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paul pelckmans<br />
Le souper de Balzora. Une re<strong>le</strong>cture<br />
Il est <strong>des</strong> <strong>pages</strong> qui paraissent si limpi<strong>des</strong> qu’el<strong>le</strong>s semb<strong>le</strong>nt défier <strong>le</strong> commentaire.<br />
Le célèbre chapitre XII de Zadig est de cel<strong>le</strong>s-là. Quand Zadig convainc ses<br />
convives de Balzora qu’en dépit de la diversité bariolée de <strong>le</strong>urs religions ils sont<br />
« tous du même avis » (p. 90) 1 , <strong>le</strong> propos illustre l’ambition du déisme éclairé à<br />
représenter un commun dénominateur de toutes religions et <strong>le</strong> fait si élégamment<br />
qu’on voit mal quel<strong>le</strong> explication de texte pourrait ajouter quoi que ce soit d’uti<strong>le</strong><br />
à une démonstration à ce point parfaite. Aussi la plupart <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> classiques<br />
qui rencontrent cette page incontournab<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>ur chemin l’expédient-el<strong>le</strong>s en<br />
quelques lignes, qui se limitent <strong>le</strong> plus souvent à en paraphraser la <strong>le</strong>çon 2 . Le chapitre,<br />
semb<strong>le</strong>-t-il, dit si bien ce qu’il veut dire que l’exégèse peut se limiter sans<br />
dommage à un simp<strong>le</strong> résumé.<br />
La présente étude voudrait indiquer que cette page d’allure si lisse présente<br />
pourtant, à y regarder de près, tels reliefs qui donnent à penser. Le consensus<br />
brillamment réussi par Zadig ne laisse pas de comporter en effet quelques à-peuprès<br />
que <strong>le</strong> texte ne thématise pas vraiment, mais qui ne permettent peut-être que<br />
mieux d’en préciser <strong>le</strong>s coordonnées. Il semb<strong>le</strong> légitime d’espérer qu’ils nous édifieront<br />
aussi quelque peu sur cel<strong>le</strong>s du déisme éclairé, dont cette page propose une<br />
manière de charte.<br />
Je note d’abord que la conversation s’amorce sur un thème qui sera entièrement<br />
perdu de vue par la suite. Nous entendons en premier lieu un Égyptien qui s’indigne<br />
qu’on refuse à Balzora de lui prêter de l’argent sur <strong>le</strong> corps momifié de sa<br />
tante. Personne ne s’aviserait en Égypte de refuser « un effet si solide » (p. 88). Son<br />
voisin de tab<strong>le</strong> Indien s’inquiète au même moment de <strong>le</strong> voir s’apprêter à manger<br />
d’une excel<strong>le</strong>nte pou<strong>le</strong> bouillie […] : Il se pourrait faire que l’âme de la défunte<br />
fût passée dans <strong>le</strong> corps de cette pou<strong>le</strong>, et vous ne voudriez pas vous<br />
exposer à manger votre tante. (p. 88)<br />
1. Références, dans <strong>le</strong> texte, à Voltaire, Romans et contes, édition établie par Frédéric Deloffre et<br />
Jacques Van den Heuvel, Paris, Gallimard, 1979.<br />
2. Voir par exemp<strong>le</strong> René Pomeau, La Religion de Voltaire, Paris, Nizet, 1974, p. 159 ; Jacques Van<br />
den Heuvel, Voltaire dans ses contes, Paris, Colin, 1970, p. 181 ; Christiane Mervaud, Voltaire à tab<strong>le</strong>, Paris,<br />
Desjonquères, 1998, p. 121.