PERCEVAL ou LE CONTE DU GRAAL - Decitre
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Extrait distribué par Editions Flammarion<br />
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CHRÉTIEN DE TROYES<br />
<strong>PERCEVAL</strong><br />
<strong>ou</strong><br />
<strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
Traduction, présentation, notes,<br />
chronologie, bibliographie et répertoire des noms propres<br />
par<br />
Jean <strong>DU</strong>FOURNET<br />
GF Flammarion
Extrait distribué par Editions Flammarion<br />
<strong>DU</strong> MÊME AUTEUR<br />
DANS LA MÊME COL<strong>LE</strong>CTION<br />
Cligès. Philomena (édition bilingue).<br />
Érec et Énide (édition bilingue).<br />
Lancelot <strong>ou</strong> le Chevalier de la charrette (édition bilingue).<br />
Perceval <strong>ou</strong> le Conte du graal (édition bilingue).<br />
Yvain <strong>ou</strong> le Chevalier au lion (édition bilingue).<br />
© Flammarion, Paris, 2012.<br />
ISBN : 978-2-0812-2538-1<br />
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PRÉSENTATION<br />
« Trois g<strong>ou</strong>ttes de sang. Trois paroles<br />
r<strong>ou</strong>ges sur la vie blanche […]. La poésie<br />
commence là, dans ce chapitre, vers cette<br />
fin du XII e siècle, sur cinquante centimètres<br />
de neige, quatre phrases, trois<br />
g<strong>ou</strong>ttes de sang. La poésie, la fin de<br />
t<strong>ou</strong>tes fatigues, la rose d’am<strong>ou</strong>r dans les<br />
neiges de la langue, la fleur de l’âme au<br />
fil des lèvres. »<br />
Christian Bobin,<br />
Une petite robe de fête.<br />
Le dernier roman de Chrétien de Troyes, Le Conte du<br />
graal, écrit vers 1182, est une œuvre difficile à cause de<br />
sa richesse, de son goût du merveilleux et du non-dit.<br />
Apparemment inachevée, elle a fait l’objet d’innombrables<br />
commentaires relevant des disciplines les plus diverses,<br />
de l’histoire et des études folkloriques à la mythologie<br />
comparée et à la psychanalyse. Surt<strong>ou</strong>t, elle a contribué<br />
à la naissance d’un mythe littéraire, celui du graal, dont<br />
les deux textes fondateurs sont très différents : tandis que<br />
Le Conte du graal, focalisé sur l’aventure de son héros<br />
Perceval, se situe à l’époque arthurienne et dans l’espace<br />
breton, Joseph d’Arimathie, composé vers 1200 par<br />
Robert de Boron, raconte comment le graal, rattaché à la<br />
Passion du Christ, fut transporté de la Terre sainte jusqu’en<br />
Grande-Bretagne. Dans ces deux textes, le graal<br />
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4<br />
<strong>PERCEVAL</strong> OU <strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
médiéval prend des formes et des significations divergentes<br />
; t<strong>ou</strong>s deux, cependant, ont une forte coloration<br />
religieuse : au début de son roman, par un tissu très<br />
dense d’allusions à la Bible, Chrétien de Troyes présente<br />
en effet l’entreprise chevaleresque comme engendrée par<br />
la charité fondée sur l’humilité et la générosité du cœur.<br />
Par cette réécriture du texte biblique, il entendrait ramener<br />
aux vraies valeurs, qui sont d’ordre religieux.<br />
À travers cette histoire centrée sur la formation de Perceval,<br />
Chrétien de Troyes expose en <strong>ou</strong>tre les étapes à parc<strong>ou</strong>rir,<br />
les préceptes à adopter, les qualités à posséder p<strong>ou</strong>r<br />
parvenir au parfait épan<strong>ou</strong>issement chevaleresque. Héros de<br />
la différence 1 , Perceval est un héros jeune, étroitement lié<br />
à sa mère ; il ne part pas de la c<strong>ou</strong>r du roi Arthur, pas plus<br />
qu’il n’y reste ; très proche de la nature originelle, il n’a ni<br />
la culture traditionnelle du sénéchal Keu et du roi Arthur,<br />
ni la culture n<strong>ou</strong>velle, c<strong>ou</strong>rtoise, de Gauvain ; s’il se trompe<br />
s<strong>ou</strong>vent, comme les autres personnages, son intention est<br />
t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l<strong>ou</strong>able, et il se décide librement. Héros en devenir,<br />
héros problématique dans la mesure où il semble ne jamais<br />
être égal à lui-même ni satisfait de ce qu’il a acquis, il doit<br />
dépasser le niveau où se complaît Gauvain qui ne mûrit pas,<br />
conciliant t<strong>ou</strong>t dans une prudente maîtrise de soi, sans c<strong>ou</strong>rir<br />
de risque, alors qu’il faut risquer et perdre p<strong>ou</strong>r regagner au<br />
décuple ce qu’on a perdu. Aidé par des maîtres qui vivent<br />
loin de la c<strong>ou</strong>r arthurienne, Perceval – dont le parc<strong>ou</strong>rs est<br />
conté dans la première partie du roman – rejoindra et dépassera<br />
Gauvain – dont les aventures parallèles occupent<br />
l’essentiel de la seconde partie – par une triple éducation,<br />
chevaleresque, am<strong>ou</strong>reuse et religieuse, qui, de la recherche<br />
d’un modèle, l’amènera à la reconnaissance sociale, puis à<br />
la connaissance de soi.<br />
1. Voir P. Gallais, Perceval et l’initiation, Sirac, 1972, p. 35-49.<br />
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PRÉSENTATION 5<br />
<strong>LE</strong> ROI ARTHUR ET SA COUR<br />
Le Conte du graal offre un tableau assez complet des<br />
différents aspects de la chevalerie. Celle-ci s’organise<br />
aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong>ple royal formé par le roi Arthur et la reine<br />
Guenièvre. Si le roi Arthur enc<strong>ou</strong>rage ses chevaliers à se<br />
lancer dans l’aventure et demeure un modèle des vertus<br />
c<strong>ou</strong>rtoises (largesse, défense du droit, morale de l’honneur,<br />
raffinement du cœur, délicatesse des manières), il semble<br />
aussi plus d’une fois, dans ce roman, étranger à ce monde,<br />
fatigué, pensif. Roi pacifique, plus proche de la simple<br />
condition humaine que Charlemagne, il vit au milieu de sa<br />
c<strong>ou</strong>r, dont les relations sont définies par l’honneur, l’am<strong>ou</strong>r<br />
et la joie. Il maintient l’équilibre et l’unité de la société, il<br />
incarne l’ordre et la prospérité, il gère la vigueur guerrière.<br />
Sa c<strong>ou</strong>r offre un modèle de civilité. L’aventure chevaleresque,<br />
qui a sa s<strong>ou</strong>rce hors de la société arthurienne et<br />
émane d’une nature sauvage, se voit ainsi encadrée par les<br />
scènes de c<strong>ou</strong>r favorisant l’échange entre le roi, ses chevaliers<br />
et l’ensemble de la communauté.<br />
Guerrier à l’origine, le roi est devenu un héros civilisateur<br />
qui a apporté la paix et la prospérité par son mariage avec<br />
la reine Guenièvre, d’origine féerique – en témoigne son<br />
nom, issu de Gwenhwyfar, du celtique Vindosemara,<br />
« blanche fée ». L’égalité que le roi lui reconnaît en tant que<br />
reine et que femme assure l’éclat de la royauté dans des<br />
tableaux de c<strong>ou</strong>r où la beauté devient distinction et raffinement,<br />
où la paix est gage de richesse et de vitalité. La<br />
femme est le centre du monde civilisé, qui célèbre une<br />
morale faisant de l’am<strong>ou</strong>r l’instigateur de la pr<strong>ou</strong>esse chevaleresque.<br />
Par son origine, Guenièvre devient l’objet de<br />
l’aventure, l’incarnation de l’am<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rtois dans un ordre<br />
social établi sur la reconnaissance d’une égalité féminine,<br />
d’essence aristocratique – aussi les ennemis d’Arthur,<br />
comme le Chevalier Vermeil au début du Conte du graal,<br />
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6<br />
<strong>PERCEVAL</strong> OU <strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
choisissent-ils de la frapper. Si elle stimule la pr<strong>ou</strong>esse, elle<br />
assure aussi la paix c<strong>ou</strong>rtoise, elle intègre les n<strong>ou</strong>veaux<br />
venus, elle enrichit la s<strong>ou</strong>veraineté d’Arthur par le pardon<br />
et l’accueil des chevaliers rebelles, par l’honneur fait à leurs<br />
amies et par la protection des jeunes filles qu’elle prend à<br />
son service dans sa maisnie.<br />
Le monde et la société s’ordonnent aut<strong>ou</strong>r d’Arthur, qui<br />
en est le modèle et le miroir, mais aussi de la Table ronde,<br />
composée des chevaliers les plus renommés et créée sur le<br />
modèle des d<strong>ou</strong>ze pairs de Charlemagne. Le roi g<strong>ou</strong>verne<br />
avec ses seigneurs, qui ne sont pas tenus de rester dans son<br />
ent<strong>ou</strong>rage, mais le quittent régulièrement p<strong>ou</strong>r partir en<br />
quête d’aventure. C’est une élite réduite dont le recrutement,<br />
t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>vert, garantit la vitalité du royaume par<br />
une d<strong>ou</strong>ble concurrence, interne et externe, qui est gage de<br />
qualité. Centre de la civilisation, la Table ronde attire sans<br />
cesse contestations et candidatures ; elle diffuse par le<br />
monde ses représentants, comme l’indique la rime fréquente<br />
ronde/monde dans le texte médiéval.<br />
La force du monde arthurien réside dans l’interaction<br />
entre le héros et la c<strong>ou</strong>r, entre l’aventure individuelle et la<br />
consécration collective. Il faut quitter la c<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r s’accomplir<br />
: l’aventure du chevalier errant a sa s<strong>ou</strong>rce hors du<br />
monde arthurien, dans la forêt où il doit pénétrer, s<strong>ou</strong>vent<br />
seul, en quête de la merveille, p<strong>ou</strong>r vaincre les puissances<br />
mortifères du paganisme et des mondes sauvages,<br />
orgueilleux et cruels, et p<strong>ou</strong>r revenir aux racines mêmes de<br />
la force et de la plénitude. T<strong>ou</strong>tefois il n’est de chevalier<br />
que p<strong>ou</strong>r la c<strong>ou</strong>r d’Arthur, car le chevalier prend, à être vu,<br />
la mesure de lui-même. Le cadre permanent de la c<strong>ou</strong>r<br />
oppose en <strong>ou</strong>tre le chevalier arthurien aux autres guerriers,<br />
sans roi ni reine, qui, imbus de leur force, refusent l’hégémonie<br />
royale et l’ordre social qu’elle représente, et qui<br />
constituent un antimodèle, un monde de violence et<br />
d’instinct.<br />
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PRÉSENTATION 7<br />
<strong>LE</strong>S DIFFÉRENTES FORMES DE LA CHEVA<strong>LE</strong>RIE<br />
Plusieurs formes de chevalerie coexistent dans Le Conte<br />
du graal : la chevalerie archaïque, la chevalerie c<strong>ou</strong>rtoise,<br />
et la prodomie 1 , forme supérieure de la chevalerie.<br />
La chevalerie archaïque est incarnée par des personnages<br />
tels que Sagremor le desréé, l’« emporté », le « démesuré »,<br />
et le sénéchal Keu, qualifié d’enuieus, c’est-à-dire de jal<strong>ou</strong>x<br />
et d’envieux, d’ennuyeux et de méchant. Impulsif, querelleur<br />
et violent, il contraste d’emblée avec le pacifique<br />
Arthur. Avec Gauvain, c’est le personnage le plus important<br />
de la c<strong>ou</strong>r, le seul à entretenir avec le roi de véritables relations<br />
; il est à la fois insupportable et indispensable. Il<br />
appartient à la chevalerie qui ent<strong>ou</strong>rait Arthur au temps où<br />
celui-ci était un roi guerrier. Est-il un parvenu d’origine<br />
inférieure que distinguent sa trece démodée, le bâtonnet qui<br />
manifeste son p<strong>ou</strong>voir, sa langue perfide, son insistance sur<br />
l’aspect honorifique de sa charge de sénéchal qui assure le<br />
service de la table et qui, par t<strong>ou</strong>s ces traits, s’oppose au<br />
noble et généreux vavasseur Gornemant de Gort Si sa<br />
langue acerbe, ses railleries méchantes, son ironie mordante,<br />
sa fureur et sa rage impuissante vont de pair avec ses échecs<br />
cuisants comme chevalier errant, elles f<strong>ou</strong>ettent en revanche<br />
l’am<strong>ou</strong>r-propre de ses compagnons. Ses propos irréfléchis<br />
empêchent que la vigueur aristocratique ne s’amollisse dans<br />
la dérobade et l’hypocrisie : ils incitent à l’action. Le monde<br />
arthurien, ainsi, ne saurait se passer de Keu, qui incarne la<br />
vigueur guerrière – pas plus qu’il ne peut se passer de Gauvain,<br />
qui incarne la c<strong>ou</strong>rtoisie. Keu, par sa violence furieuse<br />
qu’il ne sait maîtriser, constitue certes un antimodèle, mais<br />
il introduit aussi, dans un monde idéal, l’imperfection, permettant<br />
au récit de refléter la vérité et la variété humaines.<br />
Surt<strong>ou</strong>t, il garantit la violence de l’affrontement, sans<br />
1. Sur les différents sens de prodomie, voir p. 23, note 2.<br />
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8<br />
<strong>PERCEVAL</strong> OU <strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
laquelle la civilisation c<strong>ou</strong>rtoise finirait par paralyser la<br />
noblesse masculine et lui ôter son fondement, la force.<br />
Gauvain, le neveu d’Arthur, s<strong>ou</strong>vent opposé à Keu, est le<br />
modèle de la chevalerie c<strong>ou</strong>rtoise. Il incarne l’esprit guerrier<br />
que n’a plus Arthur : Chrétien de Troyes lui attribue Excalibur,<br />
l’épée du roi, par une sorte de délégation dans l’usage<br />
de la force. D<strong>ou</strong>ble d’Arthur, il aide à l’intégration des chevaliers<br />
étrangers, il parraine les n<strong>ou</strong>veaux, il supplée à la<br />
largesse royale. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs jeune et apte à la fonction guerrière,<br />
t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs célibataire, il incarne le chevalier accompli<br />
au service du roi et des dames. Il est le premier chevalier<br />
de la Table ronde par sa vaillance, sa noblesse, son bon<br />
sens, sa mesure, sa c<strong>ou</strong>rtoisie, sans que personne conteste<br />
jamais cette hiérarchie. Monseigneur Gauvain, « la rose et<br />
le rubis de la Table ronde », est le héros de la raison : au<br />
contraire de Lancelot, il a refusé de monter sur la charrette<br />
d’infamie. Galant, il fait la c<strong>ou</strong>r aux dames et aux demoiselles,<br />
et incarne l’am<strong>ou</strong>reux c<strong>ou</strong>rtois dans sa version légère<br />
et mondaine. Sans d<strong>ou</strong>te peut-il s<strong>ou</strong>ffrir d’être confronté à<br />
des vilains, comme dans la scène du Conte du graal où une<br />
f<strong>ou</strong>le déchaînée l’assiège avec la fille d’une de ses victimes<br />
; mais il se caractérise d’abord par le sang-froid et le<br />
c<strong>ou</strong>rage, par la maîtrise des instincts meurtriers, des débordements<br />
de la colère et de l’orgueil, et il se montre capable<br />
de révéler sa grandeur dans l’humilité et de montrer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />
une délicatesse qui sacrifie la gloire à la fidélité.<br />
Gauvain tend t<strong>ou</strong>tefois à représenter une chevalerie statique<br />
: cette c<strong>ou</strong>rtoisie qu’il incarne avec une politesse raffinée<br />
et un parfait naturel, « lui qui de t<strong>ou</strong>tes les vertus [a] le<br />
renom et le prix » (p. 116), doit en effet être dépassée selon<br />
Chrétien de Troyes. Car la vraie chevalerie est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en<br />
devenir, comme en témoignent Lancelot dans Le Chevalier<br />
de la charrette, Yvain le chevalier au lion « qui rend<br />
meilleurs t<strong>ou</strong>s ses compagnons » (p. 84), et Perceval, qui<br />
brûle de savoir à qui l’on sert le graal.<br />
Ce dépassement de la chevalerie c<strong>ou</strong>rtoise peut se faire<br />
par la religion de l’am<strong>ou</strong>r qui, avec Lancelot, devient un
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PRÉSENTATION 9<br />
culte d’adoration où la dame prend la place de Dieu par une<br />
surestimation de l’am<strong>ou</strong>r humain, par une absolutisation de<br />
l’am<strong>ou</strong>r, à qui il faut t<strong>ou</strong>t sacrifier. Mais on remarquera qu’il<br />
n’y a aucun écho aux aventures de Lancelot dans Le Conte<br />
du graal, comme si la fine am<strong>ou</strong>r ab<strong>ou</strong>tissait à une impasse.<br />
D’ailleurs, Chrétien de Troyes semble avoir lui-même interrompu<br />
Le Chevalier de la charrette en laissant Lancelot<br />
prisonnier de Méléagant, le ravisseur de la reine Guenièvre,<br />
et enfermé dans une t<strong>ou</strong>r sans autre <strong>ou</strong>verture qu’une petite<br />
fenêtre par où passer quelques vivres.<br />
Entre 1177 et 1181, à l’époque où il composait Le Chevalier<br />
de la charrette, Chrétien de Troyes écrivait cependant un<br />
autre roman, Le Chevalier au lion, qui s’entrelace au précédent<br />
t<strong>ou</strong>t en proposant une autre forme de dépassement, celleci<br />
victorieuse. S<strong>ou</strong>s les traits d’Yvain, à qui Le Conte du graal<br />
fait deux allusions très élogieuses (p. 84 et 191), la chevalerie<br />
n<strong>ou</strong>velle, <strong>ou</strong> prodomie, lutte contre les forces du mal qui discréditent<br />
la féodalité en tr<strong>ou</strong>blant l’ordre qu’elle s’est donné.<br />
Yvain, ainsi, libère les victimes, s<strong>ou</strong>vent des femmes<br />
– Lunette, menacée de mort par le sénéchal et ses frères, la<br />
fille et le fils du châtelain que le géant Harpin de la Montagne<br />
veut réduire à la servitude, les trois cents jeunes filles<br />
condamnées au travail forcé par les deux fils du diable.<br />
D’abord héros solitaire, puis compagnon de Gauvain, Yvain<br />
devient le chevalier au lion : avant de rencontrer l’animal dont<br />
le compagnonnage sera le signe de son élection, de sa grandeur<br />
royale et de sa conversion, Yvain ne songe qu’à sa gloire personnelle,<br />
et est mû par la vanité mondaine et des raisons plus<br />
<strong>ou</strong> moins égoïstes : la passion de l’aventure, l’am<strong>ou</strong>r de Laudine,<br />
le s<strong>ou</strong>ci de sa réputation chevaleresque. Mais une fois son<br />
égocentrisme surmonté, lorsqu’il choisit, contre le serpent, le<br />
parti du lion, il se fait le serviteur du bien et du droit et le défenseur<br />
des opprimés : fils de ses seuls exploits, plus <strong>ou</strong>vert à la<br />
détresse d’autrui, il évolue dans l’ordre de la charité. Le lion<br />
est la figure du parfait chevalier aussi bien que du Christ<br />
sauveur et de la grâce qui triomphe des forces diaboliques. Il<br />
est aussi lié à la fonction royale : c’est le roi des animaux. Sa<br />
Extrait de la publication
10<br />
<strong>PERCEVAL</strong> OU <strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
présence à côté d’Yvain indique que celui-ci a changé de<br />
statut : de chevalier errant, il est devenu s<strong>ou</strong>verain.<br />
UN ROMAN D’APPRENTISSAGE<br />
Avec Le Conte du graal, Chrétien de Troyes ren<strong>ou</strong>velle<br />
plus en profondeur encore l’idéal chevaleresque : Perceval<br />
incarne en effet l’ultime forme de dépassement. Il en vient<br />
peu à peu à égaler, puis à dépasser Gauvain, par une triple<br />
initiation – chevaleresque, am<strong>ou</strong>reuse et c<strong>ou</strong>rtoise, religieuse<br />
–, qui est aussi un apprentissage de la beauté.<br />
L’initiation chevaleresque<br />
Au départ, le héros qui appartient à une famille déchue<br />
ne se distingue pas du monde sauvage de la forêt : j<strong>ou</strong>ant<br />
avec ses javelots, il vit s<strong>ou</strong>s le signe de l’ailleurs, de l’autrefois<br />
et de l’altérité, et son ignorance est totale puisqu’il ne<br />
connaît ni son nom ni les structures élémentaires de la<br />
société féodale, que ce soit la chevalerie <strong>ou</strong> l’Église. C’est<br />
un nice, un rustre mal dégrossi, étranger à t<strong>ou</strong>t ce qui n’est<br />
pas son obsession, et naïvement attaché à sa mère.<br />
L’éducation qui fera de Perceval un chevalier ressortit<br />
d’abord à l’ordre du corps. À la manière d’un enfant, il<br />
déc<strong>ou</strong>vre, ébl<strong>ou</strong>i, le nom de « chevalier » et celui de chaque<br />
arme grâce au maître des chevaliers rencontré au c<strong>ou</strong>rs<br />
d’une partie de chasse. Ensuite, aux abords de la c<strong>ou</strong>r du<br />
roi Arthur, d’un javelot il tue le Chevalier Vermeil et<br />
s’approprie ses armes, sans parvenir à le dévêtir une fois<br />
qu’il l’a abattu, et c’est le valet Yonet qui lui apprend<br />
comment mettre et retirer l’armure. Il accomplit des progrès<br />
considérables avec Gornemant de Gort, qui lui enseigne<br />
comment utiliser armes et cheval. Il peut dès lors, devant le<br />
château de Blanchefleur, triompher d’Anguingueron et de
Extrait distribué par Editions Flammarion<br />
PRÉSENTATION 11<br />
Clamadeu sans qu’il sache d’abord où envoyer ses prisonniers<br />
p<strong>ou</strong>r accroître son renom, c’est-à-dire à la c<strong>ou</strong>r<br />
d’Arthur. Plus tard, il viendra à b<strong>ou</strong>t de l’Orgueilleux de la<br />
Lande, puis de Sagremor et de Keu : Gauvain reconnaît en<br />
lui un être d’exception.<br />
Cette éducation se fait aussi dans l’ordre de l’esprit et lui<br />
permet de devenir peu à peu un chevalier c<strong>ou</strong>rtois. Apprenant<br />
l’existence du roi Arthur, Perceval décide de partir<br />
p<strong>ou</strong>r sa c<strong>ou</strong>r, sans que sa mère puisse le retenir. Aussi, après<br />
lui avoir révélé sa noblesse et le tragique destin de ses frères<br />
et de son père, lui fait-elle des recommandations : sec<strong>ou</strong>rir<br />
les dames et les pucelles qui en ont besoin ; éviter de les<br />
importuner en les requérant d’am<strong>ou</strong>r ; fréquenter les<br />
prud’hommes ; entrer dans les églises p<strong>ou</strong>r prier Dieu. En<br />
quittant sa mère, il s’éloigne de son enfance. Mais il n’a<br />
rien compris à cet enseignement. S’il répète qu’il suit ses<br />
conseils, il les applique bizarrement : il prend de force un<br />
baiser et son anneau à la demoiselle de la tente ; il pénètre<br />
à cheval dans le château d’Arthur où, en repartant, il abat<br />
la coiffure du roi et où, surt<strong>ou</strong>t, il ne pense qu’à s’approprier<br />
les armes du Chevalier Vermeil, manifestant un autre trait<br />
de l’extrême jeunesse : ce qui lui plaît doit lui appartenir,<br />
et vite. De la même manière que, dans la forêt, il tue les<br />
daims et les chevreuils, il abat le Chevalier Vermeil dont il<br />
prend les armes t<strong>ou</strong>t en conservant ses propres vêtements.<br />
Ainsi exprime-t-il à la fois son ignorance des usages du<br />
monde, un ingénu et solide bon sens, un affectueux attachement<br />
à t<strong>ou</strong>t ce qui lui a été donné par sa mère et une obstination<br />
de primitif.<br />
Gornemant de Gort, qui lui a donné des leçons de maniement<br />
des armes, lui apprend les obligations du chevalier :<br />
respect de la vie de l’adversaire vaincu qui demande grâce,<br />
discrétion en paroles, aide aux dames, fréquentation des<br />
églises et recherche du salut de son âme. Surt<strong>ou</strong>t, il lui<br />
demande de ne plus répéter naïvement t<strong>ou</strong>t ce que sa mère<br />
lui a appris et il obtient qu’il quitte ses vêtements de paysan.<br />
À l’école du vavasseur qui a senti la qualité de son âme,
Extrait distribué par Editions Flammarion<br />
12<br />
<strong>PERCEVAL</strong> OU <strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
Perceval se sépare définitivement de l’enfance : il fait désormais<br />
partie d’un monde d’hommes. Mais, dès qu’il a déc<strong>ou</strong>vert<br />
les secrets de la chevalerie, il revient avec une piété<br />
t<strong>ou</strong>te filiale vers sa mère qu’il a abandonnée.<br />
Enfin, il accède à l’ordre du cœur par la déc<strong>ou</strong>verte progressive<br />
de la charité qui est supérieure à la largesse<br />
d’Alexandre et qui fonde la prodomie : il est alors un chevalier<br />
accompli, un prud’homme.<br />
L’initiation à l’am<strong>ou</strong>r<br />
Très vite, la formation à l’am<strong>ou</strong>r va enrichir l’éducation<br />
chevaleresque du nice qui n’a connu jusqu’alors que les servantes<br />
de sa mère.<br />
Ébl<strong>ou</strong>i par le lumineux éclat de la tente, qui rappelle celui<br />
des armes des chevaliers, face à la demoiselle qu’il<br />
déc<strong>ou</strong>vre, il manque à t<strong>ou</strong>s les usages et récite automatiquement<br />
les leçons de sa mère, dér<strong>ou</strong>tant de naïveté et de sottise<br />
en expliquant t<strong>ou</strong>t ce qu’il fait et en interprétant mal les<br />
recommandations qu’il a reçues : alors que sa mère lui avait<br />
permis d’embrasser une jeune fille si elle était consentante,<br />
la permission devient un commandement ; il ne prend pas<br />
le surplus comme sa mère le lui a enseigné, mais il le fait<br />
de façon impudique en multipliant les baisers. Égocentrique<br />
comme un enfant solitaire, il n’éc<strong>ou</strong>te pas les propos qu’on<br />
lui tient <strong>ou</strong> n’entend que ce qu’il veut ; il est indifférent aux<br />
demandes, aux craintes et à la d<strong>ou</strong>leur d’autrui.<br />
Au château de Blanchefleur commence son initiation<br />
am<strong>ou</strong>reuse, incomplète certes et moins complaisamment<br />
prolongée que celle de Daphnis et Chloé. Bien que Perceval<br />
ne désire pas Blanchefleur, qu’il ne se rende pas compte<br />
qu’il l’aime et qu’il ne voie pas sa beauté, il déc<strong>ou</strong>vre, par<br />
une sorte de révélation, la joie des sens, des baisers, du<br />
badinage, et l’enth<strong>ou</strong>siasme, l’émulation à la pr<strong>ou</strong>esse. Il<br />
ressent une certaine émotion faite de tendresse, de pitié et<br />
d’<strong>ou</strong>verture aux t<strong>ou</strong>rments d’autrui.<br />
Extrait de la publication
PRÉSENTATION 13<br />
Avec l’épisode des g<strong>ou</strong>ttes de sang sur la neige, dans une<br />
scène de contemplation extatique, il apprend l’intériorité et<br />
la méditation ; par le ret<strong>ou</strong>r sur soi-même, il atteint au raffinement<br />
de l’am<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rtois. Celui-ci devient une étape sur<br />
la voie de la connaissance de soi, médiateur entre le héros<br />
et l’objet de sa quête, qui n’est pas la femme mais luimême.<br />
L’aimée le p<strong>ou</strong>sse à épr<strong>ou</strong>ver le désir et le besoin de<br />
se retr<strong>ou</strong>ver : c’est le miroir où se projette la beauté divine<br />
et qui rend possible l’accès au graal 1 .<br />
Perceval est devenu un parfait chevalier : il a dépassé Keu<br />
et atteint le niveau de Gauvain. En même temps s’est formée<br />
la personnalité d’un homme, de la plus primitive enfance,<br />
ignorante, égoïste, insensible à autrui, dénuée de jugement<br />
personnel, jusqu’à l’âge adulte : maintenant, il laisse parler<br />
les autres (Gornemant de Gort, Blanchefleur), il les déc<strong>ou</strong>vre<br />
et, p<strong>ou</strong>r eux, il risque sa vie ; s’il éch<strong>ou</strong>e au château du Graal,<br />
il est capable d’aller au-delà des apparences ; il prend<br />
conscience de l’unité de son moi et de ses responsabilités ;<br />
aussi veut-il réparer ses erreurs passées (envers sa mère et la<br />
demoiselle de la tente, comme plus tard p<strong>ou</strong>r le graal). Maître<br />
de lui-même, il fait librement ses choix dès l’épisode de son<br />
affrontement avec les agresseurs de Beaurepaire.<br />
L’initiation religieuse<br />
L’éducation chevaleresque et am<strong>ou</strong>reuse de Perceval<br />
déb<strong>ou</strong>che enfin sur une éducation religieuse qui la<br />
c<strong>ou</strong>ronne.<br />
À l’origine, quelle est sa religion Jusqu’à la rencontre<br />
du Vendredi saint, est-ce un sauvageon qui n’est pas vraiment<br />
chrétien, comme le s<strong>ou</strong>tient Mario Roques 2 , <strong>ou</strong> bien<br />
a-t-il déjà reçu un enseignement authentiquement chrétien <br />
S<strong>ou</strong>strait aux obligations de l’Église (messe dominicale,<br />
1. Voir P. Gallais, Perceval et l’initiation, op. cit., passim.<br />
2. « Le graal de Chrétien et la demoiselle au graal », Romania,<br />
t. LXXVI, 1955.<br />
Extrait de la publication
14<br />
<strong>PERCEVAL</strong> OU <strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
communion à Noël, Pâques et Pentecôte), il ignore ce qu’est<br />
une église ; il n’est pas certain qu’il se reconnaisse une âme<br />
et qu’il ait la notion du péché ; mais, quand il quitte le château<br />
de Beaurepaire, il sait qu’un c<strong>ou</strong>vent peut être le refuge<br />
d’une veuve qui se prépare à m<strong>ou</strong>rir, il connaît la terminologie<br />
de la liturgie de la mort, il a foi en la participation des<br />
défunts aux mérites des vivants et en la Providence, il a<br />
conscience de la nécessité du clergé régulier qui ne peut<br />
se consacrer à la prière que si on lui assure la subsistance<br />
matérielle. Son dialogue avec les pénitents n’a pas l’aspect<br />
d’une initiation religieuse : il ne demande pas qui est Jésus-<br />
Christ, p<strong>ou</strong>rquoi il est mort et quel j<strong>ou</strong>r ; il ne pose aucune<br />
question sur la rédemption et sur la nécessité de la confession.<br />
Quand il entend parler de celle-ci, il se met à pleurer :<br />
son instinct religieux se réveille. Il s’agit d’un ret<strong>ou</strong>r à<br />
Dieu 1 .<br />
La piété de Perceval, qui existe, n’est donc qu’extérieure,<br />
conçue comme un ensemble de pratiques nécessaires p<strong>ou</strong>r<br />
faire son salut. Aussi se tait-il à l’arrivée du graal, ébl<strong>ou</strong>i<br />
qu’il est par l’éclat des c<strong>ou</strong>leurs et des lumières. Sa niceté<br />
de jeune rustre est devenue aveuglement moral et religieux.<br />
Quand sa c<strong>ou</strong>sine lui apprend qu’il a commis et expie une<br />
faute envers sa mère, il épr<strong>ou</strong>ve du remords et de la pitié,<br />
mais décide de p<strong>ou</strong>rsuivre sa r<strong>ou</strong>te.<br />
Un changement plus radical se produit après l’épisode de<br />
la Demoiselle Hideuse. Perceval ne vise plus qu’un seul but<br />
qu’il va p<strong>ou</strong>rsuivre sans relâche jusqu’à ce qu’il l’ait<br />
atteint : déc<strong>ou</strong>vrir les secrets du graal et de la lance. Cette<br />
décision, subite en apparence, est le résultat d’une lente<br />
maturation. Il ne s’abandonne plus aux circonstances, il ne<br />
cherche plus l’aventure mais la vérité. T<strong>ou</strong>tefois, cette quête<br />
demeure profane : Perceval <strong>ou</strong>blie Dieu pendant cinq ans.<br />
C’est alors qu’il rencontre le cortège du Vendredi saint,<br />
qu’il se repent et se confesse. L’ermite, qui est son oncle,<br />
1. O. Jodogne, « Le sens chrétien du jeune Perceval dans Le Conte du<br />
graal », Lettres romanes, t. XIV, 1960, p. 111-121.<br />
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Flammarion<br />
PRÉSENTATION 15<br />
l’instruit et lui apprend une prière qu’il lui chuchote à<br />
l’oreille et qui le sauvera du danger de la mort. Perceval<br />
communie. Sa religion est une religion de prière, d’adoration<br />
et d’am<strong>ou</strong>r de Dieu ; théocentrique, elle met l’accent<br />
sur Jésus-Christ, Dieu incarné et sauveur qui a s<strong>ou</strong>ffert la<br />
Passion p<strong>ou</strong>r expier les péchés des hommes 1 . L’office du<br />
Vendredi saint est le plus important, et la messe est définie<br />
comme un sacrifice en relation avec la Passion du Christ.<br />
Le devoir par excellence est celui de pénitence corporelle<br />
et spirituelle. Cette religion, quelque peu ésotérique, qui<br />
comporte des devoirs moraux d’humilité et de charité<br />
active, transforme le graal en relique de la Passion.<br />
Initié, Perceval deviendra-t-il le héros salvateur qui<br />
ret<strong>ou</strong>rnera au château du Graal p<strong>ou</strong>r en percer les mystères,<br />
puis au château de Blanchefleur p<strong>ou</strong>r lui rendre la<br />
prospérité Ou bien ne reverra-t-il jamais le graal, simple<br />
vision fugitive Ou, plus probablement, continuera-t-il sa<br />
r<strong>ou</strong>te vers un dép<strong>ou</strong>illement et une intériorisation de plus<br />
en plus grands, héros christique engagé dans une quête<br />
t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>rsuivie et jamais achevée jusqu’à ce qu’il<br />
voie Dieu face à face Ici, la chevalerie n’est plus terrestre<br />
mais célestielle ; l’éducation est devenue initiation.<br />
Le graal, qui, à son apparition, est un plat luxueux, merveilleux<br />
par la lumière qu’il dégage et les pierres précieuses<br />
qui ornent l’or massif, et qui évoque encore les<br />
c<strong>ou</strong>pes celtiques d’abondance, se christianise au c<strong>ou</strong>rs du<br />
roman et devient un ciboire. Le roman c<strong>ou</strong>rtois se prolonge<br />
en un roman religieux et ascétique dont le centre<br />
est le culte de la croix ent<strong>ou</strong>rée des deux reliques de la<br />
Passion, le graal et la lance qui saigne 2 .<br />
1. P. Imbs, « L’élément religieux dans Le Conte du graal de Chrétien<br />
de Troyes », Les Romans du graal dans la littérature des XII e et XIII e siècles,<br />
CNRS, 1956, p. 31-53.<br />
2. Au cœur de l’œuvre, la scène du graal est « un grand moment théâtral<br />
étiré dans un long moment de silence », sujet d’un disc<strong>ou</strong>rs t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs recommencé,<br />
spectacle énigmatique, inintelligible, qui dessine, selon Francis<br />
Dubost, une croix vivante (F. Dubost, Le Conte du graal <strong>ou</strong> l’Art de faire<br />
signe, Champion, « Unichamp », 1998, p. 158).<br />
Extrait de la publication
16<br />
<strong>PERCEVAL</strong> OU <strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
UN ROMAN-MIROIR<br />
Le Conte du graal, s’il est un roman d’apprentissage, est<br />
aussi, p<strong>ou</strong>r Perceval comme p<strong>ou</strong>r Gauvain, un roman familial<br />
qui procède par révélations successives – on apprend<br />
ainsi que le Roi Pêcheur est le fils du vieux roi qui se n<strong>ou</strong>rrit<br />
d’une hostie, et qui est le frère de la mère de Perceval et de<br />
l’ermite –, mais c’est surt<strong>ou</strong>t un roman-miroir, reposant sur<br />
le principe du déd<strong>ou</strong>blement et du diptyque.<br />
Le roman est fondé d’abord sur des échos, des correspondances<br />
et des oppositions, qui scandent la progression du<br />
jeune Perceval : adolescent gl<strong>ou</strong>ton dans la tente de la<br />
demoiselle, le personnage partage, lors de sa dernière apparition,<br />
la n<strong>ou</strong>rriture frugale de l’ermite ; il conquiert les<br />
armes vermeilles qu’il abandonne devant la hutte du même<br />
ermite ; bavard, il pose de multiples questions au maître<br />
des chevaliers, mais il se tait au château de Blanchefleur et<br />
lorsqu’il voit passer le cortège du graal ; désigné d’abord<br />
par des surnoms (« Cher fils », « Cher frère », « Cher seigneur<br />
»), il déc<strong>ou</strong>vre, après avoir mûri, son nom – « Perceval<br />
le Gallois » –, que conteste aussitôt sa c<strong>ou</strong>sine en<br />
l’appelant « Perceval l’Infortuné », « malheureux Perceval<br />
» (p. 99).<br />
Plus frappant encore, le récit est organisé aut<strong>ou</strong>r de deux<br />
personnages, Perceval et Gauvain, chacun animé par une<br />
quête – celle du graal p<strong>ou</strong>r le premier, celle de la lance<br />
p<strong>ou</strong>r le second –, et à qui l’auteur consacre deux parties<br />
sensiblement équivalentes, avec des échos de l’une à l’autre.<br />
T<strong>ou</strong>s deux sont accusés d’un meurtre, et t<strong>ou</strong>s deux ont une<br />
relation privilégiée avec un être innocent : Perceval avec la<br />
demoiselle qui rit, Gauvain avec la Demoiselle aux Petites<br />
Manches. T<strong>ou</strong>s deux sont maudits par de mystérieux<br />
envoyés : Perceval par la Demoiselle Hideuse, Gauvain par<br />
Guinganbrésil. T<strong>ou</strong>s deux déc<strong>ou</strong>vrent s<strong>ou</strong>s un chêne une<br />
femme désespérée qui tient sur ses gen<strong>ou</strong>x un chevalier<br />
Extrait de la publication
PRÉSENTATION 17<br />
blessé <strong>ou</strong> mort, et qui leur fait d’inquiétantes révélations.<br />
Au château du Graal, qui oscille mystérieusement entre<br />
absence et présence, entre permanence et intermittence,<br />
correspond le château de la Merveille, qui ne présente<br />
aucun caractère d’incertitude ; si les deux châteaux sont<br />
de l’Autre Monde, l’un est plutôt masculin (deux rois y<br />
vivent), et Perceval en est rejeté, tandis que l’autre est féminin<br />
(deux reines y vivent), et Gauvain s’y tr<strong>ou</strong>ve retenu.<br />
Perceval s’assied sur le lit de Beaurepaire à côté de Blanchefleur,<br />
Gauvain sur le lit de la Merveille à côté de Clarissant.<br />
L’eschacier à la jambe d’argent rappelle le Roi Pêcheur que<br />
sa blessure a privé de sa qualité chevaleresque, au point que<br />
Francis Dubost a pu se demander : « L’infirme silencieux et<br />
dolant serait-il le roi disqualifié de cet Autre Monde où<br />
pénètre Gauvain et dont il est appelé, sans le savoir ni le<br />
v<strong>ou</strong>loir, à devenir le s<strong>ou</strong>verain 1 » Perceval et Gauvain<br />
sont l’un et l’autre confrontés aux forces du Mal, le premier<br />
à l’Orgueilleux de la Lande, le second à l’Orgueilleuse de<br />
Logres. T<strong>ou</strong>s deux sont attendus comme des sauveurs, etc.<br />
On p<strong>ou</strong>rrait n<strong>ou</strong>rrir à l’envi cette liste de ressemblances, et<br />
aj<strong>ou</strong>ter que ni l’un ni l’autre ne posent de questions sur les<br />
événements étranges dont ils sont les témoins, <strong>ou</strong> encore<br />
que l’un et l’autre sont circonvenus par le disc<strong>ou</strong>rs d’une<br />
femme – Perceval par celui de Blanchefleur, Gauvain par<br />
celui d’Ygerne.<br />
Les différences entre les deux personnages n’en sont que<br />
plus frappantes : tandis que Perceval vit ses aventures de<br />
nuit – chez Blanchefleur <strong>ou</strong> au château du Graal –, Gauvain,<br />
héros solaire, les vit de j<strong>ou</strong>r. Si le premier éch<strong>ou</strong>e au château<br />
du Graal, alors que le second triomphe du lit de la Merveille,<br />
il semble bien que Perceval apparaisse comme un<br />
personnage en construction, et que Gauvain soit s<strong>ou</strong>mis à<br />
un processus de déconstruction : le prestigieux chevalier,<br />
contraint de monter sur un horrible canasson, devient finalement<br />
le d<strong>ou</strong>ble d’un écuyer grotesque. Chevalier aux deux<br />
1. Ibid., p. 82.
Extrait distribué par Editions Flammarion<br />
18<br />
<strong>PERCEVAL</strong> OU <strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
écus lors du t<strong>ou</strong>rnoi de Tintagel, il passe p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>ard le<br />
premier j<strong>ou</strong>r et triomphe le second, à la fois pantin c<strong>ou</strong>rtois<br />
et redresseur de torts, dont on ne saura jamais s’il a<br />
commis le régicide dont il est accusé. Déterminé par<br />
autrui, il est amené, par deux fois, à se défendre malgré<br />
lui. La méchante demoiselle, qui le suit comme son<br />
ombre, lui renvoie une image dégradée de lui-même, en<br />
spectatrice de sa honte. Homme du passé, Gauvain obéit<br />
constamment à l’éthique chevaleresque, au point de c<strong>ou</strong>rir<br />
le risque d’être la caricature du chevalier c<strong>ou</strong>rtois, tandis<br />
que « Perceval fait figure d’un aventurier de l’esprit<br />
p<strong>ou</strong>ssé vers la quête du savoir 1 ».<br />
Il reste que Chrétien de Troyes, s<strong>ou</strong>cieux de ne pas dégrader<br />
l’image de Gauvain t<strong>ou</strong>t en suggérant des faiblesses et<br />
des zones d’ombre, n’a cessé de tisser des liens entre les<br />
deux protagonistes de son roman. En présentant deux itinéraires<br />
différents, il privilégie la n<strong>ou</strong>velle chevalerie, la chevalerie<br />
spirituelle, qui est destinée à supplanter la chevalerie<br />
c<strong>ou</strong>rtoise, mais il se refuse à trop diminuer Gauvain – car<br />
la chevalerie spirituelle n’est peut-être pas à la portée de<br />
t<strong>ou</strong>s, et il faut en t<strong>ou</strong>t état de cause égaler Gauvain p<strong>ou</strong>r<br />
p<strong>ou</strong>voir prétendre devenir un j<strong>ou</strong>r Perceval.<br />
Le Conte du graal, fondé sur un ensemble d’images et<br />
de disc<strong>ou</strong>rs, hanté par la dualité et le d<strong>ou</strong>ble, est un texte<br />
opaque, volontairement crypté, qui invite à scruter sans<br />
cesse les signes et les correspondances. Il appelle la mise<br />
au j<strong>ou</strong>r de richesses t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ren<strong>ou</strong>velées ; il interroge,<br />
égare, se dérobe, assigne à ses lecteurs un travail de<br />
f<strong>ou</strong>ille t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus minutieux. Ceux-là allieront de façon<br />
indissociable la jubilation d’une lecture active à la résignation<br />
face aux questions laissées en suspens ; ils sav<strong>ou</strong>reront<br />
l’inachèvement de leurs interprétations ; ils apprécieront leur<br />
frustration même. C’est de leur égarement dans ce texte foisonnant<br />
que naîtra leur plaisir, dans cette œuvre à jamais<br />
1. Ibid., p. 189.
Extrait distribué par Editions Flammarion<br />
RÉPERTOIRE DES NOMS PROPRES 223<br />
PHILIPPE DE FLANDRE, Philippe comte de Flandre, né en 1143,<br />
croisé en 1190, mort en 1191. Chrétien de Troyes lui a dédié Le<br />
Conte du graal.<br />
RION, roi vaincu par Arthur.<br />
Roche de Champguin, château de la reine Ygerne.<br />
ROI PÊCHEUR, roi du château du Graal.<br />
SAGREMOR, chevalier de la c<strong>ou</strong>r du roi Arthur, abattu par Perceval<br />
lors de la scène des g<strong>ou</strong>ttes de sang. Appelé le desréé, c’est-àdire<br />
le déréglé, l’emporté. Il apparaît dans la liste des chevaliers<br />
d’Érec et Énide. Vaincu dans un t<strong>ou</strong>rnoi par Cligès.<br />
THIBAUT <strong>ou</strong> TIÉBAUT DE TINTAGEL, père des deux filles dont la<br />
plus jeune, la Demoiselle aux Petites Manches, se dispute avec<br />
sa sœur aînée et est s<strong>ou</strong>tenue par Gauvain. Il fut le maître de<br />
Méliant de Lis, le fils du seigneur.<br />
Tintagel, localité de la côte nord-<strong>ou</strong>est du comté de Cornuailles,<br />
en Angleterre ; Tiébaut en est le seigneur.<br />
TRAÉ D’ANET, chevalier que connaît bien Gauvain et qui se rend<br />
au t<strong>ou</strong>rnoi entre Tiébaut et Méliant.<br />
TRÉBUCHET, forgeron, le seul à p<strong>ou</strong>voir réparer l’épée reçue par<br />
Perceval au château du Graal. Avatar de Vulcain, le forgeron<br />
passe p<strong>ou</strong>r avoir des p<strong>ou</strong>voirs magiques.<br />
URIEN, roi, père d’Yvain, le chevalier au lion, et d’Yvain le Bâtard.<br />
Frère du roi Lot.<br />
UTERPENDRAGON, roi, père d’Arthur. Am<strong>ou</strong>reux d’Ygerne, l’ép<strong>ou</strong>se<br />
du duc de Corn<strong>ou</strong>ailles, il prit, grâce à Merlin, l’apparence du duc<br />
et engendra Arthur. Au c<strong>ou</strong>rs de la même nuit, le duc fut tué, en<br />
sorte qu’Ygerne put devenir l’ép<strong>ou</strong>se d’Uterpendragon.<br />
Valdonne, défilé montagneux proche du manoir de la mère de Perceval.<br />
YGERNE, ép<strong>ou</strong>se d’Uterpendragon et mère d’Arthur.<br />
YONET, valet de la c<strong>ou</strong>r du roi Arthur qu’on retr<strong>ou</strong>ve au service<br />
de Gauvain. Ce nom fait penser à Yonec, le héros de Marie<br />
de France.<br />
YVAIN, le chevalier au lion, fils du roi Urien.<br />
YVAIN <strong>LE</strong> BÂTARD, demi-frère du précédent, nommé parmi les<br />
chevaliers dans Érec et Énide.<br />
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Flammarion<br />
TAB<strong>LE</strong><br />
Présentation .................................................................. 3<br />
Note sur la traduction .................................................. 20<br />
<strong>PERCEVAL</strong><br />
<strong>ou</strong><br />
<strong>LE</strong> <strong>CONTE</strong> <strong>DU</strong> <strong>GRAAL</strong><br />
Chronologie................................................................... 213<br />
Bibliographie ................................................................ 216<br />
Répertoire des noms propres........................................ 220<br />
Mise en page par Meta-systems<br />
59100 R<strong>ou</strong>baix<br />
N o d’édition : L.01EHPN000278.N001<br />
Dépôt légal : octobre 2012<br />
Extrait de la publication