SINAÏ - Tribu 12

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4 çait à m’échapper ; j’ai pris quelques notes pour tenter de l’apprivoiser, de garder certains souvenirs... Et j’ai vu que l’écriture débordait. Je me suis trouvé devant un problème de forme : quelle forme donner à ce jaillissement ? Et j’ai beaucoup erré jusqu’au moment où ça a pris tout seul la forme romanesque, et cela m’a donné soudain une vraie liberté qui m’a permis, par exemple, de faire dire par des Juifs tunisiens des choses du Maroc, etc. L’écriture de la fiction est d’autant plus libre qu’elle épouse au plus près des réalités vécues. Et j’ai plané sur ce tapis d’écriture qui se déroulait tout seul, et qui, bien sûr dépasse la question des souvenirs. Ce livre est, non pas duplice mais malin : il travaille toujours à plusieurs niveaux. Certains y verront une évocation nostalgique, d’autres une histoire d’amour, d’autres le contact des cultures, le frottement des civilisations... Faites l’expérience, ouvrez une page au hasard, elle touche aux problèmes ombilicaux de la famille, de l’enfant, autant qu’à ceux de la présence juive dans un monde gentiment hostile, un monde qui la tolère mais qui lui en veut profondément. Et ce sont ces replis de bonheur et de bienêtre dans une ambiance hostile qui symbolisent le mieux le paradoxe : nous étions «bien» dans une terre qui n’était pas la nôtre... On peut être heureux dans la détresse. T.12 : Haïm Bouzaglou, le narrateur, c’est un peu vous. Comme lui, vous êtes né à Marrakech, comme lui, vous avez milité à l’extrême gauche et critiqué les «bourgeois»… D.S.: ... - Quand on écrit sous forme de fiction, on a une vraie liberté parce qu’on trempe son pinceau dans plusieurs couleurs dont certaines sont du vécu très brut, et d’autres sont des pensées, vécues aussi, mais ailleurs et autrement. Dans beaucoup de passages, il y a des choses qui n’étaient pas exactement ainsi mais qui sont plus vraies que si elles l’avaient été. Les niveaux de vérité varient et c’est beaucoup mieux que de simplement dire : alors, ça s’est passé ou pas ? T.12 : La relation entre Juifs et Arabes au Maroc en particulier, mais aussi à travers le monde, vous apostrophe et vous n’hésitez pas à dire les choses avec franchise. Enfant, votre héros est souvent attaqué et injurié par de jeunes Arabes. Par ailleurs, vous rappelez que les Juifs habitaient l’Afrique du Nord bien avant l’invasion arabe et que, finalement, après avoir été, pendant des siècles, des citoyens de seconde zone, des dhimmis, ils ont, d’une manière ou d’une autre, été chassés de leur terroir ancestral D.S. : Je ne dirais pas qu’ils ont été chassés, ils sont partis , propulsés, expulsés par des vérités actives, non-dites, qui étaient là mais qu’ils n’avaient pas les moyens d’affronter. Il y a un siècle, il n’y avait pas tellement où aller. Depuis la colonisation et la décolonisation, il y a eu soudain des possibilités. On a appris le français, cela nous a permis de regarder le monde autrement. Et notre départ, que certains veulent rendre énigmatique et qui ne l’est pas tant que ça, ce départ silencieux de toute une communauté que personne n’a chassé en un sens, est une question intéressante. Ça veut dire qu’un groupe humain peut supporter tout ce qu’il y a à supporter, et même inventer du bien-être dans les replis de l’insupportable, mais quand il est enfin possible de partir, il part. Et là, le possible est venu de l’intérieur et de l’extérieur. D’une part, d’autres lieux sont devenus possibles, Israël, la France, l’Amérique..., et en même temps, le conflit du Proche-Orient révélait par à-coups successifs, en 48, en 56, en 67..., que ce n’était pas possible de rester. Et mon Marrakech, beaucoup m’en ont témoigné, démontre avec tendresse et légèreté qu’en effet ce n’était pas possible. T.12 : L’exil est un thème essentiel de votre livre. Vous dites : « Pour nous en revanche, le départ est sans retour. C’est un exil qui prend la suite d’un autre exil où nous étions chez nous. À Marrakech, nous étions très « enracinés », et nos racines étaient faites d’exil. On était un peu partis rien qu’en étant là ». Le peuple juif est-il condamné à un exil éternel ? Est-ce que la création de l’État d’Israël a stoppé cette spirale infernale ? D.S. : D’une part, des Juifs d’autres pays n’ont pas vécu cet exil-chez-soi dont je parle, ou l’ont découvert aprèscoup. D’autre part, je doute que ce soit une plaie, une spirale infernale. J’ai beaucoup écrit sur la cassure identitaire, l’exil intrinsèque que tout humain porte en lui-même... C’est dur mais ce n’est pas forcément infernal. Ce qui l’est, c’est lorsque, exil ou pas, des gens projettent sur vous leur cassure refoulée, et vous rendent responsables de leurs problèmes. Ce qui est infernal c’est que dans un pays très «civilisé», l’Allemagne des années 30, une identité a eu besoin de se sentir pleine et donc de traquer jusqu’au bébé représentant l’identité dont la seule existence la met en question. Je pense qu’il y a un exil intrinsèque au peuple juif, que même l’État d’Israël est conçu à l’échelle de Jacob, à l’échelle d’Israël, avec des messagers qui montent et qui descendent, olim et yordim; c’est un lieu de passage incessant ; un éternel lieu de passeurs... Quand le narrateur, à 15 ans, est allé làbas, il a senti que c’étaient «les nôtres» et pas les nôtres, et il a essayé de comprendre la différence. Plus tard, il a pu la formuler : il les sentait privés d’exil. Ils sont en train d’essayer de le reconquérir : aujourd’hui, en Israël, ils éditent en hébreu moderne des textes fondamentaux d’hébreu médiéval... Ils sont en train de se réapproprier la culture millénaire qu’ils ont niée. C’est une façon d’acquérir de l’exil. En hébreu, le mot exil - galout - a pour racine galo qui veut dire dévoiler ; méguila, c’est le rouleau qu’on dévoile ; et gal c’est la vague, qui nous porte sur le rivage, lequel signifie la langue (sfat)... T.12 : À l’heure où Israël, qui a accueilli et continue d’accueillir des Juifs noirs comme les Falashas, est accusé de racisme, vous rappelez le mépris des Noirs par les Arabes. Le mot ‘abd qui désignait le Noir signifie « esclave »… D.S. : Le «racisme» existe chez tout le monde en tant que moment du rapport à l’autre ; en tant qu’épreuve ; vous êtes là, on vous amène des Noirs, des étrangers, il y a un moment de rejet, puis s’enclenche un processus d’intégration. Les vrais «racistes» sont ceux qui se définissent par ce rejet, où ils projettent sur l’autre leur faille qu’ils refusent. Il y a de ça dans l’islam envers les Juifs : tant qu’ils ne se reconnaissent pas comme musulmans, comme le sont Jacob,
Moïse, etc., dans le Coran, alors ce sont des traîtres. T.12 : Il y a dans votre livre quelque chose de symptomatique que je n’ai jamais vu ailleurs et qui, à mon sens, résume votre vision des choses, c’est le lexique. Bien que l’ouvrage soit truffé de mots et d’expressions arabes ou judéo-arabes, le lexique, lui, ne comporte que deux mots : Lihoud : les Juifs, Lmslmine : les Musulmans. Est-ce à dire que tout est contenu dans ces deux vocables ? D.S. : Ces deux vocables sont comme le symbole du clivage, qui était vécu ainsi : eux et nous. Même si, chez certains notables juifs riches ou aisés, il y a le désir de le nier, et c’est normal, cela gêne leurs intérêts ; mais comme ce sont des porte-paroles, ils veulent donner à leur déni une valeur générale. Mais ces deux mots, absents de mon livre, y fonctionnent aussi comme un symbole du convivial. Du reste, ces nombreux mots judéoarabes sont à la frontière entre hébreu et arabe ; et ils disent le convivial, le désir de vie. Mais ces deux mots «juif» et «musulman», j’ai eu l’occasion d’étudier leurs racines profondes, à savoir la Bible et le Coran ; ce sont deux flux incontournables dans leur proximité distante. T.12 : Vous parlez bien sûr, dans votre roman, des Juifs du Maroc. Mais on y trouve aussi, au hasard des rencontres, les Tunes, les Juifs de Tunisie et aussi, à travers la douloureuse histoire personnelle de l’héroïne du livre, Éva, la tragédie de la Shoah. Avez-vous voulu embrasser ainsi l’ensemble de la destinée du peuple juif ? D.S. : C’est venu tout seul. Comment parler des Juifs du Maroc sans évoquer d’autres variantes ? Du reste, ma femme est fille d’un rescapé d’Auschwitz et d’une Juive algérienne. J’ai baigné dans le monde yiddish, dans la mémoire de la Shoah. J’aime la langue yiddish, c’est un entre-deux-langues subtil, presque comme l’entre-deux hébreu-arabe. Propos recueillis par Jean-Pierre Allali (1) Éditions Odile Jacob. 2009. 5
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