La littérature ibéro-américaine entre le « boom ... - L'Orient-Le Jour
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Supplément menSuel<br />
Jeudi 4 marS 2010<br />
Numéro 45<br />
III. Entretien avec Bernard Noël<br />
IV. César Val<strong>le</strong>jo hors des sentiers tracés<br />
V. Des poètes traduisent des poètes<br />
Morne plaine<br />
<strong>Le</strong> paysage littéraire français<br />
d’aujourd’hui ressemb<strong>le</strong> à une<br />
<strong>«</strong> morne plaine ». Abstraction faite du<br />
Salon du livre de Paris, boycotté et décrié, on<br />
assiste ces derniers temps à une série d’<strong>«</strong> affaires<br />
» qui dénotent, hélas, <strong>le</strong> mal-être de la<br />
<strong>littérature</strong> française contemporaine. Certes,<br />
<strong>le</strong> phénomène n’est pas nouveau : depuis <strong>le</strong><br />
départ de Camus, Sartre, Mauriac, Malraux,<br />
Aragon…, la <strong>littérature</strong> hexagona<strong>le</strong>, considérée<br />
comme un modè<strong>le</strong>, compte de moins en<br />
moins de penseurs et d’écrivains prestigieux,<br />
et des auteurs comme <strong>Le</strong> Clézio (très justement<br />
<strong>«</strong> nobélisé »), Modiano ou Tournier<br />
apparaissent comme <strong>le</strong>s derniers des <strong>«</strong> Mohicans<br />
». Mais ce qui aggrave actuel<strong>le</strong>ment<br />
la situation, c’est la légèreté avec laquel<strong>le</strong> de<br />
grands éditeurs parisiens publient n’importe<br />
quoi et <strong>le</strong> halo artificiel qui entoure certains<br />
écrivains médiatiques qui prennent <strong>le</strong>urs <strong>le</strong>cteurs<br />
pour des imbéci<strong>le</strong>s. D’abord, l’affaire<br />
BHL. Dans une conférence prononcée à<br />
l’Éco<strong>le</strong> norma<strong>le</strong> supérieure de la rue d’Ulm<br />
et reprise dans un essai intitulé De la guerre<br />
en philosophie (Grasset), Bernard-Henri Lévy<br />
cite <strong>le</strong> plus sérieusement du monde un certain<br />
Jean-Baptiste Botul qui n’a jamais existé<br />
puisqu’il est <strong>le</strong> fruit de l’imagination de<br />
Frédéric Pagès, agrégé de philo et rédacteur<br />
au Canard enchaîné. Tout Paris en rit encore !<br />
Ensuite, Yannick Haenel, accusé par Claude<br />
<strong>La</strong>nzmann et plusieurs personnalités polonaises<br />
d’avoir falsifié l’histoire et d’avoir fait<br />
preuve d’<strong>«</strong> insouciance » et d’<strong>«</strong> ignorance » dans<br />
son roman Jan Karski publié chez… Gallimard.<br />
Enfin, Moix, l’inénarrab<strong>le</strong> Yann Moix,<br />
qui consacre à l’affaire Polanski un tissu<br />
d’insanités intitulé <strong>La</strong> Meute (Grasset) où,<br />
non content de prétendre que <strong>le</strong> grand cinéaste<br />
n’est poursuivi par la justice que parce<br />
qu’il est juif (!), il insulte gratuitement la<br />
Suisse, son peup<strong>le</strong> et son histoire. Hugo,<br />
réveil<strong>le</strong>-toi !<br />
A<strong>le</strong>xAndre NAJJAr<br />
Paraît <strong>le</strong> premier jeudi de chaque mois<br />
édito <strong>La</strong> <strong>littérature</strong> <strong>ibéro</strong>-<strong>américaine</strong><br />
<strong>entre</strong> <strong>le</strong> <strong>«</strong> <strong>boom</strong> » et <strong>le</strong> <strong>«</strong> crack »<br />
PS : Nous tenons à rassurer <strong>le</strong>s pêcheurs en<br />
eaux troub<strong>le</strong>s : il n’y a pas eu et il n’y aura<br />
jamais de censure dans (ou contre) L’Orient<br />
Littéraire qui, depuis sa création, a toujours<br />
ardemment défendu la liberté d’expression et<br />
ouvertement publié des artic<strong>le</strong>s et des dessins<br />
audacieux. <strong>La</strong> qualité seu<strong>le</strong> détermine<br />
notre choix.<br />
Comité de rédaction :<br />
A<strong>le</strong>xANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi,<br />
GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe,<br />
jAbbour douAihy, rittA bAddourA.<br />
Coordination généra<strong>le</strong> : hiNd dArwiCh<br />
Typographie : A<strong>le</strong>xANdre medAwAr<br />
Correction : mArilys hAtem<br />
Contributeurs :<br />
fifi Abou dib, lAureNt borderie,<br />
kAtiA GhosN, heNry lAureNs, sAoud<br />
el-mAwlA, NAdA NAssAr-ChAoul, lAmiA<br />
el-sAAd, myriAm sAssiNe.<br />
Supplément publié en partenariat avec la<br />
Librairie Orienta<strong>le</strong> et la Librairie Antoine.<br />
E-mail : lorientlitteraire@yahoo.com<br />
www. lorientlitteraire.com<br />
<strong>Le</strong>s 3 et 4 mars se<br />
tient à Beyrouth la<br />
première foire du livre<br />
<strong>ibéro</strong>-américain. Dix<br />
écrivains, chercheurs et<br />
journalistes d’Amérique<br />
latine y seront présents,<br />
l'occasion pour <strong>le</strong><br />
public libanais de<br />
mieux apprendre à<br />
connaître la <strong>littérature</strong><br />
contemporaine de ce<br />
continent, dans ses<br />
versants hispanophone<br />
et lusophone.<br />
Il est certain que la <strong>littérature</strong><br />
latino-<strong>américaine</strong> est une des<br />
plus connues de la deuxième<br />
moitié du XX e sièc<strong>le</strong>, et son<br />
immense célébrité est due à<br />
l’aura d’écrivains aussi fameux que<br />
Jorge Luis Borgès, Julio Cortazar, Carlos<br />
Fuentès, Mario Vargas Llosa, Octavio<br />
Paz, et bien sûr, Pablo Neruda et<br />
Gabriel Garcia Marquez. <strong>La</strong> diversité<br />
des personnalités et des sty<strong>le</strong>s chez ces<br />
écrivains est à el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> la preuve de<br />
l’histoire diverse, riche et comp<strong>le</strong>xe<br />
de la <strong>littérature</strong> de l’Amérique du Sud<br />
qui, néanmoins, et contrairement à ce<br />
que l’on pourrait penser, ne se résume<br />
évidemment pas à la période du grand<br />
<strong>boom</strong> des années soixante, et <strong>le</strong>s rencontres<br />
du mois de mars permettront<br />
de <strong>le</strong> mesurer.<br />
Ce que l’on a coutume d’appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />
<strong>boom</strong>, ce moment durant <strong>le</strong>quel l’Amérique<br />
latine s’impose soudain comme <strong>le</strong><br />
vivier de la <strong>littérature</strong> la plus riche et la<br />
plus innovante au monde, est déjà luimême<br />
<strong>le</strong> résultat d’une dynamique qui<br />
prend naissance dès <strong>le</strong> début des années<br />
quarante. À cette époque, et après<br />
une période où el<strong>le</strong> se complait de manière<br />
anachronique dans l’imitation<br />
de formes et de langages tardivement<br />
venus d’Europe puis croit s’en libérer<br />
en produisant des œuvres à caractère<br />
indigéniste et réaliste, la <strong>littérature</strong> hispano-<strong>américaine</strong><br />
prend son premier<br />
grand virage. Au contact de la modernité<br />
européenne et notamment du surréalisme,<br />
des écrivains aussi différents<br />
que <strong>le</strong> Guatémaltèque Miguel Angel<br />
Asturias ou <strong>le</strong> Cubain A<strong>le</strong>jo Carpentier<br />
proclament <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs supérieures<br />
de l’hybridation culturel<strong>le</strong> et de la multiracialité<br />
des sociétés <strong>américaine</strong>s et<br />
revendiquent une écriture faite de tous<br />
<strong>le</strong>s apports culturels et de <strong>le</strong>urs mélanges,<br />
tant thématiques que formels.<br />
Au même moment, et sur un registre<br />
différent, apparaît l’œuvre tota<strong>le</strong>ment<br />
neuve de Jorge Luis Borgès.<br />
Tout cela sera bien sûr à l’origine des<br />
inventions et des immenses libertés<br />
que se permettront <strong>le</strong>s grands écrivains<br />
latino-américains de la génération<br />
suivante, cel<strong>le</strong> précisément de ce que<br />
l’on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>boom</strong>. L’extraordinaire<br />
richesse de la <strong>littérature</strong> latino-<strong>américaine</strong><br />
<strong>entre</strong> 1960 et 1990 rend presque<br />
impossib<strong>le</strong> en quelques lignes d’en faire<br />
même un schématique résumé. On<br />
peut néanmoins souligner que <strong>le</strong> roman<br />
autant que la poésie mettent alors<br />
en scène <strong>le</strong>s réalités latino-<strong>américaine</strong>s,<br />
<strong>le</strong>s conflits, la vio<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong>s mythes<br />
fondateurs, <strong>le</strong>s dictatures et la constitution<br />
des grandes métropo<strong>le</strong>s, en mêlant<br />
la vaste épopée du continent à un<br />
imaginaire débridée et à des inventions<br />
stylistiques et langagières absolument<br />
inédites que l’on résume souvent par<br />
<strong>le</strong> label de <strong>«</strong> réalisme magique ». Du<br />
Chili avec Pablo Neruda, au Mexique<br />
avec Carlos Fuentès et Octavio<br />
Paz en passant par <strong>le</strong> Paraguay avec<br />
Augusto Roa Bastos, l’Uruguay avec<br />
Juan Carlos Onetti, <strong>le</strong> Pérou avec Mario<br />
Vargas Llosa et la Colombie avec<br />
Gabriel Garcia Marquez, la <strong>littérature</strong><br />
latino-<strong>américaine</strong> prend une dimension<br />
planétaire. Après cel<strong>le</strong> des États-<br />
Unis, el<strong>le</strong> est à ce moment la première<br />
à se constituer en champ autonome,<br />
loin des impératifs nationaux, et à se<br />
VI. Attila, mythe et réalité<br />
VII. Andrea Bajani, l’engagement par <strong>le</strong>s mots<br />
VIII. Jacques Chessex, la Suisse au cœur<br />
libérer de la dépendance vis-à-vis de<br />
l’Europe, parvenant même à imposer à<br />
cette dernière ses formes et ses sty<strong>le</strong>s,<br />
inversant <strong>le</strong>s rapports de circulation<br />
et d’influences jusqu’à dicter pendant<br />
un temps <strong>le</strong>s canons de la modernité à<br />
l’ensemb<strong>le</strong> du monde.<br />
<strong>Le</strong> problème, évidemment, va ensuite<br />
se poser à la génération suivante où<br />
<strong>le</strong>s écrivains vont devoir se débrouil<strong>le</strong>r<br />
avec cet héritage écrasant. Il y aura<br />
certes <strong>le</strong>s tendances à figer <strong>le</strong> réalisme<br />
magique en dogme et en éco<strong>le</strong>, mais<br />
il y aura surtout la volonté de poursuivre<br />
par d’autres chemins ce qui a<br />
été tracé, comme chez Alvaro Mutis<br />
en Colombie, ou à chercher d’autres<br />
voies et à inventer d’autres solutions<br />
pour dire <strong>le</strong> monde contemporain. En<br />
Colombie toujours, l’œuvre de Luis<br />
Fayad, un des écrivains invités à Beyrouth<br />
dans <strong>le</strong> cadre de la foire du livre,<br />
tente d’explorer des voies nouvel<strong>le</strong>s en<br />
racontant <strong>le</strong> quotidien des vil<strong>le</strong>s et des<br />
villages colombiens et <strong>le</strong>s drames de<br />
l’homme d’aujourd’hui (Los Parentes<br />
de Ester, non traduit en français) ou<br />
de celui d’hier par <strong>le</strong> prisme de la mémoire<br />
qui désenchante et dit <strong>le</strong>s échecs<br />
et <strong>le</strong>s défaites des luttes et des idéaux<br />
(Compagnero de viaje, non traduit<br />
en français). Au Mexique, une réaction<br />
plus vive se fait ressentir face aux<br />
pressions et aux sommations exercées<br />
par <strong>le</strong>s grands aînés. Au concept de<br />
<strong>«</strong> <strong>boom</strong> », une jeune génération d’écrivains<br />
mexicains va ainsi imposer, de<br />
manière ludique, celui de <strong>«</strong> crack » qui<br />
revendique une <strong>littérature</strong> soucieuse de<br />
sortir du seul ancrage dans <strong>le</strong>s réalités<br />
latino-<strong>américaine</strong>s pour dire cel<strong>le</strong>s du<br />
monde contemporain dans sa vio<strong>le</strong>nce<br />
brute et son devenir incertain. <strong>Le</strong>s<br />
principaux représentants de ce mouvement<br />
sont Jorge Volpi, qui était présent<br />
à Beyrouth au mois de novembre passé,<br />
mais aussi Ignacio Padilla ou Eloy<br />
Urroz. <strong>Le</strong>s écrivains d’aujourd’hui, au<br />
Mexique ou ail<strong>le</strong>urs, cherchent aussi<br />
à exprimer une réalité socia<strong>le</strong> de plus<br />
en plus comparab<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> des autres<br />
populations du globe, et l’écriture féminine<br />
est en cela fortement représentée,<br />
comme <strong>le</strong> montrent <strong>le</strong>s œuvres de<br />
deux romancières invitées à Beyrouth,<br />
l’Uruguayenne Alicia Migdal (Histoire<br />
immobi<strong>le</strong>, éd. l’Harmattan) et la Mexicaine<br />
Ana Clavel dont <strong>le</strong> roman phantasmatique<br />
et inquiétant sur la question<br />
de l’inceste (<strong>Le</strong>s Vio<strong>le</strong>ttes sont <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs<br />
du désir, éd. Métalié) a fait scanda<strong>le</strong> à<br />
sa parution. <strong>Le</strong>s questions formel<strong>le</strong>s et<br />
l’exaltation du travail de la langue ne<br />
cessent néanmoins pas, comme en témoignent<br />
<strong>le</strong>s œuvres du Cubain Pablo<br />
Armando Fernandez (El Vi<strong>entre</strong> del<br />
pez, non traduit en français), du Vénézuélien<br />
Luis Britto Garcia (Abrapalabra,<br />
non traduit en français) ou encore<br />
du poète paraguayen Mario Ruben Alvarez<br />
dont l’écriture est marquée par <strong>le</strong><br />
bilinguisme guarani/espagnol (A Flor<br />
de Ausencia, non traduit en français),<br />
trois écrivains que <strong>le</strong> public libanais<br />
pourra éga<strong>le</strong>ment découvrir et entendre.<br />
Au Brésil, <strong>le</strong>s choses sont passab<strong>le</strong>ment<br />
différentes. Alors que, au seuil<br />
des années quarante, l’indigénisme faisait<br />
faillite dans l’ère hispanophone, la<br />
<strong>littérature</strong> brésilienne s’est construite<br />
autour de grandes épopées nationa<strong>le</strong>s,<br />
I<br />
De gauche à droite et<br />
de haut en bas : Maruja<br />
Torres (Espagne), Ana<br />
Clavel (Mexique), Silvia M.<br />
Maldonado (Argentine),<br />
Milton Hatoum (Brésil),<br />
Jessica Atal (Chili), Luis<br />
Fayad (Colombie), Pablo<br />
Armando Fernández<br />
(Cuba), Rigoberto<br />
Menéndez Paredes (Cuba),<br />
Mario Rubén Alvarez<br />
(Paraguay), Alicia Migdal<br />
(Uruguay), Luis Britto<br />
García (Vénezuela)<br />
tel<strong>le</strong>s cel<strong>le</strong>s de Mario de Andrade, ou<br />
dans Diadorim, <strong>le</strong> roman fabu<strong>le</strong>ux et<br />
unique de Guimaraes Rosa. Dans ces<br />
œuvres, <strong>le</strong>s grands mythes sont revisités<br />
en même temps que sont élaborées<br />
des tentatives de <strong>«</strong> brésilianiser »<br />
<strong>le</strong> portugais. À l’image de Guimaraes<br />
Rosa, la <strong>littérature</strong> brésilienne n’a pas<br />
cessé de transcender <strong>le</strong> régionalisme<br />
qui lui est comme inhérent en des œuvres<br />
d’une puissance et d’une exigence<br />
fortes, comme chez Autran Dourado,<br />
Radouan Nassar ou Joao Cabral Melo<br />
Neto. Cela se retrouve dans la génération<br />
des écrivains <strong>le</strong>s plus récents, tels<br />
Luiz Ruffato, que l’on a pu entendre<br />
à Beyrouth en novembre, ou Milton<br />
Hatoum, l’un des jeunes écrivains brésiliens<br />
<strong>le</strong>s plus importants aujourd’hui.<br />
Tout en réfléchissant sur <strong>le</strong>s problèmes<br />
de l’émigration, du métissage de la société<br />
brésilienne et donc sur <strong>le</strong>s questions<br />
de l’identité culturel<strong>le</strong> (l’écrivain<br />
est, à l’instar de Luis Fayad, d’origine<br />
libanaise et sa famil<strong>le</strong> s’est installée à<br />
Manaus, en p<strong>le</strong>ine Amazonie), l’œuvre<br />
de Hatoum s’interroge sur la <strong>le</strong>nte disparition<br />
des cultures amazoniennes et,<br />
de manière plus universel<strong>le</strong>, aux questions<br />
de filiations perdues, de quête de<br />
paternités et d’identités individuel<strong>le</strong>s<br />
en désarroi (Récit d’un certain Orient,<br />
Seuil, Deux frères, Seuil, Cendres<br />
d’Amazonie, Actes-Sud). Sur toute ces<br />
questions, et sur bien d’autres, <strong>le</strong> public<br />
libanais aura donc la chance, durant<br />
plusieurs jours, de pouvoir interroger<br />
directement <strong>le</strong>s écrivains invités et de<br />
découvrir aussi <strong>le</strong>urs œuvres durant la<br />
foire qui accompagnera <strong>le</strong>s rencontres.<br />
Charif maJdalani
II Au fil des jours<br />
<strong>Le</strong> point de vue de Saoud el-Mawla<br />
Arabité libanisée<br />
O n<br />
peut lire à la page<br />
1277 du Petit Robert<br />
- <strong>«</strong> Libanisation : de<br />
Liban, phénomène par <strong>le</strong>quel un<br />
pays connaît une transformation<br />
qui <strong>le</strong> fait ressemb<strong>le</strong>r au Liban où<br />
<strong>le</strong>s différentes ethnies, religions etc.<br />
s’affrontent vio<strong>le</strong>mment causant<br />
une véritab<strong>le</strong> guerre civi<strong>le</strong> ».<br />
Pour nous, <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> liba- D.R.<br />
nais de convivialité, <strong>le</strong> système libanais<br />
de consensus pactuel concordataire a<br />
été, depuis <strong>le</strong> pacte de 1943 jusqu’à<br />
aujourd’hui et à travers l’accord de<br />
Taëf, une formu<strong>le</strong> génia<strong>le</strong> qui n’a pas<br />
eu son égal dans <strong>le</strong> monde et qui a été<br />
mal interprétée, mal appliquée, et la<br />
cib<strong>le</strong> de calomnies et d’attaques totalitaires<br />
négationnistes et fondamentalistes<br />
de tous bords. Nous assistons<br />
aujourd’hui à une prise de conscience<br />
et à une nouvel<strong>le</strong> réf<strong>le</strong>xion quant au<br />
sens et aux portées et dimensions de<br />
cette formu<strong>le</strong>, et cela à partir de la crise<br />
identitaire qui secoue <strong>le</strong> monde arabe<br />
qui se trouve confronté à une modernisation<br />
et une mondialisation accélérées<br />
portées par des structures politiques<br />
non adaptées ou adaptab<strong>le</strong>s au monde<br />
aujourd’hui.<br />
<strong>Le</strong>s causes de la non-viabilité du système<br />
de 1943 ont été plutôt externes,<br />
malgré <strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>sses et <strong>le</strong>s carences internes<br />
dont <strong>le</strong>s plus graves résidaient<br />
et résident toujours dans la nature de<br />
la classe politique dirigeante ; ce qui a<br />
amené l’imam Chamseddine à répéter<br />
que <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> libanais et la formu<strong>le</strong> libanaise<br />
sont plus grands que <strong>le</strong>urs dirigeants.<br />
C’est la mauvaise application<br />
du pacte de 1943 et de la Constitution<br />
qui a engendré <strong>le</strong>s germes de la guerre<br />
civi<strong>le</strong> dans un contexte régional-international<br />
qui lui était propice. Car <strong>le</strong><br />
Liban, et cinq ans à peine après son<br />
indépendance, a été jeté au cœur de la<br />
plus grande et de la plus diffici<strong>le</strong> crise<br />
dans l’histoire contemporaine suite à<br />
la création de l’État d’Israël en 1948.<br />
<strong>Le</strong>s années qui ont suivi la catastrophe<br />
en Pa<strong>le</strong>stine ont vu la montée des officiers<br />
au pouvoir à partir de 1949 en<br />
Syrie et de 1952 en Égypte, ainsi que<br />
la radicalisation vio<strong>le</strong>nte des idées et<br />
des sentiments arabes et de la transformation<br />
du monde arabe en champs de<br />
batail<strong>le</strong> <strong>entre</strong> <strong>le</strong>s deux superpuissances<br />
de l’époque.<br />
<strong>La</strong> guerre civi<strong>le</strong> libanaise a commencée<br />
en 1948 et <strong>le</strong>s Libanais se sont divisés<br />
sur <strong>le</strong> sens et <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur pays sur<br />
la base de cette polarisation régiona<strong>le</strong><br />
et internationa<strong>le</strong>. <strong>Le</strong> Liban a été vécu<br />
par <strong>le</strong>s uns comme porte-drapeau du<br />
libéralisme et de la démocratie face au<br />
despotisme des régimes arabes. Cette<br />
tendance s’est alliée avec l’Occident<br />
contre une idée partisane et totalitaire<br />
de l’arabité, alliée à l’Union soviétique.<br />
Cette tendance, quant à el<strong>le</strong>, a réduit <strong>le</strong><br />
Liban au statut de base militante, <strong>«</strong> Hanoï<br />
révolutionnaire », arène ou champ<br />
de batail<strong>le</strong>, et ne l’a pas envisagé comme<br />
patrie ou nation. <strong>La</strong> défaite arabe<br />
de 1967 et la montée en force de la révolution<br />
pa<strong>le</strong>stinienne et de l’idéologie<br />
de lutte armée ainsi que l’offensive soviétique<br />
généra<strong>le</strong> contre <strong>le</strong>s États-Unis<br />
(au Vietnam, en Afrique, etc.) n’ont<br />
Contre la peine de mort<br />
<strong>Le</strong> président Abdou Diouf a participé<br />
pour la première fois à la cérémonie<br />
d’ouverture du IV e Congrès mondial<br />
contre la peine de mort (Genève, 24-26<br />
février 2010). Il a pris la paro<strong>le</strong> aux<br />
côtés du sénateur Robert Badinter,<br />
auteur de la loi portant abolition de la<br />
peine de mort en France, et du Premier<br />
ministre espagnol José Luis Rodriguez<br />
Zapatero, président du Conseil<br />
de l’Union européenne. <strong>«</strong> Aucune des<br />
va<strong>le</strong>urs qui sont au cœur du projet<br />
francophone ne pourront jamais<br />
justifier que l’on relativise la va<strong>le</strong>ur de<br />
la vie humaine au point d’accepter de<br />
la supprimer léga<strong>le</strong>ment », a insisté <strong>le</strong><br />
secrétaire général de la Francophonie<br />
qui a rappelé que sur <strong>le</strong>s 70 États et<br />
gouvernements membres de l’OIF, 45<br />
États ont aboli la peine de mort (57,<br />
si on ajoute ceux qui en ont suspendu<br />
l’exécution bien qu’el<strong>le</strong> soit toujours<br />
prévue par <strong>le</strong>ur code pénal). M.Diouf<br />
n’a pas manqué de souligner que <strong>le</strong><br />
dixième anniversaire de la Déclaration<br />
de Bamako – texte de référence de la<br />
Francophonie en matière de promotion<br />
des droits de l’homme, de la paix et<br />
de la démocratie adopté en novembre<br />
2000 – constitue un facteur favorab<strong>le</strong><br />
pour encourager <strong>le</strong>s États francophones<br />
concernés à en finir avec la peine<br />
de mort. Espérons que <strong>le</strong> Liban, sous<br />
l’impulsion du ministre de la Justice,<br />
Ibrahim Najjar, qui a toujours milité<br />
pour l’abolition de la peine de mort, lui<br />
Francophonie<br />
fait qu’exacerber <strong>le</strong>s antagonismes<br />
jusqu’à l’apogée de la<br />
guerre civi<strong>le</strong> en 1975. C’est<br />
pourquoi il est juste de dire<br />
que cette guerre a été cel<strong>le</strong><br />
des autres sur notre terre ou<br />
terrain, comme il est juste<br />
de dire aussi qu’el<strong>le</strong> a été<br />
notre guerre, <strong>le</strong> fruit de nos<br />
erreurs et de nos carences.<br />
À partir de ce moment historique,<br />
l’arabité est devenue pour <strong>le</strong>s uns synonyme<br />
de tout ce qui est antilibanais,<br />
antisouveraineté, et en même temps<br />
despotique, totalitaire, prosoviétique<br />
et parfois pan-islamique…<br />
<strong>La</strong> Pa<strong>le</strong>stine est devenue source de<br />
divisions, d’humiliation et de guerres<br />
internes libanaises. Ce n’est qu’à partir<br />
de 1990 qu’on a assisté à un <strong>«</strong> retour »<br />
vers <strong>le</strong> Liban, et je veux dire par là un<br />
retour vers l’idée libanaise, <strong>le</strong> sens et<br />
<strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du Liban, et cela a donné un<br />
nouveau sens à l’arabité et à la Pa<strong>le</strong>stine.<br />
En quittant <strong>le</strong>s idéologies et <strong>le</strong>s<br />
discours totalitaires et hégémonistes,<br />
après avoir fait par <strong>le</strong>ur sang et <strong>le</strong>ur<br />
martyre l’expérience de toutes sortes<br />
de fondamentalismes, <strong>le</strong>s Libanais ont<br />
redécouvert <strong>le</strong>ur Liban, <strong>le</strong>ur identité et<br />
<strong>le</strong>ur avenir. <strong>Le</strong>s moments historiques et<br />
<strong>le</strong>s figures historiques qui incarnent ce<br />
cheminement sont pour moi : <strong>le</strong> pape,<br />
l’imam Chamseddine, <strong>le</strong> patriarche<br />
Sfeir, <strong>le</strong> synode, l’exhortation apostolique.<br />
Avec ces chefs et ces moments, <strong>le</strong>s<br />
Libanais ont redéfini <strong>le</strong> sens de l’arabité<br />
qui est un lien culturel, linguistique<br />
plus qu’un projet politique porté par<br />
un parti totalitaire.<br />
L’arabité qui était source de peur réel<strong>le</strong><br />
et légitime sur l’existence et la spécificité<br />
du Liban a été redéfinie et réorientée<br />
par l’expérience libanaise et<br />
par <strong>le</strong> sang libanais. <strong>Le</strong>s Libanais ont<br />
redécouvert que ce que <strong>le</strong>ur système<br />
protégeait et incarnait depuis 1943,<br />
c’est-à-dire l’unité dans la diversité,<br />
la pluralité religieuse et culturel<strong>le</strong>, la<br />
démocratie consensuel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s libertés<br />
et l’ouverture, la tolérance et l’acceptation<br />
de l’autre, sont aujourd’hui non<br />
seu<strong>le</strong>ment un rêve humain mondial,<br />
mais aussi une nécessité pragmatique<br />
urgente pour protéger <strong>le</strong> tissu social et<br />
national de chaque pays et protéger la<br />
paix civi<strong>le</strong> ainsi que la paix mondia<strong>le</strong>.<br />
Hier, on a entendu <strong>le</strong> président algérien<br />
reconnaître la culture et la langue<br />
amazighe ; demain, on entendra l’Irak,<br />
la Turquie, l’Iran et la Syrie reconnaître<br />
l’identité kurde. Et <strong>entre</strong>-temps,<br />
<strong>le</strong> Liban donnait et donne l’exemp<strong>le</strong> à<br />
tous <strong>le</strong>s pays arabes quant à la présence<br />
chrétienne, à l’identité chrétienne,<br />
composante et source de richesse et de<br />
complémentarité.<br />
Rappelons-nous <strong>le</strong>s positions de<br />
l’imam Chamseddine sur la nécessité<br />
de créer une nouvel<strong>le</strong> théologie (kalam)<br />
et un nouveau fiqh et une nouvel<strong>le</strong> pensée<br />
et ijtihad islamique sur <strong>le</strong> dialogue,<br />
la pluralité, <strong>le</strong> respect de l’autre, mais<br />
aussi et surtout sur la complémentarité<br />
et la participation de l’autre dans<br />
la direction des affaires de l’État et de<br />
la société dans tous <strong>le</strong>s pays arabes, et<br />
cela sur la base de la justice, l’égalité, la<br />
dignité, <strong>entre</strong> tous et pour tous.<br />
donnera bientôt satisfaction !<br />
<strong>Le</strong> Mois de la francophonie au<br />
Liban<br />
Avec <strong>le</strong> concours des ambassades<br />
francophones, de la Mission culturel<strong>le</strong><br />
française et de l’AUF, <strong>le</strong> ministère<br />
libanais de la Culture vient de lancer <strong>le</strong><br />
Mois de la francophonie qui propose,<br />
aux quatre coins du Liban, une variété<br />
d’activités culturel<strong>le</strong>s francophones. <strong>Le</strong><br />
programme comp<strong>le</strong>t et un site internet<br />
(www.20mars.francophonie.org) sont<br />
déjà disponib<strong>le</strong>s.<br />
Une Maison de la francophonie<br />
à Paris !<br />
<strong>Le</strong> 40 e anniversaire de l’OIF sera marqué<br />
par l’inauguration par <strong>le</strong> président<br />
Nicolas Sarkozy et Abdou Diouf, secrétaire<br />
général de la Francophonie, <strong>le</strong> 20<br />
mars, de la Maison de la francophonie,<br />
<strong>le</strong> nouveau siège de l’Organisation,<br />
avenue Bosquet, dans <strong>le</strong> 7 e arrondissement<br />
de Paris, mis à disposition par<br />
l’État français.<br />
Jean-Pierre Raffarin à Beyrouth<br />
Représentant spécial du président de la<br />
République française pour la francophonie,<br />
l’ancien Premier ministre Jean-<br />
Pierre Raffarin sera présent à Beyrouth<br />
du 22 au 24 avril 2010. Une conférence<br />
à l’USJ est au programme.<br />
© Jeroen Kramer<br />
Actu BD<br />
L’image du mois<br />
Room 103, dans l'intimité des conflits<br />
Room 103, publié par Aurora Borealis<br />
/ Noorderlicht, reflète <strong>le</strong> contenu<br />
d'une exposition rétrospective<br />
éponyme du photographe néerlandais<br />
Jeroen Kramer. Présent au Proche-<br />
Orient depuis 10 ans (il a vécu en Syrie<br />
puis à Beyrouth plusieurs années),<br />
Jeroen Kramer a mené une réf<strong>le</strong>xion<br />
critique sur son travail de photojournaliste<br />
en zone de conflit. Après avoir<br />
<strong>Le</strong> succès de Zep<br />
Enthousiasmé par <strong>le</strong> succès fulgurant<br />
de Happy sex de Zep, <strong>le</strong>s éditions<br />
Delcourt annoncent la réédition de<br />
deux albums de ce même dessinateur,<br />
lauréat des Globes de cristal 2010 :<br />
<strong>Le</strong>s fil<strong>le</strong>s é<strong>le</strong>ctriques (en mai) et L’enfer<br />
des concerts (en septembre).<br />
<strong>Le</strong> Montespan en BD<br />
<strong>Le</strong> bestsel<strong>le</strong>r<br />
de<br />
Jean Teulé,<br />
<strong>Le</strong> Montespan<br />
(<strong>le</strong><br />
cocu de la<br />
maîtresse de<br />
Louis XIV),<br />
vient d’être<br />
(crûment !)<br />
adapté en<br />
BD par<br />
Philippe<br />
Bertrand<br />
aux éditions Delcourt. En attendant<br />
<strong>le</strong> film, qui aura Daniel Auteuil pour<br />
principal interprète !<br />
Nietzsche en BD !<br />
<strong>Le</strong> philosophe Michel Onfray vient<br />
de signer <strong>le</strong> scénario d'une biographie<br />
de Nietzsche en BD ! C'est <strong>le</strong> jeune<br />
Maximilien <strong>Le</strong> Roy qui sera <strong>le</strong> dessinateur<br />
de cet album, à paraître <strong>le</strong> 19<br />
mars aux éditions du Lombard.<br />
Anne Frank en BD<br />
C’est en octobre 2010 que sortira<br />
chez Belin la biographie d’Anne<br />
Frank en bande dessinée, par Sid Jacobson<br />
et Ernie Colon. <strong>Le</strong> Hezbollah<br />
fourbit déjà ses armes !<br />
<strong>«</strong> En Italie, il n’y a que des<br />
vrais hommes »<br />
C’est sous ce prétexte que <strong>le</strong> régime<br />
de Mussolini fit la chasse aux<br />
homosexuels en Italie. Choqués par<br />
cette discrimination, Luca de Santis<br />
et Sara Colaone ont réalisé un album,<br />
qui sort en français chez Dargaud,<br />
pour évoquer une page méconnue de<br />
l’histoire italienne.<br />
couvert – <strong>entre</strong> autres ! – la seconde<br />
Intifada pa<strong>le</strong>stinienne et l'invasion<br />
de l'Iraq par <strong>le</strong>s troupes <strong>américaine</strong>s,<br />
après avoir vu l'horreur de la guerre<br />
sous tous <strong>le</strong>s ang<strong>le</strong>s, l'heure de la<br />
remise en question est arrivée. Jeroen<br />
Kramer s'est alors mis en quête d'images<br />
d'affection, d'intimité et de beauté<br />
d'un Proche-Orient qui n'est pas que<br />
conflit, mais aussi poésie.<br />
Coup de cœur<br />
Quand F-O.G est son<br />
propre inquisiteur<br />
un très grand amOur de Franz-Olivier<br />
Giesbert,Gallimard, 2010, 253 p.<br />
Personnage controversé, Franz-<br />
Olivier Giesbert, présentateur de<br />
l’émission d’actualité culturel<strong>le</strong><br />
Vous aurez <strong>le</strong> dernier mot sur France 2,<br />
compte parmi <strong>le</strong>s ténors du journalisme<br />
français. Si on lui a reproché <strong>le</strong> portrait<br />
cruel et indiscret qu’il a fait de Chirac<br />
(<strong>La</strong> tragédie du président, 2006) et celui<br />
guère plus amène qu’il a donné de Mitterrand<br />
(François Mitterrand, une vie,<br />
Seuil 1996), <strong>le</strong> voici, avec Un très grand<br />
amour, détournant ses lazzi contre luimême,<br />
en forçant tout de même <strong>le</strong> trait<br />
juste ce qu’il faut pour donner un peu<br />
d’invraisemblance à cette autoflagellation<br />
parfois cruel<strong>le</strong> jusqu’à l’obscénité.<br />
<strong>«</strong> Tous <strong>le</strong>s personnages de ce livre sont<br />
purement imaginaires, sauf l’amour, <strong>le</strong><br />
cancer et moi-même », avertit F-O.G<br />
en exergue de son roman. <strong>Le</strong> narrateur<br />
s’appel<strong>le</strong> Antoine Bradsock, <strong>«</strong> un guignol<br />
avec un air égaré et un regard torve<br />
à cause d’un œil qui envoie l’autre paître<br />
». Portrait réaliste s’il en est, même<br />
si <strong>le</strong> public a généra<strong>le</strong>ment tendance<br />
à voir en Giesbert un homme portant<br />
plutôt beau. Tout dans <strong>le</strong> parcours professionnel<br />
de Bradsock est pompé chez<br />
Giesbert. Comme ça ne s’invente pas,<br />
on a tendance à croire tout ce qui suit :<br />
l’eau forte d’un être <strong>«</strong> en vrac ». <strong>La</strong> description<br />
de son bureau <strong>«</strong> capharnaüm<br />
où l’on peut trouver des pi<strong>le</strong>s de livres,<br />
Beyrouth, Liban, 2007<br />
Un homme se précipite hors de<br />
chez lui en pyjamas juste après<br />
l'explosion à proximité du c<strong>entre</strong><br />
commercial ABC à Achrafieh.<br />
rOOm 103 de Jeoren Kramer, Noorderlicht - Aurora<br />
Borealis, 24 x 17 cm, 74 p.<br />
une tab<strong>le</strong>tte de chocolat entamée, trois<br />
cannettes de bière vides, deux tartines<br />
de pain rassis » et l’on en passe, doit<br />
donner une idée du désordre qui règne<br />
sur sa vie. <strong>La</strong> solution ? Même heureux<br />
en ménage, <strong>le</strong> narrateur continue à chercher<br />
<strong>le</strong> très grand amour, <strong>«</strong> celui qui,<br />
selon Spinoza, constitue “un accroissement<br />
de nous-mêmes” ». Cet amour qui<br />
donne à la vie sa cohérence, et que Giesbert<br />
avoue considérer comme l’ultime<br />
planche de salut et <strong>le</strong> seu<strong>le</strong> clé du bonheur,<br />
tombe sur <strong>le</strong> narrateur sans crier<br />
gare, sous la forme <strong>«</strong> d’une fil<strong>le</strong> aux cheveux<br />
d’or », un jour où celui-ci donne<br />
une conférence à un public de retraités<br />
somno<strong>le</strong>nts. Isabella veut bien, et Bradsock<br />
veut du bien à Isabella. Mais tout<br />
ne va pas pour <strong>le</strong> mieux dans <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur<br />
des mondes. Bradsock a des pannes,<br />
et ce n’est pas l’émotion. S’ensuit un<br />
descriptif, <strong>«</strong> niveau carabin » pour <strong>le</strong>s<br />
détracteurs de l’auteur, des avatars du<br />
cancer de la prostate dont aucun détail<br />
n’est épargné au <strong>le</strong>cteur, même pas celui<br />
d’un pipi intempestif sur <strong>le</strong> tapis Savonnerie<br />
de l’Élysée, alors que <strong>le</strong> président<br />
éping<strong>le</strong> sans enthousiasme une Légion<br />
d’honneur à la poitrine de Bradsock.<br />
Cet incident est-il véridique ? On vous<br />
l’a dit, <strong>le</strong> trait est forcé jusqu’à l’invraisemblance,<br />
et c’est ce qui fait de cette<br />
autobiographie romancée mais sévère<br />
un faux acte de rédemption, si toutefois<br />
tel était l’objectif de l’auteur après en<br />
avoir malmené plus d’un.<br />
<strong>Le</strong>s lauréats du <strong>«</strong> prix de Littérature libanaise » 2010<br />
Six auteurs libanais ont été récompensés par <strong>le</strong> jury du <strong>«</strong> prix<br />
de Littérature libanaise » créé à l’initiative du Conseil de<br />
travail libanais d’Abou Dhabi. <strong>Le</strong> premier prix (25 000 USD)<br />
a été décerné au poète Joseph Harb, et <strong>le</strong>s autres prix (5 000<br />
USD chacun) à Mohammad Ali Chamseddine, Hassan Daoud,<br />
Hassan Abdallah, Elham Mansour et Fouad el-Hajj (récompensé<br />
pour un manuscrit inédit).<br />
FiFi ABOU diB<br />
<strong>Le</strong> président<br />
du Conseil du<br />
travail libanais,<br />
Albert Matta,<br />
entouré de<br />
l’ambassadeur<br />
des EAU au<br />
Liban et des<br />
lauréats.<br />
Meil<strong>le</strong>ures ventes du mois à la Librairie Antoine et à la Librairie Orienta<strong>le</strong><br />
Auteur Titre Éditions<br />
1 Paul Auster InvIsIb<strong>le</strong> Actes Sud<br />
2 Philippe Djian IncIdences Gallimard<br />
3 Yasmina Khadra l’Olympe des InfOrtunes Julliard<br />
4 Véronique Olmi <strong>le</strong> premIer amOur Grasset<br />
5 Jean-René Belliard beyrOuth dans l’enfer des espIOns Nouveau monde<br />
6 Muriel Rozelier une vIe de pIntade à beyrOuth Calmann-<strong>Le</strong>vy<br />
7 Philippe Sol<strong>le</strong>rs dIscOurs parfaIt Gallimard<br />
8 Marie-Dominique <strong>Le</strong>lièvre saInt laurent, mauvaIs garçOn Flammarion<br />
9 Yasmine Ghata muettes Fayard<br />
10 Ghassan Khoury trOIsIème abécédaIre de la dérIsIOn <strong>Le</strong> cherche-midi<br />
Jeudi 4 marS 2010<br />
Agenda<br />
<strong>La</strong> Foire du livre d’Abou Dhabi<br />
<strong>La</strong> Foire internationa<strong>le</strong> du livre<br />
d’Abou Dhabi a commencé <strong>le</strong> 2 mars<br />
et se poursuivra jusqu’au 7. Parmi<br />
<strong>le</strong>s auteurs invités : Gilbert Sinoué,<br />
Ahlam Mosteghanemi et <strong>le</strong>s Libanais<br />
Alawiyya Sobh et Rabih Jaber.<br />
Signatures à Antélias<br />
<strong>La</strong> Foire du livre d’Antélias se dérou<strong>le</strong>ra<br />
du du 6 au 21 mars 2010 au siège<br />
du Mouvement culturel. Parmi <strong>le</strong>s<br />
signatures prévues : Joy Tabet signera<br />
son essai L’Éco<strong>le</strong> de droit de Béryte <strong>le</strong><br />
10 mars de 17h à 18h au stand Dar<br />
an-Nahar ; Hoda Rizk présentera puis<br />
signera son essai de critique littéraire<br />
Petites clés pour grandes œuvres <strong>le</strong> 14<br />
mars à 16h30 (avec une intervention<br />
de Charif Majdalani) ; Henri Zogheib<br />
et A<strong>le</strong>xandre Najjar signeront <strong>le</strong>urs<br />
œuvres <strong>le</strong> 13 mars de 17h à 19h au<br />
stand Saqi ; et Mona Abou Hamzé,<br />
connue pour son émission Hadis el-<br />
Balad, signera son recueil de poèmes<br />
en arabe, Bila Hakaeb, <strong>le</strong> 19 mars à<br />
18h au stand des éditions Dergham.<br />
<strong>Le</strong> Printemps des poètes<br />
<strong>Le</strong> 12 e Printemps des poètes se dérou<strong>le</strong>ra<br />
pendant deux semaines, du 8 au<br />
21 mars, dans toute la France, mais<br />
aussi dans une dizaine d’autres pays,<br />
dont <strong>le</strong> Liban. <strong>Le</strong> thème de cette année<br />
sera <strong>«</strong> Cou<strong>le</strong>ur femme » et mettra l’accent<br />
sur la poésie féminine. Pour plus<br />
de renseignements : www.printempsdes<br />
poetes.com<br />
Conférences d’A<strong>le</strong>xandre Najjar<br />
C’est <strong>le</strong> 10 mars 2010, au Club de la<br />
France libre à Paris, que <strong>le</strong> professeur<br />
Jean-Paul B<strong>le</strong>d et A<strong>le</strong>xandre Najjar<br />
donneront une conférence sur <strong>le</strong> général<br />
de Gaul<strong>le</strong> et <strong>le</strong> monde arabe. En<br />
outre, Najjar donnera une conférence<br />
sur son dernier roman Berlin 36 au<br />
CCF de Saïda <strong>le</strong> 4 mars, présentera<br />
son livre au Festival du livre d’Antélias<br />
<strong>le</strong> 15 mars à 16h30 et prendra<br />
part à une série de rencontres sur la<br />
langue française et sur Gibran à Stockholm<br />
et à Göteborg (Suède) <strong>entre</strong> <strong>le</strong><br />
19 et <strong>le</strong> 22 mars 2010.<br />
Navarino au Liban<br />
<strong>Le</strong> 17 mars à 18h30 à la faculté<br />
des <strong>le</strong>ttres et des sciences humaines<br />
de l'USJ (rue de Damas), <strong>La</strong>urent<br />
Schlitt<strong>le</strong>r, directeur des éditions<br />
suisses Navarino (www.navarino.ch),<br />
donnera une conférence sur l'édition<br />
alternative aujourd'hui. <strong>Le</strong> 18 mars<br />
à 18h à la librairie Papercup (www.<br />
papercupstore.com), il annoncera <strong>le</strong><br />
lauréat du concours littéraire ouvert<br />
aux auteurs libanais dans <strong>le</strong> cadre de<br />
Beyrouth capita<strong>le</strong> mondia<strong>le</strong> du livre.<br />
<strong>Le</strong> lauréat sera publié chez Navarino<br />
en 2010.<br />
Art & Fiction<br />
Invitée au Liban à animer des ateliers<br />
de reliure dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s libanaises, à<br />
l'USJ et aux professionnels du métiers<br />
du livre, la relieuse d'art Sofi Eicher<br />
présentera à la librairie Papercup<br />
(www.papercupstore.com) <strong>le</strong> mardi<br />
30 mars dès 17h <strong>le</strong> travail des éditions<br />
Art & Fiction spécialisées dans la<br />
publication des livres d'artistes et des<br />
textes de peintres (www.artfiction.ch).<br />
Actualités<br />
Adieu à Amin Bizri<br />
Ancien ministre des Travaux publics,<br />
architecte de formation, Amin Bizri<br />
vient de nous quitter. Cet homme<br />
d’une grande finesse, fervent défenseur<br />
du patrimoine libanais, nous<br />
laisse un important ouvrage intitulé<br />
<strong>La</strong> calligraphie arabe dans l’architecture<br />
(1999).<br />
Simone Weil sous la Coupo<strong>le</strong><br />
C’est Jean d’Ormesson qui prononcera<br />
<strong>le</strong> discours de réception à<br />
l’Académie française de l’ancienne<br />
ministre Simone Veil qui sera reçue <strong>le</strong><br />
18 mars au siège de Pierre Messmer.<br />
L’ancienne ministre sera la 6 e femme<br />
depuis Marguerite Yourcenar, élue en<br />
1980, à siéger sous la Coupo<strong>le</strong>.<br />
Albert Mutlaq lauréat du prix<br />
Cheikh Zayed<br />
<strong>Le</strong> prix de traduction Cheikh Zayed<br />
2010 a été décerné au Libanais<br />
Albert Habib Mutlaq, professeur à<br />
l’AUB, à l’UL et à l’Université de Toronto,<br />
pour sa traduction de l’anglais<br />
à l’arabe de The Animal encyclopedia,<br />
un travail scientifique qui lui a<br />
valu <strong>le</strong>s éloges du jury.
Jeudi 4 marS 2010 Entretien<br />
<strong>«</strong> Mon regard ? il est amoureux », dit-il. Bernard<br />
Noël écrit dans l’attente du geste fou par <strong>le</strong>quel<br />
<strong>le</strong> langage prend la forme du désir sans en<br />
entamer <strong>le</strong> secret. Et c’est au souff<strong>le</strong> de l’attente<br />
amoureuse que vibre <strong>Le</strong>s Plumes d’Eros, son<br />
dernier livre.<br />
<strong>Le</strong>s Plumes d’Eros font une<br />
robe pourpre à dix-neuf<br />
textes réunis. <strong>Le</strong>s essais,<br />
récits et poèmes publiés<br />
s’éta<strong>le</strong>nt sur cinquante<br />
ans. Certains sont inédits, d’autres<br />
n’avaient fait l’objet que de tirages<br />
confidentiels, tous ont pour dieu : Eros.<br />
<strong>«</strong> Ultime avatar de dieu, seul dieu,<br />
dieu de la fiction », Eros porte à la<br />
fois Orphée, Icare et Prométhée. Bernard<br />
Noël considère l’érotisme comme<br />
l’expression la plus pure de la révolte<br />
artistique, socioculturel<strong>le</strong> ou politique.<br />
Celui qui confie en riant : <strong>«</strong> Il y a<br />
longtemps, je me suis persuadé que je<br />
ne serai écrivain que <strong>le</strong> jour où j’aurai<br />
écrit un roman de mil<strong>le</strong> pages… C’est<br />
raté ! » est poète, romancier, polémiste,<br />
sociologue, critique d’art, historien. Il<br />
écrit comme on aime, c’est-à-dire en se<br />
maintenant dans la tension et l’attention<br />
relatives au va-et-vient du désir.<br />
Bernard Noël guette l’essence intime de<br />
la rencontre. Il cherche à réconcilier la<br />
fusion d’amour total précédant l’accès<br />
à la paro<strong>le</strong>, et la déchirure du temps où<br />
pensée et langage ont marqué l’amour<br />
de <strong>le</strong>urs empreintes. Ce qui <strong>le</strong> fascine<br />
: comment <strong>le</strong> désir transforme <strong>le</strong><br />
corps, l’état d’esprit et <strong>le</strong>s perceptions ;<br />
comment <strong>le</strong> plaisir émerge et s’éteint.<br />
L’éventail de son regard est d’une<br />
acuité tel<strong>le</strong> qu’il resserre <strong>le</strong>s textures de<br />
la sensualité de particu<strong>le</strong> en mot. Son<br />
regard présent, même <strong>le</strong>s yeux fermés,<br />
mène exactement à ce qu’il protège et<br />
cache : la peau. Lorsque je par<strong>le</strong> de musique<br />
avec l’écrivain, il oppose : <strong>«</strong> Mais<br />
je n’ai pas d’oreil<strong>le</strong> ! » Bernard Noël, la<br />
peau est votre oreil<strong>le</strong> ; el<strong>le</strong> goûte aux<br />
gestes, voit <strong>le</strong>s températures, hume <strong>le</strong><br />
désir et écoute <strong>le</strong>s mouvements. Cette<br />
écriture lumineuse s’amplifie et se densifie<br />
sans bruit. <strong>Le</strong> mouvement en est<br />
la sonorité. Ainsi adviennent sans prévenir<br />
dans <strong>Le</strong>s Plumes d’Eros de bou<strong>le</strong>versants<br />
passages où cerveau et sexe<br />
renoncent pour un instant à se disputer<br />
<strong>le</strong> désir.<br />
<strong>«</strong> Plus je suis l’auteur de mes livres<br />
et moins j’ai envie de <strong>le</strong>s signer… Je<br />
sais trop que la seu<strong>le</strong> signature est la<br />
mort. » <strong>Le</strong>s Plumes d’Eros représentent<br />
<strong>le</strong> premier tome de vos œuvres dont<br />
P.O.L annonce la progressive parution.<br />
Comment est née cette aventure<br />
et de quel<strong>le</strong> façon en inscrivez-vous la<br />
signature aujourd’hui ?<br />
Je dois ce livre à mon éditeur, Paul Otchakovsky-<strong>La</strong>urens,<br />
qui m’a proposé<br />
il y a quelques mois de publier mes<br />
œuvres. Dans un premier temps, cela<br />
ne m’a pas enthousiasmé mais plutôt<br />
gêné et embarrassé parce que je me<br />
suis vu condamné à fouil<strong>le</strong>r dans des<br />
papiers dans <strong>le</strong>squels je n’ai pas envie<br />
de fouil<strong>le</strong>r. Puis j’ai pensé tout à coup<br />
que <strong>le</strong> thème suggéré par P.O.L me permettait<br />
de recoudre des textes dispersés,<br />
des textes qualifiés d’érotiques et<br />
qui sont plutôt des promenades amoureuses.<br />
J’y ai alors vu la possibilité de<br />
<strong>La</strong> mise à l’écart de la<br />
Turquie<br />
<strong>Le</strong> premier incident grave est la<br />
mise à l’écart pure et simp<strong>le</strong><br />
de la Turquie qui devait être<br />
l’invitée d’honneur de l’édition<br />
2010. Quelques semaines avant <strong>le</strong><br />
début du Salon, <strong>le</strong>s organisateurs ont<br />
fait savoir aux Turcs qu’ils étaient indésirab<strong>le</strong>s.<br />
Traumatisé par <strong>le</strong>s remous<br />
survenus il y a deux ans quand l’invité<br />
d’honneur était Israël, <strong>le</strong> Syndicat<br />
national de l’édition (SNE) a préféré<br />
battre en retraite et faire l’impasse sur<br />
la <strong>littérature</strong> turque, bien que la vil<strong>le</strong><br />
d’Istanbul ait été proclamée capita<strong>le</strong><br />
de la culture européenne pour 2010 et<br />
que la France accueil<strong>le</strong> la Saison de la<br />
Turquie (qui se termine en mars 2010).<br />
D’après la presse française, <strong>«</strong> la crainte<br />
de nouvel<strong>le</strong>s polémiques sur des sujets<br />
comme l’Arménie, <strong>le</strong> Kurdistan ou l’intégration<br />
à l’Europe » serait à l’origine<br />
de cette décision. Où est la <strong>littérature</strong><br />
dans tout ça ? Et pourquoi un tel veto<br />
quand on sait <strong>le</strong> succès des stands turcs<br />
rassemb<strong>le</strong>r des poèmes, des récits et<br />
des essais, de sorte que ces différents<br />
genres réunis dans un seul volume finiraient<br />
par constituer un livre, avec<br />
un L majuscu<strong>le</strong>, et non simp<strong>le</strong>ment un<br />
recueil. J’ai toujours refusé de faire des<br />
recueils, même mes recueils de poèmes<br />
sont pensés comme des livres.<br />
Racontez-nous <strong>le</strong> titre <strong>Le</strong>s Plumes<br />
d’Eros. Pourquoi <strong>le</strong> choix du pluriel ?<br />
<strong>Le</strong>s plumes, c’est un peu ironique. Il<br />
s’agit aussi de ce dont on nous déplume.<br />
Eros est censé avoir des ai<strong>le</strong>s il me<br />
semb<strong>le</strong>, donc c’est un peu arracher <strong>le</strong>s<br />
plumes des ai<strong>le</strong>s d’Eros et <strong>le</strong>s replanter<br />
à ma manière <strong>le</strong> long d’un volume. J’ai<br />
hésité <strong>entre</strong> deux titres : L’espace du<br />
désir qui décrirait bien ce que j’ai voulu<br />
faire, à savoir rassemb<strong>le</strong>r en un seul<br />
espace tous <strong>le</strong>s textes ayant trait au désir,<br />
et <strong>Le</strong>s Plumes d’Eros qui avait déjà<br />
titré un court essai que j’avais écrit.<br />
J’ai préféré ce dernier et mon éditeur<br />
partageait mon sentiment.<br />
Vous évoquez la similarité <strong>entre</strong> l’art<br />
d’écrire et de lire et l’art d’aimer. Vous<br />
dites aussi la nécessité d’être à la fois<br />
dans l’érection menta<strong>le</strong> et la réceptivité.<br />
Ce qui est surtout frappant, c’est<br />
votre capacité de dire au plus près la<br />
spécificité du désir chez vos personnages,<br />
particulièrement chez <strong>le</strong>s femmes.<br />
Comment faites-vous ?<br />
Je suis heureux de l’apprendre. Je n’ai<br />
aucune certitude quant à la réalité de<br />
ce que vous dites et ça me fait plaisir.<br />
Vous avez employé <strong>le</strong> terme similarité,<br />
ce qui me fait penser à un terme qui<br />
m’avait extrêmement frappé un jour<br />
dans un roman de science-fiction. Ce<br />
roman qualifiait de similarisation la<br />
technique permettant de se projeter<br />
d’une planète à l’autre. Peut-être que<br />
la similarité, mot que je n’aurais pas<br />
songé à employer personnel<strong>le</strong>ment,<br />
permettrait de se projeter un peu chez<br />
l’autre, en son désir.<br />
<strong>«</strong> <strong>La</strong> <strong>littérature</strong> n’est pas enseignée<br />
pour <strong>le</strong> plaisir d’el<strong>le</strong>-même, mais pour<br />
<strong>le</strong> français, pour l’histoire, pour <strong>le</strong>s<br />
mœurs. » Où en est-on aujourd’hui<br />
dans <strong>le</strong> vécu de la tête et du corps et<br />
qu’en est-il de la manière dont on enseigne<br />
<strong>le</strong> plaisir ?<br />
C’est drô<strong>le</strong> que vous parliez de cela, <strong>le</strong><br />
dernier texte que j’ai écrit s’appel<strong>le</strong> : À<br />
bas l’uti<strong>le</strong>. Et si on enseignait <strong>le</strong> plaisir,<br />
<strong>le</strong> contraire de l’uti<strong>le</strong> ? Pourquoi n’apprendrait-on<br />
pas la <strong>le</strong>cture comme on<br />
apprend la musique, en soulignant la<br />
qualité de l’interprétation ? Chaque<br />
<strong>le</strong>cteur lit différemment, mais si on<br />
écoute nos profs, <strong>le</strong> sens n’est jamais<br />
que ce que ça signifie alors que <strong>le</strong> sens<br />
est <strong>le</strong> mouvement de la vie. Je me demande<br />
si c’est un travers chrétien, tout<br />
est fait pour un but, rien n’est fait gratuitement.<br />
Peut-être que tout cela est<br />
lié : <strong>le</strong> capitalisme, la religion… Vous<br />
venez d’un pays à la fois monothéiste<br />
lors de la dernière Foire du livre de<br />
Francfort et la vitalité de la production<br />
éditoria<strong>le</strong> en Turquie ? <strong>Le</strong> SNE, bien sûr,<br />
se défend d’avoir refusé la candidature<br />
turque pour des motifs politiques. Pour<br />
lui, <strong>«</strong> c’est pour mieux se consacrer<br />
aux festivités de son 30 e anniversaire »<br />
qu’il a déclaré la Turquie persona non<br />
grata. Drô<strong>le</strong> de raisonnement. L’accueil<br />
de la Turquie s’oppose-t-il vraiment à<br />
l’organisation des festivités ? Faudrat-il<br />
renoncer chaque dix ans à l’invité<br />
d’honneur sous prétexte de mieux célébrer<br />
la décennie écoulée ? Et s’il fallait<br />
suivre cette logique boiteuse, pourquoi,<br />
à l’occasion du 20 e anniversaire du Salon,<br />
n’a-t-on pas renoncé à accueillir <strong>le</strong><br />
Portugal comme invité d’honneur ? <strong>Le</strong><br />
SNE aurait mieux fait de se taire.<br />
<strong>«</strong> L’oubli » du Liban<br />
Pour <strong>«</strong> conso<strong>le</strong>r » <strong>le</strong>s visiteurs, <strong>le</strong>s organisateurs<br />
n’ont trouvé rien de mieux<br />
que de convier 90 auteurs <strong>«</strong> prestigieux<br />
», dont 30 étrangers et 60 français,<br />
à des tab<strong>le</strong>s rondes et des débats.<br />
Piètre consolation ! <strong>Le</strong> visiteur indul-<br />
© John Fo<strong>le</strong>y / Opa<strong>le</strong><br />
Bernard<br />
Noël : <strong>«</strong> Et si<br />
on enseignait<br />
<strong>le</strong> plaisir ? »<br />
mais divers ; ça devrait permettre des<br />
échappées ; mais jusque-là, ça semb<strong>le</strong><br />
vous avoir joué de mauvais tours…<br />
Sinon, on en est toujours à enseigner<br />
<strong>le</strong> plaisir en s’adressant à la tête et en<br />
oubliant qu’on pense autant avec ses<br />
pieds. Cela peut être pris péjorativement<br />
et paraît trivial, mais si on n’a pas<br />
de pieds, on n’a pas de tête, et cela fait<br />
des sièc<strong>le</strong>s qu’on pense avec sa tête. Je<br />
me dis que la posture d’écriture, dans<br />
l’exigence qu’el<strong>le</strong> re-<br />
présente, réconcilie<br />
<strong>le</strong>s pieds et la tête,<br />
et dans ces moments<br />
sans doute, ça circu<strong>le</strong><br />
de la tête aux pieds. Je<br />
ne l’avais jamais pensé<br />
en ces termes, mais<br />
c’est à cause de votre<br />
question… En même<br />
temps, je me méfie du<br />
culte du corps, bien<br />
qu’on pourrait croire<br />
que c’est mon dada.<br />
Un de mes premiers<br />
bouquins, <strong>Le</strong>s extraits<br />
du corps, m’a donné<br />
l’illusion de sortir<br />
de la représentation.<br />
J’avais 25 ans et j’ai<br />
écrit ce livre en peu de temps, dans un<br />
moment de crise. J’ai eu l’illusion de<br />
traduire par l’écriture des états physiques<br />
comme si je <strong>le</strong>s photographiais,<br />
et puis après, je n’ai plus écrit pendant<br />
10 ans. C’est étrange qu’en ayant<br />
trouvé théoriquement ma voie, je me<br />
gent aurait pu, à la rigueur, accepter ce<br />
fait accompli si la liste des 30 auteurs<br />
étrangers <strong>«</strong> prestigieux » n’était pas<br />
encore plus scanda<strong>le</strong>use que la mise à<br />
l’écart de la Turquie. À la <strong>le</strong>cture des<br />
noms sé<strong>le</strong>ctionnés,<br />
on se demande selon<br />
quels critères fumeux<br />
la liste en question a<br />
été établie : pourquoi<br />
trois auteurs britanniques<br />
(dont Salman<br />
Rushdie) contre deux<br />
auteurs américains et<br />
un seul auteur chinois ?<br />
<strong>Le</strong> Japon, inexplicab<strong>le</strong>ment<br />
absent,<br />
n’a-t-il plus de bons<br />
écrivains ? Comment<br />
justifier ce déséquilibre<br />
? Amélie Nothomb<br />
représente la Belgique,<br />
alors qu’el<strong>le</strong> n’a jamais<br />
revendiqué sa<br />
<strong>«</strong> belgitude » dans ses<br />
écrits et qu’el<strong>le</strong> aurait très bien pu figurer<br />
dans la liste française et céder<br />
sa place d’<strong>«</strong> étrangère » à un auteur<br />
<strong>«</strong> Dans <strong>le</strong><br />
rapport<br />
amoureux, la<br />
paro<strong>le</strong> signe<br />
<strong>le</strong> moment de<br />
la séparation,<br />
tout en étant<br />
prononcée<br />
avec la volonté<br />
inverse. »<br />
sois empressé de la mettre de côté pour<br />
me consacrer à l’écriture de dictionnaires<br />
ce qui me permettait de ne pas<br />
écrire tout en écrivant. Lorsque, vers<br />
71 ou 72, j’ai décidé de ne plus rien<br />
faire d’autre à part écrire, ça m’a été<br />
à l’époque facilité par P.O.L, mais en<br />
même temps, je ne suis jamais devenu<br />
un écrivain commercial, ce qui n’a pas<br />
été aisé à tenir.<br />
<strong>«</strong> <strong>Le</strong> peintre atteint<br />
l’intensité par la <strong>le</strong>nteur<br />
et <strong>le</strong> photographe<br />
par la vitesse. »<br />
Qu’en est-il de l’écrivain<br />
?<br />
L’écrivain ne voit<br />
rien. J’envie au peintre<br />
de pouvoir se<br />
mettre face à face<br />
avec ce qu’il fait : un<br />
tab<strong>le</strong>au dégage une<br />
présence à la fois<br />
pour son spectateur<br />
et son auteur. <strong>La</strong> page<br />
ne dégage pas grandchose,<br />
sinon peutêtre<br />
l’attente. <strong>La</strong> page<br />
blanche est un écran<br />
muet. Alors que dès que quelque chose<br />
est posé sur la toi<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> commence à<br />
s’animer. Vous me direz peut-être que<br />
quand l’écriture commence à finir,<br />
quelque chose s’anime, mais c’est diffici<strong>le</strong><br />
de dire comment diab<strong>le</strong> un événement<br />
qui, pendant toute sa durée, va<br />
vraiment étranger. Comment ose-t-on<br />
inviter Patricia MacDonald qui est à<br />
la <strong>littérature</strong> ce que <strong>le</strong> hamburger est<br />
à la cuisine ? Pire : De tout <strong>le</strong> monde<br />
arabe, seuls deux auteurs ont été retenus.<br />
Pourquoi l’Égyp-<br />
tien Alaa Aswani, qui<br />
n’a publié que deux ou<br />
trois romans, et point<br />
Adonis ou Élias Khoury<br />
? Pourquoi un seul<br />
arabophone, l’autre<br />
Arabe choisi, Yasmina<br />
Khadra, étant francophone<br />
? Pire : sur trente<br />
noms, et alors même<br />
que la liste compte<br />
un Uruguayen, un<br />
Chilien, un Ukrainien,<br />
un Égyptien, un Sénégalais,<br />
un Israélien, un<br />
Danois, un Autrichien,<br />
dont certains très peu<br />
connus, pourquoi<br />
n’y a-t-il pas un seul<br />
écrivain libanais ? Où sont <strong>le</strong>s Amin<br />
Maalouf, Salah Stétié, Vénus Khoury-Ghata,<br />
Wajdi Moawad, pour ne ci-<br />
être entièrement intime, commence à<br />
s’extérioriser ; comment son existence<br />
se prolonge et se nourrit à la fois de<br />
son expulsion… C’est fascinant. <strong>Le</strong><br />
travail de l’écriture consiste en l’expulsion<br />
de l’intimité vers la page qu’on a<br />
devant soi. Cette expulsion n’est pas<br />
spectaculaire et la présence de ce qui<br />
est fait ne l’est pas davantage. Il y a une<br />
attirance vers l’extérieur, je trouve que<br />
<strong>le</strong> mot <strong>«</strong> expression » donne à entendre<br />
cette vio<strong>le</strong>nce : c’est comme un jus<br />
qu’on exprime hors de soi. C’est aussi<br />
une espèce de besoin amoureux après<br />
tout. Peut-être qu’Eros est la figure de<br />
cette expulsion intense par l’écriture, à<br />
la fois angoissante et parfois p<strong>le</strong>ine de<br />
plaisir.<br />
Vous avez tout à l’heure parlé de la<br />
page blanche. <strong>La</strong> blancheur est très<br />
présente dans vos écrits, moins comme<br />
une cou<strong>le</strong>ur, plus comme une lumière,<br />
un éclairage, par rapport à<br />
quelque chose de plus obscur. Vous<br />
avez beaucoup écrit en contemplant<br />
des photographies, des toi<strong>le</strong>s… Comment<br />
une personne tel<strong>le</strong>ment éprise<br />
d’œuvres majoritairement en cou<strong>le</strong>urs<br />
a si peu d’évocations de cou<strong>le</strong>ur dans<br />
ses textes ?<br />
Cette question du blanc aujourd’hui<br />
me paraît assez étrangère. Évidemment,<br />
je suis obligé de constater que<br />
dans mes premiers ouvrages, il y a une<br />
bizarre confusion <strong>entre</strong> l’intensité érotique<br />
et la glace. L’amour blanc c’est<br />
au fond l’amour gelé. Je ne sais pas<br />
si <strong>le</strong> gel était à l’époque une figure de<br />
l’écriture congelant ce qu’el<strong>le</strong> veut garder<br />
dans cette boîte qui n’existe que si<br />
<strong>le</strong>s gens la prennent <strong>entre</strong> <strong>le</strong>urs mains.<br />
<strong>Le</strong>s livres n’existent que si on <strong>le</strong>s lit.<br />
Je pensais que <strong>le</strong> travail de la peinture<br />
comme celui de l’écriture est un travail<br />
d’endurance, ce qui est <strong>le</strong> contraire<br />
de la photographie. William K<strong>le</strong>in a<br />
dit : <strong>«</strong> Qu’est-ce que c’est que l’œuvre<br />
d’un grand photographe, une centaine<br />
de photos ? Une centaine de photos,<br />
c’est quoi ? Une minute dans la vie de<br />
l’homme. » Pour ma part, je ne nie pas<br />
<strong>le</strong> travail du photographe, mais cherche<br />
plutôt à souligner l’importance de<br />
la précipitation en ce qu’el<strong>le</strong> traduit<br />
<strong>le</strong> phénomène qui se passe quant on<br />
écrit ou on peint : on peine pendant<br />
des mois, des années, pour provoquer<br />
cette précipitation. Il y a quelque<br />
chose de comparab<strong>le</strong> <strong>entre</strong> la <strong>le</strong>nteur<br />
de l’écriture et de la peinture et la précipitation,<br />
au sens de fulguration, de<br />
la photographie. <strong>Le</strong>s peintres chinois<br />
avaient intégré cela à <strong>le</strong>ur travail parce<br />
qu’il <strong>le</strong>ur fallait des années pour préparer<br />
un geste, et la peinture existait<br />
dans la précipitation du geste. Et pour<br />
répondre à votre question, peut-être<br />
que j’écris en noir et blanc.<br />
Vos personnages semb<strong>le</strong>nt soudain<br />
éprouver <strong>le</strong> besoin d’interrompre <strong>le</strong><br />
si<strong>le</strong>nce, particulièrement quand ils<br />
font l’amour. <strong>Le</strong> dialogue semb<strong>le</strong><br />
alors apaiser la masturbation menta<strong>le</strong><br />
et l’harmoniser avec <strong>le</strong>s sensations<br />
sur corps, plus rarement il <strong>le</strong>ur fait<br />
vio<strong>le</strong>nce. Toujours est-il, l’irruption<br />
apaisante ou destructrice de la paro<strong>le</strong><br />
fait obstac<strong>le</strong> à l’atteinte de l’orgasme,<br />
quasi absent dans ces textes.<br />
Je n’ai pas conscience de ce que vous<br />
dites, mais je me demandais en vous<br />
écoutant si l’intervention brusque de la<br />
ter qu’eux ? Où sont <strong>le</strong>s Adonis, Élias<br />
Khoury, Hanane el-Cheikh, Hoda Barakat,<br />
Abbas Beydoun, etc. ? Pourquoi<br />
cette discrimination alors qu’Adonis<br />
est, depuis de nombreuses années, un<br />
lauréat sérieux pour <strong>le</strong> Nobel, et que<br />
<strong>le</strong>s autres écrivains libanais cités sont,<br />
comme lui, de renommée mondia<strong>le</strong> ? Il<br />
ne s’agit pas là de chauvinisme, mais<br />
de refus d’une injustice flagrante. À<br />
l’heure où Beyrouth est proclamée par<br />
l’Unesco <strong>«</strong> capita<strong>le</strong> mondia<strong>le</strong> du livre »<br />
et deux ans après <strong>«</strong> <strong>Le</strong>s Bel<strong>le</strong>s étrangères<br />
» qui avaient accueilli <strong>le</strong>s écrivains<br />
libanais, l’attitude des organisateurs<br />
est incompréhensib<strong>le</strong> et insultante à<br />
l’égard du Liban qui aura pourtant un<br />
stand au Salon, sous l’égide du ministère<br />
libanais de la Culture.<br />
Hachette et Bayard<br />
boycottent<br />
Cerise sur <strong>le</strong> gâteau : deux des plus<br />
grands groupes de presse français, à<br />
savoir Hachette livre et Bayard, ont<br />
décidé de boycotter <strong>le</strong> Salon de Paris<br />
pour protester contre <strong>le</strong> loyer trop cher<br />
imposé par l’organisateur Reed Exposi-<br />
III<br />
paro<strong>le</strong> ne serait pas un saut de qualité,<br />
un changement de sensibilité à l’environnement<br />
et une manière de faire passer<br />
<strong>le</strong>s choses sur un autre plan… Par<br />
contre, dans <strong>le</strong> rapport amoureux, la<br />
paro<strong>le</strong> signe <strong>le</strong> moment de la séparation,<br />
tout en étant prononcée avec la<br />
volonté inverse. Tant qu’on est dans <strong>le</strong><br />
toucher, on n’est peut-être pas dans la<br />
représentation, mais dans <strong>le</strong> développement<br />
du volume de l’espace…<br />
Vos textes rendent compte de la rencontre<br />
dans l’instantané, comme si<br />
tout s’écrit au présent de la situation<br />
qui se vit. Tressail<strong>le</strong>ments, respirations,<br />
pensées, paro<strong>le</strong>s : chaque infime<br />
détail est enregistré, et cela tient<br />
à la fois du cinéma et de la photographie.<br />
Est-ce que ce rapport au présent<br />
de l’écriture affecte votre manière de<br />
vivre (dans la réalité ou <strong>le</strong> fantasme)<br />
<strong>le</strong>s situations qui inspireront votre<br />
écriture ?<br />
Il n’y a rien de préparé dans mon écriture.<br />
En même temps, l’écriture, que je<br />
pratique depuis fort longtemps maintenant,<br />
m’a appris à ne vivre qu’au présent.<br />
L’acte d’écrire se dérou<strong>le</strong> toujours<br />
dans <strong>le</strong> présent. À force de <strong>le</strong> pratiquer,<br />
il est possib<strong>le</strong> qu’on essaie d’être en<br />
permanence dans <strong>le</strong> présent, sans exagérer<br />
non plus… Ce qui m’intéresse<br />
dans cette pratique et qui fait que je me<br />
suis obstiné pendant des années à la<br />
préserver, c’est que c’est el<strong>le</strong> qui va me<br />
révé<strong>le</strong>r ce qui va venir. Je n’ai jamais<br />
écrit quoi que ce soit en ayant un plan.<br />
<strong>Le</strong> plus étrange, c’est que ça prend souvent<br />
la forme d’un récit et qu’un récit<br />
a l’air de progresser dans une grande<br />
logique, alors que cette logique n’est<br />
pas du tout préparée. Pour moi, dans<br />
l’après-coup, c’est un sujet d’étonnement<br />
que cette mise en place d’un récit<br />
que je n’ai moi-même pas mis en place<br />
mais qui s’instal<strong>le</strong> par l’obstination du<br />
travail. C’est une question de concentration,<br />
d’attente et de patience. <strong>La</strong><br />
posture d’écriture suppose que <strong>le</strong> corps<br />
se mette au présent de l’acte qu’il va<br />
accomplir. Peut-être que dans l’amour,<br />
c’est aussi la même chose, oui…<br />
<strong>Le</strong>s femmes ne se contentent pas de<br />
sourire dans vos textes et rient beaucoup.<br />
Pourquoi <strong>le</strong>s femmes rient-el<strong>le</strong>s<br />
si souvent et pas <strong>le</strong>s hommes ? L’un<br />
des rares moments où un protagoniste<br />
homme évoque <strong>le</strong> rire : <strong>«</strong> Et je ris, il est<br />
au pouvoir de mon sexe de crever cet<br />
œil. »<br />
Ce que vous dites m’intrigue. Vous savez,<br />
cet œil est celui du triang<strong>le</strong>. C’est<br />
drô<strong>le</strong> parce que <strong>le</strong> triang<strong>le</strong>, c’est aussi<br />
<strong>le</strong> sexe féminin : je ne pense pas que<br />
<strong>le</strong>s chrétiens aient pensé à cela. Je ne<br />
m’étais pas aperçu que <strong>le</strong>s femmes rient<br />
dans mes textes… Pourquoi ? Peut-être<br />
que je ne connais que <strong>le</strong>s femmes…<br />
<strong>Le</strong>s hommes sont ennuyeux, je plains<br />
<strong>le</strong>s femmes… <strong>Le</strong>s femmes rient et <strong>le</strong>s<br />
hommes p<strong>le</strong>urent ! Quand <strong>le</strong>s hommes<br />
rient, c’est souvent de <strong>le</strong>ur lâcheté.<br />
Merci Bernard Noël.<br />
De rien. Je ne vous ai rien dit.<br />
Propos recueillis par<br />
rittA BAddOUrA<br />
<strong>le</strong>s plumes d’erOs, Œuvres 1 de Bernard Noël,<br />
P.O.L, 448 p.<br />
Salon<br />
Injustices et boycottage au Salon du livre de Paris<br />
Prévu du 26 au 31 mars 2010, <strong>le</strong> Salon du livre de Paris n’est plus que l’ombre de lui-même.<br />
Cette année, trois incidents graves sont venus ternir l’image déjà peu reluisante d’un Salon qui s’apprête à fêter ses 30 ans.<br />
Sur <strong>le</strong>s 30<br />
auteurs<br />
étrangers<br />
invités, seuls<br />
deux auteurs<br />
arabes ont<br />
été retenus.<br />
Aucun<br />
Libanais.<br />
tions et déplorer <strong>le</strong> manque d’évolution<br />
de la manifestation <strong>«</strong> qui n’attire que<br />
<strong>le</strong>s chasseurs d’autographes ». Premier<br />
groupe français d’édition, Hachette ne<br />
louera en fait qu’un stand de 100m 2 , réservé<br />
aux agents commerciaux, au lieu<br />
des 900 m 2 habituels, de sorte que tous<br />
<strong>le</strong>s éditeurs du groupe, dont <strong>La</strong>rousse,<br />
Grasset et Fayard, seront absents cette<br />
année du Salon.<br />
Pressés par <strong>le</strong>s maisons d’éditions, <strong>le</strong><br />
Syndicat national de l’édition et <strong>le</strong> prestataire<br />
de service Reed Exhibitions, qui<br />
organisent ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong> Salon, réfléchissent<br />
à un retour de ce rendez-vous littéraire<br />
dans l’enceinte du Grand Palais<br />
qu’il a déserté en 1991 pour s’instal<strong>le</strong>r<br />
Porte de Versail<strong>le</strong>s. Mais, pour l’instant,<br />
à la lumière des incidents précités,<br />
c’est la crédibilité même du Salon du<br />
livre de Paris qui est en cause. Quant<br />
au Liban, exclu et <strong>«</strong> snobé », il devrait,<br />
pour l’honneur, boycotter à son tour,<br />
comme Hachette et Bayard, ce Salon<br />
en déconfiture…<br />
H. d.
IV Poésie<br />
César Val<strong>le</strong>jo hors des sentiers tracés<br />
L’écriture de Val<strong>le</strong>jo, fulgurant poète sudaméricain<br />
du début du XX e sièc<strong>le</strong>, demeure<br />
autant méconnue que novatrice. Aspirant à la<br />
liberté radica<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> s’expose à la distorsion et<br />
la fragmentation pour trouver l’unité.<br />
pOésIe cOmplète 1919-1937 de César Val<strong>le</strong>jo,<br />
traduction de Nico<strong>le</strong> Réda-Euvremer, Flammarion, 400 p.<br />
<strong>«</strong> Je veux écrire, mais je me sens puma ;<br />
/ je veux me ceindre de lauriers et me<br />
voilà couvert d’oignons. […] Je suis né<br />
un jour / où Dieu était malade / gravement.<br />
»<br />
Val<strong>le</strong>jo naît en 1892 au<br />
Pérou, dans <strong>le</strong>s Andes, à<br />
3 000 mètres d’altitude.<br />
Fratrie nombreuse, austère<br />
religiosité, privations<br />
; César y puisera un questionnement<br />
existentiel, une conscience affinée<br />
des tourments humains et la comp<strong>le</strong>xité<br />
de l’amour planant à des hauteurs<br />
ignorées par la plupart des hommes.<br />
César Val<strong>le</strong>jo publie ses deux premiers<br />
recueils de poèmes – <strong>le</strong>s seuls parus de<br />
son vivant – <strong>Le</strong>s Hérauts noirs (1919) et<br />
Trilce (1922) au Pérou, période durant<br />
laquel<strong>le</strong> il mène une vie de bohème et<br />
de transgressions. En 1923, il s’instal<strong>le</strong><br />
en France où il connaît une existence<br />
précaire. Résistance, révolution sont actes<br />
pour <strong>le</strong> poète qui voyage en URSS,<br />
s’inscrit au Parti communiste espagnol<br />
– il se rend en Espagne plus d’une fois<br />
au début de la guerre civi<strong>le</strong>. Expulsé en<br />
1930 de France pour ses activités politiques,<br />
il vit alors pendant deux ans à<br />
Madrid avant de revenir vivre à Paris<br />
avec sa femme, et ce jusqu’à sa mort en<br />
1938. Paraissent en 2009, à titre posthume<br />
chez Flammarion, et réunies dans<br />
un volume intitulé Poésie complète, <strong>le</strong>s<br />
superbes traductions en français – de<br />
Nico<strong>le</strong> Réda-Euvremer – de ses Poèmes<br />
en prose, Poèmes humains et Espagne,<br />
éloigne de moi ce calice, rédigés vers la<br />
fin de sa vie.<br />
<strong>«</strong> Personne n’habite plus la maison –<br />
me dis-tu, tout <strong>le</strong> monde est parti. (…)<br />
Et moi je te dis : quand quelqu’un s’en<br />
va, il reste quelqu’un. <strong>Le</strong> lieu par où est<br />
passé un homme n’est plus seul. N’est<br />
seul, de solitude humaine que <strong>le</strong> lieu par<br />
où n’est passé aucun homme. (…) Tous<br />
en réalité sont partis de la maison, mais<br />
en vérité tous sont restés. Et ce n’est<br />
pas <strong>le</strong>ur souvenir qui reste mais euxmêmes.<br />
Et ce n’est pas non plus qu’ils<br />
restent dans la maison, mais ils y sont<br />
toujours. »<br />
Val<strong>le</strong>jo fait acte d’écrire. Loin des élégants<br />
prosateurs, des précieux et des<br />
dandys, loin des intel<strong>le</strong>ctuels poltrons<br />
ou engagés héroïques, loin des rêveurs<br />
jong<strong>le</strong>urs fantastiques, loin des réalistes<br />
concrets de l’art modeste ou pauvre,<br />
loin des mouvements littéraires et artistiques,<br />
des révolutionnaires brillants<br />
poètes, Val<strong>le</strong>jo fait acte d’écrire. Sa façon<br />
ne ressemb<strong>le</strong> à nul<strong>le</strong> autre. Et cela<br />
émeut, percute, vio<strong>le</strong>nte, épuise, et nous<br />
<strong>le</strong> lisons aujourd’hui. Chaque recueil<br />
marque une période, une approche,<br />
une exploration véritab<strong>le</strong>. <strong>Le</strong> recueil<br />
prochain évolue, subvertit, attaque,<br />
s’en prend au langage. Aucune crainte.<br />
Val<strong>le</strong>jo semb<strong>le</strong> avoir pu se distancier du<br />
social et du narcissique liés au statut<br />
de poète. Val<strong>le</strong>jo vit face au mot. Val<strong>le</strong>jo<br />
meurt face à Dieu qui meurt plus<br />
<strong>le</strong>ntement que lui, d’une <strong>«</strong> mort monotone<br />
». Val<strong>le</strong>jo écrit face au monde et <strong>le</strong><br />
monde est là où <strong>le</strong> poète <strong>le</strong> trouve. Son<br />
cerveau connecte <strong>le</strong>s événements, et se<br />
joue des jeux de mots, des traits d’es-<br />
<strong>Le</strong> clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul<br />
Va<strong>le</strong>ntin/Va<strong>le</strong>ntine<br />
<strong>Le</strong> mois de février a décidément<br />
mauvaise presse chez nous. Redouté<br />
par <strong>le</strong>s petits vieux qui se<br />
terrent chez eux de peur d’être emportés<br />
par la Grande Faucheuse, réputé avoir<br />
sa<strong>le</strong> caractère, soufflant <strong>le</strong> chaud et <strong>le</strong><br />
froid et complètement ingérab<strong>le</strong> côté<br />
durée, c’est <strong>le</strong> canard noir du ca<strong>le</strong>ndrier,<br />
serré qu’il est <strong>entre</strong> <strong>le</strong> blanc janvier et <strong>le</strong><br />
verdoyant mois de mars.<br />
Niché au cœur de l’hiver et de la grisail<strong>le</strong>,<br />
février était aussi <strong>le</strong> mal-aimé des – vils<br />
– commerçants. Jusqu’à l’invention de la<br />
Saint-Va<strong>le</strong>ntin. Je dis bien <strong>«</strong> invention »<br />
car ce saint innocent à l’allure naïve<br />
d’amoureux de Peynet n’a jamais rien<br />
demandé à personne. Surtout pas qu’on<br />
inonde <strong>le</strong>s magasins de <strong>«</strong> nouveautés »<br />
(ces échoppes libanaises qu’on ne trouve<br />
nul<strong>le</strong> part ail<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il n’y a<br />
généra<strong>le</strong>ment que des vieil<strong>le</strong>ries) d’horreurs.<br />
Car <strong>le</strong>s vitrines ne lésinent pas sur<br />
<strong>le</strong> kitsch : sempiternel coussin rouge carmin<br />
en forme de cœur, rose en plastique<br />
sous cellophane, pyjama joyeusement<br />
décoré de <strong>«</strong> I love you », peluche géante<br />
au sourire débonnaire arborant sur sa<br />
poitrine un gros <strong>«</strong> Je t’aime », et j’en passe.<br />
Cela pour rester dans <strong>le</strong> registre de la<br />
décence. Car sous prétexte de fête dite<br />
<strong>«</strong> coquine », tous <strong>le</strong>s tabous semb<strong>le</strong>nt<br />
avoir sauté : des magazines <strong>«</strong> pour famil<strong>le</strong>s<br />
» des plus convenab<strong>le</strong>s n’hésitent<br />
pas à donner des conseils bidon pour<br />
nuits ha<strong>le</strong>tantes, des dadames d’un âge<br />
certain arborent sur <strong>le</strong>s pages de <strong>«</strong> Superficiel<br />
» des décol<strong>le</strong>tés vertigineux dignes<br />
de la Playmate de Playboy et <strong>le</strong>s recettes<br />
de mets prétendument aphrodisiaques<br />
n’ont jamais eu autant de succès. Même<br />
la vieil<strong>le</strong> fil<strong>le</strong> prude d’en face qu’on a<br />
toujours rencontrée à la messe du dimanche<br />
trouve normal d’exhiber dans sa<br />
vitrine une nuisette en nylon des plus<br />
affriolantes décorée de plumes rouges<br />
avec pantouf<strong>le</strong>s assorties.<br />
Aucun négociant ne voulant être en<br />
reste, après <strong>le</strong>s vendeurs de ballons qui<br />
font fortune, <strong>le</strong>s pâtissiers se mettent<br />
de la partie avec d’écœurants gâteaux en<br />
forme de cœur recouverts d’un glaçage<br />
rouge, mélange très sain de sucre et de<br />
colorants alimentaires. De <strong>le</strong>ur côté, <strong>le</strong>s<br />
restaurateurs concoctent à <strong>le</strong>urs clients<br />
des soirées à thème <strong>«</strong> Love » des plus<br />
éculées avec musique sirupeuse, lumières<br />
tamisées et chanteurs énamourés.<br />
Quant aux f<strong>le</strong>uristes, ils contribuent à la<br />
fête en vendant la f<strong>le</strong>ur au prix du caviar,<br />
rendant aux pauvres amoureux <strong>le</strong> fait de<br />
<strong>«</strong> conter f<strong>le</strong>urette » presque impossib<strong>le</strong>.<br />
Dans ce temp<strong>le</strong> du mauvais goût qu’est<br />
devenu <strong>le</strong> pays l’espace d’un mois, on se<br />
prend à envier <strong>le</strong>s vieux coup<strong>le</strong>s de montagnards<br />
se souhaitant paisib<strong>le</strong>ment <strong>le</strong><br />
soir du 14 février, comme tous <strong>le</strong>s autres<br />
soirs, <strong>«</strong> bonne nuit l’homme », <strong>«</strong> bonne<br />
nuit la femme ».<br />
prit, du bon sens, des bonnes manières.<br />
Il n’y a qu’une seu<strong>le</strong> manière et Val<strong>le</strong>jo<br />
la découvre.<br />
<strong>«</strong> Aujourd’hui j’aime beaucoup moins<br />
la vie, / mais toujours j’aime vivre : je<br />
l’ai déjà dit. / J’ai presque touché la partie<br />
de mon tout et je me suis contenu<br />
en me tirant une bal<strong>le</strong> dans la langue<br />
derrière ma paro<strong>le</strong>. / (…) Tous sourient<br />
de la nonchalance avec laquel<strong>le</strong> je cou<strong>le</strong><br />
au fond, cellulaire de manger bien et<br />
<strong>le</strong>s suspendues (al-mu’allaqât), traduction<br />
et présentation par Heidi Toel<strong>le</strong>, Flammarion, 2009,<br />
295 p.<br />
<strong>Le</strong>s Mu’allaqât, ou <strong>le</strong>s Suspendues<br />
en français, marquent<br />
<strong>le</strong>s débuts de la poésie arabe.<br />
Ces grandes odes antéislamiques,<br />
composées au VI e sièc<strong>le</strong> par différents<br />
poètes issus du vaste territoire<br />
de la péninsu<strong>le</strong> Arabique, portent ce<br />
nom <strong>«</strong> parce que <strong>le</strong>s Arabes païens <strong>le</strong>s<br />
auraient écrites en <strong>le</strong>ttres d’or sur des<br />
tissus qu’ils auraient suspendus sur <strong>le</strong>s<br />
murs de la Ka’ba qui, dès avant l’islam,<br />
était déjà un sanctuaire ». Éga<strong>le</strong>ment<br />
traduits par Pendentifs, <strong>le</strong>ur suspension<br />
évoquerait l’agencement des<br />
chaînes d’un collier (a’qd).<br />
Une nouvel<strong>le</strong> traduction des Mu’allaqât,<br />
enrichie d’une excel<strong>le</strong>nte présentation,<br />
d’une chronologie et d’une bibliographie,<br />
est parue récemment dans<br />
la col<strong>le</strong>ction de poche bilingue Garnier<br />
Flammarion par Heidi Toel<strong>le</strong>, professeur<br />
de <strong>littérature</strong> arabe à l’Université<br />
Paris III-Sorbonne Nouvel<strong>le</strong>. Toel<strong>le</strong><br />
se réfère à la liste des sept poèmes recensés<br />
par al-Anbarî et reprise par al-<br />
Zawzanî, et laisse tomber <strong>le</strong>s recueils<br />
qui en recensent jusqu’à dix, emboitant<br />
en ceci <strong>le</strong> pas à Pierre <strong>La</strong>rcher qui<br />
doute de l’appartenance des poèmes<br />
divergents aux Mu’allaqât.<br />
Ces poèmes à la structure tripartite<br />
nous renseignent sur <strong>le</strong> milieu histori-<br />
de bien boire. (…) Nous <strong>le</strong>s vivants,<br />
aimons-nous <strong>entre</strong> nous, après ce sera <strong>le</strong><br />
tour de bonnes choses mortes. / Aimons<br />
<strong>le</strong>s actualités, car nous ne serons pas<br />
toujours tels que nous sommes. »<br />
À nul<strong>le</strong> autre pareil<strong>le</strong>, sa poésie s’autoconteste,<br />
se subvertit, se perd quelquefois<br />
et se dépasse. Il se libère vite des<br />
normes modernistes, délivre <strong>le</strong> rythme<br />
et la rime des mou<strong>le</strong>s. Il aspire à une<br />
intensité et une liberté radica<strong>le</strong>s en ir-<br />
<strong>Le</strong>s Suspendues<br />
Rami Azzam, l’envol infini du poète<br />
désOrmaIs, je par<strong>le</strong>raI au vent… de Rami<br />
Azzam, Éd. de la Revue Phénicienne, octobre 2007.<br />
Désormais, je par<strong>le</strong>rai au vent…<br />
compi<strong>le</strong> poèmes et souvenirs<br />
d’enfance empreints d’un pensée<br />
libre et d’une réf<strong>le</strong>xion aiguisée. Ces<br />
écrits sont ceux de l’ado<strong>le</strong>scence et des<br />
premiers souff<strong>le</strong>s de l’âge adulte : ils en<br />
ont la fougue, la précocité, <strong>le</strong>s maladresses<br />
et la déchirure. Ils ont <strong>le</strong> regard<br />
d’un jeune poète qui ne connaît pas la<br />
tiédeur du compromis mais qui a goûté<br />
tôt à l’amertume des désillusions. Rami<br />
Azzam pose sur toute chose un regard<br />
prêt à l’émoi et à l’aventure des sens. <strong>La</strong><br />
nature est son matériau et son refuge.<br />
Il sait sa chance inouïe, car la Beauté a<br />
croisé son chemin et a fait halte. Rami<br />
Azzam a ouvert ses poumons et s’est<br />
alors laissé apprivoiser.<br />
D.R.<br />
Dans la patience et la pudeur éprises<br />
d’infini, Rami Azzam avance. Son enfance<br />
<strong>le</strong> pare d’une innocence renouvelée,<br />
mais l’histoire de son pays, qu’il<br />
vénère et chérit, <strong>le</strong> déchire et <strong>le</strong> meurtrit.<br />
Foudroyé de tristesse ou de colère, il a ce<br />
D.R.<br />
mérite rare d’échapper à l’aveug<strong>le</strong>ment<br />
des extrêmes et au cliché des dogmes<br />
partisans. Sa conscience n’ignore pas<br />
l’étendue de la bassesse humaine mais<br />
quête ce qu’il faut pour la traverser sans<br />
s’y noyer.<br />
<strong>«</strong> Mon enfance, je l’ai vécue comme on<br />
vit avec son amante./ Mon enfance, je<br />
l’ai possédée, mon enfance je l’ai caressée.<br />
(…) Mon enfance est un documentaire<br />
qu’il faut voir à tout prix, que je<br />
revois sans cesse à chaque fois que je<br />
pars à la recherche de mon identité.<br />
<strong>Le</strong>s textes de Rami Azzam sont publiés<br />
dans <strong>le</strong>ur intégralité, à titre posthume,<br />
par ses proches. Cela signifie qu’ils sont<br />
bruts et n’ont pas été retouchés pour<br />
cise<strong>le</strong>r la forme ou pour mieux plaire.<br />
Cela signifie aussi qu’ils présentent des<br />
inégalités en termes de qualité littéraire.<br />
Cependant, malgré et grâce à tout cela<br />
que, géographique et social des tribus<br />
nomades de l’époque, nous plongent<br />
dans la mythologie, <strong>le</strong>s rituels et <strong>le</strong> vécu<br />
des Bédouins, tout en continuant, un<br />
millénaire et demi plus tard, de nous<br />
envoûter par <strong>le</strong>ur sp<strong>le</strong>ndeur poétique<br />
et par <strong>le</strong>s thèmes empreints d’érotisme,<br />
de désolation et de lancinante nostalgie<br />
qu’ils évoquent. <strong>Le</strong>s p<strong>le</strong>urs devant<br />
un campement en ruine, <strong>le</strong> départ, la<br />
fuite du temps, la mémoire du désert,<br />
la passion amoureuse, l’hédonisme, la<br />
chasse à la gazel<strong>le</strong>, la quête de la vierge<br />
idéa<strong>le</strong>… évoquent la précarité de l’être<br />
et prennent, comme <strong>le</strong> dit Toel<strong>le</strong>, <strong>«</strong> <strong>le</strong>s<br />
allures étranges d’une épreuve initiatique<br />
».<br />
<strong>La</strong> version proposée par la présente<br />
édition tente de pallier <strong>le</strong>s carences<br />
des traductions précédentes, cel<strong>le</strong>s,<br />
en français, de Jacques Berque, Pierre<br />
<strong>La</strong>rcher et André Miquel, tout en rendant<br />
ces joyaux de la <strong>littérature</strong> arabe<br />
accessib<strong>le</strong>s à un public plus large de<br />
non-spécialistes. Toute traduction<br />
porte incontestab<strong>le</strong>ment préjudice à la<br />
métrique et soulève <strong>le</strong> problème de la<br />
traductibilité de la poésie. Cependant,<br />
loin de confirmer l’idée selon laquel<strong>le</strong><br />
la poésie se flétrit si el<strong>le</strong> est transposée<br />
du sein de la langue originel<strong>le</strong>, la<br />
présente traduction révè<strong>le</strong> la puissance<br />
et <strong>le</strong> dynamisme des images issues du<br />
vécu désertique et sauvegarde intactes<br />
la tonalité, l’intensité, la beauté et la<br />
poéticité des Mu’allaqât.<br />
KAtiA GHOSn<br />
à la fois, ils échappent à la médiocrité<br />
et à la banalité. Ils ont une vivacité,<br />
une force spirituel<strong>le</strong>, dont manquent<br />
parfois parmi <strong>le</strong>s plus grandes œuvres.<br />
Il y a aussi dans certains passages,<br />
notamment dans <strong>le</strong> texte qui ouvre <strong>le</strong><br />
recueil, un sty<strong>le</strong> à l’intonation unique.<br />
On ressent l’essence d’une promenade<br />
improvisée dès l’aube, quand la plupart<br />
des humains dorment encore et que <strong>le</strong><br />
so<strong>le</strong>il brû<strong>le</strong> déjà un peu <strong>le</strong>s lèvres… <strong>Le</strong>s<br />
pieds nus sont taquinés par <strong>le</strong>s courtes<br />
herbes et éveillés par la persistance de la<br />
rosée. L’écriture de Rami Azzam a des<br />
tournures inattendues et <strong>le</strong>s quelques<br />
dessins soulignés par la spontanéité<br />
d’un vers ont des réminiscences du Petit<br />
Prince. Là où beaucoup se contentent<br />
et s’enorgueillissent de mettre un nom<br />
aux choses, Rami Azzam a <strong>le</strong> don d’en<br />
percevoir l’essence.<br />
<strong>«</strong> C’était <strong>le</strong> matin et, devant moi la rou-<br />
régularisant la structure du poème, ses<br />
images, ses sons, ses thèmes. Il adopte<br />
d’étranges orthographes, l’agglutination<br />
d’adjectifs, ignore la grammaire<br />
ou la conjugaison. Il se dédoub<strong>le</strong>, ne se<br />
reconnaît plus, se trouve dans l’autre, se<br />
tait. De plus en plus dépouillée, intime,<br />
son écriture va parfois jusqu’à s’immo<strong>le</strong>r<br />
dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, dans l’empathie pour<br />
<strong>le</strong>s humains ou pour un Dieu souffrant,<br />
jusqu’à s’extraire des codes de la communication.<br />
Sa poésie se fait <strong>le</strong> champ<br />
du conflit <strong>entre</strong> la continuité et la discontinuité<br />
du sens en l’homme. El<strong>le</strong><br />
s’expose à la fragmentation née de l’expérience<br />
temporel<strong>le</strong>, la fragmentation<br />
se révélant comme chemin de l’unité.<br />
<strong>«</strong> 1000 calories / Rumbb…. / <strong>Le</strong> firmament<br />
yankee / b<strong>le</strong>uit et rit de sa grande<br />
f<strong>le</strong>mme / (…) Il imite <strong>le</strong> ver : rooooongeeez<br />
/ tendre autorail, mobi<strong>le</strong> de soif /<br />
qui fi<strong>le</strong> jusqu’à la plage / (…) J’ai maintenant<br />
70 so<strong>le</strong>s péruviens. / Je prends<br />
l’avant-dernière pièce, cel<strong>le</strong> qui sonne<br />
69 coups puniques / (…) El<strong>le</strong>, vibrant et<br />
se débattant / poussant des crrris, / lançant<br />
d’ardus, crépitants si<strong>le</strong>nces / urinant<br />
de naturel<strong>le</strong> grandeur / sur d’unanimes<br />
poteaux surgissant / finit par être<br />
tous <strong>le</strong>s chiffres / la vie entière. »<br />
Val<strong>le</strong>jo s’intéresse à la sincérité des hommes,<br />
cel<strong>le</strong> avec laquel<strong>le</strong> ils peuvent tuer<br />
ou être tués, aimés ou être aimés. Seul,<br />
il est resté au lieu de la lucidité. <strong>Le</strong> sens<br />
des mots et des choses lui est familier et<br />
étranger à la fois. Dans cet interstice, il<br />
écrit et là persiste sa radica<strong>le</strong> différence.<br />
Sa veil<strong>le</strong> ne connaît pas de trêve, sa veil<strong>le</strong><br />
est inquiétude. <strong>La</strong> mort de sa mère en<br />
1918 a ouvert en lui à jamais une brèche,<br />
venant consolider l’expérience bien<br />
plus ancienne qu’il a de la <strong>«</strong> orfondad »<br />
– la solitude orpheline. Guerre, mort,<br />
amour, maladie, joie : Val<strong>le</strong>jo souffre,<br />
désire et invente du fond de son <strong>«</strong> orfondad<br />
», qui est l’enfance prématurée<br />
et infinie, sa patrie.»<br />
rittA BAddOUrA<br />
te, et rien que la route… autant que je<br />
peux je la fais, mais el<strong>le</strong> est longue, et<br />
seul, je n’ai pour m’aider que ma solitude…<br />
(…) Soudain je fus seul. Seul comme<br />
une herbe au fond de la mer qui a peur<br />
de se balancer pour ne pas éveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s<br />
requins. »<br />
<strong>Le</strong> prix Rami Azzam du Jeune écrivain<br />
a été créé en hommage à Rami Azzam,<br />
décédé prématurément en 2003. <strong>Le</strong><br />
concours s’adresse aux 17/28 ans. <strong>La</strong><br />
forme est libre : récit, nouvel<strong>le</strong>, poème,<br />
essai, conte. <strong>Le</strong> jury regroupe de prestigieux<br />
anthropologues, politologues,<br />
journalistes, philosophes, littéraires<br />
et offre une récompense, qui n’est pas<br />
seu<strong>le</strong>ment symbolique, aux lauréats.<br />
Aujourd’hui, ce prix en est à sa 5 e édition<br />
et reste fidè<strong>le</strong> à ses exigences. Cette<br />
édition a pour thème : la Vil<strong>le</strong> ; une<br />
D.R.<br />
Jeudi 4 marS 2010<br />
Poème d’ici<br />
Àl'occasion du Printemps des poètes<br />
dédié à la poésie féminine, un<br />
hommage à Andrée Chedid s'impose.<br />
Née au Caire <strong>le</strong> 20 mars 1920, cette<br />
femme de <strong>le</strong>ttres d'origine libanaise<br />
a à son actif de nombreux recueils de<br />
poésie, romans, récits, essais et pièces<br />
de théâtre, dont <strong>Le</strong> Sixième jour, L'enfant<br />
multip<strong>le</strong>, L'Autre, Cérémonial de<br />
la vio<strong>le</strong>nce et <strong>La</strong> langue des dieux qui<br />
vient de paraître chez Gallimard. El<strong>le</strong><br />
a obtenu en 2002 <strong>le</strong> Prix Goncourt de<br />
la poésie.<br />
Liberté<br />
Je rêve d'un pays où<br />
personne ne règne<br />
Traversé de crevasses et<br />
d'oiseaux<br />
<strong>La</strong> main trace l'avenir, <strong>le</strong><br />
coeur ses extrêmes<br />
Un appel lui donne voi<strong>le</strong>s,<br />
une grimace <strong>le</strong> ternit<br />
Je relève d'un pays sans<br />
fanion, sans amarre,<br />
<strong>La</strong> mort a ses sentences<br />
comme ail<strong>le</strong>urs ;<br />
Demain, son étendue ; <strong>le</strong><br />
printemps, ses preuves ;<br />
Partout des lieux où se<br />
tenir.<br />
Tiré de Seul <strong>le</strong> visage (1960)<br />
<strong>«</strong> 1 Arrêtez vos montures vous deux<br />
et p<strong>le</strong>urons, en nous souvenant d’une<br />
femme aimée et d’un campement/<br />
Aux confins en courbe des sab<strong>le</strong>s <strong>entre</strong><br />
Dakhûl et Hawmâl,<br />
2 Tûd’ih’ et el-Miqrât. Ses traces ne<br />
sont pas effacées encore/ Grâce au<br />
tissage du vent du Sud et du vent du<br />
Nord. (…)<br />
30 Je la pris par <strong>le</strong>s tempes pour<br />
l’attirer à moi et, tel<strong>le</strong> une branche,<br />
el<strong>le</strong> s’inclina vers moi/ <strong>La</strong> tail<strong>le</strong> fine,<br />
la chevil<strong>le</strong>, où l’on met <strong>le</strong>s brace<strong>le</strong>ts,<br />
pulpeuse, comme arrosée,<br />
31 Svelte, blanche, <strong>le</strong> v<strong>entre</strong> ferme et<br />
plat/ <strong>La</strong> gorge comme <strong>le</strong> miroir lustrée,<br />
32 D’un blanc ocré comme l’œuf<br />
d’autruche/ Nourrie d’une eau limpide<br />
et pure que nul chameau n’avait jamais souillée.<br />
33 El<strong>le</strong> se détourne et offre à la vue l’ova<strong>le</strong> d’une joue/ Des gazel<strong>le</strong>s<br />
suitées de Wadjra, l’œil aux aguets,<br />
34 De la gazel<strong>le</strong> blanche, quand el<strong>le</strong> dresse <strong>le</strong> sien/ <strong>Le</strong> cou pas trop long,<br />
pas nu, mais pourvu de bijoux,<br />
35 <strong>Le</strong>s cheveux ornant <strong>le</strong> dos d’un noir charbonneux/ Touffus comme <strong>le</strong>s<br />
grappes chargées de dattes du palmier,<br />
36<strong>Le</strong>s mèches torsadées de droite à gauche et re<strong>le</strong>vées/<strong>Le</strong> ruban se<br />
perdant <strong>entre</strong> cel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong> recourbe et cel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong> laisse flotter,<br />
37 <strong>La</strong> tail<strong>le</strong> mince et soup<strong>le</strong> comme la bride en cuir/ <strong>La</strong> jambe droite<br />
comme <strong>le</strong> jonc sous un palmier aux grappes surchargées. »<br />
Extraits de la Mu’allaqâ d’Imru’ al-Qays<br />
question épineuse et vaste, géométrique<br />
et passionnel<strong>le</strong>. <strong>La</strong> Vil<strong>le</strong> est aussi cel<strong>le</strong><br />
dont Rami Azzam écrit :<br />
<strong>«</strong> Immense, sa<strong>le</strong> et malpolie/ (…) Interminab<strong>le</strong>,<br />
partie, illusion, illusion…/<br />
Beyrouth, ma conscience. »<br />
Désormais, je par<strong>le</strong>rai au vent… est<br />
un titre qui interpel<strong>le</strong> à plus d’un titre.<br />
C’est surtout <strong>«</strong> désormais » qui me taraude.<br />
Peut-être parce qu’il semb<strong>le</strong> que<br />
Rami Azzam ait toujours dialogué avec<br />
<strong>le</strong> vent. Cette expression semb<strong>le</strong> être<br />
surtout la paro<strong>le</strong> de ceux qui restent.<br />
Ceux-là qui pour al<strong>le</strong>r à la rencontre<br />
de Rami Azzam comprennent qu’il <strong>le</strong>ur<br />
faut se tourner vers <strong>le</strong> vent. Rami Azzam<br />
est un jeune poète et un sage. Il a<br />
<strong>le</strong> don d’inspirer <strong>le</strong> désir d’écouter et <strong>le</strong><br />
souff<strong>le</strong> pour s’envo<strong>le</strong>r.<br />
r.B.<br />
www.prixramiazzam.com
Jeudi 4 marS 2010 Dossier<br />
Des poètes traduisent des poètes<br />
Depuis toujours, <strong>le</strong>s poètes aiment traduire<br />
<strong>le</strong>s poètes. <strong>Le</strong> pays du Cèdre n’est pas en reste<br />
puisque de grands noms de la poésie libanaise<br />
ont traduit de prestigieux auteurs étrangers.<br />
Enquête sur <strong>le</strong>s précurseurs d’un phénomène qui<br />
s’est développé au Liban dès <strong>le</strong> début du XX e<br />
sièc<strong>le</strong>…<br />
Pourquoi Chateaubriand,<br />
dont l’orgueil ne passait<br />
pas inaperçu, a-t-il traduit<br />
<strong>le</strong> Paradise lost de<br />
Milton, et Nerval <strong>le</strong> Faust<br />
de Goethe ? <strong>Le</strong>s affinités religieuses ou<br />
romantiques, la reconnaissance indirecte<br />
d’une tutel<strong>le</strong> donnent-el<strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s<br />
<strong>le</strong>s c<strong>le</strong>fs ? Pourquoi Baudelaire a-t-il<br />
voulu donner une version française des<br />
Histoires extraordinaires et des poèmes<br />
d’Edgar Allan Poe, et qu’est-ce qui<br />
a poussé Mallarmé à donner une autre<br />
version des derniers, conduisant certains<br />
critiques à distinguer deux poètes,<br />
l’un américain du nom de Poe et l’autre<br />
français du nom de Poë ? Un poète décè<strong>le</strong><br />
dans la poésie d’un créateur d’une<br />
autre langue, contemporain ou ancien,<br />
célèbre ou obscur, <strong>le</strong> même et l’autre<br />
de son message. <strong>La</strong> traduire vaut, pour<br />
lui, exercice et apprentissage, bref jeu<br />
et multip<strong>le</strong>s épreuves de langue, de<br />
rythmes, de son, de perception de significations.<br />
En ce sens, <strong>le</strong> passeur fait<br />
acte de munificence et d’hospitalité : il<br />
accueil<strong>le</strong> puis mène <strong>le</strong> combat de son<br />
hôte à ses risques et périls.<br />
<strong>Le</strong> <strong>le</strong>ttré libanais, un passeur<br />
<strong>Le</strong> <strong>le</strong>ttré libanais, au carrefour de langues<br />
et de cultures, de modernité et de<br />
traditions, est naturel<strong>le</strong>ment un passeur.<br />
Naguère, René Habachi (années<br />
1950-1960) a vu dans la traduction<br />
sa principa<strong>le</strong> vocation, ce dont prirent<br />
ombrage certains pour (ré)affirmer<br />
<strong>Le</strong> livre de chevet de<br />
Randa Asmar<br />
D.R.<br />
Viva <strong>La</strong> Diva de Hoda Barakat<br />
ne me quitte pas depuis<br />
septembre dernier. Même<br />
dans mes insomnies… surtout dans<br />
mes insomnies. Une pièce à jouer,<br />
donc à lire et relire, jusqu’à la retenir<br />
de bout en bout, pour la livrer<br />
à Beyrouth, cette vil<strong>le</strong> qui ne cesse<br />
de nous inviter aussi bien aux rêves<br />
qu’aux illusions.<br />
<strong>La</strong> vie d’une comédienne depuis<br />
l’âge d’or de notre beau Liban<br />
jusqu’à l’amnésie col<strong>le</strong>ctive qui<br />
nous menace jour après jour.<br />
Qui sommes-nous ? Où sommesnous<br />
? Que faisons-nous ?<br />
Comment raconter notre histoire<br />
si compliquée et si incompréhensib<strong>le</strong><br />
?<br />
<strong>«</strong> Personne ne veut raconter l’histoire<br />
», dit-el<strong>le</strong>.<br />
El<strong>le</strong> tient surtout à raconter l’histoire,<br />
à reconstituer <strong>le</strong> fil d’une mémoire.<br />
El<strong>le</strong> n’a pas de nom. El<strong>le</strong> n’a plus<br />
de famil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> n’est plus jeune.<br />
El<strong>le</strong> n’est plus sûre de rien, ni même<br />
d’avoir une patrie. El<strong>le</strong> voudrait<br />
émigrer, s’enfuir… S’enfouir dans<br />
<strong>le</strong>s entrail<strong>le</strong>s des femmes qu’el<strong>le</strong><br />
a jouées : Antigone, Médée, <strong>La</strong>dy<br />
Macbeth… Une tragédienne qui<br />
n’a oublié aucune scène, aucun monologue,<br />
aucun mot, aucune virgu<strong>le</strong>,<br />
aucun homme, aucun enfant,<br />
aucun soldat, aucun martyr…<br />
<strong>La</strong> mémoire peut-el<strong>le</strong> nous conso<strong>le</strong>r<br />
de nos dou<strong>le</strong>urs ? De notre peur<br />
de mourir ?<br />
Et s’il faut mourir, partons avec <strong>le</strong><br />
sourire, avec légèreté, tel un salut<br />
à la fin du spectac<strong>le</strong>. Avec panache<br />
!…<br />
* Viva <strong>La</strong> Diva de Hoda Barakat<br />
Mise en scène de Nabil el-Azan<br />
Théâtre Babel du 10 au 28 mars 2010<br />
la libre création de nos compatriotes<br />
dans <strong>le</strong>s diverses langues. Reste que la<br />
traduction en son aspect créatif, et sans<br />
conduire à iso<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s Libanais d’autres<br />
intel<strong>le</strong>ctuels arabes qui ont peu ou<br />
prou fréquenté la place de Beyrouth<br />
(désormais jumelée sur ce point avec<br />
Paris après l’avoir été avec <strong>Le</strong> Caire),<br />
est un signe des plus nob<strong>le</strong>s.<br />
Après une période de naql wa ’iqtibâss,<br />
adaptation libre et sans rigueur<br />
allant jusqu’à gommer parfois <strong>le</strong> nom<br />
de l’auteur européen utilisé, et une<br />
autre de taklîf wa ’ibtidâ‘ qui, selon<br />
Élias Abou Chabké dans <strong>Le</strong>s liens de<br />
la pensée et de l’esprit <strong>entre</strong> Arabes et<br />
Francs (1943), cherchait à glisser <strong>«</strong> une<br />
pensée occidenta<strong>le</strong> dans un mou<strong>le</strong><br />
arabe ou dans <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur des mou<strong>le</strong>s<br />
arabes », vint l’époque de la traduction.<br />
On ne peut ici que citer Su<strong>le</strong>iman<br />
al-Boustani (1856-1925) et sa version<br />
en vers des 24 chants et douze mil<strong>le</strong><br />
vers de l’Iliade d’Homère (1904). <strong>Le</strong><br />
traducteur utilisa <strong>le</strong>s divers mètres du<br />
vers arabe cherchant à doter <strong>le</strong>s divers<br />
passages, épiques ou lyriques, du rythme<br />
classique <strong>le</strong> plus approprié, comme<br />
il l’explique dans sa longue préface,<br />
texte lui-même fondateur de la critique<br />
arabe moderne et appelé à attirer l’attention<br />
des <strong>le</strong>cteurs plus que l’épopée<br />
el<strong>le</strong>-même. Connaissant plus de dix<br />
langues et utilisant plusieurs versions<br />
multilingues, Boustani partit du grec<br />
ancien et donna une réplique fidè<strong>le</strong> et<br />
intégra<strong>le</strong> du texte initial de la culture<br />
occidenta<strong>le</strong>. <strong>Le</strong> texte arabe ne manque<br />
pas de beauté et de passages intenses,<br />
mais exige un tel labeur dans sa <strong>le</strong>cture<br />
qu’il est diffici<strong>le</strong> à suivre de manière<br />
continue.<br />
<strong>Le</strong> grand poète Khalil Moutran (1872-<br />
1949) s’est essayé à donner en prose<br />
des versions arabes de quelques-uns<br />
des plus célèbres drames de Shakespeare,<br />
mais ses traductions ne furent<br />
pas probantes et <strong>Le</strong> marchand de Venise<br />
donna lieu à une critique acerbe<br />
de Mikhaïl Naïmeh dans al-Ghirbal<br />
(1923).<br />
De poèmes français traduits dont on<br />
peut dire qu’ils ont laissé trace dans la<br />
mémoire col<strong>le</strong>ctive libanaise, citons au<br />
moins deux en raison de <strong>le</strong>ur prouesse,<br />
de <strong>le</strong>ur musicalité voire de <strong>le</strong>ur fidélité :<br />
<strong>Le</strong> lac de <strong>La</strong>martine mis en vers par <strong>le</strong><br />
poète et médecin Nicolas Fayad (1873-<br />
1958), traducteur par ail<strong>le</strong>urs de Géraldy<br />
et Maeterlinck ; À une femme de<br />
Louis Bouilhet (1822-1869), ami de<br />
Flaubert, rendu en mètres arabes par<br />
Béchara el-Khoury,<br />
al-Akhtal as-Saghîr<br />
(1885 - 1968), et qui<br />
semb<strong>le</strong> unir à merveil<strong>le</strong><br />
dans sa nouvel<strong>le</strong><br />
version <strong>le</strong> son et <strong>le</strong><br />
sens, la matérialité du<br />
verbe et sa portée.<br />
Une place à part peut<br />
être faite dans cette<br />
évocation historique<br />
à deux auteurs, l’un<br />
imbu d’un souff<strong>le</strong> poétique<br />
amp<strong>le</strong>, l’autre<br />
poète lui-même. Félix<br />
Farès (1882-1939) et<br />
Youssef Ghoussoub<br />
(1893-1972) ont eu<br />
en commun de présider des départements<br />
de traduction, <strong>le</strong> premier à<br />
A<strong>le</strong>xandrie (à partir de 1931), <strong>le</strong> second<br />
au haut commissariat français<br />
de Beyrouth (1924-1943), ce qui explique<br />
la haute tenue des textes arabes<br />
issus de l’autorité mandataire. Farès<br />
dut essentiel<strong>le</strong>ment à son verbe oral la<br />
forte impression qu’il laissa chez ses<br />
contemporains. Il n’en est pas moins<br />
<strong>Le</strong> <strong>le</strong>ttré<br />
libanais, au<br />
carrefour de<br />
langues et de<br />
cultures, de<br />
modernité<br />
et de<br />
traditions, est<br />
naturel<strong>le</strong>ment<br />
un passeur.<br />
l’auteur de deux traductions magistra<strong>le</strong>s<br />
: <strong>Le</strong>s confessions d’un enfant du<br />
sièc<strong>le</strong> d’Alfred de Musset (A<strong>le</strong>xandrie,<br />
1938) et Ainsi parlait Zarathoustra de<br />
Nietzsche (A<strong>le</strong>xan-<br />
Mazen Kerbaj<br />
drie, 1938 ; Beyrouth,<br />
1948). Ce dernier texte<br />
a connu des tirages<br />
énormes et donné une<br />
vaste audience arabe<br />
au philosophe al<strong>le</strong>mand.<br />
<strong>La</strong> traduction<br />
souffre certes d’une<br />
absence de rigueur et<br />
est truffée de contresens<br />
(l’un des plus célèbres<br />
est la traduction<br />
du sous-titre : <strong>«</strong> Un livre<br />
pour l’individu et<br />
la société » à la place<br />
d’<strong>«</strong> Un livre pour tous<br />
et pour personne »).<br />
Mais il faut dire à sa<br />
décharge qu’el<strong>le</strong> date du temps où <strong>le</strong>s<br />
traductions littéraires de Nietzsche<br />
étaient courantes dans toutes <strong>le</strong>s langues,<br />
et en sa faveur qu’aucune autre<br />
version en français ou en anglais n’est<br />
plus magique ou plus fluide.<br />
<strong>Le</strong> poète de <strong>La</strong> cage déserte et de <strong>Le</strong><br />
Buisson ardent, Ghoussoub, a touché<br />
dans ses traductions à des genres<br />
Su<strong>le</strong>iman<br />
al-Boustani<br />
(1856-1925)<br />
© Dar<br />
An-Nahar<br />
in Liban<br />
<strong>le</strong> sièc<strong>le</strong> en<br />
images.<br />
bien différents, de<br />
<strong>Le</strong> nœud des vipères<br />
de François Mauriac<br />
à l’Antigone de<br />
Jean Anouilh. Mais<br />
c’est surtout dans <strong>le</strong>s<br />
textes à teneur poétique<br />
qu’il donne <strong>le</strong><br />
meil<strong>le</strong>ur de lui-même<br />
: L’annonce faite<br />
à Marie de Paul Claudel et <strong>Le</strong> petit<br />
prince d’Antoine de Saint-Exupéry.<br />
Ce dernier récit ayant connu plusieurs<br />
versions en arabe, cel<strong>le</strong> de Ghoussoub<br />
est estimée la plus bel<strong>le</strong> et la plus fidè<strong>le</strong>.<br />
<strong>Le</strong>s Libanais <strong>entre</strong> eux<br />
Avec la parution de la revue Shi‘r<br />
(1957), l’activité de traduction poétique<br />
prend une autre amp<strong>le</strong>ur et bien<br />
des cloisons, sinon toutes, tombent.<br />
Dans <strong>le</strong> groupe qui anime <strong>le</strong> périodique,<br />
ses réunions et sa maison d’édition<br />
se retrouvent des arabes de divers<br />
pays, des Libanais, des Syriens,<br />
des Pa<strong>le</strong>stiniens, des Iraqiens… <strong>Le</strong>s<br />
sources el<strong>le</strong>s-mêmes se diversifient et<br />
l’on voit Walt Whitman et T.S. Eliot<br />
côtoyer Saint-John Perse, René Char,<br />
Antonin Artaud, Rilke et Hölderlin…<br />
On peut dire que Beyrouth se met à<br />
l’heure de la poésie universel<strong>le</strong> et tente<br />
de jouer dans <strong>le</strong> monde un rô<strong>le</strong> pionnier.<br />
D’aucuns regretteront qu’à partir<br />
de cette date, la plupart des textes<br />
poétiques arabes porteront la marque<br />
du traduit et perdront tout rapport<br />
aux rythmes classiques. Mais tel<strong>le</strong><br />
n’est-el<strong>le</strong> pas la voie d’une modernité<br />
par essence momentanée et en quête ?<br />
Quoi qu’il en soit, la tradition se perpétue<br />
aujourd’hui avec des traductions<br />
de poètes étrangers réalisées par<br />
des poètes libanais contemporains,<br />
trop nombreux pour être cités.<br />
Reste à signa<strong>le</strong>r un point : l’insistance<br />
des Libanais à traduire d’autres Libanais.<br />
Saïd Akl a donné dans la revue<br />
al-Machriq de bel<strong>le</strong>s versions de quelques<br />
poèmes de <strong>La</strong> montagne inspirée<br />
de Char<strong>le</strong>s Corm, mais renonça de<br />
<strong>le</strong>s réunir en volume. Adonis, Ounsi<br />
al-Hage et bien d’autres ont traduit<br />
en arabe Georges Schéhadé et Nadia<br />
Tuéni. <strong>Le</strong>s dernières traductions<br />
d’Adonis en français portent la signature<br />
de Vénus Khoury-Ghata et <strong>le</strong>s<br />
versions arabes des poèmes de Salah<br />
Stétié ne se comptent plus. Enfin, où<br />
qu’on <strong>le</strong> trouve, <strong>le</strong> poète libanais est<br />
un passeur : Fouad el-Etr a transmis<br />
de l’anglais en français Ode à un rossignol<br />
et autres poèmes de Keats, et<br />
ces vers traduits font désormais l’objet<br />
d’un culte en raison du film <strong>le</strong> plus<br />
récent de Jane Campion, Bright Star,<br />
consacré à un amour du poète britannique.<br />
farèS SaSSine<br />
V<br />
Questionnaire<br />
de Proust à<br />
Talal Haydar<br />
Poète libanais de renom,<br />
professeur de philosophie,<br />
Talal Haydar ( né à Baalbeck en<br />
1937) est connu pour sa poésie en<br />
langue dia<strong>le</strong>cta<strong>le</strong>. Il a à son actif<br />
plusieurs recueils poétiques dont<br />
<strong>Le</strong> secret du temps, <strong>Le</strong> marchand<br />
du temps, Il est temps et des pièces<br />
de théâtre.<br />
l Quel est <strong>le</strong> principal trait de votre<br />
caractère ?<br />
<strong>La</strong> folie. <strong>Le</strong> poète est un fou qui<br />
s’évade pour raconter sa folie tandis<br />
que <strong>le</strong> fou s’enferme dans sa folie et<br />
n’en ressort plus.<br />
l Votre qualité préférée chez une<br />
femme ?<br />
J’aime l’amoureuse qui sait aimer.<br />
l Qu’appréciez-vous <strong>le</strong> plus chez<br />
vos amis ?<br />
Qu’ils soient entiers comme un<br />
poème. Je ne supporte pas la<br />
duplicité.<br />
l Votre principal défaut ?<br />
Mes pieds ne sont pas sur terre.<br />
l Votre occupation préférée ?<br />
L’amour et la poésie car ils se<br />
complètent.<br />
l Votre rêve de bonheur ?<br />
Qu’il n’y ait pas trop de temps <strong>entre</strong><br />
la fin d’un amour et <strong>le</strong> début d’un<br />
autre.<br />
l Quel serait votre plus grand<br />
malheur ?<br />
Quand je découvre <strong>le</strong> mensonge d’un<br />
amant ou d’un ami.<br />
l Ce que vous voudriez être ?<br />
Moi-même. Sachant qu’il est injuste<br />
que l’âme humaine, si vaste, n’habite<br />
qu’un seul corps.<br />
l <strong>Le</strong> pays où vous désireriez vivre ?<br />
L’Italie et ma Baalbeck à moi.<br />
l Votre cou<strong>le</strong>ur préférée ?<br />
<strong>Le</strong> blanc, parce qu’il est l’étape<br />
d'avant la lumière<br />
l Vos auteurs favoris en prose ?<br />
Tayeb Sa<strong>le</strong>h qui m’avait dit un jour :<br />
<strong>«</strong> On écrit un roman pour dire un<br />
seul vers de poésie », et Naguib<br />
Mahfouz.<br />
l Vos poètes préférés ?<br />
Octavio Paz, Ounsi el-Hajj.<br />
l Vos héros dans la fiction ?<br />
Ulysse.<br />
l Votre héroïne dans la fiction ?<br />
Vénus et Hélène.<br />
l Vos compositeurs préférés ?<br />
Bach, Mozart, Assi et Ziad Rahbani.<br />
l Vos peintres favoris ?<br />
Michel-Ange, <strong>Le</strong>onard de Vinci, Paul<br />
Guiragossian.<br />
l Vos héros dans la vie réel<strong>le</strong> ?<br />
Karl Marx.<br />
l Vos prénoms favoris ?<br />
Hind.<br />
l Ce que vous détestez par-dessus<br />
tout ?<br />
<strong>La</strong> bêtise et <strong>le</strong> mensonge.<br />
l <strong>Le</strong>s caractères historiques que<br />
vous détestez <strong>le</strong> plus ?<br />
Napoléon, A<strong>le</strong>xandre <strong>le</strong> Grand,<br />
Tamerlan.<br />
l <strong>Le</strong> fait militaire que vous admirez<br />
<strong>le</strong> plus ?<br />
<strong>La</strong> batail<strong>le</strong> de Jérusa<strong>le</strong>m <strong>entre</strong><br />
Saladin et Richard Cœur de Lion.<br />
l <strong>La</strong> réforme que vous estimez <strong>le</strong><br />
plus ?<br />
L’Académie de Platon et <strong>le</strong> suicide de<br />
Socrate après son refus de s’évader.<br />
l L’état présent de votre esprit ?<br />
Heureux, heureux… car la vie est<br />
trop courte pour qu’on permette à la<br />
tristesse de nous en vo<strong>le</strong>r ne serait-ce<br />
qu’un moment.<br />
l Comment aimeriez-vous mourir ?<br />
Un jour d’automne, à Baalbeck,<br />
à côté de la rivière Rass el-Aïn, <strong>le</strong><br />
regard sur l’eau.<br />
l <strong>Le</strong> don de la nature que vous<br />
aimeriez avoir ?<br />
Dieu m’a comblé.<br />
l <strong>Le</strong>s fautes qui vous inspirent <strong>le</strong><br />
plus d’indulgence ?<br />
Toute faute regrettée. Ce qui<br />
importe, c’est que <strong>le</strong> fautif se soigne.<br />
l Votre devise ?<br />
L’âge ne s’économise pas. Heureux<br />
celui qui <strong>le</strong> dépense avec joie !<br />
© An-Nahar
VI Essais<br />
Attila,<br />
mythe<br />
et<br />
réalité<br />
attIla, la vIO<strong>le</strong>nce nOmade de Michel Rouche,<br />
Fayard, 2009, 510 p.<br />
Nous ne <strong>le</strong> connaissons<br />
que par des écrivains<br />
romains, observateurs<br />
impuissants de l’effondrement<br />
de l’empire<br />
d’Occident ; présenté sous la forme<br />
d’un être bestial et cornu à l’instar<br />
d’un bouc, <strong>«</strong> Attila est <strong>le</strong> type même<br />
du repoussoir manichéen ». Mais cette<br />
vision des vaincus n’est-el<strong>le</strong> pas une ultime<br />
vengeance destinée à occulter <strong>le</strong><br />
visage de l’un des plus grands conquérants<br />
du monde ? Michel Rouche mène<br />
l’enquête et nous conduit, au-delà du<br />
mythe, à la réalité.<br />
Roi des Huns vers 434, Attila ne régna<br />
seul qu’à partir de 445 après s’être débarrassé<br />
par un meurtre de son frère<br />
Bléda avec qui il partageait <strong>le</strong> pouvoir.<br />
Il rassembla sous son autorité toutes<br />
<strong>le</strong>s tribus des Huns en 446 avec l’aide<br />
du roi des Ostrogoths. Il allait pouvoir<br />
assouvir ses ambitions de conquêtes…<br />
Après avoir envahi à deux reprises<br />
(441/443, 447/449) l’empire d’Orient<br />
auquel il imposa, à chaque paix, des<br />
tributs considérab<strong>le</strong>s, il se lança à la<br />
conquête de l’empire d’Occident. Ses<br />
dernières expéditions qui lui valurent<br />
<strong>le</strong> surnom de <strong>«</strong> fléau de Dieu » sont <strong>le</strong>s<br />
plus connues, mais aussi <strong>le</strong>s plus diffici<strong>le</strong>s<br />
à expliquer. Ses conquêtes s’opèrent<br />
alors en effet dans un <strong>«</strong> climat de faci<strong>le</strong><br />
réussite ». Rouche nous éclaire sur ce<br />
point. De fait, la situation de l’empire<br />
avant l’arrivée des Huns est cel<strong>le</strong> d’un<br />
<strong>«</strong> organisme en p<strong>le</strong>ine mutation » par<br />
suite des réformes non terminées des<br />
empereurs illyriens qui ont sacralisé <strong>le</strong><br />
pouvoir.<br />
Historien consacré de cette période,<br />
Rouche analyse <strong>le</strong>s causes de la supériorité<br />
des Huns dans <strong>le</strong> domaine de<br />
l’armement. Supériorité d’autant plus<br />
avantageuse que Rome rencontre des<br />
difficultés pour mobiliser, au sens stric-<br />
archIves secrètes du cInéma françaIs de<br />
1945 à 1975 de <strong>La</strong>urent Garreau, PUF, 2009, 352 p.<br />
En 1945, suite à la Seconde Guerre<br />
mondia<strong>le</strong>, <strong>le</strong> gouvernement<br />
français décide d’instaurer une<br />
commission de contrô<strong>le</strong> des films régie<br />
par <strong>le</strong> ministère de l’Information afin<br />
de garder l’œil sur un art relativement<br />
nouveau et potentiel<strong>le</strong>ment dangereux.<br />
À l’heure où <strong>le</strong>s autres arts sont affranchis<br />
de toute tutel<strong>le</strong>, la France ressent<br />
combien <strong>le</strong> cinéma peut atteindre <strong>le</strong>s<br />
fou<strong>le</strong>s. <strong>Le</strong>s interventions de la commission<br />
de contrô<strong>le</strong> serviront donc à protéger<br />
<strong>le</strong>s mœurs françaises et à renvoyer<br />
une bonne image du pays à l’étranger.<br />
<strong>Le</strong> livre de <strong>La</strong>urent Garreau, riche en<br />
décrets juridiques, lois et exemp<strong>le</strong>s de<br />
films censurés, tente d’expliquer comment<br />
s’est instauré juridiquement<br />
<strong>le</strong> dispositif de la censure,<br />
quels en étaient <strong>le</strong>s thèmes<br />
et sujets délicats et de quel<strong>le</strong>s<br />
manières la censure intervenait.<br />
Il retrace <strong>le</strong>s tournants<br />
majeurs de son évolution, un<br />
parcours qui ne s’arrête pas<br />
en 1975, comme <strong>le</strong> laisse supposer<br />
<strong>le</strong> titre, mais continue<br />
jusqu’à nos jours, <strong>le</strong>s derniers<br />
changements datant de 2007.<br />
S’interroger sur la censure qui régit <strong>le</strong><br />
cinéma français revient à interroger <strong>le</strong><br />
cinéma lui-même en tant que porteur<br />
d’idéologie. On a souvent dit que <strong>le</strong><br />
cinéma est <strong>le</strong> fruit de son époque. On<br />
réalise grâce à ce livre que <strong>le</strong>s interdits,<br />
<strong>le</strong>s coupures, <strong>le</strong>s non-dits sont encore<br />
plus révélateurs que ce qu’on dévoi<strong>le</strong>.<br />
Ils montrent surtout que la France fut<br />
généra<strong>le</strong>ment tolérante lorsqu’il s’agissait<br />
de vio<strong>le</strong>nce ou de liberté de mœurs.<br />
Des films aux titres aguichants comme<br />
Mam’zel<strong>le</strong> Nitouche, <strong>Le</strong>s hommes<br />
ne pensent qu’à ça, Papa, maman, la<br />
bonne et moi et Paris coquin… n’in-<br />
D.R.<br />
Génie méconnu, brigand bien-aimé, fléau de Dieu, stratège impitoyab<strong>le</strong>,<br />
barbare purificateur, monstre diabolique, tombeur de rome, destructeur<br />
ou père fondateur, terrib<strong>le</strong> ou généreux, qui fut donc Attila ?<br />
tement militaire du terme, toutes ses<br />
forces simultanément sur trois fronts<br />
différents, ceux du Rhin, du Danube<br />
et de l’Euphrate. Rouche souligne <strong>le</strong><br />
manque d’unité de l’empire d’Occident<br />
et insiste sur l’opposition de deux<br />
formes d’organisation : cel<strong>le</strong> d’hommes<br />
groupés en tribus guerrières et cel<strong>le</strong> de<br />
citoyens déléguant <strong>le</strong>ur défense à des<br />
armées permanentes et à un État tenu<br />
par des fonctionnaires. Il en ressort une<br />
<strong>«</strong> société à la vio<strong>le</strong>nce disciplinée, instab<strong>le</strong><br />
dès qu’el<strong>le</strong> perd son maître ». En<br />
revanche, la vio<strong>le</strong>nce barbare d’Attila<br />
fit sa force comme el<strong>le</strong> fit ensuite cel<strong>le</strong><br />
de ses successeurs, Avars et Magyars.<br />
Deux ans après la défaite des champs<br />
catalauniques, Attila mourut en 453,<br />
à la suite d’une nuit d’ivresse, d’une<br />
bana<strong>le</strong> épistaxis (saignement de nez).<br />
Bruta<strong>le</strong>, sa mort demeura mystérieuse :<br />
<strong>«</strong> Jusqu’au bout, Attila fut un homme<br />
craint et controversé… entouré de farouches<br />
fidélités et de haines hagardes.<br />
» En huit ans de règne personnel,<br />
<strong>«</strong> il est parvenu à faire venir à ses pieds<br />
simultanément <strong>le</strong>s ambassadeurs des<br />
deux empires romains d’Occident et<br />
d’Orient ».<br />
Si son empire ne lui a pas survécu en<br />
raison de la peste et des conflits <strong>entre</strong><br />
ses fils, sa légende, el<strong>le</strong>… <strong>«</strong> Triomphateur<br />
dans la mort, <strong>le</strong> sang et l’or », Attila<br />
continue à jouer un rô<strong>le</strong> historique<br />
grâce au mythe qu’il a inspiré. Il existe<br />
bien des re<strong>le</strong>ctures de ce mythe parmi<br />
<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s cel<strong>le</strong> des Lumières, mais aussi<br />
cel<strong>le</strong> de Wagner qui rassemb<strong>le</strong> toutes<br />
<strong>le</strong>s légendes en un néopaganisme séduisant<br />
de beauté et de grandeur sauvage<br />
; au point de susciter un discip<strong>le</strong>,<br />
Adolf Hit<strong>le</strong>r, qui a littéra<strong>le</strong>ment vécu et<br />
interprété Attila mythique. <strong>«</strong> Trempezvous<br />
toujours dans <strong>le</strong> sang des impurs !<br />
Vous vous purifiez et vous garantissez<br />
<strong>le</strong> rétablissement de l’équilibre racial<br />
indispensab<strong>le</strong> à celui du monde… »<br />
s’écriait Himm<strong>le</strong>r en bon discip<strong>le</strong> du<br />
Führer. Ainsi s’explique, par ce biais de<br />
l’histoire des mentalités, la plus grande<br />
quiétèrent pas vraiment la censure et<br />
décrochèrent faci<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s visas d’exploitation<br />
et d’exportation. En revanche,<br />
la France fut beaucoup plus chatouil<strong>le</strong>use<br />
vis-à-vis de ses fail<strong>le</strong>s socia<strong>le</strong>s<br />
et de ce qui pouvait nuire à sa politique<br />
étrangère. Aussi, évoquer <strong>le</strong>s fêlures internes<br />
du système comme la corruption<br />
de la police, des juges, <strong>le</strong>s trafics de drogue,<br />
la prostitution… est vu d’un très<br />
mauvais œil. Toutefois, la censure rend<br />
bizarrement hommage au cinéma. Sa<br />
présence rappel<strong>le</strong> la puissance de cet art<br />
et sa comp<strong>le</strong>xité, un art qui déborde son<br />
cadre portant un message politique et<br />
dénonçant <strong>le</strong>s fléaux de la société. En<br />
même temps, il ne cesse jamais d’être<br />
<strong>le</strong> produit d’une industrie qui cherche<br />
à maximiser son profit en offrant du<br />
<strong>«</strong> rêve » et de la <strong>«</strong> réalité » aux spectateurs.<br />
L’exemp<strong>le</strong> de <strong>La</strong> Religieuse de<br />
Jacques Rivette montre comment<br />
un film peut se transformer<br />
en phénomène de<br />
société. Produit en 1962, il<br />
sou<strong>le</strong>va un tel tollé de la part<br />
des institutions catholiques<br />
que Char<strong>le</strong>s de Gaul<strong>le</strong> en<br />
personne dut l’interdire pour<br />
calmer l’animosité publique.<br />
Ce n’est qu’en 1967 que <strong>le</strong><br />
film obtint son visa d’exploitation<br />
grâce aux efforts infatigab<strong>le</strong>s de<br />
son producteur, aux pétitions et surtout<br />
à Georges Gorse, président de la commission<br />
qui se chargea patiemment de<br />
faire changer d’avis <strong>le</strong> général.<br />
L’ouvrage va au-delà de l’analyse objective<br />
des faits et contourne <strong>le</strong> sensationnalisme<br />
attaché habituel<strong>le</strong>ment au mot<br />
<strong>«</strong> censure ». Alors qu’on semblait promis<br />
à une série de révélations dénonçant <strong>le</strong>s<br />
actes de barbarie commis au nom d’une<br />
mora<strong>le</strong> absurde sur <strong>le</strong> monde hautement<br />
spirituel de l’art, d’agréab<strong>le</strong>s surprises<br />
nous sont réservées. <strong>La</strong> première étant<br />
que <strong>le</strong> livre tord <strong>le</strong> cou aux préjugés et<br />
nous présente une censure démystifiée,<br />
catastrophe de l’histoire européenne.<br />
S’appuyant sur <strong>le</strong>s résultats des dernières<br />
fouil<strong>le</strong>s archéologiques devenues de<br />
plus en plus scientifiques, et ce depuis<br />
<strong>le</strong>s frontières de la Chine jusqu’à la péninsu<strong>le</strong><br />
européenne, Rouche distingue<br />
<strong>le</strong>s forces et <strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>sses du <strong>«</strong> civilisé »<br />
par rapport au <strong>«</strong> barbare » ; et nous<br />
révè<strong>le</strong> l’étrange caractère des Huns en<br />
particulier et des nomades en général.<br />
Ce faisant, il s’intéresse au mystère des<br />
Amazones, tribu parmi d’autres, et <strong>entre</strong>prend<br />
de faire la part des choses <strong>entre</strong><br />
la légende fantasmée et <strong>le</strong>s faits historiques<br />
établis. Il se demande d’ail<strong>le</strong>urs si,<br />
au sein même de la tribu des Huns, derrière<br />
la façade officiel<strong>le</strong>ment proclamée<br />
de la vio<strong>le</strong>nce masculine, il n’y aurait<br />
pas eu en réalité un exercice si<strong>le</strong>ncieux<br />
du pouvoir féminin, <strong>entre</strong> autres en<br />
vertu de la notion de <strong>«</strong> v<strong>entre</strong> de souveraineté<br />
». Rouche s’intéresse à l’évolution<br />
du christianisme qui, introduit<br />
par Constantin en 313 puis proclamé<br />
religion d’État en 392, devient à partir<br />
de l’an mil un facteur de sédentarisation<br />
des nomades. À grand renfort de détails<br />
et de cartes géographiques indispensab<strong>le</strong>s<br />
à la compréhension des stratégies<br />
militaires et des enjeux politiques d’une<br />
époque si lointaine, Rouche plante soigneusement<br />
<strong>le</strong> décor d’un contexte a<br />
priori assez obscur et réussit <strong>le</strong> tour de<br />
force de nous <strong>le</strong> rendre familier.<br />
Coutumiers des sacrifices humains et<br />
buveurs de sang, <strong>le</strong>s Huns ont inspiré<br />
une indicib<strong>le</strong> terreur. Il n’en existe pas<br />
moins une véritab<strong>le</strong> démesure <strong>entre</strong><br />
cette terreur et la réalité des destructions<br />
et des massacres commis. <strong>Le</strong>s<br />
images des nomades ont créé un choc,<br />
quel<strong>le</strong>s que soient <strong>le</strong>urs têtes : cel<strong>le</strong> du<br />
Hun à la Frankenstein, cel<strong>le</strong> de l’Avar<br />
porteur de nattes ou cel<strong>le</strong> du Magyar<br />
au crâne rasé. <strong>«</strong> <strong>Le</strong>s mythes ont beau<br />
sommeil<strong>le</strong>r au niveau des récits folkloriques,<br />
ils n’en ont pas moins la vie<br />
dure. ».<br />
Dame Anastasie nue et habillée<br />
lAmiA el-SAAd<br />
ni bonne ni mauvaise, mais qui s’interroge<br />
perpétuel<strong>le</strong>ment sur el<strong>le</strong>-même, sur<br />
sa raison d’être et sa façon de procéder.<br />
Certes, ses justificatifs sont souvent<br />
condamnab<strong>le</strong>s lorsqu’il s’agit d’une censure<br />
politique où <strong>le</strong>s autorités françaises<br />
tentent d’esquiver des sujets graves et<br />
de cacher certaines vérités concernant<br />
la Collaboration, <strong>le</strong>s colonies, la guerre<br />
d’Algérie… Mais <strong>le</strong>s décisions prises<br />
par la commission de contrô<strong>le</strong> sont<br />
parfois compréhensib<strong>le</strong>s voire louab<strong>le</strong>s,<br />
surtout quand il s’agit de protéger <strong>le</strong>s<br />
mineurs d’images trop vio<strong>le</strong>ntes ou sadiques.<br />
Garreau conclut ainsi avec des<br />
propos qui rendent justice à une activité<br />
trop souvent condamnée : <strong>«</strong> <strong>La</strong> censure<br />
n’a pas pour première vocation d’empêcher<br />
la transmission des œuvres aux<br />
générations futures. El<strong>le</strong> s’appuie sur<br />
l’idée qu’el<strong>le</strong> se fait de l’état des mœurs<br />
ou de la conjoncture politique et socia<strong>le</strong><br />
pour prononcer l’avis qu’el<strong>le</strong> estime <strong>le</strong><br />
plus conforme à l’intérêt public. »<br />
Même l’image reçue habituel<strong>le</strong>ment du<br />
censeur est remise en question. L’auteur<br />
met en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong> mérite des présidents<br />
successifs de la commission de contrô<strong>le</strong><br />
qui ont guidé <strong>le</strong> cinéma vers la liberté<br />
et l’affranchissement. Grâce à eux, des<br />
changements ont été effectués et des<br />
films à sujets sensib<strong>le</strong>s tels <strong>Le</strong>s Parents<br />
terrib<strong>le</strong>s de Cocteau, <strong>Le</strong> Corbeau de<br />
Clouzot, <strong>Le</strong>s Tricheurs de Carné… ont<br />
pu être projetés. On retiendra surtout<br />
<strong>le</strong> nom de Georges Huisman, à la tête<br />
de la censure de 1945 à 1950, grand<br />
amoureux du cinéma et de son métier<br />
de censeur qui lui donnait <strong>«</strong> l’agréab<strong>le</strong><br />
obligation de voir tous <strong>le</strong>s films ». À lui<br />
revient l’affirmation ferme que la censure<br />
doit traiter <strong>«</strong> <strong>le</strong> film comme une<br />
création spirituel<strong>le</strong> qui mérite <strong>le</strong> respect<br />
et qui exige d’être conservée dans son<br />
intégralité ». Il a redéfini ainsi <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s<br />
d’un jeu qu’on pensait manichéen.<br />
myriAm SASSine<br />
Riad el-Solh, fils<br />
de l'Empire et<br />
père du Liban<br />
D.R.<br />
la lutte pOur l’Indépendance arabe, rIad<br />
el-sOlh et la naIssance du mOyen-OrIent<br />
arabe mOderne de Patrick Sea<strong>le</strong>, Fayard, 572p.<br />
Depuis près d’un demisièc<strong>le</strong>,<br />
Patrick Sea<strong>le</strong> a la<br />
réputation d’être un des<br />
journalistes <strong>le</strong>s mieux informés<br />
du Moyen-Orient. Plusieurs de<br />
ses livres sont devenus des classiques<br />
de référence. Cette fois, délaissant l’actualité<br />
récente, il s’est intéressé à la<br />
biographie d’un des hommes essentiels<br />
de l’histoire du Proche-Orient dans la<br />
première moitié du XX e sièc<strong>le</strong>.<br />
<strong>La</strong> vie de Riad el-Solh l’a fasciné depuis<br />
longtemps, et il s’est lancé dans<br />
l’écriture de sa biographie à la demande<br />
de descendants de l’homme d’État.<br />
Cela lui a permis de disposer de très<br />
riches informations familia<strong>le</strong>s complétant<br />
ce que l’on pouvait trouver dans<br />
<strong>le</strong>s archives et la presse. L’auteur s’est<br />
fait aider de <strong>«</strong> documentalistes » dans<br />
<strong>le</strong> dépouil<strong>le</strong>ment des sources arabes,<br />
ottomanes, françaises et anglaises. On<br />
peut considérer qu’il a disposé de tout<br />
ce qui est accessib<strong>le</strong> actuel<strong>le</strong>ment sur<br />
ce sujet.<br />
<strong>La</strong> biographie commence par l’ascension<br />
socia<strong>le</strong> de la famil<strong>le</strong> Solh au XIX e<br />
sièc<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> cadre de l’Empire ottoman.<br />
Son père, Rida al-Solh, a fait<br />
carrière dans l’administration ottomane.<br />
Il a exercé à plusieurs reprises<br />
<strong>le</strong>s fonctions de qa’im maqam (souspréfet)<br />
puis de mutassarif (préfet ou<br />
gouverneur) dans différentes parties de<br />
l’empire, en particulier dans <strong>le</strong>s Balkans.<br />
Riad el-Solh est né<br />
en 1894. Il a été é<strong>le</strong>vé au<br />
sein de sa famil<strong>le</strong> avec<br />
des précepteurs puis a<br />
fréquenté <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s missionnaires<br />
chrétiennes et<br />
l’éco<strong>le</strong> ottomane d’État.<br />
Son père a pris sa retraite<br />
en 1907 pour être élu en<br />
1908 député de Beyrouth<br />
au Par<strong>le</strong>ment ottoman.<br />
Avec justesse, l’auteur insiste<br />
sur l’importance de<br />
ces années de formation à<br />
Istanbul dans <strong>le</strong> contexte<br />
de la vie politique tumultueuse<br />
de la période Jeune-Turque<br />
(1908-1913).<br />
Selon <strong>le</strong> paradoxe bien connu pour ce<br />
milieu de notab<strong>le</strong>s arabes sunnites, <strong>le</strong><br />
jeune homme va être profondément<br />
marqué par la culture politique ottomane<br />
tout en s’engageant dès 1913<br />
dans <strong>le</strong> milieu des sociétés secrètes<br />
arabistes. Durant la guerre, <strong>le</strong> père et<br />
<strong>le</strong> fils sont considérés comme suspects<br />
par <strong>le</strong> pouvoir jeune-turc, et c’est probab<strong>le</strong>ment<br />
grâce à <strong>le</strong>urs réseaux d’amis<br />
politiques au plus haut niveau de l’État<br />
qu’ils sont seu<strong>le</strong>ment exilés à Smyrne<br />
durant ces années terrib<strong>le</strong>s. Dès la<br />
fin des combats, <strong>le</strong> jeune Riad rejoint<br />
l’émir Faysal à Damas. À 25 ans, il devient<br />
l’éphémère gouverneur de Saïda,<br />
vil<strong>le</strong> d’où sa famil<strong>le</strong> est originaire et où<br />
el<strong>le</strong> conserve des biens importants, des<br />
parents et des amis. Il en est chassé par<br />
<strong>le</strong>s Français. Alors que son père est ministre<br />
de l’Intérieur du royaume arabe,<br />
Riad fait partie des radicaux qui n’acceptent<br />
pas la séparation du Liban de<br />
la Syrie et <strong>le</strong>s compromis que Faysal<br />
passe avec <strong>le</strong>s Français. Après l’occupation<br />
de Damas par <strong>le</strong>s Français en<br />
août 1920, il est condamné à mort et<br />
doit s’évader du Liban dans des circonstances<br />
romanesques.<br />
Exilé, il séjourne en Égypte et en Europe<br />
et achève son initiation politique.<br />
Il peut r<strong>entre</strong>r au Liban en 1924 où il<br />
devient journaliste. Durant <strong>le</strong>s années<br />
de la grande révolution syrienne, il se<br />
fait <strong>le</strong> propagandiste de la cause arabe<br />
en Europe dont il est maintenant une<br />
personnalité de premier rang. Comme<br />
durant <strong>le</strong> reste de sa vie, il sacrifie une<br />
grande partie de la fortune familia<strong>le</strong><br />
aux besoins de la cause. Rentré au <strong>Le</strong>vant<br />
en 1928, il devient l’un des ani-<br />
Défenseur<br />
de l’unité<br />
arabe, il<br />
s’oppose<br />
aux projets<br />
d’union<br />
avancés par<br />
la Jordanie<br />
et l’Irak<br />
mateurs du Bloc national syrien décidé<br />
à trouver une solution politique avec la<br />
France. Son action s’exerce dans l’ensemb<strong>le</strong><br />
du Proche-Orient. En liaison<br />
avec Hajj Amin al-Husseini, il <strong>entre</strong> en<br />
contact avec <strong>le</strong>s sionistes dans <strong>le</strong> but de<br />
mieux comprendre <strong>le</strong>urs ambitions. Il<br />
en ressort encore plus inquiet.<br />
Au milieu des années 1930, il prend<br />
conscience que <strong>le</strong> Grand Liban est<br />
devenu un fait accompli et qu’il doit<br />
inscrire son action politique dans ce<br />
cadre. <strong>Le</strong> moment décisif est la conclusion<br />
des traités franco-syrien et franco-libanais<br />
de 1936. L’échec de cette<br />
politique lui porte un coup très dur.<br />
Durant la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>,<br />
il se refuse à tout engagement en faveur<br />
de l’Al<strong>le</strong>magne, mais soutient la<br />
révolte irakienne de 1941. <strong>La</strong> grande<br />
heure de Riad el-Solh commence avec<br />
la conquête des États du <strong>Le</strong>vant par<br />
<strong>le</strong>s Anglo-Gaullistes. Il est maintenant<br />
la personnalité politique la plus importante<br />
des sunnites du Liban. Avec<br />
une grande intelligence politique, il va<br />
nouer une doub<strong>le</strong> alliance, l’une avec <strong>le</strong><br />
général Spears, <strong>le</strong> représentant britannique,<br />
l’autre avec Béchara el-Khoury,<br />
qui va conduire au pacte national et à<br />
l’indépendance du Liban.<br />
Après 1945, plusieurs fois Premier ministre,<br />
il doit affronter <strong>le</strong>s problèmes<br />
de la constitution d’un État organisé<br />
alors que la lutte pour l’indépendance<br />
ne l’a pas préparé à cette tâche. S’il est<br />
reconnu comme une grande personnalité<br />
sur <strong>le</strong> plan arabe et s’il est un partisan<br />
de liens forts avec la Syrie, il doit<br />
faire face à une désunion croissante<br />
<strong>entre</strong> <strong>le</strong>s deux pays due<br />
à l’antagonisme des pro-<br />
jets économiques. Tout<br />
en étant un défenseur<br />
de l’unité arabe, il s’oppose<br />
aux projets d’union<br />
avancés par la Jordanie<br />
et l’Irak. Il est impuissant<br />
devant la catastrophe<br />
pa<strong>le</strong>stinienne de 1948<br />
due à l’impréparation<br />
de tous <strong>le</strong>s pays arabes.<br />
L’exercice du pouvoir<br />
est un temps bien décevant<br />
alors que la défaite<br />
de Pa<strong>le</strong>stine suscite la<br />
montée des mouvements<br />
politiques radicaux. L’affaire<br />
du PPS et de la mort<br />
d’Antoun Saadé est expliquée avec détails<br />
et mesure. Il en est de même pour<br />
<strong>le</strong>s circonstances encore extrêmement<br />
troub<strong>le</strong>s de l’assassinat à Amman de<br />
Riad el-Solh, <strong>le</strong> 16 juil<strong>le</strong>t 1951.<br />
Cette biographie est riche en détails,<br />
portraits et analyse psychologique.<br />
On y retrouve toute la politique arabe<br />
d’un demi-sièc<strong>le</strong> expliquée de la façon<br />
la plus claire possib<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s noninitiés.<br />
<strong>Le</strong> ton n’est pas tendre pour<br />
la politique française, ce qui pour<br />
<strong>le</strong> moins correspond à la perception<br />
qu’en avaient <strong>le</strong>s milieux nationalistes<br />
arabes. On perçoit aussi l’ombre écrasante<br />
de la présence britannique dans<br />
la région. Comme d’autres personnalités<br />
panarabes de l’époque, Riad s’est<br />
senti enfermé dans <strong>le</strong> cadre étatique<br />
nouveau en train de se former. Son héritage<br />
ottoman ne l’avait pas formé à<br />
cette perspective.<br />
Riad el-Solh a été l’architecte de l’indépendance<br />
du Liban, un fervent partisan<br />
de l’unité arabe souvent déçu par<br />
<strong>le</strong>s rivalités mesquines des dirigeants<br />
arabes, un démocrate attaché au par<strong>le</strong>mentarisme<br />
et à l’entente islamochrétienne,<br />
préférant la citoyenneté au<br />
confessionnalisme. Il a cherché un modus<br />
vivendi acceptab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s relations<br />
<strong>entre</strong> la Syrie et <strong>le</strong> Liban. Comme<br />
beaucoup d’hommes politiques de sa<br />
génération et de son milieu, il a sacrifié<br />
une grande partie de la fortune familia<strong>le</strong><br />
aux exigences de la lutte politique.<br />
Son prestige de son vivant comme<br />
après sa mort a été grand.<br />
Henry lAUrenS<br />
Jeudi 4 marS 2010<br />
à lire<br />
Saint Jean-Paul II<br />
C’est ce 4 mars que paraît chez Plon<br />
<strong>le</strong> livre d’Alain Virconde<strong>le</strong>t, intitulé<br />
(avant l’heure !) Saint Jean-Paul II.<br />
L’occasion de revenir sur <strong>le</strong> parcours<br />
exceptionnel d’un saint homme qui<br />
aima <strong>le</strong> Liban.<br />
Poissons d’avril<br />
Après <strong>le</strong> succès de <strong>La</strong> valse <strong>le</strong>nte des<br />
tortues et des Yeux jaunes de crocodi<strong>le</strong>,<br />
Katherine Pancol publie <strong>le</strong> 1er avril<br />
chez Albin Michel un nouveau roman<br />
bizarrement intitulé <strong>Le</strong>s écureuils de<br />
Central Park sont tristes <strong>le</strong> lundi. C’est<br />
éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> 1er avril que sortira, aux<br />
éditions XO, <strong>le</strong> dernier Guillaume<br />
Musso.<br />
San-Antonio chez Bouquins<br />
<strong>La</strong> prestigieuse col<strong>le</strong>ction Bouquins<br />
chez Robert <strong>La</strong>ffont annonce la sortie<br />
prochaine des 175 romans de San-Antonio<br />
à l’occasion du dixième anniversaire<br />
de la mort de son créateur,<br />
Frédéric Dard. Réunis en 17 tomes,<br />
dont 6 paraissent cette année, ces romans<br />
écrits <strong>entre</strong> 1949 et 1999 feront<br />
<strong>le</strong> bonheur des inconditionnels du<br />
fameux commissaire.<br />
Nouveautés chez Actes Sud<br />
Parmi <strong>le</strong>s parutions prévues chez Actes<br />
Sud : Déluge de Henry Bauchau, <strong>Le</strong><br />
si<strong>le</strong>nce des esprits de Wilfried N’Sondé<br />
(lauréat du Prix des 5 continents de la<br />
Francophonie), <strong>Le</strong> lanceur de dés de<br />
Mahmoud Darwich illustré de photos<br />
d’Ernest Pignon Ernest, Invisib<strong>le</strong> de<br />
Paul Auster, Orphelins de l’Eldorado<br />
de Milton Hatoum, <strong>Le</strong> musicien et <strong>le</strong><br />
calife de Bagdad de Rachid el-Daïf, <strong>La</strong><br />
question de Pa<strong>le</strong>stine d’Edward Saïd ,<br />
Dictionnaire des hiéroglyphes de Yves<br />
Bonnamy et Ashraf Sadek et Vers un<br />
renouveau de la pensée musulmane,<br />
par Ziad Hafez, chercheur libanais à<br />
l’Université de Washington.<br />
Grass et Modiano <strong>le</strong> retour<br />
C’est <strong>le</strong> 25 mars que <strong>le</strong>s éditions du<br />
Seuil sortent la traduction en français<br />
du dernier roman du Prix Nobel<br />
de <strong>littérature</strong> 1999, Günter Grass,<br />
intitulé L’Agfa Box, où il fait par<strong>le</strong>r<br />
ses enfants d’eux et de lui. <strong>Le</strong> dernier<br />
Modiano, intitulé L’Horizon,sort ce 4<br />
mars chez Gallimard.<br />
Douaihy et Najjar en librairie<br />
Notre collaborateur Jabbour Douaihy<br />
publie ces jours-ci un roman en<br />
arabe, intitulé al-Maout beyna el-ahli<br />
nouaass (Dar an-Nahar) et voit son<br />
roman Pluies de juin traduit chez Actes<br />
Sud (sortie <strong>le</strong> 7 avril). <strong>Le</strong>s éditions<br />
Dar an-Nahar publient éga<strong>le</strong>ment la<br />
traduction en arabe de Saint Jean-Baptiste<br />
d’A<strong>le</strong>xandre Najjar dont <strong>le</strong> récit<br />
<strong>Le</strong> Si<strong>le</strong>nce du ténor vient de paraître<br />
en italien (Il Si<strong>le</strong>nzio del oratore) et en<br />
anglais (The Si<strong>le</strong>nce of my father). Najjar<br />
vient enfin de publier une plaquette<br />
intitulée Haïti, suivi de : Al<strong>le</strong>r simp<strong>le</strong><br />
pour la mort (éditions Dergham).<br />
à voir<br />
Des livres aux Oscars<br />
Parmi <strong>le</strong>s films nominés aux Oscars,<br />
trois au moins sont inspirés de livres :<br />
Precious, inspiré de Push de Sapphire ;<br />
Une éducation, tiré des Mémoires<br />
de Lynn Barber, et In the air, adapté<br />
du livre de Walter Kirn. Verdict <strong>le</strong> 7<br />
mars !<br />
Adè<strong>le</strong> Blanc-Sec en sal<strong>le</strong><br />
Luc Besson s’attaque à Adè<strong>le</strong> Blanc-<br />
Sec, la BD de Tardi, C’est l’actrice<br />
Louise Bourgoin qui a interprété <strong>le</strong><br />
rô<strong>le</strong> principal du film qui sort en sal<strong>le</strong><br />
<strong>le</strong> 14 avril.<br />
<strong>Le</strong> dernier Dan Brown bientôt<br />
au cinéma<br />
<strong>Le</strong> symbo<strong>le</strong> perdu, <strong>le</strong> dernier best-sel<strong>le</strong>r<br />
de Dan Brown, sera bientôt adapté<br />
au cinéma par Steven Knight. Tom<br />
Hanks, qui a déjà joué dans Da Vinci<br />
code et Anges et démons, serait partant<br />
pour camper de nouveau <strong>le</strong> rô<strong>le</strong><br />
du professeur <strong>La</strong>ngdon.<br />
D.R.
Jeudi 4 marS 2010 Rencontre<br />
Son précédent roman traduit<br />
en français, Très cordia<strong>le</strong>ment,<br />
s’en prenait au monde<br />
du travail à travers la figure<br />
d’un DRH au cynisme sans<br />
limites et chargé de <strong>«</strong> nettoyer » une<br />
<strong>entre</strong>prise en supprimant des postes. Si<br />
tu retiens <strong>le</strong>s fautes, paru cet automne<br />
chez Gallimard, a été salué par la critique<br />
comme un roman à la fois ambitieux<br />
et abouti. Il y raconte l’histoire de<br />
deux <strong>«</strong> enfants » perdus, la mère Lula et<br />
son fils Lorenzo. El<strong>le</strong>, une femme b<strong>le</strong>ssée,<br />
extravagante, éternel<strong>le</strong> ado<strong>le</strong>scente,<br />
rejetée par <strong>«</strong> une famil<strong>le</strong> à pail<strong>le</strong>ttes »<br />
parce qu’el<strong>le</strong> était <strong>«</strong> née avec un défaut<br />
de fabrication ». Lui, son fils, accroché<br />
à el<strong>le</strong> comme un noyé à une bouée, et<br />
subissant ses frasques, ses départs incessants,<br />
ses retours de plus en plus<br />
improbab<strong>le</strong>s, ses mensonges, ou plutôt<br />
ses rêves brisés. Pendant ses absences, <strong>le</strong><br />
garçonnet parcourt inlassab<strong>le</strong>ment du<br />
doigt la ligne qui part de la maison et<br />
dessine, sur une carte du monde scotchée<br />
au réfrigérateur, <strong>«</strong> <strong>le</strong>s ponts rouges<br />
jetés <strong>entre</strong> toi et moi », c’est-à-dire <strong>le</strong>s<br />
itinéraires que sa mère, avant de partir,<br />
a dessinés pour lui et dont <strong>le</strong>s tracés <strong>le</strong><br />
relient à el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> revient <strong>le</strong>s bras chargés<br />
de cadeaux. <strong>«</strong> Il y en avait de tous<br />
<strong>le</strong>s pays, des quatre coins du globe,<br />
voyage après voyage ma chambre devenait<br />
la mappemonde de ton absence<br />
quotidienne. » Puis au fil des ans et<br />
des mensonges, Lorenzo n’attend plus.<br />
Jusqu’au jour où un télégramme lui annonce<br />
<strong>le</strong> décès de Lula. <strong>Le</strong> jeune homme<br />
part alors pour la Roumanie où sa mère<br />
s’était installée pour créer une <strong>entre</strong>prise<br />
en compagnie d’Anselmi, son associé,<br />
après avoir abandonné Lorenzo<br />
à son père adoptif. Il va alors découvrir<br />
<strong>le</strong> monde dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> vivait et dont<br />
il ne savait rien, cette Europe de l’Est<br />
qui a représenté pour de nombreux<br />
<strong>entre</strong>preneurs européens un nouvel<br />
Eldorado, et en particulier Bucarest et<br />
ses environs sur <strong>le</strong>squels plane toujours<br />
l’ombre maléfique d’un certain Ceausescu.<br />
Dans une langue sans fioritures<br />
et sans concession, Bajani construit un<br />
beau récit à deux voix, deux tempos<br />
narratifs, celui qui suit Lorenzo dans <strong>le</strong><br />
déda<strong>le</strong> de ses souvenirs d’enfant, et celui,<br />
écrit au <strong>«</strong> tu », que Lorenzo adresse<br />
à sa mère disparue dans un hors temps<br />
chargé d’une tristesse retenue. Rencontre<br />
à Paris pour un échange p<strong>le</strong>in de<br />
fougue et de passion avec un écrivain<br />
dont on n’a pas fini d’entendre par<strong>le</strong>r.<br />
L’écriture romanesque est venue chez<br />
vous après une écriture plus sociologique,<br />
ou documentaire. Percevez-vous<br />
ces deux registres comme complémentaires<br />
ou avez-vous abandonné l’un<br />
pour l’autre ? <strong>La</strong> <strong>littérature</strong> permet-el<strong>le</strong><br />
de dire autre chose ? Ou <strong>le</strong>s mêmes choses<br />
autrement ?<br />
Il y a pour moi une seu<strong>le</strong> et unique façon<br />
de m’intéresser à quelque chose, une façon<br />
que j’emprunte à la méthode ethnologique<br />
et qui se résume en quelques<br />
mots très simp<strong>le</strong>s : al<strong>le</strong>r voir, al<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong><br />
terrain, al<strong>le</strong>r à la rencontre des acteurs<br />
sociaux dont je souhaite par<strong>le</strong>r. Pour<br />
ce dernier roman, j’ai fait pendant un<br />
an plusieurs voyages en Roumanie. Je<br />
dois sentir <strong>le</strong>s choses, et <strong>le</strong>s sentir passe<br />
chez moi par <strong>le</strong> corps. <strong>La</strong> réalité est toujours<br />
mon point de départ, ensuite se<br />
construisent des thèmes qui demandent<br />
à être racontés d’une façon ou d’une<br />
autre ; <strong>le</strong> choix du registre se fait donc<br />
après. Je me sens toujours écrivain, quel<br />
que soit <strong>le</strong> support choisi, et quel que<br />
soit <strong>le</strong> genre. <strong>Le</strong>s choses que j’ai vues,<br />
je <strong>le</strong>s raconte comme un écrivain, c’està-dire<br />
en ayant toujours recours à l’intuition<br />
et à la poésie. Je ne suis pas un<br />
essayiste.<br />
Et j’estime que mon travail d’écrivain<br />
consiste, non pas à trouver <strong>le</strong>s réponses,<br />
mais à poser <strong>le</strong>s bonnes questions, et à<br />
<strong>le</strong>s articu<strong>le</strong>r d’une certaine façon. Ce<br />
qui me semb<strong>le</strong> être déjà considérab<strong>le</strong>.<br />
On par<strong>le</strong> de vous comme du représentant<br />
d’une nouvel<strong>le</strong> génération d’écrivains<br />
italiens qui cherchent à concilier<br />
la <strong>littérature</strong> et l’engagement. Est-ce<br />
comme cela que vous vous percevez<br />
aussi ? Pouvez-vous nous par<strong>le</strong>r un peu<br />
du paysage littéraire italien ?<br />
Dans l’Italie d’aujourd’hui, être un intel<strong>le</strong>ctuel<br />
c’est être condamné à une<br />
très grande solitude. On ne prend pas<br />
<strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels au sérieux ; <strong>le</strong> lien <strong>entre</strong><br />
<strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels et la société est faib<strong>le</strong>,<br />
voire inexistant. On est dans <strong>le</strong> règne de<br />
l’<strong>«</strong> entertainment ». On estime ainsi que<br />
<strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’un écrivain est de divertir et de<br />
raconter des histoires, qu’un écrivain<br />
est l’équiva<strong>le</strong>nt d’un chansonnier.<br />
Il existe, certes, des relations <strong>entre</strong> intel<strong>le</strong>ctuels,<br />
<strong>entre</strong> écrivains, mais cel<strong>le</strong>sci<br />
restent de l’ordre de la sphère privée<br />
et ne pèsent pas vraiment sur <strong>le</strong> débat<br />
culturel. Il n’y a d’ail<strong>le</strong>urs pas de vrai<br />
débat en Italie et on s’y sent comme en<br />
exil. Quand je viens en France et que<br />
je suis invité à France-Culture, je peux<br />
par<strong>le</strong>r sans avoir peur d’ennuyer et sans<br />
que la musique ne m’interrompe toutes<br />
<strong>le</strong>s trois minutes. Ce qui est impossib<strong>le</strong><br />
en Italie où nous restons fondamenta<strong>le</strong>ment<br />
des marginaux dont la paro<strong>le</strong><br />
n’intéresse personne.<br />
Cela dit, il est vrai que j’appartiens à<br />
une nouvel<strong>le</strong> génération d’écrivains,<br />
nés dans <strong>le</strong>s années 70, et qui a une foi<br />
nouvel<strong>le</strong> dans la <strong>littérature</strong>, une réel<strong>le</strong><br />
confiance dans sa capacité à faire bouger<br />
<strong>le</strong>s choses. Nous pensons que la <strong>littérature</strong><br />
permet de se révolter contre <strong>le</strong> langage.<br />
<strong>Le</strong>s langues sont malades et l’un<br />
des symptômes<br />
de cette maladie<br />
s’observe dans <strong>le</strong><br />
fait que nous utilisons<br />
de moins<br />
en moins de mots<br />
différents. Cet<br />
appauvrissement<br />
linguistique va<br />
de pair avec un<br />
appauvrissement<br />
de la pensée.<br />
Il est donc de notre responsabilité de<br />
choisir <strong>le</strong>s mots avec <strong>le</strong>squels nous voulons<br />
nous exprimer. Nous avons un rô<strong>le</strong><br />
politique et nous devons nous engager à<br />
travers <strong>le</strong>s mots et la pensée. Appartiennent<br />
à cette génération des écrivains tels<br />
que Vitaliano Trevisan, Marco Mancassola,<br />
Caterina Bonvicini, Ascanio<br />
Ce<strong>le</strong>stini, tous traduits en français.<br />
Tabucchi, semb<strong>le</strong>-t-il, admire beau-<br />
<strong>le</strong> dîner de trOp d' Ismail Kadaré, Fayard, 214 p.<br />
Né en 1936, Ismail Kadaré<br />
est l’auteur d’une œuvre<br />
considérab<strong>le</strong>. Il s’est fait<br />
connaître dès 1963 avec <strong>Le</strong><br />
général de l’armée morte, et il a publié<br />
depuis nombre d’ouvrages ancrés dans<br />
la réalité historique, et dont <strong>le</strong> propos<br />
est souvent la dénonciation des régimes<br />
totalitaires et dictatoriaux qui ont<br />
vampirisé sa terre nata<strong>le</strong>, qu’ils soient<br />
ottomans, fascistes ou communistes, et<br />
<strong>le</strong> démontage des rouages idéologiques<br />
meurtriers de ces différents régimes. Kadaré<br />
est, depuis 1996, membre étranger<br />
de l’Académie des sciences mora<strong>le</strong>s et<br />
politiques au siège de Karl Popper. Il<br />
a obtenu en 2005 <strong>le</strong> Man Booker International<br />
Prize et, en 2009, <strong>le</strong> prix<br />
Prince des Asturies pour l’ensemb<strong>le</strong> de<br />
son œuvre.<br />
Son dernier ouvrage <strong>Le</strong> dîner de trop<br />
est une sorte de fab<strong>le</strong> qui s’empare de<br />
la réalité historique avec un mélange<br />
d’exactitude et de liberté et dans laquel<strong>le</strong><br />
l’humour et <strong>le</strong> bur<strong>le</strong>sque font<br />
bon ménage avec la précision documentée<br />
et <strong>le</strong> souci de dénonciation dont<br />
il est coutumier.<br />
Dans ce récit, tout commence <strong>le</strong> 16<br />
septembre 1943 au moment où Gjirokastër,<br />
<strong>«</strong> la vil<strong>le</strong> de pierre » au sud de<br />
l’Albanie dont Kadaré est lui-même<br />
originaire, est envahie par <strong>le</strong>s troupes<br />
hitlériennes qui remontent depuis la<br />
Grèce. <strong>Le</strong> docteur Gurameto <strong>le</strong> grand<br />
(car il a un <strong>«</strong> doub<strong>le</strong> » dans <strong>le</strong> récit<br />
coup votre travail et a tenu à vous<br />
présenter lors de certaines rencontres<br />
littéraires qui ont eu lieu à Paris cet<br />
automne. Tabucchi est-il votre parrain<br />
en <strong>littérature</strong> ?<br />
<strong>Le</strong> lien <strong>entre</strong> Antonio<br />
Tabucchi<br />
et moi-même est<br />
très fort et c’est<br />
un lien qui prend<br />
sa source dans la<br />
<strong>littérature</strong> même.<br />
Après avoir lu<br />
mon dernier livre,<br />
Antonio Tabucchi<br />
est venu<br />
vers moi et il m’a écrit. Nous nous sommes<br />
rencontrés chez un ami commun à<br />
Paris, <strong>le</strong> peintre Va<strong>le</strong>rio Adami. Notre<br />
terrain de rencontre a été la <strong>littérature</strong>,<br />
c’est-à-dire fina<strong>le</strong>ment une certaine idée<br />
que nous nous faisons tous <strong>le</strong>s deux de<br />
la condition humaine, de la société, et<br />
du lien <strong>entre</strong> l’homme et la société. <strong>Le</strong>s<br />
rapports <strong>entre</strong> la <strong>littérature</strong> et <strong>le</strong> pouvoir<br />
sont aussi un grand thème de discussion<br />
<strong>entre</strong> nous. Nous parlons beaucoup de<br />
en la personne du docteur Gurameto<br />
<strong>le</strong> petit) reçoit à dîner un officier al<strong>le</strong>mand<br />
décoré de la Croix-de-Fer, <strong>le</strong><br />
colonel Fritz Von Schwabe ; ce dernier<br />
se présente comme un ami de longue<br />
date et ancien condiscip<strong>le</strong> d’une université<br />
al<strong>le</strong>mande qu’ils auraient tous<br />
deux fréquentée. Durant <strong>le</strong> souper, <strong>le</strong><br />
praticien arrache au colonel la libération<br />
des otages, raflés par <strong>le</strong>s troupes<br />
al<strong>le</strong>mandes parmi <strong>le</strong>s habitants de la<br />
cité, en représail<strong>le</strong>s au feu que l’avantgarde<br />
blindée a essuyé lors de son entrée<br />
dans la vil<strong>le</strong>. Et parmi <strong>le</strong>s otages, il<br />
y a un pharmacien juif.<br />
Mais que s’est-il réel<strong>le</strong>ment passé durant<br />
ce dîner ? Comment et pourquoi<br />
Gurameto a t-il obtenu gain de cause ?<br />
Est-il fina<strong>le</strong>ment un traître ou un héros<br />
?<br />
Ces questions auraient pu retomber<br />
cette Italie d’aujourd’hui, devenue si<br />
vio<strong>le</strong>nte, et où <strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels ne peuvent<br />
même plus poser de questions.<br />
Tabucchi a été poursuivi pour avoir osé<br />
demander des comptes au président du<br />
Sénat. Et c’est lui, personnel<strong>le</strong>ment, qui<br />
est poursuivi et non <strong>le</strong> journal où il avait<br />
écrit. Et c’est la France qui s’en est émue<br />
et a lancé cette pétition internationa<strong>le</strong><br />
en sa faveur. <strong>La</strong> France et pas l’Italie. En<br />
Italie, il ne s’est rien passé.<br />
Venons-en à votre roman. <strong>Le</strong> thème du<br />
travail vous a particulièrement sollicité,<br />
déjà dans votre précédent livre. Et<br />
ici à nouveau, votre roman se dérou<strong>le</strong><br />
en partie dans cette Europe des délocalisations<br />
d’<strong>entre</strong>prises. Pourquoi cela ?<br />
Par<strong>le</strong>r du travail, c’est par<strong>le</strong>r de la<br />
condition humaine. Quand des personnes<br />
commencent à se suicider pour<br />
des raisons en lien avec <strong>le</strong>ur travail, ce<br />
n’est pas un problème économique, ce<br />
n’est pas un problème social, c’est un<br />
problème qui a à voir avec la condition<br />
humaine. Chaque époque a sa dou<strong>le</strong>ur.<br />
Et c’est <strong>le</strong> travail qui est <strong>le</strong> lieu de cette<br />
dou<strong>le</strong>ur aujourd’hui. Notre rô<strong>le</strong> d’écrivains<br />
est de trouver la langue qui nous<br />
permettra de raconter cette dou<strong>le</strong>ur, et<br />
la recherche du bonheur qui l’accompagne.<br />
Vous traduisez une vision assez noire<br />
de cette Europe en p<strong>le</strong>ine mutation.<br />
Pouvez-vous nous dire pourquoi ? Êtesvous<br />
pessimiste sur l’avenir de ce projet<br />
européen ?<br />
C’est en effet une vision noire, non pas<br />
de l’Europe de l’Est seu<strong>le</strong>ment, mais<br />
de l’ensemb<strong>le</strong> de l’Europe actuel<strong>le</strong>.<br />
Cette Europe occidenta<strong>le</strong> qui va dans<br />
des pays pauvres ou qui connaissent<br />
de graves difficultés – en raison d’une<br />
histoire tragique, faite de guerres et<br />
de dictatures que ces pays ont traversée<br />
– et qui est heureuse que ces pays<br />
soient pauvres parce qu’el<strong>le</strong> peut ainsi<br />
moins payer <strong>le</strong>urs ouvriers. <strong>Le</strong> modè<strong>le</strong><br />
occidental est un modè<strong>le</strong> emprunt de<br />
vulgarité et de vio<strong>le</strong>nce, la vio<strong>le</strong>nce colonia<strong>le</strong><br />
et post-colonia<strong>le</strong>, la vio<strong>le</strong>nce du<br />
capitalisme.<br />
Moi j’ai une grande empathie pour ces<br />
pays en grande difficulté. Ce sont des<br />
pays qui ont fait confiance, attendu,<br />
espéré de ce modè<strong>le</strong> occidental. Il <strong>le</strong>ur<br />
faut à présent comprendre que ce modè<strong>le</strong><br />
ouvre des possibilités, mais que<br />
ces possibilités sont réservées à quelques-uns<br />
seu<strong>le</strong>ment. On est dans une<br />
logique de type Far West : il faut se<br />
sauver, mais pour se sauver, il ne faut<br />
pas penser aux autres. Il faut accepter<br />
la vio<strong>le</strong>nce sur laquel<strong>le</strong> repose ce mo-<br />
dans l’oubli si el<strong>le</strong>s n’avaient resurgi<br />
dix ans plus tard, à la faveur de l’affaire<br />
dite des <strong>«</strong> Blouses blanches » déc<strong>le</strong>nchée<br />
par Staline. <strong>Le</strong>s <strong>«</strong> Blouses blanches »,<br />
c’est <strong>le</strong> nom qu’on donnera au supposé<br />
complot planétaire visant à décapiter<br />
<strong>le</strong>s pays socialistes et fomenté par des<br />
médecins juifs. Cet acharnement terrifiant<br />
à identifier <strong>le</strong>s acteurs du complot,<br />
cette paranoïa stalinienne qui atteint<br />
des sommets – qu’on pourrait qualifier<br />
de ridicu<strong>le</strong>s s’ils n’étaient pas terrib<strong>le</strong>ment<br />
dramatiques –, Kadaré <strong>le</strong>s traite<br />
avec virtuosité et inso<strong>le</strong>nce, faisant de<br />
sa vil<strong>le</strong> nata<strong>le</strong> un théâtre où <strong>le</strong> tragique<br />
<strong>le</strong> dispute au comique.<br />
On y scande des slogans contradictoires,<br />
on crie sans transition <strong>«</strong> Vive ! »<br />
et <strong>«</strong> À bas ! », on y passe des menottes<br />
qu’on enlève aussitôt, et <strong>le</strong>s exécutions<br />
succèdent aux remises de décorations.<br />
On y croise des personnages hauts en<br />
cou<strong>le</strong>ur, Véhip l’aveug<strong>le</strong> qui sait tout,<br />
un ancien gouverneur qui a torturé <strong>le</strong>s<br />
vio<strong>le</strong>urs de sa sœur, un quatuor de juges,<br />
l’un envoyé par Moscou, l’autre<br />
par la Stasi, <strong>le</strong>s deux derniers d’un pur<br />
cru albanais, et d’autres personnages<br />
exemplaires encore.<br />
Kadaré prend plaisir à décrire <strong>le</strong> fonctionnement<br />
de la machine totalitaire,<br />
par exemp<strong>le</strong> pour éping<strong>le</strong>r son rapport<br />
au temps, <strong>«</strong> <strong>le</strong> Temps nouveau » : <strong>«</strong> <strong>Le</strong><br />
premier jour, en général, on l’appel<strong>le</strong><br />
jour zéro. Puis commence <strong>le</strong> décompte<br />
: un, deux, quatre et ainsi de suite.<br />
Lorsqu’on nous a mis sous anesthésie,<br />
mettons qu’il était tel jour tel<strong>le</strong> heure.<br />
Nous avons hiberné ; du coup, on a été<br />
VII<br />
Andrea Bajani, l’engagement par <strong>le</strong>s mots<br />
Né en 1975 à rome mais Turinois d’adoption, Andrea Bajani a exercé de nombreux métiers avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Outre son<br />
travail de romancier, il a publié deux essais sur l’éco<strong>le</strong> et sur <strong>le</strong> travail précaire, et a éga<strong>le</strong>ment écrit pour <strong>le</strong> cinéma et pour <strong>le</strong> théâtre. En Italie, on voit<br />
en lui <strong>le</strong> chef de fi<strong>le</strong> d’une nouvel<strong>le</strong> génération de trentenaires qui associent exigence littéraire et engagement politique et social.<br />
Publicité<br />
© Nohemy Adrian<br />
<strong>«</strong> L’appauvrissement<br />
linguistique va<br />
de pair avec un<br />
appauvrissement de<br />
la pensée. »<br />
Ismail Kadaré, la <strong>littérature</strong> contre<br />
toutes <strong>le</strong>s formes de la dictature<br />
D.R.<br />
Roman<br />
dè<strong>le</strong> de société et l’utiliser pour se sauver<br />
soi-même. C’est <strong>le</strong> chacun pour soi<br />
à l’échel<strong>le</strong> de la planète.<br />
Quant à la vieil<strong>le</strong> Italie, incarnée ici<br />
par la terrifiante famil<strong>le</strong> de Lula – avec<br />
ses frères robotisés et ses parents éternel<strong>le</strong>ment<br />
figés dans <strong>le</strong>urs traditions<br />
comme dans du formol –, el<strong>le</strong> ne s’en<br />
tire pas très bien. Vous avez un regard<br />
très critique sur l’aristocratie italienne,<br />
que d’autres ont dépeinte avec un œil<br />
beaucoup moins sévère.<br />
Cette famil<strong>le</strong> ne représente pas l’aristocratie<br />
italienne mais la mauvaise<br />
bourgeoisie qui a empoisonné l’Italie.<br />
Cette bourgeoisie fonctionne sur une<br />
rhétorique vide : par exemp<strong>le</strong>, on va à<br />
la messe <strong>le</strong> dimanche, mais on n’a pas<br />
la foi. On pense à T.S.Eliot et ses <strong>«</strong> hollow<br />
men ». C’est une bourgeoisie sans<br />
culture et qui ne croit qu’à l’argent.<br />
Et c’est cette même bourgeoisie qui a<br />
élu Berlusconi et qui l’aime. <strong>La</strong> <strong>«</strong> bête<br />
humaine » a été libérée en Italie et el<strong>le</strong><br />
s’exprime à présent de façon décomp<strong>le</strong>xée.<br />
C’est la fin du col<strong>le</strong>ctif ; chacun<br />
a <strong>le</strong> désir de se défendre par lui-même,<br />
de se sauver tout seul. L’état d’esprit<br />
de cette bourgeoisie est très dangereux<br />
parce qu’il signifie la fin de l’esprit des<br />
lois, <strong>le</strong> risque que chacun se sente audessus<br />
des lois.<br />
Pour finir sur une note plus souriante,<br />
parlons un peu de Paris. Vous y venez<br />
souvent écrire. Est-ce une vil<strong>le</strong> qui vous<br />
inspire particulièrement ?<br />
J’aime Paris pour plusieurs raisons :<br />
l’énergie que je sens dans cette vil<strong>le</strong>, et<br />
certaines personnes qui s’y trouvent et<br />
qui sont importantes pour moi. Dont<br />
Valério Adami et Antonio Tabucchi qui<br />
y passent pas mal de temps. Il y a aussi<br />
ma maison d’édition, et dans <strong>«</strong> maison<br />
d’édition », il y a maison, c’est-à-dire un<br />
lieu où je rencontre des gens avec qui<br />
j’ai envie d’échanger.<br />
L’Italie traverse actuel<strong>le</strong>ment un moment<br />
diffici<strong>le</strong>, voire tragique, de son<br />
histoire et j’ai besoin de m’éloigner<br />
de temps en temps pour voir <strong>le</strong>s choses<br />
autrement. J’aime <strong>le</strong> sens de l’État<br />
qu’on trouve en France et j’aime aussi <strong>le</strong><br />
sens de la culture, profondément ancré<br />
dans l’esprit français, alors qu’en Italie,<br />
la culture ne sert à rien ; el<strong>le</strong> est <strong>le</strong> luxe<br />
des oisifs.<br />
Propos recueillis par<br />
GeOrGiA MAkHLOUF<br />
sI tu retIens <strong>le</strong>s fautes d'Andrea Bajani,<br />
Gallimard, 2009, 190 p.<br />
rejetés hors du temps. Mais <strong>le</strong> temps lui,<br />
il n’en a rien à cirer, il ne t’attend pas, il<br />
avance. (...) On a loupé <strong>le</strong> coche. »<br />
Aux côtés du Temps nouveau se tient<br />
systématiquement <strong>le</strong> mot <strong>«</strong> reconstruction<br />
», <strong>«</strong> une sorte de cousine pour ne<br />
pas dire sa jeune fiancée », à propos de<br />
laquel<strong>le</strong> on écrit des slogans et on entonne<br />
des chants par monts et par vaux.<br />
Et pour démontrer qu’on peut vivre<br />
avec la guerre froide, et même fort bien,<br />
on multiplie <strong>le</strong>s fêtes. <strong>«</strong> Mais tout aussi<br />
fréquents étaient <strong>le</strong>s concerts, <strong>le</strong>s compétitions,<br />
<strong>le</strong>s inaugurations et surtout<br />
<strong>le</strong>s distributions de médail<strong>le</strong>s. » Il arrive<br />
néanmoins que l’abattement se fasse<br />
sentir, lorsqu’il y a pénurie de charbon,<br />
mais surtout de martyrs. Et la scansion<br />
<strong>«</strong> des trois “non” : à l’impérialisme, au<br />
sionisme et au Coca-Cola » ne suffit<br />
plus à exalter <strong>le</strong>s candidats au martyre,<br />
ni à orienter <strong>le</strong> moral à la hausse.<br />
Au cœur du roman, ce fameux <strong>«</strong> dîner<br />
de trop » ; l’énigme qui l’enveloppe restera<br />
partiel<strong>le</strong>ment dans l’ombre, quand<br />
bien même il sera raconté encore et encore<br />
par ses différents protagonistes, y<br />
compris par <strong>le</strong> Dr Gurameto lui-même,<br />
pris dans <strong>le</strong>s rais de la folie stalinienne<br />
et de ses tortionnaires. <strong>La</strong> vérité ? Comment<br />
la connaître ? Et y en a t-il une ou<br />
plusieurs ?<br />
Pour Kadaré, la <strong>littérature</strong> est primordia<strong>le</strong>,<br />
<strong>«</strong> non seu<strong>le</strong>ment parce qu’el<strong>le</strong><br />
éclaire <strong>le</strong>s choses, mais aussi parce<br />
qu’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s rend plus énigmatiques.<br />
Nous avons besoin de cette opacité,<br />
parfois pour ne pas être en contact avec<br />
une vérité très crue ». Mais aussi sans<br />
doute parce que c’est dans cette opacité<br />
que se tisse <strong>le</strong> plaisir du <strong>le</strong>cteur et que<br />
s’ouvre un espace pour la réf<strong>le</strong>xion.<br />
G. m.
VIII Portrait<br />
Jacques Chessex, la Suisse au cœur<br />
L’une des figures de proue de la <strong>littérature</strong><br />
suisse francophone est sans doute Jacques<br />
Chessex, prix Goncourt 1973, récemment<br />
disparu. En guise d’hommage, ce portrait d’un<br />
auteur dont <strong>le</strong> dernier roman, <strong>Le</strong> dernier crâne de<br />
M. de Sade, est en librairie.<br />
L’œuvre de Jacques Chessex<br />
s’est achevée en octobre<br />
2009, alors que l’écrivain<br />
animait une conférence.<br />
L’auteur a disparu devant<br />
son public comme Molière. Chessex<br />
aurait pu mourir la plume à la main,<br />
il a disparu au milieu de ses <strong>le</strong>cteurs.<br />
Une disparition qu’il n’aurait pas reniée.<br />
Au fil d’une œuvre dense, Jacques<br />
Chessex a aimé explorer ce qui fait<br />
de l’homme un être à part. Et c’est en<br />
explorant la vio<strong>le</strong>nce qui l’habite qu’il<br />
a réussi à donner <strong>le</strong> jour à une œuvre<br />
remarquab<strong>le</strong>. En 1973, il obtenait <strong>le</strong><br />
prix Goncourt pour L’Ogre, un roman<br />
qui n’était pas loin de la biographie<br />
familia<strong>le</strong> et portait sur <strong>le</strong>s tourments<br />
d’un homme écrasé par l’ombre du<br />
père décédé. Cette reconnaissance académique<br />
est importante pour l’écrivain,<br />
qui se sentait incompris et mal<br />
aimé. <strong>«</strong> J’ai été confronté très tôt au<br />
scanda<strong>le</strong>. J’avais 22 ans lorsque mon<br />
père s’est suicidé. À <strong>La</strong>usanne dans<br />
<strong>le</strong>s années 50, en pays rigoriste, très<br />
protestant, où tout se camouf<strong>le</strong>, mon<br />
père choquait : il s’affichait, il aimait <strong>le</strong><br />
risque. C’était un excel<strong>le</strong>nt professeur<br />
et directeur d’établissement, un grand<br />
étymologiste. Mais habité par un démon<br />
casanovien... Il avait des aventures<br />
avec <strong>le</strong>s mères de ses élèves, et il<br />
n’était pas tenace. Il a cédé, fatigué<br />
de cette schizophrénie <strong>entre</strong> sa fonction<br />
et ses liaisons, qui <strong>le</strong> rendait très<br />
malheureux. J’ai été longtemps <strong>le</strong> fils<br />
coupab<strong>le</strong> d’un père coupab<strong>le</strong>. Lorsque<br />
j’ai reçu <strong>le</strong> Goncourt, j’ai cessé d’être<br />
uniquement un imposteur, un salopard.<br />
J’ai entendu : “Ah ! Chessex n’est<br />
pas qu’un voyou” », confiait-il à l’époque<br />
dans <strong>le</strong>s colonnes de la Tribune de<br />
Genève. N’est-ce pas cela justement<br />
que recherchait Jacques Chessex ? Être<br />
considéré tout simp<strong>le</strong>ment comme un<br />
grand écrivain, et il fut grand. Incompris,<br />
Jacques Chessex est devenu une<br />
forme d’ermite, s’est créé un personnage<br />
qui semblait, même physiquement,<br />
épouser peu à peu ce que lui repro-<br />
chaient certains de ses <strong>le</strong>cteurs. Cette<br />
force physique apparente ne trahissaitel<strong>le</strong><br />
pas l’ogre qui semb<strong>le</strong> avoir habité<br />
tous <strong>le</strong>s romans de l’écrivain ?<br />
L’œuvre de Chessex est jalonnée de<br />
tranches de vie, de crimes odieux souvent,<br />
et présente une exploration rare<br />
de l’âme humaine. <strong>Le</strong>s <strong>le</strong>cteurs attentifs<br />
de Jacques Chessex connaissent, sans y<br />
jamais être allés, la région de Ropraz,<br />
son village refuge, l’antre de l’écrivain,<br />
dans <strong>le</strong>quel il avait posé ses valises. Il<br />
l’avouait sans ambages : <strong>«</strong> Il me suffit<br />
de regarder par la fenêtre pour trouver<br />
l’idée d’un roman. » Il évoquait dernièrement<br />
ce coin perdu de Suisse dans<br />
l’un de ses ouvrages récents, <strong>Le</strong> Vampire<br />
de Ropraz. Derrière sa maison, en<br />
bordure de la forêt, un cimetière qui fut<br />
il y a cent ans <strong>le</strong> cadre d’un fait divers<br />
terrib<strong>le</strong> devient <strong>le</strong> décor du récit. Une<br />
histoire de profanation, de viol, de sacrilège<br />
absolu, de sexualité coupab<strong>le</strong>,<br />
de péché, de damnation... Comme un<br />
condensé sidérant des obsessions que<br />
Jacques Chessex n’a cessé de ruminer,<br />
de sonder, de fouil<strong>le</strong>r jusqu’à l’os depuis<br />
toujours, et ce durant <strong>le</strong> presque demisièc<strong>le</strong><br />
qui s’est écoulé depuis la parution<br />
en 1962 de <strong>La</strong> Tête ouverte, son premier<br />
roman. L’attrait irrépressib<strong>le</strong> de la<br />
chair, la vio<strong>le</strong>nte aspiration spirituel<strong>le</strong>,<br />
<strong>le</strong> désir inouï des femmes et celui encore<br />
radical de Dieu, Chessex se présentait,<br />
au risque de faire scanda<strong>le</strong> comme <strong>le</strong><br />
récipiendaire de tout ce que son pays<br />
avait pu produire de bon et de moins<br />
bon. <strong>«</strong> Je suis suisse, nul n’est plus<br />
suisse que moi, je suis <strong>le</strong> produit d’une<br />
terre montagneuse, de plusieurs sièc<strong>le</strong>s<br />
de velléités libertaires qui ont fini par<br />
poser une chape de plomb sur la verte<br />
campagne », confiait-il. <strong>Le</strong>s tentations<br />
multip<strong>le</strong>s et contradictoires, <strong>entre</strong> sainteté<br />
et sensualité, qui déchirent l’individu<br />
creusaient en lui des dérèg<strong>le</strong>ments,<br />
<strong>le</strong> guidaient vers la folie et la mort qui<br />
ont alimenté son écriture, lui ont permis<br />
de créer aussi, lui qui l’avouait : <strong>«</strong> Si je<br />
n’avais pas été suisse, aurai-je écrit ? »<br />
© Patrick Gillieron Lopreno / Opa<strong>le</strong><br />
Chessex ne manquait pas d’idées romanesques<br />
et puisait cette formidab<strong>le</strong><br />
inspiration dans sa vie de reclus, sa vie<br />
de fils, sa vie d’homme. De ses relations<br />
ambiguës avec sa mère, il témoignera<br />
avec sensibilité dans un roman éblouissant,<br />
Pardon mère. Il faut dire qu’il a<br />
écrit, dès son plus jeune âge et dans <strong>le</strong>s<br />
vapeurs de l’alcool, des romans qui ont<br />
heurté la pudeur naturel<strong>le</strong> et la rigueur<br />
protestante de sa mère dans <strong>le</strong>squels<br />
l’on célébrait <strong>le</strong> sexe des femmes, des<br />
pasteurs y étaient dévoyés, on rôdait<br />
la nuit dans <strong>le</strong>s cimetières, et on apostrophait<br />
Dieu pour <strong>le</strong> rendre témoin<br />
de la déchéance humaine, de la faute<br />
originel<strong>le</strong> des pères. Il l’a écrit avec ses<br />
regrets et surtout ses remords, c’est un<br />
livre p<strong>le</strong>in de larmes, un acte de contrition,<br />
un lamento lyrique, poignant.<br />
Il se reproche de l’avoir longtemps<br />
b<strong>le</strong>ssée, ignorée, malmenée, abandonnée.<br />
D’avoir toujours cédé à ses noirs<br />
penchants, préféré ses plaisirs à ses devoirs,<br />
<strong>«</strong> trahi » sa mère avec des fil<strong>le</strong>s<br />
et des femmes de tous âges, de toutes<br />
conditions. D’avoir, sans en prendre<br />
toujours conscience, imité son père,<br />
qui excellait dans <strong>le</strong> mépris et la tromperie.<br />
D’en avoir rajouté dans la provocation<br />
parce que, justement, l’esprit<br />
de sa mère était droit, <strong>«</strong> sa pensée juste,<br />
son élégance de bon goût, sa tail<strong>le</strong> bien<br />
prise et son regard pur ». Et de ne pas<br />
mériter l’amour qu’el<strong>le</strong> n’a cessé de lui<br />
porter sans jamais <strong>le</strong> renier.<br />
Dans Un juif pour l’exemp<strong>le</strong>, l’auteur<br />
revenait sur un crime odieux qui avait<br />
ensanglanté l’histoire de son village<br />
suisse : <strong>le</strong> meurtre, en p<strong>le</strong>ine guerre<br />
mondia<strong>le</strong>, durant la Shoah, d’un notab<strong>le</strong><br />
juif sans histoire par quelques<br />
Regards croisés Roman<br />
Georges Schéhadé par Georges Cyr<br />
Quand <strong>le</strong>s yeux se perdent dans <strong>le</strong><br />
sommeil<br />
Comme au fond d’un puits <strong>le</strong>s<br />
visages<br />
Il vient un songe avec ses<br />
paysages<br />
<strong>Le</strong> nageur d’un seul amour, XVIII<br />
Tirés de <strong>le</strong>ur contexte, ces vers pourraient<br />
bien seoir à Georges croqué<br />
par Georges, deux itinéraires qui se<br />
sont croisés à Beyrouth à partir de<br />
D.R.<br />
1934, réunis par l’amour partagé<br />
de Breton, de Max Jacob, d’Éluard,<br />
de la créativité et de la lumière.<br />
Cyr (1881-1963) quittait presque<br />
définitivement la Normandie pour<br />
Beyrouth où il pouvait, dans son<br />
atelier de Aïn el-Mreissé, <strong>«</strong> tremper<br />
ses pinceaux dans la mer ». Schéhadé<br />
(1905-1989) partait pour la poésie de<br />
la France. Tous deux se retrouvaient,<br />
avec <strong>le</strong>ur commun ami Gabriel Bounoure,<br />
dans une modernité défiant <strong>le</strong><br />
temps.<br />
<strong>le</strong> terrOrIste n˚2O, d'Abdullah Thabit, traduit de<br />
l'arabe par Françoise Neyrod, Sindbad - Actes Sud, 188<br />
p.<br />
<strong>Le</strong> narrateur Zahi al-Jibali aurait<br />
bien pu figurer parmi <strong>le</strong>s terroristes<br />
qui ont anéanti <strong>le</strong>s tours<br />
jumel<strong>le</strong>s du World Trade Center en<br />
tant que vingtième sur la liste. Comme<br />
eux, il a été coupé de sa famil<strong>le</strong>, a subi<br />
un endoctrinement systématique et a<br />
failli se retrouver dans <strong>le</strong>s camps d’entraînement<br />
en Afghanistan. Certains<br />
événements douloureux advenus à<br />
Zahi auxquels s’ajoutent ses penchants<br />
intel<strong>le</strong>ctuels et émotionnels : l’esprit<br />
passionnel et dévoué des<br />
gens du Sud duquel il<br />
tient, son tempérament<br />
sensib<strong>le</strong>, son goût prononcé<br />
pour la poésie, sa<br />
passion de la <strong>littérature</strong>,<br />
sa tendance à la réf<strong>le</strong>xion<br />
critique, l’arrachent à<br />
temps aux griffes des<br />
extrémistes. Branché sur<br />
al-Jazira ce mardi 11 septembre,<br />
il voit un premier<br />
avion percuter la première<br />
tour du World Trade<br />
Center, un autre percuter<br />
la deuxième, et un troisième<br />
viser <strong>le</strong> Pentagone ; il hur<strong>le</strong> alors<br />
comme un possédé et réalise qu’il est<br />
une sorte de terroriste miraculé : <strong>«</strong> Je<br />
me serais trouvé avec eux si je ne <strong>le</strong>ur<br />
avais pas échappé à temps ! » L’écriture<br />
fut certes pour lui une catharsis. Mais<br />
ce sont surtout <strong>le</strong>s larmes abondantes<br />
versées à chaque fois qu’il se sentait en<br />
désarroi qui l’ont accompagné sur <strong>le</strong><br />
douloureux chemin de la rédemption<br />
et ont révélé son humanisme profond.<br />
<strong>Le</strong> roman eut un accueil mitigé en<br />
Arabie saoudite. Fustigé par <strong>le</strong>s courants<br />
islamistes radicaux dont il dénonce<br />
l’idéologie et <strong>le</strong>s pratiques obscurantistes,<br />
<strong>le</strong> roman fut toléré par<br />
la monarchie prête à fermer l’œil sur<br />
quelques critiques formulées à son<br />
encontre tant que la cib<strong>le</strong> principa<strong>le</strong><br />
demeure certaines formes de salafisme<br />
jihadiste, incontrôlab<strong>le</strong>s et fomenteuses<br />
de troub<strong>le</strong>s internes, qu’el<strong>le</strong> est<br />
la première à combattre.<br />
Par contre, <strong>le</strong> roman eut dès sa parution<br />
bonne presse aux États-Unis<br />
qui ne se sont pas encore remis du<br />
traumatisme du 11-Septembre. L’artic<strong>le</strong><br />
qui lui est consacré dans <strong>le</strong> numéro<br />
de juil<strong>le</strong>t 2006 du<br />
Washington Post met<br />
en exergue <strong>le</strong>s pratiques<br />
d’endoctrinement et <strong>le</strong>s<br />
imprécations haineuses<br />
des intégristes, mais<br />
évite, probab<strong>le</strong>ment à<br />
cause des relations stratégiques<br />
<strong>entre</strong> <strong>le</strong>s deux<br />
pays, toute allusion désobligeante<br />
contre <strong>le</strong> régime<br />
wahhabite.<br />
<strong>La</strong> propagation de l’extrémisme<br />
haineux dans<br />
<strong>le</strong>s années soixante-dix<br />
constitue aux yeux du narrateur un<br />
moment de clivage historique <strong>entre</strong><br />
un avant meil<strong>le</strong>ur, <strong>«</strong> <strong>le</strong> temps où l’on<br />
décidait », et un maintenant où <strong>«</strong> plus<br />
rien n’est pareil ». En disant : <strong>«</strong> Et<br />
alors que <strong>le</strong> pays avait l’estime et la<br />
considération du monde entier et particulièrement<br />
de l’Amérique, <strong>le</strong> seul<br />
fait d’être saoudien maintenant vaut<br />
d’être soupçonné et insulté », <strong>le</strong> narrateur<br />
ne donne-t-il pas une vision<br />
quelque peu idyllique de la place de<br />
l’Arabie saoudite dans <strong>le</strong> monde avant<br />
villageois qui voulait justement <strong>entre</strong>r<br />
dans la grande. Là encore, <strong>le</strong> livre était<br />
insoutenab<strong>le</strong>, mais la vérité s’imposait.<br />
D’un acte innommab<strong>le</strong> Jacques Chessex<br />
savait faire œuvre littéraire.<br />
Avec son dernier roman, Jacques Chessex<br />
passait encore une étape. <strong>Le</strong>s derniers<br />
jours du marquis de Sade, reclus à<br />
l’hospice de Charenton,<br />
<strong>«</strong> avec <strong>le</strong>s fous, <strong>le</strong>s agités,<br />
afin que la société<br />
des honnêtes gens soit<br />
préservée des idéologies,<br />
thèses, inventions<br />
littéraires scabreuses et<br />
actions perverses toujours<br />
renouvelées de ce<br />
scélérat. Donatien Alphonse<br />
François, marquis<br />
de Sade, ennemi<br />
de Dieu, coupab<strong>le</strong> de<br />
crimes abominab<strong>le</strong>s<br />
sur des jeunes fil<strong>le</strong>s et<br />
des femmes, abuseur<br />
de garçons, salisseur<br />
d’hosties et d’objets<br />
de culte », révè<strong>le</strong>nt un<br />
homme au bout du<br />
vice. Sade trouve encore<br />
matière à prendre<br />
du plaisir avec la petite<br />
<strong>Le</strong>c<strong>le</strong>rc, tout juste âgée<br />
de 16 ans, avec laquel<strong>le</strong><br />
il nourrit une relation<br />
dont <strong>le</strong> récit a déjà créé<br />
une <strong>le</strong>vée de boucliers<br />
en Suisse (où <strong>le</strong> livre est<br />
vendu sous cellophane,<br />
comme une revue destinée<br />
exclusivement à un public d’adultes<br />
très avertis). <strong>Le</strong> peu de plaisir que Sade<br />
retire de ces moments durant <strong>le</strong>squels<br />
l’ado<strong>le</strong>scente s’abandonne <strong>le</strong> retient encore<br />
en vie. Aux portes de la mort, Sade<br />
ne renonce pas et poursuit son œuvre, sa<br />
propre exploration du vice, nourrit encore<br />
<strong>le</strong> blasphème et se meurt, en 1814,<br />
dans une forme de misère aussi éblouissante,<br />
jamais médiocre, que <strong>le</strong> furent sa<br />
vie et ses expériences. Sans <strong>le</strong> moindre<br />
doute, sous la plume de Chessex, sous <strong>le</strong><br />
joug de la société, il se repaît désormais<br />
en enfer. Enterré sans croix, selon ses<br />
volontés, <strong>le</strong> corps de Sade poursuit son<br />
œuvre et son crâne exhumé quelques<br />
années plus tard deviendra l’enjeu de<br />
toutes <strong>le</strong>s spéculations. On prête à la relique<br />
impie <strong>«</strong> dont la mâchoire ironiquement<br />
conservée rit d’un rire vainqueur »<br />
de surprenants pouvoirs qui mènent celui<br />
qui <strong>le</strong> touche ou <strong>le</strong> possède à la folie<br />
<strong>le</strong> 11-Septembre ? Zahi qui se vante<br />
d’être <strong>«</strong> provocateur » fait preuve<br />
d’une étrange retenue lorsqu’il s’agit<br />
de pousser plus loin la critique du régime<br />
saoudien. Zahi proclame : <strong>«</strong> Mon<br />
esprit s’est délivré de ceux qui pensaient<br />
à sa place, je n’ai plus d’attrait<br />
pour une pensée qui sème la mort, je<br />
suis libre. Être libre, c’est avant tout<br />
séparer <strong>le</strong> domaine de la foi, puis être<br />
ce que l’on est, sans exiger des autres<br />
qu’ils soient ce que l’on est. Chacun a<br />
<strong>le</strong> droit de croire ou de ne pas croire,<br />
chacun a <strong>le</strong> droit de choisir », et <strong>«</strong> au<br />
terme de cette longue traversée, je ne<br />
me fie qu’à ma seu<strong>le</strong> raison, je n’envisage<br />
<strong>le</strong> monde qu’à travers el<strong>le</strong>. » Or,<br />
comment est-il possib<strong>le</strong> de s’épanouir<br />
p<strong>le</strong>inement et d’exercer <strong>le</strong> doute méthodique<br />
dans un monde orwellien<br />
d’étouffement de la liberté de pensée<br />
et de croyance ? <strong>Le</strong> salut individuel<br />
est-il d’ail<strong>le</strong>urs possib<strong>le</strong> lorsque la société<br />
dans sa totalité se désintègre ?<br />
<strong>Le</strong> lavage de cerveau quasi irréparab<strong>le</strong><br />
subi par <strong>le</strong>s adeptes des groupes<br />
islamistes occupe la majeure partie du<br />
roman écrit avec une plume sensib<strong>le</strong><br />
et épurée qui contraste avec la rudesse<br />
du sujet. <strong>La</strong> description des mœurs<br />
triba<strong>le</strong>s de la région du Sud et l’évocation<br />
des longues années d’enfance de<br />
Zahi, <strong>«</strong> terrorisé » par <strong>le</strong>s privations,<br />
<strong>le</strong>s humiliations, l’incompréhension et<br />
la solitude qui sont autant d’éléments<br />
manipulés par <strong>le</strong> terrorisme pour asservir<br />
<strong>le</strong>s esprits, sont émouvantes de<br />
tristesse et de cruauté. À la fin du roman,<br />
<strong>le</strong>s envolées lyriques s’emmê<strong>le</strong>nt<br />
aux réf<strong>le</strong>xions philosophiques pour<br />
adresser un hymne à la vie, à l’amour<br />
et à la spiritualité affranchie de toute<br />
forme d’institutionnalisation.<br />
Jeudi 4 marS 2010<br />
ou à la mort. Au fil des sièc<strong>le</strong>s qui nous<br />
séparent de cette étrange exhumation à<br />
aujourd’hui, Chessex raconte l’histoire<br />
de ce crâne avec humour et espièg<strong>le</strong>rie.<br />
Il appartiendra à l’assistant d’un phrénologue<br />
épuisé par l’appétit insatiab<strong>le</strong><br />
de sa maîtresse qui décide d’absorber<br />
sous forme d’une étrange poudre un<br />
fragment du maxillaire du crâne sadien.<br />
<strong>La</strong> divine potion fera<br />
<strong>«</strong> Je suis<br />
suisse, nul<br />
n’est plus<br />
suisse que<br />
moi, je suis<br />
<strong>le</strong> produit<br />
de plusieurs<br />
sièc<strong>le</strong>s de<br />
velléités<br />
libertaires<br />
qui ont fini<br />
par poser<br />
une chape<br />
de plomb<br />
sur la verte<br />
campagne »<br />
KAtiA GHOSn<br />
de lui un véritab<strong>le</strong>…<br />
satyre. Ce crâne encore<br />
passera <strong>entre</strong> <strong>le</strong>s<br />
mains d’une vieil<strong>le</strong><br />
aristocrate helvète<br />
et excentrique (choses<br />
compatib<strong>le</strong>s) qui<br />
offre à la relique <strong>le</strong>s<br />
seins lourds de quelques<br />
paysannes bien<br />
charpentées. Souvent<br />
pourtant, la possession<br />
ou la proximité<br />
de cette relique amène<br />
l’admirateur à la<br />
mort et au malheur.<br />
Un jour, en novembre<br />
2009, <strong>le</strong> narrateur se<br />
trouve face à cet objet<br />
de malice. Étrange roman<br />
que celui-là, testimonial,<br />
certainement,<br />
dans <strong>le</strong>quel Jacques<br />
Chessex livre une profonde<br />
méditation sur<br />
la mort. Comment ne<br />
pas reconnaître Chessex<br />
lui-même dans <strong>le</strong><br />
personnage qui dis<br />
<strong>«</strong> Je » ? Cet homme<br />
qui aurait approché <strong>le</strong> crâne de Monsieur<br />
de Sade et qui achève son roman<br />
en écrivant : <strong>«</strong> Comme nous sommes las<br />
d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? » De<br />
Sade à Chessex… À n’en point douter,<br />
ce roman évoque l’une de ses nouvel<strong>le</strong>s<br />
Vanités, représentations artistiques<br />
de crânes humains qui rappel<strong>le</strong>nt aux<br />
hommes qu’ils ne sont que chair et os.<br />
Jacques Chessex a livré là sa propre<br />
vanité, el<strong>le</strong> est faite de mots, el<strong>le</strong> est<br />
tout aussi criante de vérité et d’ironie.<br />
Un monument s’est effondré qui laisse<br />
une œuvre, romanesque et poétique,<br />
tel<strong>le</strong>ment solide et ancrée dans la terre<br />
qu’el<strong>le</strong> ne risquera pas de sombrer dans<br />
l’oubli.<br />
lAUrent BOrderie<br />
<strong>le</strong> dernIer crâne de m. de sade de Jacques<br />
Chessex, Grasset, 170 p.<br />
<strong>Le</strong> terroriste miraculé<br />
Abdullah Thabit est un écrivain saoudien né en 1973 à Abha, dans la province d’Assir, au sud-ouest<br />
du royaume. Éditorialiste au quotidien al-Watan, Thabit a déjà publié plusieurs recueils de poèmes.<br />
<strong>Le</strong> terroriste N˚20, paru initia<strong>le</strong>ment en 2006 chez Dar al-Mada, est son premier roman.<br />
<strong>«</strong> Mon esprit<br />
s’est délivré<br />
de ceux qui<br />
pensaient à sa<br />
place, je n’ai<br />
plus d’attrait<br />
pour une pensée<br />
qui sème la<br />
mort, je suis<br />
libre. Être libre,<br />
c’est avant<br />
tout séparer <strong>le</strong><br />
domaine de la<br />
foi, puis être<br />
ce que l’on<br />
est, sans exiger<br />
des autres<br />
qu’ils soient ce<br />
que l’on est.<br />
Chacun a <strong>le</strong><br />
droit de croire<br />
ou de ne pas<br />
croire, chacun<br />
a <strong>le</strong> droit de<br />
choisir »