Du souci d'authenticité dans Les Misérables - Gymnase de Morges
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17.01.2011<br />
<strong>Du</strong> <strong>souci</strong> <strong>d'authenticité</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Misérables</strong><br />
Tout au long <strong>de</strong>s <strong>Misérables</strong>, Victor Hugo utilise <strong>de</strong>s tournures <strong>de</strong> phrase et <strong>de</strong>s appartés laissant à<br />
penser que les événements qu'il raconte se sont réellement déroulés, et que ses personnages ne sont<br />
pas seulement fictifs, mais bel et bien historiques. Il utilise à cet effet <strong>de</strong>ux procédés narratifs<br />
principaux.<br />
<strong>Les</strong> incertitu<strong>de</strong>s et les trous <strong>de</strong> mémoire<br />
<strong>Les</strong> fréquentes hésitations <strong>de</strong> la narration sur <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> détail visent à faire croire au lecteur que<br />
les événements sont rapportés par un narrateur "historien", qui en décrit le déroulement après coup.<br />
Ce narrateur écrivant longtemps après l'action, certains détails semblent n'être plus très clairs <strong>dans</strong><br />
son esprit. Ainsi peut-on lire <strong>dans</strong> les <strong>de</strong>ux cents premières pages du premier tome: "j'ai oublié le<br />
nom. Je crois que c'est Escoublon" (I. b111) (la ville dont parle le narrateur est ici en réalité<br />
Estoublon), ou encore "une plante nouvellement arrivée d'In<strong>de</strong>, dont le nom nous échappe en ce<br />
moment, [...]" (I. h191). Chose intéressante, Victor Hugo passe sans transition du "je" au "nous" lors<br />
<strong>de</strong> métadiscours. Ce glissement, qui semble n'avoir aucun rapport avec l'ordre <strong>dans</strong> lequel le livre a<br />
été écrit ni avec l'intrigue, reste inexplicable.<br />
<strong>Les</strong> références<br />
La référence le procédé d'attestation <strong>d'authenticité</strong> que Hugo utilise le plus fréquemment. Il donne à<br />
penser que le narrateur s'inspire <strong>de</strong> véritables écrits ou témoignages pour écrire son livre, alors qu'il<br />
n'ene est rien. Voici une liste non exhaustive <strong>de</strong> ces références.<br />
– "un petit billet irrité et confi<strong>de</strong>ntiel dont nous extrayons ces lignes authentiques" (I. m42)<br />
– "Cette lettre est entre nos mains." (I. h72)<br />
– "(ici un mot illisible)" (I. b72)<br />
– "Un ancien guichetier <strong>de</strong> la prison, qui a près <strong>de</strong> quatre-vingt-dix ans aujourd'hui, se<br />
souvient encore parfaitement <strong>de</strong> ce malheureux qui fut ferré à l'extrémité du quatrième cordon <strong>dans</strong><br />
l'angle nord <strong>de</strong> la cour." (I. m137)<br />
– "Un bon vieux poëte classique, [...], M. le chevalier <strong>de</strong> Labouïsse, errant ce jour là sous les<br />
marroniers <strong>de</strong> Saint-Cloud, les vit passer vers dix heures du matin ; il s'écria : Il y en a une <strong>de</strong> trop,<br />
songeant aux Grâces." (I. m186)<br />
Cette <strong>de</strong>rnière citation vaut la peine que le lecteur s'y arrête, car c'est une <strong>de</strong>s références les plus<br />
osées du livre. En effet, le chevalier <strong>de</strong> Labouïsse existe! "Poëte classique" mort peu avant la<br />
rédaction <strong>de</strong>s <strong>Misérables</strong>, les oeuvres <strong>de</strong> Jean-Pierre Auguste <strong>de</strong> Labouïsse-Rochefort étaient très<br />
connues <strong>de</strong> ses contemporains. Donc, cet homme qui est pour le lecteur du XXIème siècle un parfait<br />
anonyme était un auteur bien connu <strong>de</strong> la France du XIXème. Hugo utilise cette figure célèbre pour<br />
faire croire à l'existence réelle <strong>de</strong>s quatres jeunes filles qu'il décrit. En cela, il est assez semblable à<br />
Stendhal, qui utilise parfois <strong>de</strong> fausses citations d'auteurs connus comme en-têtes <strong>de</strong> chapitres <strong>de</strong><br />
son livre Le Rouge et le Noir. Mais si ce <strong>de</strong>rnier cherche seulement à briser les règles du roman<br />
classique à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces procédés, Hugo, lui, cherche à donner une dimension historique à son<br />
roman.
Autre référence intéressante. Au milieu <strong>de</strong> la page 194, il est écrit que "comme pour servir <strong>de</strong><br />
pendant à la Minerve aptère du Pirée, il y avait sur la place publique <strong>de</strong> Corinthe le colosse <strong>de</strong><br />
bronze d'un chat". Ici, il ne s'agit pas vraiment d'attestation <strong>d'authenticité</strong>, mais plutôt d'illustration<br />
au propos du narrateur. En l'occurence, l'idée que le chat (métaphore du peuple <strong>de</strong> Paris) est un<br />
animal vénérable.<br />
Seulement, il faut savoir que les "républiques antiques" ne vénèrent pas les chats. Cet animal ne<br />
<strong>de</strong>vient même le populaire animal <strong>de</strong> compagnie que nous connaissons qu'à partir <strong>de</strong> l'époque<br />
romaine. En revanche, on sait qu'à Corinthe se dressait un temple d'Aphrodite, divinité<br />
réhabilitéeplus tardivement par les Romains sous le nom <strong>de</strong> Vénus. Or le chat compte parmis les<br />
attributs <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière. Hugo a-t-il fait une confusion entre les <strong>de</strong>ux civilisations hellénique et<br />
romaine?<br />
Peut-être, mais il est permis d'en douter. En effet, le nom Corinthe réapparait plus tard <strong>dans</strong> le<br />
roman. Il désigne cette fois le cabaret <strong>de</strong> la mère Hucheloup, bastion <strong>de</strong> l'insurrection <strong>de</strong> 1832.<br />
Corinthe est donc pour Hugo une ville qui symbolise les valeurs républicaines dont il est partisan.<br />
Et, afin peut-être <strong>de</strong> filer la métaphore, il n'hésite pas à inventer <strong>de</strong> faux monuments se dressant sur<br />
la "gran<strong>de</strong> place <strong>de</strong> Corinthe".<br />
Enfin, <strong>de</strong>rnière référence répertoriée <strong>dans</strong> le présent texte, on lit au milieu <strong>de</strong> la page 50 du premier<br />
tome à propos <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> Myriel : "Je soupçonne qu'il avait pris cela <strong>dans</strong> l'évangile". Notez<br />
que cette citation contient une référence (à l'évangile) et une incertitu<strong>de</strong>. Elle aurait donc pu être<br />
classée indifférement <strong>dans</strong> l'une ou <strong>dans</strong> l'autre <strong>de</strong>s catégories d'attestations <strong>d'authenticité</strong><br />
mentionnées plus haut.<br />
Ce qui est ici intéressant est le fait que Myriel soit un personnage conforme, tant par ses principes<br />
que par ses actes, à l'idéal politique et social <strong>de</strong> Victor Hugo. Et quand ce <strong>de</strong>rnier (<strong>dans</strong> ce cas<br />
précis, un parallèle narrateur-auteur peut être toléré, s'il est manipulé avec précaution) cherche à<br />
expliquer d'où viennent ces principes, il répond simplement : <strong>de</strong> l'évangile. Il utilise ici un procédé<br />
semblable à celui que Rabelais emploie <strong>dans</strong> son Gargantua, roman que le célèbre humaniste<br />
compare volontiers aux textes bibliques. Et comme Rabelais, Hugo signifie à travers ce procédé que<br />
les principes qu'il défend ne sont pas ceux d'un obscur illuminé, mais bien ceux dictés par Dieu,<br />
conforme à la loi naturelle.<br />
Objectif : une prise <strong>de</strong> conscience collective <strong>de</strong> la misère<br />
En conclusion, les procédés narratifs énumérés plus haut servent à faire croire au lecteur, ou en tout<br />
cas à faire réaliser au lecteur qu'on essaie <strong>de</strong> lui faire croire (là est toute la nuance) que les<br />
événements qu'il lit se sont véritablement déroulés. Ainsi, Hugo espère sensibiliser son public aux<br />
thèmes qu'il abor<strong>de</strong> ; l'horreur <strong>de</strong> la vie avec un passeport jaune, les mécanismes <strong>de</strong> la misère, la<br />
peine <strong>de</strong> mort, etc, à travers plusieurs personnages fictifs, certes, mais criants <strong>de</strong> réalisme. Le but<br />
<strong>de</strong>s figures <strong>d'authenticité</strong> <strong>dans</strong> les <strong>Misérables</strong> est bien <strong>de</strong> dire au lecteur : "Il existe, en France, <strong>de</strong>s<br />
Thénardiers, <strong>de</strong>s Javerts, <strong>de</strong>s Fantines, <strong>de</strong>s Cosettes et <strong>de</strong>s Valjeans. Prenez en conscience."