103 JEAN-AUGUSTE-DOMINIQUE INGRES (1780-1867) PORTRAIT DE NAPOLÉON EMPEREUR SUR SON TRÔNE, 1806 Plume et encre brune sur traits de crayon noir, lavis en deux tons gris et brun Signé Ingres ft. en bas à droite Contrecollé sur un papier fin Quelques taches, épidermures ; étiquette n° 35 sur la vitre en bas à gauche 29,3 x 18,8 cm PROVENANCE : Ancienne collection du sculpteur Eugène Guillaume. Collection particulière, France. 300 000 € EXPOSITIONS : 1861, Paris, Galerie des Arts Unis. Ingres, Paris, Galerie André Weil, 1949, n° 35. Chefs-d’œuvre des collections parisiennes, Paris, Musée Carnavalet, 1952-1953, n° 153. BIBLIOGRAPHIE : Henri Delaborde, Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine, Paris, 1870, n° 382. Hélène Toussaint, Les portraits d’Ingres, peintures des Musées Nationaux, Paris, 1985, éd. RMN, p. 37, n° V 1, repr. G.Tinterow et P. Conisbee, Portraits by Ingres, 1999, New York, Metropolitan Museum of Arts, p. 66. 38 39
Notre dessin est le modèle préparatoire pour le “Portrait de sa Majesté l’Empereur sur son trône”, tableau commandé par le corps législatif et actuellement conservé au Musée des Invalides. Notre esquisse présente quelques variantes de détails par rapport au tableau. L’aigle ornant le manteau, qui répète l’aigle du tapis, a été supprimé et remplacé par des abeilles éparses. Les deux blasons qui flanquent le trône et adossent la composition, ne sont que partiellement visibles dans le portrait définitif, et plongés dans une pénombre qui accentue la profondeur. Tandis que l’écu de gauche représente les armoiries impériales, celui de droite, la couronne d’Italie en crénelage, réunit en mosaïque les armes d’Este, de Lombardie, de Venise, de Savoie et des Etats Pontificaux (voir H. Toussaint, opus cité supra, pp. 37-38). Cette iconographie très précise rappelle que Napoléon avait été couronné roi d’Italie, à Milan en 1805 ; il est possible également que l’équivalence entre les armoiries impériales et italiennes soit due au fait qu’Ingres ait subodoré une commande italienne - le portrait de l’Empereur refusé de David, peint à la même époque, était destiné au tribunal de Gênes, la République ligurienne venant d’être rattachée à l’Empire (voir H. Toussaint, opus cité supra, p. 38). Ou s’agit-il d’un amalgame permettant de rapprocher l’Empire moderne de l’Empire romain ? Il est certain, en tout cas, que Napoléon avait une évidente volonté politique de situer l’Empire dans le prolongement de l’histoire de France et de s’inscrire lui même dans les traces de Charlemagne et des rois de France ; aussi Ingres représente l’Empereur avec les honneurs de Charlemagne, les Regalia, une main tenant le sceptre de Charles V du trésor des rois de France, l’autre la main de justice restaurée par l’orfèvre Biennais à l’occasion du Sacre (voir H. Toussaint, opus cité supra, pp. 36-40). On connaît plusieurs études détaillées pour les Régalia (voir G. Vigne, Dessins d’Ingres, catalogue raisonné des dessins du musée de Montauban, Paris, 1995, éd. Gallimard, p. 497). Ingres, et c’est là son invention, eut l’idée géniale de renouer de manière encore plus forte avec l’iconographie médiévale en adoptant une pose hiératique et faciale. On connaît ainsi un calque copiant Saint Louis au sacre d’après Montfaucon, (voir H. Toussaint, opus cité supra, p. 36) où il trouve l’idée générale de l’assise et les diagonales (qu’il accentue) du sceptre et de la main de justice. De même, il copie un diptyque représentant un empereur byzantin en ivoire (voir G. Vigne, opus cité supra, n° 2751) d’où vient sans doute l’idée de la marche et l’exagération du trône. Les inventions sont donc claires, la symbolique très politique. L’exécution est quant à elle admirable. Les droites zèbrent avec énergie la lumière, quand les courbes épousent en souplesse les ombres. Leur choc dynamise l’ensemble, rehausse la tête à l’attitude impérieuse de l’empereur, qui rayonne en cercles concentriques, formés par le trône, le col d’hermine et le collier : les matières se fondent, unies sous la domination impériale. Ingres s’inspire d’ailleurs du portrait de David qui fut refusé par l’Empereur, mais il magnifie la composition étriquée (le tableau est perdu mais l’esquisse est conservée au Musée des Beaux-Arts de Lille, voir G. Tinterow et P. Conisbee, opus cité supra, p. 68) en transformant les raideurs en amplitude, grâce à l’exagération des directions. La position assise ramasse et centralise l’attention sur Napoléon, tandis que l’augmentation du volume des boules en ivoire posées sur les accoudoirs et l’élargissement de l’assise du trône, conjugués à l’extraordinaire courbe du pli du manteau et de la position des bras, mettent la face de l’Empereur au centre de l’orbite des cercles, comme un soleil régissant un système planétaire. La symbiose entre l’expression politique que Napoléon veut représenter et le génie d’Ingres et sans doute due à une mûre réflexion de l’artiste, dont on connaît la lenteur légendaire. Bonaparte avait déjà posé pour lui en 1803, pour son portrait en premier consul (conservé à Liège). Il existe d’ailleurs un dessin de la même technique que le nôtre préparatoire pour cet “avant portrait” (conservé dans une collection particulière, voir G. Tinterow et P. Conisbee, opus cité supra, repr.). Ingres eut le temps de réfléchir et de suivre la trajectoire inéluctable de Napoléon, tandis qu’il s’intéressait parallèlement au renouveau de l’histoire médiévale. Lorsqu’il apprit l’échec de son maître David, dont le portrait fut refusé, il est certain qu’il s’engouffra dans la brèche pour profiter de l’occasion. Par ce refus, Napoléon montrait qu’il ne tolérait qu’un empereur, lui-même. David ne pouvait régner à son image sur les arts, car les arts devaient être à son service : diviser pour régner. L’élève dépassa son maître. Dès lors, David sans jamais se dévoiler, fit pleuvoir sur Ingres un déluge de calomnies plus assassines les unes que les autres. La présentation au Salon fut un désastre critique dont Ingres eut le plus grand mal à se remettre, malgré sa victoire officielle. La postérité le vengea, faisant de son portrait de l’Empereur un des tableaux les plus stupéfiants de tous les temps. Cliché R.M.N. Ingres “Portrait de sa Majesté l’Empereur sur son trône 1806” Huile sur toile - Musée des Invalides. 40 41