La grammaire est une chanson douce. E. Orsenna de l ... - Oasisfle
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pleurer. N'avais-je donc fui Madame Jargonos<br />
que pour tomber sur plus sévère encore ? Étaisje<br />
condamnée, jusqu'à la fin <strong>de</strong> ma vie, à subir les<br />
tortures <strong>de</strong>s grammairiens ? D'ailleurs, ces grammairiens,<br />
ces grammairiennes, pourquoi étaientils<br />
si maigres ?<br />
D'un chuchotement, pendant que nous commencions<br />
la visite, Monsieur Henri me donna sa<br />
réponse.<br />
- Le directeur a l'air terrible. Mais c'<strong>est</strong> le plus<br />
gentil <strong>de</strong>s hommes. Seulement, il aime tellement<br />
les mots, il s'occupe tellement d'eux, nuit et jour,<br />
qu'il en oublie <strong>de</strong> manger. Alors forcément, il<br />
manque <strong>de</strong> graisse. Une fois par mois, on <strong>est</strong><br />
obligé <strong>de</strong> l'enfermer. On lui ouvre la bouche et<br />
on le gave. Autrement, il mourrait.<br />
J'ai <strong>une</strong> autre explication, je ne sais pas ce<br />
qu'elle vaut, je vous laisse juges : les grammairiens<br />
se passionnent pour la structure <strong>de</strong> la<br />
langue, son ossature. Alors forcément, chez eux,<br />
le squelette <strong>est</strong> plus visible. Je sais, je sais, il y a<br />
<strong>de</strong>s grammairiens gros. Mais la <strong>grammaire</strong> n'<strong>est</strong>elle<br />
pas le royaume <strong>de</strong>s exceptions ?<br />
118<br />
Le premier bâtiment <strong>de</strong> l'usine la plus nécessaire<br />
du mon<strong>de</strong> était <strong>une</strong> volière immense,<br />
grouillant <strong>de</strong> papillons.<br />
- Ceux-là, je crois que tu les connais, me dit la<br />
girafe.<br />
Je hochai la tête (j'avais enfin retiré mon<br />
masque d'apiculteur). Tous les noms, mes amis<br />
<strong>de</strong> la ville <strong>de</strong>s mots, étaient là. Ils m'avaient<br />
reconnue, ils se pressaient contre le grillage, ils<br />
me faisaient fête.<br />
- On dirait que tu es populaire !<br />
Le directeur-girafe semblait sidéré par cet<br />
accueil. Il me sourit (c'<strong>est</strong>-à-dire qu'il grimaça :<br />
comment peut-on sourire quand on n'a pas <strong>de</strong><br />
peau ?) J'étais heureuse. L'usine m'avait adoptée.<br />
Nous nous avançâmes <strong>de</strong> quelques pas, vers<br />
<strong>une</strong> gran<strong>de</strong> vitre <strong>de</strong>rrière laquelle, sur plusieurs<br />
étages, s'activaient d'autres mots. Par leur<br />
manière <strong>de</strong> s'agiter perpétuellement et en tout<br />
sens, on aurait dit <strong>de</strong>s fourmis.<br />
- Et ceux-là, tu t'en souviens ?<br />
Mon air désolé lui donna la réponse.<br />
-Ce sont les verbes. Regar<strong>de</strong>z-les, <strong>de</strong>s<br />
maniaques du labeur. Ils n'arrêtent pas <strong>de</strong> travailler.<br />
Il disait vrai. Ces fourmis, ces verbes, comme<br />
il les avait appelés, serraient, sculptaient, ron-<br />
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