La grammaire est une chanson douce. E. Orsenna de l ... - Oasisfle
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Une famille d'oursins à l'instant surgit sur la<br />
pelouse du jardin.<br />
-Vous avez compris son travail? nous chuchota<br />
Monsieur Henri. Elle redonne vie aux<br />
mots rares. Sans elle, ils disparaîtraient à jamais<br />
dans l'oubli.<br />
Nous sommes r<strong>est</strong>és longtemps dans le petit<br />
jardin, fascinés par le spectacle <strong>de</strong> ces résurrections.<br />
Qu'<strong>est</strong>-ce qu'un «éclateur» ? Un appareil<br />
composé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pièces métalliques entre lesquelles<br />
jaillirent <strong>de</strong>s étincelles. Qu'<strong>est</strong>-ce qu'un<br />
«écrivain» ? Une sorte d'insecte coléoptère. Il se<br />
posa sur <strong>une</strong> longue feuille d'acanthe et, pris<br />
d'<strong>une</strong> faim soudaine, y découpa <strong>de</strong>s trous en<br />
forme <strong>de</strong> lettres...<br />
Oh, la joie <strong>de</strong> ces mots sortis <strong>de</strong> l'oubli. Ils<br />
s'étiraient, ils s'ébrouaient, certains n'avaient pas<br />
dû voir le grand air <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s siècles.<br />
Qu'<strong>est</strong>-ce qu'un « livre éléphantin » ? Un<br />
livre aux pages d'ivoire. Que sont <strong>de</strong>s « embrassoires<br />
» ? Des tenailles utilisées par le verrier<br />
pour saisir les pots où l'on fond le verre.<br />
<strong>La</strong> nuit tombait. Sur la pointe <strong>de</strong>s pieds, nous<br />
avons quitté notre vieille amie.<br />
Chère nommeuse ! (Monsieur Henri avait<br />
les yeux attendris d'un enfant parlant <strong>de</strong> sa<br />
maman.) Puisse-t-elle vivre mille ans ! Nous<br />
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avons tant besoin d'elle ! Nous <strong>de</strong>vons la protéger<br />
<strong>de</strong> Nécrole.<br />
Voyant mon air angoissé (qui pouvait bien<br />
être ce Nécrole ?), il me prit par l'épaule et me<br />
parla politique, comme à <strong>une</strong> gran<strong>de</strong>.<br />
- Nécrole <strong>est</strong> le gouverneur <strong>de</strong> l'archipel, bien<br />
décidé à y mettre <strong>de</strong> l'ordre. Il ne supporte pas<br />
notre passion pour les mots. Un jour, je l'ai rencontré.<br />
Voici ce qu'il m'a dit : «Tous les mots<br />
sont <strong>de</strong>s outils. Ni plus ni moins. Des outils <strong>de</strong><br />
communication. Comme les voitures. Des outils<br />
techniques, <strong>de</strong>s outils utiles. Quelle idée <strong>de</strong> les<br />
adorer comme <strong>de</strong>s dieux ! Est-ce qu'on adore un<br />
marteau ou <strong>de</strong>s tenailles? D'ailleurs, les mots<br />
sont trop nombreux. De gré ou <strong>de</strong> force, je les<br />
réduirai à cinq cents, six cents, le strict nécessaire.<br />
On perd le sens du travail quand on a trop <strong>de</strong><br />
mots. Tu as bien vu les îliens : ils ne pensent qu'à<br />
parler ou à chanter. Fais-moi confiance, ça va<br />
changer...» De temps en temps, il nous envoie<br />
<strong>de</strong>s hélicoptères équipés <strong>de</strong> lance-flammes, et fait<br />
brûler <strong>une</strong> bibliothèque...<br />
Je frissonnais. Voilà donc les fameux ennemis<br />
qui nous menaçaient! De colère, les doigts <strong>de</strong><br />
Monsieur Henri me serraient le cou, <strong>de</strong> plus en<br />
plus fort. Je me retenais <strong>de</strong> crier. J'avais presque<br />
mal.<br />
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