28 SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1 Sa première impression a été la bonne. Ce Paris-là n’a rien à voir avec celui qu’il connaît. Ici pas de Tour Eiffel, les Champs de Mars sont réduits à une simple place de sable. Pas d’Arc de Triomphe non plus. Le Louvre existe bien mais il semble poussiéreux, obsolète, comme malade. Graf chemine à travers un Paris qu’il ne reconnaît pas. Au détour d’une ruelle, il contourne des clients - des jeunes femmes pour la majorité - qui font la queue pour acheter un billet de spectacle. Graf s’approche. C’est l’Opéra de Pékin qui est en tournée en France. Les jeunes femmes se montrent très excitées. On rit, on chante, on tape des mains. Il poursuit son exploration. La vie et l’activité économique tournent au ralenti d’autant plus que l’électricité ne paraît pas avoir été découverte. Toutes les rues ne sont pas pavées. Confirmant sa vision du marché, les bâtiments lui apparaissent en général fatigués, mal entretenus et carrément de guingois pour certains. Aucune cheminée d’usine à l’horizon, aucune automobile parcourant les avenues. Les Parisiens se déplacent encore avec des voitures à cheval. Un manque flagrant de dynamisme. Graf est surpris par cette sorte de résignation qu’il lit sur les visages. « Dans ce continuum, la France semble ne pas avoir connu de révolution industrielle, figée dans une sorte de Moyen Âge qui se serait prolongé ». Il déambule, l’œil curieux, cherchant à comprendre comment on en était arrivé à cette situation. Et puis certains détails commencent à le surprendre : ces habits bizarres que portent certaines gens, des sortes de costumes orientaux, quelques-uns semblent même en soie. Graf s’aperçoit aussi que des hommes portent une natte, longue et tressée. Il commence à comprendre quand il remarque des idéogrammes chinois qui parsèment les boutiques des rues marchandes qu’il arpente. Il ne l’avait pas observé au marché mais maintenant c’est flagrant. « Serais-je dans un monde dominé par la Chine où la mode viendrait de l’Empire du Milieu, un peu comme les Etats-Unis chez nous ? » Il a à peine le temps de se pencher sur cette conclusion qu’il croise une colonne entière de soldats asiatiques. Les badauds s’écartent pour les laisser passer. L’uniforme impeccable, le fusil sur l’épaule, ces fiers fantassins, fils du levant, marchent au pas sur le parvis de Notre-Dame. Scène digne d’une carte postale. « J’ai l’impression que la situation est pire que je pensais ». Il faut qu’il comprenne comment son pays en est arrivé là. Il entre dans une bibliothèque. Jane attendra un peu. Bien sûr, Graf s’autorisait de temps à autre des petits écarts. Comme cette fois où il avait arpenté un Paris soviétisé. Il avait flâné le long des Champs Elysées couverts de drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau et puis, là-bas, tout au fond, il avait failli tomber à la renverse quand il avait aperçu l’Arc de Triomphe surmonté d’une statue cyclopéenne de Lénine. Impressionnant. Partout, des chars conduits par des soldats parlant russe, patrouillaient à travers les boulevards et les avenues. Dans ce monde, Graf avait compris que le Japon, se concentrant sur son objectif chinois, n’avait pas attaqué Pearl Harbour. Les Etats-Unis étaient alors restés obstinément isolationnistes, laissant Staline et son Armée Rouge « libérer » l’Europe entière du joug nazi. Graf était resté un peu de temps dans cet univers. Il y avait vécu une histoire avec une femme officier. Une beauté slave aux yeux aussi vastes et mystérieux que la steppe…Elle venait de Sibérie Orientale, d’un petit village des rives du Pacifique. Elle avait été envoyé ici avec son régiment, sur les marches de l’Empire soviétique…une belle relation…et puis, il était reparti. Jane lui manquait. Il y avait eu aussi cette fois où il avait atterri dans une France qui traversait la pire crise économique de son histoire. Quinze millions de chômeurs et des émeutes quasi quotidiennes faisaient vaciller une VIe République incapable de faire face au chaos, les présidents se succédant à la tête de l’État. Graf avait fait la connaissance de hippies appartenant à une vaste communauté, squattant de vieux immeubles abandonnés du centre de la capitale. Ils l’avaient invité à leurs soirées de débauche, des nuits orgiaques où se mêlaient les corps et les esprits. Shooté à la coke, il avait partouzé joyeusement avec de jeunes délurées à peine sorties de l’adolescence. Mais quand il était retombé, le nom de Jane lui vrillait le cerveau, toujours le même refrain. Lancinant. Alors sa quête avait repris. Extraits du Petit Précis d’histoire mondiale de l’historien David Gaumont. « Tout semble concorder pour dire que le moment crucial se situe au début du XVè siècle. À ce moment précis de l’Histoire, les grandes civilisations (arabo-musulmane, européenne, amérindienne, chinoise et indienne) sont à peu près sur un même pied d’égalité et aucune ne semble pouvoir prendre le pas. […]. Quand en 1421, l’amiral Zheng He débarque, à l’aide de ses jonques géantes, sur les côtes occidentales du Nouveau Continent, il donne un avantage décisif à l’Empire du Milieu. (« Dans ce continuum, Christophe Colomb est donc un illustre inconnu » pensa Graf). Dans le même temps, affaiblie par des crises cycliques de peste noire, divisée par d’innombrables guerres intestines, l’Europe est incapable de réagir et de saisir l’opportunité qui se présente. On peut ainsi épiloguer sur un éventuel débarquement européen sur les côtes atlantiques, les caravelles étant capables à cette époque d’une telle traversée. Dans ce cas, que se serait-il passé ? Conflit ? Partage ? Là n’est pas notre débat et toujours est-il que l’Europe laisse passer sa chance. La Chine a les mains libres pour asseoir sa domination sur cette partie du monde qu’elle vient de découvrir. […] Les Chinois s’accaparent, par la violence, les richesses de ces nouvelles terres qui viennent soutenir l’énorme
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