le journal - EESP
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Les carnets de la maison<br />
morte, Dostoïevski<br />
Quelques mots sur Dostoïevski<br />
Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski est né en 1821<br />
à Moscou, vil<strong>le</strong> dans laquel<strong>le</strong> il passe une enfance<br />
diffici<strong>le</strong> ponctuée de problèmes de santé. A la fin<br />
de sa scolarité, il entre à l’éco<strong>le</strong> des ingénieurs<br />
militaires de Saint-Pétersbourg; d’où il sort,<br />
quelques années plus tard, avec <strong>le</strong> grade de souslieutenant<br />
et son titre d’ingénieur. Une attirance<br />
toute particulière pour <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres <strong>le</strong> pousse<br />
pourtant tout naturel<strong>le</strong>ment vers la littérature.<br />
En 1844, il quitte l’armée, et publie son premier<br />
ouvrage intitulé <strong>le</strong>s Pauvres Gens, dans <strong>le</strong> Recueil<br />
de Saint-Petersbourg. Le public, surpris par la<br />
simplicité touchante de ce court roman, l’accueil<br />
avec intérêt, faisant présager au jeune écrivain la<br />
plus brillante carrière. Divers récits furent publiés<br />
par la suite dans divers journaux dont je citerais<br />
<strong>le</strong>s Nuits blanches et <strong>le</strong> Sosie. En 1849, il fut<br />
compromis dans une société secrète, impliqué<br />
dans la conspiration de Pétrachevski et reconnu<br />
coupab<strong>le</strong> d’attaques contre l’Église et l’État il est<br />
condamné à mort avant de voir sa peine commuée<br />
en travaux forcés dans <strong>le</strong>s prisons de Sibérie.<br />
Il est gracié quatre ans plus tard par <strong>le</strong> tsar<br />
A<strong>le</strong>xandre II qui venait de monter sur <strong>le</strong> trône<br />
et qui accordait l’amnistie à toute une catégorie<br />
de condamnés politiques. De retour à Saint-<br />
Pétersbourg, Dostoïevski raconte, en 1860, <strong>le</strong>s<br />
misères de la Sibérie dans un récit qu’il nomme<br />
Souvenirs de la maison des morts. Cette œuvre,<br />
dont la traduction du titre a évolué en Carnets<br />
de la maison morte, marque vraisemblab<strong>le</strong>ment<br />
un tournant dans la carrière de l’écrivain. Il publie<br />
ensuite divers récits dont l’un, Crime et Châtiment<br />
(1867), a produit en Russie et plus tard à l’étranger<br />
un effet considérab<strong>le</strong>.<br />
Pendant quatre ans, il voyage, vivant entre autre<br />
à Berlin, à Varsovie et à Paris. Son œuvre est<br />
foisonnante :Le joueur (1866), L’Idiot (1868), Les<br />
Démons (1871), Les frères Karamazov (1880), pour<br />
ne citer que <strong>le</strong>s plus illustres.<br />
Il meurt en 1881. Dostoïevski a exercé une action<br />
profonde sur <strong>le</strong> public russe, et ses funérail<strong>le</strong>s<br />
eurent <strong>le</strong> caractère d’une manifestation nationa<strong>le</strong>.<br />
Le bagne vu par Dostoïevski<br />
En décembre 1849, Dostoïevski est condamné<br />
à la peine de mort pour complot contre <strong>le</strong> Tsar.<br />
Celui-ci commue cette peine en quatre ans de<br />
<strong>le</strong> <strong>journal</strong> de l’association des étudiants de l'éésp : juin 2004 : page 8<br />
bagne et quatre ans de service militaire avec <strong>le</strong><br />
rang de simp<strong>le</strong> soldat. Dostoïevski, a sa sortie du<br />
bagne, a changé. Son regard d’homme, fiévreux<br />
opposant au Tsar, sans grande convictions<br />
religieuses, se transforme. Il devient un orthodoxe<br />
convaincu et un défenseur acharné du pouvoir.<br />
Mais, plus singulièrement, quelque chose a mûri en<br />
lui. Quelque chose qui oriente plus nettement sa<br />
littérature vers l’image de la souffrance humaine,<br />
de sa propre dou<strong>le</strong>ur. Maladif, nerveux, sujet à<br />
l’épi<strong>le</strong>psie l’auteur se remet mal de son séjour<br />
coupé du monde libre, des prisons de Sibérie. Cette<br />
torture se retrouve dans ses personnages, dans ses<br />
romans qui dépeignent <strong>le</strong> plus souvent des malades,<br />
des souffrants, des victimes, des êtres hors normes<br />
mués par des sentiments diffus et mal contrôlés.<br />
Il étudie <strong>le</strong>s drames du crime, du remord et de la<br />
folie, inscrits dans un contexte réaliste, semblant<br />
questionner <strong>le</strong>s trajectoires humaines et par là<br />
interroger <strong>le</strong> sens d’une tel<strong>le</strong> efficience ; une sorte<br />
de religion de la souffrance humaine.<br />
"Mais de notre côté du portail, ce monde là, on se<br />
<strong>le</strong> représentait comme une espèce de conte de<br />
fées. Chez nous, il y avait un monde absolument à<br />
part, qui ne ressemb<strong>le</strong> plus à rien, il y avait des lois<br />
à part, des costumes, des mœurs et des coutumes,<br />
et une Maison morte en vie, une vie - comme nul<strong>le</strong><br />
part ail<strong>le</strong>urs, et des gens à part. C’est cet endroit<br />
que j’entreprends de décrire.<br />
Le 24 décembre 1849, Dostoïevski fait<br />
connaissance avec <strong>le</strong> bagne. Il y découvre la<br />
souffrance induite par <strong>le</strong> travail forcé, <strong>le</strong> froid, la<br />
faim, la brutalité, la bêtise et l’humiliation. Parfois<br />
persécuté par <strong>le</strong>s autres condamnés du fait de<br />
son statut d’intel<strong>le</strong>ctuel, il fera connaissance avec<br />
<strong>le</strong>s autres condamnés : des vo<strong>le</strong>urs, des criminels,<br />
des parricides, des assassins d’enfants, tous réunis<br />
dans ce même espace clos au sein duquel la vie<br />
se poursuit malgré tout. Il observe, retranscrit ces<br />
moments particuliers, tantôt éprouvant, tantôt<br />
cha<strong>le</strong>ureux, comme s’il tentait de fuir la promiscuité<br />
imposée. Mais Dostoïevski ne semb<strong>le</strong> pas juger.<br />
Certains condamnés sont presque heureux d’être<br />
là ; l’existence libre, est pire encore. D’autres jugent<br />
<strong>le</strong>urs crimes plus sévèrement que <strong>le</strong>s tribunaux qui<br />
<strong>le</strong>s ont condamnés. Tous tentent de coexister dans<br />
cet univers exiguë, trouver un sens pour continuer<br />
à vivre.<br />
Cet ouvrage, récit des années de bagne mérite,<br />
à mon avis, que l’on s’y attarde. Les descriptions<br />
sont d’un profond réalisme, laissant entrevoir <strong>le</strong>s<br />
images extrêmement vivantes des prisonniers.<br />
Ce témoignage sur <strong>le</strong>s camps de Sibérie respire<br />
d’une saisissante humanité, re-questionnant à<br />
chaque page la légitimité d’un tel acte punitif, d’un<br />
tel droit à l’humiliation col<strong>le</strong>ctive. Il nous invite, à<br />
sa manière, à interroger, hors du temps, <strong>le</strong>s dérives<br />
punitives, sécuritaires et <strong>le</strong> droit à la dignité pour<br />
ceux que la société à rejeté, enfermé. Pouvons-nous<br />
aujourd’hui prétendre que cela n’existe plus ou<br />
n’existera plus ?<br />
"Et que de jeunesse avait-on enterré entre ces<br />
murs, que de forces immenses étaient donc morts<br />
pour rien ! Parce qu’il faut bien que je <strong>le</strong> dise :<br />
<strong>le</strong>s gens d’ici, c’étaient des gens extraordinaires.<br />
C’étaient peut-être eux, au fond, <strong>le</strong>s gens <strong>le</strong>s plus<br />
doués, <strong>le</strong>s plus puissants de tout notre peup<strong>le</strong>. Mais<br />
ces forces gigantesques, el<strong>le</strong>s étaient mortes pour<br />
rien, mortes anorma<strong>le</strong>ment, illéga<strong>le</strong>ment, mortes à<br />
jamais. Et qui donc est coupab<strong>le</strong> ? Oui, certes, oui<br />
– qui est coupab<strong>le</strong> ?"<br />
Matthieu Rouèche<br />
Dostoïevski F, Les carnets de la maison morte, Actes Sud, 1999