La littérature ibéro-américaine entre le « boom ... - L'Orient-Le Jour
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VIII Portrait<br />
Jacques Chessex, la Suisse au cœur<br />
L’une des figures de proue de la <strong>littérature</strong><br />
suisse francophone est sans doute Jacques<br />
Chessex, prix Goncourt 1973, récemment<br />
disparu. En guise d’hommage, ce portrait d’un<br />
auteur dont <strong>le</strong> dernier roman, <strong>Le</strong> dernier crâne de<br />
M. de Sade, est en librairie.<br />
L’œuvre de Jacques Chessex<br />
s’est achevée en octobre<br />
2009, alors que l’écrivain<br />
animait une conférence.<br />
L’auteur a disparu devant<br />
son public comme Molière. Chessex<br />
aurait pu mourir la plume à la main,<br />
il a disparu au milieu de ses <strong>le</strong>cteurs.<br />
Une disparition qu’il n’aurait pas reniée.<br />
Au fil d’une œuvre dense, Jacques<br />
Chessex a aimé explorer ce qui fait<br />
de l’homme un être à part. Et c’est en<br />
explorant la vio<strong>le</strong>nce qui l’habite qu’il<br />
a réussi à donner <strong>le</strong> jour à une œuvre<br />
remarquab<strong>le</strong>. En 1973, il obtenait <strong>le</strong><br />
prix Goncourt pour L’Ogre, un roman<br />
qui n’était pas loin de la biographie<br />
familia<strong>le</strong> et portait sur <strong>le</strong>s tourments<br />
d’un homme écrasé par l’ombre du<br />
père décédé. Cette reconnaissance académique<br />
est importante pour l’écrivain,<br />
qui se sentait incompris et mal<br />
aimé. <strong>«</strong> J’ai été confronté très tôt au<br />
scanda<strong>le</strong>. J’avais 22 ans lorsque mon<br />
père s’est suicidé. À <strong>La</strong>usanne dans<br />
<strong>le</strong>s années 50, en pays rigoriste, très<br />
protestant, où tout se camouf<strong>le</strong>, mon<br />
père choquait : il s’affichait, il aimait <strong>le</strong><br />
risque. C’était un excel<strong>le</strong>nt professeur<br />
et directeur d’établissement, un grand<br />
étymologiste. Mais habité par un démon<br />
casanovien... Il avait des aventures<br />
avec <strong>le</strong>s mères de ses élèves, et il<br />
n’était pas tenace. Il a cédé, fatigué<br />
de cette schizophrénie <strong>entre</strong> sa fonction<br />
et ses liaisons, qui <strong>le</strong> rendait très<br />
malheureux. J’ai été longtemps <strong>le</strong> fils<br />
coupab<strong>le</strong> d’un père coupab<strong>le</strong>. Lorsque<br />
j’ai reçu <strong>le</strong> Goncourt, j’ai cessé d’être<br />
uniquement un imposteur, un salopard.<br />
J’ai entendu : “Ah ! Chessex n’est<br />
pas qu’un voyou” », confiait-il à l’époque<br />
dans <strong>le</strong>s colonnes de la Tribune de<br />
Genève. N’est-ce pas cela justement<br />
que recherchait Jacques Chessex ? Être<br />
considéré tout simp<strong>le</strong>ment comme un<br />
grand écrivain, et il fut grand. Incompris,<br />
Jacques Chessex est devenu une<br />
forme d’ermite, s’est créé un personnage<br />
qui semblait, même physiquement,<br />
épouser peu à peu ce que lui repro-<br />
chaient certains de ses <strong>le</strong>cteurs. Cette<br />
force physique apparente ne trahissaitel<strong>le</strong><br />
pas l’ogre qui semb<strong>le</strong> avoir habité<br />
tous <strong>le</strong>s romans de l’écrivain ?<br />
L’œuvre de Chessex est jalonnée de<br />
tranches de vie, de crimes odieux souvent,<br />
et présente une exploration rare<br />
de l’âme humaine. <strong>Le</strong>s <strong>le</strong>cteurs attentifs<br />
de Jacques Chessex connaissent, sans y<br />
jamais être allés, la région de Ropraz,<br />
son village refuge, l’antre de l’écrivain,<br />
dans <strong>le</strong>quel il avait posé ses valises. Il<br />
l’avouait sans ambages : <strong>«</strong> Il me suffit<br />
de regarder par la fenêtre pour trouver<br />
l’idée d’un roman. » Il évoquait dernièrement<br />
ce coin perdu de Suisse dans<br />
l’un de ses ouvrages récents, <strong>Le</strong> Vampire<br />
de Ropraz. Derrière sa maison, en<br />
bordure de la forêt, un cimetière qui fut<br />
il y a cent ans <strong>le</strong> cadre d’un fait divers<br />
terrib<strong>le</strong> devient <strong>le</strong> décor du récit. Une<br />
histoire de profanation, de viol, de sacrilège<br />
absolu, de sexualité coupab<strong>le</strong>,<br />
de péché, de damnation... Comme un<br />
condensé sidérant des obsessions que<br />
Jacques Chessex n’a cessé de ruminer,<br />
de sonder, de fouil<strong>le</strong>r jusqu’à l’os depuis<br />
toujours, et ce durant <strong>le</strong> presque demisièc<strong>le</strong><br />
qui s’est écoulé depuis la parution<br />
en 1962 de <strong>La</strong> Tête ouverte, son premier<br />
roman. L’attrait irrépressib<strong>le</strong> de la<br />
chair, la vio<strong>le</strong>nte aspiration spirituel<strong>le</strong>,<br />
<strong>le</strong> désir inouï des femmes et celui encore<br />
radical de Dieu, Chessex se présentait,<br />
au risque de faire scanda<strong>le</strong> comme <strong>le</strong><br />
récipiendaire de tout ce que son pays<br />
avait pu produire de bon et de moins<br />
bon. <strong>«</strong> Je suis suisse, nul n’est plus<br />
suisse que moi, je suis <strong>le</strong> produit d’une<br />
terre montagneuse, de plusieurs sièc<strong>le</strong>s<br />
de velléités libertaires qui ont fini par<br />
poser une chape de plomb sur la verte<br />
campagne », confiait-il. <strong>Le</strong>s tentations<br />
multip<strong>le</strong>s et contradictoires, <strong>entre</strong> sainteté<br />
et sensualité, qui déchirent l’individu<br />
creusaient en lui des dérèg<strong>le</strong>ments,<br />
<strong>le</strong> guidaient vers la folie et la mort qui<br />
ont alimenté son écriture, lui ont permis<br />
de créer aussi, lui qui l’avouait : <strong>«</strong> Si je<br />
n’avais pas été suisse, aurai-je écrit ? »<br />
© Patrick Gillieron Lopreno / Opa<strong>le</strong><br />
Chessex ne manquait pas d’idées romanesques<br />
et puisait cette formidab<strong>le</strong><br />
inspiration dans sa vie de reclus, sa vie<br />
de fils, sa vie d’homme. De ses relations<br />
ambiguës avec sa mère, il témoignera<br />
avec sensibilité dans un roman éblouissant,<br />
Pardon mère. Il faut dire qu’il a<br />
écrit, dès son plus jeune âge et dans <strong>le</strong>s<br />
vapeurs de l’alcool, des romans qui ont<br />
heurté la pudeur naturel<strong>le</strong> et la rigueur<br />
protestante de sa mère dans <strong>le</strong>squels<br />
l’on célébrait <strong>le</strong> sexe des femmes, des<br />
pasteurs y étaient dévoyés, on rôdait<br />
la nuit dans <strong>le</strong>s cimetières, et on apostrophait<br />
Dieu pour <strong>le</strong> rendre témoin<br />
de la déchéance humaine, de la faute<br />
originel<strong>le</strong> des pères. Il l’a écrit avec ses<br />
regrets et surtout ses remords, c’est un<br />
livre p<strong>le</strong>in de larmes, un acte de contrition,<br />
un lamento lyrique, poignant.<br />
Il se reproche de l’avoir longtemps<br />
b<strong>le</strong>ssée, ignorée, malmenée, abandonnée.<br />
D’avoir toujours cédé à ses noirs<br />
penchants, préféré ses plaisirs à ses devoirs,<br />
<strong>«</strong> trahi » sa mère avec des fil<strong>le</strong>s<br />
et des femmes de tous âges, de toutes<br />
conditions. D’avoir, sans en prendre<br />
toujours conscience, imité son père,<br />
qui excellait dans <strong>le</strong> mépris et la tromperie.<br />
D’en avoir rajouté dans la provocation<br />
parce que, justement, l’esprit<br />
de sa mère était droit, <strong>«</strong> sa pensée juste,<br />
son élégance de bon goût, sa tail<strong>le</strong> bien<br />
prise et son regard pur ». Et de ne pas<br />
mériter l’amour qu’el<strong>le</strong> n’a cessé de lui<br />
porter sans jamais <strong>le</strong> renier.<br />
Dans Un juif pour l’exemp<strong>le</strong>, l’auteur<br />
revenait sur un crime odieux qui avait<br />
ensanglanté l’histoire de son village<br />
suisse : <strong>le</strong> meurtre, en p<strong>le</strong>ine guerre<br />
mondia<strong>le</strong>, durant la Shoah, d’un notab<strong>le</strong><br />
juif sans histoire par quelques<br />
Regards croisés Roman<br />
Georges Schéhadé par Georges Cyr<br />
Quand <strong>le</strong>s yeux se perdent dans <strong>le</strong><br />
sommeil<br />
Comme au fond d’un puits <strong>le</strong>s<br />
visages<br />
Il vient un songe avec ses<br />
paysages<br />
<strong>Le</strong> nageur d’un seul amour, XVIII<br />
Tirés de <strong>le</strong>ur contexte, ces vers pourraient<br />
bien seoir à Georges croqué<br />
par Georges, deux itinéraires qui se<br />
sont croisés à Beyrouth à partir de<br />
D.R.<br />
1934, réunis par l’amour partagé<br />
de Breton, de Max Jacob, d’Éluard,<br />
de la créativité et de la lumière.<br />
Cyr (1881-1963) quittait presque<br />
définitivement la Normandie pour<br />
Beyrouth où il pouvait, dans son<br />
atelier de Aïn el-Mreissé, <strong>«</strong> tremper<br />
ses pinceaux dans la mer ». Schéhadé<br />
(1905-1989) partait pour la poésie de<br />
la France. Tous deux se retrouvaient,<br />
avec <strong>le</strong>ur commun ami Gabriel Bounoure,<br />
dans une modernité défiant <strong>le</strong><br />
temps.<br />
<strong>le</strong> terrOrIste n˚2O, d'Abdullah Thabit, traduit de<br />
l'arabe par Françoise Neyrod, Sindbad - Actes Sud, 188<br />
p.<br />
<strong>Le</strong> narrateur Zahi al-Jibali aurait<br />
bien pu figurer parmi <strong>le</strong>s terroristes<br />
qui ont anéanti <strong>le</strong>s tours<br />
jumel<strong>le</strong>s du World Trade Center en<br />
tant que vingtième sur la liste. Comme<br />
eux, il a été coupé de sa famil<strong>le</strong>, a subi<br />
un endoctrinement systématique et a<br />
failli se retrouver dans <strong>le</strong>s camps d’entraînement<br />
en Afghanistan. Certains<br />
événements douloureux advenus à<br />
Zahi auxquels s’ajoutent ses penchants<br />
intel<strong>le</strong>ctuels et émotionnels : l’esprit<br />
passionnel et dévoué des<br />
gens du Sud duquel il<br />
tient, son tempérament<br />
sensib<strong>le</strong>, son goût prononcé<br />
pour la poésie, sa<br />
passion de la <strong>littérature</strong>,<br />
sa tendance à la réf<strong>le</strong>xion<br />
critique, l’arrachent à<br />
temps aux griffes des<br />
extrémistes. Branché sur<br />
al-Jazira ce mardi 11 septembre,<br />
il voit un premier<br />
avion percuter la première<br />
tour du World Trade<br />
Center, un autre percuter<br />
la deuxième, et un troisième<br />
viser <strong>le</strong> Pentagone ; il hur<strong>le</strong> alors<br />
comme un possédé et réalise qu’il est<br />
une sorte de terroriste miraculé : <strong>«</strong> Je<br />
me serais trouvé avec eux si je ne <strong>le</strong>ur<br />
avais pas échappé à temps ! » L’écriture<br />
fut certes pour lui une catharsis. Mais<br />
ce sont surtout <strong>le</strong>s larmes abondantes<br />
versées à chaque fois qu’il se sentait en<br />
désarroi qui l’ont accompagné sur <strong>le</strong><br />
douloureux chemin de la rédemption<br />
et ont révélé son humanisme profond.<br />
<strong>Le</strong> roman eut un accueil mitigé en<br />
Arabie saoudite. Fustigé par <strong>le</strong>s courants<br />
islamistes radicaux dont il dénonce<br />
l’idéologie et <strong>le</strong>s pratiques obscurantistes,<br />
<strong>le</strong> roman fut toléré par<br />
la monarchie prête à fermer l’œil sur<br />
quelques critiques formulées à son<br />
encontre tant que la cib<strong>le</strong> principa<strong>le</strong><br />
demeure certaines formes de salafisme<br />
jihadiste, incontrôlab<strong>le</strong>s et fomenteuses<br />
de troub<strong>le</strong>s internes, qu’el<strong>le</strong> est<br />
la première à combattre.<br />
Par contre, <strong>le</strong> roman eut dès sa parution<br />
bonne presse aux États-Unis<br />
qui ne se sont pas encore remis du<br />
traumatisme du 11-Septembre. L’artic<strong>le</strong><br />
qui lui est consacré dans <strong>le</strong> numéro<br />
de juil<strong>le</strong>t 2006 du<br />
Washington Post met<br />
en exergue <strong>le</strong>s pratiques<br />
d’endoctrinement et <strong>le</strong>s<br />
imprécations haineuses<br />
des intégristes, mais<br />
évite, probab<strong>le</strong>ment à<br />
cause des relations stratégiques<br />
<strong>entre</strong> <strong>le</strong>s deux<br />
pays, toute allusion désobligeante<br />
contre <strong>le</strong> régime<br />
wahhabite.<br />
<strong>La</strong> propagation de l’extrémisme<br />
haineux dans<br />
<strong>le</strong>s années soixante-dix<br />
constitue aux yeux du narrateur un<br />
moment de clivage historique <strong>entre</strong><br />
un avant meil<strong>le</strong>ur, <strong>«</strong> <strong>le</strong> temps où l’on<br />
décidait », et un maintenant où <strong>«</strong> plus<br />
rien n’est pareil ». En disant : <strong>«</strong> Et<br />
alors que <strong>le</strong> pays avait l’estime et la<br />
considération du monde entier et particulièrement<br />
de l’Amérique, <strong>le</strong> seul<br />
fait d’être saoudien maintenant vaut<br />
d’être soupçonné et insulté », <strong>le</strong> narrateur<br />
ne donne-t-il pas une vision<br />
quelque peu idyllique de la place de<br />
l’Arabie saoudite dans <strong>le</strong> monde avant<br />
villageois qui voulait justement <strong>entre</strong>r<br />
dans la grande. Là encore, <strong>le</strong> livre était<br />
insoutenab<strong>le</strong>, mais la vérité s’imposait.<br />
D’un acte innommab<strong>le</strong> Jacques Chessex<br />
savait faire œuvre littéraire.<br />
Avec son dernier roman, Jacques Chessex<br />
passait encore une étape. <strong>Le</strong>s derniers<br />
jours du marquis de Sade, reclus à<br />
l’hospice de Charenton,<br />
<strong>«</strong> avec <strong>le</strong>s fous, <strong>le</strong>s agités,<br />
afin que la société<br />
des honnêtes gens soit<br />
préservée des idéologies,<br />
thèses, inventions<br />
littéraires scabreuses et<br />
actions perverses toujours<br />
renouvelées de ce<br />
scélérat. Donatien Alphonse<br />
François, marquis<br />
de Sade, ennemi<br />
de Dieu, coupab<strong>le</strong> de<br />
crimes abominab<strong>le</strong>s<br />
sur des jeunes fil<strong>le</strong>s et<br />
des femmes, abuseur<br />
de garçons, salisseur<br />
d’hosties et d’objets<br />
de culte », révè<strong>le</strong>nt un<br />
homme au bout du<br />
vice. Sade trouve encore<br />
matière à prendre<br />
du plaisir avec la petite<br />
<strong>Le</strong>c<strong>le</strong>rc, tout juste âgée<br />
de 16 ans, avec laquel<strong>le</strong><br />
il nourrit une relation<br />
dont <strong>le</strong> récit a déjà créé<br />
une <strong>le</strong>vée de boucliers<br />
en Suisse (où <strong>le</strong> livre est<br />
vendu sous cellophane,<br />
comme une revue destinée<br />
exclusivement à un public d’adultes<br />
très avertis). <strong>Le</strong> peu de plaisir que Sade<br />
retire de ces moments durant <strong>le</strong>squels<br />
l’ado<strong>le</strong>scente s’abandonne <strong>le</strong> retient encore<br />
en vie. Aux portes de la mort, Sade<br />
ne renonce pas et poursuit son œuvre, sa<br />
propre exploration du vice, nourrit encore<br />
<strong>le</strong> blasphème et se meurt, en 1814,<br />
dans une forme de misère aussi éblouissante,<br />
jamais médiocre, que <strong>le</strong> furent sa<br />
vie et ses expériences. Sans <strong>le</strong> moindre<br />
doute, sous la plume de Chessex, sous <strong>le</strong><br />
joug de la société, il se repaît désormais<br />
en enfer. Enterré sans croix, selon ses<br />
volontés, <strong>le</strong> corps de Sade poursuit son<br />
œuvre et son crâne exhumé quelques<br />
années plus tard deviendra l’enjeu de<br />
toutes <strong>le</strong>s spéculations. On prête à la relique<br />
impie <strong>«</strong> dont la mâchoire ironiquement<br />
conservée rit d’un rire vainqueur »<br />
de surprenants pouvoirs qui mènent celui<br />
qui <strong>le</strong> touche ou <strong>le</strong> possède à la folie<br />
<strong>le</strong> 11-Septembre ? Zahi qui se vante<br />
d’être <strong>«</strong> provocateur » fait preuve<br />
d’une étrange retenue lorsqu’il s’agit<br />
de pousser plus loin la critique du régime<br />
saoudien. Zahi proclame : <strong>«</strong> Mon<br />
esprit s’est délivré de ceux qui pensaient<br />
à sa place, je n’ai plus d’attrait<br />
pour une pensée qui sème la mort, je<br />
suis libre. Être libre, c’est avant tout<br />
séparer <strong>le</strong> domaine de la foi, puis être<br />
ce que l’on est, sans exiger des autres<br />
qu’ils soient ce que l’on est. Chacun a<br />
<strong>le</strong> droit de croire ou de ne pas croire,<br />
chacun a <strong>le</strong> droit de choisir », et <strong>«</strong> au<br />
terme de cette longue traversée, je ne<br />
me fie qu’à ma seu<strong>le</strong> raison, je n’envisage<br />
<strong>le</strong> monde qu’à travers el<strong>le</strong>. » Or,<br />
comment est-il possib<strong>le</strong> de s’épanouir<br />
p<strong>le</strong>inement et d’exercer <strong>le</strong> doute méthodique<br />
dans un monde orwellien<br />
d’étouffement de la liberté de pensée<br />
et de croyance ? <strong>Le</strong> salut individuel<br />
est-il d’ail<strong>le</strong>urs possib<strong>le</strong> lorsque la société<br />
dans sa totalité se désintègre ?<br />
<strong>Le</strong> lavage de cerveau quasi irréparab<strong>le</strong><br />
subi par <strong>le</strong>s adeptes des groupes<br />
islamistes occupe la majeure partie du<br />
roman écrit avec une plume sensib<strong>le</strong><br />
et épurée qui contraste avec la rudesse<br />
du sujet. <strong>La</strong> description des mœurs<br />
triba<strong>le</strong>s de la région du Sud et l’évocation<br />
des longues années d’enfance de<br />
Zahi, <strong>«</strong> terrorisé » par <strong>le</strong>s privations,<br />
<strong>le</strong>s humiliations, l’incompréhension et<br />
la solitude qui sont autant d’éléments<br />
manipulés par <strong>le</strong> terrorisme pour asservir<br />
<strong>le</strong>s esprits, sont émouvantes de<br />
tristesse et de cruauté. À la fin du roman,<br />
<strong>le</strong>s envolées lyriques s’emmê<strong>le</strong>nt<br />
aux réf<strong>le</strong>xions philosophiques pour<br />
adresser un hymne à la vie, à l’amour<br />
et à la spiritualité affranchie de toute<br />
forme d’institutionnalisation.<br />
Jeudi 4 marS 2010<br />
ou à la mort. Au fil des sièc<strong>le</strong>s qui nous<br />
séparent de cette étrange exhumation à<br />
aujourd’hui, Chessex raconte l’histoire<br />
de ce crâne avec humour et espièg<strong>le</strong>rie.<br />
Il appartiendra à l’assistant d’un phrénologue<br />
épuisé par l’appétit insatiab<strong>le</strong><br />
de sa maîtresse qui décide d’absorber<br />
sous forme d’une étrange poudre un<br />
fragment du maxillaire du crâne sadien.<br />
<strong>La</strong> divine potion fera<br />
<strong>«</strong> Je suis<br />
suisse, nul<br />
n’est plus<br />
suisse que<br />
moi, je suis<br />
<strong>le</strong> produit<br />
de plusieurs<br />
sièc<strong>le</strong>s de<br />
velléités<br />
libertaires<br />
qui ont fini<br />
par poser<br />
une chape<br />
de plomb<br />
sur la verte<br />
campagne »<br />
KAtiA GHOSn<br />
de lui un véritab<strong>le</strong>…<br />
satyre. Ce crâne encore<br />
passera <strong>entre</strong> <strong>le</strong>s<br />
mains d’une vieil<strong>le</strong><br />
aristocrate helvète<br />
et excentrique (choses<br />
compatib<strong>le</strong>s) qui<br />
offre à la relique <strong>le</strong>s<br />
seins lourds de quelques<br />
paysannes bien<br />
charpentées. Souvent<br />
pourtant, la possession<br />
ou la proximité<br />
de cette relique amène<br />
l’admirateur à la<br />
mort et au malheur.<br />
Un jour, en novembre<br />
2009, <strong>le</strong> narrateur se<br />
trouve face à cet objet<br />
de malice. Étrange roman<br />
que celui-là, testimonial,<br />
certainement,<br />
dans <strong>le</strong>quel Jacques<br />
Chessex livre une profonde<br />
méditation sur<br />
la mort. Comment ne<br />
pas reconnaître Chessex<br />
lui-même dans <strong>le</strong><br />
personnage qui dis<br />
<strong>«</strong> Je » ? Cet homme<br />
qui aurait approché <strong>le</strong> crâne de Monsieur<br />
de Sade et qui achève son roman<br />
en écrivant : <strong>«</strong> Comme nous sommes las<br />
d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? » De<br />
Sade à Chessex… À n’en point douter,<br />
ce roman évoque l’une de ses nouvel<strong>le</strong>s<br />
Vanités, représentations artistiques<br />
de crânes humains qui rappel<strong>le</strong>nt aux<br />
hommes qu’ils ne sont que chair et os.<br />
Jacques Chessex a livré là sa propre<br />
vanité, el<strong>le</strong> est faite de mots, el<strong>le</strong> est<br />
tout aussi criante de vérité et d’ironie.<br />
Un monument s’est effondré qui laisse<br />
une œuvre, romanesque et poétique,<br />
tel<strong>le</strong>ment solide et ancrée dans la terre<br />
qu’el<strong>le</strong> ne risquera pas de sombrer dans<br />
l’oubli.<br />
lAUrent BOrderie<br />
<strong>le</strong> dernIer crâne de m. de sade de Jacques<br />
Chessex, Grasset, 170 p.<br />
<strong>Le</strong> terroriste miraculé<br />
Abdullah Thabit est un écrivain saoudien né en 1973 à Abha, dans la province d’Assir, au sud-ouest<br />
du royaume. Éditorialiste au quotidien al-Watan, Thabit a déjà publié plusieurs recueils de poèmes.<br />
<strong>Le</strong> terroriste N˚20, paru initia<strong>le</strong>ment en 2006 chez Dar al-Mada, est son premier roman.<br />
<strong>«</strong> Mon esprit<br />
s’est délivré<br />
de ceux qui<br />
pensaient à sa<br />
place, je n’ai<br />
plus d’attrait<br />
pour une pensée<br />
qui sème la<br />
mort, je suis<br />
libre. Être libre,<br />
c’est avant<br />
tout séparer <strong>le</strong><br />
domaine de la<br />
foi, puis être<br />
ce que l’on<br />
est, sans exiger<br />
des autres<br />
qu’ils soient ce<br />
que l’on est.<br />
Chacun a <strong>le</strong><br />
droit de croire<br />
ou de ne pas<br />
croire, chacun<br />
a <strong>le</strong> droit de<br />
choisir »