Françoise Tomeno, VOUS CHANTIEZ ? EH BIEN - Revue Institutions

Noël à n’en pas douter. Je resterai toujours intriguée par cet événement sans lendemain quant
à l’articulation ou la compréhension, mais avec d’autres lendemains qui ont chanté. Quelques
temps plus tard, lorsque nous arrivons pour notre atelier, nous trouvons Jean-Marie allongé
sur une de nos deux banquettes SNCF à ras le sol et qui pleure, sans bruit, sans voix. Nous ne
le dé
rangeons pas, il est bien accueilli, au bout d’un long moment il nous quitte. Il reviendra de
temps en temps par le suite, agaçant certains par son décalage par rapport au groupe. Mais il
pourra à son tour, chanter toujours la même chanson, dont il ne reste que le rythme, sans
mélodie, et avec sa prononciation redevenue incompréhensible après le passage du petit
Jésus : "ballottant d’la queue et grignotant des dents...".
Ce qui fera lien par la suite entre Jean-Marie et moi, ce sera la très forte impression que je lui
aurai faite en chantant en allemand, en italien ou en anglais lors des concerts dans la clinique.
Comme si dans notre difficulté à nous faire comprendre, nous avions ce caractère commun
d’étrangeté et d’étrangéité, d’immigrés d’une autre planète pour ainsi dire. Après qu’il m’ait
questionnée sur ces langues bizarres que j’utilise quand je chante, je comprendrai beaucoup
mieux Jean-Marie lorsque nous papoterons dans nos rencontres dans la cour. Peut-être encore
un coup du petit Jésus, mais plus probablement ce bout de lien fragile ou ce lien par le tout
petit bout de l’étrange.
Edmée. C’est un de nos papis. Il rejoint l’atelier après nous avoir entendus lors d’un concert.
Edmée ne surprend pas trop avec son contact chaleureux, sa présence, son attention à ce qui
se passe. Une salopette bleue qu’il porte en permanence semble le faire tenir ensemble, toutes
ses poches sont bourrées d’ustensiles divers : crayons, stylos, petits outils, etc. Edmée aime
bricoler et passe beaucoup de temps à l’entretien où il travaille vraiment. Il sera pour l’atelier
d’un précieux soutien : réparation d’un tabouret de piano, mesures pour l’installation de
nouvelles étagères qui se sont perdues dans les projets non venus au jour.
Bricoleur, Edmée : il a en effet fort à faire avec lui même quand quelque chose se déglingue.
A un moment où il a des problèmes de dentier cassé et donc parti à la réparation, au bricolage,
il a du même coup des problèmes de prononciation. Il est très ennuyé, prêt à déprimer.
Heureusement le dentier revient et Edmée, soulagé, peut faire part d’impressions dont il
n’avait su que dire et que penser lorsqu’il les avait éprouvées. Edmée dit avoir enfin retrouvé
sa voix. Il dit : "c’est comme si avant, ça n’était pas la mienne. Plus grave, peut-être ? En tous
cas pas pareille". En tous cas Edmée ne fait pas de lui-même le rapprochement avec l’histoire
du dentier. Comme si brusquement il avait perdu sa voix et qu’il en avait eu une autre à la
place, venue on ne sait d’où, dont il n’avait perçu qu’un caractère d’étrangeté. Tout à l’heure,
Léon n’habitait pas sa voix, là Edmée est pour un moment lui aussi coupé de la sienne parce
qu’habité par une autre.
En fait, sa pensée, prête à la cassure, ne semble pas avoir fait le lien de causalité entre
l’absence du dentier et des difficultés de prononciation. Au lieu de causalité, il y a
contamination sur un thème de cassure. Le dentier parti ailleurs, au bricolage à l’extérieur, il
se retrouve mis en demeure de se débrouiller de ce qu’il ne reconnaît pas à l’intérieur, et c’est
sa voix entière qu’il croit changée, troquée, et non pas la prononciation distinguée du timbre.
Pendant cette période, Edmée aura du mal à trouver la bonne hauteur pour chanter,
complètement déstabilisé.