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I.3. UN CAHIER, DES RESEAUX : ACCOMPAGNER LE TRAVAIL DU LECTEUR Bénédicte ETIENNE, collège Jean Jaurès de Pantin (93) Le contexte Les choix du professeur Classes de collège de tous niveaux (6 e à 3 e ). Activité menée sur toute l’année, à raison de deux séances par mois. - Prendre en compte la dimension « artisanale » 1 de la lecture, en tant que constitutive d’un étayage possible du lien avec le texte, lui donner le statut d’objet d’apprentissage. - Dimension artisanale : la lecture est un acte qui implique le corps et l’environnement. Il s’agit de permettre aux élèves d’élaborer cette dimension, c’est-à-dire de la penser et de se l’approprier, chacun selon sa subjectivité et à partir des échanges avec les autres. - Penser des espaces différenciés (la maison, la classe, le CDI, la bibliothèque municipale) et des moments réguliers de socialisation de la lecture. - Assurer un lien, suffisamment souple mais continu, entre la pratique de la lecture cursive et les autres activités de français, en délaissant l’usage de la fiche ou du questionnaire de lecture. - Prendre en compte l’aspect quantitatif des livres lus, afin que la répétition tende vers une certaine routinisation, dans le sens où cette pratique devient intégrée et non plus exceptionnelle. - Permettre, par ces différentes orientations, que l’élève se fraye un chemin singulier vers le texte et parvienne à tolérer la solitude et le silence liés à l’acte de lire. 1. Constats et questionnements La lecture cursive n’est pas facile à mettre en place, car on ne sait pas toujours quelle place (quelles fréquence et durée ?) ni quelle orientation (quels liens avec les autres activités ?) lui donner dans le cours de français. Comment concilier l’apparemment inconciliable ? Cette lecture est censée être libre, autonome, et on doit en penser l’incitation : n’est-ce pas paradoxal ? Comment penser le rôle du cours de français, qui doit donc tenter de prescrire l’imprescriptible ? En outre, tous les élèves sont-ils à égalité devant l’ouverture que représente l’autonomie de la lecture, ouverture qui peut pour certains se transformer en abîme ? La lecture ne serait-elle difficile que parce que l’école en empêcherait, par sa demande de travail méta textuel, l’accès libre et autonome, contrainte que la lecture cursive lèverait magiquement ? Doit-on considérer qu’on a affaire à de l’acquis socioculturel (les pratiques de lectures construites dans le milieu familial) qu’il s’agirait juste de mobiliser ? L’école doit-elle alors considérer que son rôle consiste juste à importer des pratiques qui lui préexistent et qu’elle devrait se contenter d’activer ? Comment fait-elle lorsque les élèves n’ont pas la possibilité de s’appuyer sur des pratiques familiales ? N’est-elle pas conduite en réalité à devoir penser des dispositifs qui permettent d’étayer la construction de l’élève en tant que sujet lecteur, plutôt que de considérer qu’il lui faut, par des questionnaires et des fiches, interroger ce lecteur représenté comme déjà constitué ? 1 Référence à l’expression de Jean-Marie Privat, déjà mentionnée dans l’article d’Annie Portelette, p. 9. 18
2. Le cahier de lectures C’est par la mise en place dans la classe d’un cahier de lectures personnel que j’ai tenté de construire un dispositif qui prenne en compte les diverses contraintes mentionnées précédemment et qui fonctionne pour les élèves comme une sorte de repère, un objet qui puisse contenir les traces de la complexité de l’expérience de la lecture. Ces traces sont de nature à fournir à la pensée de l’élève des matériaux qui l’aident à se représenter lui-même en tant que lecteur. Elles peuvent donc occuper un double statut, à la fois figurations de l’intime et objets heuristiques. Progressivement, par la confrontation et l’échange avec les autres élèves, la validation par le professeur qui consiste en un accueil, une écoute et un dialogue attentif (sans note, est-il besoin de le préciser ?), l’élève peut opérer un déplacement, se libérant progressivement de l’inscription de notations qu’il suppose attendues par l’école, pour s’ouvrir à l’appréhension de traces qu’il peut reconnaître comme lui appartenant et qui l’aident à penser ses lectures. Le lecteur en autoportrait « Ce qu’il s’agit d’envisager, ce n’est pas le message saisi, mais la saisie du message, à son niveau élémentaire, ce qui se passe quand on lit : les yeux qui se posent sur les lignes, et leur parcours, et tout ce qui accompagne ce parcours : la lecture ramenée à ce qu’elle est d’abord : une précise activité du corps, la mise en jeu de certains muscles, diverses organisations posturales, des décisions séquentielles, des choix temporels, tout un ensemble de stratégies insérées dans le continuum de la vie sociale, et qui font qu’on ne lit pas n’importe comment, ni n’importe quand, ni n’importe où, même si on lit n’importe quoi. » 2 Première séance Pour que chaque cahier porte la marque de son propriétaire, et qu’ainsi commence à se dessiner la figure singulière du lecteur qui s’y adosse, je demande aux élèves de répondre par écrit et individuellement à cette question, qui est la première trace écrite, phrase qui ouvre le travail et inaugure l’usage du cahier : « Qu’est-ce que c’est, lire ? ». Que l’entrée dans la question se fasse d’abord par l’écrit individuel relève d’un choix concerté. Cette orientation est double. Elle repose d’une part sur un usage réflexif de l’écrit, dans le sens où le passage par l’écrit suscite une élaboration de la pensée. Il n’en est pas le simple réceptacle, dans le sens où la page ne ferait qu’inscrire un contenu déjà pensé en dehors d’elle, produit fini que l’écrit se contenterait de fixer. Non, car quand on écrit, on est deux, à l’intérieur d’une seule et même subjectivité, d’un même corps : celui qui écrit et celui qui lit ce qui s’écrit. Non pas le lecteur qui reçoit le texte, mais le scripteur qui se fait lecteur de lui-même, inévitablement, ne seraitce que pour voir et pouvoir écrire. Les allers et retours incessants et imperceptibles nouent un dialogue intime et silencieux, qui élabore dialectiquement la pensée, à l’image d’une spirale, comme troisième terme de l’interaction entre celui qui écrit et le même qui le lit. Cette dimension de l’écrit est donc fondamentale. L’autre raison qui me pousse à privilégier ce mode d’entrée dans la réflexion, c’est qu’il permet à chacun d’avoir un temps où il peut se contenir dans son propre espace de pensée, et s’oblige à l’élaboration, sans être absorbé dans l’indifférencié de la co-présence possiblement liée à la situation d’oral collectif. 2 Georges Perec, Penser/Classer, Seuil, 2003. 19
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