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Françoise Tomeno, VOUS CHANTIEZ ? EH BIEN - Revue Institutions

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<strong>Françoise</strong> <strong>Tomeno</strong><br />

Clinique de La Borde<br />

Voix, rythme et psychose<br />

Vous chantiez ? eh bien !...<br />

Vivre est une chanson dont mourir est le refrain.<br />

Victor Hugo (William Shakespeare)<br />

Petits morceaux rescapés de la fable, ce titre est aussi un souvenir empreint de sourire, de<br />

tendresse et de malice, souvenir d’une phrase que je me suis souvent entendue dire par<br />

Germain, lorsqu’il me croisait à la clinique où je venais "tenir" l’atelier chant.<br />

Mais de ce souvenir, et des phrases de la fable, j’ai à mon insu, et pour commettre un titre,<br />

escamoté des mots.<br />

Germain, lui, avait mélangé les mots et par là même les sujets. Les mots de Germain, c’était :<br />

"Vous chantiez, ne vous déplaise ? Eh bien dansez maintenant". Ce qui me faisait presque<br />

immanquablement répondre dans un éclat de rire que si je devais me mettre à danser, chacun<br />

serait surpris !...<br />

Quant à la phrase de la fable, puisqu’il nous faut ici aussi remonter tout au long de la chaîne<br />

des mots, souvenez-vous en :<br />

- Que faisiez-vous aux temps chauds ?<br />

Dit-elle à cette emprunteuse.<br />

- Je chantais, ne vous déplaise.<br />

- Vous chantiez ? J’en suis fort aise ?<br />

Eh bien, dansez maintenant !<br />

Un titre en forme de souvenir de fable, dont je retiendrai, comme ça, pour dire, pour faire<br />

allusion, quelques définitions du Grand Robert :<br />

- Suite des faits qui constituent l’élément narratif d’une œuvre<br />

- Sujet de conversations et récits malicieux (se dit d’une personne)<br />

- Récit à base d’imagination populaire ou artistique.<br />

C’est de ce genre que se réclamera mon propos.


Choix de cette fable aussi à cause de la question du rythme. Parce que le rythme, ça manque<br />

dans la psychose : le rythme du temps qui passe et laisse des traces sur les visages, le rythme<br />

de la démarche, celle qui a un début, une direction, un déroulement, une fin, et bien sûr pas<br />

celui du balancement qui se répète identique à lui-même, peut s’interrompre et reprendre plus<br />

tard sans porter trace du temps qui s’est écoulé, sans dire sa reprise. Les premières notes<br />

d’une chanson associées aux premières paroles sont distinguables, de même les suivantes, et<br />

ainsi de suite jusqu’à son achèvement, comme de la conception jusqu’à la mort. Le<br />

balancement ou la déambulation sans fin dans la psychose ressemblent à la vibration de la<br />

voix : rien n’en distinguera une séquence isolée au début, au milieu, à la fin.<br />

Et cette fable là parle de la voix et du rythme. La cigale s’est envolée avec sa voix et son<br />

chant dans un monde où le rythme des saisons, et du coup l’anticipation, la prévision<br />

n’existaient pas. Shootée à la voix, la sienne, cette vraie toxicomane joue un jeu dangereux<br />

avec ce qui devrait lui servir à l’échange. La fourmi ne s’y trompe pas, lorsqu’elle la renvoie à<br />

une autre jouissance possible, "Eh bien, dansez", tournez sur vous-même, comme les enfants<br />

psychotiques, soulignant là ce qu’il peut y avoir de commun entre une voix désinsérée de<br />

l’échange et un rythme sans fin.<br />

Je reviendrai sur ce caractère premier de la voix, celui d’indifférenciation, d’indistinctivité, la<br />

problématique de son intériorité et de son extériorité, et sa place dans la psychose.<br />

A noter aussi, au passage, cette particularité d’habiter cette même cavité que la nourriture<br />

traverse, et l’impossibilité qu’il y a à chanter et manger en même temps : la cigale a payé cher<br />

pour le savoir.<br />

En tous cas, et c’est le sens de cette introduction et de ce qui va suivre, il est extrêmement<br />

clair pour moi que ni la voix, ni le chant, ni la musique, ne sont par eux-mêmes<br />

thérapeutiques. Ils peuvent, comme beaucoup d’autres choses, faire du bien. Ils peuvent aussi<br />

faire du mal. Leur familiarité avec le vibratoire, le sonore, le rythmique, et le vocal, donnera<br />

une couleur particulière au confort, voire au réconfort, qu’ils pourront apporter. Le<br />

développement de cet aspect dans le cadre de la névrose n’est pas notre propos aujourd’hui.<br />

Mais dans la thérapeutique des psychoses, le sonore et le vocal vont être, et d’abord, pris dans<br />

- Soit ce caractère d’indifférenciation et de dilution : ma voix et celle de l’autre, c’est la<br />

même, elles se perdent l’une dans l’autre ou se mélangent, c’est le versant schizophrénique.<br />

- Soit ce caractère d’intrusion : il n’y a pas de barrière entre intérieur et extérieur, je suis<br />

habité à l’intérieur par des voix d’autres supposés extérieurs. Ma voix intérieure a pouvoir sur<br />

l’intérieur de l’autre. C’est le versant paranoïaque.<br />

Et c’est avec cette particularité là qu’il faudra aborder la question du sonore, de la voix et du<br />

chant, et de la musique.<br />

L'atelier chant<br />

L’atelier chant, qui va être le support de mes paroles aujourd’hui, s’est déroulé dans une<br />

clinique psychiatrique en Sologne, où le travail est celui de la psychothérapie institutionnelle.


Ce qui me frappe lorsque je commence<br />

cette activité, c’est le nombre de personnes, parmi les premiers pensionnaires qui viennent,<br />

qui sont persécutées par des voix, ou qui ont des réactions sensitives, interprétatives à la voix,<br />

aux paroles vocales des autres. Cette proportion se modifiera au fur et à<br />

mesure des années et de l’histoire de l’atelier, mais je resterai frappée par ce commencement.<br />

Certains, beaucoup, parmi ceux qui viendront à l’atelier chant, auront maille à partir avec une<br />

voix qui pourra se confondre avec celle de l’autre (la mienne, la voix de celui qui vient de<br />

chanter, celle d’un chanteur imitée dans un collage suspect, la deuxième voix dans une œuvre<br />

chorale). Indifférenciée de celle de l’autre, voix qui se confond ou se fond dans celle de<br />

l’autre, dilution.<br />

Pour d’autres, cette voix se voudra sans limite, sans limite de hauteur repérée et repérable (un<br />

jeune homme qui essaie de monter aussi haut que moi et qui s’attribue comme un défaut<br />

l'impossibilité d’y accéder). Pour d’autres, ce sera une difficulté, à certains moments de<br />

reconnaître pour sienne sa propre voix, comme habités par un corps étranger.<br />

D’autres encore n’habiteront pas leur voix au moment de chanter, la laissant se dérouler en<br />

annulant le rythme de la prosodie, celui des alternances couplets-refrain, celui de l’association<br />

timbre et paroles, ou en dissociant paroles et mélodie en ne produisant que paroles et rythmes,<br />

sans mélodie : voix monocorde et monotone.<br />

Enfin, et j’en ai parlé d’entrée, ceux qui, déjà habités par des voix attribuées à d’autres<br />

identifiés, ou persécutés par de vraies paroles interprétées comme leur étant mal-adressées,<br />

auront maille à partir avec le dedans et le dehors, la problématique de l’effraction et de<br />

l’intrusion, et des tentatives désespérées pour maintenir du deux à la place de cette transitivité<br />

menaçante, violence interne projetée en éclats sur autrui, ou construction délirante.<br />

Tous ont une tessiture vocale très courte, à peine une octave, alors que nous avons tous, "dans<br />

la voix", comme on dit, à quelque chose près, deux octaves et demie. Ainsi très vite se pose la<br />

question de l‘impossible. Pour les femmes, la voix est souvent anormalement grave (influence<br />

des médicaments, du tabac, de la maladie ?). Certains hommes ont une voix chantée proche de<br />

celle qu’ils avaient enfants, plus aiguë que celle habituelle à leur âge.<br />

Aliette. Bien que sa voix ait un timbre parlé très particulier, elle ne la distingue pas, en<br />

chantant, de celle d’autrui. Sa voix parlée est aiguë, métallique, mais se déroule sur une<br />

tessiture très courte. En chantant, pour pouvoir monter, elle doit chanter à l’octave en dessous.<br />

Quand je la fais "travailler" une chanson qu’elle a choisie, je suis obligée, quant à moi, de la<br />

chanter une octave au dessus d’elle , sinon c’est trop grave pour moi. Elle ne peut au début, et<br />

cela se reproduira à chaque nouvelle chanson, rester dans sa tessiture grave : sa voix décroche<br />

immédiatement et rejoint la mienne. Elle pense, elle "interprète" immédiatement que, chantant<br />

une octave au dessus d’elle, je ne chante pas "la même chose", c’est à dire la même mélodie<br />

qu’elle ; et donc elle croit, me rejoignant par la hauteur, rejoindre la mélodie. Elle repère une<br />

différence, mais ne peut la rapporter à ce qui reviendrait à chacune de nous comme<br />

particularité, voix grave ou voix aiguë. Elle projette, attribue cette différence à la mélodie, à<br />

un objet dépersonnalisé, détaché de la personne, et n’a plus d’autre issue, pour fabriquer du<br />

même, de l’identique, que d’essayer de coller à la hauteur de ma voix. Tentative vouée à<br />

l’échec, puisque très vite les aigus lui posent problème. Au fur et à mesure de nos rencontres,<br />

j’ai appris à me taire quand elle chantait, elle a appris à distinguer "sa voix aiguë" et "sa voix<br />

grave", et souvent, elle demandait, avant de commencer : "Je prend ma voix grave ?"


Ce collage à l’autre, cette poussée vers l’identique, le même, je le retrouverai chez Aliette<br />

dans le choix des chansons : toujours le même auteur-compositeur-interprète, ou bien la<br />

chanson qu’un autre vient juste de chanter l’instant d’avant, un peu comme des écholalies. On<br />

adoptera une règle dans l’atelier : pour les chansons chantées en solo, "les chansons<br />

personnelles" - comme finira par dire Aliette et avec elle tout l’atelier -, jamais, dans la même<br />

période, deux personnes ne chanteront la même chanson (la fin d’une période étant marquée<br />

la plupart du temps par un concert dans la clinique). Le compositeur préféré d’Aliette restera<br />

longtemps quelqu’un dont toutes les musiques sont bourrées de contre-temps, à un point qui<br />

me déstabilisait moi-même. Et Aliette répétait "le même" là aussi, du côté du rythme, un<br />

rythme bancal, balancé, très dur à reproduire pour elle.<br />

Aliette va un jour nous donner une définition du refrain : "heureusement qu’il y a les refrains,<br />

dit-elle, sinon il n’y aurait pas de différence". C’est ce retour du même refrain qui sépare les<br />

couplets et donc les distingue. La distinction est inatteignable pour Aliette dans les paroles et<br />

l’histoire de la chanson.<br />

Aliette réussira un jour à énoncer une autre façon de faire de la différence : alors qu’à midi je<br />

faisais, comme à l'accoutumée un petit tour dans la salle à manger pour annoncer ma présence<br />

et l’atelier, elle me dira de sa toute petite voix et avec son mystérieux sourire : "Non,<br />

<strong>Françoise</strong>, je ne viens pas" -"Vous avez peut-être quelque chose à faire ?" -"Non, je ne sais<br />

pas pourquoi, je n’ai pas envie". Ce non là aura la vie dure, et il permettra que nous parlions<br />

d’autre chose que du chant. Bravo Aliette !...<br />

Loïc. Il ressemble plutôt à un adolescent alors qu’il doit avoir la trentaine. Sa voix parlée est<br />

un peu entre deux timbres, entre deux hauteurs. Lorsqu’il me parle, il me fait penser à un<br />

enfant par son débit, sa prononciation, le rythme de ses phrases : des phrases courtes, qui<br />

s’achèvent toujours comme si elles restaient suspendues, ce sont d’ailleurs souvent des<br />

questions ; son visage semble plongé dans le vôtre. Parfois Loïc change de ton, il est déprimé.<br />

Alors il n’est plus dans ce mouvement du corps qui s’approche du vôtre et qui semble en<br />

traverser les limites. Au contraire, il est assis, le visage vers le bas, ses phrases aussi tombent<br />

quand elles finissent. Loïc a du mal à rester longtemps à l’atelier, à écouter les autres. Il a<br />

toujours ailleurs où aller (plutôt qu’autre chose à faire).<br />

Au début, il chante avec une voix perchée : celle d’un enfant, d’une femme ? Plutôt celle qui<br />

n’a pas de limite vers le haut. Voilà ce qui l’intéresse, Loïc : toujours plus haut, repousser la<br />

limite, parce qu’il n’y en aurait pas. Il peste de ne pas chanter aussi haut que moi, qui pourtant<br />

n’ai pas une voix de soprano coloratur. Mais tout de même, je suis une fille, et lui un garçon.<br />

Je le dis en plaisantant. Cependant, le jour où Loïc commence à "descendre" et à se retrouver<br />

dans sa voix, une belle voix de baryton, c’est le résultat de tout un travail institutionnel, et pas<br />

celui d’un travail vocal, technique ou non. L’atelier et une fête de quatorze juillet sur le thème<br />

de Paris seront l’occasion pour lui de se présenter avec cette nouvelle voix. Il travaillera, et<br />

dans le ton, dans l’ambiance "grave" une chanson d’Aristide Bruant.<br />

Léon. Je dirai de Léon qu’il n’habite pas sa voix quand il chante. Quand il parle, s’il parle de<br />

tous les maux dont il souffre physiquement, sa voix est terne et assez monocorde, comme luimême<br />

est monolithique avec toutes les enveloppes qui l’accompagnent : toujours des tas de<br />

gros pull-over et un anorak : il a du mal à les quitter, il se plaint pourtant d’avoir chaud. Mais<br />

apparemment ces pelures doivent lui servir pour autre chose que le chaud et le froid. Sa voix<br />

varie et s’anime quand il évoque sa région, Poissy, sa famille, la chorale où allait un de ses<br />

frères. Quand il évoque les fêtes de famille passées et à venir. Un jour aussi il s’anime en


parlant d’une très ancienne période de la clinique. Puis, progressivement il aura pour bagages<br />

les souvenirs que ceux qui sont devenus "les chanteurs" dans la clinique partagent et aiment<br />

évoquer. Là aussi sa voix s’animera.<br />

Quand il chante, sa voix est très faible, assez monotone : il ne varie pas le timbre selon les<br />

paroles, comme s’il n’y avait pas de paroles. Mais aussi comme s’il n’y avait pas de refrain.<br />

Certains l’engueulent parce qu’ils en ont marre de l’entendre si peu chaque fois : "chante plus<br />

fort, Léon, allez !" Je suis obligée de freiner, cette injonction paralysant Léon qui se perd dans<br />

sa chanson, ne repère plus le début, la fin, ne sait plus démarrer, perd le rythme. Je propose<br />

plutôt que nous reprenions les refrains avec lui, ce qui le soulage momentanément d’avoir à<br />

chanter plus fort, et qui lui permet de se repérer. D’autres fois, il aura plaisir à chanter avec<br />

d’autres des chansons dialoguées où un peu de vie, un peu de consistance de personnes<br />

apparaissent. Ainsi "le roi a fait battre tambour", ce qui nous permet de parler des hommes, ici<br />

de vrais machos, et des femmes, avec cette hystérique de reine qui a la vengeance au bout des<br />

doigts. Ainsi aussi "brave marin, revient de guerre".<br />

Pour Léon, l’atelier sera un des repères dans la semaine, lui qui a bien d’autres activités. C’est<br />

un des premiers qui transportera des chansons travaillées à l’atelier dans d’autres lieux de la<br />

clinique, et à des moments où je ne suis pas là : des veillées organisées par des stagiaires par<br />

exemple. Des fins de repas où on lui demandera de chanter son tube, la première chanson<br />

apprise par lui à l’atelier "un petit coup de rouge". Il les transportera aussi dans les repas de<br />

famille.<br />

Il aura plaisir à raconter tous ces événements, comment ça a circulé, comment il a été pris<br />

dans l’échange et dans des réseaux porteurs, grâce à ses chansons. Lui que guette toujours<br />

l’immobilisme monotone.<br />

Jean-Marie. Il est parfois à la clinique, parfois chez lui, dans sa famille, dans la Creuse. Il a<br />

fait une entrée si particulière et si émouvante dans l’atelier que lorsqu’il est dans la Creuse, il<br />

me manque.<br />

L’atelier fonctionnait déjà depuis plusieurs années. Jean-Marie avait la réputation d’un<br />

gueulard, on l’entendait souvent crier dehors, par toutes les saisons.<br />

Lorsqu’il s’adresse à quelqu’un, il a un tel accent qu’on ne comprend rien. Beaucoup lui<br />

répondent d’après l’intonation.<br />

Jean-Marie est d’abord venu crier et hurler dans la pièce qui jouxtait l’atelier musique où nous<br />

nous retrouvions, c’est à dire dans la salle de spectacle, à cette heure là inoccupée. Il a<br />

déclenché la colère des pensionnaires présents. Il faut dire que notre contenant, pièce fermée,<br />

chaise en rond, ambiance d’écoute peut être vite fragilisée par une intrusion, une effraction,<br />

une porte ouverte, etc. Bon signe que ça gueule, mais ça n’est pas bon pour Jean-Marie.<br />

J’essaie de calmer les émois "Jean-Marie est comme ça, on peut peut-être l’inviter". Ca<br />

marche, l’ambiance se calme, quelqu’un va l’inviter... et il s’en va. Bon, on a au moins la paix<br />

et sans casse.<br />

Noël approche. Je suis dans l’allée, je vais vers le "château", lieu de beaucoup de<br />

rassemblements, lorsque je reconnais les paroles de "Il est né le divin enfant", prononcées par<br />

la voix de Jean-Marie. Les paroles, mais pas la mélodie. Jean-Marie qui prononce<br />

correctement ? Ou moi qui le comprends pour la première fois ? En tous cas un miracle de


Noël à n’en pas douter. Je resterai toujours intriguée par cet événement sans lendemain quant<br />

à l’articulation ou la compréhension, mais avec d’autres lendemains qui ont chanté. Quelques<br />

temps plus tard, lorsque nous arrivons pour notre atelier, nous trouvons Jean-Marie allongé<br />

sur une de nos deux banquettes SNCF à ras le sol et qui pleure, sans bruit, sans voix. Nous ne<br />

le dé<br />

rangeons pas, il est bien accueilli, au bout d’un long moment il nous quitte. Il reviendra de<br />

temps en temps par le suite, agaçant certains par son décalage par rapport au groupe. Mais il<br />

pourra à son tour, chanter toujours la même chanson, dont il ne reste que le rythme, sans<br />

mélodie, et avec sa prononciation redevenue incompréhensible après le passage du petit<br />

Jésus : "ballottant d’la queue et grignotant des dents...".<br />

Ce qui fera lien par la suite entre Jean-Marie et moi, ce sera la très forte impression que je lui<br />

aurai faite en chantant en allemand, en italien ou en anglais lors des concerts dans la clinique.<br />

Comme si dans notre difficulté à nous faire comprendre, nous avions ce caractère commun<br />

d’étrangeté et d’étrangéité, d’immigrés d’une autre planète pour ainsi dire. Après qu’il m’ait<br />

questionnée sur ces langues bizarres que j’utilise quand je chante, je comprendrai beaucoup<br />

mieux Jean-Marie lorsque nous papoterons dans nos rencontres dans la cour. Peut-être encore<br />

un coup du petit Jésus, mais plus probablement ce bout de lien fragile ou ce lien par le tout<br />

petit bout de l’étrange.<br />

Edmée. C’est un de nos papis. Il rejoint l’atelier après nous avoir entendus lors d’un concert.<br />

Edmée ne surprend pas trop avec son contact chaleureux, sa présence, son attention à ce qui<br />

se passe. Une salopette bleue qu’il porte en permanence semble le faire tenir ensemble, toutes<br />

ses poches sont bourrées d’ustensiles divers : crayons, stylos, petits outils, etc. Edmée aime<br />

bricoler et passe beaucoup de temps à l’entretien où il travaille vraiment. Il sera pour l’atelier<br />

d’un précieux soutien : réparation d’un tabouret de piano, mesures pour l’installation de<br />

nouvelles étagères qui se sont perdues dans les projets non venus au jour.<br />

Bricoleur, Edmée : il a en effet fort à faire avec lui même quand quelque chose se déglingue.<br />

A un moment où il a des problèmes de dentier cassé et donc parti à la réparation, au bricolage,<br />

il a du même coup des problèmes de prononciation. Il est très ennuyé, prêt à déprimer.<br />

Heureusement le dentier revient et Edmée, soulagé, peut faire part d’impressions dont il<br />

n’avait su que dire et que penser lorsqu’il les avait éprouvées. Edmée dit avoir enfin retrouvé<br />

sa voix. Il dit : "c’est comme si avant, ça n’était pas la mienne. Plus grave, peut-être ? En tous<br />

cas pas pareille". En tous cas Edmée ne fait pas de lui-même le rapprochement avec l’histoire<br />

du dentier. Comme si brusquement il avait perdu sa voix et qu’il en avait eu une autre à la<br />

place, venue on ne sait d’où, dont il n’avait perçu qu’un caractère d’étrangeté. Tout à l’heure,<br />

Léon n’habitait pas sa voix, là Edmée est pour un moment lui aussi coupé de la sienne parce<br />

qu’habité par une autre.<br />

En fait, sa pensée, prête à la cassure, ne semble pas avoir fait le lien de causalité entre<br />

l’absence du dentier et des difficultés de prononciation. Au lieu de causalité, il y a<br />

contamination sur un thème de cassure. Le dentier parti ailleurs, au bricolage à l’extérieur, il<br />

se retrouve mis en demeure de se débrouiller de ce qu’il ne reconnaît pas à l’intérieur, et c’est<br />

sa voix entière qu’il croit changée, troquée, et non pas la prononciation distinguée du timbre.<br />

Pendant cette période, Edmée aura du mal à trouver la bonne hauteur pour chanter,<br />

complètement déstabilisé.


Ce qu’Edmée affectionnera particulièrement, c’est que nous chantions ensemble, lui et moi,<br />

les vieilles chansons de son temps, "Frou-frou", "Le temps des cerises", comme si ça faisait<br />

tenir ensemble le passé et le présent, lui et moi .<br />

Manuel. C’est un fidèle. Il manque rarement. Lorsqu’il n’est pas là, c’est que c’est son heure<br />

de standard ou de chauffe, ou qu’il répète pour le théâtre. C’est aussi parfois parce qu’il va<br />

mal, parce qu’il s’est trop identifié à un autre, il est devenu l’autre, comme lorsqu’il se faisait<br />

cuire dangereusement au soleil de juillet pour véritablement incarner le beau Pâris dans "la<br />

belle Hélène" de Jacques Offenbach. Manuel nous a appris à être très prudent avec lui.<br />

Au début de l’atelier, il assure la deuxième voix de certaines chansons exécutées en chœur. Il<br />

fait ça très bien, tellement bien que ça me semble suspect. En effet, quand on n’a pas<br />

l’habitude de chanter à plusieurs voix, il faut un certain temps d’adaptation pour, tout en<br />

entendant la première voix qui a la mélodie, produire la seconde, qui en général coule moins<br />

de source parce qu’elle n’est pas la mélodie, et n’est construite que dans les harmoniques.<br />

Certes, ce que nous faisons est bien agréable à entendre. Jusqu’au jour où Manuel nous<br />

explique à quel prix : d’une part il a enregistré, enfermé la deuxième voix chantée par moimême<br />

dans son magnétophone. Il se la répète toute la semaine en s’isolant. Et lorsqu’on<br />

chante tous ensemble, il n’écoute plus que sa voix, sa voix intérieure, et n’écoute plus rien<br />

d’autre, des autres.<br />

Je ne proposerai désormais plus de chœurs à deux voix que lorsque je serai certaine que le<br />

pupitre des secondes voix puisse être assuré par plusieurs, ou par un autre pensionnaire,<br />

musicien, et dont la maladie n’a pas altéré cette capacité à entendre la polyphonie. Tant pis<br />

pour l’esthétique et l’art.<br />

Je proposerai également à Manuel, plutôt que de travailler dans la semaine avec son<br />

magnétophone, de répéter avec un guitariste qui nous a rejoints, ou de travailler une chanson à<br />

plusieurs personnages avec un autre chanteur, ou à l’unisson avec une autre pensionnaire. La<br />

voix de l’autre et la sienne seront moins en danger d’objectivation. Mais bien sûr, là aussi,<br />

d’une part, pas de guérison, les nœuds du filet toujours à refaire, et d’autre part, le relais des<br />

autres, des autres pensionnaires, moniteurs, instances etc. J’y reviendrai.<br />

Jacquotte. C’est une des premières à venir à l’atelier. Elle sera assez fidèle, à sa manière. Elle<br />

est parasitée par le thème de l’enfance et de l’enfant, en lien avec son propre fils dont<br />

l’évocation la met dans tous ses états, des états de délire. Elle choisira toujours au début des<br />

chansons parlant d’enfant ou des chansons pour enfants. Je m’efforcerai d’y apporter de la<br />

variation pour qu’elle ne plonge pas avec l’enfant dans l’eau du bain de persécution. Elle<br />

changera ainsi progressivement de répertoire. Mais le parasitage reviendra régulièrement dans<br />

l’humeur.<br />

Elle a une jolie voix de soprano. Comme beaucoup elle me colle de près, comme si elle, moi,<br />

le piano, la partition, nos voix ne formaient qu’un seul bloc. D’ailleurs elle veut "avoir ma<br />

voix", elle le dit ainsi, comme si ma voix était un objet objectif objectivable, distinct de moi,<br />

et qu’un autre pouvait l’avoir, l’attraper.<br />

Un long travail nous attend de décollement, de distinguabilité, de distinctivité. Il sera permis<br />

par les concerts, où j’aurai la surprise, puis l'amusement de voir Jacquotte m’imiter dans les<br />

grands moments où je me prends pour une chanteuse : posture, signe au pianiste qu’on est<br />

prêts, etc. Ce "comme moi" se doublera d’un autre "comme" du côté des enveloppes : sa


mère, comme la mienne, était couturière, elle-même aime les beaux habits, les belles coupes,<br />

et nous ne nous privons pas de commentaires sur nos tenues respectives, commentaires plus<br />

ou moins élogieux d’ailleurs mais toujours (presque...) au nom de ce savoir de l’artisanat de<br />

nos mères que nous sommes seules à partager. Chanter comme moi, avoir une mère comme la<br />

mienne, ce n’est déjà plus avoir ma voix.<br />

Ce thème de l’enveloppe, dans l’attitude en concert, dans les vêtements, on le retrouvera dans<br />

l’incapacité de Jacquotte à garder<br />

ses partitions : elle les perd, "on" lui vole, bien sûr ; et je deviens gardienne de cette feuille<br />

qui, n’étant pas la mienne, lui permet de s’éloigner un peu de moi lorsque nous travaillons ; je<br />

la reprends à chaque fin d’atelier, l’emporte avec moi, et la rapporte la fois suivante. Elle<br />

achètera un grand sac, tout rond comme le mien, et pourra pour un temps assurer elle-même<br />

ce gardiennage. Ca ne durera pas.<br />

Un jour, arrivant à l’atelier, elle me dit : "Ah ! ce matin ça n’allait pas du tout, j’avais mes<br />

voix. Et tout d’un coup j’ai pensé : mais c’est lundi, le jour de l’atelier chant et de <strong>Françoise</strong><br />

<strong>Tomeno</strong> ! Ca a été mieux parce que je savais que les voix allaient s’arrêter." Etre aussi bon<br />

que ce bon vieil Haldol, que rêver de mieux pour un travail thérapeutique ?<br />

Cependant, pour Jacquotte comme pour les autres, ce sont les liens de l’atelier avec le reste de<br />

l’institution, instances, autre lieux, autres ateliers, etc. qui ont permis certains aménagements.<br />

Je parlais tout à l’heure des concerts. Il y a eu aussi les déplacements de l’atelier chant dans la<br />

clinique. Plusieurs fois nous avons été donner une aubade dans les infirmeries, les ateliers, les<br />

lieux administratifs, la lingerie... Une fois très particulière, nous avons préparé un répertoire<br />

pour la garderie accueillant les enfants du personnel. Jacquotte y allait très régulièrement filer<br />

un coup de main. Quand elle y était, elle n’arrivait pas à quitter les enfants pour venir chanter.<br />

Cette fois là, nous l’avons accompagnée jusque là-bas et avons chanté avec elle pour les<br />

enfants.<br />

Odile. Elle est musicienne, et peut être très bonne pianiste avec un sens du phrasé très fin,<br />

cela quand elle ne va pas trop mal. Elle est alors très bonne accompagnatrice. Elle a une voix<br />

étonnante, bouleversante, quand elle chante : c’est entre le chant et le cri, ça ne ressemble à<br />

rien que j’aie jamais entendu. C’est à la fois beau et horrible, poignant. Elle ne peut chanter<br />

seule longtemps, ça la fait partir dans un état étrange, proche de la violence qui lui est si<br />

familière lorsqu’elle se sent persécutée par une phrase qu’on a adressée à quelqu’un d’autre,<br />

lorsqu’elle interprète de travers ce qu’on lui dit, ou les paroles d’une chanson qu’elle pense<br />

qu’on a choisie exprès contre elle. Sa voix semble près d’éclater comme elle-même, comme<br />

les petites taches rouges qui éclatent sur son visage avant l’orage.<br />

Odile a fait des études pour enseigner la musique. Elle dira plusieurs fois qu’elle a dérapé le<br />

jour de l’examen de direction de chœur. Je ne lui confierai jamais la direction de la chorale,<br />

mais elle pourra être répétitrice en mon absence, me restituant la "baguette" à mon retour<br />

hebdomadaire. Comme ça, ça peut tenir.<br />

Prise par le jeu de la belle musique, confiante dans les capacités musicales d’Odile, je lui ai<br />

proposé un jour de chanter avec moi à deux voix, de très jolies mélodies du XVIème. Ce fut<br />

une catastrophe. Cet à deux voix a été impossible : elle est partie brusquement et n’est plus<br />

revenue... pendant quatre années. Le temps de la psychose n’étant pas le nôtre, quand elle est<br />

revenue chanter avec la chorale, c’est comme si elle ne l’avait jamais quittée. Nous n’avons<br />

plus fait de duo. Elle n’a plus chanté en solo. C’est après son retour qu’elle a proposé de faire


des séances de répétition chaque soir de la semaine, en vue de la préparation de la fête de<br />

Nouvel An.<br />

Menacée par les voix des autres, le "à deux voix" devait renforcer la menace de proximité, la<br />

"direction" d’une polyphonie confirmait cette menace, sauf si elle était en délégation, en<br />

greffe sur ma propre direction et qu’elle était sûre de me la restituer. Nos liens se sont apaisés.<br />

Je n’ai plus été victime de ses violences. Elle a su se protéger en s’absentant aux moments à<br />

risques entre elle et moi, et revenir sans trop d’émoi.<br />

Ces voix...approche thérique Vous m’accorderez que ces voix sont de drôles de choses :<br />

Voix moi-autrui, une seule voix pour deux, une voix qui colle à celle de l’autre dans<br />

l’identique : Aliette.<br />

Voix sans limite : Loïc.<br />

Voix menacée par la contiguïté d’une autre, et l’obligation de la contenir avec un<br />

magnétophone ou l’isolement : Manuel.<br />

Voix collée au monolithisme d’un corps inhabité et qui fait signe par les maladies : Léon.<br />

Voix brisée en éléments distincts : Jean-Marie.<br />

Voix troquée : Edmée.<br />

Voix des autres qui envahit l’intérieur : Jacquotte.<br />

Voix éclatée par la menace que représentent les voix des autres : Odile.<br />

Toutes ces voix ont une consistance bien inhabituelle pour nous. C’est comme si elles étaient<br />

là comme des choses, ayant leur vie autonome. Toujours présentes, menaces par excès de<br />

présence, elles peuvent coller, se fondre à une autre, emporter le sujet avec elles, sortir, entrer<br />

dans le corps.<br />

Un trop plein d’objet là où il n’y a pas de place pour le manque.<br />

Ces voix-là font signe, menacent, et ne permettent pas de faire signe, d’en appeler à l’autre<br />

comme témoin du manque.<br />

Pour nos vies moyennes de sujets névrosés ordinaires, la voix s’est installée dans le jeu du<br />

fort-da, présence-absence, signe de la présence de l’autre parce qu’inscrite dans son absence<br />

possible, appel à l’autre, pulsion invoquante.<br />

Pour les sujets souffrant de psychose, pas de manque, pas d’appel : "l’Autre lui a déjà<br />

répondu, la voix de l’autre est déjà avec lui."<br />

Si l’on compare avec nos fantasmes de retrouvailles avec un objet premier, illusoire et perdu,<br />

et la nostalgie qui les accompagnent, avec une voix-mère-enfant originaire, originelle et<br />

fusionnelle, pour le psychotique, l’objet, la voix, deviennent "objet non perdu" , toujours déjà<br />

là.


Si la voix, comme objet psychique, est concernée par la question du manque, c’est au même<br />

titre que tout ce qui tombe du corps comme déchet, toutes ces "petites choses séparables du<br />

corps" . La matérialité sonore de la voix n’apporte rien de spécifique à cette fonction logique<br />

du travail du manque.<br />

A ce titre, elle peut prendre place, et sans privilège, aux cotés des objets des autres pulsions<br />

partielles, pulsions orale, anale, scopique.<br />

Ce qui nous intéresse ici aussi, c’est la possibilité d’accompagnement des personnes<br />

psychotiques.<br />

Dans cette perspective, la voix, comme toute autre production (et là aussi sa matière sonore<br />

et vibratoire n’apporte pas de spécificité) peut être le lieu d’une "projection totale, allant<br />

parfois jusqu’à l'extrême de ce qui est décrit dans certains processus d’autisme grave, objet<br />

tenant lieu de tout le corps" .<br />

Vous comprendrez ainsi pourquoi il serait de très mauvais goût de proposer un travail<br />

uniquement vocal, par exemple technique (vocalises, travail du timbre, etc.) à des<br />

schizophrènes : ici point de métaphore, un sens ne vaut pas pour un autre, pas de métonymie,<br />

la partie ne "représente" pas le tout, elle en tient lieu, elle est le tout. La triturer, la découper<br />

en ses éléments, c’est risquer de découper la personne elle-même dans le sens de la<br />

dissociation, ou de l’entraîner vers encore plus de dilution, elle qui tente vainement de se<br />

débrouiller de cette absence de limite où l’objet l’entraîne par contiguïté, ou de l’isoler, de le<br />

contenir lorsque, déjà trop là, et pourtant coupé, il ne peut manquer.<br />

Comme objet pouvant envahir l’intérieur, menacé de l’extérieur, avoir pouvoir sur les<br />

pensées, là aussi pas de spécificité de la voix, du support sonore : le regard peut lui aussi être<br />

ainsi qualifié (cf. Schreber, cf. les travaux de Lacan, qui est celui qui à partir de son travail sur<br />

la psychose a ajouté aux pulsions partielles décrites par Freud la pulsion scopique et la pulsion<br />

invoquante). L’hallucination peut être visuelle ou accoustique, le sonore ne la caractérise pas.<br />

Ici aussi on pressent comment l’exercice d’une voix qui serait déliée, déliée du corps, pourrait<br />

être menace. Menace d’éclatement, comme un miroir brisé, de cet objet internalisé porteur de<br />

violence, menace de rejoindre ces voix extérieures qui persécutent, et d’emporter le sujet dans<br />

ses projections éclatantes.<br />

Le sonore, le vocal ne comportent pas d’eux-mêmes de qualité limitante et contenante. La<br />

notion d’enveloppe sonore est un abus de langage si on ne l’étaye pas sur les exigences de la<br />

fonction contenante, phorique, greffée sur une image spatiale (du contact, du toucher). J’ai ici<br />

en tête le texte de Pierre Paul Lacas "Structuration de l’image du corps et fonctions du<br />

sonore" que l’on peut lire dans l’ouvrage collectif, hélas épuisé, "Vingt-cinq années de<br />

Psychothérapie Analytique des psychoses" ouvrage dirigé par Gisela Pankow. Il reprend ainsi<br />

cette question du sonore, en référence au spatial et au toucher fondateur, en travaillant les<br />

notions<br />

- d’intériorité et d’extériorité, des limites<br />

- de partialité et de totalité


à savoir ce qui vient précisément de nous occuper du côté de la psychose et des deux versants<br />

paranoïaque et schizophrénique.<br />

Il dit "ce n’est que par métaphore qu’on peut qualifier d’enveloppe le phénomène vibratoire<br />

audible (...) Entre l’auditeur et l’audible vibratoire, il n’y a pas, stricto sensu, de relation<br />

d’enveloppant à enveloppé, mais seulement un rapport duel de pénétrant à pénétré, d’émetteur<br />

à récepteur. Le son pénètre dans le corps qui est affecté de vibrations."<br />

On peut, dit-il, plutôt parler de "bain sonore". Le corps peut se vivre comme pénétrant,<br />

baignant dans l’audible. Le bain, et le bain sonore, "n’est pas donateur de frontières (...) il<br />

n’impose pas de limite au sujet qui se baigne en lui, au contraire, il suppose que le baigneur<br />

possède déjà les siennes (...) L’enveloppe opère en tiers comme contenant entre le contenu et<br />

le hors contenu ; le bain est seulement un contenant qui peut contenir un autre contenant." On<br />

pense ici à la technique du packing et des enveloppements donateurs de limite au corps.<br />

"Le sonore, loin d’être une limite, est un parasite : perçant les enveloppes spatiales, il peut<br />

attaquer ce qui vit à l’intérieur d’elles, ou encore, il peut toujours à l’intérieur même des dites<br />

enveloppes trop peu protectrices, contraindre le sujet à ne prêter attention qu’à son corps<br />

vibratoire."<br />

Pierre Paul Lacas ajoute : "Le bain que constitue le sonore peut être séparateur sans être pour<br />

autant protecteur ; il convient donc de ne pas assimiler purement et simplement la fonction<br />

séparatrice du sonore d’une impossible fonction limitante par lui de la structuration de l’image<br />

du corps."<br />

Cette phrase permet de penser cette problématique de l’intérieur et de l’extérieur, reconnus<br />

distincts dans le versant paranoïaque, mais sans limite par rapport à la pénétration, sans<br />

étanchéité. Pierre Paul Lacas parle d’effraction : "Le sonore lance un défi toujours possible à<br />

l’enveloppe sécurisante du corps vécu derrière lequel le sujet exige de se sentir protégé aussi<br />

bien inconsciemment que consciemment.<br />

Dans le versant schizophrénique, les deux verbes seraient "absorber" et sa forme passive "être<br />

absorbé".<br />

Dans le versant paranoïaque, "pénétrer" et "être pénétré".<br />

Dans la suite de son texte, Pierre Paul Lacas évoque l’expérience de la première enveloppe<br />

utérine, suivie de celle du holding, associée au sein maternel et source du sentiment de<br />

sécurité par le contact physique protecteur. "la fonction du holding sonore n’est que dérivée et<br />

seconde, aucunement radicale ni première".<br />

"Dans les troubles de type névrotique, on peut raisonnablement penser que le seul rappel du<br />

holding sonore pourra évoquer, par déplacement métaphorique (le son pour le toucher) et par<br />

relation métonymique (la partie sonore pour le tout constitué par mère-enfant) le vécu<br />

sécurisant effectivement né dans l’espace (...) Dans le cas des troubles de type psychotique,<br />

avec dissociation de l’image du corps, la faille peut passer par exemple, entre les deux<br />

registres du sonore et du tangible, auquel cas, il n’y a plus de lien d’évocation des vertus de<br />

l’un par l’imagination de l’autre (...) La vertu de sécurisation du sonore ne lui est que<br />

contingente et accidentelle, et aucunement nécessaire et substantielle."


Où passe le thérapeutique ?Voilà pourquoi l’audible, le sonore, le vocal, le chant, la musique,<br />

ne sont pas d’eux-mêmes thérapeutiques. Ils peuvent être des supports thérapeutiques, comme<br />

bien d’autres supports n’ayant rien à voir avec le sonore vibratoire.<br />

Ils méritent un maniement différent dans le cas de la névrose et dans celui de la psychose.et<br />

supposeront toujours l’un comme l’autre le travail d’un tiers, l’activité transférentielle et<br />

contre-transférentielle.<br />

Dans le cas du traitement de la psychose, la dissociation, le transfert dissocié, éclaté, méritera<br />

un traitement particulier.<br />

C’est ce traitement particulier, qui consiste à essayer d’établir des "liens bouts de ficelle" , des<br />

"greffes de transfert" qui indiquera à n’importe quel atelier sa place dans le réseau<br />

thérapeutique et qui permettra de négocier la particularité de son support pour l’inscrire dans<br />

ce mouvement du lien. Particularité qui confrontera toujours ceux qui se rencontreront autour<br />

du sonore à ces risques de dilution et d’effraction et exigeront donc un maniement rigoureux<br />

du support sonore.<br />

Ce n’est donc pas à partir de supposées vertus thérapeutiques du sonore, du vocal , du chant<br />

ou de la musique, que j’ai choisi d’animer, hebdomadairement un atelier chant.<br />

Chanteuse par ailleurs, "pour le plaisir" comme on dit..., j’avais rejoint depuis deux ans un<br />

atelier de musique existant dans la clinique, et je l’avais rejoint comme chanteuse. J’étais<br />

connue là-bas comme "la chanteuse" et pas du tout comme psychanalyste.<br />

Et puis j’avais dans mes bagages, (au sens propre comme au sens figuré) des tas de chansons,<br />

puisque j’étais tombée dedans quand j’étais petite, dans une famille où ça chantait. Je suis<br />

donc montée à bord du navire de la psychothérapie institutionnelle. J’ai vite appris à quoi<br />

servait le Club. Un jour où je me rendais à une réunion du Club pour me faire rembourser des<br />

partitions achetées pour l’atelier (je savais que, comme pour chaque atelier, je disposais d’un<br />

budget de 500 francs), je me suis fait littéralement engueuler par le pensionnaire qui était<br />

président à l’époque, qui m’a dit : "Mais vous n’avez vraiment rien compris ! le Club, ça n’est<br />

pas fait pour vous donner des sous pour faire fonctionner "votre" atelier. C’est fait pour qu’on<br />

parle. Vous avez l’intention d’acheter des partitions ? Lesquelles, pourquoi, pour qui, quels<br />

projets, en lien avec quels autres ateliers, quand, etc." Pauvre de moi, j’avais sauté par dessus<br />

la règle d’or de la circulation de la parole des personnes, des biens, de l’argent.<br />

J’ai su, après cette engueulade me servir du Club pour la fabrication des "liens bouts de<br />

ficelle". Que tout transite par là est une bien précieuse chose qui évite de se chroniciser dans<br />

un petit fonctionnement répétitif.<br />

Bien précieuse chose aussi que d’occuper un lieu occupé par d’autres à d’autres moments de<br />

la journée. Partager l’espace, c’est aussi découper le temps, l’emploi du temps, parler du<br />

rythme de la journée, de la semaine, des saisons (saison du théâtre dans la pièce à côté,<br />

pendant laquelle on ne pouvait chanter sans déranger les "acteurs". Il fallait un peu bousculer<br />

nos horaires : on le faisait avec plaisir, et puis on pouvait alors participer aux répétitions, y<br />

assister : ça créait d’autres liens).<br />

Sinon, attention, danger, sédimentation. Pendant longtemps, le samedi après-midi, l’atelier<br />

"chant personnel" suivait l’atelier chorale de Thierry et précédait l’atelier musique de Pierre.


Ca aussi, ça nous faisait du rythme, et des différences (de styles, de personnes). Ca nous<br />

faisait des occasions de passer

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