br />

Jamhour<br />

La saison <strong>de</strong>s ateliers culturels organisés<br />

par le collège Notre-Dame <strong>de</strong><br />

Jamhour est ouverte. Arts, spiritualité,<br />

histoire seront, comme chaque<br />

année, <strong>au</strong> ren<strong>de</strong>z-vous. Programme<br />

complet sur le site : www.ndj.edu.lb/<br />

centre<br />

Atelier pour futurs romanciers<br />

La romancière Najwa Barakat organise<br />

à partir du 7 octobre à Beyrouth<br />

un atelier d’écriture d’une semaine<br />

sur l’art d’écrire un roman. Pour plus<br />

<strong>de</strong> renseignements : http://mohtarafatnajwabarakat.com/<br />

et mohtarafat@hotmail.com<br />

Actu BD<br />

<strong>Le</strong>s coloriages <strong>de</strong> Loustal<br />

Loustal,<br />

qui vient<br />

<strong>de</strong> faire<br />

l’objet<br />

d’un<br />

hommage<br />

<strong>au</strong> festival<br />

BD-Fil <strong>de</strong><br />

L<strong>au</strong>sanne,<br />

vient <strong>de</strong><br />

publier<br />

chez<br />

Casterman<br />

un inattendu… Livre à colorier, un<br />

album comportant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins en noir<br />

et b<strong>la</strong>nc, irrésistibles dans leur nudité<br />

graphique !<br />

La Guerre <strong>de</strong>s <strong>bout</strong>ons en BD<br />

La sortie en salle <strong>de</strong> La Guerre <strong>de</strong>s<br />

<strong>bout</strong>ons est accompagnée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

parution <strong>de</strong> plusieurs albums <strong>de</strong> BD<br />

inspirés du livre <strong>de</strong> Louis Perg<strong>au</strong>d.<br />

Chez Darg<strong>au</strong>d, Olivier Berlion publie<br />

ainsi sa Guerre <strong>de</strong>s <strong>bout</strong>ons, tandis<br />

que Philippe Thir<strong>au</strong>lt, Au<strong>de</strong> Soleilhac<br />

et Isabelle Merlet retracent chez<br />

Delcourt (dont <strong>la</strong> collection Ex-Libris<br />

est dédiée à l’adaptation <strong>de</strong>s grands<br />

c<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature) l’histoire<br />

<strong>de</strong> ces gamins qui se livrent une<br />

guerre sans merci à coups <strong>de</strong> bâton et<br />

<strong>de</strong> cailloux.<br />

Dantès victime d’un « complot<br />

politique »<br />

Tra<strong>de</strong>r<br />

déchu et<br />

victime d’une<br />

machination<br />

financière,<br />

Alexandre<br />

a changé<br />

d’i<strong>de</strong>ntité.<br />

Devenu le<br />

richissime<br />

Dantès, il<br />

poursuit son<br />

imp<strong>la</strong>cable vengeance, mais <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong>x<br />

éléments vont mettre sa vie en<br />

danger. Non seulement <strong>de</strong>s mafieux<br />

russes prêts à tout pour récupérer<br />

leur argent compromettent ses p<strong>la</strong>ns,<br />

mais sa véritable i<strong>de</strong>ntité n’est plus<br />

un secret pour le machiavélique<br />

Saint-Hubert, l’homme fort <strong>de</strong> Bercy<br />

qui est à l’origine <strong>de</strong> sa chute. Or<br />

Saint-Hubert serait en fait lié <strong>au</strong><br />

lea<strong>de</strong>r d’un parti politique d’extrême<br />

droite, Nation française. La machination<br />

financière dont Alexandre a<br />

été le pantin avait-elle pour seul but<br />

<strong>de</strong> financer ce parti ? <strong>Le</strong> 5e volet <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> série Dantès, intitulé <strong>Le</strong> complot<br />

politique est signé Juszezak, Boisserie<br />

et Guill<strong>au</strong>me, tient toutes ses<br />

promesses !


Jeudi 6 octobre 2011<br />

Né à Oujda en 1958,<br />

Fouad Laroui est ingénieur<br />

et économiste<br />

<strong>de</strong> formation. Il fréquente<br />

le prestigieux<br />

lycée Ly<strong>au</strong>tey <strong>de</strong> Casab<strong>la</strong>nca, rejoint<br />

l’École <strong>de</strong>s ponts et ch<strong>au</strong>ssées à Paris<br />

puis exerce pendant quelques années<br />

à l’Office chérifien <strong>de</strong>s phosphates<br />

du Maroc avant <strong>de</strong> tout abandonner<br />

pour embrasser une carrière d’enseignant<br />

et d’écrivain. Il vit actuellement<br />

<strong>au</strong>x Pays-Bas. Son premier roman, <strong>Le</strong>s<br />

<strong>de</strong>nts du topographe (1996), a obtenu<br />

un succès important <strong>au</strong>près du public<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> critique et a été distingué par<br />

le prix Découverte Albert Camus.<br />

Depuis, ses écrits le ramènent souvent<br />

à son enfance, son pays, son histoire,<br />

mais il se p<strong>la</strong>ît à nourrir le réel d’imaginaire<br />

et à brouiller les frontières entre<br />

<strong>au</strong>tobiographie et fiction. L’humour et<br />

l’ironie lui permettent <strong>de</strong> s’attaquer à<br />

toutes les formes <strong>de</strong> <strong>la</strong> bêtise et <strong>de</strong> l’arbitraire<br />

qui pèsent sur le Maroc sans<br />

se départir d’un regard bienveil<strong>la</strong>nt,<br />

complice et souvent tendre.<br />

Parlons <strong>de</strong> votre parcours, et en particulier<br />

du tournant important qui vous<br />

fait changer radicalement d’orientation<br />

en 1990. Vous êtes diplômé <strong>de</strong>s<br />

ponts et ch<strong>au</strong>ssées, vous démarrez<br />

une bril<strong>la</strong>nte carrière d’ingénieur<br />

à l’Office chérifien <strong>de</strong>s phosphates,<br />

vous travaillez <strong>au</strong> Maroc pendant<br />

cinq ans, et voilà que vous <strong>la</strong>issez<br />

tout tomber, vous abandonnez votre<br />

poste, vous quittez le Maroc et vous<br />

vous consacrez à l’enseignement et<br />

à l’écriture. Pourquoi cette rupture<br />

brutale ? On pourrait croire que vous<br />

découvrez l’écriture comme d’<strong>au</strong>tres<br />

découvrent <strong>la</strong> foi.<br />

Il y a plusieurs réponses à votre question<br />

dont l’une en particulier se réfère<br />

à <strong>de</strong>s circonstances intérieures et<br />

l’<strong>au</strong>tre à <strong>de</strong>s circonstances extérieures.<br />

Disons que j’ai été « victime » du système<br />

éducatif français, et sans doute<br />

une victime consentante. Dans ce<br />

système, si on est bon en maths, on<br />

vous pousse vers les c<strong>la</strong>sses préparatoires<br />

sans vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r votre avis.<br />

Moi, j’étais passionné par <strong>la</strong> lecture.<br />

Je suis cet enfant, Mehdi dans Une<br />

année chez les Français, qui pendant<br />

un tremblement <strong>de</strong> terre s’assied près<br />

d’une source <strong>de</strong> lumière et se met à<br />

lire alors que tout le mon<strong>de</strong> <strong>au</strong>tour <strong>de</strong><br />

lui s’agite et crie. Je suis cet enfant qui<br />

pense que le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> fiction romanesque<br />

est plus réel que le mon<strong>de</strong> réel.<br />

Donc je lisais <strong>de</strong> façon effrénée et mon<br />

père m’y encourageait fortement. Au<br />

lycée, j’étais <strong>au</strong>tant passionné par les<br />

lettres, l’histoire, <strong>la</strong> philosophie que<br />

par les mathématiques. Mais on m’a<br />

dirigé vers « <strong>la</strong> voie royale », celle <strong>de</strong>s<br />

prépas scientifiques. Et en prépas, on<br />

n’a pas le temps <strong>de</strong> réfléchir. Je suis<br />

donc <strong>de</strong>venu ingénieur, j’ai été engagé<br />

à l’OCP, et j’ai démarré ma carrière.<br />

Mais à l’âge <strong>de</strong> 30 ans, j’ai eu comme<br />

un choc. J’ai commencé à ressentir à<br />

quel point cette vie toute tracée n’était<br />

pas <strong>la</strong> mienne. J’avais le sentiment<br />

d’avoir fait le tour <strong>de</strong> <strong>la</strong> question<br />

pour ce qui avait trait à ma pratique<br />

d’ingénieur. Et j’ai commencé à me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r : qu’en est-il <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre côté<br />

du mon<strong>de</strong> ? De mon envie d’écrire ? De<br />

mon goût pour l’art, <strong>la</strong> littérature et<br />

les sciences humaines ?<br />

À ces circonstances intérieures se rajoutent<br />

<strong>de</strong>s circonstances extérieures.<br />

Car tout ce<strong>la</strong> se passe dans le Maroc<br />

<strong>de</strong> Hassan II, donc dans une pério<strong>de</strong><br />

marquée par le <strong>de</strong>spotisme. J’ai un<br />

sentiment très fort <strong>de</strong> l’arbitraire <strong>de</strong>s<br />

choses, <strong>de</strong> leur imprévisibilité. Et ce<br />

sentiment que n’importe quoi peut<br />

arriver m’effraie. Je déci<strong>de</strong> donc <strong>de</strong><br />

tout arrêter. Je distribue tout ce que je<br />

possè<strong>de</strong>, c’est-à-dire pas grand-chose<br />

hormis cinq chats, et je repars vers<br />

l’Europe, car c’est là seulement que<br />

j’ai envie <strong>de</strong> vivre.<br />

Pendant dix ans, c’est donc le divorce<br />

total avec le Maroc, <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> couper<br />

radicalement. Mais le paradoxe,<br />

c’est que c’est à partir <strong>de</strong> là que vous<br />

commencez à écrire, et que vous écrivez<br />

avant tout sur… le Maroc.<br />

Comme je vous le disais, j’étais <strong>au</strong><br />

Maroc dans un grand ma<strong>la</strong>ise. Il me<br />

semb<strong>la</strong>it être surveillé, et parfois arrêté<br />

pour <strong>de</strong>s broutilles. <strong>Le</strong>s injustices,<br />

l’irrationalité <strong>de</strong>s comportements et<br />

<strong>de</strong>s décisions, l’arbitraire qui caractérisait<br />

le fonctionnement du pays, tout<br />

ce<strong>la</strong> me mettait dans une gran<strong>de</strong> colère.<br />

Lorsque je me suis installé à Amsterdam,<br />

j’ai commencé à écrire comme<br />

pour m’expliquer à moi-même les raisons<br />

<strong>de</strong> mon départ, pour donner du<br />

sens à ce qui m’arrivait. Et ces textes<br />

sont <strong>de</strong>venus petit à petit <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>nts<br />

du topographe, mon premier roman,<br />

qui se présente comme une suite <strong>de</strong><br />

scènes mê<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s choses vues et <strong>de</strong>s<br />

fictions, et qui me permettait <strong>de</strong> régler<br />

mes comptes avec le Maroc. Mais<br />

il est vrai que le Maroc a continué à<br />

occuper tout ou partie <strong>de</strong> mes romans<br />

suivants, même lorsqu’ils se passaient<br />

à Paris.<br />

Cette colère, ce sentiment d’arbitraire,<br />

est-ce en lien avec cet événement<br />

considérable qui a marqué votre<br />

enfance et sur lequel vous êtes somme<br />

toute très discret, <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong><br />

votre père ?<br />

<strong>Le</strong>s faits sont simples. Ce<strong>la</strong> se passe en<br />

avril 1969. Mon père sort acheter le<br />

journal al-‘A<strong>la</strong>m, comme tous les soirs<br />

avant dîner. Il est environ 17 heures.<br />

Il ne reviendra jamais et jamais nous<br />

ne s<strong>au</strong>rons rien <strong>de</strong> ce qui lui est arrivé.<br />

J’avais 10 ans. Cette absence a be<strong>au</strong>coup<br />

compté pour moi, à cet âge-là.<br />

Mais je ne vou<strong>la</strong>is pas être quelqu’un<br />

qui a été marqué par un événement et<br />

qui le ressasse en permanence. Je vou<strong>la</strong>is<br />

passer à <strong>au</strong>tre chose. Mais c’est là<br />

en effet un exemple d’arbitraire criant.<br />

Et il m’était difficile <strong>de</strong> rester en tête à<br />

tête avec cette chose-là.<br />

Peut-on penser que votre rapport<br />

compulsif à <strong>la</strong> lecture, votre façon <strong>de</strong><br />

peupler le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> livres, serait une<br />

façon <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r vivant un lien fort à<br />

votre père ?<br />

Il est vrai que mon père nous encourageait<br />

be<strong>au</strong>coup à lire et nous soutenait<br />

be<strong>au</strong>coup dans nos étu<strong>de</strong>s. Il<br />

n’avait pu lui-même poursuivre <strong>de</strong>s<br />

étu<strong>de</strong>s supérieures et il en avait gardé<br />

un grand regret. Mais c’est lui qui, en<br />

raison <strong>de</strong> leur différence d’âge, a élevé<br />

mon oncle, Abdal<strong>la</strong>h Laroui, qui est<br />

<strong>de</strong>venu un historien majeur. Mon père<br />

avait un respect absolu <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture et<br />

<strong>de</strong> l’éducation. Et quand il nous voyait<br />

lire, il était heureux.<br />

Un <strong>au</strong>tre homme a be<strong>au</strong>coup compté,<br />

je crois, dans votre itinéraire : l’écrivain<br />

Driss Chraïbi.<br />

Hommage<br />

<strong>Le</strong> roi Midas n’est plus !<br />

Kamal Salibi fut un roi en son<br />

temps et, le premier <strong>au</strong> Liban,<br />

établit les règles d’une saine<br />

érudition, loin <strong>de</strong> tout esprit partisan.<br />

Partant <strong>de</strong> <strong>la</strong> prémisse que l’histoire<br />

<strong>de</strong> l’entité libanaise a été écrite grosso<br />

modo par le clergé maronite pour<br />

p<strong>la</strong>i<strong>de</strong>r <strong>la</strong> c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> sa traditionnelle<br />

légitimité, il se <strong>de</strong>mandait pourquoi le<br />

re<strong>la</strong>is n’avait été assuré jusque dans les<br />

années cinquante que par <strong>de</strong>s juristes<br />

francophones et francophiles. On<br />

imagine aisément l’idéologie qu’une<br />

vision ecclésiastique (donc provi<strong>de</strong>ntialiste)<br />

et plus tard juridique (et<br />

nécessairement positiviste) <strong>de</strong> notre<br />

mythologie pouvait véhiculer et propager.<br />

Aussi s’en vou<strong>la</strong>it-il, jusqu’à<br />

<strong>la</strong> fin <strong>de</strong> ses jours, pour <strong>la</strong> conclusion<br />

d’un article écrit conjointement avec<br />

le père Francis Hours s.j. qui <strong>la</strong>issait<br />

entendre que Fakhr al-Din était le<br />

pionnier ou le promoteur du nationalisme<br />

libanais. Pour Salibi, le nationalisme<br />

libanais en tant qu’idéologie<br />

est une création tardive, maronite <strong>de</strong><br />

surcroît. Et <strong>de</strong> fait, les recherches <strong>de</strong><br />

Dr Abdul-Rahim Abu-Husayn dans<br />

les archives d’Istanbul ont confirmé<br />

que « Facardin » était un seigneur<br />

D.R.<br />

<strong>de</strong> guerre rebelle sur le modèle ja<strong>la</strong>li<br />

comme il en existait tant dans les<br />

provinces anatoliennes et arabes <strong>de</strong><br />

l’Empire ottoman. Donc nulle singu<strong>la</strong>rité,<br />

et le prétendu nationalisme<br />

« libaniote » du seigneur druze est<br />

l’œuvre d’un anachronisme cousu <strong>de</strong><br />

fil b<strong>la</strong>nc. <strong>Le</strong> prince <strong>de</strong> <strong>la</strong> Montagne<br />

était juste un chef local valeureux et<br />

tolérant, qui a voulu jouer dans <strong>la</strong><br />

cour <strong>de</strong>s grands, et bien mal lui en a<br />

pris. Si <strong>la</strong> Palestine avait vu le jour en<br />

tant qu’État-nation, Nassif al-Nassar<br />

<strong>au</strong>rait été déterré pour jouer le même<br />

rôle que notre émir, afin <strong>de</strong> cimenter<br />

<strong>au</strong>tour d’une image d’Épinal, l’idéologie<br />

<strong>de</strong> l’entité naissante.<br />

Midas roi, Salibi l’a été, et pour<br />

c<strong>au</strong>se ; chaque fois qu’il touchait à un<br />

sujet, le suspense reprenait ses droits,<br />

Entretien<br />

Fouad Laroui :<br />

une vie<br />

entière dans<br />

les livres<br />

D.R.<br />

Fouad Laroui dit parfois qu’il a raté sa vie<br />

et que tous ses copains <strong>de</strong> Ly<strong>au</strong>tey sont<br />

actuellement walis, ministres et grands hommes<br />

d’affaires. On ne le croit évi<strong>de</strong>mment pas, lui<br />

qui parle <strong>de</strong>s livres avec tant <strong>de</strong> gourmandise et<br />

<strong>de</strong> passion, lui qui est si visiblement heureux<br />

d’être un homme libre. Il vient <strong>de</strong> publier La<br />

vieille dame du riad.<br />

Il s’agit là en effet d’une rencontre<br />

particulière. J’étais à l’époque à<br />

l’université <strong>de</strong> York et je venais <strong>de</strong><br />

publier mon premier roman. <strong>Le</strong> téléphone<br />

sonne, je décroche, et une voix<br />

<strong>au</strong> <strong>bout</strong> du fil me dit : « C’est Driss<br />

Chraïbi ». Or je croyais Chraïbi, figure<br />

tuté<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature marocaine,<br />

mort. Je me figure donc qu’on<br />

me fait une b<strong>la</strong>gue. Mais c’était<br />

vraiment lui. Et Chraïbi me dit cette<br />

phrase qui restera gravée en moi durablement<br />

: « Vous avez écrit <strong>Le</strong> passé<br />

simple <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle génération. »<br />

<strong>Le</strong> passé simple, publié par Chraïbi<br />

en 1954, est un livre majeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature<br />

marocaine du XX e siècle. À<br />

l’époque, le pays est traversé par un<br />

débat entre ceux qui pensent que <strong>la</strong><br />

présence française qui s’achève n’a<br />

été qu’une parenthèse, négligeable <strong>au</strong><br />

les événements se mettaient en branle,<br />

l’histoire se réveil<strong>la</strong>it <strong>de</strong> sa torpeur et<br />

<strong>la</strong> narration se faisait sur le mo<strong>de</strong> d’un<br />

thriller.<br />

Il n’en <strong>de</strong>meure pas moins que tout<br />

in memoriam doit tenter <strong>de</strong> répondre<br />

à une question <strong>la</strong>ncinante : qu’estce<br />

qui a porté ce professeur émérite,<br />

membre reconnu <strong>de</strong> l’establishment<br />

académique, à se <strong>la</strong>ncer dans une<br />

réinterprétation toponymique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Bible ? A-t-il voulu être non seulement<br />

Henri Lammens s.j. qu’il ne cessait<br />

d’admirer, mais également Ernest Renan,<br />

l’<strong>au</strong>teur <strong>de</strong> La Vie <strong>de</strong> Jésus dont<br />

Conspiracy in Jerusalem semble n’être<br />

qu’un épilogue ou un ad<strong>de</strong>ndum ? Y<br />

<strong>au</strong>ra-t-il jamais une explication ?<br />

Ce presbytérien, qui tous les dimanches<br />

se rendait <strong>au</strong> temple pour<br />

faire ses dévotions, avait peut-être pris<br />

sur lui <strong>de</strong> commettre un « sacrilège ».<br />

Comme un personnage biblique saisi<br />

par je ne sais quel soupçon ou quelle<br />

déraison, il <strong>de</strong>vait aller jusqu’<strong>au</strong> <strong>bout</strong><br />

<strong>de</strong> sa vérité et renverser les idoles qu’il<br />

ne cessait d’adorer.<br />

Youssef MouAWAd<br />

regard <strong>de</strong> l’histoire millénaire du Maroc,<br />

et qu’il f<strong>au</strong>t donc revenir à l’état<br />

antérieur <strong>au</strong> protectorat ; et ceux qui<br />

affirment <strong>au</strong> contraire que ces années<br />

ont apporté un coup d’accélérateur à<br />

<strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnisation du pays et qu’il f<strong>au</strong>t<br />

poursuivre dans cette voie. Chraïbi,<br />

qui avait 28 ans <strong>au</strong> moment où il<br />

écrit, rejette les <strong>de</strong>ux options. Pour<br />

lui, <strong>la</strong> tradition est hypocrisie et <strong>la</strong><br />

mo<strong>de</strong>rnité, illusion trompeuse. Il<br />

fait scandale et certains disent qu’il<br />

est « l’assassin <strong>de</strong> l’espoir ». Pour ce<br />

qui nous concerne, nous nous lions<br />

d’amitié et je ferai plusieurs séjours<br />

chez lui dans <strong>la</strong> Drôme. Nous avions<br />

plusieurs points communs : al-Jedida<br />

où nous avons grandi tous <strong>de</strong>ux, nos<br />

étu<strong>de</strong>s <strong>au</strong> lycée Ly<strong>au</strong>tey, notre lien si<br />

fort <strong>au</strong> français et un goût pour l’humour,<br />

voire l’ironie.<br />

C ’était<br />

les années 70. On ne les<br />

appe<strong>la</strong>it pas encore les « seventies<br />

» puisqu’on y vivait. Nos<br />

mamans portaient <strong>de</strong>s robes en jersey<br />

imprimé avec, comble du chic, une<br />

fine ceinture <strong>de</strong> vinyl noir. Jeunisme<br />

et mo<strong>de</strong> pré-ado n’ayant pas encore<br />

cours, elles ne craignaient pas <strong>de</strong> paraître<br />

« dadames » en portant<br />

leur sac bourgeoisement<br />

sur l’avantbras<br />

pour aller à<br />

l’église le dimanche.<br />

<strong>Le</strong>ur mari conduisait<br />

bien sûr et elles<br />

s’asseyaient sagement<br />

à ses côtés, avec leurs<br />

trois enfants bien peignés<br />

à l’arrière.<br />

<strong>Le</strong> samedi, c’était <strong>la</strong><br />

séance coiffeur. « Chez Jean », qui<br />

n’était encore ni « visagiste » ni « artiste<br />

capil<strong>la</strong>ire », officiait dans le<br />

quartier, <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue. Malgré<br />

l’enseigne <strong>de</strong> rigueur « H<strong>au</strong>te coiffure<br />

», il était plutôt mo<strong>de</strong>ste, seuls<br />

les chignons vertigineux en forme <strong>de</strong><br />

choucroute qu’il confectionnait à ses<br />

clientes ayant pris <strong>de</strong> <strong>la</strong> « h<strong>au</strong>teur ».<br />

Venons-en à votre <strong>de</strong>rnier livre.<br />

Quelle était votre intention quand<br />

vous avez décidé <strong>de</strong> l’écrire ? Vous<br />

adresser à ces nombreux Français qui<br />

déc<strong>la</strong>rent aimer le Maroc mais en ont<br />

une connaissance tout à fait superficielle,<br />

voire stéréotypée ?<br />

C’est tout à fait ce<strong>la</strong>. <strong>Le</strong> point <strong>de</strong> départ<br />

du livre, c’est un film récent que<br />

j’ai vu et dans lequel un Français veut<br />

fêter un anniversaire quelconque et<br />

pour ce faire, organise pour ses amis<br />

une gran<strong>de</strong> fête à Marrakech, avec<br />

tout le folklore festif qui s’ensuit,<br />

fantasias comprises. Tous les invités<br />

passent un week-end <strong>de</strong> rêve. Mais<br />

finalement, qu’ont-ils vu du Maroc ?<br />

Quels Marocains ont-ils rencontré<br />

hormis ceux qui ont assuré le service<br />

pendant <strong>la</strong> fête ? On estime à 10 000<br />

le nombre <strong>de</strong> Français installés à Marrakech.<br />

Ils jouissent <strong>de</strong> l’exotisme et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> be<strong>au</strong>té <strong>de</strong>s paysages. Mais voientils<br />

<strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur historique et philosophique<br />

du pays ? Savent-ils à quel<br />

point l’histoire française du XX e siècle<br />

est une histoire marocaine ? Ont-ils<br />

conscience du nombre <strong>de</strong> débats qui,<br />

à l’Assemblée nationale, portent sur le<br />

Maroc durant une <strong>la</strong>rge première moitié<br />

du XX e siècle ? Connaissent-ils le<br />

nombre <strong>de</strong>s Marocains qui se sont engagés<br />

dans l’armée française ? Saventils<br />

qu’ils leur doivent <strong>la</strong> victoire <strong>de</strong><br />

Monte Cassino ? Donc mon point<br />

<strong>de</strong> départ, ce sont tous ces gens qui<br />

viennent <strong>au</strong> Maroc sans rien connaître<br />

<strong>de</strong> ce pays. Je vou<strong>la</strong>is leur donner une<br />

leçon <strong>au</strong> double sens du terme : qu’ils<br />

apprennent quelque chose sur notre<br />

histoire ; et que ce soit pour eux une<br />

leçon <strong>au</strong> sens métaphorique du terme.<br />

Vous faites dire à l’un <strong>de</strong>s personnages<br />

du livre : « Nous <strong>au</strong>tres Marocains,<br />

nous avons toujours dix versions<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> même histoire. » Pourquoi ?<br />

Est-ce quelque chose qui fait partie<br />

du tempérament marocain pour vous,<br />

que cette capacité à raconter <strong>la</strong> même<br />

chose <strong>de</strong> tas <strong>de</strong> façons différentes ?<br />

Oui, je crois. Dans un pays encore<br />

marqué par l’analphabétisme (40 %<br />

<strong>de</strong>s Marocains sont analphabètes), <strong>la</strong><br />

culture <strong>de</strong> l’oralité prév<strong>au</strong>t encore <strong>la</strong>rgement.<br />

Et les conteurs y occupent une<br />

p<strong>la</strong>ce importante. Or comme rien n’est<br />

écrit, ce<strong>la</strong> favorise une espèce <strong>de</strong> flou<br />

et qui <strong>au</strong>torise le conteur à raconter<br />

différemment les mêmes histoires, à<br />

en changer les détails à chaque séance.<br />

Chez nous comme dans d’<strong>au</strong>tres pays<br />

arabes, nous avons donc une capacité<br />

à raconter <strong>de</strong>s versions différentes<br />

<strong>de</strong>s mêmes choses, et on observe une<br />

coexistence <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée rationnelle et<br />

mo<strong>de</strong>rne et <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée magique.<br />

Mais c’est également ce que vous<br />

faites dans votre livre : vous racontez<br />

<strong>la</strong> bataille du Rif du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s<br />

partisans <strong>de</strong> Ab<strong>de</strong>lkrim luttant contre<br />

les Français, puis vous <strong>la</strong> racontez<br />

comme <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong>s Ang<strong>la</strong>is, toujours<br />

désireux d’affaiblir leur riv<strong>au</strong>x<br />

légendaires.<br />

Mais l’histoire est ainsi. On peut raconter<br />

les guerres napoléoniennes du<br />

point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> leur coût humain ou<br />

du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s conquêtes qu’elles<br />

ont permises. De même cette bataille<br />

du Rif est-elle tout à <strong>la</strong> fois une épopée<br />

glorieuse menée <strong>au</strong> nom du rejet du<br />

colonialisme et <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong>s Ang<strong>la</strong>is,<br />

puisqu’il a bien fallu que Ab<strong>de</strong>lkrim<br />

<strong>Le</strong> clin d'œil <strong>de</strong> Nada Nassar-Chaoul<br />

La Revue du Liban et <strong>de</strong> l’Orient arabe<br />

À peine arrivées, ces dames se jetaient<br />

sur La Revue du Liban qui portait<br />

curieusement en caractères be<strong>au</strong>coup<br />

plus petits, un sous-titre quasi invisible<br />

« et <strong>de</strong> l’Orient arabe ». Pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong><br />

mise à l’égard d’une bourgeoisie francophile,<br />

peu suspecte <strong>de</strong> sympathie<br />

pour les c<strong>au</strong>ses arabes d’alors ?<br />

En réalité, ce que les charmantes<br />

clientes <strong>de</strong> Jean recherchaient<br />

dans<br />

leur revue préférée,<br />

c’était moins<br />

<strong>de</strong>s analyses<br />

pointues sur<br />

le conflit<br />

du Proche-<br />

Orient que<br />

les photos du<br />

mariage <strong>de</strong> <strong>la</strong> fille <strong>de</strong><br />

leur meilleure amie <strong>au</strong><br />

Carlton. Passant vite<br />

sur <strong>la</strong> énième photo, sur une page<br />

entière, d’un opulent cheikh du Golfe<br />

et sur les éditori<strong>au</strong>x politiques invariablement<br />

a<strong>la</strong>rmistes, elles dévoraient<br />

avec délice les pages mondaines, al<strong>la</strong>nt<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> visite du chah d’Iran et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

chahbanou <strong>au</strong> Liban <strong>au</strong>x vacances <strong>de</strong><br />

III<br />

noue <strong>de</strong>s alliances pour remporter <strong>la</strong><br />

victoire.<br />

Votre œuvre est romanesque en majorité.<br />

Pourtant, en 2006, vous éprouvez<br />

le besoin d’intervenir dans le<br />

débat sur l’is<strong>la</strong>misme et vous publiez<br />

De l’is<strong>la</strong>misme : une réfutation personnelle<br />

du totalitarisme religieux. Pourquoi<br />

ce<strong>la</strong> ?<br />

Peut-être que si je vivais à Paris, je n’en<br />

<strong>au</strong>rais rien fait car il y a en France <strong>de</strong>s<br />

tas d’intellectuels qui s’expriment sur<br />

le sujet et toutes les nuances du spectre<br />

sont représentées. Mais <strong>au</strong>x Pays-Bas,<br />

ce n’est pas le cas, il n’y a pas d’intellectuels<br />

arabes. Aussi le débat est-il<br />

confisqué par quelques imams intégristes.<br />

Et en face d’eux, <strong>de</strong>s gens ignorants<br />

vivent dans l’is<strong>la</strong>mophobie. J’en<br />

ai eu assez et j’ai commencé à écrire<br />

quelques tribunes dans <strong>la</strong> presse. Un<br />

éditeur hol<strong>la</strong>ndais m’a alors proposé<br />

d’écrire un livre sur le sujet, et comme<br />

j’ai d’abord écrit ce livre en français<br />

avant qu’il ne soit traduit, mon éditeur<br />

français a jugé intéressant <strong>de</strong> le<br />

publier et, ma foi, il a fait un assez bon<br />

parcours. Ce livre représente quand<br />

même un long travail et j’ai pris une<br />

année sabbatique pour m’y consacrer.<br />

Vous avez également souhaité intervenir<br />

dans les débats concernant le<br />

printemps arabe et vous avez publié<br />

très récemment <strong>de</strong>s chroniques dans<br />

<strong>la</strong> presse française.<br />

Je suis intervenu pour rappeler <strong>de</strong>s<br />

faits. De ma formation <strong>de</strong> scientifique,<br />

je gar<strong>de</strong> l’idée salutaire que les faits<br />

sont têtus. Ne soyons pas paresseux<br />

et parlons <strong>de</strong> choses concrètes et précises.<br />

J’ai été agacé par <strong>de</strong>s discours et<br />

<strong>de</strong>s propos qui <strong>la</strong>issent penser que les<br />

22 États arabes sont semb<strong>la</strong>bles. Or<br />

on ne peut pas les mettre tous sur le<br />

même p<strong>la</strong>n. Il importe <strong>de</strong> faire <strong>la</strong> différence<br />

entre un Moubarak qui a gouverné<br />

en <strong>au</strong>tocrate et un Kadhafi qui<br />

est <strong>la</strong> honte du mon<strong>de</strong> arabe ; entre le<br />

Yémen qui vit encore <strong>au</strong> Moyen Âge<br />

et <strong>la</strong> Syrie qui a mo<strong>de</strong>rnisé <strong>de</strong> grands<br />

pans <strong>de</strong> ses infrastructures ; entre le<br />

Liban où les femmes jouissent d’une<br />

gran<strong>de</strong> liberté et l’Arabie saoudite<br />

où elles ne peuvent pas conduire, etc.<br />

J’ai donc voulu apporter <strong>au</strong> débat <strong>de</strong>s<br />

nuances et <strong>de</strong> <strong>la</strong> précision.<br />

Revenons pour finir à Mehdi, le héros<br />

d’Une année chez les Français. À son<br />

propos vous avez dit qu’il commençait<br />

par <strong>de</strong>venir un quasi-Français,<br />

puis qu’il trouvait <strong>la</strong> bonne distance.<br />

Est-ce <strong>de</strong> vous que vous parlez en disant<br />

ce<strong>la</strong> ?<br />

Un peu sans doute. Quand on est<br />

marocain mais qu’on n’a connu que<br />

l’école française, on vit en français, on<br />

rêve en français et on croit faire partie<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> France. Ce<strong>la</strong> paraît si évi<strong>de</strong>nt que<br />

l’on ne se pose même jamais <strong>la</strong> question.<br />

On n’a <strong>au</strong>cune distance. Mehdi<br />

se fait même quasiment adopter par<br />

une famille française. Mais quand il<br />

revoit sa mère et renoue avec son milieu<br />

familial d’origine, quelque chose<br />

en lui finit par s’apaiser. Il trouve cette<br />

bonne distance qui lui faisait déf<strong>au</strong>t.<br />

Propos recueillis par<br />

GeorGiA MakHLOuF<br />

La vieiL<strong>Le</strong> dame dU riad <strong>de</strong> Fouad Laroui, Julliard,<br />

252 p.<br />

neige <strong>de</strong> Gunther Sachs et <strong>de</strong> Brigitte<br />

Bardot <strong>au</strong>x Cèdres...<br />

Tout ce<strong>la</strong> pour arriver à leur page favorite,<br />

<strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> La Revue, pompeusement<br />

intitulée « Si vos problèmes<br />

m’étaient contés... » par Agnès du<br />

Reuil. Cette mystérieuse dame, dont<br />

une photo <strong>au</strong>x traits nobles ornait<br />

<strong>la</strong> page, répondait <strong>au</strong> (soi-disant ?)<br />

courrier <strong>de</strong> jeunes filles désespérées<br />

dont le fiancé réc<strong>la</strong>mait quelque priv<strong>au</strong>té<br />

avant le sacro-saint<br />

mariage. Prônant une<br />

morale <strong>de</strong> fer, <strong>la</strong> noble<br />

dame incitait inexorablement<br />

les jeunes<br />

filles à refuser « <strong>de</strong> glisser<br />

sur une voie dangereuse » et<br />

à initier un fiancé haletant<br />

<strong>au</strong>x joies <strong>de</strong> <strong>la</strong> chasteté...<br />

Assises sous leur casque<br />

trop ch<strong>au</strong>d avec <strong>de</strong> gros bigoudis<br />

sur <strong>la</strong> tête, ces dames approuvaient<br />

gravement.<br />

Adieu La Revue du Liban et <strong>de</strong> l’Orient<br />

arabe.


IV Poésie<br />

Errances d’une<br />

jeunesse déboussolée<br />

dans un Caire<br />

c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stin que<br />

l’obscurité révèle.<br />

La capitale mue<br />

et plus rien n’y<br />

est familier s<strong>au</strong>f<br />

l’amère désillusion,<br />

l’appel du néant<br />

et une mé<strong>la</strong>ncolie<br />

furieuse appe<strong>la</strong>nt à <strong>la</strong><br />

transgression.<br />

Jaw<strong>la</strong> Layliya offre une virée<br />

dans <strong>la</strong> nuit <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeunesse<br />

égyptienne. <strong>Le</strong> recueil date<br />

<strong>de</strong> 2009 et ses douze chapitres<br />

sont <strong>au</strong>tant <strong>de</strong> volets<br />

ouverts sur l’intérieur d’une capitale<br />

rongée par l’interdit et <strong>la</strong> misère. La<br />

colère sour<strong>de</strong> y gron<strong>de</strong> déjà. La vérité<br />

s’y met à nu chaque nuit, lorsque les<br />

rues sont vi<strong>de</strong>s s<strong>au</strong>f <strong>de</strong>s parias. La<br />

souffrance <strong>de</strong> sa jeunesse présage <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

révolution qui éc<strong>la</strong>tera <strong>de</strong>ux ans plus<br />

tard. Chaque chapitre est tel un courtmétrage<br />

dont les scènes s’assemblent en<br />

une unité narrative certaine. Pas <strong>de</strong> succession<br />

<strong>de</strong> poèmes sans queue ni tête,<br />

mais captation puis montage cohérent<br />

d’instants, <strong>de</strong> gestes, d’émotions et<br />

d’humeurs qui seraient voués à <strong>de</strong>meurer<br />

dans l’invisible si ce n’était l’œil<br />

affûté <strong>de</strong> Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif. <strong>Le</strong> poète<br />

égyptien trace d’une écriture aérienne<br />

<strong>de</strong>s minirécits poétiques à l’allure<br />

certes décontractée mais non dépourvue<br />

d’élégance électrique. L’événement<br />

se situe pour lui dans les détails <strong>de</strong><br />

<strong>Le</strong>s obscUrcis <strong>de</strong> Vénus Khoury-Ghata, Mercure <strong>de</strong><br />

France, 2008, 200 p .<br />

<strong>Le</strong>s Obscurcis est probablement<br />

le recueil le plus surprenant,<br />

le plus inventif, le plus<br />

sophistiqué et le plus émouvant<br />

<strong>de</strong> Vénus Khoury-Ghata. La réalité<br />

et le tangible y naissent du songe,<br />

du souvenir, <strong>de</strong>s traces imperceptibles<br />

<strong>de</strong>s existences présentes et passées que<br />

portent l’animé et l’inanimé. L’invisible<br />

se détache comme résine du visible, le<br />

concret coule <strong>de</strong> l’abstrait, le poème<br />

s’origine <strong>au</strong>x lieux du silence et <strong>de</strong><br />

l’absence où <strong>de</strong>meurent <strong>Le</strong>s Obscurcis.<br />

<strong>Le</strong>s humains : vivants ou revenants sont<br />

liés inextricablement à leur paysage :<br />

arbre, maison, vil<strong>la</strong>ge, photographie,<br />

chute <strong>de</strong>s neiges ; et ne sont envisageables<br />

que pris avec cet élément qui<br />

les fon<strong>de</strong> et assure leur persistance. Ils<br />

ne s’en détachent qu’une fois le temps<br />

<strong>de</strong> leur éveil venu et y reviennent, une<br />

fois leur mission ou leur quête accomplie,<br />

pour s’y fondre. <strong>Le</strong>ur vécu s’inscrit<br />

dans le corps, jusque dans ses cellules et<br />

ses molécules, jusque dans les atomes<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée, et affecte l’histoire <strong>de</strong>s<br />

lieux, leur géographie, <strong>la</strong> géométrie<br />

<strong>de</strong>s objets et <strong>de</strong>s espaces, le <strong>la</strong>ngage et<br />

sa grammaire. <strong>Le</strong> paysage s’en trouve<br />

affecté, remo<strong>de</strong>lé par les émotions et les<br />

expériences humaines, dans ses composantes<br />

les plus infimes. En ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> poésie<br />

<strong>de</strong> Vénus Khoury-Ghata tient du biologique.<br />

« <strong>Le</strong>s nostalgiques cherchent leur<br />

forme dans leurs vêtements évaporés/<br />

ignorant que le chagrin ne retient pas<br />

le lin/ et que les jardiniers vigi<strong>la</strong>nts<br />

plient dans le même sens chair et<br />

écorce/ (…) À l’étroit dans nos cages/<br />

nous écrivons sans bouger <strong>la</strong> main/ les<br />

mots qui nous font déf<strong>au</strong>t pris dans les<br />

livres désaffectés/ (…) Nous marchons<br />

jambes écartées comme maison bâtie<br />

Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif :<br />

Caire Noctambule<br />

l’action – le mouvement est le moteur<br />

<strong>de</strong> son poème – : misère sociale, désir<br />

et tabou, mensonge et corruption, <strong>la</strong><br />

mo<strong>de</strong>rnité piétinant <strong>la</strong> tradition dans<br />

l’indifférence. Bref, <strong>la</strong> perte <strong>de</strong>s repères<br />

dans un Caire rongé par le paradoxe et<br />

gouverné par l’absur<strong>de</strong> n’est pas sans<br />

rappeler <strong>la</strong> veine <strong>de</strong> Beyrouth nocturne.<br />

« Je l’aime/ Elle aime mon ami/ Je<br />

l’évite / Elle vient à moi/ Nous avons<br />

besoin d’un <strong>de</strong>mi-litre d’alcool <strong>de</strong><br />

figues <strong>de</strong> barbarie/ Nous buvons <strong>au</strong><br />

goulot sans sel ni citron/ Nous avons<br />

besoin <strong>de</strong> souris qui grignotent nos<br />

extrémités/ Et besoin <strong>de</strong> disparaître/<br />

Alors qu’elle est sur moi/ tel un<br />

amas <strong>de</strong> <strong>de</strong>ttes/ Je <strong>la</strong> prends/ Si vite/<br />

Jet d’amour éphémère/ Je <strong>la</strong> <strong>la</strong>isse<br />

essuyer notre échec superbe / Avec une<br />

ch<strong>au</strong>ssette qui traîne sur le lit (…)/<br />

Je ne l’aime plus/ Et même si elle est<br />

ma<strong>de</strong> in China/ La chaîne stéréo fait<br />

l’affaire/ “Gar<strong>de</strong> tes yeux sur <strong>la</strong> route<br />

et tes mains sur le guidon”/ Morrison<br />

est un complice parfait dans ce crime/<br />

Et quelques p<strong>la</strong>ts sont tachés <strong>de</strong> restes<br />

<strong>de</strong> soupe <strong>au</strong>x tomates/ La ch<strong>au</strong>ssette<br />

atterrit à l’<strong>au</strong>tre <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre/<br />

Pendant qu’à l’extérieur/ Mon père<br />

tranquille déjeune/ En cet après-midi<br />

brû<strong>la</strong>nt/ De l’été 97. »<br />

<strong>Le</strong>s oppositions qui tourmentent Jaw<strong>la</strong><br />

Layliya sont portées par les mutations<br />

qui touchent <strong>la</strong> capitale égyptienne.<br />

Son esthétique insolite et chaotique<br />

est le produit <strong>de</strong> tensions entre passé<br />

et présent, conservatisme extrême et<br />

sur le fleuve/ (…) <strong>Le</strong>vés dans nos corps<br />

d’hier comme si <strong>la</strong> nuit n’a pas eu lieu<br />

nous nous trouvons vieillis d’un coup/<br />

feignons d’être <strong>de</strong> passage en nousmêmes<br />

(…). »<br />

Vénus Khoury-Ghata nous livre, à travers<br />

ses poèmes qui sont petites fables<br />

et récits, à <strong>la</strong> fois réalistes et merveilleux,<br />

une méditation sur l’origine <strong>de</strong>s<br />

mots, leur évolution, leurs suici<strong>de</strong>s et<br />

leurs survies jamais indifférents <strong>au</strong>x<br />

existences humaines ; en somme une<br />

histoire naturelle <strong>de</strong>s mots. <strong>Le</strong> temps<br />

y semble suspendu comme si les cycles<br />

<strong>de</strong> vies, <strong>de</strong> morts, <strong>de</strong> résurrections et<br />

<strong>de</strong> re-morts se produisaient dans l’antichambre<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> durée finie, comme<br />

s’ils pouvaient désormais exister sans<br />

être en fonction d’elle. Seul le mouvement,<br />

omniprésent dans les poèmes,<br />

est indicateur <strong>de</strong> temporalité : direction,<br />

sens, points cardin<strong>au</strong>x, fréquence<br />

<strong>de</strong>s gestes, <strong>de</strong>s actions, <strong>de</strong>s pensées,<br />

styles <strong>de</strong> marche – fondamentale dans<br />

ce recueil – semblent porteurs d’une<br />

dimension secrète et rituelle essentielle<br />

<strong>au</strong> poème tout comme celle apportée<br />

par les nombres : énumérés, scandés,<br />

remémorés, ils ont une force magique<br />

qui affecte le réel.<br />

« Il <strong>la</strong> secoue pour faire tomber les<br />

mots qu’elle a volés/ l’oblige à rompre<br />

ses fiançailles avec l’érable/ l’attache<br />

à <strong>la</strong> même <strong>la</strong>isse avec une chèvre et<br />

un trèfle à quatre feuilles/ (…) remplit<br />

sa bouche <strong>de</strong> gravier pour qu’elle soit<br />

comprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne/ (…) Il traduit<br />

son cri en sept <strong>la</strong>ngues/ l’enchaîne<br />

à sa maison/ l’y enterre/ il est si calme<br />

que l’araignée peut tisser sa toile dans<br />

sa tête. »<br />

Vénus dresse ses paysages et ses vil<strong>la</strong>ges<br />

<strong>au</strong>tour <strong>de</strong> nous et en nous dans<br />

un enchantement qui passe du gracieux<br />

<strong>au</strong> cru, un humour qui ne craint <strong>de</strong><br />

son<strong>de</strong>r les cœurs et les chairs obscures<br />

© L. Denimal / Opale<br />

mo<strong>de</strong>rnité, amnésie à l’échelle d’un<br />

peuple et persistance <strong>de</strong>s sensations et<br />

<strong>de</strong>s pulsions dans <strong>la</strong> mémoire du corps.<br />

Lorsque <strong>la</strong> nuit ou les portes verrouillées<br />

allègent le joug du contrôle et le<br />

poids <strong>de</strong> l’interdit, l’anarchie <strong>de</strong>s désirs<br />

règne. Tout un peuple ne trouve son<br />

bien et son p<strong>la</strong>isir qu’en se jetant, en<br />

solitaire ou en hor<strong>de</strong>s désespérées,<br />

dans l’artifice, <strong>la</strong> <strong>violence</strong> ou le souvenir<br />

qui semblent alors être les seules<br />

issues <strong>de</strong> secours.<br />

« Sur un trottoir du centre-ville/ Nous<br />

dénichons un trésor/ Des néons détériorés/<br />

gisant là en dizaines/ Nous les<br />

broyons/ Jouissance festive/ Sous nos<br />

Vénus khoury-Ghata<br />

consigne une poésie<br />

biologique : vie,<br />

évolution et mort<br />

du vivant – même<br />

l’inanimé médite –<br />

sont esquissées <strong>au</strong><br />

plus près <strong>de</strong> leur<br />

dimension cellu<strong>la</strong>ire.<br />

<strong>au</strong>x étincelles du<br />

<strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> l’invisible,<br />

<strong>la</strong> poète scrute le<br />

visage <strong>de</strong>s Obscurcis. © Anne Sel<strong>de</strong>rs<br />

<strong>de</strong> ceux qui assombrissent et <strong>de</strong> ceux<br />

qui en sont assombris. Mœurs vil<strong>la</strong>geoises<br />

ou appétits politiques, guerres<br />

intimes ou déracinements collectifs,<br />

<strong>violence</strong> et concupiscence, érotisme ou<br />

innocence… tout cet univers a pour<br />

ombilic le <strong>la</strong>ngage : à commencer par <strong>la</strong><br />

prégnance du nom – propre ou commun<br />

désignant les personnages par<br />

leur métier : citons essoreuses, jardinier,<br />

morts, coiffeur, gardienne <strong>de</strong> brebis,<br />

veuve, curé, prostituée. <strong>Le</strong>s Obscurcis<br />

s’écrit <strong>au</strong> masculin, mais le plus c<strong>la</strong>ir<br />

et le plus vaste du recueil est porté par<br />

<strong>la</strong> femme, souvent solitaire et retournée<br />

vers <strong>la</strong> nature comme nymphe <strong>de</strong>s<br />

bois à l’arbre ou <strong>au</strong> ruisse<strong>au</strong> dont elle<br />

émane. <strong>Le</strong>s symboliques <strong>de</strong> <strong>la</strong> psyché et<br />

<strong>de</strong> l’anatomie féminines sont multiples<br />

et leurs mots éc<strong>la</strong>irent les pénombres<br />

semelles/ Sur les pavés et l’asphalte<br />

vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>rore du Caire/ Nous<br />

n’avons rien épargné/ Même pas les<br />

débris / Nous <strong>la</strong>issons une poussière<br />

<strong>de</strong> sucre/ Sur l’obscurité <strong>de</strong> l’asphalte<br />

et <strong>de</strong>s pavés/ Et quand s’éteint <strong>la</strong><br />

fureur <strong>de</strong> détruire/ Une partie <strong>de</strong> nous<br />

s’évapore dans le vent/ À jamais. »<br />

Tout bouge et tout change dans ce<br />

Caire trépidant ; mais <strong>la</strong> métamorphose<br />

<strong>de</strong>s architectures ne fait qu’amplifier <strong>la</strong><br />

douleur <strong>de</strong>s inégalités. <strong>Le</strong>s jeunes ont<br />

du mal à habiter leur ville, à s’y sentir<br />

en confiance et en sécurité, à s’y projeter<br />

un avenir ; alors miséreux ou « bourgeois<br />

baroques » (selon l’expression <strong>de</strong><br />

Histoire naturelle<br />

<strong>de</strong>s mots<br />

Du coup <strong>de</strong> glotte à <strong>la</strong> lettre <strong>de</strong> cœur<br />

Kitab aL-hamza <strong>de</strong> Rasha al-Amir, Dar al Jadid,<br />

2011, 100 p.<br />

Q<br />

ui parmi nous, les petits<br />

cancres <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> grammaire<br />

arabe, ne s’est pas<br />

heurté un jour à cette hamza<br />

<strong>de</strong> malheur, hoquet incontournable <strong>de</strong><br />

nos voyelles et moucheron instable sur<br />

le graffiti <strong>de</strong> nos phrases <strong>la</strong>borieuses ?<br />

On serait tenté, après avoir fréquenté<br />

d’<strong>au</strong>tres <strong>la</strong>ngues réputées plus<br />

« simples » que <strong>la</strong> nôtre, d’y voir plus<br />

c<strong>la</strong>ir en cherchant une définition comparée<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> lettre <strong>la</strong> plus controversée<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> Jahiz. Mais c’est à se<br />

pâmer d’incertitu<strong>de</strong> en ouvrant le premier<br />

dictionnaire : « L’alphabet arabe<br />

se sert <strong>de</strong> <strong>la</strong> lettre “hamza” pour transcrire<br />

le coup <strong>de</strong> glotte, phonème qui,<br />

en arabe, peut se manifester n’importe<br />

où dans un mot, même à l’initiale ou<br />

en finale. Elle peut être écrite seule ou<br />

avoir besoin d’un support, <strong>au</strong>quel cas<br />

elle <strong>de</strong>vient un diacritique. »<br />

Apprivoiser <strong>la</strong> petite bestiole, c’est<br />

ce à quoi s’attelle avec be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong><br />

bonheur et <strong>de</strong> grâce <strong>la</strong> romancière et<br />

éditrice Rasha al-Amir dans un livret<br />

pompeusement intitulé néanmoins Kitab<br />

al-Hamza, « Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> hamza ».<br />

Avec l’ai<strong>de</strong> d’une <strong>de</strong>ssinatrice, Danielle<br />

Kattar, et d’un calligraphe, Ali Assi,<br />

elle nous fait suivre l’apprentissage<br />

<strong>de</strong> Badr, un écolier <strong>de</strong> dix ans qu’on<br />

dirait sorti <strong>de</strong>s poèmes <strong>de</strong> Jacques Pré-<br />

Coup <strong>de</strong> cœur<br />

vert, par les bons soins<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> hamza elle-même<br />

qui se définit tantôt<br />

comme « l’Adam et<br />

l’Éve <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> l’alphabet<br />

arabe » et tantôt<br />

comme une « lettre<br />

<strong>de</strong> cœur » ou simple<br />

« éperon » pour attiser<br />

les mots. D’ailleurs,<br />

une belle complicité<br />

se noue entre <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>imée<br />

et son nouvel<br />

a<strong>de</strong>pte pour réhabiliter<br />

<strong>la</strong> hamza <strong>au</strong>x yeux <strong>de</strong>s écoliers rétifs…<br />

Mais chemin faisant, le petit conte<br />

ludique qui se termine par un bal <strong>de</strong><br />

fin d’année réconciliant tout le mon<strong>de</strong><br />

(et surtout le maître d’arabe avec son<br />

douloureuses <strong>de</strong>s errants immobiles<br />

que sont <strong>Le</strong>s Obscurcis.<br />

« Mon vil<strong>la</strong>ge est riche <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cimetières/<br />

un cimetière à ciel ouvert pour<br />

l’été/ un <strong>au</strong>tre pour l’hiver si vaste que<br />

les morts s’y allongent/ jambes écartées/<br />

tels <strong>de</strong>s pharaons/ (…) Philoména<br />

a cessé <strong>de</strong> coucher avec tous les mâles<br />

qui passent/ <strong>de</strong>puis que le peintre<br />

Marzouk a donné ses traits à l’ange<br />

du vitrail/ elle craint <strong>de</strong> froisser ses<br />

ailes/ (…) La neige dit-elle ne tombe<br />

que pour couvrir les dép<strong>la</strong>cements <strong>de</strong>s<br />

loups en route pour le monastère où<br />

jamais ne pénètre <strong>la</strong> lune/ si gran<strong>de</strong> sa<br />

peur d’être prise pour une hostie. »<br />

Dans le vallon <strong>de</strong> <strong>la</strong> confusion entre<br />

vie et mort existent <strong>Le</strong>s Obscurcis. Ils<br />

élève) est agrémenté <strong>de</strong><br />

tout ce qu’il f<strong>au</strong>t savoir<br />

sur le « phonème »<br />

rebelle. La valse <strong>de</strong> ses<br />

différents usages, <strong>de</strong> ses<br />

« irrégu<strong>la</strong>rités » qu’il<br />

ne f<strong>au</strong>t pas confondre<br />

avec les exceptions.<br />

Ses orthographes et<br />

ses « positions », bien<br />

assise sur son « siège »,<br />

vagabon<strong>de</strong>, esseulée<br />

sur <strong>la</strong> ligne calligraphique<br />

ou dépendante,<br />

arrimée <strong>au</strong> waw par exemple, ou bien<br />

perchée sur <strong>la</strong> aleph quand elle n’est<br />

pas clouée à sa botte (<strong>la</strong> hamza entretient<br />

<strong>de</strong>s rapports mouvementés avec<br />

<strong>la</strong> première et <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière lettre <strong>de</strong> l’al-<br />

Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif), ils mettent à l’épreuve leurs<br />

limites. <strong>Le</strong> poète raconte les pérégrinations<br />

<strong>de</strong>s couche-tard et <strong>de</strong>s lève-tôt<br />

– le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mendiants, <strong>de</strong>s bou<strong>la</strong>ngers,<br />

<strong>de</strong>s écoliers, <strong>de</strong>s policiers, <strong>de</strong>s<br />

jeunes qui rentrent <strong>au</strong> petit matin d’une<br />

longue soirée… – dans une <strong>la</strong>ngue<br />

dont le <strong>la</strong>isser-aller stylistique est strié<br />

d’éc<strong>la</strong>irs rapaces. Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif<br />

mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong>structivité, tendresse et lucidité.<br />

Ses poèmes ont un goût d’absence<br />

même si colorés par <strong>la</strong> fréquentation<br />

<strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong> <strong>la</strong> musique et <strong>de</strong> tout ce<br />

qui dans <strong>la</strong> culture et l’imaginaire peut<br />

être un rempart à <strong>la</strong> folie ou <strong>au</strong> crime.<br />

Et c’est lorsque <strong>la</strong> colère et <strong>la</strong> <strong>violence</strong>,<br />

esquintées par tant <strong>de</strong> luttes nocturnes,<br />

se reposent dans l’espace du poème que<br />

quelque chose <strong>de</strong>s pensées secrètes <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ville se donne sous <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> Yasser<br />

Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif.<br />

« Pourquoi ne pas manger une chose<br />

nouvelle/ comme <strong>la</strong> carte du Soudan<br />

par exemple/ Pourquoi pas/ Je<br />

pourrai manger le <strong>de</strong>lta du Nil (…)/<br />

Ou une immense bibliothèque/ Ou<br />

un dictionnaire <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue française/<br />

Jusqu’à ce que mes <strong>la</strong>rmes jaillissent<br />

<strong>de</strong>s p<strong>au</strong>pières/ En lettres <strong>de</strong> l’alphabet/<br />

/ Je pourrai/ Pourquoi pas/ Manger<br />

une femme d’une be<strong>au</strong>té fabuleuse/<br />

Toute crue s<strong>au</strong>f <strong>de</strong> sa féminité/ (…) Je<br />

pourrai manger un parti communiste/<br />

Ou une ville entière/ Disons pourquoi<br />

pas/ Damas Dimashq ach-Cham/<br />

(…) La faim me tenaille et pourtant/<br />

Je ne cesse <strong>de</strong> voyager/ En vous<br />

contemp<strong>la</strong>nt manger tout ce que vous<br />

mangez... ».<br />

rittA BAddourA<br />

JawLa LayLiya <strong>de</strong> Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif, Dar Merit,<br />

2009, 64 p.<br />

Extraits traduits <strong>de</strong> l’arabe par Ritta Baddoura.<br />

pénètrent et désertent librement, à partir<br />

du plus petit atome, les objets, <strong>la</strong><br />

nature, <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong>s <strong>au</strong>tres hommes,<br />

et parfois même les mots. Car tout ce<strong>la</strong><br />

leur survit et persiste <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> leur<br />

disparition et <strong>de</strong> leur finitu<strong>de</strong>. Vénus<br />

Khoury-Ghata trace une poétique du<br />

vivant et d’une nature morte traversés,<br />

parfois même écorchés, par <strong>la</strong> présence/<br />

absence <strong>de</strong>s humains. <strong>Le</strong>s cycles <strong>de</strong>s<br />

accouchements et <strong>de</strong>s morts ou mises<br />

à mort, et les cycles naturels cléments<br />

ou violents s’y répon<strong>de</strong>nt. <strong>Le</strong> poème en<br />

ressort marqué <strong>de</strong> sagesse et d’empathie<br />

pour les silencieux invisibles que<br />

sont parmi tant d’<strong>au</strong>tres les oubliés, les<br />

opprimés, les éloignés. <strong>Le</strong>s Obscurcis<br />

conjugue can<strong>de</strong>ur et conscience, ascétisme<br />

et luxuriance, veine popu<strong>la</strong>ire<br />

et mysticisme, et se lit <strong>au</strong> rythme <strong>de</strong>s<br />

circu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s sèves et <strong>de</strong> l’entêtement<br />

<strong>de</strong>s racines. Dans les étreintes et les tensions<br />

odorantes qui unissent les arbres<br />

<strong>au</strong>x femmes, se distille une histoire naturelle<br />

<strong>de</strong>s mots <strong>au</strong>x accents <strong>de</strong> poème<br />

fondateur.<br />

« <strong>Le</strong> <strong>la</strong>ngage en ce temps-là était une<br />

ligne droite réservée <strong>au</strong>x oise<strong>au</strong>x/ <strong>la</strong><br />

lettre “i” fente <strong>de</strong> colibri femelle/ “h”<br />

échelle à une seule marche nécessaire<br />

pour remp<strong>la</strong>cer avant <strong>la</strong> nuit un soleil<br />

grillé/ (…) Comment trouver le nom<br />

du pêcheur qui ferra le premier mot/<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> femme qui le réch<strong>au</strong>ffa sous<br />

son aisselle/ ou <strong>de</strong> celle qui le prenant<br />

pour un caillou le <strong>la</strong>nça sur un chien<br />

errant ?/ (…) Chasseur et pêcheur<br />

étaient fixes à l’époque/ seul le temps<br />

marchait/ (…) On se marie avec les<br />

mots <strong>de</strong> sa <strong>la</strong>ngue/ pour se stabiliser/<br />

(…) Coupables d’oublis répétés les<br />

mots se retirèrent sur les terres froi<strong>de</strong>s<br />

pour subir l’épreuve du silence et se<br />

châtier d’avoir dépassé leur sens dans<br />

une <strong>la</strong>ngue qui n’admet pas les débor<strong>de</strong>ments.<br />

»<br />

r.B.<br />

phabet, le ya’) pour se muer parfois en<br />

madda, cet <strong>au</strong>tre allongement bizarre<br />

et propre à l’arabe. Nous faisons <strong>au</strong>ssi<br />

connaissance avec al-Khalil, Sibawaih,<br />

Abou al-Aswad Aldouali (avec ses<br />

trois hamza à lui seul) et <strong>au</strong>tres grammairiens<br />

arabes <strong>de</strong>vant l’éternel.<br />

Rasha al-Amir a réussi à nous proposer<br />

un petit livre original, utile, élégant<br />

et surtout d’une fraîcheur rappe<strong>la</strong>nt<br />

drôlement <strong>Le</strong> jet d’e<strong>au</strong> grammatical<br />

que feuilletait l’obscur Argengeorge<br />

à l’<strong>au</strong>berge du Cygne B<strong>la</strong>nc avant le<br />

ren<strong>de</strong>z-vous fatal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Soirée <strong>de</strong>s Proverbes<br />

<strong>de</strong> Georges Schéhadé…<br />

JABBour douAiHY<br />

N é<br />

Jeudi 6 octobre 2011<br />

Poème d’ici<br />

en<br />

1946 à<br />

Marmarita en<br />

Syrie, Nazih<br />

Abou Afach est<br />

poète, peintre<br />

et musicien. Il<br />

a travaillé dans<br />

le domaine <strong>de</strong><br />

l’éducation, du<br />

service civil et<br />

<strong>de</strong> l’édition, D.R.<br />

avant d’occuper le poste <strong>de</strong> rédacteur<br />

en chef du magazine littéraire mensuel<br />

al-Mada. Auteur d’une quinzaine<br />

<strong>de</strong> recueils poétiques et d’essais critiques,<br />

il explore dans son écriture les<br />

thématiques du tabou, <strong>de</strong> l’oppression<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, et revisite en <strong>la</strong> revivifiant<br />

<strong>la</strong> tradition déc<strong>la</strong>matoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

poésie arabe.<br />

Bénis soient les<br />

morts<br />

(…) Amer sous notre <strong>la</strong>ngue le<br />

goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole<br />

<strong>de</strong> l’appel et du baiser <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

femme<br />

Nos cœurs se rétractent<br />

comme une poignée d’air dans<br />

<strong>la</strong> main<br />

Jusqu’à quand :<br />

Rouillés, mornes, broyés par les<br />

questions ?<br />

Anges ?<br />

- Nous ne sommes pas <strong>de</strong>s anges<br />

Nous n’avons pas d’ailes<br />

et le bleu n’est pas notre couleur<br />

(…) Renards ?<br />

- Où est le champ libre<br />

<strong>la</strong> volupté <strong>de</strong> <strong>la</strong> traque<br />

et l’assurance du retour à <strong>la</strong><br />

grotte <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit ?<br />

Tyrans ?<br />

- Nous n’avons tué que nousmêmes<br />

nos jours<br />

et l’âme décrépite <strong>de</strong> nos enfants<br />

en proie <strong>au</strong> désespoir<br />

Humains ?<br />

- Mais nous ne ressemblons pas<br />

à nous-mêmes<br />

Tortues ?<br />

- Où sont nos carapaces, nos<br />

cous<br />

et nos griffes qui écorchent l’air<br />

renversé <strong>de</strong> <strong>la</strong> catastrophe ?<br />

Diables ?<br />

- Que Dieu dise que nous<br />

l’avons abusé<br />

et avons dressé contre lui les<br />

anges rebelles<br />

Nous-mêmes ?<br />

- Nous ne le sommes pas non<br />

plus<br />

Nos douleurs ne sont pas en<br />

nous<br />

et nos cœurs nous sont étrangers<br />

Dans chacune <strong>de</strong> nos parties<br />

un cadavre sommeille<br />

un corbe<strong>au</strong> croasse<br />

et se dresse un échaf<strong>au</strong>d<br />

Satisfaits <strong>de</strong> peu<br />

dociles<br />

chiots dans les rues, colosses<br />

dans les rêves<br />

(…) Ô grand dieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre<br />

(…) Ô vieille chose<br />

chose périssable<br />

qui ne ressemble à rien<br />

(…) Rends-nous possibles<br />

justes<br />

compréhensibles<br />

(…) Donne-nous un mur<br />

un toit<br />

un bleu qui nous confirme <strong>la</strong><br />

réalité du ciel insurgé<br />

Provoque quelque chose<br />

dévastation<br />

folie<br />

géhenne<br />

séisme dans le lit<br />

miracle dans le cercueil <strong>de</strong><br />

l’enfant<br />

(…) Une chose, pas n’importe<br />

<strong>la</strong>quelle<br />

un mate<strong>la</strong>s moelleux par<br />

exemple<br />

un moment <strong>de</strong> quiétu<strong>de</strong> par<br />

exemple<br />

(…) Une chose simple, simple<br />

(comme <strong>de</strong> se sentir vivants à ce<br />

moment du poème).<br />

Traduit <strong>de</strong> l’arabe par Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif Laâbi


Jeudi 6 octobre 2011 Dossier<br />

Des images couchées noir<br />

sur b<strong>la</strong>nc qui contredisent<br />

<strong>la</strong> naïveté <strong>de</strong>s<br />

plus célèbres héros du<br />

genre. Des iconoc<strong>la</strong>stes<br />

qui n’ont pas froid <strong>au</strong>x yeux n’ont pas<br />

hésité à détourner nos compagnons<br />

d’enfance. Ainsi, notre bon Tintin<br />

s’abandonne <strong>au</strong>x p<strong>la</strong>isirs <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair,<br />

tandis que le capitaine Haddock est<br />

sous les jupons <strong>de</strong> <strong>la</strong> Castafiore. Gotlib<br />

n’épargne pas <strong>Le</strong> petit chaperon rouge<br />

qui s’<strong>au</strong>torise une partie <strong>de</strong> jambes<br />

en l’air avec le loup, ni même Cosette<br />

qui administre une superbe fel<strong>la</strong>tion à<br />

Jean Valjean. Dans un <strong>au</strong>tre registre,<br />

George Lévis, <strong>au</strong>teur du sympathique<br />

Club <strong>de</strong>s cinq, nous fait découvrir dans<br />

Liz et Beth <strong>de</strong>s scènes d’homosexualité<br />

féminine et <strong>de</strong> ménage à trois. Pendant<br />

ce temps, Al<strong>la</strong>n Moore dévoile<br />

<strong>la</strong> sexualité d’Alice dans Alice <strong>au</strong> pays<br />

<strong>de</strong>s merveilles, Wendy <strong>de</strong> Peter Pan et<br />

Dorothy du Magicien d’Oz, dans The<br />

lost girls. La liste est longue et inépuisable.<br />

Mis à part le détournement <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>ssiques,<br />

le 9 e art a toujours savouré<br />

l’érotisme et <strong>la</strong> sexualité. L’absence<br />

<strong>de</strong> censure en Italie et <strong>la</strong> révolution<br />

sexuelle ont permis dans les années<br />

1960 l’éclosion d’un magnifique corpus<br />

dont les femmes sont les héroïnes.<br />

Guido Crépax qui, d’après Wolinski,<br />

<strong>de</strong>ssine les plus belles fesses <strong>de</strong> <strong>la</strong> BD<br />

réussit bril<strong>la</strong>mment les adaptations<br />

littéraires telles que Emmanuelle<br />

d’Emmanuelle Arsan, Justine <strong>de</strong> Sa<strong>de</strong><br />

et Histoire d’O <strong>de</strong> P<strong>au</strong>line Réage, préfacée<br />

par Ro<strong>la</strong>nd Barthes. Magnus lui<br />

<strong>au</strong>ssi ne reste pas froid à l’élégance <strong>de</strong>s<br />

femmes. Il reproduit un univers où <strong>la</strong><br />

pornographie est dissimulée par <strong>de</strong>s<br />

corps délicats, précieux et élégants<br />

comme dans <strong>Le</strong>s 110 pilules, une adaptation<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature chinoise. Dans<br />

<strong>la</strong> même veine, l’incontournable Milo<br />

Chillida<br />

La pierre, le bois, le fer, les vrais<br />

compagnons <strong>de</strong> sa vie. Taillée,<br />

épurée, délestée du superflu,<br />

<strong>la</strong> pierre s’étirait, se refermait, <strong>de</strong>venait<br />

habitacle, <strong>de</strong>meure, gîte. Ch<strong>au</strong>ffé<br />

à b<strong>la</strong>nc, le fer s’ébrouait, se contorsionnait,<br />

s’élevait en l’air, se transformait<br />

en f<strong>au</strong>cille, cimeterre, oise<strong>au</strong> qui<br />

ba<strong>la</strong>fre l’espace <strong>de</strong> ses ailles acérées.<br />

Tailleur <strong>de</strong> pierres, forgeron, menuisier,<br />

l’un <strong>de</strong>s plus grands artistes du<br />

XX e siècle avait <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>stie <strong>de</strong> l’artisan<br />

face à <strong>la</strong> manière qu’il déviait <strong>de</strong><br />

sa fonction d’origine contrairement<br />

<strong>au</strong> premier habitant <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète soucieux<br />

<strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l’utile. Équarisseur<br />

<strong>de</strong> pierres, étireur <strong>de</strong> fer, burineur du<br />

bois, l’homme silencieux emmené<br />

par Aimé Maeght dans ma maison<br />

<strong>de</strong> l’Estérel, été 80, <strong>la</strong>issait parler sa<br />

femme, ses cinq enfants, son regard<br />

al<strong>la</strong>nt d’un toit à l’<strong>au</strong>tre <strong>de</strong>s maisons<br />

<strong>Le</strong> livre <strong>de</strong> chevet <strong>de</strong><br />

Héloïse<br />

d’Ormesson<br />

© Sandrine Rou<strong>de</strong>ix<br />

J’ai été totalement soufflée<br />

lorsque j’ai lu Cent ans <strong>de</strong><br />

solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Gabriel Garcia<br />

Marquez, étonnée par sa facon<strong>de</strong><br />

et par son imaginaire si luxuriant.<br />

Je serais sans doute moins frappée<br />

<strong>au</strong>jourd’hui puisque après<br />

lui, d’<strong>au</strong>tres ont écrit <strong>de</strong>s romans<br />

dans cette veine du réalisme<br />

magique, mais cette première<br />

rencontre avec ce genre qu’il fut<br />

l’un <strong>de</strong>s premiers à explorer fut<br />

un grand choc. J’ai <strong>au</strong>ssi vibré en<br />

lisant La Princesse <strong>de</strong> Clèves <strong>de</strong><br />

Madame <strong>de</strong> La Fayette pour son<br />

c<strong>la</strong>ssicisme, <strong>la</strong> limpidité <strong>de</strong> son<br />

style, et <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription magistrale<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong> l’amour.<br />

Bien sûr, nombre d’<strong>au</strong>tres<br />

œuvres m’ont marquée. Ce que<br />

j’attends d’un livre est qu’il me<br />

surprenne, m’emporte et me déconcerte.<br />

Lire un grand roman est<br />

toujours une certitu<strong>de</strong> d’évasion,<br />

et une promesse <strong>de</strong> bonheur.<br />

© Milo Manara<br />

Manara reste roi, avec ses nymphes<br />

<strong>au</strong>x jambes interminables, <strong>au</strong> regard<br />

<strong>la</strong>ngoureux, <strong>au</strong>x lèvres pulpeuses et à<br />

<strong>la</strong> moue mé<strong>la</strong>ncolique. <strong>Le</strong> déclic, une<br />

<strong>de</strong> ses œuvres les plus célèbres, encense<br />

le fantasme masculin <strong>de</strong> domination.<br />

<strong>Le</strong>s déviations sexuelles ne sont pas en<br />

reste : amis du bondage, <strong>Le</strong>one Frollo<br />

offre un spectacle appétissant <strong>de</strong> corps<br />

dans <strong>de</strong>s postures qui rappellent Araki.<br />

Certains <strong>de</strong>ssinateurs vont jusqu’à<br />

créer <strong>de</strong>s êtres surnaturels. La bombe<br />

Druuna <strong>de</strong> Serpieri en est l’exemple<br />

le plus éloquent. <strong>Le</strong>s scénarios <strong>de</strong> ces<br />

ouvrages et les personnalités qui les<br />

peuplent ne représentent pas toujours<br />

<strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> l’être et ne relient pas<br />

<strong>la</strong> sexualité <strong>au</strong> mon<strong>de</strong> réel. <strong>Le</strong>s femmes<br />

qui nous sont offertes en spectacle ne<br />

peuvent être approchées que dans ces<br />

albums qui transmettent un érotisme<br />

idéalisé d’une perfection p<strong>la</strong>stique que<br />

le cinéma n’a jamais pu atteindre.<br />

L’inimaginable est accessible <strong>au</strong> pays<br />

du Soleil-<strong>Le</strong>vant, où le Hentaï (manga<br />

érotique) monopolise le tiers <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vente <strong>de</strong>s romans graphiques. Écolières<br />

suaves et aguicheuses <strong>au</strong>x poitrines<br />

cyclopéennes, monstres concupiscents,<br />

ligotages, re<strong>la</strong>tions amoureuses brutales,<br />

éphèbes : tout y est pour ébranler<br />

troglodytes construites par l’architecte<br />

Couelle sur une anse <strong>de</strong> <strong>la</strong> Méditerranée.<br />

Il leur manquait <strong>la</strong> pierre, le fer,<br />

disait son regard, et surtout le bois, son<br />

matéri<strong>au</strong> <strong>de</strong> travail à l’époque, le bois<br />

qu’il allégeait, faisait scintiller, <strong>au</strong>quel<br />

il redonnait l’âme <strong>de</strong> l’arbre, si bien<br />

que <strong>de</strong> retour dans son atelier après<br />

plusieurs jours d’absence, il trouva un<br />

hibou mort lové dans sa <strong>de</strong>rnière sculpture.<br />

L’oise<strong>au</strong> avait retrouvé son habitacle.<br />

Histoire <strong>au</strong>thentique racontée à<br />

Cl<strong>au</strong><strong>de</strong> Estéban dans son magnifique<br />

livre Chillida publié par <strong>la</strong> fondation<br />

Maeght en 1971. Du sculpteur, je ne<br />

connaissais que quelques gravures à<br />

l’époque, sorte <strong>de</strong> lettres <strong>de</strong> pierre qualifiées<br />

par moi <strong>de</strong> premiers balbutiements<br />

<strong>de</strong> l’alphabet. <strong>Le</strong>s lignes horizontales<br />

et verticales exprimaient <strong>de</strong>s sons.<br />

<strong>Le</strong>s courbes facilitaient l’emboîtement,<br />

l’interpénétration <strong>de</strong> ces lettres entre<br />

elles. Écriture du premier homme qui<br />

tenta d’inscrire sa pensée dans <strong>la</strong> ma-<br />

BD à libido<br />

Sous <strong>de</strong>s piles <strong>de</strong> bouquins, dans les sections<br />

plutôt discrètes <strong>de</strong> certaines librairies, se<br />

cachent <strong>de</strong>s cases <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinées pour<br />

adultes. Depuis que cette forme d’expression<br />

est née, les <strong>de</strong>ssinateurs <strong>la</strong>issent hasar<strong>de</strong>r leurs<br />

crayons dans les zones ch<strong>au</strong><strong>de</strong>s et humi<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

leur fertile imagination. Passage en revue, par<br />

le trou <strong>de</strong> <strong>la</strong> serrure...<br />

le plus puritain <strong>de</strong>s moines. En Europe,<br />

l’érotisme connaît un tournant avec un<br />

certain genre qui prend une importante<br />

envergure : l’univers <strong>de</strong> <strong>la</strong> BD touche <strong>la</strong><br />

sphère <strong>de</strong> <strong>la</strong> science-fiction et donne<br />

naissance à <strong>de</strong>s œuvres intemporelles.<br />

Barbarel<strong>la</strong> <strong>de</strong> Jean-Cl<strong>au</strong><strong>de</strong> Forest serait<br />

le premier album <strong>de</strong> BD érotique paru<br />

en 1964 suite à sa publication en feuilleton<br />

dans V magazine. Barbarel<strong>la</strong> a<br />

<strong>de</strong>s aventures avec <strong>de</strong>s machines et <strong>de</strong>s<br />

robots. Jane Fonda l’incarnera <strong>au</strong> cinéma<br />

où, dans une scène culte, elle serait<br />

prise dans un engin à torture qui vient<br />

à <strong>bout</strong> <strong>de</strong> sa victime par l’orgasme perpétuel.<br />

Enki Bi<strong>la</strong>l possè<strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins<br />

les plus c<strong>la</strong>irs <strong>de</strong>s contemporains.<br />

Ses personnages vivent dans un mon<strong>de</strong><br />

futuriste, un genre <strong>de</strong> ville froi<strong>de</strong> et<br />

métallique. Ils sont souvent dans <strong>de</strong>s<br />

positions ch<strong>au</strong><strong>de</strong>s, mais atténuées par<br />

<strong>la</strong> dominance g<strong>la</strong>ciale <strong>de</strong> sa couleur <strong>de</strong><br />

prédilection, le bleu. Moebius <strong>de</strong> son<br />

côté fignole <strong>de</strong>s images étranges où le<br />

fantastique épouse le réel. Il affirme<br />

d’ailleurs que « le <strong>de</strong>ssin est un acte<br />

sexuel. Son grand intérêt est d’ailleurs<br />

d’être hermaphrodite ».<br />

Aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cet univers sophis-<br />

D.R.<br />

Be<strong>au</strong>x-Arts<br />

tière, <strong>la</strong> simplicité <strong>de</strong>s lignes reflétant<br />

<strong>la</strong> simplicité <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée. Armé <strong>de</strong> son<br />

burin, Chillida creusait à <strong>la</strong> recherche<br />

<strong>de</strong>s sons enfouis dans <strong>la</strong> pierre, le bruit<br />

<strong>de</strong> son outil qui grattait, effritait, écho<br />

<strong>de</strong> ces sons qui mis <strong>bout</strong> à <strong>bout</strong> <strong>de</strong>venaient<br />

<strong>la</strong>ngage, NU parce que réduit à<br />

l’essentiel. Chillida, un patrimoine gravé<br />

dans <strong>la</strong> pierre, le fer, le bois, dans le<br />

cuivre soumis à l’aci<strong>de</strong>. <strong>Le</strong>s tracés charbonneux<br />

délimitent les frontières entre<br />

<strong>de</strong>ux couleurs. Pas <strong>de</strong> glissements. <strong>Le</strong><br />

b<strong>la</strong>nc vrille rarement le noir, l’éc<strong>la</strong>ir<br />

tiqué, Reiser amuse son public avec<br />

ses <strong>de</strong>ssins cochons, dégoulinants et<br />

lubriques, mordus d’humour et <strong>de</strong><br />

vulgarité. Son personnage le plus célèbre<br />

n’est <strong>au</strong>tre que le Gros Dégueu<strong>la</strong>sse.<br />

Il arbore un trait tendu, précis<br />

et bestial, jeté sur le papier avec <strong>de</strong>s<br />

taches <strong>de</strong> couleur pour un effet mouillée.<br />

Bien qu’absent <strong>de</strong> <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s<br />

dictionnaires <strong>de</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée érotique,<br />

Jean-Marc Reiser reste un <strong>de</strong>s<br />

pornographes les plus adulés <strong>de</strong> notre<br />

époque. Avec be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>dace et<br />

<strong>de</strong> légèreté, il affiche le premier phallus<br />

représentant Jacques Chirac sur <strong>la</strong><br />

couverture <strong>de</strong> Charlie Hebdo. Il <strong>de</strong>ssine<br />

l’homme et <strong>la</strong> femme comme ils<br />

sont, dans <strong>de</strong>s situations qui reflètent<br />

l’humanité <strong>la</strong> plus basique. Pareil pour<br />

Wolinski, fils <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse, qui brille<br />

dans cette catégorie. Dis mois que tu<br />

m’aimes affiche <strong>de</strong>s situations marrantes<br />

où <strong>la</strong> femme est abusée par son<br />

homme en mendiant quelques mots<br />

d’amour. D’ailleurs, un <strong>de</strong> ses albums<br />

s’intitule Je ne pense qu’à ça ! Et apparemment,<br />

il n’est pas le seul. <strong>Le</strong>s Américains<br />

<strong>au</strong>ssi en font fixation. Robert<br />

Crumb est considéré comme le père <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> BD érotique américaine, et s’occupe<br />

ba<strong>la</strong>frant un ciel <strong>de</strong> bitume est <strong>de</strong> passage.<br />

B<strong>la</strong>nc et noir, l’endroit et l’envers,<br />

se referment sur eux-mêmes dans une<br />

sorte <strong>de</strong> méditation. Aussi intravertis<br />

que ses <strong>de</strong>meures, grottes, bunkers,<br />

gîtes habités par le vi<strong>de</strong>, le silence seul<br />

gardien <strong>de</strong>s lieux. Austérité, économie<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> matière. Pas <strong>la</strong> moindre joliesse<br />

ou effet théâtral, mais une recherche<br />

constante <strong>de</strong> l’équilibre entre les<br />

formes, entre <strong>la</strong> sculpture et son ombre<br />

sur le sol, entre l’homme absent et son<br />

ombre sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète : l’œuvre <strong>de</strong> Chillida<br />

: cohabitation muette entre le vertical<br />

et l’horizontal, les <strong>de</strong>ux constantes<br />

<strong>de</strong> l’artiste. Dans <strong>la</strong> série « les Euzkedos<br />

» dédiée à sa patrie ensang<strong>la</strong>ntée,<br />

on retrouve les mêmes tracés épaissis,<br />

d’un noir tragique. Chillida l’homme<br />

sombre sur ma terrasse <strong>de</strong> Port <strong>la</strong> Galère,<br />

été 80, contraste saisissant avec<br />

le si so<strong>la</strong>ire Aimé Maeght, chef d’une<br />

tribu <strong>de</strong> créateurs, les plus grands du<br />

XX e siècle. Miro, Taplès, Cal<strong>de</strong>r, Rio-<br />

Mazen Kerbaj<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> production et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vente hors<br />

circuit <strong>de</strong> ses Zap Comix, arborant<br />

vulves et érections. Ses héritiers, dont<br />

Adrian Tomine, David Heatley, Daniel<br />

Clowes ainsi que Charles Burns dans<br />

B<strong>la</strong>ck Hole, grattent toujours <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong>s tabous et <strong>de</strong>s stéréotypes.<br />

La ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée contemporaine<br />

s’intéresse <strong>de</strong> plus en plus <strong>au</strong> vécu et<br />

<strong>au</strong>x expériences personnelles. C’est<br />

le cas <strong>de</strong> Frédéric Boilet, qui étale ses<br />

re<strong>la</strong>tions intimes durant ses années japonaises.<br />

Dans L’épinard <strong>de</strong> Yukiko,<br />

on est très souvent en caméra subjective,<br />

contemp<strong>la</strong>nt avec lui le corps <strong>de</strong><br />

son amante. Sa rencontre avec Aurélia<br />

Aurita fait basculer les rapports.<br />

Il <strong>de</strong>vient le personnage <strong>de</strong> sa petite<br />

amie. Cette <strong>de</strong>rnière consacre sa carrière<br />

<strong>de</strong> bédéiste avec Fraise et Choco<strong>la</strong>t,<br />

le récit piquant, impertinent<br />

et émouvant <strong>de</strong> ses amours et <strong>de</strong> ses<br />

ébats avec Boilet. De son côté, Craig<br />

Thompson évoque dans B<strong>la</strong>nkets<br />

son adolescence, ses conflits avec <strong>la</strong><br />

religion et ses premières amours, et<br />

Debbie Drechsler traite avec Daddy’s<br />

Girl <strong>de</strong> son expérience incestueuse.<br />

<strong>Le</strong> sujet peut <strong>au</strong>ssi être re<strong>la</strong>té dans le<br />

récit, mais pas dans l’image. Marjane<br />

Satrapi s’en délecte, racontant <strong>de</strong>s<br />

Bro<strong>de</strong>ries les unes plus cocasses que<br />

les <strong>au</strong>tres, révé<strong>la</strong>nt les faces cachées<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> société orientale.<br />

Suite à <strong>de</strong>s époques fluctuantes entre<br />

amis et ennemis <strong>de</strong> <strong>la</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée<br />

érotique, entre relâchement <strong>de</strong>s mœurs<br />

et puritanisme, ce genre <strong>de</strong> narration<br />

séquentielle oscil<strong>la</strong>nt entre censure et<br />

encensoir eut ses moments <strong>de</strong> gloire<br />

ainsi que <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> timidité. Nous<br />

osons penser qu’il pointe son nez chez<br />

<strong>de</strong> plus en plus d’éditeurs. Coquins, à<br />

vos libraires !<br />

ZeinA BAssil<br />

pelIe, pour ne citer qu’eux, étaient<br />

chez eux à <strong>la</strong> fondation, avec femme<br />

et enfants, chacun disposant d’un atelier.<br />

Dialogue ente <strong>de</strong>s formes muettes,<br />

tout est suggéré, intériorisé, l’état brut<br />

voulu, assumé pour être le plus près <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> pensée. « Être <strong>la</strong> pensée », dit encore<br />

Estéban qui qualifie Chillida <strong>de</strong> bâtisseur<br />

<strong>de</strong> l’invisible. Épuisées les limites<br />

du fer et du bois, Chillida retourna les<br />

<strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa vie à <strong>la</strong> pierre,<br />

creusant dans sa pesanteur nocturne,<br />

avec l’impression <strong>de</strong> bâtir une maison<br />

pour le premier homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète,<br />

imitant ses gestes, ébloui par ce qui<br />

sortait <strong>de</strong> ses mains. Une œuvre reliée<br />

<strong>au</strong> parcours <strong>de</strong> l’humanité <strong>de</strong>puis l’âge<br />

<strong>de</strong> pierre jusqu’à l’âge <strong>de</strong> fer, pourtant<br />

d’une étonnante mo<strong>de</strong>rnité.<br />

Vénus KHourY-GHAtA<br />

Exposition Eduardo Chillida, Fondation Maeght, Saint-<br />

P<strong>au</strong>l-<strong>de</strong>-Vence, du 26 juin <strong>au</strong> 13 novembre 2011.<br />

M alika<br />

V<br />

Questionnaire<br />

<strong>de</strong> Proust à<br />

Malika<br />

Moked<strong>de</strong>m<br />

Moked<strong>de</strong>m est née le 5<br />

octobre 1949 dans le désert<br />

algérien <strong>de</strong> Kenadsa. Elle vit à<br />

Montpellier et partage son temps<br />

entre l’écriture et <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine (elle<br />

est spécialiste en néphrologie). Elle<br />

est l’<strong>au</strong>teure chez Grasset, entre<br />

<strong>au</strong>tres, <strong>de</strong> L’Interdite (1993), Des<br />

rêves et <strong>de</strong>s assassins (1995), <strong>Le</strong>s<br />

hommes qui marchent (1997), La<br />

transe <strong>de</strong>s insoumis (2003), Mes<br />

hommes (2005), et Je dois tout à<br />

ton oubli (2008). Ses ouvrages ont<br />

été couronnés par <strong>de</strong> nombreux<br />

prix. La désirante (Grasset, 2011)<br />

est son dixième roman.<br />

l Quel est votre principal trait <strong>de</strong><br />

caractère ?<br />

La ténacité.<br />

l Votre qualité préférée chez un<br />

homme ?<br />

L’attention et l’humour.<br />

l Votre qualité préférée chez une<br />

femme ?<br />

La liberté. Quel qu’en soit le prix.<br />

l Qu’appréciez-vous le plus chez<br />

vos amis ?<br />

<strong>Le</strong>ur amitié précisément. Ce don<br />

qu’ils me font d’eux-mêmes. Pour<br />

<strong>la</strong> noma<strong>de</strong> sans tribu que je suis, ils<br />

représentent ma famille d’élection.<br />

l Votre occupation préférée ?<br />

Écrire. L’écriture m’absorbe<br />

totalement, abolit l’espace et le<br />

temps.<br />

l Votre rêve <strong>de</strong> bonheur ?<br />

Je ne rêve pas du bonheur. Jouir <strong>de</strong>s<br />

menus p<strong>la</strong>isirs du présent me suffit.<br />

l Ce que vous voudriez être ?<br />

Dieu, ce dramaturge <strong>au</strong>x mélos<br />

inépuisables… Et comme je doute<br />

<strong>de</strong> son existence…<br />

l <strong>Le</strong> pays où vous désireriez vivre ?<br />

J’aime mon Sud d’adoption. Il a un<br />

climat et une végétation i<strong>de</strong>ntiques<br />

à ceux <strong>de</strong> l’Algérie. Ses diktats et ses<br />

<strong>violence</strong>s en moins.<br />

l Vos héros dans <strong>la</strong> fiction ?<br />

« Tu seras un héros », cette mise<br />

en <strong>de</strong>meure adressée à Romain<br />

Gary par sa mère trouve son<br />

a<strong>bout</strong>issement dans La promesse<br />

<strong>de</strong> l’<strong>au</strong>be. J’aime ces textes dans<br />

lesquels <strong>de</strong>s <strong>au</strong>teurs hissent leur<br />

propre vie <strong>au</strong> rang du chef-d’œuvre.<br />

l Vos héroïnes dans <strong>la</strong> fiction ?<br />

I<strong>de</strong>m que pour <strong>la</strong> question<br />

précé<strong>de</strong>nte : Duras dans Écrire,<br />

Be<strong>au</strong>voir dans <strong>Le</strong> <strong>de</strong>uxième Sexe,<br />

Anne Frank dans son <strong>Jour</strong>nal…<br />

l Vos héros dans <strong>la</strong> vie réelle ?<br />

Barack Obama, Nelson Man<strong>de</strong><strong>la</strong>.<br />

l Vos héroïnes dans <strong>la</strong> vie réelle ?<br />

Ces milliers d’anonymes qui, dans<br />

les états du Sud comme ailleurs,<br />

résistent chaque jour à toute forme<br />

<strong>de</strong> <strong>violence</strong>, <strong>au</strong> prix <strong>de</strong> leur vie<br />

parfois.<br />

l <strong>Le</strong>s caractères historiques que<br />

vous détestez le plus ?<br />

<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>spotes, leurs usurpations<br />

<strong>de</strong>s libertés, leurs injustices et leur<br />

mépris <strong>de</strong>s humains.<br />

l <strong>Le</strong> fait militaire que vous<br />

admirez le plus ?<br />

Que les militaires n’aient pas tiré sur<br />

leur popu<strong>la</strong>tion en Tunisie comme<br />

en Égypte. C’est une première dans<br />

les pays arabes ! Ce n’est hé<strong>la</strong>s pas le<br />

cas pour l’Algérie.<br />

l La réforme que vous estimez le<br />

plus ?<br />

Auparavant, l’abolition <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine<br />

<strong>de</strong> mort, le droit à l’avortement.<br />

À présent, ce séisme salvateur qui<br />

soulevé <strong>la</strong> jeunesse tunisienne et<br />

dont les répliques n’ont pas fini<br />

d’ébranler le mon<strong>de</strong> arabe. Cette<br />

<strong>la</strong>me <strong>de</strong> fond qui fait trembler les<br />

dictateurs.<br />

l <strong>Le</strong> don <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature que vous<br />

aimeriez avoir ?<br />

La montée <strong>de</strong> sève du printemps<br />

après l’hiver. <strong>Le</strong> cycle recommencé<br />

<strong>de</strong>s saisons. Mais une jouvence<br />

après <strong>la</strong> vieillesse gar<strong>de</strong>rait-elle<br />

vraiment <strong>la</strong> can<strong>de</strong>ur effrontée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

jeunesse ?<br />

l Votre <strong>de</strong>vise ?<br />

Ne jamais accepter l’humiliation.<br />

D.R.


VI Essais<br />

D.R.<br />

isLam et christianisme ; diaLogUe reLigieUx<br />

et défi <strong>de</strong> La mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> P<strong>au</strong>l Khoury,<br />

L’Harmattan, 130 p.<br />

La tragédie <strong>de</strong> L’isLam mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> Hamadi<br />

Redissi, Seuil, 173 p.<br />

La carrière <strong>de</strong> P<strong>au</strong>l Khoury<br />

est jalonnée <strong>de</strong> nombreux<br />

trav<strong>au</strong>x <strong>de</strong> recherche. A<br />

titre d’exemple, il a publié<br />

<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur les pères <strong>de</strong><br />

l’Eglise orientale, sur le mon<strong>de</strong> arabe,<br />

sur <strong>la</strong> philosophie. Ce théologien<br />

doublé d’un philosophe s’est particulièrement<br />

intéressé à l’exploration<br />

<strong>de</strong>s pistes susceptibles <strong>de</strong> conduire <strong>au</strong><br />

rapprochement is<strong>la</strong>mo-chrétien. C’est<br />

dans cette perspective, qu’il vient d’éditer<br />

chez L’Harmattan Is<strong>la</strong>m et Christianisme,<br />

Dialogue religieux et défi<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité. En fait, cet ouvrage<br />

a déjà fait l’objet d’une première édition<br />

en 1973 chez un éditeur libanais<br />

et d’une secon<strong>de</strong> édition en 1997. Mais<br />

à l’époque, ces publications n’ont eu<br />

qu’un impact quasiment confi<strong>de</strong>ntiel.<br />

<strong>Le</strong> problème qui hante l’esprit <strong>de</strong> P<strong>au</strong>l<br />

Khoury peut être formulé <strong>de</strong> <strong>la</strong> manière<br />

suivante : comment créer les conditions<br />

susceptibles <strong>de</strong> susciter un vrai dialogue<br />

entre chrétiens et musulmans et<br />

établir entre eux un climat <strong>de</strong> fraternité<br />

et <strong>de</strong> convivialité capable d’effacer les<br />

sentiments d’hostilité et <strong>de</strong> suspicion<br />

qui les dresse les uns contre les <strong>au</strong>tres ?<br />

Ce dialogue s’avère une nécessité vitale<br />

particulièrement dans l’ère du Proche-<br />

<strong>Le</strong> choc JésUs-mahomet <strong>de</strong> Christian Makarian,<br />

CNRS éditions, 2011, 340 p.<br />

Essayiste, journaliste, spécialiste<br />

du fait religieux et directeur<br />

adjoint <strong>de</strong> <strong>la</strong> rédaction<br />

<strong>de</strong> L’Express, Christian Makarian<br />

constate l’incompréhension <strong>de</strong><br />

l’is<strong>la</strong>m par l’Occi<strong>de</strong>nt et nous propose,<br />

dans son <strong>de</strong>rnier ouvrage, <strong>Le</strong> choc Jésus-Mahomet,<br />

un aller-retour constant<br />

entre <strong>la</strong> Bible et le Coran. S'il précise<br />

que connaître l’is<strong>la</strong>m c’est d’abord savoir<br />

ce que sont vraiment le judaïsme<br />

et le christianisme et s’il dénonce les<br />

dangers <strong>de</strong> l’inculture religieuse qui<br />

« n’a jamais aidé à <strong>la</strong> compréhension<br />

mutuelle », Makarian se montre soucieux<br />

<strong>de</strong> ne pas masquer les différences<br />

et <strong>de</strong> souligner « les divergences fondamentales<br />

entre traditions chrétienne et<br />

musulmane ». Tout commence par un<br />

retour <strong>au</strong>x textes sacrés, par un regard<br />

critique sur <strong>la</strong> fiabilité et l’origine <strong>de</strong>s<br />

textes qui composent l’Ancien et le<br />

Nouve<strong>au</strong> Testament, mais <strong>au</strong>ssi sur les<br />

certitu<strong>de</strong>s historiques concernant Jésus<br />

et Mahomet.<br />

Si <strong>la</strong> Bible et le Coran ont longtemps<br />

été transmis par voie orale avant leur<br />

transcription, <strong>la</strong> différence fondamentale<br />

<strong>de</strong>meure que Dieu ne dicte pas <strong>la</strong><br />

Bible alors qu’Al<strong>la</strong>h dicte le Coran.<br />

« La chrétienté est centrée sur une personne,<br />

le Christ ; l’is<strong>la</strong>m est centré sur<br />

un livre, le Coran. » Ce<strong>la</strong>, sans oublier<br />

le lien incontournable entre <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />

arabe et le Coran alors que « le contenu<br />

même du message christique suppose <strong>la</strong><br />

traduction en d’<strong>au</strong>tres <strong>la</strong>ngues ». L’approche<br />

linguistique du christianisme se<br />

situe, en effet, <strong>au</strong>x antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> celle <strong>de</strong><br />

l’is<strong>la</strong>m. <strong>Le</strong>s Évangiles seront d’ailleurs<br />

écrits en grec, une <strong>la</strong>ngue que Jésus ne<br />

par<strong>la</strong>it pas.<br />

Il serait enfin absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir dans le<br />

Coran un Troisième Testament qui<br />

viendrait gentiment compléter les<br />

Évangiles ; attendu que le Livre saint<br />

<strong>de</strong> l’is<strong>la</strong>m, même s’il évoque abondamment<br />

<strong>de</strong>s personnages issus <strong>de</strong><br />

l’Ancien ou du Nouve<strong>au</strong> Testament,<br />

« considère ces <strong>de</strong>ux livres comme <strong>de</strong>s<br />

écrits falsifiés, <strong>de</strong>s textes mensongers<br />

et trompeurs ». <strong>Le</strong> Coran rediscute<br />

l’histoire d’Israël, non pas à partir <strong>de</strong><br />

l’avènement <strong>de</strong> Mahomet, mais dès<br />

l’origine. « C’est pourquoi <strong>la</strong> nature du<br />

lien qu’institue Mahomet avec les juifs<br />

et les chrétiens est, hé<strong>la</strong>s, conflictuelle<br />

par essence. » Makarian conteste ici<br />

l’expression « Gens du Livre » qui désigne<br />

<strong>au</strong>ssi bien les chrétiens et les juifs<br />

que les musulmans ; arguant qu’il serait<br />

naïf <strong>de</strong> croire que le fait d’enrober les<br />

différences dans une sorte d’universalisme<br />

pourrait atténuer les conflits ; et<br />

soutenant que « <strong>la</strong> règle du plus grand<br />

dénominateur commun est sans effet<br />

L'is<strong>la</strong>m en question<br />

L'is<strong>la</strong>m en dialogue avec le christianisme et l'is<strong>la</strong>m face à <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité sont <strong>de</strong>ux problématiques<br />

essentielles pour comprendre le Proche-Orient <strong>au</strong>jourd'hui et les enjeux géopolitiques à venir.<br />

Deux ouvrages s'y attaquent, avec <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue diamétralement opposés.<br />

Orient arabe où les <strong>de</strong>ux commun<strong>au</strong>tés<br />

vivent côte à côte. Ce qui complique<br />

singulièrement ce dialogue c’est le<br />

contexte culturel <strong>au</strong> sein duquel il est<br />

appelé à se dérouler. En effet, l’irruption<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité occi<strong>de</strong>ntale dans<br />

le mon<strong>de</strong> arabo-is<strong>la</strong>mique a <strong>la</strong>issé <strong>de</strong>s<br />

séquelles non encore effacées.<br />

De fait, <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité est chose ambiguë.<br />

Dans le mon<strong>de</strong> arabe particulièrement,<br />

elle a pris le visage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />

et <strong>de</strong> l’impérialisme tout en véhicu<strong>la</strong>nt<br />

en même temps les notions universelles<br />

<strong>de</strong> respect <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> liberté <strong>de</strong><br />

conscience et <strong>de</strong> rationalité critique.<br />

De surcroît, elle a été tentée, sous ses<br />

visages positiviste, communiste ou <strong>la</strong>ïcisant<br />

<strong>de</strong> remettre en question l’esprit<br />

religieux et <strong>de</strong> considérer les religions<br />

comme <strong>de</strong>s billevesées ou <strong>au</strong> mieux <strong>de</strong>s<br />

mythes d’un <strong>au</strong>tre âge propres à endormir<br />

l’homme en le maintenant sous <strong>la</strong><br />

coupe <strong>de</strong> traditions obsolètes et léthargiques.<br />

Ce faisant, elle ne s’est pas rendue<br />

compte que <strong>la</strong> civilisation technicienne<br />

qu’elle propose peut tourner à<br />

vi<strong>de</strong> et se perdre dans le non-sens et <strong>la</strong><br />

barbarie. Une fois établi ce préa<strong>la</strong>ble,<br />

l’<strong>au</strong>teur invite les chrétiens et les musulmans<br />

d’Orient à ne plus perdre leur<br />

temps à s’épuiser dans <strong>de</strong>s querelles<br />

religieuses stériles et insignifiantes. Ils<br />

sont donc invités ensemble à relever<br />

le défi <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité dans le double<br />

souci <strong>de</strong> survivre dans ces temps sans<br />

pitié et <strong>de</strong> préserver leur i<strong>de</strong>ntité et leur<br />

âme. Ils doivent par conséquent entamer<br />

entre eux un dialogue en profon<strong>de</strong>ur<br />

et abandonner les querelles théo-<br />

logiques et dogmatiques. Ce dialogue<br />

est possible car l’is<strong>la</strong>m et le christianisme<br />

sont <strong>de</strong>ux religions sœurs qui se<br />

réfèrent toutes <strong>de</strong>ux à Abraham, père<br />

<strong>de</strong>s croyants. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s convergences<br />

et <strong>de</strong>s divergences entre les <strong>de</strong>ux religions,<br />

<strong>la</strong> seule approche va<strong>la</strong>ble pour<br />

entamer entre elles un vrai dialogue<br />

c’est l’approche « anthropologique »,<br />

c’est-à-dire une approche basée sur <strong>la</strong><br />

réalité humaine et <strong>la</strong> foi en une transcendance<br />

qui donne un sens à <strong>la</strong> vie.<br />

« La plénitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme réalisé <strong>au</strong><br />

cours <strong>de</strong> l’histoire coïnci<strong>de</strong> avec <strong>la</strong> manifestation<br />

plénière <strong>de</strong> Dieu ».<br />

Cet ouvrage s’adresse à une élite choisie,<br />

voire à <strong>de</strong>s spécialistes. La matière<br />

en est <strong>de</strong>nse et riche. <strong>Le</strong> raisonnement<br />

que poursuit l’<strong>au</strong>teur tout <strong>au</strong> long <strong>de</strong><br />

son exposé est tellement serré qu’il<br />

exige <strong>de</strong> <strong>la</strong> part du lecteur une attention<br />

soutenue doublée d’une vaste culture<br />

philosophique et théologique. <strong>Le</strong> texte<br />

est émaillé <strong>de</strong> termes techniques parfois<br />

non expliqués. Quant à l’affirmation<br />

<strong>de</strong> certaines propositions comme par<br />

exemple celle qui prétend que toute<br />

religion, entendue comme expression<br />

d’une culture déterminée, est vouée à<br />

<strong>la</strong> mort, ce<strong>la</strong> peut prêter le f<strong>la</strong>nc à <strong>la</strong><br />

controverse.<br />

* * * * *<br />

La tragédie <strong>de</strong> l’is<strong>la</strong>m mo<strong>de</strong>rne abor<strong>de</strong><br />

à peu près le même sujet mais selon une<br />

approche et dans un registre tout différents.<br />

L’<strong>au</strong>teur, Hamadi Redissi, a déjà<br />

à son actif plusieurs ouvrages : <strong>Le</strong>s Poli-<br />

Jésus versus Mahomet<br />

D.R.<br />

tant elle repose sur une apparence qui<br />

parvient à peine à masquer <strong>de</strong> profonds<br />

désaccords. On ne négocie pas avec le<br />

fondamental ».<br />

Tout comme Mahomet, Jésus prêche<br />

dans un milieu hostile. Mais, jusque<br />

dans leur mort, Jésus et Mahomet diffèrent.<br />

« Anti-héros romain », le Christ<br />

triomphe en mourant puis en ressuscitant<br />

alors que le Prophète est victorieux<br />

sur les champs <strong>de</strong> bataille. Si le christianisme<br />

s’est d’emblée situé en <strong>de</strong>hors du<br />

domaine politique, cette dimension est<br />

en revanche « coextensive à <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion<br />

coranique ». La foi chrétienne n’eut<br />

pour force que sa faiblesse ; et s’empara<br />

<strong>de</strong> l’empire romain par le martyre pour<br />

s’étendre, par <strong>la</strong> suite, <strong>au</strong> mon<strong>de</strong> entier.<br />

L’is<strong>la</strong>m était déjà une religion victorieuse<br />

du vivant <strong>de</strong> Mahomet ; c’est<br />

pourquoi l’expansion du christianisme<br />

fut lente et celle <strong>de</strong> l’is<strong>la</strong>m foudroyante.<br />

Makarian revient sur le rapport à <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ïcité qui est directement issue d’un<br />

principe chrétien « ren<strong>de</strong>z à César ce<br />

qui est à César, et à Dieu ce qui est à<br />

Dieu ». Principe que <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s historiens,<br />

philosophes et juristes actuels<br />

considèrent comme le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

séparation entre <strong>la</strong> religion et l’État, et<br />

qui n’a pas d’équivalent dans l’is<strong>la</strong>m.<br />

La <strong>de</strong>uxième divergence tient à <strong>la</strong> nature<br />

même <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. <strong>Le</strong> christianisme<br />

cultive le doute ; « le croyant sait que<br />

<strong>la</strong> seule preuve <strong>de</strong> sa foi rési<strong>de</strong> dans le<br />

secret <strong>de</strong> son cœur ». Pour ce qui est du<br />

christianisme, il est important <strong>de</strong> souligner<br />

à quel point « <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion à Dieu<br />

est individuelle, personnelle », alors<br />

que l’is<strong>la</strong>m est une religion dans <strong>la</strong>quelle<br />

« le salut passe par le collectif ».<br />

S’il est vrai que les trois monothéismes<br />

« ont fondé <strong>la</strong> supériorité masculine<br />

sur <strong>de</strong>s principes divins et assimilé <strong>la</strong><br />

femme <strong>au</strong> péché », Makarian nuance<br />

ses jugements et revient sur les re<strong>la</strong>tions<br />

<strong>de</strong> Jésus et <strong>de</strong> Mahomet <strong>au</strong>x femmes ;<br />

leur ministère s’étant accompli, pour<br />

<strong>de</strong>s raisons différentes, dans un environnement<br />

<strong>la</strong>rgement féminin. L’<strong>au</strong>teur<br />

revient également sur <strong>la</strong> notion<br />

<strong>de</strong> péché originel qui n’est, en réalité,<br />

« qu’une construction intellectuelle tardive<br />

<strong>de</strong> l’Église <strong>de</strong> Rome ».<br />

Makarian insiste enfin sur le fait que<br />

même <strong>la</strong> perception <strong>de</strong> Dieu est radicalement<br />

différente. D’un côté le Dieu<br />

unique <strong>de</strong>s musulmans, et <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre le<br />

Dieu trinitaire <strong>de</strong>s chrétiens ; le Dieu<br />

créateur qui ne peut être associé à qui<br />

que ce soit, et le Dieu père du Christ<br />

et <strong>de</strong> l’humanité ; le Dieu distant <strong>de</strong><br />

l’is<strong>la</strong>m, et le Dieu incarné du christianisme<br />

; <strong>la</strong> toute-puissance d’Al<strong>la</strong>h et<br />

l’amour <strong>de</strong> Dieu. Selon Makarian, il<br />

n’y <strong>au</strong>rait « pas <strong>de</strong> point <strong>de</strong> conciliation<br />

possible entre <strong>de</strong>ux perceptions<br />

<strong>de</strong> Dieu si divergentes ». Et ce d’<strong>au</strong>tant<br />

plus qu’elles engendrent « <strong>de</strong>ux visions<br />

du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, du salut, <strong>de</strong> l’individu,<br />

radicalement divergentes ».<br />

Makarian dénonce, dans cet ouvrage<br />

quelque peu ardu, l’idéologie qui<br />

consiste à rapprocher is<strong>la</strong>m et Occi<strong>de</strong>nt<br />

en insistant sur les ressemb<strong>la</strong>nces ; et se<br />

montre partisan d’un vrai dialogue qui<br />

ne nie pas les différences.<br />

lAMiA EL SaaD<br />

tiques en Is<strong>la</strong>m, le Prophète, le Roi et le<br />

Savant (1998) ; L’Exception Is<strong>la</strong>mique<br />

(2004) ; <strong>Le</strong> Pacte <strong>de</strong> Nadjd ou comment<br />

l’is<strong>la</strong>m sectaire est <strong>de</strong>venu l’is<strong>la</strong>m<br />

(2007). Dans l’ouvrage qui vient <strong>de</strong> paraître,<br />

Rédissi compare le parcours <strong>de</strong><br />

l’is<strong>la</strong>m mo<strong>de</strong>rne <strong>au</strong> déroulement d’une<br />

tragédie grecque. Oscil<strong>la</strong>nt entre mo<strong>de</strong>rnité<br />

et tradition, l’is<strong>la</strong>m est dans le<br />

désarroi. Il a perdu son i<strong>de</strong>ntité rigi<strong>de</strong> et<br />

sa mo<strong>de</strong>rnité est « trouée, transpercée,<br />

cousue <strong>de</strong> pièces et <strong>de</strong> morce<strong>au</strong>x. » <strong>Le</strong><br />

drame, c’est qu’il n’y a <strong>au</strong>cune <strong>au</strong>torité<br />

arbitrale pour dire lequel est le véritable<br />

is<strong>la</strong>m. Chacun y va <strong>de</strong> sa rengaine et<br />

invente un is<strong>la</strong>m à sa convenance. Ainsi<br />

« l’is<strong>la</strong>m est doublement fragmenté, par<br />

<strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité et dans sa tradition. » <strong>Le</strong><br />

problème qui se pose est le suivant :<br />

comment être <strong>de</strong> son temps sans se<br />

délester <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité culturelle ? Problème<br />

semble-t-il insoluble car l’is<strong>la</strong>m<br />

mo<strong>de</strong>rne est <strong>au</strong>ssi décalé par rapport<br />

à une mo<strong>de</strong>rnité suspecte qu’éloigné<br />

d’une tradition insaisissable et <strong>de</strong>venue,<br />

en son fond, suspecte.<br />

Une fois ce constat déso<strong>la</strong>nt fait, Redissi<br />

mène une enquête empirique sur<br />

<strong>la</strong> transmutation <strong>de</strong>s valeurs, sur le<br />

processus d’engendrement <strong>de</strong> conflits<br />

qui transforment le mo<strong>de</strong>rne en du traditionnel<br />

et réciproquement. Confronté<br />

à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ïcité, l’is<strong>la</strong>m mo<strong>de</strong>rne déc<strong>la</strong>re<br />

solennellement qu’il est fondamentalement<br />

<strong>la</strong>ïc sans se rendre compte que « <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ïcité médite sur <strong>la</strong> fin du théologicopolitique.<br />

» Quant à <strong>la</strong> démocratie, elle<br />

est taillée comme le lit <strong>de</strong> Procuste :<br />

l’is<strong>la</strong>m actuel coupe ce qui dépasse.<br />

aL-Jazeera, Liberté d’expression et pétromonarchie<br />

<strong>de</strong> C<strong>la</strong>ire-Gabrielle Talon, Presses<br />

universitaire <strong>de</strong> France Proche-Orient, 286 p.<br />

Aujourd’hui plus que jamais,<br />

al-Jazeera se trouve en plein<br />

cœur <strong>de</strong> l’actualité. <strong>Le</strong> printemps<br />

arabe, <strong>au</strong>quel elle s’est empressée<br />

<strong>de</strong> s’associer, semble avoir provoqué<br />

une certaine mutation <strong>de</strong> <strong>la</strong> célèbre et<br />

très controversée chaîne d’information<br />

qatarie. Une mutation qui a conduit<br />

al-Jazeera, naguère célèbre pour les<br />

prises <strong>de</strong> positions péremptoires <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

plupart <strong>de</strong> ses journalistes ve<strong>de</strong>ttes en<br />

faveur <strong>de</strong> l’axe dit <strong>de</strong> <strong>la</strong> moumanaa, à<br />

trancher, du moins en apparence, avec<br />

le discours nationaliste arabe suranné,<br />

pour prendre <strong>la</strong> défense <strong>de</strong>s peuples<br />

aspirant à <strong>la</strong> démocratie, y compris<br />

le peuple syrien. Et cette transformation<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> ligne éditoriale <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaîne<br />

vient <strong>au</strong>jourd’hui <strong>de</strong> provoquer un<br />

chamboulement dans sa hiérarchie<br />

avec <strong>la</strong> chute, mi-septembre, <strong>de</strong> l’une<br />

<strong>de</strong>s figures les plus polémiques <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

chaîne, son fameux directeur général<br />

Waddah Khanfar, proche <strong>de</strong>s Frères<br />

musulmans, suite à <strong>de</strong>s fuites sur le site<br />

Wiki<strong>Le</strong>aks qui révèlent ses contacts<br />

avec les <strong>au</strong>torités américaines concernant<br />

<strong>la</strong> couverture par al-Jazeera <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

guerre d’Irak.<br />

Comprendre les tenants et a<strong>bout</strong>issants<br />

du départ <strong>de</strong> Waddah Khanfar<br />

n’est pas chose facile et procè<strong>de</strong> probablement<br />

une modification <strong>de</strong>s rapports<br />

<strong>de</strong> forces politiques <strong>au</strong> sein <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> chaîne. Car « un équilibre fluctuant<br />

(entre les différentes factions du régime<br />

qatari) prési<strong>de</strong> <strong>au</strong>x <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> chaîne » <strong>de</strong>puis sa création en 1996,<br />

souligne C<strong>la</strong>ire-Gabrielle Talon, politologue,<br />

dans un ouvrage remarquable<br />

récemment paru <strong>au</strong>x éditions PUF. Tiré<br />

d’une thèse <strong>de</strong> doctorat soutenue par<br />

l’<strong>au</strong>teure sous <strong>la</strong> direction du politologue<br />

français Gilles Kepel, l’ouvrage<br />

intitulé Al-Jazeera, Liberté d’expression<br />

et pétromonarchie s’appuie sur<br />

une documentation riche et diversifiée<br />

pour disséquer <strong>la</strong> composition d’al-Jazeera<br />

et expliquer en détail son processus<br />

<strong>de</strong> création, <strong>de</strong> développement et<br />

<strong>de</strong> mutation.<br />

C<strong>la</strong>ire-Gabrielle Talon se donne pour<br />

vocation <strong>de</strong> comprendre et d’expliquer<br />

les interminables ambiguïtés<br />

d’al-Jazeera. Des ambiguïtés qui se<br />

manifestent notamment par le fait<br />

qu’al-Jazeera a pendant longtemps été<br />

<strong>la</strong> chaîne <strong>de</strong> prédilection <strong>de</strong>s sa<strong>la</strong>fites<br />

et jihadistes, diffusant en exclusivité<br />

les vidéos d’el-Qaëda <strong>de</strong>puis son siège<br />

qatari situé à quelques kilomètres seulement<br />

du siège du Comman<strong>de</strong>ment<br />

central américain (US Centcom). Des<br />

Reste le statut <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme. Celle-ci est<br />

toujours maintenue dans une dépendance<br />

suspecte. Enfin l’effet <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité<br />

a rendu le jihad politiquement<br />

illégitime et éthiquement intolérable.<br />

En développant ces thèmes, Redissi<br />

ne fait pas dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>ntelle. Soucieux<br />

<strong>de</strong> remettre les pendules à l’heure, il<br />

pourchasse l’is<strong>la</strong>m tel qu’il est <strong>de</strong>venu<br />

dans ses <strong>de</strong>rniers retranchements ne lui<br />

épargnant <strong>au</strong>cune critique. Il tombe<br />

sur lui à bras raccourcis. <strong>Le</strong> prophète<br />

Muhammad lui-même est un brin égratigné<br />

<strong>au</strong> passage. Avec une vigueur insoupçonnée,<br />

Redissi tourne en ridicule<br />

l’actuelle exégèse ophtalmologique sur<br />

le voile is<strong>la</strong>mique. « La burqua, nous<br />

dit-il, (avec ouverture gril<strong>la</strong>gée) défigure<br />

un is<strong>la</strong>m qui n’a plus <strong>de</strong> visage…<br />

et le niqab remet l’is<strong>la</strong>m dans le noir<br />

total… Se rappe<strong>la</strong>nt l’al<strong>la</strong>itement <strong>de</strong>s<br />

adultes avalisé par Muhammad, un faqih<br />

d’Al-Azhar recomman<strong>de</strong> en 2007<br />

<strong>au</strong>x femmes d’al<strong>la</strong>iter leurs collègues<br />

<strong>de</strong> travail. »<br />

Quoique traitant d’un sujet très sérieux,<br />

La tragédie <strong>de</strong> l’is<strong>la</strong>m mo<strong>de</strong>rne<br />

se lit avec be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir. L’<strong>au</strong>teur,<br />

pur produit d’une culture c<strong>la</strong>ssique,<br />

juridique et philosophique phénoménale,<br />

est un écrivain né. Sa prose<br />

pétil<strong>la</strong>nte, imagée, bourrée <strong>de</strong> locutions<br />

à l’emporte-pièce est une e<strong>au</strong> <strong>de</strong><br />

roche qui coule <strong>de</strong> source. Redissi est<br />

un homme libre dans un mon<strong>de</strong> qui<br />

ne l’est guère et sa liberté <strong>de</strong> ton nous<br />

séduit et emporte notre adhésion.<br />

ABBAs torBeY<br />

Al-Jazeera <strong>au</strong> cœur <strong>de</strong>s<br />

ambiguïtés l’émirat<br />

ambiguïtés qui s’expriment également<br />

à travers le fait qu’al-Jazeera a pendant<br />

<strong>de</strong> longues années tenu un « discours<br />

démocratique radical », selon les<br />

termes <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>teure, tout en étant propriété<br />

d’une pétromonarchie qui n’a<br />

rien d’une démocratie représentative.<br />

À ces ambiguïtés et contrastes, l’<strong>au</strong>teure<br />

oppose sa thèse selon <strong>la</strong>quelle<br />

« al-Jazeera est (…) le produit d’un<br />

(…) État rentier tribal <strong>de</strong> <strong>la</strong> péninsule<br />

Arabique ». Son analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaîne se<br />

mue rapi<strong>de</strong>ment en étu<strong>de</strong> « <strong>de</strong>s structures<br />

socio-politiques qui dominent<br />

l’État qatari ». Elle montre comment<br />

les rivalités entre les différentes factions<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> famille régnante, les al-Thani, ont<br />

structuré <strong>la</strong> chaîne <strong>de</strong>puis sa création<br />

en 1996, dans le contexte d’une tentative<br />

<strong>de</strong> coup d’État contre l’actuel émir,<br />

Hamad ben Khalifa, par son père, avec<br />

l’appui <strong>de</strong> Riyad. Ne suivant ni le modèle<br />

d’une chaîne publique à <strong>la</strong> BBC<br />

à c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> son isolement <strong>au</strong> sein <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

société qatarie ni le modèle d’une télévision<br />

commerciale à <strong>la</strong> CNN à c<strong>au</strong>se<br />

<strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> modèle commercial et<br />

<strong>de</strong> son opacité financière, al-Jazeera<br />

<strong>de</strong>vient « un lieu <strong>de</strong> pouvoir » disputé<br />

par trois c<strong>la</strong>ns politico-religieux : les<br />

libér<strong>au</strong>x menés par l’épouse <strong>de</strong> l’émir,<br />

cheikha Moza, partisans d’une soi-disant<br />

« modération » – wasatiyya – prônée<br />

par le prédicateur Youssef al-Qardawi,<br />

les conservateurs et radic<strong>au</strong>x<br />

proches <strong>de</strong>s Frères musulmans qotbistes<br />

proches <strong>de</strong> cheikh Hamad ben<br />

Thamer al-Thani, prési<strong>de</strong>nt du conseil<br />

d’administration d’al-Jazeera, et le très<br />

influent Premier ministre et ministre<br />

<strong>de</strong>s Affaires étrangères, cheikh Hamad<br />

ben Jassem al-Thani, « wahhabite libéral<br />

». Cette rivalité se déchaîne <strong>au</strong>tour<br />

d’al-Jazeera et transforme cette <strong>de</strong>rnière<br />

en arène où se jouent <strong>la</strong> stabilité<br />

du régime qatari et le pouvoir <strong>de</strong> son<br />

émir, acculé à jouer les arbitres entres<br />

les trois c<strong>la</strong>ns. Paradoxalement, cette<br />

liberté assure <strong>au</strong>x journalistes une certaine<br />

liberté d’expression renforcée par<br />

les rapports « clientélistes » qui les lient<br />

<strong>au</strong>x rése<strong>au</strong>x <strong>de</strong>s trois c<strong>la</strong>ns.<br />

De fil en aiguille, C<strong>la</strong>ire-Gabrielle Talon<br />

décortique, à l’appui d’exemples<br />

concrets et <strong>de</strong> concepts théoriques,<br />

un régime curieux dont al-Jazeera ne<br />

représente que le sommet visible <strong>de</strong><br />

l’iceberg. Un régime qui a mis en p<strong>la</strong>ce<br />

<strong>la</strong> chaîne satellitaire <strong>la</strong> plus popu<strong>la</strong>ire<br />

du mon<strong>de</strong> arabe dont il a profité pour<br />

mener nombre d’intrigues policières<br />

et diplomatiques présentées dans un<br />

ouvrage qui s’impose comme référence<br />

incontournable pour comprendre les<br />

rapports du pouvoir <strong>au</strong>x médias et à<br />

l’information.<br />

MAHMoud HarB<br />

Jeudi 6 octobre 2011<br />

à lire<br />

À <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> Proust<br />

© Opale<br />

Pierre Assouline est décidément<br />

infatigable ! Après son Autodictionnaire<br />

Simenon, le l<strong>au</strong>réat du<br />

prix Méditerranée 2011 publie un<br />

Autodictionnaire Proust réunissant<br />

<strong>de</strong>s « morce<strong>au</strong>x choisis » tirés <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Correspondance <strong>de</strong> Proust et d’À <strong>la</strong><br />

recherche du temps perdu. À paraître<br />

le 20 octobre chez Omnibus.<br />

Jean d’O chez Bonaparte<br />

Dans son <strong>de</strong>rnier livre, La Conversation<br />

(éditions Héloïse d’Ormesson),<br />

Jean d’Ormesson imagine un dialogue<br />

entre Bonaparte et Cambacérès<br />

<strong>au</strong> cours <strong>de</strong> l’hiver 1803-1804. Un<br />

ouvrage bril<strong>la</strong>nt, pétil<strong>la</strong>nt d’humour !<br />

<strong>Le</strong>s aphorismes <strong>de</strong> Nicho<strong>la</strong>s<br />

Taleb<br />

<strong>Le</strong> <strong>de</strong>rnier livre <strong>de</strong> Nicho<strong>la</strong>s Nagib<br />

Taleb sort en octobre en France sous<br />

le titre : <strong>Le</strong> Lit <strong>de</strong> Procuste (<strong>Le</strong>s Belles<br />

<strong>Le</strong>ttres). Il s’agit d’un recueil d’aphorismes<br />

philosophiques, vendu dans un<br />

coffret réunissant <strong>Le</strong> Hasard s<strong>au</strong>vage<br />

et <strong>Le</strong> Cygne noir, ses succès précé<strong>de</strong>nts.<br />

La fiancée libanaise <strong>de</strong> Millet<br />

Grand ami du Liban, Richard Millet<br />

vient <strong>de</strong> publier chez Gallimard un<br />

be<strong>au</strong> roman intitulé La fiancée libanaise,<br />

l’histoire d’une rencontre entre<br />

un écrivain corrézien et une étudiante<br />

libanaise qui consacre une thèse à son<br />

œuvre…<br />

Quand Arnold se raconte<br />

D.R.<br />

L’ancien gouverneur <strong>de</strong> Californie<br />

et star <strong>de</strong> cinéma Arnold Schwarzenegger<br />

est en train <strong>de</strong> rédiger ses<br />

Mémoires. <strong>Le</strong> livre, intitulé My<br />

Unbelievably True Life Story (Ma<br />

véritable et incroyable biographie),<br />

sortira en octobre 2012 chez Simon &<br />

Schuster. Un parcours effectivement<br />

« incroyable », quelque peu terni par<br />

ses <strong>de</strong>rnières frasques…<br />

à voir<br />

<strong>Le</strong> Tintin <strong>de</strong> Spielberg<br />

<strong>Le</strong> Secret <strong>de</strong> <strong>la</strong> Licorne (The Adventures<br />

of Tintin : Secret of the Unicorn),<br />

réalisé par Steven Spielberg et<br />

produit par Peter Jackson, sort fin octobre<br />

<strong>au</strong> cinéma. Adapté <strong>de</strong>s albums<br />

d’Hergé : <strong>Le</strong> Crabe <strong>au</strong>x pinces d’or,<br />

<strong>Le</strong> Secret <strong>de</strong> <strong>la</strong> Licorne et <strong>Le</strong> Trésor<br />

<strong>de</strong> Rackham le Rouge, ce film en 3D<br />

est interprété par Jamie Bell (Tintin),<br />

Andy Serkis (un Arménien d’Irak qui<br />

joue le rôle du capitaine Haddock),<br />

Daniel Craig et Gad Elmaleh.


Jeudi 6 octobre 2011 Rencontre<br />

David Vann a tout du marin chevronné : il<br />

a tenu <strong>la</strong> voile douze ans durant avant que<br />

ne soit publié son premier roman. avec<br />

Déso<strong>la</strong>tions, il écrit encore <strong>la</strong> jungle gelée <strong>de</strong><br />

son a<strong>la</strong>ska natal et en brise <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, libérant<br />

les histoires familiales aliénées par le silence<br />

b<strong>la</strong>nc du grand Nord.<br />

David Vann a littéralement<br />

pris le <strong>la</strong>rge, il y<br />

a une quinzaine d’années,<br />

lorsqu’il s’est<br />

heurté à <strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong><br />

trouver un éditeur pour son roman. Il a<br />

alors été capitaine <strong>de</strong> navire, construit<br />

<strong>de</strong>s bate<strong>au</strong>x, parcouru 50 000 miles<br />

d’e<strong>au</strong> et écrit ses <strong>de</strong>ux premiers livres.<br />

<strong>Le</strong>gend of a suici<strong>de</strong> prendra dix ans<br />

d’écriture et fera un raz-<strong>de</strong>-marée littéraire<br />

<strong>au</strong>x États-Unis. Sukkwan Is<strong>la</strong>nd,<br />

composé en mer en dix-sept jours, et<br />

qui est à l’origine l’une <strong>de</strong>s nouvelles<br />

<strong>de</strong> <strong>Le</strong>gend of a suici<strong>de</strong>, <strong>de</strong>viendra un<br />

best-seller mondial couronné d’une<br />

myria<strong>de</strong> <strong>de</strong> bourses et <strong>de</strong> prix internation<strong>au</strong>x<br />

parmi lesquels le Médicis du<br />

roman étranger 2010. Vann est né en<br />

1966 sur l’île Adak en A<strong>la</strong>ska où il a<br />

passé une partie <strong>de</strong> son enfance. Suite<br />

<strong>au</strong> suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> son père, il emménagera<br />

avec sa mère et sa sœur en Californie.<br />

Il y enseigne <strong>au</strong>jourd’hui à l’Université<br />

<strong>de</strong> San Francisco. Son histoire familiale,<br />

fondue dans l’étendue givrée <strong>de</strong><br />

l’A<strong>la</strong>ska, est le terre<strong>au</strong> privilégié <strong>de</strong> sa<br />

littérature, terre<strong>au</strong> que l’<strong>au</strong>teur génialement<br />

harcèle jusqu’à réactualiser<br />

climats fous et cataclysmes menant les<br />

êtres <strong>au</strong> point <strong>de</strong> non-retour.<br />

Déso<strong>la</strong>tions, titre français <strong>de</strong> Caribou<br />

Is<strong>la</strong>nd, est <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière parution<br />

<strong>de</strong> David Vann. Ce roman dépeint les<br />

n<strong>au</strong>frages muets du mariage, les suffocations<br />

et frustrations <strong>de</strong> l’homme<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme captifs d’un couple<br />

dont l’unique saison est un hiver<br />

infernal, les transmissions mère/fille<br />

défail<strong>la</strong>ntes et les ava<strong>la</strong>nches qui s’ensuivent.<br />

Déso<strong>la</strong>tions s’amarre, comme<br />

les précé<strong>de</strong>nts écrits <strong>de</strong> Vann, à l’isolement<br />

insu<strong>la</strong>ire d’une terre en A<strong>la</strong>ska<br />

où <strong>la</strong> nature entière, en ses paysages<br />

sublimes et hostiles et sa puissance<br />

sans merci, est sujette à <strong>la</strong> folie. La<br />

mort, drapée <strong>de</strong> froid et <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>, aspire<br />

les esprits et les corps qui délirent<br />

fiévreux et se décomposent. L’Américain<br />

David Vann a be<strong>au</strong> s’exprimer<br />

lors <strong>de</strong>s rencontres avec ses lecteurs<br />

dans une politesse souriante et « frien-<br />

notre france <strong>de</strong> Farouk Mardam Bey, Edwy<br />

Plenel et Elias Sanbar , Sindbad-Actes Sud, 336 p.<br />

En 1965, Farouk Mardam<br />

Bey arrive à Paris. En 1969,<br />

c’est Élias Sanbar<br />

qui s’y installe, et<br />

en 1970, c’est Edwy Plenel<br />

qui débarque. Trois jeunes<br />

<strong>de</strong> parcours différents se<br />

retrouvent dans l’espace<br />

parisien à <strong>la</strong> veille ou <strong>au</strong><br />

len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> mai 68. Ils y<br />

construisent à travers <strong>de</strong>s<br />

rencontres, <strong>de</strong>s c<strong>au</strong>ses, <strong>de</strong>s<br />

engagements et <strong>de</strong>s amitiés<br />

leur mon<strong>de</strong>, leurs « i<strong>de</strong>ntités<br />

» et leur liberté.<br />

C’est ainsi que le livreconversation<br />

qui les réunit<br />

présente leurs itinéraires et<br />

découvertes, leurs voyages et<br />

exil (forcé ou choisi) et leurs<br />

positions politiques et culturelles. Il<br />

s’organise en huit chapitres.<br />

Dans le premier, « Trois dép<strong>la</strong>cés »,<br />

chacun raconte sa perception <strong>de</strong>s<br />

lieux, ou plutôt <strong>de</strong>s « non-lieux », là<br />

où les espaces échappent à une définition<br />

nationale <strong>de</strong>s frontières pour<br />

ressembler davantage <strong>au</strong>x territoires<br />

personnels. Ceux que l’on crée en<br />

traversant les lignes, en se dép<strong>la</strong>çant<br />

et en « ne se tenant pas en p<strong>la</strong>ce »,<br />

comme le disait Gilles Deleuze.<br />

Dans le second, « La France d’avant<br />

<strong>la</strong> France », nous découvrons trois<br />

parcours menant à Paris, portant<br />

tout <strong>au</strong> long du chemin « plusieurs<br />

Frances » : celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolution et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> résistance, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

littérature et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, et celle du<br />

colonialisme, <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre d’Algérie et<br />

du soutien à Israël. Farouk Mardam<br />

Bey y arrive <strong>de</strong>puis Damas, mais <strong>au</strong>ssi<br />

<strong>de</strong> Beyrouth, pour faire ses étu<strong>de</strong>s. Ce<br />

qu’il envisageait comme un « passage<br />

académique » se transforme en exil<br />

puis en choix. Élias Sanbar arrive <strong>de</strong><br />

dly », son discours <strong>la</strong>isse entrevoir par<br />

instants le monstre que seuls <strong>de</strong> rares<br />

marins ont regardé dans les yeux par<br />

folles tempêtes. Son humour entaille<br />

le politiquement correct. Son écriture,<br />

dont <strong>la</strong> traduction française peine par<br />

endroits à préserver le souffle instinctif<br />

et <strong>la</strong> température mortifère enveloppante,<br />

est simi<strong>la</strong>ire <strong>au</strong>x blocs <strong>de</strong><br />

g<strong>la</strong>ce qui dérivent sur l’océan : leur<br />

transparence aveug<strong>la</strong>nte et miroitante<br />

est opaque ; leur flottement semble<br />

imaginaire, mais leur perdition est bel<br />

et bien réelle ; leur be<strong>au</strong>té innocente<br />

et brute est ravagée par une rupture<br />

originelle ; leur volume <strong>de</strong>nse a les<br />

contours incisifs ; leur masse froi<strong>de</strong> et<br />

indifférente finira en gouttes <strong>de</strong> sueur<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong>rmes car seule les révèle <strong>la</strong> fonte<br />

totale. Rencontre avec David Vann sur<br />

sol accueil<strong>la</strong>nt et ferme.<br />

Quel est le nœud central <strong>de</strong> Déso<strong>la</strong>tions<br />

?<br />

C’est un roman sur l’héritage et <strong>la</strong><br />

transmission <strong>de</strong> mère en fille : ce que<br />

<strong>la</strong> mère d’Irène lui a transmis, ce que<br />

celle-ci transmet à son tour à sa fille<br />

Rhoda et ce que cette <strong>de</strong>rnière <strong>la</strong>issera<br />

à sa propre fille. Cet ouvrage se<br />

concentre sur le lien entre l’échec du<br />

mariage et l’échec <strong>de</strong> <strong>la</strong> transmission :<br />

le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère d’Irène a un effet<br />

sur sa vie, sur son couple puis sur sa<br />

re<strong>la</strong>tion à sa fille. Irène a tenté d’effacer<br />

le souvenir <strong>de</strong> ce suici<strong>de</strong> pendant<br />

<strong>de</strong>s années, mais après 30 ans <strong>de</strong> mariage,<br />

elle s’aperçoit que le déni <strong>de</strong> ce<br />

moment-clé <strong>de</strong> son existence l’a <strong>la</strong>issée<br />

désemparée. Elle n’arrive pas à<br />

rassembler les morce<strong>au</strong>x épars <strong>de</strong> son<br />

existence pour en faire une histoire<br />

unifiée.<br />

Irène est <strong>au</strong>ssi captive du manque<br />

d’amour. Elle et son mari sont seuls<br />

ensemble.<br />

<strong>Le</strong> crime <strong>de</strong> son mari, Gary, est <strong>la</strong> possibilité<br />

qu’il n’ait jamais aimé Irène,<br />

qu’il l’ait utilisée pour ne pas être seul.<br />

Gary éprouve un sentiment que j’ai<br />

Beyrouth. Pour lui, dès le départ, c’est<br />

un exil choisi qui suit un exil forcé<br />

<strong>de</strong> Haïfa <strong>au</strong> Liban après <strong>la</strong> Nakba<br />

palestinienne. Quant à Edwy Plenel,<br />

il « rentre » en France après une<br />

enfance passée en Martinique et <strong>de</strong>s<br />

« dép<strong>la</strong>cements » et séjours entre cette<br />

Martinique et l’Algérie. Il se sentait<br />

d’ici, mais <strong>au</strong>ssi d’ailleurs. Un sentiment<br />

qu’il a <strong>de</strong>puis<br />

gardé toute sa vie et<br />

porté dans ses engagements.<br />

<strong>Le</strong> troisième chapitre,<br />

« L’arrivée <strong>au</strong><br />

pays rêvé », raconte<br />

les premiers contacts<br />

avec <strong>la</strong> France, les<br />

découvertes politiques,<br />

culturelles,<br />

l’effondrement <strong>de</strong><br />

certaines idées et<br />

<strong>la</strong> construction<br />

d’<strong>au</strong>tres, <strong>la</strong> nostalgie<br />

et le sentiment<br />

d’appartenance et<br />

d’étrangeté.<br />

<strong>Le</strong> quatrième chapitre,<br />

« <strong>Le</strong>s années<br />

<strong>de</strong> bascule », explore <strong>de</strong>s événements<br />

historiques majeurs, <strong>de</strong>s idées, <strong>de</strong>s<br />

courants <strong>de</strong> pensée, et <strong>de</strong>s rapports<br />

© Diana Matar<br />

Essai<br />

David Vann :<br />

<strong>Le</strong> legs du<br />

blizzard<br />

toire personnelle quand vous écrivez ?<br />

ressenti dans ma vie : le soir quand il<br />

fait sombre, je ne savais comment faire<br />

passer le temps jusqu’<strong>au</strong> lever du jour,<br />

comment tenir seul jusqu’<strong>au</strong> petit matin.<br />

Jeune, je rêvais d’être<br />

un aventurier solitaire,<br />

mais je n’avais ni l’étoffe<br />

ni <strong>la</strong> force <strong>de</strong> vivre seul.<br />

Peut-être que je ne <strong>de</strong>vrais<br />

pas dire ainsi <strong>la</strong> part<br />

<strong>au</strong>tobiographique <strong>de</strong> ma<br />

fiction. Pendant longtemps<br />

j’ai prétendu que<br />

tout ce qui se rapportait<br />

<strong>au</strong> mariage et à <strong>la</strong> famille<br />

dans cet ouvrage ne me concernait<br />

pas, mais lors d’une interview à <strong>la</strong> radio<br />

<strong>de</strong> Los Angeles, un journaliste m’a<br />

si ingénieusement questionné que j’ai<br />

dû me rendre compte du fait que certains<br />

aspects <strong>de</strong> l’ouvrage concernent<br />

mon histoire personnelle.<br />

Vous sentez-vous distant <strong>de</strong> votre his-<br />

Écrire est vraiment un phénomène<br />

inconscient pour moi. Quand je commence<br />

à écrire, je ne<br />

connais pas à l’avance<br />

mon sujet, je ne sais pas<br />

par exemple que Déso<strong>la</strong>tions<br />

va traiter du<br />

mariage. J’ai commencé<br />

à rédiger ce roman il y<br />

a 14 ans, et <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong><br />

quelques pages, j’ai eu<br />

une panne d’inspiration<br />

et j’ai <strong>la</strong>issé en friche le<br />

manuscrit. Puis, il y a <strong>de</strong>ux ans, en<br />

marchant sur un <strong>la</strong>c gelé en A<strong>la</strong>ska,<br />

j’ai eu <strong>la</strong> vision directe d’une scène du<br />

livre où Irène se trouve elle-même dans<br />

un paysage enneigé. J’ai alors compris<br />

qu’elle était le personnage principal<br />

du roman et que je <strong>de</strong>vais reprendre<br />

l’écriture. Chaque jour quand je m’installe<br />

pour écrire, j’ignore ce que vont<br />

Éloge à l’amitié, à <strong>la</strong> culture et <strong>au</strong> « dép<strong>la</strong>cement »<br />

humains, intimes, avec tout ce<strong>la</strong>. <strong>Le</strong>s<br />

portraits <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong>s Six-<strong>Jour</strong>s et<br />

<strong>la</strong> défaite arabe en 1967, mai 68, le<br />

maoïsme, le trotskisme, <strong>la</strong> Palestine,<br />

les intellectuels croisés et leurs <strong>de</strong>venirs<br />

s’enchevêtrent élégamment et in-<br />

Farouk Mardam Bey Elie Sanbar Edwy Plenel<br />

« Tissé par<br />

l’amitié, ce<br />

livre est né<br />

d’un refus.<br />

Refus d’une<br />

France du<br />

repli et du<br />

déclin, habitée<br />

par <strong>la</strong> peur du<br />

mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong><br />

l’étranger »<br />

telligemment dans les propos <strong>de</strong>s trois<br />

<strong>au</strong>teurs.<br />

Avec le cinquième<br />

chapitre, le plus<br />

« personnel », nous<br />

sommes <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s<br />

hommes, <strong>de</strong>s amis,<br />

<strong>de</strong>s absents qui ont<br />

marqué et marquent<br />

toujours <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />

Mardam Bey, Plenel<br />

et Sanbar : Genet,<br />

Deleuze, Rodinson,<br />

Vidal-Naquet,<br />

Darwich, P<strong>au</strong><strong>la</strong>t,<br />

Masnière, Bensaïd,<br />

Alliès, Julien, Besset,<br />

Mercier, Wannous,<br />

Kassir, al-Hamchari,<br />

Ka<strong>la</strong>k, Seurat et bien<br />

d’<strong>au</strong>tres. Ils sont à<br />

<strong>la</strong> fois associés à <strong>de</strong>s<br />

lieux, <strong>de</strong>s temps, <strong>de</strong>s<br />

convictions, <strong>de</strong>s amitiés,<br />

<strong>de</strong>s ouvrages, mais <strong>au</strong>ssi à <strong>de</strong>s<br />

injustices. La mort prématurée, <strong>la</strong><br />

plus violente et <strong>la</strong> plus injuste, surtout<br />

« C’est le<br />

portrait<br />

craché<br />

<strong>de</strong> ma<br />

famille »<br />

quand elle est l’œuvre d’assassins.<br />

<strong>Le</strong> chapitre six, « Regards politiques »,<br />

parcourt <strong>la</strong> politique étrangère <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

France et son évolution à travers les<br />

<strong>de</strong>rnières décennies. Il constitue surtout<br />

un récit à trois voix,<br />

présentant le g<strong>au</strong>llisme et les<br />

années Mitterrand dans leur<br />

re<strong>la</strong>tion avec le mon<strong>de</strong>.<br />

<strong>Le</strong> chapitre sept, « Paysages,<br />

goûts et saveurs », évoque<br />

avec tendresse <strong>de</strong>s souvenirs,<br />

<strong>de</strong>s découvertes <strong>de</strong> l’espace,<br />

<strong>de</strong>s quartiers parisiens, <strong>de</strong>s<br />

régions françaises, <strong>de</strong> <strong>la</strong> gastronomie,<br />

<strong>de</strong>s changements,<br />

<strong>de</strong>s disparitions, et du temps<br />

qui <strong>la</strong>isse ses traces dans l’architecture,<br />

l’urbanisme et les<br />

rapports soci<strong>au</strong>x.<br />

Avec le chapitre huit, Mardam<br />

Bey, Plenel et Sanbar font leur<br />

« Éloge <strong>de</strong>s différences… et <strong>de</strong>s ressemb<strong>la</strong>nces<br />

», comme le dit si bien le be<strong>au</strong><br />

titre <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière conversation du<br />

livre. Ils touchent <strong>au</strong>x débats actuels<br />

en France, et abor<strong>de</strong>nt les questions<br />

du culturalisme, d’<strong>au</strong>trui, <strong>de</strong> <strong>la</strong> f<strong>au</strong>sse<br />

« guerre <strong>de</strong>s civilisations » que <strong>de</strong>s discours<br />

officiels essayent d’imposer dans<br />

les esprits et le débat public.<br />

Enfin, l’épilogue du livre, écrit six mois<br />

après <strong>la</strong> transcription <strong>de</strong> <strong>la</strong> longue<br />

conversation, porte sur le printemps<br />

arabe. Sur le déclenchement <strong>de</strong>s révolutions<br />

en Tunisie, en Égypte, en Libye,<br />

<strong>au</strong> Yémen, à Bahreïn et en Syrie... Des<br />

idées, <strong>de</strong> l’humour, <strong>de</strong> l’amitié, et <strong>de</strong><br />

l’espoir, Notre France, celle <strong>de</strong> Mardam<br />

Bey, Plenel et Sanbar, est une<br />

fresque riche qui re<strong>de</strong>ssine les contours<br />

<strong>de</strong>s différences et <strong>de</strong>s ressemb<strong>la</strong>nces,<br />

<strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions, <strong>de</strong>s pertes, et <strong>de</strong> l’espoir.<br />

Elle réconcilie les écrivains et nombre<br />

<strong>de</strong> leurs lecteurs avec « leur » France, et<br />

les invite à comprendre <strong>au</strong>trement les<br />

lieux et leurs visages…<br />

ZiAd MAJed<br />

faire les personnages. L’écriture est si<br />

excitante ! Je vais <strong>de</strong> surprise en surprise<br />

; certains coups <strong>de</strong> théâtre imprévus<br />

peuvent m’arriver soudain. Je ne<br />

savais pas à l’origine que j’al<strong>la</strong>is avoir<br />

finalement sept points <strong>de</strong> vue dans ce<br />

roman. Même si Déso<strong>la</strong>tions est une<br />

tragédie, ce fut parfois vraiment drôle<br />

d’écrire certains passages.<br />

Dans ce roman où se succè<strong>de</strong>nt divers<br />

points <strong>de</strong> vue, les personnages peinent<br />

à communiquer entre eux, d’où leur<br />

désespoir et leur emprise les uns sur<br />

les <strong>au</strong>tres.<br />

C’est le portrait craché <strong>de</strong> ma famille.<br />

On ne se par<strong>la</strong>it pas vraiment. Ce<br />

silence est bon pour <strong>la</strong> fiction parce<br />

que d’un point <strong>de</strong> vue littéraire, c’est<br />

intéressant d’abor<strong>de</strong>r les choses indirectement.<br />

<strong>Le</strong>s personnages s’expriment<br />

en vou<strong>la</strong>nt dire toujours <strong>au</strong>tre<br />

chose, en signifiant <strong>de</strong>s non-dits entre<br />

les mots, en cherchant à exercer une<br />

forme <strong>de</strong> manipu<strong>la</strong>tion sur l’<strong>au</strong>tre. Ce<br />

qui m’amuse dans l’écriture, c’est <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong>isser les personnages pousser leur<br />

dialogue jusqu’à se noyer dans <strong>la</strong> folie.<br />

Ce serait bien évi<strong>de</strong>mment horrifiant<br />

dans <strong>la</strong> vraie vie, mais <strong>la</strong> littérature<br />

rend ce<strong>la</strong> supportable. Dans ce sens,<br />

je crois que <strong>la</strong> fiction est un mon<strong>de</strong><br />

fermé et paranoï<strong>de</strong> où les personnages<br />

peuvent être mis sous pression maximale<br />

jusqu’à l’explosion, et c’est là où<br />

on comprend qui ils sont vraiment et<br />

qui nous sommes.<br />

Cette tension progressive jusqu’à<br />

l’explosion est portée et amplifiée par<br />

les conditions extrêmes d’un contexte<br />

naturel, celui <strong>de</strong> l’A<strong>la</strong>ska.<br />

Il y a une idée dans le courant du « Nature<br />

writing » héritée <strong>de</strong>s romantiques<br />

ang<strong>la</strong>is et reprise par les <strong>au</strong>teurs américains<br />

et qui est celle que le retour à<br />

<strong>la</strong> nature est un retour <strong>au</strong>x origines,<br />

à l’innocence et <strong>la</strong> bonté premières,<br />

donc une <strong>de</strong>uxième chance pour<br />

une meilleure (sur)vie ! Gary, le mari<br />

d’Irène, est venu chercher en A<strong>la</strong>ska<br />

une meilleure version <strong>de</strong> lui-même.<br />

Son projet est d’y construire, sans expérience<br />

préa<strong>la</strong>ble et sans outils adéquats,<br />

une cabane, croyant que ce<strong>la</strong> va<br />

lui permettre enfin <strong>de</strong> réussir là où il<br />

a pendant longtemps échoué. Mais ce<br />

qui arrive vraiment <strong>au</strong>x personnes venues<br />

chercher refuge dans <strong>la</strong> nature est<br />

que cette <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>vient un miroir<br />

grossissant <strong>de</strong> leur intérieur. Quand<br />

j’écris, je me concentre sur le paysage<br />

comme moyen <strong>de</strong> réfléchir les person-<br />

L’éqUation africaine <strong>de</strong> Yasmina<br />

Khadra, Julliard, 336 p.<br />

Une maison cossue, une femme<br />

ravissante, une carrière toute<br />

tracée. Mé<strong>de</strong>cin généraliste à<br />

Francfort, Kurt Kr<strong>au</strong>smann, le narrateur<br />

et personnage principal <strong>de</strong> L’Équation<br />

africaine, mène une vie banalement<br />

bourgeoise. Mais un drame familial<br />

vient bouleverser son existence confortable.<br />

Un soir, en rentrant du travail, il<br />

retrouve sa femme gisant dans <strong>la</strong> baignoire<br />

: cadre dans une gran<strong>de</strong> multinationale,<br />

elle n’a pas supporté <strong>de</strong> ne<br />

pas être promue et s’est donné <strong>la</strong> mort.<br />

Pour se soustraire à son incommensurable<br />

douleur, Kurt accepte l’invitation<br />

<strong>de</strong> son seul ami, Hans, <strong>de</strong> l’accompagner<br />

en Afrique pour une mission humanitaire.<br />

Partis <strong>de</strong> Chypre en voilier<br />

direction les Comores, les <strong>de</strong>ux hommes<br />

sont enlevés par <strong>de</strong>s pirates. C’est alors<br />

que celui pour qui l’Afrique se résumait<br />

jusqu’alors à « un f<strong>la</strong>sh d’information<br />

entre une gorgée <strong>de</strong> bière et un coup<br />

<strong>de</strong> téléphone » va se trouver plongé <strong>au</strong><br />

« cœur <strong>de</strong>s ténèbres », <strong>au</strong> plus profond<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> tragédie d’un continent inondé <strong>de</strong><br />

<strong>violence</strong>.<br />

Sa méconnaissance <strong>de</strong> l’Afrique et les<br />

préjugés qu’il nourrit à son endroit<br />

alimentent un récit d’aventures qui<br />

se transforme très vite en un roman<br />

d’initiation c<strong>la</strong>ssique, quasi voltairien.<br />

Confronté à un ravisseur, Joma, qui<br />

nourrit une haine féroce <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt,<br />

Kurt est sans cesse renvoyé à son complexe<br />

<strong>de</strong> supériorité et à sa peur <strong>de</strong><br />

l’Autre. « Tu ne piges que dalle à notre<br />

continent, l’engueule Joma à un passage-clé<br />

du récit (…). Depuis <strong>la</strong> préhistoire,<br />

c’est toujours le même rapport <strong>de</strong><br />

force qui déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> qui est le maître et<br />

<strong>de</strong> qui est le sujet. Aujourd’hui, <strong>la</strong> force<br />

Roman<br />

VII<br />

nages. C’est ma métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> composition.<br />

<strong>Le</strong> paysage est une ardoise vi<strong>de</strong><br />

qui va se remplir <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie intérieure<br />

<strong>de</strong>s personnages et se transformer<br />

jusqu’à révéler ce qui se passe en eux.<br />

Ces transformations, si on y pense<br />

bien, sont un peu délirantes. Je pense<br />

qu’un roman est un univers <strong>de</strong> folie.<br />

Ce qui est magnifique et choquant à <strong>la</strong><br />

fois, c’est qu’à travers cette folie, cette<br />

version extrême, les personnages arrivent<br />

quand même à apprendre réellement<br />

qui ils sont, et c’est pour ce<strong>la</strong> que<br />

j’aime le roman.<br />

L’A<strong>la</strong>ska est peut-être le plus fascinant<br />

et le plus horrifiant <strong>de</strong> vos personnages…<br />

J’aime l’A<strong>la</strong>ska. C’est un bel endroit<br />

que je vous recomman<strong>de</strong> <strong>de</strong> visiter<br />

! C’était pour l’office du tourisme<br />

(rires). En fait, l’idée est que cet endroit<br />

attire <strong>de</strong>s gens particuliers, qui<br />

y emménagent souvent en <strong>de</strong>rnier<br />

recours. L’A<strong>la</strong>ska est une terre pleine<br />

<strong>de</strong> petites villes minables avec <strong>de</strong>s gens<br />

norm<strong>au</strong>x certes, mais <strong>au</strong>ssi nombre <strong>de</strong><br />

gens effrayants, appartenant à l’extrême<br />

droite ou à l’extrême g<strong>au</strong>che,<br />

qui se cachent du gouvernement fédéral<br />

pour <strong>de</strong>s raisons différentes. Mais<br />

l’é<strong>la</strong>n et les croyances qui les ont portés<br />

vers ce lieu sont les mêmes. C’est<br />

vraiment bon d’être en France ! Je peux<br />

dire tout ce que je veux librement, il<br />

n’y <strong>au</strong>ra personne <strong>de</strong> l’A<strong>la</strong>ska pour me<br />

contredire… En réalité, j’aime be<strong>au</strong>coup<br />

l’A<strong>la</strong>ska. C’est un endroit magnifique<br />

qui est pour moi une métaphore<br />

<strong>de</strong>s États-Unis. <strong>Le</strong> roman traite <strong>au</strong>ssi<br />

<strong>de</strong> ce<strong>la</strong>, <strong>de</strong> l’idée illusoire qu’on peut<br />

se faire <strong>de</strong>s choses. « La <strong>de</strong>rnière frontière<br />

avant <strong>la</strong> nature s<strong>au</strong>vage où on<br />

peut retrouver sa bonté naturelle » est<br />

l’idée qui prime <strong>au</strong> sujet <strong>de</strong> l’A<strong>la</strong>ska.<br />

Cette croyance rejoint celle concernant<br />

notre fondamentale bonté américaine.<br />

Elle est dangereuse en soi : c’est une <strong>de</strong>s<br />

raisons pour lesquelles les Américains<br />

sont capables <strong>de</strong> faire tellement <strong>de</strong><br />

choses horrifiantes dans le mon<strong>de</strong> tout<br />

en restant persuadés d’être les chevaliers<br />

du bien. Il est utile <strong>de</strong> se souvenir<br />

que <strong>la</strong> vraie vie ne correspond pas toujours<br />

à nos croyances <strong>de</strong> base.<br />

Propos recueillis par<br />

rittA BAddourA<br />

cariboU isLand by David Vann, Penguin/<br />

Paperback, 2011, 304 p.<br />

désoLations <strong>de</strong> David Vann, traduit <strong>de</strong> l’américain<br />

par L<strong>au</strong>re Derajinski, Gallmeister, 2011, 304 p.<br />

L'<strong>au</strong>tre cœur <strong>de</strong>s ténèbres<br />

Deux Européens<br />

disparaissent <strong>au</strong><br />

<strong>la</strong>rge <strong>de</strong>s côtes<br />

somaliennes...<br />

D.R.<br />

est <strong>de</strong> mon côté. Et même si<br />

je ne suis à tes yeux qu’un<br />

taré <strong>de</strong> nègre, c’est moi qui<br />

mène <strong>la</strong> danse. (…) Tu es né<br />

en Occi<strong>de</strong>nt ? Tu as <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

chance. Maintenant tu vas<br />

renaître en Afrique et tu vas<br />

comprendre ce que ça signifie.<br />

»<br />

À l’image d’un récit qui met en évi<strong>de</strong>nce<br />

les contradictions <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s qui<br />

s’ignorent, l’écriture <strong>de</strong> Yasmina Khadra<br />

procè<strong>de</strong> par touches contrastées,<br />

comme dans un table<strong>au</strong> en c<strong>la</strong>ir-obscur.<br />

Et malgré quelques <strong>de</strong>scriptions<br />

conventionnelles et dialogues attendus,<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue frôle parfois le sublime. Sur<br />

le bate<strong>au</strong> censé l’amener <strong>au</strong>x Comores,<br />

Kurt admire « les zébrures frémissantes<br />

vergeter sur <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong> », observe<br />

qu’« une nuit sénescente sans romance<br />

ni attraits, complètement usée par les<br />

âges, s’apprête à faire du désert son<br />

tombe<strong>au</strong> », compare le Darfour à « une<br />

At<strong>la</strong>nti<strong>de</strong> gore qu’écument d’insaisissables<br />

ogres abyss<strong>au</strong>x », etc. Au fil du<br />

récit, le lecteur découvre le monnayage<br />

indécent <strong>de</strong>s otages, <strong>la</strong> misère crasse, <strong>la</strong><br />

mort omniprésente. Petit à petit, Kurt<br />

perd tous ses repères. Otage en Afrique,<br />

c’est l’Occi<strong>de</strong>nt qui lui manque : « <strong>Le</strong><br />

déferlement p<strong>la</strong>ci<strong>de</strong> <strong>de</strong>s foules sur les<br />

grands boulevards, les files d’attentes,<br />

les mails. » Mais re<strong>de</strong>venu le mé<strong>de</strong>cin<br />

<strong>de</strong> province qu’il était, il ne peut s’empêcher<br />

<strong>de</strong> songer <strong>au</strong>x Africains qui, bien<br />

que « persécutés », ne cédaient « pas une<br />

miette <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>mentable existence ».<br />

Nous ne révélerons pas comment Kurt<br />

<strong>au</strong>ra finalement raison <strong>de</strong> son équation<br />

africaine. Mais on peut dire, sans risquer<br />

<strong>de</strong> déflorer <strong>la</strong> fin, que Yasmina Khadra<br />

a choisi pour son personnage principal<br />

un épilogue <strong>au</strong> lyrisme confondant.<br />

« Vis chaque matin comme s’il était le<br />

premier / Et <strong>la</strong>isse <strong>au</strong> passé ses remords<br />

et méfaits / Vis chaque soir comme s’il<br />

était le <strong>de</strong>rnier / car nul ne sait <strong>de</strong> quoi<br />

<strong>de</strong>main sera fait », conclut l’<strong>au</strong>teur <strong>de</strong><br />

L’Attentat. Géniale leçon d’humanité ou<br />

morale éculée ? Au lecteur <strong>de</strong> trancher.<br />

lucie GeffroY


VIII Portrait<br />

Rares sont les hommes<br />

qui, comme Robert<br />

Ghanem, vivent pour<br />

écrire, respirent grâce<br />

<strong>au</strong>x mots, ne peuvent<br />

exister sans une plume à <strong>la</strong> main.<br />

Ce poète est habité par <strong>la</strong> littérature<br />

comme un ermite est habité par Dieu,<br />

<strong>de</strong> manière passionnée, absolue, prêt à<br />

tout sacrifier pourvu qu’il se consacre<br />

totalement à sa Muse. L’écriture est<br />

son moteur, sa raison <strong>de</strong> vivre, sa folie.<br />

Robert Ghanem n’est pas venu à <strong>la</strong> littérature<br />

par hasard. Son père, Abdal<strong>la</strong>h<br />

Ghanem, est une figure emblématique<br />

<strong>de</strong>s lettres libanaises : à <strong>la</strong> fois<br />

journaliste, nouvelliste et poète (Feyrouz<br />

a chanté un <strong>de</strong> ses textes), il a inculqué<br />

à ses enfants l’amour <strong>de</strong>s mots,<br />

tant et si bien que quatre d’entre eux –<br />

Robert ; Georges, le grand poète, parti<br />

trop tôt ; Ghaleb, l’éminent magistrat,<br />

<strong>au</strong>teur d’ouvrages juridiques et littéraires<br />

; Rafic, avocat et poète – sont<br />

<strong>de</strong>venus écrivains ! Très tôt, il s’inscrit<br />

à l’école Saints-P<strong>au</strong>l-et-Pierre tenue<br />

par son géniteur, se plonge dans les<br />

livres <strong>de</strong> <strong>la</strong> bibliothèque paternelle, se<br />

met à composer <strong>de</strong>s vers et envoie ses<br />

textes à <strong>la</strong> revue al-Majaless <strong>de</strong> Karam<br />

Melhem Karam et <strong>au</strong> Télégraphe <strong>de</strong><br />

Nassib Metni. À <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son père,<br />

son frère Georges le prend en charge : il<br />

<strong>de</strong>vient même son professeur d’arabe à<br />

l’école. « Il me disait : “Je suis ton frère<br />

à <strong>la</strong> maison ; tu es mon élève <strong>au</strong> collège<br />

!” » se souvient Robert avec émotion.<br />

Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong>s élèves<br />

du secondaire <strong>au</strong> Liban, il milite pour<br />

les c<strong>au</strong>ses qu’il croit justes et se heurte<br />

souvent <strong>au</strong>x forces <strong>de</strong> l’ordre à l’occasion<br />

<strong>de</strong> manifestations estudiantines.<br />

Il fait ses premiers pas dans le journalisme,<br />

écrit dans une revue trilingue, al-<br />

Rassed (L’Observateur), appartenant<br />

à Georges Rajji, puis entre à al-Safa,<br />

dirigée par Rouchdi Maalouf, le père<br />

d’Amin, où il dirige, <strong>de</strong> 1961 à 1966, <strong>la</strong><br />

rubrique culturelle. Par excès <strong>de</strong> zèle, à<br />

l’occasion d’un reportage, il réunit une<br />

cinquantaine <strong>de</strong> députés pour discuter<br />

du régime politique futur du Liban ! À<br />

<strong>la</strong> fermeture d’al-Safa, suite <strong>au</strong> décès<br />

<strong>de</strong> Maalouf, il intègre Dar es-Sayad<br />

où il prend en charge le supplément<br />

culturel du journal al-Anwar. Là, <strong>de</strong><br />

1966 à 1971, il côtoie <strong>de</strong>s journalistes<br />

<strong>de</strong> renom comme Khalil Takieddine,<br />

Élias Rababi, Bassem el-Jisr ou Ta<strong>la</strong>l<br />

Sa<strong>la</strong>man, et fréquente ou encourage<br />

les gran<strong>de</strong>s figures artistiques et<br />

culturelles <strong>de</strong> son temps : Mahmoud<br />

Darwich, Samih el-Kassem, M<strong>au</strong>rice<br />

Awad... « C’était l’âge d’or <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse<br />

libanaise ! » affirme Robert Ghanem<br />

avec nostalgie. Il passe ensuite <strong>au</strong> journal<br />

satirique al-Dabbour, puis à Nidaa<br />

el-watan, al- Ousbouh al-arabi et al-<br />

Ahrar, avant <strong>de</strong> créer sa propre revue<br />

culturelle, baptisée al-Maraya, qu’il dirigera<br />

<strong>de</strong> 1982 à 1987. Parallèlement,<br />

il enseigne <strong>la</strong> philosophie <strong>au</strong> collège<br />

Sainte-Anne, puis <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue arabe à La<br />

Sagesse, <strong>au</strong> collège du Sacré-Cœur et<br />

<strong>au</strong> Lycée libanais <strong>de</strong> Aïn el-Remmaneh,<br />

avant d’enseigner, pendant dix ans, à<br />

<strong>la</strong> faculté d’information <strong>de</strong> l’Université<br />

libanaise. En 2000, il revient à al-Dabbour,<br />

ressuscitée par Joe Moukarzel,<br />

où il tient toujours une chronique <strong>au</strong><br />

ton très libre.<br />

Sur le p<strong>la</strong>n littéraire, Robert Ghanem<br />

publie dès 1961 une pièce <strong>de</strong> théâtre<br />

intitulée <strong>Le</strong> Vi<strong>de</strong>, qui fait le tour du<br />

Liban, puis un recueil <strong>de</strong> poèmes intitulé<br />

<strong>Le</strong>s années <strong>de</strong> tristesse (1968),<br />

traduit en partie en français par May<br />

Murr et Fouad Gabriel Naffah, Mon<br />

amie <strong>la</strong> révolution (1980), Ô guerre,<br />

l’amour est arrivé (1987) et La Rébellion<br />

(1996). Dans un texte intitulé « La<br />

poésie peut-elle s<strong>au</strong>ver le mon<strong>de</strong> ? »,<br />

il affirme : « Seule <strong>la</strong> poésie est digne<br />

d’intérêt et toute chose tend à l’état<br />

poétique pour justifier son existence ! »<br />

La mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> son écriture, <strong>la</strong> hardiesse<br />

<strong>de</strong> ses idées et <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

sa pensée lui valent alors les éloges <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> critique et les félicitations <strong>de</strong> Saïd<br />

Akl et <strong>de</strong> Mikhaïl Naïmeh. Il traduit<br />

<strong>au</strong>ssi du français vers l’arabe, <strong>au</strong>x édi-<br />

tions Oueidate, en 1982, Un amour <strong>de</strong><br />

Swann <strong>de</strong> Marcel Proust (une gageure<br />

quand on sait <strong>la</strong> difficulté du texte original<br />

!), sans compter plusieurs poèmes<br />

<strong>de</strong> Senghor. En 2007, ce fin connaisseur<br />

<strong>de</strong> P<strong>la</strong>ton, Aristote, Hei<strong>de</strong>gger et Kant<br />

se <strong>la</strong>nce dans l’essai philosophique et<br />

publie Plus loin que <strong>la</strong> philosophie, en<br />

trois volumes, où il essaie <strong>de</strong> son<strong>de</strong>r les<br />

arcanes <strong>de</strong> l’existence, bientôt suivi par<br />

L’Universalité et par La Métaphysique,<br />

qui réunit huit recueils <strong>de</strong> poésie « métaphysique<br />

», qui offrent une réflexion<br />

profon<strong>de</strong>, en vers, sur les questions<br />

existentielles qui préoccupent l’être<br />

humain : D’où venons-nous ? Pourquoi<br />

sommes-nous là ? Où allons-nous ?…<br />

Pour l’<strong>au</strong>teur, il existe entre <strong>la</strong> poésie<br />

et <strong>la</strong> philosophie une complémentarité<br />

certaine : « La poésie est notre gui<strong>de</strong><br />

sur le chemin <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité absolue »,<br />

proc<strong>la</strong>me-t-il avec force. En cette an-<br />

née 2011, il publie<br />

un volumineux<br />

recueil comportant<br />

<strong>de</strong>s poèmes<br />

d’amour d’excellente<br />

facture, réunis<br />

sous le titre :<br />

Jeudi 6 octobre 2011<br />

Robert Ghanem ou <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> l’élévation<br />

Fin <strong>de</strong> partie<br />

Pour le personnage principal du <strong>de</strong>rnier livre <strong>de</strong><br />

Philip roth, tout est fini, ou presque...<br />

<strong>Le</strong> rabaissement (the hUmbLing)<br />

<strong>de</strong> Philip Roth, Gallimard, 124 p.<br />

Pour Simon Axler, le<br />

personnage principal<br />

du <strong>de</strong>rnier livre<br />

<strong>de</strong> Philip Roth, tout<br />

est fini, ou presque : « Il avait D.R.<br />

perdu sa magie. L’é<strong>la</strong>n n’était plus là. »<br />

<strong>Le</strong>s premières phrases donnent le ton<br />

<strong>de</strong> cette <strong>de</strong>scente <strong>au</strong>x enfers annoncée<br />

pour celui qui a été l’un <strong>de</strong>s plus grands<br />

acteurs <strong>de</strong> sa génération et qui a joué les<br />

rôles les plus emblématiques : Falstaff,<br />

Peer Gynt, Prospero ou Oncle Vania,<br />

avec un succès qui ne s’est jamais démenti,<br />

<strong>au</strong> point d’être reconnu comme<br />

le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s meilleurs comédiens américains<br />

du répertoire c<strong>la</strong>ssique. Mais<br />

rien ne marche plus et à soixante ans<br />

passés, Simon a le sentiment <strong>de</strong> perdre<br />

tout à <strong>la</strong> fois son charisme, sa singu<strong>la</strong>rité,<br />

sa vitalité, et surtout, son désir <strong>de</strong><br />

jouer. Alors quand il monte sur scène,<br />

il ne sait plus où il en est, ses gestes<br />

<strong>au</strong>tant que ses mots sonnent f<strong>au</strong>x et il<br />

se sent tout simplement grotesque. Pris<br />

<strong>de</strong> panique, il se réveille <strong>la</strong> nuit en hur<strong>la</strong>nt<br />

et se retrouve « piégé dans le rôle<br />

d’un homme privé <strong>de</strong> lui-même, <strong>de</strong> son<br />

talent, <strong>de</strong> sa p<strong>la</strong>ce dans le mon<strong>de</strong>, un<br />

homme méprisable qui n’était plus rien<br />

que l’inventaire <strong>de</strong> ses déf<strong>au</strong>ts ». Victoria,<br />

sa femme, qui ne l’avait jamais<br />

vu baisser les bras, ne supporte pas<br />

<strong>de</strong> le voir assis <strong>la</strong> tête entre les mains,<br />

incapable <strong>de</strong> réagir, incapable même <strong>de</strong><br />

manger ce qu’elle lui prépare et, angoissée<br />

par le spectacle <strong>de</strong> cette vieillesse qui<br />

s’insinue, elle le quitte. Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> donc<br />

à son docteur <strong>de</strong> le faire admettre dans<br />

un hôpital psychiatrique, car tout lui<br />

paraît préférable à <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> se<br />

retrouver seul. Au milieu <strong>de</strong> cette crise<br />

<strong>au</strong>ssi terrible qu’inexplicable, Simon va<br />

rencontrer Pegeen, <strong>la</strong> fille d’un couple<br />

<strong>de</strong> ses amis qu’il a connue enfant, et<br />

il va être pris d’une violente passion<br />

érotique pour <strong>la</strong> jeune universitaire, a<br />

priori plus attirée par les femmes que<br />

par <strong>la</strong> gent masculine. Début d’une re<strong>la</strong>tion<br />

amoureuse improbable, qui apportera<br />

à Simon le réconfort espéré, mais<br />

l’embellie n’est évi<strong>de</strong>mment qu’éphémère<br />

et le <strong>de</strong>rnier acte <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce n’en<br />

sera que plus noir, que plus douloureux.<br />

Né en 1939 à Baskinta, robert Ghanem est un poète <strong>au</strong>thentique. Son style irréprochable, l’esprit <strong>de</strong> révolte et le souffle<br />

philosophique qui animent ses poèmes font <strong>de</strong> lui une valeur sûre <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature libanaise. Portrait d’un écrivain passionné.<br />

L’intrigue ainsi résumée<br />

ne peut que susciter une<br />

impression <strong>de</strong> déjà-vu<br />

pour qui a lu les précé<strong>de</strong>nts<br />

ouvrages <strong>de</strong> Roth<br />

où l’on a déjà croisé Nathan<br />

Zuckerman (dans<br />

Exit le fantôme, paru<br />

en 2009) ravagé par un<br />

cancer <strong>de</strong> <strong>la</strong> prostate et ses humiliantes<br />

séquelles, mais néanmoins attiré par <strong>la</strong><br />

jeune Jamie qui se rêve écrivain et avec<br />

<strong>la</strong>quelle il va envisager un échange…<br />

d’appartement. La « sortie <strong>de</strong> scène »<br />

<strong>de</strong> son double préféré, Nathan Zuckerman,<br />

avait pu faire craindre une<br />

impuissance créatrice chez Roth et une<br />

tendance à <strong>la</strong> rumination, afin <strong>de</strong> dénoncer<br />

une société américaine en pleine<br />

dévastation intellectuelle et minée par le<br />

politiquement correct. Dans un <strong>au</strong>tre <strong>de</strong><br />

ses ouvrages, Un homme, paru en 2007,<br />

Roth racontait une histoire <strong>de</strong> vie, non<br />

pas à travers les succès et les amours du<br />

personnage principal, mais par le biais<br />

<strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies qu’il a traversées tout <strong>au</strong><br />

long <strong>de</strong> sa vie et qui le mèneront jusqu’à<br />

<strong>la</strong> mort. Mais les simi<strong>la</strong>rités qui mettent<br />

ces textes en écho n’entament en rien le<br />

p<strong>la</strong>isir du lecteur ni <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité <strong>de</strong> chacun<br />

d’eux. Car <strong>la</strong> maestria du romancier<br />

ménage <strong>de</strong>s surprises, évite les pièges du<br />

trop attendu et resserre l’intrigue pour<br />

emmener le lecteur à un rythme soutenu<br />

jusqu’<strong>au</strong> <strong>de</strong>rnier acte. Construit d’une<br />

façon quasiment théâtrale, comme pour<br />

faire écho <strong>au</strong> métier <strong>de</strong> son héros, ce<br />

roman bref – qui fait en réalité partie<br />

d’un cycle <strong>au</strong>quel appartiennent également<br />

Un homme et Indignation (paru<br />

en 2010) – articule l’érotisme, l’humour<br />

et <strong>la</strong> noirceur en un cocktail quasi explosif<br />

qui dynamite toutes les illusions,<br />

que ce soit celles <strong>de</strong> l’amour, du talent<br />

ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> ré<strong>de</strong>mption. Simon accomplit<br />

donc son voyage <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit<br />

qui s’achève comme celui <strong>de</strong> Konstantin<br />

Gavrilovitch dans La Mouette, l’un<br />

<strong>de</strong> ses plus fameux rôles. Lorsque <strong>la</strong><br />

femme <strong>de</strong> ménage le découvrira sur le<br />

p<strong>la</strong>ncher du grenier, elle trouvera à ses<br />

côtés une note <strong>de</strong> dix mots : « Il f<strong>au</strong>t<br />

vous dire que Konstantin Gavrilovitch<br />

s’est tué. » C’était <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière phrase <strong>de</strong><br />

La Mouette.<br />

GeorGiA MakHLOuF<br />

D.R.<br />

Romans<br />

<strong>Le</strong> démon <strong>de</strong> l’écriture<br />

maLaK aL-Loto <strong>de</strong> Jihad Bazzi et Bachir Azzam,<br />

Riad el-Rayyes Books, 2011, 297 p.<br />

Ma<strong>la</strong>k al-Loto (<strong>Le</strong> roi du<br />

loto), paru récemment<br />

chez Riad el-Rayyes,<br />

est indéniablement<br />

une œuvre <strong>de</strong> fiction pas comme les<br />

<strong>au</strong>tres. Ce premier roman, coécrit par<br />

Jihad Bazzi et Bachir Azzam, pousse<br />

les potentiels <strong>de</strong> <strong>la</strong> narration jusqu’à<br />

leur limite extrême où l’écriture finit<br />

par s’insurger contre<br />

elle-même dans un<br />

geste suicidaire ou<br />

peut-être salutaire.<br />

Annonçant à plusieurs<br />

reprises « qu’il<br />

est temps à ce roman<br />

<strong>de</strong> finir », les narrateurs,<br />

Patrick Azar et<br />

Joseph Baroud, anticipent<br />

<strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’entreprise<br />

romanesque.<br />

Mais <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> quel<br />

roman s’agit-il ?<br />

L’envie d’écrire un<br />

roman n’ayant pas<br />

<strong>de</strong> fin et dont ils seraient<br />

les co<strong>au</strong>teurs<br />

germa dans l’esprit<br />

<strong>de</strong>s narrateurs Patrick<br />

et Joseph alors qu’ils<br />

poursuivaient une partie d’échecs à<br />

distance via Internet et faisaient ainsi<br />

connaissance sans se rencontrer physiquement.<br />

<strong>Le</strong> roman serait-il une<br />

continuation, quoique sous une forme<br />

différente, <strong>de</strong> leur partie d’échecs ?<br />

Rêvaient-ils <strong>de</strong> jongler avec les possibilités<br />

narratives comme le joueur<br />

d’échecs navigue entre les différentes<br />

combinaisons permises sur l’échiquier<br />

?<br />

<strong>Le</strong> recours à une narration libre,<br />

spontanée, n’obéissant à d’<strong>au</strong>tre limite<br />

et d’<strong>au</strong>tre règle que celles <strong>de</strong> leur<br />

fantaisie débridée n’est-elle cependant<br />

pas <strong>au</strong>x antipo<strong>de</strong>s d’une véritable partie<br />

d’échecs où rien ne doit être <strong>la</strong>issé<br />

<strong>au</strong> hasard, <strong>au</strong> risque <strong>de</strong> précipiter une<br />

défaite ?<br />

Dans ce roman inc<strong>la</strong>ssable, tout<br />

est gratuit, possible, changeant à<br />

l’infini, s<strong>au</strong>f le déferlement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

et son obstination à se reconstituer<br />

et revenir éternellement. Fawwaz<br />

Fawwaz <strong>au</strong>rait bien pu se nommer<br />

James Jameson, Erick Erickson ou<br />

Armin Arminian, reste qu’il n’<strong>au</strong>rait<br />

pu ne pas être. Son être-là, <strong>au</strong> centre<br />

du roman, est <strong>la</strong> seule nécessité qui<br />

s’impose <strong>au</strong>x narrateurs et <strong>au</strong> lecteur.<br />

À son existence incontournable<br />

s’ajoutent <strong>de</strong>ux traits le constituant<br />

en propre, son incapacité à pleurer et<br />

les touffes <strong>de</strong> poils qui recouvrent son<br />

corps, le faisant ressembler davantage<br />

à un singe ou à un chimpanzé qu’à un<br />

humain. Ce monstre, ou démon, résidant<br />

<strong>au</strong> plus proche<br />

Dans ce roman<br />

inc<strong>la</strong>ssable,<br />

tout est<br />

gratuit,<br />

possible,<br />

changeant à<br />

l’infini<br />

<strong>de</strong> l’instinct et <strong>au</strong><br />

plus loin <strong>de</strong> l’affect,<br />

ne serait-il pas le<br />

génie <strong>de</strong> l’écriture,<br />

seul capable <strong>de</strong><br />

mettre fin <strong>au</strong> délire<br />

<strong>de</strong>s narrateurs, prétendant<br />

même être<br />

leur créateur et non<br />

l’inverse ? Ne seraitil<br />

pas une incarnation<br />

<strong>de</strong> Méphistophélès,<br />

l’esprit qui<br />

provoque, défie et<br />

toujours nie ? Estce<br />

un hasard s’il<br />

est ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> loto<br />

et marchand <strong>de</strong> hasard<br />

?<br />

Ce roman est-il bien<br />

une manifestation <strong>de</strong> l’étonnement<br />

tel que pressenti par Inaya Jaber, ou<br />

bien <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> tout étonnement, un<br />

roman qui caricature les possibilités<br />

<strong>de</strong> l’écriture jusqu’à <strong>la</strong> dérision totale<br />

<strong>au</strong>-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si<br />

écrire un roman serait encore possible<br />

? N’assiste-on pas ici à l’implosion<br />

du roman ? Implosion, non pas<br />

parce que l’expérience <strong>de</strong> l’écriture<br />

qui s’y déploie serait déroutante pour<br />

quiconque n’oserait s’aventurer sur<br />

les terrains risqués du nouve<strong>au</strong>, mais<br />

parce que le héros, né <strong>de</strong> cette aventure,<br />

nommé Fawwaz Fayez Fawwaz,<br />

défie ses créateurs, les mettant face à<br />

<strong>la</strong> vacuité d’une entreprise ne rece<strong>la</strong>nt<br />

plus rien <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong>. Conscients <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

difficulté, voire même <strong>de</strong> l’impossibilité<br />

<strong>de</strong> créer encore du nouve<strong>au</strong>, Patrick<br />

et Joseph se jouent <strong>de</strong> leur art sans<br />

<strong>au</strong>cun scrupule. Dostoïevski avait, <strong>de</strong><br />

leur propre aveu, exploité bien avant<br />

eux le jeu narratif consistant à échanger<br />

<strong>de</strong>s lettres entre <strong>de</strong>ux personnes,<br />

sans prendre toutefois le risque <strong>de</strong><br />

À g<strong>au</strong>che, Robert<br />

Ghanem avec<br />

Mikhaïl Naïmeh.<br />

Ci-<strong>de</strong>ssous,<br />

avec Al-Akhtal<br />

as-Saghir.<br />

D.R.<br />

partager sa signature avec un <strong>au</strong>tre.<br />

Patrick souhaiterait même voir brûler<br />

les bibliothèques du mon<strong>de</strong> entier une<br />

fois tous les mille ans.<br />

Ma<strong>la</strong>k al-loto est ce qu’on pourrait<br />

l’appeler une fiction « postmo<strong>de</strong>rne »<br />

il est l’œuvre d’initiés qui jouent intentionnellement<br />

avec les co<strong>de</strong>s et les<br />

genres littéraires, problématisent <strong>la</strong><br />

structure du récit, multiplient les as-<br />

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Béni soit celui qui vient <strong>au</strong> nom <strong>de</strong><br />

l’amour. On peut y lire <strong>de</strong>s vers d’une<br />

gran<strong>de</strong> be<strong>au</strong>té, à <strong>la</strong> fois lyriques et<br />

tendres : « Quand j’ai habité tes doigts/<br />

<strong>Le</strong>s fleurs du désir se sont ouvertes<br />

dans mes yeux/ (…) Tu es p<strong>la</strong>ntée dans<br />

mon corps/Comme une forêt <strong>de</strong> symboles…<br />

» Dans les semaines à venir,<br />

<strong>de</strong>ux titres sont annoncés : <strong>Le</strong>s racines<br />

et les écorces et <strong>Le</strong>s portes du temps,<br />

recueil <strong>de</strong> poèmes rédigés en « libanais<br />

» à l’instar <strong>de</strong> son père, considéré<br />

comme l’un <strong>de</strong>s précurseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />

libanaise popu<strong>la</strong>ire… La boucle est<br />

bouclée !<br />

À <strong>la</strong> fois poète et philosophe, écrivain<br />

et journaliste, Robert Ghanem sait ce<br />

qu’il v<strong>au</strong>t : chez lui, point <strong>de</strong> f<strong>au</strong>sse mo<strong>de</strong>stie.<br />

Habité par l’écriture, il vit dans<br />

un <strong>au</strong>tre mon<strong>de</strong>, <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout le<br />

mon<strong>de</strong>. Lui qui écrivait avec amertume<br />

« Mon pays est le cercueil <strong>de</strong>s poètes/<br />

Mille talents se suici<strong>de</strong>nt/Et on chante<br />

sa légen<strong>de</strong> » peut se consoler : les vrais<br />

poètes ne meurent pas !<br />

AlexAndre nAJJAr<br />

sociations arbitraires et les références<br />

intertextuelles dans une intention<br />

parodique, poussant à <strong>bout</strong> <strong>la</strong> posture<br />

métafictionnelle. Y <strong>au</strong>rait-il un<br />

après-Fawwaz Fayez Fawwaz ? Probablement<br />

pas. James James est une<br />

forme d’éternel retour du même ! Encore<br />

f<strong>au</strong>t-il avoir le courage <strong>de</strong> l’amor<br />

fati…<br />

KAtiA GHosn

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