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Sur la grand'route - Odéon Théâtre de l'Europe

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› Anton Tchekhov : un homme, une esthétique<br />

II › Le mé<strong>de</strong>cin et le poète<br />

A - Un naturalisme ?<br />

Le travail <strong>de</strong> Tchekhov, ainsi qu’il l’explique lui-même dans sa correspondance, s’organise autour <strong>de</strong> plusieurs mots<br />

d’ordre : le «refus <strong>de</strong>s vérités spéciales», <strong>la</strong> nécessite <strong>de</strong> «poser correctement les problèmes», le désir d’ «expliquer<br />

chaque événement en particulier», l’opposition entre «idée générale» et «vérité réelle».<br />

Tchekhov porte une gran<strong>de</strong> attention aux circonstances dans lesquelles une pensée s’é<strong>la</strong>bore. Les circonstances ne<br />

sont jamais «secondaires» : <strong>la</strong> pensée «juste», «noble» et «sincère» exprimée par un personnage est en gran<strong>de</strong><br />

partie le résultat <strong>de</strong>s circonstances ; l’é<strong>la</strong>n le plus enthousiaste n’est - peut-être - que <strong>la</strong> conséquence d’une<br />

émotion passagère. Dans Une histoire sans fin, ce qui pousse le héros au suici<strong>de</strong> c’est, bien sûr, sa pauvreté et <strong>la</strong><br />

mort <strong>de</strong> sa femme mais c’est tout autant les effets <strong>de</strong> lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> chan<strong>de</strong>lle. La révolte <strong>de</strong> Voïnitski contre le<br />

professeur tient peut-être plus à <strong>la</strong> jalousie (il est amoureux <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune femme <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier), à quelque chose<br />

d’irrationnel, <strong>de</strong> contingent, qu’à <strong>la</strong> maturation enfin achevée <strong>de</strong> sa «conscience».<br />

Dans <strong>la</strong> poétique <strong>de</strong> Tchekhov les détails ont un statut très particulier. Dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Tchekhov, ce qui constitue<br />

<strong>la</strong> réalité n’est pas hiérarchisée ; l’accessoire, le trivial, sont traités <strong>de</strong> <strong>la</strong> même façon que essentiel. L’accessoire vaut<br />

autant que le principal. Entre les <strong>de</strong>ux, <strong>la</strong> différence s’efface. Pourquoi cette obstination à refuser <strong>de</strong> hiérarchiser ?<br />

La raison en est le primat donné à l’individu, <strong>la</strong> méfiance à l’égard <strong>de</strong>s idées générales, <strong>de</strong> l’abstraction, <strong>de</strong><br />

l’universel. Il faut se souvenir que Tchekhov était mé<strong>de</strong>cin. À l’école <strong>de</strong>s grands mé<strong>de</strong>cins russes à <strong>la</strong> fin du XIXe<br />

siècle, principalement du professeur Zakhanne, Tchekhov s’est convaincu que seule l’attention passionnée<br />

accordée à l’ensemble <strong>de</strong>s éléments d’une situation permet <strong>de</strong> comprendre «ce qui se passe». Le modèle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

science, c’est celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> biologie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine, non plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> physique. Les re<strong>la</strong>tions entre les hommes ne sont<br />

pas régies par une loi, ni même par plusieurs, censées déterminer «verticalement» les choses. Ces re<strong>la</strong>tions, mieux<br />

vaudrait les concevoir à <strong>la</strong> manière d’un être organique, construit «horizontalement» : un petit stimulus, une petite<br />

modification, peut modifier l’ensemble du système. La bonne métho<strong>de</strong> en mé<strong>de</strong>cine se révèle également bonne<br />

dans <strong>la</strong> vie : Zakhanne insistait beaucoup sur ce point. Tchekhov se montre bon disciple. Pour lui ce qui pourrait<br />

paraître contingent, sans importance, est justement ce qui rend chaque objet unique, profondément individuel. Le<br />

détail sans signification apparente ne peut être écarté d’une caractérisation qui se veut correcte, qui vise <strong>la</strong> vérité<br />

réelle, non <strong>la</strong> vérité abstraite, théorique.<br />

On comprend dès lors plus facilement cet autre refus <strong>de</strong> Tchekhov, celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité spécialisée, du savoir<br />

spécialisé. Ce n’est pas du tout un refus <strong>de</strong> <strong>la</strong> science, <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison, ou toute autre attitu<strong>de</strong> obscurantiste <strong>de</strong> ce genre.<br />

Le savoir spécialisé est fragmentaire ; il décrit un objet sous un certain angle, indépendamment du tout complexe<br />

auquel il appartient, il en élimine les détails, <strong>de</strong> manière artificielle. Le «tuyau <strong>de</strong> <strong>de</strong>scente», c’est <strong>la</strong> po<strong>la</strong>risation<br />

appauvrissante <strong>de</strong> l’esprit sur un aspect isole <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité ; dans ce cas, pour Tchekhov, même l’exactitu<strong>de</strong>, même<br />

une certaine «vérité» sont inutiles.<br />

Considérons maintenant les personnages <strong>de</strong> Tchekhov, les idées qu’ils expriment. Chacun d’eux voit le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

manière trop étroite, sous un seul angle : tous, ils s’en tiennent aux «savoirs spécialisés», c’est pourquoi ils ne<br />

«posent pas correctement les problèmes».<br />

<strong>Sur</strong> <strong>la</strong> grand’route / 23 fév. › 25 mars 06<br />

Serge Rolet,<br />

in Autour <strong>de</strong> Tchekhov, Coulisses n°14, mai 1996,<br />

Presses <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Franche-Comté, p.20 sqq<br />

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