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traduction de roland

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N O U V E L L E<br />

TRADUCTION<br />

DE ROLAND<br />

L A M O U R E U X ,<br />

D E<br />

MATHEO MARIA BOYARDO,<br />

COMTE Dl SCANDIANO.<br />

PAR L E SAGE.<br />

A V E C F I G Ü R E S .<br />

TOME<br />

PREMIER.<br />

A A M S T E R D A M ,<br />

& fe trouve a PA R I s y<br />

RUE ET HOTEL SERPENT E.<br />

M. DCC. LXXXIII.


N O U V E L L E<br />

T R A D U C T I O N<br />

DE ROLAND<br />

T A M O U R E U X .<br />

LIVRE<br />

PREMIER.<br />

CHAPITRE PREMIER.<br />

De l'entreprlfi du roi Gradafe, du toumoi <strong>de</strong><br />

l'empereur Charles , & <strong>de</strong> Paventure furprenante<br />

qui arriva dans fa cour.<br />

LE roi Gradaffe étoit le plus vaillani<br />

priace <strong>de</strong> fon fiècle. II eft dit <strong>de</strong> lui dans I'hift<br />

fóirë, qu'il pórtoit ua coeur <strong>de</strong> dragon dan|<br />

Tomé I.


i R O L A N D<br />

un corps <strong>de</strong> géant; il étoit maitre <strong>de</strong> Ia gran<strong>de</strong><br />

Serique qui contenoit toute la Chine & les<br />

royaumes voifins,<br />

& il voyoit fous fa puiffance<br />

la meilleure partie <strong>de</strong> 1'Afie. Cependant<br />

ce roi trop avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> gloire n'étoit pas content<br />

d'avoir acquis par fa valeur <strong>de</strong>s armes enchantées<br />

qu'aucun acier ne pouvoit brifer ; fon<br />

ambition n'étoit pas fatisfaite ; il vouloit avoir<br />

la fameufe épée du comte Roland , & 1'admirable<br />

courfier<br />

du paladin Renaud <strong>de</strong> Montauban.<br />

Durandal<br />

& Bayard occnpoient tous fes<br />

<strong>de</strong>firs ; mals il n'étoit pas aifé <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> telles<br />

conquêtes. 11 felïolt pour cela vaincre <strong>de</strong>ux<br />

paladins qui avoient vaincu mille guerriers <strong>de</strong><br />

la plus haute réputation. Ce héros n'ignoroit<br />

pas qu'il ne pouvoit entreprendre rien <strong>de</strong> plus<br />

difficile. II forma toutefois cette pénible entreprife<br />

; & pour en commencer 1'exécution ,<br />

il fit faire <strong>de</strong>s levées dans toute 1'étendue <strong>de</strong><br />

fes états. .<br />

Ce roi trop ambitieux forma le <strong>de</strong>ffein <strong>de</strong><br />

compofer une armée qui fut capable <strong>de</strong> conquérir<br />

la France & tout 1'empire romain. On<br />

y apporta tant <strong>de</strong> diligence , qu'en peu <strong>de</strong><br />

temps elle fe trouvaprête k partir : elle étoit <strong>de</strong><br />

cent cinquante mille combattans; armée d'autant<br />

Clus formidable gu'elle étoit commandée par un


L' A M O V R E U X. £<br />

grand nombre <strong>de</strong> princes & <strong>de</strong> géants dont Ia<br />

valeur avoit déja fait du bruit dans I'univers.<br />

II ne falloit pas moins qu'une puiffance ü<br />

redoutable pour caufef quelques alarmes aux<br />

chrétiens. La fleur <strong>de</strong> tous les guerriers du<br />

mon<strong>de</strong> étoit ordinairement a la cour <strong>de</strong> Fempereur<br />

Charles le grand, qui dans les <strong>de</strong>ux<br />

coufins Roland & Renaud avoit un boulevard<br />

capable <strong>de</strong> réfifter a tous les efïbrts du paganifme.<br />

Cependant le courageux Gradaffe comptoit<br />

moins fur ia nombreufe armée que fur la force<br />

<strong>de</strong> ion bras. II auroit lui feul affronté toutes<br />

les forces <strong>de</strong> Fempereur & les paladins <strong>de</strong> fa<br />

cour enfemble. II fit monter fes troupes fur<br />

une flotte compofée d'un nombre infïni <strong>de</strong><br />

vaiffeaux plats & d'autres bêtimens convenables<br />

; & après une fort longue navigation<br />

entremêiée d'orages & <strong>de</strong> calmes , ils arrivèrent<br />

enfin fur les cötes d'Efpagne.<br />

Comme ils n'y étoient pas attendus , ils<br />

jettèrent la confternation dans toutes les provinces.<br />

Ils y firent <strong>de</strong>s ravages effroyables. Ils<br />

prirent plufieurs villes dont ils brülèrent celles<br />

qu'ils ne vouloient pas gar<strong>de</strong>r. Tous les rois<br />

efpagnols fe liguèrent contre cette formidable<br />

puiflance ; mais leur ligue fut inutile. Ils n'eurent<br />

pas le temps d'oppofer une digue a la<br />

Aii


4 R O L A N D<br />

rapidité du torrent qui inondoit leurs états.<br />

Ls d.ffein du roi <strong>de</strong> Sericane , en s'emparant<br />

<strong>de</strong> ces royaumes , étoit <strong>de</strong> fe jetter fur celui<br />

<strong>de</strong> remper'eur. La France étoit puiffante ; &C<br />

pour la ré luire , il lui falloit un nombre <strong>de</strong><br />

villes oü il put établir <strong>de</strong>s magafins pour la<br />

fubfrftance <strong>de</strong> fon armée.<br />

Pendant que ce prince prenoit <strong>de</strong>s mefures<br />

pour affurer fon entreprife, Charles le grand<br />

fort éloigné <strong>de</strong> penfer a 1'orage qui fe formoit<br />

contre lui , vivoit tranquille dans fa cour.<br />

Tout Paris retentiffoit du fon <strong>de</strong>s trompettes;<br />

mais la guerre avoit peu <strong>de</strong> part a. ce buut<br />

éclatant. Le <strong>de</strong>flein <strong>de</strong> perfeftionner la chevalerie<br />

en étoit 1'unique motif. L'empereur tenoit<br />

cour plésrerfi avec fes barons a 1'occafion<br />

<strong>de</strong> certaines joütes qu'il avoit affignées aux<br />

fêtes <strong>de</strong> la pentecöte , temps ordinairement<br />

<strong>de</strong>ftiné aux réjouiffances publiques ; les princes,<br />

les grands feigneurs , les fimples chevaliers<br />

ettangers ou naturels , tout le mon<strong>de</strong> étoit<br />

fort bieu recu <strong>de</strong> ce bon prince , pourvu qu'on<br />

re fut ni traitre ni renégat.<br />

A mefure que le temps <strong>de</strong>s joütes approchoit<br />

, on voyoit augmenter la magnificence<br />

dans la ville <strong>de</strong> Paris. Riches capara t<br />

ons ,<br />

fuperbes livrées , <strong>de</strong>vifes galantes, tout y étoit<br />

fpedacle. Un grand nombre <strong>de</strong> princes 6^<strong>de</strong>


L' A M O U R E V X.' ^<br />

feigneurs farrafins, les rois Balugant & Grandonio,<br />

1'orgueilleux & irtdomptable Ferragus,<br />

Ifolier, Serpentin & plufieurs auf-es y étoient<br />

accourus d'Efpagne avant Pinvafion du roi<br />

Gradatie.<br />

La furveille du jour <strong>de</strong>s joütes , Femnereur<br />

donna un feftin magnifique a toute la ch^valerie.<br />

Les rois y occupoient la p'ace 'a plus<br />

honorable ; enfuite les barons & les chevaliers<br />

y tinrent le rang que chacun méritoit par fon<br />

courage ou par fa qualité : Othon d'Angleterre,<br />

Didier le lombard & Salomon <strong>de</strong> Bretagne fe<br />

placèrent parmi les rois , bien qu'üs t'nfTent<br />

leurs états en fief <strong>de</strong> 1'empereur. Le comte<br />

Ganes <strong>de</strong> Poiriers y brilioit avec tous ceux <strong>de</strong><br />

fa maifon ; &c paree que le paladin Renaud<br />

qu'ils regardoient comme leur ennemi , étoit<br />

aflez fimplement vêtu , la médiocrité <strong>de</strong> fes<br />

biens ne lui permettant pas <strong>de</strong> paroïtre avec<br />

autant <strong>de</strong> magnificence qu'eux, ils afFecloient<br />

<strong>de</strong> le railler fur la fimpKcité <strong>de</strong> fon équipage.<br />

Jaloux <strong>de</strong> la gloire qu'il s r étoit acquife par fes<br />

hauts faits , ils foulageoient par leurs railleries-<br />

1'envie fecrete qui dévoroit leurs cceurs. Le<br />

généreux fi!s d'Aimon , peu patiënt <strong>de</strong> fon<br />

naturel, ne pouvoit entendre leurs difcou s<br />

fans être enflammé <strong>de</strong> colère. II eut befoi;; ('e<br />

tout le refpeft qu'il avoit pour fon roi, &. d'ur&<br />

Aii|


6 R O L A N D<br />

refte <strong>de</strong> raifcn pour ne pas troubler par une<br />

querelle la fole.mnité <strong>de</strong> cette fête ; mais s'il<br />

eut aflez <strong>de</strong> pouvoir fur lui pour retenir fon<br />

reflentiment, il ne laifïa pas <strong>de</strong> faire connoïtre<br />

par un filence oü tous les mouvemens <strong>de</strong> fon<br />

ame étoient peints , qu'il n'oublieroit pas 1'infulte<br />

qu'on lui faifoit.<br />

Sur la fin du repas qui fut digne du grand<br />

cmpereur qui le donnoit , les yeux furent<br />

agréablement frappés d'un fpeöacle qui attira<br />

1'attention <strong>de</strong> toute l'aflembiée. Au fon <strong>de</strong> plufieurs<br />

inftrumens dont la figure & 1'harmonie<br />

étoient inconnues aux francois &C aux efpagnols<br />

, mais qui charmèrent les oreilles par<br />

leur douceur , on vit entrer dans la falie quatre<br />

géants d'une mine fiére tk d'une ftature prodigieufe.<br />

Ils s'ouvrirent pour laiffer voir au<br />

milieu d'eux une dame & un chevalier tous<br />

<strong>de</strong>ux parfaits dans leur fexe. La dame furtout<br />

étoit au-<strong>de</strong>ffus <strong>de</strong> tout ce que 1'imagination<br />

la plus vive peut fe repréfenter <strong>de</strong> plus<br />

beau. Ses yeux brilloient plus que 1'étoile du<br />

matin , & fes joues avoient tout le colons du<br />

lis & <strong>de</strong> la rofe. Al<strong>de</strong>, Arméüne & Clarice ,<br />

les plus fameufes beautés <strong>de</strong> 1'empire , virent<br />

obfcurcir tout leur éclat a 1'appantion <strong>de</strong><br />

cette étrangère. Un murmure général fe fit<br />

entenore dans la falie. Chacun frappé d'éton-


L' A M O V R E u x. 7<br />

Hement & d'admiration n'avoit <strong>de</strong>s yeux que<br />

pour cette merveilleufe dame. On en fut encore<br />

plus charmé , lorfque s'approchant <strong>de</strong><br />

1'empereur, elle ouvrit fes levres <strong>de</strong> corail.<br />

II en fortit une voix argentine accompagnée<br />

d'un doux fourire capable <strong>de</strong> donner 1'ame aux<br />

chofes les plus infenfibles.<br />

Magnanime empereur, lui dit-elle, le bruit<br />

<strong>de</strong> vos vertus & du courage <strong>de</strong> vos paladins<br />

efl venu )üfqu'a\ nous. II nous attire ici <strong>de</strong>s<br />

extrémités <strong>de</strong> la terre. Daignez recevoir nos<br />

hommages ; mais comme nous ne pouvons<br />

être farisfaits mon frère & moi <strong>de</strong> la gloire<br />

ftérüe <strong>de</strong> vous admirer , permettez - lui <strong>de</strong><br />

faire voir qu'il n'eft pas indigne <strong>de</strong> rhonneur<br />

<strong>de</strong> paroïtre <strong>de</strong>vant vous. Confentez qu'il<br />

appelle k la joiïte les chevaliers <strong>de</strong> votre cour,<br />

a conaition que ceux qui feront abattus a la<br />

Iance ne pourront <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le combat <strong>de</strong><br />

1'épée , & <strong>de</strong>meureront nos prifonniers ; cue<br />

fi au contraire mon frère fuccombe fous 1'effort<br />

<strong>de</strong> quelque guerrier plus heureux ou plus<br />

puiffant que lui, fa perfonne Sc la mienne<br />

feront le prix du vainqueur.<br />

Pendant que 1'étrangère tenoit ce difcours i<br />

un profond filence règnoit dans l'aflembiée;<br />

& fi-tót qu'elle eüt achevé <strong>de</strong> parler , les<br />

applaudiflemens, les témoignages d'admiration<br />

A iv


S<br />

R O L A N P<br />

fe renouvelèrent avec plus <strong>de</strong> vivacité. L'efpérance<br />

que chacun concevoit <strong>de</strong> remporter le<br />

prix charmant qu'on propofoit a fa valeur ,<br />

les anima tous <strong>de</strong>s <strong>de</strong>firs les plus ar<strong>de</strong>ns. L'empereur<br />

lui-même fut ému <strong>de</strong> tant d'attraits;<br />

il fit a la dame un gracieux accueil ; & en<br />

lui accordant le fauf-conduit qu'elle <strong>de</strong>mandoit<br />

, il lui en <strong>de</strong>manda un pour fon cceur<br />

contre les infultes <strong>de</strong> fes charmes. II cherchoit<br />

b. faire durer 1'entretien , pour prolonger le<br />

plaifir qu'il prenoit a la regar<strong>de</strong>r , 6c il ne la<br />

vit qu'avec peine s'éloigner <strong>de</strong> lui. Le fage duc<br />

Naime <strong>de</strong> Bavière , quoique chargé d'années,<br />

ne la put voir impunément. II ne lui fervit <strong>de</strong><br />

rien <strong>de</strong> s'ctre garanti jufques-la <strong>de</strong>s foibleffes<br />

<strong>de</strong> l'amour ; la beauté , les graces <strong>de</strong> cette<br />

redoutable éti angère confondirent fa fageffe 6c<br />

embrasèrent tous les cceurs.<br />

Roland même qui jufqu'a ce fatal moment<br />

n'avoit foupiré que pour la gloire, fe troubla,<br />

Un regard , un fouris enchanteur triomphe <strong>de</strong><br />

fa fermeté. Quel trouble m'agite , dit-il en<br />

lui-même ? dans quel défordre nouveau fe<br />

trouvent mes fens ? quelle efl donc cette puiffance<br />

qui m'entraine ? moi qui n'aurois pas<br />

craint <strong>de</strong>s armées conjurées contre mes jours ,<br />

je me laifle vaincre fans réfiftance par une<br />

fimple fille qui n'a d'autres armes qvie 'fes


L' A M O U R E U X . 9><br />

yeux ! Roland fe reprochoit fes fentimens. La<br />

honte qu'il avoit <strong>de</strong> fa foibleffe lui faifoit baiffer<br />

les yeux ; mais l'amour 1'obligeoit quelquefois<br />

a les lever. II ne pouvoit fe défendre<br />

<strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r 1'inconnue , & il fe fentoit dévoré<br />

<strong>de</strong> mille feux.<br />

Pour Renaud & le hardi Ferragus , qui n'étoient<br />

naturellement que trop lenfibles k la<br />

beauté <strong>de</strong>s dames , k peine pouvoient-ils contenir<br />

1'ar<strong>de</strong>ur qui les tranfportoit. Le <strong>de</strong>rnier<br />

fur-tout n'étoit qu'une flame. II penfa plus<br />

d'une fois, dans 1'impétuofité <strong>de</strong> fes <strong>de</strong>firs ,<br />

arracher cette nouvelle Hélène k fon frère ,<br />

en dépit <strong>de</strong>s quatre géants 6c <strong>de</strong> tous ceux<br />

qui voudroient s'y oppofer. 11 fe contraignit<br />

toutefois pour ne pas bleffer la majefté <strong>de</strong><br />

1'empereur, 6c violer les droits <strong>de</strong> 1'hofpitalité.<br />

Cependant la dame & fon frère prirent<br />

congé <strong>de</strong> Charles , marquèrent aux chevaliers<br />

<strong>de</strong> fa cour qu'on les attendroit pour combattre<br />

a la fontaine du perron <strong>de</strong> Merlin , 6c<br />

ils fortirent <strong>de</strong> la falie <strong>de</strong> la même manjère<br />

qu'ils y étoient entrés.


R O L A N D<br />

C H A P I T R E II.<br />

Qui étoit cette dangereufe beauté qui produifoit<br />

<strong>de</strong>s effèts Jï furprenans. Du projet que forma<br />

Maugis d? Aigremont, & quel en fut le fuccès.<br />

•A-PRÈs leur départ, tous les guerriers <strong>de</strong><br />

l'aflembiée témoignèrent a 1'envi qu'ils briiloient<br />

d'impatience <strong>de</strong> combattre pour un fi<br />

beau prix. L'amoureux Roland fur-tout afpiroit<br />

au premier combat , & foufFroit avec<br />

peine que quelqu'un osat entrer en concurrence<br />

avec lui. II ergignoit que le défenfeur<br />

<strong>de</strong> cette beauté ne fut vaincu par le premier<br />

affailiant. II veut voler a la fontaine du perron<br />

<strong>de</strong> Merlin , mais aucun <strong>de</strong> fes rivaux ne lui<br />

cè<strong>de</strong> eet avantage. Ils préten<strong>de</strong>nt tous 1'ob-<br />

Fobtenir ; ce qui fit naitre un différent qui<br />

auroit rempli <strong>de</strong> fang & <strong>de</strong> carnage cette cour,<br />

fï 1'empereur , pour en prévenir les funeftes<br />

fuites , n'eüt fait aflembler fon confeil. L'avis<br />

<strong>de</strong>s plus fages fut que le fort en déci<strong>de</strong>roit.<br />

Aufli-tót les noms <strong>de</strong>s concurrens chrétiens Sc<br />

farrafms furent écrits fur <strong>de</strong>s billets, & ces


L ' A M O U R E U X." i r<br />

billets jettés dans une urne d'or. Un jeune<br />

enfant les tira au hafard 1'un après 1'autre.<br />

Le premier <strong>de</strong> ces noms qui s'ofFrit aux<br />

yeux , fut celui d'Aftolphe , prince d'Angleterre.<br />

Ferragus vint le fecond. Renaud le troifième.<br />

Dudon le fuivit. Puis le roi Grandonio ,<br />

cc fort géant farrafin. Othon & Berenger<br />

fort.rent enfuite <strong>de</strong> 1'urne , 8t 1'empereur luimême<br />

; car ce monarque , par un motif <strong>de</strong><br />

gloire ou d'amour avoit voulu fe mettre auffi<br />

fur les rangs ; mais ce qui fait bien voir la<br />

bifarrerie du fort, c'eft que le nom du fameux<br />

Roland ne fut tiré que le <strong>de</strong>rnier. Quelle<br />

épreuve pour fa patience !<br />

Tandis que ces chofes fe paffoient dans la<br />

falie du feüin , * Maugis en fcrtit & fe re tira<br />

chez lui pour s'éclaircir <strong>de</strong> ce qu'il vouloit<br />

favoir. II avoit été frappé comme les autres<br />

<strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong> 1'inconnue ; mais au lieu <strong>de</strong><br />

s'en laiffer charmer , il en concut un préfage<br />

funefte. Cette étrangère, dit-il , m'eft fufpeöe.<br />

Son voyage renferme fans doute quelque<br />

myllère important. II faut que je fache ce<br />

(*) MangSs ctoit fils Ju dbc d'Ai^refrronr, & coufin<br />

ie Renaud <strong>de</strong> Montauban. II s'attachoit aux fciences magiques.


si R O L A N D<br />

qui 1'amène , & quelle eft fa véritable condition.<br />

Pour s'en inftruire , il eut recours au<br />

grimoire : c'étoit le livre dont il fe fervoit<br />

pour conjvirer les efprits infernaux. 11 ne 1'eut<br />

pas ouvert & proféré quelques paroles , que<br />

quatre démons accoururent a fa voix. Aflaroth,<br />

dit-il a un d'entre eux , je foupconne la belle<br />

inconnue qui vient <strong>de</strong> fe préfenter <strong>de</strong>vant 1'empereur,<br />

<strong>de</strong> n'avoir pas <strong>de</strong> trop bonnes intentions<br />

pour les chrétiens. Apprenez-moi fi je<br />

me trompe.<br />

Vous ne vous trompez point, répondit le<br />

démon. La fceur & le frère ne refpirent que<br />

la <strong>de</strong>ftruftion <strong>de</strong> 1'empire romain. Ils font enfans<br />

<strong>de</strong> Galafron , roi du Cathay. Ce prince<br />

haït mortellement tous les chrétiens, & c'eft<br />

un ennemi d'autant plus dangereux, qu'il a<br />

emprunté le fecours <strong>de</strong> 1'art magique.qui lui<br />

a fourni <strong>de</strong>s moyens infaillibles <strong>de</strong> leur ntiire.<br />

Comme 1'éloignement <strong>de</strong> fon royaume , fitué<br />

fur les confins <strong>de</strong> la Tartarie oriëntale , ne<br />

lui permettoit pas <strong>de</strong> faire palier une armée<br />

jufques dans les états <strong>de</strong> Charles , & que d'ailleurs<br />

il n'étoit pas aflez puiffant pour affembler<br />

une armée capable <strong>de</strong> vous accabler , il a eu recours<br />

a la voie <strong>de</strong>s charmes. H a fait faire par un<br />

magicien<strong>de</strong>fes amis <strong>de</strong>s armes enchantéespour<br />

fonfilsquife nomme Argail, fic particulier ement


L ' A M O Ü R E Ü X ; 13<br />

une lance d'or qui a la vertu d'abartre les<br />

plus fermes chevaliers. Dès qu'il s n font<br />

touchés , ils per<strong>de</strong>nt les arcons &c tombent k<br />

terre comme s'ils étoient frappés <strong>de</strong> la foudre.<br />

Ce n'eft pas tout, fage Maugis , pourfuivit<br />

Ailaroth ; Argail , outre cette merveilleufe<br />

lance, a recu <strong>de</strong> fon père un cheval infatigable ,<br />

& dont la vïtefle furpaffe celle <strong>de</strong>s vents les<br />

plus impétueux. Cet admirable courfier s'appelle<br />

Rabican. II femble que fes yeux foient<br />

<strong>de</strong>ux charbons allumés , & fon poil a toute<br />

la noirceur du geai le plus éclatant. Galafron<br />

ne doutant point que fon fils, qui avoit déja<br />

la réputation d'être le plus redoutable guerrier<br />

<strong>de</strong> 1'Orient, ne fut invincible avec <strong>de</strong> pareilles<br />

armes , lui dit un jour : Argail , il faut fervir<br />

tes dieux & perdre celui <strong>de</strong>s chrétiens. Cette<br />

gloire t'eft réfervée ; parts pour la France. Ta<br />

fceur Angéhque t'y accompagnera. Sa beauté<br />

fera funefte aux paladins <strong>de</strong> 1'empereur Charles.<br />

L'efpérance d'en faire la conquête ne manquera<br />

pas <strong>de</strong> les attirer au combat. Tu les vaincras<br />

tous, & me les amèneras prifonniers. Ainfi la<br />

religion chrétienne , privée <strong>de</strong> fes plus vaillans<br />

défenfeurs , verra bientöt fes autels renverfés<br />

& détruits par nos oayens. Le roi du<br />

Cathay , ajouta le démon , après avoir tenu<br />

ce diicours , inÜruiiit Argad &C Angélique <strong>de</strong>


4<br />

R O L A N D<br />

la manière dont ils <strong>de</strong>voient fe conduire ; enfuite<br />

il les fit partir.<br />

D'abord que Maugis fut le motif dn voyage<br />

<strong>de</strong> Fétrangère,il en frémit: O perfi<strong>de</strong> princeffe,<br />

s'écria-t-il,n'as-turecu du ciel tant d'attraits que<br />

pour en faire un fi mauvais ufage ? tu médites<br />

la ruine du plus bel empire du mon<strong>de</strong> ? c'eft<br />

donc la ce qui t'amène a la cour <strong>de</strong> Charles ?<br />

ah cruelle , n'efpère pas que je t'en laifle faper<br />

les fon<strong>de</strong>mens. Je ne fouffrirai point que ton<br />

frère triomphe par fupercherie du courage <strong>de</strong><br />

nos chevaliers. Le falut <strong>de</strong> mon pays , 1'intérêt<br />

<strong>de</strong> nos faints autels, tout m'ordonne <strong>de</strong><br />

prévenir ta pernicieufe entreprife. Je veux te<br />

la rendre fatale k toi-même. Cette nuit ie t'öterai<br />

la vie. Ta beauté ne caufera point les<br />

malheurs qu'en attend le barbare Galafron ,<br />

& ma main d'un feul coup va remettre la<br />

tranquillité dans les cceurs.<br />

Le fils du duc d'Aigremont ayant formé ce<br />

grand projet, brüloit d'impatience <strong>de</strong> 1'exécuter.<br />

Dès que la nuit fut venue , il fe fit tranfporter<br />

par fes démons auprès <strong>de</strong> la fontaine<br />

du perron <strong>de</strong> Merlin. II appercut <strong>de</strong>ux pavillons<br />

tendus dans la prairie. L'un étoit celui<br />

d'Argail, & 1'autre celui d'Angélique. Déja le<br />

fils <strong>de</strong> Galafron fatigué <strong>de</strong> 1'agitation du jour,<br />

goütoit les douceurs du repos; &c fa foeur,


L' A M O U R E U X. 15<br />

a fon exemple, dormoit fous la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

quatre géants qui veilloient a fa süreté. Maugis<br />

ne vit pas plutöt ces coloffes qui lui fermoient<br />

1'entrée du pavillon <strong>de</strong> la princeffe ,<br />

qu'il fit <strong>de</strong>s conjurations pour les endormir.<br />

Le charme opère. Les géants tombent dans<br />

Paffoupiffement le plus profond. Alors il entre<br />

fous la tente. II tire fon épée & s'avance vers<br />

Angélique pour lui couper la tête. O ciel ,<br />

permcttrez-vous que votre plus parfait ouvrage<br />

foit détruit. Arrête , Maugis , que vas - tu<br />

faire ? toute la nature frémit <strong>de</strong> ton <strong>de</strong>ffein.<br />

L'enchanteur entraïné par fon zèle pour la<br />

patrie s'approche <strong>de</strong> la princeffe. Le fommeii<br />

qui fermoit fes beaux yeux ne lui faifoit rien<br />

perdre <strong>de</strong> fes graces. On 1'eüt prife pour une<br />

<strong>de</strong> ces fubftances parfaites dont elle portoit le<br />

nom. II prend d'une main fes blonds cheveux,<br />

& <strong>de</strong> Fautre il alloit luiporter le coup mortel;<br />

mais il la trouva ii belle en ce moment, a la<br />

clarté d'une lampe <strong>de</strong> criftal qui lui laiffoit<br />

voir fon vifage , qu'il ne put fe réfoudre k<br />

pnver le mon<strong>de</strong> d'une fi charmante créature.<br />

Non , dit-il en lui-même , je ne puis être affez<br />

barbare pour öter le jour k une fi aimable<br />

princeffe. Je faurai bien m'affurer d'elle & <strong>de</strong><br />

ion frère. Mon art m'en fournira <strong>de</strong>s moyens


i6<br />

R O L A N D<br />

plus doux. Ne vaur-il pas mieux que je profïte<br />

d'une fi belle occafion ?<br />

Les momens étoient chers, fes <strong>de</strong>firs ar»<br />

<strong>de</strong>ns ; il rouvrit fon livre , & fit <strong>de</strong> nouvelles<br />

conjurations pour augmenter l'affoupiffement<br />

d'Angelique. Quand il crut n'y avoir rien<br />

oublié , & qu'il pouvoit s'abandonner a fes<br />

tranfports, il failit la princeffe , & fe mit k<br />

la preffer entre fes bras ; mais quel fut leur<br />

étonnement mutuel, lorfque la fille <strong>de</strong> Galafron<br />

fe réveillant en furfaut a <strong>de</strong>s careffes ft<br />

vives , fe vit k la merci d'un inconnu. Elle<br />

remplit 1'air <strong>de</strong> cris en appelant fon frère k<br />

fon fecours; & cependant elle repouffoit <strong>de</strong><br />

toute fa force le téméraire dont l'emportement<br />

lui faifoit tout craindre.<br />

Aux cris d'Angelique , Argail fut aufïï-töt<br />

fur pied , il court, il vole auprès d'elle fans<br />

armes & encore endormi. Le reffentiment qu'il<br />

a du péril oii il la trouve , achève <strong>de</strong> difliper<br />

fon fommeil. II entre en fureur, il fe jette fur<br />

Maugis ; &C le liant <strong>de</strong> fes bras nerveux :<br />

Traitre , lui crie-t-il, ne crois pas que ton<br />

infolence <strong>de</strong>meure impunie. Ne le laiffez point<br />

cchaper , mon frère , difoit la princeffe <strong>de</strong><br />

fon cöté, c'eft un magicien ; fans la vertu <strong>de</strong><br />

ma bague, je ferois <strong>de</strong>venue la proie <strong>de</strong> eet<br />

audacieux. Le prince k fes paroles terraffa le<br />

fils


L' A M O U R Ê V X. ij<br />

fils du duc d'Aigremont pour s'en rendre maïtre<br />

plus aifément; & pendant qu'il le tenoit fous<br />

lui, Angélique fe mit h le fouiller : elle lui<br />

trouva Ie grimoire, elle s'en faifit brufquement.<br />

Cette princeffe avoit quelques teintures<br />

<strong>de</strong>s fciences magiques , & n'ignoroit pas 1'ufagequ'on<br />

pouvoit faire <strong>de</strong> ces fortes <strong>de</strong> livres.<br />

Elle 1'ouvrit. II étoit rempli <strong>de</strong> caradères bifarrement<br />

tracés, <strong>de</strong> cercles, <strong>de</strong> figures, &<br />

<strong>de</strong> mots barbares. Apeine en eüt-elle prononcé<br />

quelques - uns , qu'elle fe vit entourée d'un<br />

grand nombre d'efprits & <strong>de</strong> voix qui lui crièrent<br />

toutes enfemble : Que voulez-vous nous<br />

comman<strong>de</strong>r ? Je vous ordonne , leur dit-elle<br />

d'aller porter ce prifonnier dans Ia ville du'<br />

Cathay. Préfentez-le <strong>de</strong> ma part au fage Galafron<br />

mon père ; vous lui direz que je lui envoye<br />

le feul homme <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> 1'empereur<br />

Charles q U 1<br />

pouvoit mettre obftacle a nofre<br />

entrepnfe.<br />

Cet ordre n'eut pas fftöt été donné , oue<br />

Maug,sfefcnritemporter en 1'air; & malgré<br />

la diftance exceffive <strong>de</strong>s lieux qui fembloit <strong>de</strong>voir<br />

rendre le voyage <strong>de</strong>s plus longs , l e s<br />

efpnts tranfportèrent au Cathay dans un moment<br />

ce malheureux paladin qui , pour prix<br />

<strong>de</strong> fon emportement, fut auffi-töt confiné fu r<br />

la pointe d'un écueil ütué entre les mers <strong>de</strong><br />

Torne I,<br />

g


s8<br />

R O L A N D<br />

k Chine & du Japon. II eut la tout Ie temps<br />

<strong>de</strong> fe plaindre <strong>de</strong> fon malheur , ou plutót <strong>de</strong><br />

maudire fes démons <strong>de</strong> ne 1'avoir pas averti<br />

que le roi du Cathay eüt fait don a fa fille<br />

d'une bague qui avoit la vertu <strong>de</strong> rompre les<br />

plus forts enchantemens, lorfqu'on la portoit<br />

au doigt , & <strong>de</strong> rendre invifibles les perfonnes<br />

qui la mettoient dans leur bouche. Galafron<br />

étoit perfuadé que la princeffe pourroit avec<br />

cette bague éviter tous les périls que fa beauté<br />

lui fufciteroit dans le cours d'un auffi long<br />

voyage.<br />

Angélique s'étant ainfi débarraffée <strong>de</strong> ce<br />

dangereux magicien , alla retirer fes géants <strong>de</strong><br />

la profon<strong>de</strong> léthargie oü les retenoit la force<br />

du charme. Elle ne fit que les toucher <strong>de</strong> fa<br />

bague , ils reprirent 1'ufage <strong>de</strong> leurs fens, Sc<br />

furent effrayés du péril qu'ils avoient couru.<br />

C H A P I T R E III.<br />

Du combat dAfiolphe & dArgail.<br />

L E len<strong>de</strong>main le prince Aftolphe, fier <strong>de</strong> la<br />

préférence que le fort lui avoit donné fur<br />

fes concurrens , partit dès la pointe du jour,<br />

& prit le chemin <strong>de</strong> la fontaine du perron <strong>de</strong>


L' A M O ü R E U X. \f<br />

Merlin. La bonne opinion qu'il aVoir <strong>de</strong> luimême<br />

le rempliffoit <strong>de</strong> confiance , & lui perfuadoit<br />

qu'il mettroit glorieufement a fin Paventure.<br />

II étoit un <strong>de</strong> ceux qui ne fe mépriient<br />

point; & Fon peut juger par le portrait<br />

que nous en fait Farchevêque Turpin, li fon<br />

amour propre étoit mal fondé.<br />

^ Aftolphe, dit ce prélat, le plus grand chroniqueur<br />

<strong>de</strong> fon tems, étoit parfaitement beau,<br />

magnifique, courtois & galant. Les dames ai»<br />

moient fa compagnie, paree qu'il avoit <strong>de</strong>s<br />

faillies vives & plaifantes qui le rendoient trèsagréable<br />

dans la converfation. II s'entendoit bien<br />

a railler. II ne manquoit pas <strong>de</strong> courage ; &<br />

s'il paroiffoit vain dans fes difcours , il favoit<br />

du moins les foutenir par fes aftions. II étoit<br />

prompt è s'offrir au péril , & c'étoit dommage<br />

que £a force ne répondït pas k 1'eftime qu'il en<br />

faifoit. S'il lui arrivoit <strong>de</strong> tomber <strong>de</strong> cheval ,<br />

ce n'étoit jamais fa faute ; il s'en prenoit k fon<br />

courfier; il s'en faifoit donner un autre fur<br />

lequel il fe remettoit volontiers, au hafard<br />

d'être renverfé <strong>de</strong> nouveau,<br />

Tel qu'on vient <strong>de</strong> le repréfenter, le gentil<br />

Aftolphe , revêtu <strong>de</strong> riches armes , & plein<br />

<strong>de</strong>s plus belles efpérances , s'avancoit vers la<br />

fontaine. II montoit un vigoureux courfier ,<br />

Bij


ao R O L A N D<br />


L'A M O U R £ ü X. 2T<br />

la carrière. A peine le prince anglois fut-il<br />

touché <strong>de</strong> la lance enchantée , qu'il fentit<br />

évanouir fa force & fa confiance. Dans quelle<br />

furprife fe trouva-t-il, lorfqu'après une chüte<br />

aflez défagréable , il fe vit h terreétendu tout<br />

<strong>de</strong> fon long dans la prairie. O fortune ennemie<br />

, s'écria-t-il , tu n'as pas voulu que je<br />

<strong>de</strong>meuraffe ferme dans les arcons pour me<br />

faire perdre cetle incomparable beauté que<br />

tu gar<strong>de</strong>s ians doute pour quelque chevalier<br />

payen a mon préjudice! Pourquoi m'as-tu fait<br />

cette injure ? Ai - je moins <strong>de</strong> valeur qu'un<br />

autre ? II alloit continuer fes plaintes , quand<br />

les géants d'Argail vinrent impoliment le faire<br />

fouvenir que , fuivant les conventions , il étoit<br />

prifonnier <strong>de</strong> leur maïtre, & eux par conféquent<br />

chargés <strong>de</strong> fa gar<strong>de</strong>. Votre maïtre, leur.<br />

dit-il, entend trop bien les intéréts <strong>de</strong> fa gloire<br />

pour vouloir profiter du malheur <strong>de</strong> fon eanemi.<br />

Si je fuis tombé <strong>de</strong> cheval, c'eft que les fangles<br />

<strong>de</strong> ma felle étoient trop laches ; fans cela je<br />

n'aurois point été abattu. C'eft pourquoi j'efpère<br />

qu'on ne me fera pas 1'injuftice <strong>de</strong> me<br />

refufer un fecond combat.<br />

On le lui refufa pourtant, quoique fon ennemi<br />

put impunément le lui accor<strong>de</strong>r. Ainfi les<br />

géants, par ordre d'Argail, roenèrent Aftolphe<br />

fous un <strong>de</strong>s pavillons oü ils eurent foia<br />

B iij


ai R O L A N D<br />

<strong>de</strong> le défarmer. La princeffe ne put Ie voir<br />

fans être touchée <strong>de</strong> fon fort. Elle eut pitié<br />

<strong>de</strong> fa jeuneffe &C <strong>de</strong> fa beauté ; & jugeant a<br />

fon air qu'il ne pouvoit être que d'une naiffance<br />

illuftre, elle ordonna vers la fin <strong>de</strong> la<br />

journée aux géants <strong>de</strong> le conduire fur le bord<br />

<strong>de</strong> la fontaine , afin qu'il y put prendre le frais;<br />

leur défendant fous <strong>de</strong> rigoureufes peines <strong>de</strong><br />

lui faire la moindre violence. Le prince anglois<br />

occupé <strong>de</strong> fa difgrace paffa la nuit dans eet<br />

endroit.<br />

C H A P I T R E<br />

IV.<br />

Dc ce quife paffa entre Argail & Üorgueilleux<br />

Ferragus, fecond ajfaillant.<br />

COMME on ne vit point revenir Aftolphe<br />

ala cour , on jugea bien qu'il avoit été vaincu.<br />

Ferragus en triomphe & fe flatte que la dame<br />

ne fauroit lui échapper. 11 avoit tant d'impatience<br />

<strong>de</strong> combattre, qu'il n'attendit pas le<br />

jour pour fortir <strong>de</strong> la ville. Armé <strong>de</strong> toutes<br />

pièces, monté fur un <strong>de</strong>s meilleurs chevaux<br />

que les prairies <strong>de</strong> Cordoüe aient jamais nourris<br />

<strong>de</strong> leurs herbages , il prend la route <strong>de</strong> la<br />

fontaine. II y arrivé au lever <strong>de</strong> 1'aurore. Totfs


L' A M O V R E V X. 23<br />

les lieux d'alentour retentiflent d'abord du<br />

bruit <strong>de</strong> fon arrivée. II fonna <strong>de</strong> fon cor fi<br />

horriblement, que toute la nature en trembla.<br />

Les animaux qui étoient déja fortis <strong>de</strong> leurs<br />

tanières , y rentrèrent avec précipitation , &<br />

les oifeaux qui commengoient a célébrer par<br />

leurs chants 1'approche du foleil, fe laifsèrent<br />

tomber a terre , faifis d'effroi.<br />

Angélique même en futépouvantée, la vertu<br />

<strong>de</strong> la lance put a peine la rafïurer. Le feul Argail<br />

inacceflible a la peur , fe léve a ce bruit<br />

terrible. II écarté <strong>de</strong> fes yeux le fommeil qui<br />

les tenoit encore fermés. 11 s'arme a la hate<br />

pour défendre fa charmante fceur contre un<br />

ennemi qu'il juge plus redoutable que le premier.<br />

L'impatience & Forgueil <strong>de</strong> l'efpagnO|<br />

ne leur permirent pas <strong>de</strong> tenir <strong>de</strong> longs difcours^<br />

Ils poufsèrent leurs chevaux Fun contre 1'autre<br />

; fi celui <strong>de</strong> Ferragus étoit tel que Bayard<br />

feul pouvoit avoir la préférence fur lui, Rabican<br />

couroit avec tant <strong>de</strong> viteffe &c <strong>de</strong> légcreté 9<br />

que 1'ceil du linx n'auroit pu démêler fur la<br />

terre la tracé <strong>de</strong> fes pas. La lance du farrafin ^<br />

quoique <strong>de</strong>s plus grofïes & faite d'un dur<br />

frêne, fe rompit fur le bouclier d'Argail. Ce<br />

prince ne fut que médiocrement ébranlé d'ujs..<br />

choc fi furieux<br />

%<br />

& fa lance d'or produifit fom<br />

effet. De quelque force que fut doué Ferragus-,<br />

B VJ-


M<br />

R O L A N D<br />

il fe fentit enlever <strong>de</strong>s arcons , comme un enfant<br />

qui n'eüt pu faire la moindre réfiftance.<br />

L'étonnement & le dépit qu'eut le fier efpagnol<br />

<strong>de</strong> fe voir renverfé par un feul chevalier,<br />

ce qui ne lui étoit jamais encore arrivé,<br />

lui causèrent moins <strong>de</strong> confufion que <strong>de</strong> fureur.<br />

Bien loin d'en perdre le courage , il en<br />

<strong>de</strong>vint plus redoutable pour fon ennemi. II<br />

étoit natuxellement fi violent, qu'il y avoit<br />

du péril a 1'ofer même fréquenter. Ce nouvel<br />

Anthée n'eüt pas fi - tót touché la terre ,<br />

qu'il reprit fes forces étonnantes que le<br />

charme <strong>de</strong> la lance lui avoit ótées. La honte,<br />

la bouillante ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la jeunefle , & l'amour<br />

augmentant alors fa violence naturelle,<br />

le tranfportèrent <strong>de</strong> telle forte , que grincant<br />

les <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> colère, & ferrant en main fon<br />

épée , il s'avanca fur Argail qui lui dit: que<br />

veux-tu faire ? n'es-tu pas mon prifonnier ?<br />

c'eft fans raifon que tu t'apprêtes a me combattre<br />

, après avoir été abattu a la lance. Ferragus<br />

qui n'avoit point d'oreilles pour ce qu'il<br />

ne vouloit pas entendre , continuoit toujours<br />

fon aftion menacante.<br />

Les géants jugeant par fon obflination &<br />

par la fureur qui le dominoit, que ce n'étoit<br />

pas un homme auffi docile que le gentil Aflolphe<br />

, fe mirent <strong>de</strong> la partie , & fe préparèrent


L' A M O V R E V X.<br />

^ 1'artaquer. Celui qui fe préfenta le premier,<br />

& qu'on appeloit Urgan le dar<strong>de</strong>ur , lui lanca<br />

fon dard d'une telle roi<strong>de</strong>ur , que le chevalier<br />

en auroit perdu la vie , s'il n'eüt pas été fée.<br />

Le dard perca la vifière <strong>de</strong> fon cafque , mais<br />

il fe brifa contre fon osil qui f e<br />

trouva plus<br />

dur que le diamant. L'indomptable Ferragus<br />

re tarda guère k fe venger ; il fe lanca fur le<br />

géant avec autant d'avidité qu'un vautour fur<br />

fa proie , & lui coupa d'un horrible fendant<br />

le bras qui avoit jetté le dard , comme il auroit<br />

coupé la branche d'un jeune arbriffeau. Ce ne<br />

fut pas tout, fon épée rencontrant au retour<br />

1'autre bras du géant qui venoit <strong>de</strong> fuppléer<br />

au défaut <strong>de</strong> celui qui ne pouvoit plus agir,<br />

il le coupa d'un revers avec la même faeuité.<br />

Argefte le démefuré s'avanca pour tirer vengeance<br />

<strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> fon compagnon ; mais le<br />

prince farrafm plus léger qu'un oifeau , le prévint,<br />

& lui déchargea un fi grand coup fur le<br />

cöté, que malgré les plaques d'acier qui le<br />

couvroient, il lui coupa la rate par le milieu<br />

avec une partie du foie. Ce corps monftrueux<br />

fit en tombant plus <strong>de</strong> bruit qu'un gros chêne<br />

qui cè<strong>de</strong> k la violence <strong>de</strong>s vents. Peu s'en<br />

fallut même que Ferragus n'en fut écrafé.<br />

Le farouche Turlon , le plus fort <strong>de</strong>s quatre<br />

géants, fondit auffi-tót fur 1'efpagnol. II le


z6<br />

R O L A N D<br />

joignit, & le frappa d'un fi fiirieux coup fur<br />

fon cafque , qu'il lui en fendit tout un cöté ,<br />

bien qu'il fut <strong>de</strong> la plus fine trempe <strong>de</strong> Tolè<strong>de</strong>»<br />

La tête du fils <strong>de</strong> Marfille en fut défarmée , &<br />

le eimeterre du géant 1'au-roit fendue , fi elle<br />

n'eüt pas été a 1'épreuve <strong>de</strong> 1'acier ; mais fi la<br />

force du charme préferva <strong>de</strong> ce danger le prince<br />

efpagnol, il ne laifla pas d'être étourdi <strong>de</strong> la<br />

pefanteur du coup. II chancela plus d'une fois ;<br />

& peut-être feroit-il tombé , s'il ne fe fut pas<br />

appuyé contre un pin qui par bonheur fe<br />

trouva prés <strong>de</strong> lui. II fe remit bientöt <strong>de</strong> fon<br />

défordre & le vendit bien cher a Turlon; car<br />

il revint fur lui , & d'un feul coup lui trancha<br />

les <strong>de</strong>ux jambes. Cependant ces trois prodiges<br />

<strong>de</strong> valeur ne le tiroient pas entièrement<br />

<strong>de</strong> péril.<br />

Lampour<strong>de</strong> le velu reftoit encore , & avoit<br />

déjè levé- une pefante mafiue garnie <strong>de</strong> pointes<br />

<strong>de</strong> fer , capable d'écrafer un rocher. Tout ce<br />

que put faire le farrafin fut <strong>de</strong> fe couvrir <strong>de</strong><br />

fon bouclier & <strong>de</strong> fon épée , qui rompirent en<br />

quelque forte la force du coup, mais qui en<br />

furent brifés 1'un & 1'autre en mille pièces.<br />

Le généreux frère d'Angélique avoit jufqnes-la.<br />

regardé ce combat fans vouloir y<br />

prendre part. II admiroit le courage & la vigueur<br />

du chevalier qui fe défendoit feul contre


L ' A M O ^ R E U X . IJ<br />

quatre géants <strong>de</strong>s plus terribles ; mais le<br />

voyant fans défenfe , il craignit pour fa vie ,<br />

& il s'approchoit <strong>de</strong> Lampour<strong>de</strong> dans 1'intention<br />

<strong>de</strong> faire cefTer le combat , lorfqu'il s'appercut<br />

avec furprife que Ferragus , au lieu <strong>de</strong><br />

fuir 1'approche du géant, fe langa fur lui avec<br />

impétuofité , & lui donna dans le bas-ventre,<br />

au défaut <strong>de</strong> fes armes , un fi furieux coup<br />

<strong>de</strong> pied , qu'il lui creva les entrailles & le<br />

jetta roi<strong>de</strong> mort fur fes compagnons ; enfuite<br />

le prince farrafin ramafla le cimeterre d'un <strong>de</strong>s<br />

géants ; & s'adreffant a Argail , il lui dit :<br />

brave chevalier , c'eft a préfent que nous pouvons<br />

continuer notre combat.<br />

Le prince du Cathay ne put s'empêcher <strong>de</strong><br />

founre a ces paroles. Vous me parlez <strong>de</strong> combattre<br />

, lui répondit-il; comme fi le combat<br />

n'étoit pas déja fini entre nous. Si vous le<br />

croyez fini, reprit Ferragus , je vous avertis<br />

que vous vous trompez. Pour avoir été battu<br />

k la lance , je n'en fuis pas moins en état <strong>de</strong><br />

vous réfifter; & j'efpère vous faire bientöt la<br />

loi au lieu <strong>de</strong> la recevoir <strong>de</strong> vous. Ne <strong>de</strong>meurez-vous<br />

pas d'accord , répliqua Argail, que<br />

j'ai parole <strong>de</strong> 1'empereur que tous les chevaliers<br />

<strong>de</strong> fa cour qui feront vaincus k la lance ,<br />

ne pourront <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le combat <strong>de</strong> 1'épée ><br />

Je conviens <strong>de</strong> cela , répartit 1'efpagnol; mais


R O L A N D<br />

que m'importe que 1'empereur s'y foit engagé<br />

par ferment ? Je ne dépends pas <strong>de</strong> tui, Je ne<br />

fuis ni <strong>de</strong> fes fujets ni <strong>de</strong> fa cour. Je viens vous<br />

combattre pour conquérir votre fceur. Je veux<br />

la pone<strong>de</strong>r ou mourir. Vous oubliez , dit le<br />

prince oriental, que votre tête eft défarmée ;<br />

fans cafque & fans écu, pourrez-vous long"<br />

tems vous défendre <strong>de</strong> mes coups ? Une raifon<br />

fi frivole , répondit Ferragus , ne me fera pas<br />

changer <strong>de</strong> réfolution. La beauté <strong>de</strong> votre<br />

fceur m'enflamme ; je ne refpire que fa poffeflïon.<br />

Pour 1'obtenir, je vous combattrois<br />

même fans cuirafie & fans épée.<br />

A ce difcours plein d'audace , Argail ne put<br />

gar<strong>de</strong>r fa modération : Chevalier, lui dit-il<br />

avec aigreur , vous cherchez votre perte ; je<br />

vais vous traiter comme vous le méritez. Vous<br />

avez, je vous 1'avoue , beaucoup <strong>de</strong> valeur;<br />

mais puifque vous faites paroïtre fi peu d'eftime<br />

pour moi, n'efpérez pas que j'épargne<br />

votre tête nue. Songez a vous défendre. Voyons<br />

fi vous foutiendrez avec fuccès par vos actions<br />

1'orgueil que vous faites voir dans vos difcours.<br />

Le fuperbe efpagnol méprifa fes menaces.<br />

Argail en fut plus irrité. Ils font tous<br />

<strong>de</strong>ux animés d'un ar<strong>de</strong>nt courroux. L'un tire<br />

fon épée , 1'autre leve fon cimeterre. Nous<br />

verrons dans le chapitre fuivant le fuccès <strong>de</strong><br />

jeur combat.


L' A M O U R<br />

E<br />

u x; ^<br />

C H A P I T R E V.<br />

Combat <strong>de</strong> Ferragus & d'Argail.<br />

V> ES <strong>de</strong>ux princes qui ne cédoient en force<br />

& en valeur , ni au feigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

m au comte d'Angers même, fe joignirent 4<br />

pied comme ils étoient. La fureur éclatoit<br />

dans leurs mouvemens. Jamais <strong>de</strong>ux fiers lions<br />

dans les forêts d'Hircanie ne fondirent 1'un fur<br />

1'autre avec plus d'impétuofité. Ils fe frappent<br />

fans mefure & fans relèche. L'air autour d'eux<br />

paroït tout en feu par les étincelles que leurs<br />

coups pefans & redoublés excitent & font<br />

fortir <strong>de</strong> leurs armes. Les échos <strong>de</strong>s environs<br />

en réfonnent. On entendoit le même bruit que<br />

font <strong>de</strong>ux nuées groffes <strong>de</strong> foudres & <strong>de</strong> tempêtes<br />

en fe choquant avec fracas.<br />

Le prince du Cathay qui voit encore fur<br />

pied fon orgueilleux ennemi qui le brave , en<br />

frémit <strong>de</strong> courroux. II décharge <strong>de</strong> toute fa<br />

force un coup d'épée fur fa tête nue , & croit<br />

avoir terminé fa querelle ; mais il fut bien<br />

furpris <strong>de</strong> s'appercevoir que fon épée , au<br />

lieu d'être teinte du fang dont il fe fentoit fi


30 R O L A N D<br />

altéré, étoit encore claire &luifante, & qu'elte<br />

trouvoit même une réfiftance qui la faifoit<br />

bondir en Fair. De fon cöté Ferragus s'étoit<br />

abandonné fur Argail ; & ne doutant pas qu'il<br />

n'allat le fendre en <strong>de</strong>ux : chevalier , lui dit-il,<br />

je te recomman<strong>de</strong> a notre faint prophéte <strong>de</strong>vant<br />

qui je vais t'envoyer. En parlant <strong>de</strong> cette<br />

forte , il le frappa fi ru<strong>de</strong>ment fur la crête <strong>de</strong><br />

fon cafque , qu'il 1'auroit brifé corame du<br />

verre s'il n'eut pas été enchanté ; mais les<br />

armes du fils <strong>de</strong> Galafron avoient la vertu<br />

d'émoufler le fil du plus tranchant acier.<br />

Si Argail avoit été mécontent du peu d'effet<br />

<strong>de</strong> fes coups fur un ennemi prefque défarmé,<br />

1'audacieux fils <strong>de</strong> Marfille ne fut pas plus<br />

fatisfait <strong>de</strong> la foibleffe <strong>de</strong> fon bras. La furprife<br />

oii ils étoient 1'un & 1'autre <strong>de</strong> n'avoir<br />

encore aucun avantage après <strong>de</strong> fi grands efforts<br />

, fufpendit leurs coups. Ils <strong>de</strong>meurèrent<br />

quelque tems a fe regar<strong>de</strong>r fans parler , & a.<br />

fe parcourir <strong>de</strong>s yeux du haut jufqu'en bas;<br />

enfin Argail rompit le filence en ces termes.<br />

Cefiez , brave chevalier , celTez <strong>de</strong> vous<br />

étonner <strong>de</strong> ce que vous venez d'éprouver.<br />

Je veux bien vous apprendre que toutes mes<br />

armes font enchantées : ainfi vous finirez , fi<br />

vous m'en voulcz croire , un combat qui ne<br />

peut tournee qu'a votre défavantage. C'elt


L ' A M O Ü R E T J X . 31<br />

plutöt vous, interrompit le farrafin , qui n'en<br />

pouvez recueillir que <strong>de</strong> la confufion : car afin<br />

que ma franchife égale la votre , je vous dirai<br />

que je ne porte une cuiraffe & <strong>de</strong>s armes que<br />

pour Pornement, puifque j'ai obtenu dès ma<br />

nailTance le don d'être invulnérable dans toutes<br />

les parties <strong>de</strong> mon corps, a la réferve d'une<br />

feule oü je porte pour plaftron fept plaques<br />

du plus dur acier. Suivez donc vous-même le<br />

confeil que vous me donnez. Laiffez-moi la<br />

libre poffefïïon <strong>de</strong> votre fceur. C'eft 1'unique<br />

moyen qui vous refte d'échapper <strong>de</strong> mes<br />

mains. Le parti que je vous propofe, ajoutat-il,<br />

ne vous fait point <strong>de</strong> déshonneur. Je ne<br />

vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> cette beauté que pour lui offrir<br />

une couronne qui me doit appartenir après<br />

la mort du roi Marfille monpère. Ainfi je vous<br />

confeille <strong>de</strong> me 1'accor<strong>de</strong>r <strong>de</strong> bonne grace.<br />

Prince , lui dit le fils <strong>de</strong> Galafron , puifque<br />

vous n'êtes pas chrétien , ni <strong>de</strong>s amis <strong>de</strong><br />

1'empereur Charles , j'accepte le parti que<br />

vous m'ofFrez , a condition que ma fceur y<br />

foufcrira. Je le fouhaite, j'en aurai <strong>de</strong> la joie ,<br />

paree que j'eftime votre valeur; mais je vous<br />

déclare que fi elle me fait voir quelque répugnance<br />

pour votre perfonne , il n'en faudra<br />

plus parler. L'amitié me lie encore plus que<br />

le fang a ma fceur. Je ne veux pas contraindre


3* R O I A N B<br />

fes inclinations. Hé bien ! dit 1'efpagnol, parlez-lui<br />

donc tout-a-l'heure , je fuis trop impatient<br />

pour <strong>de</strong>meurer long-tems dans 1'incertitu<strong>de</strong>.<br />

Le prince oriental , pour le fervir avec<br />

toute la diligence qu'il <strong>de</strong>firoit, le propofa fur<br />

le champ a la princeffe.<br />

Quoique le farrafin fut jeune , il n'en étoit<br />

pas plus aimable. Son vifage rouge & bafané<br />

reffembloit a celui d'un cyclope. Toujours<br />

dans les combats , couvert <strong>de</strong> fang & <strong>de</strong> pouffière<br />

, il étoit peu foigneux <strong>de</strong> fe laver. Ses<br />

cheveux courts& plusnoirs que 1'encre paroiffoient<br />

grefdlés comme ceux <strong>de</strong>s nègres ; <strong>de</strong>s<br />

yeux étincelans lui rouloient dans la tête , &<br />

fembloient vouloir fortir <strong>de</strong> leur place naturelle<br />

, pour aller percer le cceur <strong>de</strong> ceux qui<br />

le regardoient. II avoit la parole ru<strong>de</strong> & brufque<br />

, la voix élevée , 1'efprit impérieux. Tel<br />

qu'on vient <strong>de</strong> le peindre , il n'étoit guères<br />

propre a faire une tendre impreffion fur Angélique.<br />

Au/Ti dit-elle a Argail avec douleur :<br />

ah, mon frére ! quel parti me propofez-vous?<br />

Voyez <strong>de</strong> grace a quel mortel vous voulez<br />

me facrifier. Je ne me ferois donc confervée<br />

jufqua ce jour que pour être la proie d'un furieux.<br />

Jettez , précipitez-moi plutöt dans cette<br />

fontaine ; j'aime mieux y perdre la vie que<br />

d'approuver une union fi cruelle pour moi.<br />

Argail


L' A M o u R E u x; 3|<br />

Argail reprit alors la parole, & fe mit k<br />

Vanter fiir nouveaux frais le mérite du prince<br />

fan-afin. II s'étendit particulièrement fur fa<br />

naiflance , & ne manqua pas <strong>de</strong> faire briller<br />

aux yeux d'Angelique la couronne qu'il <strong>de</strong>voit<br />

unjourpolTé<strong>de</strong>r; mais elle 1'interrompit: Non,<br />

mon frère , lui dit-elle , vous per<strong>de</strong>z le temps<br />

k me vouloir perfua<strong>de</strong>r. Toutes les couronnes<br />

du mon<strong>de</strong> ne fauroient a ce prix me tenter.<br />

Faifons mieux , pourfuivit-elle ; quittons ce<br />

féjour qui ne peut nous être que funefte, malgré<br />

toute la pru<strong>de</strong>nce du roi notre père. II<br />

femble que le ciel veille fur les chrétiens , &<br />

qu'il les ait pris fous fa protection. Jugez-en<br />

par le péril que m'a fait courir 1'enchanteur<br />

francois. Quoique j'en fois heüreufement fortie,<br />

je n'en puis tirer un bon augure. Encore une<br />

fois , mon frère , éloignons-nous d'ici promptement.<br />

Ah ma fceur , s'écria le prince ! mon<br />

courage peut-ril confentir k ce que vous me<br />

propofez l puis-je quitter avec honneur un<br />

combat commencé , & me pardonneroit-on<br />

d'avoir cédé a un feul ennemi ? Demeurez donc,<br />

dit Angélique , mais difpenfez - moi <strong>de</strong> vous<br />

tenir compagnie. La prélence <strong>de</strong> ce chevalier<br />

me fait frémir ; & pour m'épargoer 1'horreur<br />

<strong>de</strong> le voir, foüffrez que je vous laifle. Je vais<br />

aux Ar<strong>de</strong>nnes. Je vous attendrai cinq jour$<br />

Tomc I.<br />

C


3 4<br />

R O L A N D<br />

dans cette forêt. Si vous ne pouvez vous y<br />

rendre dans ce tems - la , je me fervirai du<br />

livre <strong>de</strong> ce magicien qui me vouloit outrager.<br />

Je me f'erai porter par fes démons auprès du<br />

roi mon père. Adieu, je ne veux pas être la<br />

viöime d'un combat , cü la doukur <strong>de</strong> vous<br />

voir vaincu ne feroit peut-être pas ma plus<br />

gran<strong>de</strong> peine. Eu achevanr fes mots , elle<br />

courut fe jetter fur fon cheval; & le pouflant<br />

a toutes bri<strong>de</strong>s , elle s'éioigna bientöt <strong>de</strong>s<br />

combattans.<br />

Ferragus qui la vit partir , comprit par cette<br />

fuite fi précipitée la réponfe qu'Argail avoit a<br />

lui rapporter. Une nouvelle fureur trouble<br />

fes fens. 11 fe prépare a recommencer le combat<br />

; & <strong>de</strong> peur que fon ennemi ne lui échappe<br />

pour courir après fa fceur , il va détacher<br />

Rabican qu'il voyoit attaché a L'un <strong>de</strong>s pavillons.<br />

II le chafle dans la prairie. Ce bon cheval<br />

fe fentant libre part auffi-töt ccmme un<br />

trait , il difparoït dans le moment, & délivre<br />

le farrafin <strong>de</strong> fa crainte. Quand Argail qui revenoit<br />

d'un air trifte annoncer k ce prince les<br />

refus d'Angelique , fe vit ainfi démontc, il fut<br />

piqué <strong>de</strong> cette aöion : Chevalier, lui dit-d ,<br />

quel procédé eft le vötre ? lorfque je m'emploie<br />

pour vous avec ar<strong>de</strong>ur & que je viens<br />

vous éclaircir.... Oh , je vous tiens quitte <strong>de</strong>


L' A M O V R I U X . 35<br />

eet éclairciffement, interrompit 1'efpagnol. Je<br />

n'en ai que trop vu, & je ne fonge qu'a me<br />

venger. Si j'ai détaché votre cheval, je ne<br />

veux ni ne dois vous en faire <strong>de</strong>s excufes ;<br />

comme il faut qu'un <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux laiff= ici fa<br />

vie , un feul cheval nous fuffit.<br />

Avec un homme auffi extraordinaire que toi,<br />

reprit fièrement le frère d'Angélique, la raifon<br />

& 1'honnêteté font inutiles; & puifque tu fais<br />

mieux combattre que parler , il eft jufte <strong>de</strong><br />

t'employer k ce qui te convient davantage;<br />

alors ils commencèrent k fe charger plus furieufement<br />

qu'auparavant.<br />

Après qu'ils fe furent long-tems tltés avec<br />

amant d'adreffe que <strong>de</strong> force , & qu'ils eurent<br />

mis en ufage teut ce que leur expérience leur<br />

avoit enfeigné , le prince du Cathay leva fon<br />

épée pour en frapper fur la tête <strong>de</strong> fonennemi ,<br />

pour 1'étourdir du moins s'il ne pouvoit le<br />

bleffcr ; & il s' y p r<br />

i<br />

t t e I l e v<br />

j g u e u r<br />

^<br />

en feroit venu a bout, fi 1'adroit farrafin ne<br />

fe fut gliffé fous le coup pour le rendre inutile.<br />

Argail ne réuffit donc pas dans fon <strong>de</strong>ffein;<br />

au contraire, il donna moyen a 1'efpagnol <strong>de</strong><br />

le joindre , & fa commencèrent a combattre<br />

corps k corps.<br />

Dans ce combat périlleux , ils firent cent<br />

efforts pour fe terraffer « ils y réuflirent enfin;<br />

C ij


j6 R O L A N D<br />

mais il eüt été difficile <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r qui <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

tomba <strong>de</strong>ffous ; car pendant quelque tems ,<br />

ils ne firent que roi<strong>de</strong>r 1'un fur 1'autre. Si<br />

Ferragus eut le <strong>de</strong>fTus, Argail , doué d'une<br />

vigueur extréme , l'eut a fon tour. II fut même<br />

le conferver ; & fe fervant <strong>de</strong> fon avantage ,<br />

il ne laiflbit pas , quoique fon ennemi fut invulriérable<br />

, <strong>de</strong> lui meurtrir la tête & le vifage<br />

avec fon gantelet <strong>de</strong> fer : cependant 1'efpagnol<br />

défefpérant <strong>de</strong> revenir <strong>de</strong>ffus , ne fongea plus<br />

qu'a profiter <strong>de</strong> fa défagréable fituation. D'un<br />

bras qu'il avoit libre , il tira fon poignard ;<br />

& cherchant <strong>de</strong> la pointe les endroits par ouil<br />

pourroit percer fonhomme , il le lui plongea<br />

dans le cöté fous les armes jufqu'a la gar<strong>de</strong>.<br />

Argail fe fentant mortellementblefle,attacha<br />

fes regards mourans fur le Sarrafin , 5c lui dit<br />

d'une voix foible : Brave chevalier, puifque tu<br />

me donnés la mort, je te conjureparce quetu<br />

dois a 1'ordre <strong>de</strong> chevalerie que tu profefles<br />

avec tant <strong>de</strong> courage ,<strong>de</strong> jetter dans cette fontaine<br />

mon corps tout armé,aufli-tdt que j'aurai<br />

rendu le <strong>de</strong>rnier foupir. Le foin <strong>de</strong> mon honneur<br />

m'engage a te faire cette priere. Je crains<br />

qu'après ma mort, on ne m'accufe d'avoir eu<br />

peu <strong>de</strong> valeur, puifque je me fuis laiffé vaincre<br />

avec <strong>de</strong> fi fortes armes. Je voudrois fauver ma<br />

mémoire <strong>de</strong> ce honteux reprochc.


L' A M o u R E u x; 37<br />

A ces paroles touchantes du frere d'Angéhque<br />

, Ferragus , quoiqu'ü fut le moins compatifTant<br />

<strong>de</strong> tous les hommes , perdit fon reffentiment.<br />

Vaillant chevalier, lui répondit-il tout<br />

attendri, je fuis touché <strong>de</strong> votre infortune. La<br />

crainte que vous faites paroïtre, ne peut partir<br />

que d'un grand cceur, vous avez tort toutefois<br />

<strong>de</strong> 1 ecouter, votre mémoire eft en füreté. Hé!<br />

que peut vous reprocher 1'envie ? Ne méritezvous<br />

pas plutöt une gloire immortelle pour<br />

avoir mis mes jours en péril ? mais puifque vous<br />

exigez <strong>de</strong> moi que je vos fatisfafle , je promets<br />

d'accomplir ce que vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z, a la réferve<br />

d'une chofe. Comme je fuis dans un pays <strong>de</strong><br />

chrétiens, ou j'ai quelque intérêt <strong>de</strong> n'être pas<br />

connu , vous me permettrez <strong>de</strong> gard er votre<br />

cafque jufqu'a cequej'en aye un autre. Argail<br />

ne put repliquer , déja les pales ombres <strong>de</strong> la<br />

mort 1'avoient environné. II parut feulement<br />

approuver par un figne <strong>de</strong> tête ce qu'on propofoit,<br />

& il expira dans le moment.<br />

Telle fut la fin du vaillant Argail, 1'un <strong>de</strong>s<br />

meilleurs chevaliers <strong>de</strong> fon temps. II avoit une<br />

valeur extréme, <strong>de</strong>s fentimens nobles & généreux<br />

; il ne lui manquoit que <strong>de</strong> faire profeffion<br />

du chriftianifme pour être un prince<br />

accompli.<br />

Lorfque Ferragus fut afluré que 1'infortuné<br />

C iij


38 R O L A N D<br />

fils <strong>de</strong> Galafron n'avoit plus <strong>de</strong> part a la vie,<br />

il lui délaca fon cafque pour s'en couvrir :<br />

enfuite il prit fon corps, fuivant fa promefTe ,<br />

& 1'alla jetter avec le refte <strong>de</strong> fes armes dans<br />

1'endroit <strong>de</strong> la fontaine qu'il jugea le plus profond<br />

, dans une efpece <strong>de</strong> gouffrequi n'étoit que<br />

trop capable <strong>de</strong> le contenir, & d'öter la connoifTance<br />

<strong>de</strong> fon fort k ceux qui voudroient<br />

s'en élaircir.<br />

C H A P I T R E<br />

VI<br />

Des diffirens partis que prirent AJlolphe & Ferragus<br />

aprïs la mort £ Argail. Renaud & Roland<br />

quatent la Cour.<br />

LE Sarrafin après avoir rendu au Prince du<br />

Cathay unfitrifte<strong>de</strong>voir , femitarêver au bord<br />

<strong>de</strong> la fontaine. II fit quelques réflexions triftes<br />

fur 1'inftabilité <strong>de</strong>s chofes <strong>de</strong> la vie, mais il<br />

s'ennuya bien-töt <strong>de</strong> dóplorer la condition <strong>de</strong>s<br />

humains. Sapaffion pour Angélique fe réveilla,<br />

il commence a fe reprocher comme un crime<br />

le féjour inutile qu'il fait dans ce lieu. II fe leve,<br />

va fe jetter brufquement en felle ; & embrafé<br />

<strong>de</strong> la plus vive ar<strong>de</strong>ur, il court k bri<strong>de</strong> abattue


L ' A M O U R E U X . 39<br />

fur le chemin qu'il a vu prendre a la fier*<br />

beauté qui le fuir.<br />

Le prince Aftolphe feul avoit vu ce qui s'étoit<br />

paffé entre les <strong>de</strong>ux guerriers. L'intérêt que<br />

leur valeur lui faifoit prendre k leur fort, le<br />

retenoit encore dans eet endroit; il avoit négligé<br />

jufqu'alors le foin <strong>de</strong> fa liberté , qu'il ne<br />

tenoit qu'a lui <strong>de</strong> le procurer <strong>de</strong>puis la mort<br />

<strong>de</strong>s quatre geants. Quand il vit Argail mort, 6c<br />

Ferragus fur les traces <strong>de</strong> la PrincefTe, il penfa<br />

qu'il n'avoit point d'autre parti k prendre, que<br />

<strong>de</strong> s'en retourner k la Cour. II reprit fes armes;<br />

6cayant appergu <strong>de</strong> loin fon cheval qui paiffoit<br />

tranquillement fur une petite hauteur qui s'élevoit<br />

dans le vallon, il fe hata <strong>de</strong> le joindre.<br />

L'animal foit qu'il reconnut fonmaitre, foit<br />

que la faim 1'arrêtat fe laifTa docilement approcher.<br />

II ne manquoit plus au prince anglois qu'une<br />

lance , la fienne s'étant rompue contre Argail.<br />

Pendant qu'il cherchoit <strong>de</strong> 1'ceil dans la campagne<br />

quelque arbre dont il put s'en fabriquer<br />

une , il vit briller aux rayons du foleil contre<br />

le pin <strong>de</strong> la fontaine, la lance d'or <strong>de</strong>venue<br />

vacante par la mort du frere d'Angélique ; bien<br />

qu'il n'en connüt pas tout le prix , ce furcroit<br />

<strong>de</strong> bonheur le fatisfit extrêmement. II s'appropria<br />

cette précieufe lance ; 6c le cceur détaché<br />

C iv


4© R O L A N D<br />

<strong>de</strong> 1'étrangere par le peu d'efpérance qu'il<br />

avoit <strong>de</strong> lapofle<strong>de</strong>r, il rctourna vers Paris plus<br />

tranquille qu'il n'en étoit forti.<br />

II n'avoit pas encore fait beaucoup 3e chemin,<br />

qu'il rencontra le paladin Renaud qui<br />

venoit au perron pour fuccé<strong>de</strong>r a Ferragus.<br />

Comme Aftolphe étoit parent &c ami du fils<br />

d'Aimon , & que d'ailleurs il difoit volontiers<br />

ce qu'il fayoit , il ne cacha aucune circonftance<br />

du <strong>de</strong>rnier combat, ni du tragique événement<br />

dont il avoit été témoin. Le fire <strong>de</strong><br />

Montauban qui n'étoit pas un <strong>de</strong>s moins épris<br />

<strong>de</strong> la beauté d'Angélique , ne fut pas plutöt<br />

la mort d'Argail & la fuite <strong>de</strong> la princeffe , qu'il<br />

ceffa d'écouter 1'anglois qui n'étoit pas encore<br />

a la fin <strong>de</strong> fon récit. II craignoit qu'un plus<br />

long retar<strong>de</strong>ment ne le mït hors d'état <strong>de</strong> pouvoir<br />

joindre la dame ; il poufla fon cheval du<br />

cöté qu'Aftolphe lui dit qu'elle fuyoit. Bayard<br />

prend fa courfe, 1'ceil ne le peut fuivre. Une<br />

fleche décochée avec violence n'auroit pu 1'atteindre<br />

, & toutefois Renaud 1'accufoit encore<br />

<strong>de</strong> lenteur.<br />

Tandis que ce paladin s'abandonnoit ainfi<br />

tout entier aux mouvemens impétueux <strong>de</strong> fa<br />

paflion , le comte d'Angers n'étoit pas moins<br />

agité. Ilapprit d'Ailolphe 1'avanture du perron<br />

<strong>de</strong> Merlin, & avec quelle vivacitc le feigneur


L ' A M O U R E U X ; 41<br />

<strong>de</strong> Montauban marehoit fur les pas <strong>de</strong> la belle<br />

étrangere. O malheureux Roland, s'écria-t-il!<br />

quels maux égalent les tiens ? Je connois Renaud<br />

, il elt aimable , amoureux, preflant,<br />

hardi. S'il rencontre 1'inconnue Ah ! je n'y<br />

puis penfer fans mourir! Hélas, peut-être eftil<br />

prêt <strong>de</strong> la joindre , pendant que je me laiffe<br />

ici déchirer par <strong>de</strong>s foupcons jaloux ? Pourquoi<br />

faut - il que je languifTe dans les larmes,<br />

fans faire un pas pour découvrir auffi ma paffion<br />

a 1'objet que j'aime ? Attendrai-je que l'amour<br />

vienne combler mes <strong>de</strong>firs ? Songe ,<br />

Roland , fonge a te fatisfaire comme tes rivaux,<br />

& quand ce ne feroit que pour leur arracher<br />

la proie qu'ils pourfuivent, fors d'une honteufe<br />

létargie, & vole après cette aimable étrangere<br />

; ton repos , ta vie, ta gloire même y eft<br />

intérefTée.<br />

Après avoir fait ces réflexions , il fe revêtit<br />

d'armes fimples pour n'être pas connu ; on lui<br />

amena fon cheval Bri<strong>de</strong>dor , fur lequel il<br />

monta plein <strong>de</strong> trouble & d'agitation. II fortit<br />

<strong>de</strong> Paris le jour même <strong>de</strong>s joütes, & il marcha<br />

fur les pas <strong>de</strong> Renaud.


4x R O L A N D<br />

C H A P I T R E VII.<br />

Commencement <strong>de</strong>s joütes.<br />

PENDANT que les trois plus grands guerrlers<br />

<strong>de</strong> la terre s'empreffoient <strong>de</strong> fuivre la. princeffe<br />

du Cathay, les chevaliers du tournoi fe préparoient<br />

a commencer les joiites. L'empereur<br />

en avoit régie les conditions; il avoit été décidé<br />

que celui qui fe préfenteroit le premier<br />

fur les rangs feroit regardé comme le tenant;<br />

que le chevalier qui 1'abattroit le <strong>de</strong>viendroit<br />

a fon tour , jufqu'a ce qu'un autre lui fit auffi<br />

perdre les arcons; & qu'enfin le tenant, qui<br />

<strong>de</strong>meureroit le <strong>de</strong>rnier , remporteroit le prix<br />

& la gloire du tournoi.<br />

Le courageux Serpentin, fils du roi Balugant,<br />

parut le premier fur la lice. II s'y préfenta<br />

<strong>de</strong> la meilleure grace du mon<strong>de</strong>. Son air<br />

étoit noble & fier, & fes armes fi riches<br />

qu'elles attirarent les regards <strong>de</strong> tout le peuple.<br />

11 portoit au milieu <strong>de</strong> fon écu une étoile<br />

d'or en champ d'azur. II montoit le plus beau<br />

cheval que Pon put voir. C'étoit un andalouz<br />

bai-brun a crins noirs , qui montroit tant<br />

d'ar<strong>de</strong>ur tk d'aftion dans fes allures, qu'on eüt


L' A M o u K Ï u x. 43<br />

dit que toute Ia carrière n'étoit que pour lui.<br />

Ses yeux paroiflbient tout <strong>de</strong> feu , & fes na-<br />

«eaux grands & ouverts jettoient une épaiiTe<br />

fumée. II frappoit la terre d'un pied fuperbe ,<br />

& fon mords étoit tout blanc d'écume.<br />

Un chevalier <strong>de</strong> la cour affez fameux , Angelin<br />

<strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, qui portoit pour <strong>de</strong>vife une<br />

lune en champ <strong>de</strong> gueule,fut le premier affaillant.<br />

Serpentin & lui fondirent 1'un fur 1'autre<br />

avec beaucoup <strong>de</strong> vigueur. Le francois brifa<br />

fa lance contre le farrafin fans Pébranler; mais<br />

Serpentin lui donna un fi ru<strong>de</strong> coup qu'il lui<br />

fit perdre les étriers. Richard, duc <strong>de</strong> Normandie<br />

fe mit auffi-töt fur les rangs pour venger<br />

Angelin : ce qui ne lui réuffit pas. Le fils<br />

du roi Balugant 1'envoya tenir compagnie au<br />

bor<strong>de</strong>lois. Salomon, roi <strong>de</strong> Bretagne, un <strong>de</strong>s<br />

principaux pairs du royaume , entra enfuite<br />

dans la carrière, & augmenta le nombre <strong>de</strong>s<br />

malheureux.<br />

Le jeune Serpentin s'acquit <strong>de</strong> la gloire par<br />

ces exploits. Les farrafins qui fe trouvoient<br />

alors en grand nombre a la cour <strong>de</strong> Charles ,<br />

en firent trophée. Balugant fur-tout ne pouvoit<br />

contenir la joie qu'il en relTentoit. Ltf<br />

prince Aftolphe piqué <strong>de</strong> 1'oftentation avec<br />

laquelle ces ennemis du nom chrétien faifoienf:<br />

éclater leur avantage<br />

?<br />

ne put foufFrir plus


X4<br />

R O L A N D<br />

long-tems leur fierté. II fe hata d'entrer dans<br />

la lice. II tenoit en arrêt la riche lance d'Argail<br />

, & il fe promettoit bien <strong>de</strong> rétablir 1'honneur<br />

<strong>de</strong> 1'empire. 11 alloit en effet moiiTonner<br />

tous les lauriers du brave Serpentin , fi la fortune<br />

qui fe joue <strong>de</strong> nos projets , n'eüt déconcerté<br />

le fien par un acci<strong>de</strong>nt auquel il ne fe<br />

feroit jamais attendu. Son cheval avoit déja<br />

fourni la moitié <strong>de</strong> fa carrière avec beaucoup<br />

<strong>de</strong> vïtefie, lorfque le mauvais <strong>de</strong>ftin <strong>de</strong> fon<br />

maïtre lui fit rencontrer un troncon <strong>de</strong> lance<br />

qui roula fous fon pied. L'animal bronche,<br />

tombe & entraïne dans fa chüte le prince<br />

anglois , qui s'évanouit <strong>de</strong> la force du coup.<br />

11 ne reprit 1'ufage <strong>de</strong> fes fens que chez lui oü<br />

1'on fut obligé <strong>de</strong> le porter. Certes ces bonnes<br />

intentions méritoient une autre récompenfe J<br />

Auflï fut-il plaint <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>. Serpentin<br />

même fe moutra fenfible k fon malheur, quoiqu'il<br />

eüt trés - grand fujet <strong>de</strong> s'en réjouir. II<br />

comptoit d'ajouter cette palme a celles qu'il<br />

avoit déja cueillies.<br />

Ce vaillant prince, après qu'on eüt emporté<br />

Aftolphe, mit encore par terre cinq ou f:x chevaliers<br />

chrétiens. On commencoit a croire<br />

qu'il remporteroit 1'honneur <strong>de</strong> la fête , lorfqu'on<br />

vit paroïtre Oger le danois. A la vue<br />

<strong>de</strong> ce nouveau paladin , le peuple <strong>de</strong> Paris


L ' A M O Ü E Ï U X ; 4j<br />

lentk ranimer fon efpérance. Les <strong>de</strong>ux chevaliers<br />

poufsèrent leurs chevaux avec furie. Oger<br />

fut ébranlé. II chancela dans les arcons, &<br />

peu s'en fallut qu'il ne tombat; mais le tenant<br />

ne put foutenir la violence du coup qui lui fut<br />

porté ; il alla trouver ceux qu'il venoit <strong>de</strong> renverfer.<br />

A eet heureux changement, les chrétiens<br />

poufsèrent <strong>de</strong>s cris <strong>de</strong> joie, & les farrafins<br />

en marquèrent du dépit fur leurs vifages.'<br />

Le brave danois <strong>de</strong>meuré vainqueur <strong>de</strong>vint<br />

k fon tour Ie tenant, & fit efpérer k toute la<br />

cour qu'il ne cefleroit pas fi-tót <strong>de</strong> 1'être. Le<br />

roi Balugant tranfporté <strong>de</strong> colère fe préfenta<br />

pour venger 1'afFront <strong>de</strong> fon fils; mais Oger<br />

1'abattit lui-même , & après lui les courageux<br />

ïfolier & Matalilte , jeunes frères <strong>de</strong> Ferragus.<br />

Gaultier <strong>de</strong> Montleon leur fuccéda , & ne fut<br />

pas plus heureux. Comme il étoit chrétien ,<br />

le tenant parut touché <strong>de</strong> fon malheur, &<br />

dit k ceux <strong>de</strong> fa religion : feigneurs chevaliers ,<br />

ne nous empreffons point <strong>de</strong> nous combattre<br />

les uns les autres. LaifTez le champ libre aux<br />

farrafins. Quand nous les aurons tous vaincus,<br />

nous nous difputerons bien alors le prix du<br />

tournoi.<br />

Spinelle d'Altamont, farrafin , ayant entendu<br />

le difcours du danois , crut qu'il y alloit<br />

<strong>de</strong> fa gloire d'en tirer raifon ; néanmoins il


46 R O L A N D<br />

n'eut que 1'honneur d'en avoir formé le projet.<br />

Oger lui porta un fi furieux coup <strong>de</strong> lance*<br />

qu'il 1 etendit tout <strong>de</strong> fon long fur la poumère.<br />

Tel fut julques-la le fuccès <strong>de</strong>s joütes. O ciel!<br />

n'abandonnez point le bon danois , il a plus<br />

que jamais beloin <strong>de</strong> votre fecours , un géant<br />

teriible va 1'afTaillir.<br />

Le roi Grandonio irrité <strong>de</strong> voir les farrafins<br />

li maltraités , ne put <strong>de</strong>raeurer fi longtems<br />

dans 1'inaction. II s'étoit propofé, je ne<br />

fais pourquoi , <strong>de</strong> ne combattre que <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers;<br />

mais un mouvement <strong>de</strong> fureur , dont<br />

il ne fut pas maitre , Fentraina dans la carrière<br />

: c'étoit le plus fort <strong>de</strong>s farrafins après<br />

Ferragus. II avoit une ftature gigantefque,<br />

avec un air k infpirer <strong>de</strong> 1'effroi. II montoit<br />

un cheval d'une gran<strong>de</strong>ur déméfurée , & portoit<br />

pour <strong>de</strong>vife un Mahomet d'or fur un<br />

champ noir. Tous les chrétiens en le voyant<br />

s'apprêt. r au combat furent faifis <strong>de</strong> crainte.<br />

Ganes <strong>de</strong> Poitiers , autrement le comte Ganelon<br />

, en eut entr'autres tant <strong>de</strong> peur , qu'il<br />

abandonna furtivement le camp pour n'avoir<br />

pas a foutenir le choc d'un li ru<strong>de</strong> champion;<br />

& un moment après lui Macaire le Lozane<br />

fon neveu , Anfelme <strong>de</strong> Hautefeuille , Pinabel<br />

& tous les autres mayencois , excepté Hugues<br />

<strong>de</strong> Melun , fe retirèrent fecrètement, comme


L ' A M O U R E U X . 47<br />

ê la IScheté eüt été héréditaire dans cette perfi<strong>de</strong><br />

maifon.<br />

Le roi farrafin avoit une lance aufli grofie<br />

qu'une Antenne, & fon cheval ne caufoit pas<br />

moins <strong>de</strong> frayeur que lui. L'épouvantable animal<br />

faifoit d'horribles henniffemens en courant<br />

dans la carrière. II brifoit les cailloux qui fe<br />

trouvoient fous fes pieds , & la terre en trembloit.<br />

Le danois , malgré les lauriers qui ombrageoient<br />

fon front viciorieux , ne put s'empêcher<br />

<strong>de</strong> frémir en confidérant 1'énorme gran<strong>de</strong>ur<br />

<strong>de</strong> fon ennemi. II rappela toutefois fon<br />

courage ; & le mefurant au péril qui le menagoit<br />

, il fondit comme un lion fur Grandonio<br />

qu'il ébranla fi bien <strong>de</strong> fon coup , qu'on vit<br />

le corps <strong>de</strong> ce géant pencher prefque jufqu'a<br />

1'étrier. On crut que la lice alloit retentir du<br />

bruit <strong>de</strong> fa chiïte ; cependant il ne tomba point,<br />

& le vaillant Oger eut beau fe couvrir tout<br />

entier <strong>de</strong> fon écu , il ne put tenir contre<br />

1'énorme lance <strong>de</strong> fon ennemi, qui le renverfa<br />

fous fon cheval.<br />

Alors un cri <strong>de</strong> joie s'éleva parmi les farrafins<br />

qui ne doutèrent plus que le prix <strong>de</strong>s joütes<br />

ne füt pour eux. Ils commencèrent même a<br />

infulter les chrétiens , dont la contenance<br />

changée rendoit térnoignage <strong>de</strong>s peines du<br />

cceur, Le duc Naime <strong>de</strong> Bavière & le fameux


48 R O L A N D<br />

Turpin <strong>de</strong> Rheims , choqués <strong>de</strong> 1'infolencs<br />

<strong>de</strong>s efpagnols , voulurent abattre leur orgueil.<br />

Ils fe préfentèrent 1'un après 1'autre contre le<br />

tenant, qui par malheur leur fit vui<strong>de</strong>r les<br />

arcons. Le bavarois fut dangereufcment bleflë<br />

au cöté , & le bon archevêque eut le bras<br />

gauche démis <strong>de</strong> fa chüte. Guy <strong>de</strong> Bourgogne<br />

qui portoit pour <strong>de</strong>vife un lion noir en champ<br />

d'or, eut auffi la même <strong>de</strong>ffinée ; ce qui donna<br />

tant <strong>de</strong> fierté au vainquenr qui <strong>de</strong> fon naturel<br />

n'étoit déja que trop infolent, qu'il outragea<br />

tous les chevaliers <strong>de</strong> la cour en les apoflrophant<br />

fans ménager les termes.<br />

Yvon Angelier, Avaric & Berenger ne purent<br />

fouffrir fes brava<strong>de</strong>s & fon orgueil: ils fe<br />

mirent fur les rangs ; mais hélas ! leurs forces<br />

ne répondirent pas k leur bonne volonté : le<br />

géant les abattit , & après eux Hugues <strong>de</strong><br />

Melun , dont la chüte fut le moindre déshonneur<br />

que recut ce jour-la fa maifon. II en<br />

coüta la vie au malheureux Ugolin <strong>de</strong> Marfeille<br />

qui , fans confidérer fa foibleffe , ofa<br />

tenter enfuite la fortune <strong>de</strong>s armes. Le terrible<br />

Grandonio le perca d'outre en outre <strong>de</strong><br />

fa cruelle lance. Le fort Alard & le jeune<br />

Richar<strong>de</strong>t , jeunes frères du feigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

, donnèrent plus d'occuparion au farrafin.<br />

II les terraifa toutefois i'un & 1'autre, &c<br />

leur


L 5 A M O U R E Ü X. ^fi<br />

ïeur défaite acheva <strong>de</strong> réfroidir la valeur <strong>de</strong>s<br />

chevaliers <strong>de</strong> la cour.<br />

II ne paroiflbit plus d'affaillans fur la lice ;<br />

& 1'orgueilleux efpagnol recommencoit k infuïter<br />

les chrétiens avec mépris , lorfqu'on vit<br />

ouvrir les -barrières du camp k 1'arrivée du<br />

célèbre Olivier <strong>de</strong> Bourgogne. II revenoit <strong>de</strong><br />

s'acquitter d'une commiffion importante dont<br />

1'empereur 1'avoit chargé, & il avoit cru ne<br />

pouvoir mieux fignaler fon retour qu'en paroifTant<br />

au tournoi.<br />

Quand les francois appercurent ce généreux<br />

paladin , ils poufsèrent k leur tour dés<br />

cris <strong>de</strong> joie. La confiance fe rétablit dans leurs<br />

cceurs. Après Roland & Renaud , dont il étoit<br />

parent, il palïbit pour le plus fort guerrier <strong>de</strong><br />

tout 1'empirc. II favoit fi bien manier Un cheval<br />

, & il avoit l'air fi noble , qu'il effacoit<br />

tous les chevaliers qui s'étoient mis jufqu'alors<br />

fur les rangs : il montoit un vigoureux<br />

courfier , dont la fierté répondoit k la fienne.<br />

Dès qu'il parut prêt k partir , les peuples s'écnèrent<br />

, vive le bon marquis <strong>de</strong> Vienne ,<br />

1'honneur du nom francois 1 A ce cri , il fe fent<br />

encore plus animé a foutenir 1'attente qu'on<br />

a <strong>de</strong> lui; mais le fuperbe roi farrafin en rioit<br />

d un ris moqueur , & f e<br />

promettoit bien <strong>de</strong><br />

faire auffitöt évanouir ces flatteufes efpérancés.<br />

Tomt I. .<br />

Q


f


L T A M O U R E U X. p<br />

<strong>de</strong>s difcours pleins d'infolence , ce fl.it bien<br />

autre chofe après la chüte du brave Olivier.<br />

C'eft peu <strong>de</strong> dire qu'il continua d'accabler <strong>de</strong><br />

paroles outrageeantes les paladins ; il en dit k<br />

, 1'empereur même , & il perdit toute retentie.<br />

O chrétiens I s'écria-t-il, êtes-vous donc fi<br />

laches, qu'il n'y ait plus perfonne parmi vous<br />

qui ofe fe préfenter <strong>de</strong>vant moi 1 fiiyez<br />

fuyez, poltrons , retirez-vous dans les ruelles*<br />

vous n'etes propres qu'a divertir les femmes :<br />

quittez vos armes , vous ne méritez pas d'en<br />

être revêtus ; contentez-vous <strong>de</strong> vous fignaler<br />

dans les bals & dans les feftins.<br />

L'empereur fenfible , autant qu'il le <strong>de</strong>voit<br />

être k <strong>de</strong> pareils difcours , les écoutoit impatiemment.<br />

Oü eft Roland , difoit-il? qu'eft<br />

<strong>de</strong>venu Renaud ? ne <strong>de</strong>vrois-je pas être déja<br />

vengé ? il <strong>de</strong>manda auffi le comte Ganelon ;<br />

& comme on ne lui pouvoit apprendre <strong>de</strong>s<br />

nouvelles certaines <strong>de</strong> ces guerriers : Quoi<br />

donc, s'écria-t-il d'un ton mêlé <strong>de</strong> colère &<br />

<strong>de</strong> douleur , tout m'abandonne ? ceux qui<br />

<strong>de</strong>vroient être le foutien <strong>de</strong> 1'empire le trahiffent<br />

& me laiffent couvert <strong>de</strong> honte.<br />

Le gentil Aftolphe ne put entendre ainfi<br />

parler fon roi, fans entrer dans fes peines.<br />

Après avoir fait panfer fes meurtrifiures , i!<br />

étoit venu en habit <strong>de</strong> courtifan fe placer<br />

Dij


"s R O L A N D<br />

parmi les dames qui voyoient les joütes avec<br />

1'empereur. II fe retira fecrètement <strong>de</strong> fiS&tablée<br />

; & quoiqu'encore tout froifie <strong>de</strong> fa<br />

chüte, il fe fit revêtir <strong>de</strong> fes armes. Il fut<br />

bientöt en état d'entrer dans la carrière; mais<br />

il fe rendit auparavant au bas <strong>de</strong> 1'échafaut<br />

<strong>de</strong> 1'empereur. II leva la vifière <strong>de</strong> fon calque<br />

, & dit <strong>de</strong> fort bonne grace : Puifiant<br />

prince , permettez-moi d'aller confondre Por*<br />

gueil <strong>de</strong> eet infolent qui manque <strong>de</strong> refpecl<br />

pour vous.<br />

Charles foupira <strong>de</strong> fe voir réduit a fe fervir<br />

d'un tel défenfeur. Occupé d'une penfée<br />

fi mortifiante , il accorda au prince anglois la<br />

permiflion qu'il <strong>de</strong>mandoit; il loua fes bonnes<br />

intentions, il 1'exhorta même a s'y porter vaillamment<br />

; &c cependant il prioit le ciel dans<br />

le fond <strong>de</strong> fon ame <strong>de</strong> lui envoyer quelque<br />

feeours plus falutaire.<br />

Aftolphe , après avoir quitté 1'empereur ,<br />

alloit fe polter au bout <strong>de</strong> la lice pour fe préparer<br />

au combat, loriqu'H rencontra fur fon<br />

paffage le géant qui continuoit fes brava<strong>de</strong>s<br />

en fe promenant le long du camp. Ce farrafin<br />

entreprit <strong>de</strong> railier 1'anglois. Gentil Aftolphe ,<br />

Lui dit-il, je vous confeille d'éviter mon antenne.<br />

Vous trouverez mieux votre compte<br />

avec <strong>de</strong>s dames délicates , qu'avec <strong>de</strong>s enne-


L' A M O Ü R E V X. 53<br />

m;s <strong>de</strong> ma taille. Croyez-moi, confacrez-vous<br />

tout entier au fervice du beau fexe ; c'eft le<br />

feul emoloi qui vous convienne. Je vous en <strong>de</strong>füne<br />

unautre, réponditle prince d'Angleterre ,<br />

pour lequel vous me paroiffez fait exprès.<br />

Notre empereur a befoin d'hommes nerveux<br />

pour l'armemcnt <strong>de</strong> fes galères <strong>de</strong> Marfeille •<br />

je me fais fort d'obtenir <strong>de</strong> lui pour vous<br />

1'honneur d'être le premier officier <strong>de</strong> fa capitane.<br />

La gran<strong>de</strong> opinion que j'ai <strong>de</strong> vous, me<br />

fait prcuuner que vous ferez tout 1'ornement<br />

d'une chiourme.<br />

Grandonio plus accoutumé 3 prononcer <strong>de</strong>s<br />

paroles piquantes qu'a s'en entendre dire ,<br />

ne répartit au paladin que par un regard funeux<br />

qu'il lui lanca en le quittant brufquement.<br />

Son cceur <strong>de</strong>vint plus agité que la mer ,<br />

lorfqu'elle épouvante les matelots. II écume<br />

<strong>de</strong> rage , grince les <strong>de</strong>nts , & il fort <strong>de</strong> fa bonche<br />

&: <strong>de</strong> fes narines une épaiffe fumée avec<br />

un fifflement femblable a celui que fait un ferpent<br />

qui veut s'élancer fur un voyageitr.<br />

Tel & plus terrible encore , le géant farrafin<br />

courut prendre du champ pour fondre<br />

fur 1'officieux anglois qui lui <strong>de</strong>ftinoit <strong>de</strong>s emplois<br />

fi honorables. II pouffe fon énorme cheval<br />

^contre lui, & f e<br />

promet non-feulement<br />

.<strong>de</strong> 1'étendre mort fur la pouffière, mais même<br />

D iij


54 R O L A N D<br />

<strong>de</strong> le porter par tout le camp au bout <strong>de</strong> fa<br />

lance. Enfin la fureur qui le tranfportoit étoit<br />

telle , que tous les chrétiens en frémirent pour<br />

Aftolphe, & particulièrement ceux qui connoiflbient<br />

ce paladin. Ah ! prince téméraire,<br />

difoient-ils, quel mauvais génie te pouffe a<br />

mefurer tes forces avec celles <strong>de</strong> ce furieux}<br />

tu vas nous faire recevoir un nouvel affront;<br />

c'eft: tout ce que nous attendons <strong>de</strong> ton audace<br />

& <strong>de</strong> ta témérité. Cependant le prince anglois<br />

ne perdit point courage ; le cas qu'il faifoit <strong>de</strong><br />

fa valeur lui cachoit la moitié du péril. 11 s'apprête<br />

avec autant <strong>de</strong> confiance que d'ar<strong>de</strong>ur k<br />

fondre fur fon redoutable ennemi : veuille le<br />

ciel préferver ce paladin , ou pour mieux<br />

dire, fon cheval, d'un acci<strong>de</strong>nt pareil au<br />

premier.<br />

Les <strong>de</strong>ux champions partirent & fe rencontrèrent<br />

au milieu <strong>de</strong> la carrière. Le prince<br />

d'Angleterre n'eut pas fi-töt touché <strong>de</strong> fa lance<br />

d'or le fort Grandonio, que le géant fe vit<br />

aterre fansfavoir pourquoi, ni comment. On<br />

peut juger du bruit que fit ce coloffe en tomb»nt.<br />

La ruine d'une tour fait moins <strong>de</strong> fracas.<br />

II tomba même fi lour<strong>de</strong>ment , que la<br />

plaie qu'Olivier <strong>de</strong> Bourgogne lui avoit faite<br />

au cöté s'irrita ; il en fortit tant <strong>de</strong> fang qu'il<br />

lui prit une foiblefle ; fes amis accoururent a


L ' A M O U R E U X . 55<br />

fon fecours , & n'eurent pas peu <strong>de</strong> peine k<br />

Femporter pour lui faire prendre fes efprits.<br />

A la chüte <strong>de</strong> ce monftre , les fpectateurs<br />

chrétiens remplirent 1'air <strong>de</strong> cris <strong>de</strong> joie , &<br />

les farrafins parurent confternés k leur tour.<br />

Tous ceux qui étoient afïïs fur les échafauts<br />

fe levèrent fur leurs pieds pour mieux voir un<br />

événement li peu attendu. L'empereur , quoiqu'il<br />

en fut témoin , fe défioit du rapport <strong>de</strong><br />

fes yeux. Eft-il bien poffible , s'écrioit -1 - il,<br />

qu'Aftolphe ait fait un fi beau coup <strong>de</strong> lance ?<br />

Chacun émerveillé <strong>de</strong> cette aventure en faifoit<br />

honneur au héros. Tout le mon<strong>de</strong> élevoit<br />

jufqu'aux mies fes forces & fa valeur. Perfonne<br />

n'étoit au fait. Le vainqueur, même au milieu<br />

<strong>de</strong>s tranfports que lui caufoit fa victoire, pouvoit<br />

k peine la croire véritable , malgré toute<br />

la bonne opinion qu'il avoit <strong>de</strong> hii-même.<br />

Le triomphe <strong>de</strong> ce prince ouvrit un nouveau<br />

champ aux affaillans. Les farrafins qui<br />

n'avoient pas combattu fe crurent obligés <strong>de</strong><br />

venger leur nation , & les chrétiens que la<br />

crainte avoit écartés du camp k la vue <strong>de</strong><br />

Grandonio , y revinrent d'un air emprefTé ,<br />

comme fi quelqu'afFaire importante les eüt retenusjufqu'alors.<br />

Pifias le blond, & Giafard<br />

le brun , tous <strong>de</strong>ux farrafins tk chevaliers du<br />

haut renom, fe préfentèrent les premiers,<br />

Div


5


L' A M o u R E v x. 57<br />

chroniqueur Turpin rapporte, c'eft que Ganes<br />

envoya propofer par un héraut au prince anglois<br />

<strong>de</strong> finir entre eux les joütes, puifqu'aücun<br />

farrafin ne fe préfentoit plus pour combattre.<br />

Aftolphe répondit au héraut : Mon<br />

ami, retourne vers Ganelon , dis-lui que je<br />

1'eflime encore moins qu'un farrafin ; qu'il<br />

vienne feulement, je le traiterai comme un<br />

hérctique, comme un traitre, comme un lache<br />

qu'il eft.<br />

Le comte Ganes fut piqué <strong>de</strong> cette réponfe<br />

incivile; ilpouffa fon cheval avec furie contre<br />

1'anglois , en difant entre fes <strong>de</strong>nts : Mauvais<br />

boufTon , je vais te faire rentrer dans le corps<br />

les paroles qui te font échapées a mon déshonneur.<br />

Effectivement il efpéroit abattre Aftolphe<br />

, qu'il avoit plus d'une fois vaincu a<br />

la joüte; mais la lance d'Argail 1'enleva <strong>de</strong>s<br />

arcons , & après lui fon neveu Macaire <strong>de</strong> Lözane<br />

, Pinabel fecond fils du comte d'Hautefeuiile,<br />

Radulphe & Grifnn : les autres mayengois<br />

qui avoient paru fi empreffés k retourner<br />

au camp fe furent alors fort mauvais gré<br />

d'en être revenus. Comme ils n'avoient pas<br />

plus <strong>de</strong> force que ceux qu'ils venoient <strong>de</strong> voir<br />

abattre, ils ne fe fentoient pas puiflamment excités<br />

a mériter le prix du tournoi. Tandis qu'ils<br />

paroiffoient comme incertains s'ils entreroient


5^ ROI ANB<br />

dans la carrière, ou s'ils prendroient Ia faire<br />

une fecon<strong>de</strong> fois, le tenant plein <strong>de</strong> joie <strong>de</strong><br />

rabaiffer fi bien 1'orgueil <strong>de</strong> ces ccenrs envieux<br />

, les déiioit au combat. Venez, race<br />

maudite , leur difoit-il, venez , je vous étendrai<br />

tous a la file fur la poufïïère, qui eft votre<br />

lieu naturel.<br />

Le comte Emeri choqué <strong>de</strong> ces paroles ftiperbes<br />

& outrageufes , fe fit donner une forte<br />

lance , enfuite il fondit fur Aftolphe ; mais il<br />

n'eut pas meilleure <strong>de</strong>fHnée que les autres. O<br />

fortune cruelle ! s'écria le perfi<strong>de</strong> Faucon <strong>de</strong><br />

Hauterive ,' en le voyant étendu fur Ia lice ,<br />

favoriferez-vous toujours 1'ennemi qui nous<br />

brave ? faut-il que ce charlatan déshonore<br />

ainfi Ia noble maifon <strong>de</strong> Mayence ? Je veux<br />

réparer notre honneur.<br />

En achevant ces mots , il part, il va fecrètement<br />

fe faire lier a la felle avec <strong>de</strong> fortes<br />

courroies , & revint bientöt garotté, attaquer<br />

le prince d'Angleterre. La précaution étoit<br />

d'un homme d'efprit, néanmoins elle ne fervit<br />

<strong>de</strong> rien ; car par malheur ayant été atteint<br />

a la vifière <strong>de</strong> fon armet par Ia lance<br />

enchantée , ce nouveau reftaurateur <strong>de</strong> la<br />

gloire <strong>de</strong>s mayencois en perdit le fentiment.<br />

Sa tête , malgré les courroies , alla fraper la<br />

croupe <strong>de</strong> fon cheval, puis gliffa fur les flancs


L ' A M O U R E U X . 59<br />

jufqu'a 1'étrier , oü elle <strong>de</strong>meura fufpendue au<br />

grand éronnement <strong>de</strong>s fpeétateurs, qui ne pouvoient<br />

comprendre ce qui empêchoit le chevalier<br />

<strong>de</strong> tomber par terre ; mais ils en furent<br />

bientöt éclaircis. Un <strong>de</strong> ceux qui Pallèrent<br />

fecourir , s'étant appercu <strong>de</strong> 1'artifice , ne crut<br />

pas <strong>de</strong>voir s'en taire. Ainfi la chofe fe répandit<br />

dans un moment, & toute la place retentit<br />

<strong>de</strong> huées aux dépens <strong>de</strong> Faucon , que fes<br />

parens , confternés <strong>de</strong> cette découverte, tirèrent<br />

au plutöt <strong>de</strong> la lice , pendant qu'Aftolphe<br />

crioit en les infultant : Qu'ils viennent,<br />

qu'ils viennent, on en chatie mieux les foux<br />

quand ils font lias.<br />

Le mauvais fuccès du ftratagême <strong>de</strong> Hauterive<br />

irrita 1'ar<strong>de</strong>ur que les mayencois avoient<br />

<strong>de</strong> fe venger. Le comte Anfelme , le plus traïtre<br />

<strong>de</strong> tous, dit a Rainier fon frère : Je fais<br />

un moven sur <strong>de</strong> renverfer ce fanfaron. Entrons<br />

tous <strong>de</strong>ux enfemble dans Ia carrière,<br />

& préfente-toi <strong>de</strong>vant lui. Pendant que tu 1'attendras<br />

<strong>de</strong> droit fil , je le prendrai en flanc ,<br />

& le renverferai avant qu'il puiffe fe mettre<br />

en défenfe. Rainier fit donc face au prince<br />

Aftolphe qui 1'envoya mefurer la terre tout<br />

<strong>de</strong> fon long ; & dans le même inftant, le perfi<strong>de</strong><br />

Anfelme exécuta fon <strong>de</strong>ffein. II fondit fur<br />

1'anglois qui neprenoit pas gar<strong>de</strong> a fa trahifon;


6a R O L A N D<br />

& 1'attaquant <strong>de</strong> cöté dans le tems qu'il n'étoit<br />

pas encore bien raffermi du coup qu'il avoit<br />

donné , il le jetta fans peine hors <strong>de</strong>s arcons.<br />

Ce lache projet s'exécuta fi finement, que<br />

les fpectateurs ne purent juger fi c'étoit perfidie<br />

<strong>de</strong> la part d'Anfelme , ou négligencc du<br />

cöté d'Aftolphe ; mais ce prince qui favoit<br />

mieux que perfonne ce qu'il en falloit penfer,<br />

ne put retenir fon reflentiment. A peine fut-il<br />

a terre , qu'indigné <strong>de</strong> la fupercherie qu'on<br />

lui avoit faite, il fe releva plein <strong>de</strong> fureur ,<br />

tira fon épée , & fe jetta fur les mayencois.<br />

Le premier qu'il frappa fut Griffin qui , fans<br />

la bonté <strong>de</strong> fon cafque , en auroit perdu la<br />

vie. Heureufement le coup trouvant <strong>de</strong> la réfiftance<br />

, glifla fur 1'épaule , & ne lui fit qu'une<br />

légère bleffure. On vit alors entr'eux un grand<br />

combat. Tous les pareus du bleue commencèrent<br />

k chargcr l'angtöis , au fecours duquel<br />

accoururent aufli-töt les ducs <strong>de</strong> Bavière & <strong>de</strong><br />

Normandie , 1'archevêque Turpin , malgré fon<br />

bras démis , & les frères <strong>de</strong> Renaud.<br />

On s'attendoit k un horrible carnage , &<br />

<strong>de</strong>s flots <strong>de</strong> fang alloient en effet inon<strong>de</strong>r la<br />

lice , fi 1'empereur ofFenfé <strong>de</strong> voir troub'.er la<br />

fête au mépris <strong>de</strong> fon autorité , ne fe Rit levé<br />

<strong>de</strong> fon ficge pour aller féparer les combattans.<br />

Eil-ce ainü, leur dit-il avec colère , que vous


L' A M O U R E U X . 6I<br />

me gardcz le refpecl qui m'eft dü. A la voix,<br />

du monarque, ils s'arrêtèrent tous ; & Griffin<br />

fe jettant a fes pieds , lui dit: Seigneur , j'implore<br />

votre juftice, Aftolphe m'a bleffé par<br />

furprife. A ces mots , le prince anglois , fans<br />

avoir égard a la préfence <strong>de</strong> 1'empereur, regarda<br />

Griffin d'un air furieux , & lui dit avec<br />

emportement: Tu fais bien voir, traïtre , que<br />

tu es un mayencois ; tu ne démens point ton<br />

indigne race.<br />

Sur ces entrefaites , 1'artifïcieux Anfelme fe<br />

préfenta <strong>de</strong>vant Charles pour foutenir fon parent<br />

, & donner <strong>de</strong> belles couleurs k fa propre<br />

trahifon. A cette odieufe vue , le prince anglois<br />

qui ne retenoit déja qu'avec peine les<br />

tranfports qui 1'agitoient , n'en fut plus le<br />

maitre ; il fe précipita fur le comte 1'épée<br />

haute , & le frappa. L'empereur irrité d'une<br />

action fi violente , fit arrêter fur - le - champ<br />

1'anglois. II jura même qu'il Fauroit fait mourir<br />

pour lui avoir manqué <strong>de</strong> refpecl:, fans le<br />

iervice qu'il venoit <strong>de</strong> lui rendre en abaiffant<br />

1'orgueil <strong>de</strong> Grandonio.


R O L A N D<br />

C H A P 1 T R E<br />

IX.<br />

De la rencontre qu'Angélique fait <strong>de</strong> Renaud<br />

dans laforêt <strong>de</strong>s Ar<strong>de</strong>nnes , & dt ce qui en<br />

arriva.<br />

trois gucrners qui couroient après<br />

Angélique, le fils d'Aimon arriva le premier<br />

aux Ar<strong>de</strong>nnes. Le chemin qu'il fuivoit le conduilit<br />

a un endroit <strong>de</strong> la forêt que 1'épais feuillage<br />

<strong>de</strong> plufieurs gros chênes rendoit très-frais<br />

& rrcs-fombre. Un ruifTeau d'une eau plus<br />

froi<strong>de</strong> que la glacé lavoit en ferpentant le pied<br />

<strong>de</strong> ces arbres. II fortoit d'une fontaine qu'on<br />

voyoit a quelques pas <strong>de</strong>-la , & dont rien<br />

n'égaloit la magnificence ; auffi n'étoit - elle<br />

point un ouvrage <strong>de</strong> la nature ni <strong>de</strong> l'induurie<br />

<strong>de</strong>s hommes.<br />

Le fameux Merlin , ce prophéte anglois ,<br />

avoit employé tout fon art magique a conftruire<br />

ce fuperbe édifice pour guérir le célèbre<br />

Triflan <strong>de</strong> Lecnois fon ami , <strong>de</strong> l'amour<br />

qui fut caufe <strong>de</strong> fa perte. Si ce malheureux<br />

chevalier eüt bu feulement une goutte d'eau<br />

<strong>de</strong> cette fontaine , il auroit cefle d'aimer la<br />

belle reine qu'il adcroit; mais fon étoiie ne


L' A M O ü R E Ü X. 6}<br />

ï'amena jamais k cette fource fi falutaire, quoiqu'il<br />

eüt parcouru plus d'une fois la forêt <strong>de</strong>s<br />

Ar<strong>de</strong>nnes. Enfin 1'eau étoit telle , que les<br />

amans qui venoient s'y défaltérer , fentoient<br />

aufïï-töt changer en haine Far<strong>de</strong>ur qui les enflarnmoit<br />

pour leurs maïtrefles.<br />

La chaleur du jour étoit k fon plus haut <strong>de</strong>gré<br />

, lorfque Renaud découvrit cette fontaine.<br />

Echauffé d'une courfe aufii rapi<strong>de</strong> que longue,<br />

& preffé d'une ar<strong>de</strong>nte foif, il <strong>de</strong>fcendit <strong>de</strong><br />

cheval; il approcha <strong>de</strong> la fource ; & k peine<br />

eüt-il bu quelques gouttes <strong>de</strong> cette froi<strong>de</strong> liqueur,<br />

qu'il fe fentit tout changé. II commence<br />

k fe repentir d'être forti <strong>de</strong> Paris. II<br />

fe repréfente le tort qu'il a fait a fa gloire en<br />

courant après Finconnue qui ne lui paroït plus<br />

mériter fon attachement. Que viens-tu faire<br />

ici, Renaud , s'écria-t-il ? te fied-il d'être Ie<br />

jouet <strong>de</strong> l'amour ? n'as-tu pas honte d'en avoir<br />

été 1'efclave ? ah! je rougis <strong>de</strong> ma foibleffe,<br />

& ma vertu va reprendre fur moi tout fon<br />

pouvoir. Que dis-je, va reprendre ? c'en eft<br />

fait, 1'étrangère ne règne plus dans mon cceur.<br />

Je fens même naïtre pour elle <strong>de</strong>s fentimens<br />

<strong>de</strong> haine. Oui, malgré tous fes charmes , je<br />

ne yappèle fon image qu'avec horreur. Que<br />

j'étois infenfé , ajouta-t-il, <strong>de</strong> préférer Ia vaine<br />

fatisfaftion <strong>de</strong> fuivre une femme au foli<strong>de</strong>


64 R O L A N D<br />

honneur que je pouvois acquérir dans les<br />

joütes ? O ciel, fi les farrafins en ont remporté<br />

le prix > quels reproches 1'empereur 8c<br />

1'empire ne font-ils pas en droit <strong>de</strong> me faire l<br />

Plein <strong>de</strong> ces réflexions , il rerr.onta fur<br />

Bayard , &c reprit le chemin <strong>de</strong> Paris. II avoit<br />

un air fier & dédaigneux , qui marquoir affez<br />

qu'il n'étoit plus dans les fers <strong>de</strong> la princeffe<br />

du Cathay. II ne fongeoit qu'a s'en retöurner<br />

a la cour, lorfqu'arrivant a un endroit oü<br />

pliuieurs routes formoient une efpèce d'éfoilè,<br />

il ne put démêler le chemin qu'il <strong>de</strong>voit<br />

prendre. II en fuivit un qui 1'engagea plus<br />

avant dans la forêt. Infenfibiement il fc trouva<br />

fur les bords d'un ruiffeau qui rouloit en replis<br />

tortueux fon on<strong>de</strong> pure & tranfparente<br />

le long d'un gazon émaillé <strong>de</strong>s plus belles fleurs<br />

du orintcms. II ne put vcir un lieu fi délicieux<br />

fans avoir envie <strong>de</strong> s'y repofer. II s'affit au<br />

pied d'un orme , après qu'il eüt óté la bri<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> fon cheval pour le laiffer païtre fur cette<br />

he'rbe fleurie. Le chevalier fc fentit bien-töt<br />

affoupi. Sa laffitu<strong>de</strong> y contribua peut-être<br />

moins que la propriété du lieu.<br />

Pendant qu'il goütcit la douceur du fommeil<br />

, la fortune , par un <strong>de</strong> ces caprices<br />

ordinaires , conduifit a eet endroit la fillê du<br />

roi Galafron. Une preffante foif obligca cette<br />

princéfle


L' A M O U R E U X.' 6"5<br />

princeffe \ <strong>de</strong>fcendre <strong>de</strong> fon palefroi. Elle<br />

but <strong>de</strong> 1'eau qui couloh le long du gazon ;<br />

puis appercevant au pied <strong>de</strong> 1'orme le paladin<br />

qm dormcit au frais , elle concut pour lui<br />

dans le moment le plus violent amour qu'un<br />

cceur puiffe reffentir. O changement merveilleux<br />

! ö prodige ctonnant! cette orgueilleufe<br />

beauté, qui jufques-la n'avoit payé que <strong>de</strong><br />

mépris les hommages <strong>de</strong>s plus grands princes ,<br />

fe rend fans réfiftance k la vue d'un chevalier<br />

qu'elle ne connoït point. Dans un inftant l'amour<br />

1'embraïa <strong>de</strong> tous fes feux , comme fi ce<br />

dieu puiffant eüt voulu donner un exemple<br />

aux mortels qui préten<strong>de</strong>nt fe fouuraire k fes<br />

Ioix. Pour réduire la rebelle Angélique , il<br />

1'attira fans doute fur les bords dangereux' <strong>de</strong><br />

cette fource appelée par ceux qui la connoiffoient,<br />

la fontaine <strong>de</strong> l'amour.<br />

Elle n'étoit point enchantée comme celle <strong>de</strong><br />

Merlin. Son on<strong>de</strong> avoit naturellement la vertu<br />

d'infpirer <strong>de</strong> la tendreffe aux perfonnes qui<br />

en buvoient, ou plutöt d'allumer dans leurs<br />

ames une amoureufe fureur que 1'eau <strong>de</strong> 1'autre<br />

fontaine pouvoit feule éteindre. Plufieurs chevaliers<br />

en burent fans en connoitre la propnété<br />

, & confervèrent toute leur vie une<br />

paffion qui fit tout leur bonheur ou toute leur<br />

infortune.<br />

Tornt I. £


66 R O L A N D<br />

La 'princeffe du Cathay, dans le trouble quï<br />

agite fes efprits, s'approche du fils d'Aimon<br />

pour le confidérer k fon aife , 6c plus elle le<br />

regar<strong>de</strong> , plus elle enfonce dans fon cceur le<br />

trait qui la bleffe. Cette tendre amante ne<br />

fait a quoi fe réfoudre; elle rougit, elle palit,<br />

tout marqué le défordre <strong>de</strong> fes fens ; elle<br />

craint <strong>de</strong> le perdre , fi elle le iéveille, 6c toutefois<br />

elle voudroit trouver dans fes regards<br />

le même plaifir qu'elle prend a le voir. Dans<br />

cette confufion <strong>de</strong> fentimens, elle cueillit <strong>de</strong><br />

fa main délicate les plus belles fleurs <strong>de</strong> la<br />

prairie , 6c les jettant 1'une après 1'autre fur<br />

le vifage <strong>de</strong> Renaud : Dors , dit-elle, dors ,<br />

charmant chevalier , goüte le repos que tu<br />

me ravis pour jamais.<br />

Le paladin., a Fattouchement <strong>de</strong>s fleurs , fe<br />

réveilla ; il jeta les yeux fur la princeffe ,<br />

qui lc falua d'un air k lui faire affez connoitre<br />

ce qu'elle fentoit pour lui ; mais le cruel fils<br />

Aimon ne 1'envifagea qu'avec peine; il fentit<br />

même pour elle, dès qu'il la reconnut, autant<br />

d'averfion qu'il s'étoit fenti d'amour en la<br />

voyant pour la première fois. Elle lui tint<br />

envain <strong>de</strong>s difcours capables d'attenclrir les<br />

cceurs les plus barbares ; il porte la cruauté<br />

jufqu'a la quitter brufquement fans daigner<br />

lui répondre une feule parole. Pour s'éloigner


ï.' A M O U R<br />

E<br />

U x; 6 j<br />

même au plutöt d'un endroit<br />

q u e<br />

fa vue lui<br />

rend odieux, il<br />

v a<br />

reprendre Bayard qui s'étoit<br />

unpeu écarté. Angélique le fuit; Arrête,<br />

lui dit-elle, trop aimable chevalier , pourquoi<br />

me fuis-tu? hélas! je t'aime plus que moimeme<br />

; & pour prk <strong>de</strong> tant d'amour, faut-il<br />

que tu me faffes mourir ? regar<strong>de</strong> - moi; mon<br />

Jifage doit-il fe faire horreur? combien <strong>de</strong><br />

fois ai-je vu les plus grands princes <strong>de</strong> la<br />

terre s'efForcer vainement par leurs foins <strong>de</strong><br />

s'attirer un <strong>de</strong>s regards que je prodigue pour<br />

toi ? ils gémiffoient, il s<br />

f e<br />

défefpéroient <strong>de</strong><br />

vojr mes yeux armés <strong>de</strong> rigueur, &c tu ne<br />

peux les fouffrir quand ils te font favorables<br />

ïugrat! ne font-ils plus les mêmes? En changeant<br />

<strong>de</strong> elimat, ont-ils perdu le privilè^e<br />

qu'ils avoient <strong>de</strong> tout charmer ? ne peuvenrïls<br />

infpifer ici que du mépris ? ou la paffion<br />

que tu y remarques pour toi en auroit-elle<br />

<strong>de</strong>triut tous les charmes ?<br />

Tandis que lamoureufe fille <strong>de</strong> Galafron<br />

prononcoit ces paroles <strong>de</strong> la manière du mon<strong>de</strong><br />

la plus propre k toucher le paladin , il f e p r e<br />

f-<br />

föit <strong>de</strong> bri<strong>de</strong>r fon cheval pour s'en aller, &<br />

ne point entendre <strong>de</strong>s plaintes qui le f a t<br />

i-<br />

guoient. La princeffe qui connut fon intention<br />

en fut pénétrée <strong>de</strong> douleur, & réduite k prier<br />

un homme qu'elle.auroit vu avec indifférence a


R O L A N D<br />

fespiedsun moment auparavant, elle nepargna<br />

rien pour le retenir. Ce n'eft pas qu'au milieu<br />

<strong>de</strong> ces mouvemens impétueux qui Femportoient<br />

au-<strong>de</strong>la. <strong>de</strong>s hornes dc la bienféanCe Sc<br />

<strong>de</strong> la raifon , elle ne fenfit gémir fa fierté naturelle<br />

; mais il ne lui étoit pas pofiïble <strong>de</strong><br />

réfifter a la force du charme qui 1'entrainoit.<br />

Cependant Renaud fe jette légérement en<br />

felle , &C fuit la charmante Angélique , qui<br />

courant après lui <strong>de</strong> toute la force <strong>de</strong> (on<br />

palefroi, lui crioit autant que fa voix pouvoit<br />

s'ctendre : Ah beau chevalier! cefTe <strong>de</strong> t'éloigner<br />

<strong>de</strong> moi; modère du moins la rapidité <strong>de</strong><br />

ta courfe : j'aurai le plailir <strong>de</strong> te voir un peu<br />

plus long-tems ; j'aime mieux te fuivre plus<br />

lentement,fi ma pourfuite te fait tant <strong>de</strong> peine.<br />

Hélas! fi par malheur il arrivoit que ton<br />

courfier fit un faux pas , fi tu tombois , fi tu<br />

te bleffois , fois afluré que ma mort fuivroit<br />

<strong>de</strong> prés ce trifte acci<strong>de</strong>nt. Tels étoient les<br />

difcours <strong>de</strong> cette amante trop paflionnée ; mais<br />

bientöt le feigneur <strong>de</strong> Montauban fut en état<br />

<strong>de</strong> ne les plus entendre. Bayard auffi cruel que<br />

fon maïtre , partit comme un éclair. La fille<br />

<strong>de</strong> Galafron les perdit tous <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> vue dans<br />

un moment.<br />

Qui pourroit peindre la vive douleur que<br />

reflentit cette princeffe , lorfqu'elle ne vit plus


L' A M O U R E U X . 69<br />

fon infenfible chevalier. EUe arracha fes beaux<br />

cheveux , meurtrit <strong>de</strong> fes propres mains fon<br />

fein d'albatre , rabaiffa fes attraits en leur reprochant<br />

<strong>de</strong> n'avoir pu réduire fous fa puiffance<br />

le feul cceur qu'elle vouloit captiver.<br />

Enfuire elle s'en prit au ciel, k la fortune,&<br />

enfin au paladin qui avoit fi mal répondu a fes<br />

bontés. O dieux ! s'écria-t-elle , qui pourroit<br />

croire qu'un fi beau chevalier eüt une ame<br />

ingrate & inhumaine ? <strong>de</strong> quel fang eft donc<br />

formé ce barbare , & chez quels peuples fauvages<br />

a-t-il recu le jour? c'eft ce que je veux<br />

favoir , & je puis en ce moment fatisfaire ma<br />

curiofité.<br />

En achevant ces mots , elle eut recours au<br />

livre <strong>de</strong> Maugis ; d'abord quelle apprit <strong>de</strong>s<br />

démons que le chevalier dont elle fe plaignoit,<br />

fe nommoit Renaud <strong>de</strong> Montauban :<br />

Ah malheureufe , dit-elle avec autant <strong>de</strong> douleur<br />

que <strong>de</strong> furprife , quel nom vient <strong>de</strong> frapper<br />

ton oreille : il redouble ma confufion. j'ai<br />

mille fois entendu parler <strong>de</strong> ce paladin a la<br />

cour <strong>de</strong> mon pere. Charmée du récit <strong>de</strong> fes<br />

faits immortels , n'ai-je pas fouvent envié k<br />

la France un fi fameux guerrier , & fouhaité<br />

qu'il füt payen ? Meurs, Angélique, meurs <strong>de</strong><br />

dépit & <strong>de</strong> honte d'avoir vainement effayé fur<br />

lui t»s regards &c même tes bontés. Bien loin<br />

E iij


7° R O L A N D<br />

<strong>de</strong> fe montrer fenfible a toute 1'ar<strong>de</strong>ur que je<br />

Tui témoigriois, paroiffoit-il feulement en avoir<br />

quelque pitié ? On dit pourtant, & c'eft pour<br />

achever <strong>de</strong> me défefpérer , on dit que ce héros<br />

n'a pas dédaigné <strong>de</strong> foupirer pour <strong>de</strong>s beautés<br />

affez communes. Quoi! tout fufceptible <strong>de</strong><br />

tendreffe, tout volage qu'il eft, je n'ai pu faire<br />

que d'inutiles efforts pour m'attirer fon attention.<br />

Ah quel affront ! quelle ignominie ! ó<br />

mon pere que je remplis mal votre attente !<br />

ne comptez plus fur le pouvoir <strong>de</strong> mes yeux.<br />

Si vous voulez vaincre les paladins, il vous<br />

faut <strong>de</strong> plus fortes armes.... Mais ceflbns <strong>de</strong><br />

déplorer la foibleffe <strong>de</strong> mes traits; c'eft accor<strong>de</strong>r<br />

un nouveau triomphe a la fierté <strong>de</strong><br />

Renaud : rendons-lui plutót mépris pour mépris,<br />

la raifon & Fhonneur <strong>de</strong> mon fexe me<br />

1'ordonnent.. . Vaine réfolution , ajouta-t-elle ,<br />

en pleurant! que me fert-il <strong>de</strong> trouver le paladin<br />

digne <strong>de</strong> ma haine J je fens que je ne puis<br />

le haïr.<br />

Ainfi , la fille du roi Galafron cédant malgré<br />

elle a fon amour , s'approcha <strong>de</strong> 1'endroit oü<br />

elle avoit vu Ie fils Aimon endormi: elle tient<br />

long-tems fes regards attachés fur les fleurs<br />

qu'il a foulées. Belles fleurs, dit-elle , qui avez<br />

eu affez <strong>de</strong> charmes pour arrêter ici le barbare<br />

qui me fuit j que votre fort eft heureux ! A ces


L'A M O U R E Tj X. 71<br />

mots, elle <strong>de</strong>fcend <strong>de</strong> cheval, fe couche fur<br />

ces mêmes fleurs , & les baife mille fois en<br />

les arrofant <strong>de</strong> fes larmes ; elle efpéroit par-la,<br />

pouvoir foulager fes peines , mais elle ne fit<br />

que les irriter. Un mélange d'amour, <strong>de</strong> douleur<br />

& <strong>de</strong> plaifir la jeta dans un accablement<br />

qui fut peu k peu fuivi d'un profond fommeil.<br />

C H A P I T R E X.<br />

De Carrivie <strong>de</strong> Roland aux Ar<strong>de</strong>nnes, & <strong>de</strong> la<br />

joie qu'il eut <strong>de</strong> trouver Angélique endormie,<br />

D u N autre cöté, le comte d'Angers avoit<br />

fi bien preffé les flancs du vigoureux Bri<strong>de</strong>dor,<br />

qu'il arriva dans ce tems-la aux Ar<strong>de</strong>nnes.<br />

Impatient <strong>de</strong> rencontrer Angélique , il commence<br />

a parcourir cette forêt fi fertile en<br />

avantures, & fon <strong>de</strong>ftin le mène a 1'endroït<br />

ou le fommeil,par fes douces vapeurs , lafpèndoit<br />

les ennuis <strong>de</strong> la princefle. Ciel ! quelle<br />

fut la joie <strong>de</strong> ce paladin , lorfqu'il appercut<br />

1'objet qui régnoit fi fouverainement dans fon<br />

cceur? Quand il auroit bu toutes les eaux <strong>de</strong><br />

la fontaine <strong>de</strong> l'amour, il n'auroit pas pris plus<br />

<strong>de</strong> plaifir a regar<strong>de</strong>r la fille dc Galafron; il<br />

E iv,


7* R O L A N D<br />

fembloit n'avoir l'uiage <strong>de</strong> fes fens que pour<br />

1'admirer.<br />

11 eft vrai qu'on ne pouvoit la confidérer<br />

tranquillement : on ne voyoit fur fon vifage<br />

aucune imprefïïon <strong>de</strong>s cruelles peines <strong>de</strong> fon<br />

cceur ; fon teint confervoit toute fa vivacité ,<br />

& paroifloit même en recevoir une nouvelle<br />

<strong>de</strong> Faflbupiflement <strong>de</strong> fes fens : on eüt dit qu'il<br />

naiffoit <strong>de</strong>s fleurs autour d"elle, & le ruifieau<br />

qui couloit dans la prairie fembloit dire par fon<br />

murmure qu'il repofoit fur fes bords une beauté<br />

encore plus redoutable que fon eau.<br />

L'amoureux paladin , dans 1'excès <strong>de</strong> fon raviflement,<br />

n'ofoit en croire fes yeux, il appréhendoit<br />

que ce ne fut une illufion ; il ne favoit<br />

quel parti prendre. Que ferai-je, dit-il,<br />

en lui-même ? ü je réveille ma belle inconnue,<br />

je vais Feffrayer ; un trouble mortel va faifir<br />

fes timi<strong>de</strong>s efprits , ou bien je verrai fes yeux<br />

pleins <strong>de</strong> colère me lancer <strong>de</strong>s regards que je<br />

crains plus que la foudre. Mais , pourfuivit-il,<br />

dois-je négliger une occafion fi favorable ? Pourquoi<br />

perdre <strong>de</strong>s momens fi chers a me confulter<br />

mal- a<br />

-propos ? il faut que je déclare mon amour:<br />

fi 1'étrangère eft irritée <strong>de</strong> ma hardiefie , je 1'appaiferai<br />

par <strong>de</strong>s paroles pleines <strong>de</strong> foumiflion<br />

& <strong>de</strong> refpedf. J'efpère même que touchée <strong>de</strong> la<br />

tendrefle & <strong>de</strong> la vivacité <strong>de</strong> mes fentknens ,


L ' A M O Ü R Ï Ü X . 7£<br />

elle me permettra <strong>de</strong> la conduire , & <strong>de</strong> lui<br />

confarrer mes fervices : que rien ne m'arrête<br />

donc plus; je ne puis trop tot diffiper un fommeil<br />

qui retar<strong>de</strong> peut-ctre mon bonheur.<br />

II ailoit effectivement réveiller Angélique<br />

pour 1'entretenir <strong>de</strong> fa paffion , lorfqu'un nouvel<br />

obftacle vint s'oppofer a fon <strong>de</strong>ffein. Ferragus<br />

arriva ; il ne reconnut point Roland ,<br />

mais il ne put méconnoïtre la dame. S'il eut <strong>de</strong><br />

la joie <strong>de</strong> la revoir, il ne vit pas fans fureur<br />

auprès d'elle le paladin dont il jugea que les<br />

intentions n'étoient pas différentes <strong>de</strong>s fiennes.<br />

Chevalier , lui dit-il d'un air impérieux, choifis<br />

tout-a-l'heure <strong>de</strong> me cé<strong>de</strong>r la conduite <strong>de</strong> cette<br />

beauté, ou <strong>de</strong> combattre pour 1'avoir.<br />

Quoique le comte d'Angers fut déja fort<br />

mécontent <strong>de</strong> la facheufe anivée du farrafin ,<br />

il ne laifTa pas <strong>de</strong> répondre avec beaucoup<br />

<strong>de</strong> modération. Paffez, chevalier lui dit-il, continuez<br />

votre chemin , ne cherchez point votre<br />

malheur; éloignez-vous <strong>de</strong> grace , votre préfence<br />

rn'efr. ici très-nuifible. Et la tienne m'eff.<br />

infupportable, répliqua 1'efpagnol avec un extréme<br />

emportement. Crois-moi, malheureux,<br />

n'éprouve point mes coups ; fuis plutöt, & tu<br />

éviteras le plus grand péril oü tu te fois jamais<br />

trouvé. Le paladin perdit alors patience. Téméraire,<br />

lui dit-il, fais-tu bien que tu parles


74 R O L A N D<br />

a Roland ? Tout Roland que tu es, réparfir le<br />

farrafin, il faudra que tu m'abandonnss cette<br />

dame. Ferragus faura t'y contraindre ? en<br />

achevant ces paroles , il <strong>de</strong>fcendit <strong>de</strong> chevaï:<br />

& ces <strong>de</strong>ux guerriers commencèrent un <strong>de</strong>s<br />

plus horribles combats qu'on vit jamais ; leurs<br />

épées tranchantes faifoient voler autour d'eux<br />

les mailles & les plaftrons d'acier.<br />

Pendant qu'ils faifoient <strong>de</strong>s efforts plus qu'httmains<br />

pour fe vaincre & s'abattre 1'un 1'autre<br />

, Angélique fe réveilla; elle crut entendre<br />

le tonnerre : le bruit épouvantable <strong>de</strong>s coups<br />

que ces <strong>de</strong>ux fiers rivaux fe portoient, la remplit<br />

<strong>de</strong> frayeur, & elle vit avec étonnement<br />

autour d'eux la terre toute couverte <strong>de</strong>s pieces<br />

<strong>de</strong> leurs armes; elle cherche <strong>de</strong>s yeux fon palefroi,<br />

court le joindre, monte <strong>de</strong>ffus k Ia<br />

hate, & s'enfonce dansle plus épais <strong>de</strong> la forêt:<br />

elle étoit fi troublée, qu'elle ne fongea ni k fa<br />

bague, ni au livre <strong>de</strong> Maugis qui auroient pu<br />

lui épargner tant <strong>de</strong> peine & d'agitation fi elle<br />

fe fut avifée <strong>de</strong> s'en fervir.<br />

Le comte s'appercut le premier <strong>de</strong> la fuite<br />

<strong>de</strong> cette princeffe ; il ceffa <strong>de</strong> frapper fur le<br />

farrafin. Remettons notre combat, lui dit-il,<br />

c'eft une folie <strong>de</strong> combattre fans fruit; nous<br />

terminerons une autrefois notre querelle. La<br />

dame , qui en fait le jufte fujet, vient <strong>de</strong> pren-


L ' A M O U R E U X . 75<br />

irz la fuite ; fouffrez que je la fuive, je vous<br />

en aurai une éternelle obligation. Non , non ,<br />

répondit 1'efpagnol en branlant la tête , c'eft k<br />

toi <strong>de</strong> m'en cé<strong>de</strong>r la pourfuite , autrement tu<br />

n'échapperas jamais <strong>de</strong> m.es mains : un <strong>de</strong> nous<br />

<strong>de</strong>ux doit faire la conquête <strong>de</strong> cette dame ; je<br />

la pourfuivrai jufqu'au bout <strong>de</strong> la terre habitable<br />

, fi je te tue ; ou bien tu tacheras <strong>de</strong> la<br />

rejoindre fi tu m'ötes la vie.<br />

Cette réponfe irrita Roland. Comme il ne<br />

faut pas , dit-il au farrafin , attendre un procédé<br />

généreux d'un homme aufïï groffier que<br />

toi, je ne dois plus perdre <strong>de</strong> tems a te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

ce qu'un autre chevalier m'accor<strong>de</strong>roit<br />

fans peine ; ainfi donc n'efpère point que je<br />

te cè<strong>de</strong> ni cette dame , ni la vicloire; fonge k"<br />

te défendre, & fois affuré que le fuccès <strong>de</strong> ce<br />

combat fera moins avantageux que tu ne penfes<br />

pour ta gloire & pour ton amour : alors le<br />

paladin & Ferragus, tous <strong>de</strong>ux animés d'une<br />

égale fureur, continuèrent le combat. Nous<br />

allons voir quel en fir levènement.


7


v A M o u R E u 77<br />

Dans le tems qu'ils employoient tous leurs<br />

effbrts a fe détmire, il arriva dans la prairie<br />

tiné dame montée fur une blanche haquenée,<br />

& fuivie d'un vieil écuyer. Infortunée que ja<br />

fi.us, cfifoir-elle a haute voix , ne pourrois-je<br />

trouver ce que je cherche <strong>de</strong>puis fi long-tems?<br />

ne rencontrerai-je perfonne qui puiffe m'apprcndre<br />

<strong>de</strong>s nouvelles <strong>de</strong> Ferragus ? en difant<br />

ces paroles, elle jeta les yeux Ifitr les combattmis,<br />

& reconnut le farrafin. La furprife & la<br />

joie qu'elle eut <strong>de</strong> le voir , fit que fans faire<br />

attcnrion au péril oii elle alloit fe mettre , elle<br />

pouiT.i fa haquénée au milieu <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux guerriers.<br />

Q,ielques acharnés qu'ils ftföat l'un'contre<br />

1'autre , ils s'arrêtèrent dans le moment,<br />

<strong>de</strong> peur <strong>de</strong> bleffer la dam?. Elle les falua , puis<br />

s'adrefiant a Roland , elle lui tint ce difcours :<br />

Noble chevalier , je vous conjure par la dame<br />

que vous aimsz <strong>de</strong> m'accordcr un dkwi ; c'eft<br />

<strong>de</strong> cefTer votre combat ayec Ferragus; Notre<br />

familie que le malheur pourfuit a betoin <strong>de</strong><br />

votre fecours ; fi la fortune nous regar<strong>de</strong> jamais<br />

d'un ceil plus riant, je vous aflure que<br />

je reconnoïtrai par d'éclatans fervices cette<br />

infigne faveur.<br />

Belle dame , répondit le généreux comte<br />

d'Angers, je ne puis vous refufer ce que vous<br />

me <strong>de</strong>rnan<strong>de</strong>z , quelque fujet que j'aie <strong>de</strong> me


78 R O L A N D<br />

plaindre <strong>de</strong> Ferragus , & malgré 1'envie que<br />

j'ai <strong>de</strong> me venger du tort qu'il m'a fait; je veux<br />

bien même vous ofFrir mon bras, pour vous<br />

tirer <strong>de</strong> la peine oü vous êtes , quoique celui<br />

<strong>de</strong> ce chevalier fuffife pour remplir pleinement<br />

votre attente.<br />

La dame remercia le paladin; & fe tournant<br />

vers le prince efpagnol : Fils <strong>de</strong> Marfille & <strong>de</strong><br />

Lanfufe , lui dit-elle , reconnois Fleur-d'Epine<br />

ta fceur. Que fais-tu dans cette forêt ? tu t'arrêtes<br />

a <strong>de</strong> vains combats, tandis que ta patrie<br />

eft en proie aux fureurs d'une armée que l'océan<br />

a vomie pour notre perte. Déja Valence<br />

eft en cendre; Sarragoce a été faccagée , &<br />

Barcelonne afliégée fe trouve en ce moment<br />

réduite a la <strong>de</strong>rnière extrémité. Un puifTant<br />

roi nommé GradafTe , qui conduit fous fes<br />

drapeaux cent peuples divers , ravage nos<br />

campagnes , enlève nos moiflbns , & brüle<br />

nos villes. II a pris terre avec fes troupes entre<br />

Cadix & le détroit. Après avoir forcé les<br />

bauts remparts <strong>de</strong> Séville & <strong>de</strong> Cordoue , il<br />

s'eft étendu dans toutes les provinces <strong>de</strong> 1'Efpagne<br />

pour les défolcr. On dit qu'il a <strong>de</strong>ftein<br />

<strong>de</strong> faire la guerre a 1'empereur Charles , & <strong>de</strong><br />

foumettre a fon empire tous les princes <strong>de</strong><br />

1'Europe. II en veut également aux chrétiens<br />

aux farrafins. Ii l'emble qu'il ait juré a fes


L'A M O U R E U xi 79<br />

dieux d'en éteindre la race. O mon frère l<br />

pourfuivit-elle, fi les chofes que je viens <strong>de</strong><br />

vous repréfenter ne font pas capables <strong>de</strong> vous'<br />

attendrir, s'il faut vous faire un rapport encore<br />

plus touchant, apprenez que Marfille &<br />

Falciron font prifonniers. Oui, votre père<br />

& votre oncle gémiflent dans les fers <strong>de</strong> Gradafie.<br />

J'ai vu le malheureux Marfille dans fa<br />

douleur fe déchirer le vifage, & arracher <strong>de</strong><br />

fes propres mains fes cheveux blancs. II prononce<br />

fans cefTe votre nom en déplorant fes<br />

peines oc fon infortune. Viens , Ferragus, s'écne-t-il,<br />

les yeux baignés <strong>de</strong> larmes , viens<br />

tirer ton père <strong>de</strong> prifon, & dompter le fuperbe<br />

ennemi qui le tient en fa puifiance. Tu<br />

ne remporteras jamais <strong>de</strong> viftoire qui te fafie<br />

plus d'honneur. Viens donc, mon fils, mon<br />

cher fils, accours , vole ; mes chaines ne te<br />

doivent pas moins pefer qua moi-même.<br />

Fleur-d'Epine cefia <strong>de</strong> parler en eet endroit:<br />

un torrent <strong>de</strong> pleurs qu'elle ne put retenir<br />

1'empêcha d'en dire davantage ; ce qui ne produifit<br />

pas un mauvais effet. Ferragus, malgré fa<br />

férocité naturelle , écouta fort attentivement<br />

fa fceur, & ne vit pas avec tranquillité i'affliftion<br />

dont elle parut faifie; il fut un peu<br />

étourdi <strong>de</strong>s nouvelles qu'on lui annoncoit. II<br />

ré va quelques momens ; puis s'adreffant au


8o<br />

R O L A N D<br />

comte d'Angers : Roland , lui dit-il, Ie rapport<br />

que ma fceur vient <strong>de</strong> me faire excite<br />

dans mon cceur , comme tu peux penfer , un<br />

vif refTentiment contre le roi GradafTe. II faut<br />

que j'aille en Efpagne oü m'appelle la voix <strong>de</strong><br />

mon père, & les cris <strong>de</strong> fes malheureux fujets.<br />

L'impatience que j'ai <strong>de</strong> délivrer ma patrie <strong>de</strong>s<br />

maux qui la prefTent, fufpend les mouvemens<br />

<strong>de</strong> mon amour. Je te cè<strong>de</strong> la pourfuite <strong>de</strong> la<br />

dame pour qui nous combattons , a condition<br />

que nous recommencerons notre combat, lorfque<br />

nous en retrouverons Foccr.fion : donnem'en<br />

fa parole , & je pv.blierai par-tout ta<br />

valeur & ta courtoifie. Roland , le modèle <strong>de</strong>s<br />

chevaliers généreux, promit d'autant plus<br />

volontiers ce qu'on lui <strong>de</strong>mandoit , qu'il fe<br />

voycit par-la en liberté <strong>de</strong> fuivre Angélique.<br />

Ces <strong>de</strong>ux princes fe féparèrent. Le fils <strong>de</strong> Marfille<br />

prit le chemin <strong>de</strong>s Pyrenées avec fa fceur,<br />

Bc le comte d'Angers le mit fur les traces <strong>de</strong><br />

la princelTe du Cathay ; mais le paladin a beau<br />

tourner fes pas vers 1'orient , & courir <strong>de</strong><br />

toute la vïtefie <strong>de</strong> Bri<strong>de</strong>dor , il a bien <strong>de</strong>s traverfes<br />

a efTuyer avant qu'il puifTe joindre la<br />

fille <strong>de</strong> Galafron. C'eft ce que nous verrons<br />

dans la fuite. Nous avons d'autres chofes a<br />

raconter auparavant.<br />

CHAPITRE


L ' A M O U R E U X .<br />

SI<br />

C H A P I T R E XII.<br />

De ce que fit l'empereur Charles lorfquil apprit le<br />

<strong>de</strong>ffein du roi Gradaff, & <strong>de</strong> Chat ou l'Efpagne<br />

fe trouvoit alors.<br />

L'E MP ER EUR Charles apprit bientöt ce<br />

qui fe pafloit en Efpagne , & 1'importance <strong>de</strong><br />

la conjoncture 1'obligea d'alTembler fon con^<br />

feil. Renaud <strong>de</strong> Montauban qui venoit d'arriver<br />

, y affifta comme les autres paladins. Mes<br />

amis , leur dit 1'empereur , j'ai toujours ouï<br />

dire qu'on doit craindre pour fa maifon,<br />

quand on voit en feu celle <strong>de</strong> fon voifin.<br />

Quoique le roi Marfdle foit farrafin , fes états<br />

continent aux miens. Je veux donc le fecourir<br />

contre le roi GradalTe , qui menace , diton<br />

, la France <strong>de</strong> la même invafion. Comme<br />

j'ai fouvent éprouvé le courage & la fïdélité<br />

du comte Renaud , j'ai réfolu <strong>de</strong> lui confïer<br />

la conduite <strong>de</strong> 1'armée que j'ai <strong>de</strong>lTein d'envoyer<br />

en Efpagne.<br />

Le choix <strong>de</strong> 1'empereur fut généralement<br />

applaudi <strong>de</strong> tout le confeil; & a la réferve<br />

du comte Ganelon , qui n'ofa même rien té-<br />

Tome I,<br />

F


R O L A N D<br />

moigner <strong>de</strong>s fentimens d'envie qui 1'animoient<br />

contre 1'illuftre maifon <strong>de</strong> Clermont, tous ces<br />

princes dirent k 1'empereur qu'il ne pouvoit<br />

confier fon armée k un guerrier plus capable<br />

<strong>de</strong> lui en répondre.<br />

Charles fatisfait <strong>de</strong> leur témoignage , fit approcher<br />

Renaud ; & après lui avoir fait prêter<br />

ferment dans la forme ordinaire : Mon hls,<br />

lui dit-il en 1'embralTant, je remets entre tes<br />

mains 1'intérêt <strong>de</strong> mes peuples. J'ignore oü<br />

peut être le comte d'Angers mon neveu. C'eft<br />

a toi <strong>de</strong> remplir fa place. Songe que 1'empire<br />

& la religion font dans un extréme péril. Le<br />

roi <strong>de</strong> Séricane ravage 1'Efpagne avec un mon<strong>de</strong><br />

d'infidèles; va contr'eux ; purge 1'Europe <strong>de</strong><br />

ces barbares, & leur fais connoitre que les<br />

chevaliers favent confondre 1'orgueil & 1'injuftice.<br />

Renaud fléchit le genou <strong>de</strong>vant 1'empereur<br />

pour le remercier , & lui dit qu'il s'efforceroit<br />

<strong>de</strong> fe rendre digne <strong>de</strong> 1'honneur<br />

qu'on lui faifoit. C'eft tout ce qu'il put répondre<br />

, car les larmes qu'il répandoit <strong>de</strong> joie<br />

1'empêchoient <strong>de</strong> s'exprimer avec fa Liberté<br />

ordinaire.<br />

L'armée qu'on <strong>de</strong>ftinoit k cette expédition<br />

fut bientöt affemblée. Elle étoit <strong>de</strong> quarante<br />

mille hommes , & les'plus vaillans chevaliers<br />

<strong>de</strong> la cour voulurent en augmenter le nombre,


L' A M O U R E U X . S3<br />

auffi-töt qu'ils furept que le feigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

en avoit la condute ; le géant Grandonio<br />

qui étoit alors guéri <strong>de</strong> fa bleiTure, partit<br />

auffi avec le roi Balugant & tous les autres<br />

farrafins pour retourner en Efpagne.<br />

Les troupes firent tant <strong>de</strong> diligence , qu'elles<br />

eurent en peu <strong>de</strong> tems gagné les monts-Pyrenées<br />

, d'oii elles commencèrent & s'appercevoir<br />

<strong>de</strong> la défolation qui règnoit en Arragon<br />

& dans la Catalogne : elles paffèrent le col <strong>de</strong><br />

Pertuis avec aflez <strong>de</strong> peine, & arrivèrent<br />

enfin a Gironne oü elles trouvèrent le roi<br />

Marfille. Ce prince venoit <strong>de</strong> s'y rendre ; il<br />

avoit eu 1'adreffe <strong>de</strong> fe fauver <strong>de</strong> Cordoue 'oü<br />

les féricans le tenoient prifonnier. Outre la<br />

joie qu'il avoit <strong>de</strong> fe voir libre , & d'avoir<br />

avec lui le roi Morgant, PArgalife & 1'amiral<br />

d'Efpagne, il goütoit celle <strong>de</strong>tre avec fon<br />

ener fils Ferragus, que Fleur-d'Epine lui avoit<br />

ramené. II paroifibit dé]k confolé <strong>de</strong> fon malheur<br />

, & le fecours <strong>de</strong> France acheva <strong>de</strong> le<br />

ralTurer.<br />

Le roi Gradaffe cependant faifoit le fiège <strong>de</strong><br />

Barcelonne, & cette gran<strong>de</strong> ville réduite k<br />

Pextrémité étoit fur le point <strong>de</strong> fe rendre ,<br />

lorfqu'un exploit vigoureux en retarda la réduétion.<br />

Quelque reflerrée que fut la place,<br />

Grandonio trouva le moyen <strong>de</strong> s'y jetter une<br />

F ij


84 R O L A N D<br />

nuit en forcant un quartier <strong>de</strong>s féricans. Gradatie<br />

n'en étoit donc point encore maïtre ,<br />

quand le bon roi Marfille , fortifié du fecours<br />

<strong>de</strong>s francois , 6c ayant rafTemblé tout ce qui<br />

lui reftoit <strong>de</strong> troupes, tint un confeil <strong>de</strong> guerre.<br />

II y fut réfolu qu'on marcheroit vers Barcelonne<br />

, enfeignes déployées , pour en faire<br />

lever le fiège.<br />

Aulïï-töt qu'on eüt pris cette réfolution ,<br />

1'armée fe mit en marche, elle étoit partagée<br />

en trois corps. Renaud 6c fes frères conduilbient<br />

le premier. Ferragus accompagné<br />

d'Ifolier , <strong>de</strong> Matalifte 6c <strong>de</strong> Serpentin commandoit<br />

le fecond , Sc le roi Marfdle étoit a<br />

la tête du troifième avec les <strong>de</strong>ux rois Balugant<br />

& Morgant , Spinelle , 1'Argalife 6c l*amiral.<br />

Ces corps maf choient un peu féparés 6c<br />

en bonne contenance : on voyoit les enfeignes<br />

briller aux rayons du foleil , 6c flotter dans<br />

les airs au gré <strong>de</strong>s vents.<br />

Lorfque cette armée fut arrivée dans la<br />

plaine , ceux <strong>de</strong>s ennemis qui étoient dans les<br />

poftes les plus avancés 1'appercurent , vinrent<br />

la reconnoïtre , 6c allèrent faire leur rapport<br />

a Gradaffe , qui fit appeller quatre <strong>de</strong>s<br />

principaux chefs , Cardon , Francard , Urnaffe<br />

6c Stracciabère ; ils étoient rois tous<br />

quatre, öc n'avoient pas moins d'expérience


L' A M O U R E V X.<br />

que <strong>de</strong> valeur. II leur commanda <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer<br />

au fiège avec un certain nombre <strong>de</strong> troupes<br />

, & <strong>de</strong> difpofer toutes chofes pour donner<br />

ce jour-la. un alTaut général. Faites en lorte ,<br />

ajouta-t-il<br />

y<br />

que cette ville tombe fous ma<br />

puifTance fans retar<strong>de</strong>ment. Que <strong>de</strong> tous ceux<br />

quivoudront vous .réfifter, aucun n'échappe<br />

au tranchant du cimeterre, excepté eet audacieux<br />

Grandonio qui a eu 1'infolence <strong>de</strong> m'envoyer<br />

dire qu'il prétendoit lui feul défendre<br />

la place contre toute mon armée. Gar<strong>de</strong>z-vous<br />

bien <strong>de</strong> lui öter la vie , qu'on fe faififfe du<br />

téméraire , qu'on le charge <strong>de</strong> fers; pour la<br />

punir , je veux le faire combattre contre mes<br />

dogues , après que j'aurai mis en déroute<br />

les troupes chrétiennes & farrafines qui viennent<br />

k nous.<br />

C H A P I T R E<br />

XIII.<br />

Batailk entre les rois Gradajfe & Marfille^<br />

T<br />

J-'E fuperbe monarque <strong>de</strong> Séricane , après,<br />

avoir donné fes ordres , renvoya fes quatre<br />

rois, & partagea fon armée en autant <strong>de</strong> corps<br />

difFérens que fes ennenus en avoienf ; mais-<br />

I lij


26 R O L A N D<br />

avant que <strong>de</strong> marcher contre Marfille , il fit<br />

venir 1'Alfrete 6c Orion , les <strong>de</strong>ux plus forts<br />

8c plus hauts géants qu'il eüt amenés <strong>de</strong> fes<br />

états. L'Alfrete portoit pour arme offenfive<br />

une longue barre <strong>de</strong>fer d'un <strong>de</strong>mi-pied d'épaiffeur,<br />

Sc Orion dont la peau étoit plus dure<br />

que la pierre , fe fervoit d'un gr©s arbre qu'il<br />

avoit déraciné , avec lequel il alTommoit les<br />

hommes qu'il frappoit.<br />

Ces <strong>de</strong>ux monftres fe chargèrent avec plaifir<br />

d'une commiflion que Gradafle leur donna ,<br />

quoiqu'elle fut plus aifée k donner qu'a exécuter.<br />

II leur commanda <strong>de</strong> lui amener Ferragus<br />

6c Renaud , 6c fur-tout <strong>de</strong> ne point<br />

laifier échapper le bon cheval Bayard qu'il<br />

vouloit mettre dans fes écuries avec 1'Alfane<br />

fa forte jument; ne doutant point que <strong>de</strong> ces<br />

excellens animaux , il ne fortït <strong>de</strong>s courfiers<br />

auïïi vigoureux que ceux d'Achille.<br />

Lorfque les <strong>de</strong>ux armées fe cboquèrent, on<br />

eüt dit que le mon<strong>de</strong> alloit s'abïmer. La bataille<br />

fut dés plus fanglantes ; il fe fit <strong>de</strong> part 6c<br />

d'autre <strong>de</strong>s exploits incroyables; Gradafle,<br />

Renaud 6c Ferragus fe firent particulièrement<br />

reniarquer. Ce <strong>de</strong>rnier fondoit fur les orientaux<br />

, tel qu'un loup affamé qui fe lance fur<br />

un timi<strong>de</strong> troupeau fans craindre le pafteur ni<br />

fon chien. Les cafques 6c les têtes tomboient


L'A M O V R E V X. 8/<br />

<strong>de</strong>vant lui fur le fable ; il tua quatorze rois ou<br />

géants , vaflaux du roi <strong>de</strong> Séricane , fans compter<br />

1'épouvantable Alfrete qu'il coupa par le<br />

milieu, lui & fa barre <strong>de</strong> fer. Néanmoins ce.<br />

généreux farrafin , malgré tout fon courage ,<br />

fut pris par quatre géants <strong>de</strong>s plus membrus,<br />

qui 1'ayant vu mettre en fuite lui feul un affez<br />

gros corps <strong>de</strong> leur armée , fe jettèrent tous<br />

enfemble fur lui. Ces coloiTes 1'accablèrent <strong>de</strong><br />

leur poids , le renversèrent ; & après 1'avoirfortement<br />

lié, le conduifirent a leur camp.<br />

Le vaillant Renaud fit auffi ce jour - dès<br />

actions dignes d'une éternelle mémoire. II faifoit<br />

un grand carnage <strong>de</strong>s féricans. Ils fuyoient<br />

envain <strong>de</strong>vant lui, Bayard les atteignoit bientöt<br />

, & Flamberge les fendoit cruellement: on<br />

ne voyoit autour <strong>de</strong> ce paladin que <strong>de</strong>s têtes<br />

& <strong>de</strong>s bras voler en 1'air. Gradaffe & lui fe<br />

joignirent plus d'une fois dans la mêlée ; mais.<br />

comme ces <strong>de</strong>ux guerriers étoient égaux en<br />

force & en courage , & que cette égalité faifoit<br />

durer le combat, ils furent toujours féparés.<br />

S'étant toutefois rejoints <strong>de</strong> nouveau , ils<br />

fe chargèrent l'un 1'autre avec plus <strong>de</strong> fureurqu'auparavant.<br />

Si le roi <strong>de</strong> Séricane étoit plus;<br />

avantageufement armé, Renaud en récompenfc<br />

avoit plus <strong>de</strong> légèreté ; il rendoit trois. coups,<br />

pour un qu'il- recevoit<br />

a<br />

& il eft a eroire qs'iP:


88 R O L A N D<br />

eüt remporté 1'honneur du combat, fi toutes<br />

les armes <strong>de</strong> fon ennemi n'eufTent pas été enchantées<br />

, au lieu qu'il n'avoit que fon cafque<br />

qui le füt.<br />

Après s'être long-tems battu fans avantage ,<br />

enfin le fils d'Ainion prit flamberge a <strong>de</strong>ux<br />

mains Sc en déchargea un coup avec tant <strong>de</strong><br />

force fur le cafque <strong>de</strong> Gradafle , qu'il étourdit<br />

ce vaillant roi, qui, pour ne pas tomber , fut<br />

obligé d'embrafler le col <strong>de</strong> fon Alfane. Le<br />

paladin alloit redoubler, & peut-être achever<br />

<strong>de</strong> le renverfer, fi dans ce moment il n'eüt pas<br />

vu pafier auprès <strong>de</strong> lui le puiflant Orion qui<br />

emportoit fous fon bras , comme un enfant,<br />

le jeune Richar<strong>de</strong>t. A ce fpectacle , malgré<br />

1'avantage qu'il avoit fur Gradafle, il quitta ce<br />

roi pour voler au fecours <strong>de</strong> fon, frère ; il fe<br />

jette fur le géant, 6c lui coupe une cuifle d'un<br />

fendant terrible ; le monftre tombe , 6c fa douleur<br />

le contraignant d'abandonner fa proie ,<br />

Richar<strong>de</strong>t fe fauve <strong>de</strong> fes mains , en béniflant<br />

le ciel d'avoir envoyé Renaud a fon fecours.<br />

Le roi <strong>de</strong> Séricane avoit remarqué cette<br />

action ; charmé <strong>de</strong> la valeur du paladin , il lui<br />

fit figne qu'il vouloit lui p-arler. Le feigneur <strong>de</strong><br />

Montauban s'approcha , 6c Gradafle lui tint<br />

ce difcours: Brave chevalier , ce feroit dommage<br />

que toute la valeur 6c la force que tu


L'A M O U R E U X. 89<br />

ylens <strong>de</strong> faire paroitre k ma vue, fut accablée<br />

par le nombre. Tu vois bien que mes foldats<br />

t'enveloppent <strong>de</strong> toutes parts , & qu'il faut te<br />

réfoudre k te rendre ou a mourir. Je ne permettrai<br />

pas toutefois que tu périffes , & je ne<br />

prétends point abufer <strong>de</strong> ta mauvaife fortune.<br />

Je ne veux <strong>de</strong>voir qu'a moi feul 1'honnear <strong>de</strong><br />

te vaincre. Je vais faire retirer mon armée ,<br />

quoique la votre foit prête a me cé<strong>de</strong>r le<br />

champ <strong>de</strong> bataille; & <strong>de</strong>main nous nous rejoindrons<br />

tous <strong>de</strong>ux dans un endroit oü nous<br />

pourrons achever notre combat fans obftacle &<br />

fans témoin. Nous verrons qui <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux<br />

fera le plus digne <strong>de</strong> la gloire que nous recherchons<br />

dans le métier <strong>de</strong>s armes. Je ne fuis<br />

point altéré <strong>de</strong> ton fang , & je n'en veux pas<br />

a ta liberté; ft je fuis affez vaillant pour te<br />

furmonter, je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pour prix <strong>de</strong> ma<br />

viöoire, que ton fameux courfier ; & fi au<br />

contraire , j'ai le malheur d'être vaincu , je<br />

promets <strong>de</strong> rendre tous les prifonniers que j'ai<br />

faits. Je jure même qu'en ta confidération,<br />

quel que foit 1'évènement <strong>de</strong> notre combat,<br />

je m'en retournerai en oriënt, & cefferai <strong>de</strong><br />

troubler le repos <strong>de</strong>s chrétiens & <strong>de</strong>s farrafins,<br />

Roi msgnanime, répondit le feigneur <strong>de</strong><br />

Montauban, je fuis touché <strong>de</strong> 1'eftime que vous


JO<br />

R O L A N O<br />

ine témóignez. Le combat que vous me propofez<br />

ne peut que me faire honneur; vous<br />

avez tant <strong>de</strong> courage &£ <strong>de</strong> force , que pour<br />

peu qu'on vous réfifte , il eft glorieux même<br />

<strong>de</strong> fuccomber fous vos coups. Mais je dois<br />

vous dire, grand prince , que je ne puis vous<br />

remercier du <strong>de</strong>flein que vous avez <strong>de</strong> faire<br />

retirer votre armée pour me dégager <strong>de</strong>s combattans<br />

qui m'environnent. Ma gloire ne fauroit<br />

confentir que je recoive <strong>de</strong> pareilles gra-<br />

Ces ; quand toutes vos troupes feroient unies<br />

pour m'accabler , je n'ai pas encore perdu 1'efpérance,<br />

ou du moins la volonté <strong>de</strong> me faire<br />

un paffage avec mon épée , & <strong>de</strong> regagner<br />

notre camp.<br />

Courageux fils d'Aimon, repartit Gradatie<br />

en fouriant, j'eftime lesnobles mouvemensque<br />

vous faites éclater ; mais réfervez-les pour le<br />

combat que nous <strong>de</strong>vons avoir <strong>de</strong>main enfemble,vous<br />

en aurez peut-être befoin. Après<br />

avoir ainfi parlé , ils convinrent du lieu oii ils<br />

fe battroient. C'étoit fur le rivage <strong>de</strong> la mer a<br />

<strong>de</strong>ux lieues <strong>de</strong>s armées. Ils fe féparèrent enfuite<br />

; l'un pour aller donner le fignal <strong>de</strong> la<br />

retraite, comme il 1'avoit promis , & 1'autre<br />

pour faire rentrer les chrétiens dans leur<br />

camp.


L' A M O V R E u x. 9»<br />

C H A P I T R E X I V .<br />

De ce que fit Angélique<br />

après s , être éloignée dt<br />

Roland & <strong>de</strong> Ferragus.<br />

L A fille du roi Galafron étoit déja loin <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux guerriers qui combattoient pour elle,<br />

quand tout a coup elle fe reiTouvint <strong>de</strong> la<br />

vertu <strong>de</strong> fa bague. Aufïi-töt elle fe raffure ,<br />

s'arrête , & commence k rêver au parti qu'elle<br />

doit prendre. Elle perd 1'efpérance <strong>de</strong> toucher<br />

Renaud, & forme enfin la généreufe réfolution<br />

<strong>de</strong> 1'oublier & <strong>de</strong> retourner au Cathay.<br />

Comme elle avoit promis k Argail <strong>de</strong> 1'attendre<br />

cinq jours dans la forêt, elle voulut lui tenir<br />

parole : mais ne le voyant pas paroitre après<br />

ce tems-la, elle en concert un mauvais préfage.<br />

Ah mon frère J s'écria-t-elle , malgré tes armes<br />

enchantées, ton ennemi t'a fans doute vaincu ,<br />

il t'a même peut-être öté la vie , il faut que je<br />

m'éclaircifle <strong>de</strong> ton fort. En achevant ces<br />

paroles elle ouvrit le grimoire , & découvrit<br />

quel avoit été le fuccès du combat d'Argail<br />

contre Ferragus.<br />

Elle eut une extréme douleur d'un fi trifte<br />

événement, elle déplorala funefte <strong>de</strong>ftinée <strong>de</strong>


5>i R O L A N D<br />

fon frère. Ses beaux yeux qui n'avoient déja<br />

que trop répandu <strong>de</strong> larmes, en versèrent <strong>de</strong><br />

nouveUes, & la forêt retenrit <strong>de</strong> fes regrets. O<br />

Argail, difoit cette princeffe, infortuné Argail ;<br />

eft-ce-la eet honneur que vous <strong>de</strong>viez acquérir<br />

dans ces terres étrangères ? au lieu d'une<br />

gloire immortelle que vous y ctes venu chercher,<br />

vous n'y avez trouvé que la mort. Hélas!<br />

le roi, notre père, ne vous verra point arriver<br />

dans fa cour fuivi d'une foule <strong>de</strong> chevaliers<br />

vaincus, il fe repentira plutót d'avoir eu trop<br />

<strong>de</strong> confiance en nous.<br />

Angélique, après avoir pleuré Ia perte <strong>de</strong><br />

fon frère, ordonna aux démons <strong>de</strong> la porter<br />

au Cathay dans le palais du roi fon père. Galafron<br />

fut fort étonné <strong>de</strong> la revoir feule. Oii eft<br />

Argail, lui dit-il ? Qu'eft <strong>de</strong>venu votre frère ?<br />

Pourquoi revenez - vous fans lui > .. Mais ,<br />

ajouta-t-il, en s'appercevant que la princeffe<br />

avoit les yeux baignés <strong>de</strong> larmes , vous pleurez.<br />

Ah, mon fils n'eft plus! je lis fa mort dans<br />

vosregards. II eft vrai, feigneur, dit Angélique,<br />

en s'abandonnant au tranfport qui la preffoit ,<br />

mon frère a perdu le jour. A cette nouvelle,<br />

Galafron fe couvrit le vifage <strong>de</strong> farobë,&<br />

<strong>de</strong>meura plongé dans un mortel accablement.<br />

Puis confondant fes foupirs avec les pleurs <strong>de</strong><br />

fa fille , ils continuèrent tous <strong>de</strong>ux a s'afïlïger


L ' A M O U U U Ï . OJ<br />

fans modération. Cepehdant la violence <strong>de</strong><br />

leur douleur diminua peu a peu; & faifant<br />

réflexion qu'on ne pouvoit rappeller Argail a<br />

la vie , ils ne fongèrent plus qu'è rendre k la<br />

mémoire <strong>de</strong> ce jeune prince les honneurs funèbres<br />

qu'ils lui <strong>de</strong>voient.<br />

La princeffe dn Cathay fut pendant quelque<br />

tems fi occupée <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> fon frère qu'elle<br />

fembloit avoir perdu le fouvenir du feigne-ur<br />

<strong>de</strong> Montauban. Mais fi le fang forca l'amour k<br />

lui cé<strong>de</strong>r , l'amour s'en dédommagea bien-töt<br />

avec üfure. Angélique re<strong>de</strong>vient la proie du<br />

feu qui la dévore , elle n'eft pas plus tranquille<br />

au Cathay que dans les Ar<strong>de</strong>nnes. Comme une<br />

biche qui porte dans le flanc le trait qui 1'a<br />

blelTée , ne fait qu'augmenter fon mal en redoublant<br />

la vïtelTe <strong>de</strong> fa courfe, <strong>de</strong> même la<br />

fïlle <strong>de</strong> Galafront ne peut s'affranchir <strong>de</strong> fon<br />

amoureufe peine ; 1'image du paladin cruel &<br />

méprüant la fuit par tout, & la tourmente<br />

fans relache.<br />

Elle avoit fans ceffe le vifage tourné vers<br />

1'occi<strong>de</strong>nt, elle n'en pouvoit détourner fes<br />

regards ni fa penfée. Quelquetois elle prenoit<br />

plaifir a fe repréfenter Renaud qui recevoit<br />

avec dédain k la cour <strong>de</strong> t harles les avances<br />

<strong>de</strong>s plus belles dames; elle trouvoit dans cette


94 R O L A N D<br />

idéé <strong>de</strong> quoi fe confoler. Si mes yeux , difoitelle,<br />

n'ont pu faire une fi précieufe conquête ,<br />

du moins je n'ai pas la honte d'avoir une rivale<br />

heureufe. Le cceur que je n'ai pu toucher<br />

eft infenfible. Mais bien-töt elle fentoit fuccé<strong>de</strong>r<br />

a cette penfée <strong>de</strong> jaloux mouvemens : Ah<br />

rnalheureufe ! s'écrioit-elle, ceffe <strong>de</strong> te flatter.<br />

Une autre que toi a fu plaire au fils d'Aimon,<br />

ilfoupire pour quelque beauté dont je n'égale<br />

pas les charmes.... Hélas! tandis que je languis ,<br />

que je me confume en plaintes vaines , peutêtre<br />

qu'en ce moment 1'orgueilleufe le voit a,<br />

fes pieds enflammé pour elle <strong>de</strong> toute Far<strong>de</strong>ur<br />

que j'ai pour lui. Jufte ciel! m'avez-vous condamnée<br />

è aimer malgré moi un ingrat qui me<br />

méprife ? Ne puis - je vaincre ma cruelle<br />

paflion ? Si pour me délivrer <strong>de</strong> fa tyrannie,<br />

ma gloire & ma raifon ne me prêtent qu'un<br />

foible fecours , la nature a <strong>de</strong>s fecrets qui<br />

pourront agir fur moi plus puilTaniment. Employons<br />

jufqu'aux enchantemens.... Oii mon<br />

efprit va-t-il s'égarer ? Quelle erreur <strong>de</strong> prétendre<br />

éteindre ma flamme ? Quand j'irois<br />

cueillir <strong>de</strong>s herbes puiflantes au premier<br />

rayon d'une nouvelle lune , quand j'arracherois<br />

les plus fortes racines pendant les plus<br />

obfcures nuits <strong>de</strong> la canicule, le fuc <strong>de</strong>s plan-


L' A M O U R E U X. 95<br />

tes, la vertu <strong>de</strong>s pierres conftellées, tout le<br />

pouvoir <strong>de</strong> la magie ne fauroit öter Renaud <strong>de</strong><br />

mon cceur.<br />

En déplorant ainfi fon infortune , cette princeffe<br />

fe fouvint <strong>de</strong> 1'enchanteur francois ; elle<br />

penfa qu'il pouvoit lui être utile , & dans<br />

cette penfée, elle confulta le grimoire pour<br />

favoir qui il étoit. Les démons lui apprirent<br />

qu'il s'appeloit Maugis, qu'il étoit fils du duc<br />

d'Aigremont, & parent fortproche du feigneur<br />

<strong>de</strong> Montauban. Cette découverte lui donna<br />

quelque efpérance: elle fe flatta que par 1'entremife<br />

<strong>de</strong> fon prifonnier, elle pourroit infpirer<br />

a Renaud <strong>de</strong>s fentimens plus favorables.<br />

Prévenue d'une fi agréable opinion, elle fe fit<br />

k 1'heure même tranfporter fur le rocher oü<br />

Maugis étoit retenu.<br />

Ce malheureux enchanteur occupé <strong>de</strong> fon<br />

mauvais fort, & enehaïné fur la pointe d'un<br />

écueil, regardoit alors la mer en rêvant. Dés<br />

qu'il appercut Angélique dans les airs , & qu'il<br />

en put diltmguer les traits , il la reconnut: il<br />

eut quelque joie <strong>de</strong> fon arrivée, bien qu'il<br />

n'eüt pas lieu d'en concevoir un heureux préfage.<br />

Elle ne le laiffa pas long-tems dans 1'incertitu<strong>de</strong><br />

: fils d'Aigremont, lui dit-elle , confole-toi,je<br />

viens flair tes peines. En même<br />

tems elle fit <strong>de</strong>s conjuxat;ons , Sc les fers <strong>de</strong><br />

Maugis tombèrent.


96 R O L A N D<br />

Aufll-töt qu'il fe vit libre , il voulut fe jettef<br />

aux pieds <strong>de</strong> la princelTe pour la remercier ;<br />

mais elle 1'en empêcha , & lui dit: Je te donne<br />

la vie & la liberté , k condition que tu me<br />

rendras un fervice d'oü dépend mon repos.<br />

Je vais te découvrir mes plus fecrets fentimens,<br />

j'aime ton coufin Renaud. Puifque j'ofe<br />

te faire eet aveu, juge <strong>de</strong> 1'excès <strong>de</strong> mon<br />

amour; il fa ut que tu t'engages par ferment<br />

k me fervir auprès <strong>de</strong> ce paladin, a 1'aller<br />

trouver & k 1'amener au Cathay. Outre que je<br />

t'en aurai une éternelle obligation. je promets<br />

<strong>de</strong> te rendre ton livre dont tu dois avoir fenti<br />

vivement la perte.<br />

Le fils du duc d'Aigremont touché <strong>de</strong>s bontés<br />

d'Angélique, lui répondit : N'exigez-votis que<br />

cela <strong>de</strong> mareconnoifTance ? Ah! belle princeffe,<br />

comman<strong>de</strong>z-moi quelque chofe <strong>de</strong> plus difficile,<br />

Quand 1'heureux hls Aimon apprendra<br />

que vous avez du penchantpour lui, quand je<br />

lui ferai connoïtre tout fon bonheur, quels<br />

tranfports ne fera-t-il point éclater? Avec quel<br />

empreffement.... Allez, Maugis, interrompitelle,<br />

en pouffant un profond foupir , allez<br />

trouver Renaud : peut-ctre ne vous paroïtrat-il<br />

pas fi fenfible a ce bonheur que vous vous<br />

1'imaginez. L'enchanteur trop perfuadé du contraire<br />

, jura qu'il amèneroit au Cathay le feigneur


L' A M O Ü R E V X.<br />

5 7<br />

gneur <strong>de</strong> Montauban , & qu'il ferviroit la<br />

princeffe avec autant <strong>de</strong> zèle que <strong>de</strong> fidélité.<br />

Sur la foi <strong>de</strong> ce ferment, elle lui rendit le<br />

gnmoire. Le premier ufage qu'il<br />

en fit, fut<br />

d'appeler les démons : il ordonna aux uns <strong>de</strong><br />

le porter oii étoit Renaud,<br />

& aux autres, <strong>de</strong><br />

• remener Angélique a la cour du roi fon père.<br />

C H A P I T R E X V .<br />

De la nêgociation <strong>de</strong> Maugis , &<br />

q u d m<br />

f ut k<br />

fuccès.<br />

MAUGIS plein <strong>de</strong> zèle pour fa libératrice,<br />

volou vers 1'Efpagne pour aller exécuter fa<br />

promeffe. II étoit bien éloigné<strong>de</strong> penfer que fon<br />

coufin qu'il connoiffoit tfes-fenfible k la beauté<br />

<strong>de</strong>s dames , dut faire le cruel envers une princeffe<br />

toute adorable. Ses démons 1'inffruifirent<br />

en chemin <strong>de</strong> 1'entreprife du roi Gradafle , &<br />

<strong>de</strong>s principales particularirés <strong>de</strong> cette guerre.<br />

Ils arrivèrent auprès <strong>de</strong> Barcèlonne au lever <strong>de</strong><br />

1'aurore ; ils pafi-èrent par-df ffus le champ oü<br />

la bataille fanglante avoit été livrée !a veille<br />

entre les féricans & les farrafins. Les flots <strong>de</strong><br />

fang qui couloient encore le long <strong>de</strong>s fiüons ,<br />

& le nombre effroyable <strong>de</strong> morts dont la terre'<br />

Totne 7.<br />

Q


98 R O L A N D<br />

étoit jonchée , faifoient un fpectacle dont Maugis<br />

frémit, & qui ne pouvoit en effet être<br />

agréable qu'a fes démons , qui temoignèrent<br />

affez par leur joie qu'ils faifoient leurs délices<br />

<strong>de</strong> ces objets horribles.<br />

D'abord que le fils du duc d'Aigremont fut<br />

dans le camp <strong>de</strong>s Francois , il fe fit enfeigner<br />

le pavillon <strong>de</strong> Renaud. II entra , & réveilla<br />

ce chevalier qui dormoit encore. Quelle fut<br />

la furprife du fi's d'Aimon , lorfqu'il appercut<br />

fon coufin ? il fentit la joie la plus vive ; il fe<br />

léve avec empreffement, fe jette a fon cou ,<br />

1'embraffe mille fois , & lui dit : Qui t'amène<br />

ici, cher ami ? Ton intérêt, lui répondit Maugis<br />

: je viens t'annoncer la nouvelle du mon<strong>de</strong><br />

la plus agréable ; prépare ton cceur a tout ce<br />

que la poffeffion d'un bien inefpéré & plein <strong>de</strong><br />

charmes peut avoir <strong>de</strong> plus doux. 11 ne faudra<br />

pas même pour 1'acquérir que tu t'expofes au<br />

moindre péril ; il ne t'en coütera que la volonté<br />

d'en jouir , c'eft tout ce qu'on exige <strong>de</strong><br />

toi.<br />

Pendant que Maugis parloit ainfi, le paladin<br />

Renaud 1'écoutoit avec une extréme attention.<br />

L'on voyoit peint fur fon vifage tous les mouvemens<br />

que 1'efpérance d'un bonheur prochain<br />

peut exciter dans un cceur naturellement fenfible;<br />

mais 1'impatience <strong>de</strong> favoir <strong>de</strong> quelle


L ' A M O U R E U X . 99<br />

efpèce étoit ce bonheur qu'on lui promettoit<br />

1'obbjea d'interrompre fon coufin. Mon chel<br />

Maugs, lui dit-il, ne me fais pas languir plus<br />

long-tems ; apprends-moi quelle eft cette féhaté<br />

.que tu me vantes, &<br />

q u e t o n<br />

^<br />

femblt parrager. Hé bien , reprit le fils du düc<br />

d A-gmnont, connoillez donc tout le prix <strong>de</strong><br />

Ja fomnequi vous attend. Sachez qu'une princeffe<br />

ciarfnante , Ia première beauté <strong>de</strong> 1'unive«;<br />

en un mot, 1'incomparable Angélique<br />

brule d'amour pour vous. Et qui eft certe<br />

Angélique , répüqua Renaud ? dans quels pays<br />

a-t-elleprisnaillance? eft-elle payenne ou<br />

farrafire? E'le eft fiü e<br />

<strong>de</strong> Galafron, roi du<br />

Cafhat, dit Maugis ; c'eft cette belle é-rangère<br />

, qui <strong>de</strong>ux jours <strong>de</strong>vant les joütes parut<br />

a ia ;our <strong>de</strong> 1'empereur Charles. Vous (avez<br />

quel. applaudiftemens récuï fa beauté ou<br />

pltrtit quel trouble elle excita dans tous les<br />

cwn. C'eft cette princeffe qui vous aime<br />

&qm méprifant pour vous les plus grand*<br />

pnnces du mon<strong>de</strong> , borne fes charmes a vousplaire.<br />

Si les premières paroles <strong>de</strong> Maugis avoient<br />

répandü la röie fur le vi(age <strong>de</strong> Renaud , les<br />

<strong>de</strong>rmeres la firent difparoïtre & p.Wèrent<br />

tout-a-co^, ce chevalier dans une profon<strong>de</strong><br />

tnfteffe; on eut dit qu'on lui apprenoit une,<br />

G ij


ÏOO<br />

R O L A N D<br />

nouvelle fort affiigeante ; il foupira , leva les<br />

yeux aux ciel , puis les tournant languilamment<br />

vers le fils d'Aigremont : Eft-ce ia, lui<br />

dit-il, cette félicité dont vous m'avez fait concevoir<br />

1'efpérance : Ah Maugis ! cefTez ce me<br />

parler <strong>de</strong> cette princeffe ; je fuis peu dfpofé<br />

a profiter <strong>de</strong> fes bontés.<br />

Quoi donc , s'écria 1'enchanteur fort furpris !<br />

Angélique 1'objet <strong>de</strong> 1'admiration <strong>de</strong>s hommes<br />

, le plus parfait ouvrage <strong>de</strong> la n;ture ,<br />

n'a rien qui puiffe vous tenter. Apeineajcutai-je<br />

foi a ce que j'entends : Eft-ce Penaud<br />

qui me parle ? ce même Renaud que ;'aj vu<br />

cpris <strong>de</strong> cent beautés communes , pardt méprifer<br />

la plus aimable perfonne du non<strong>de</strong>.<br />

Cependant, ajouta-t-il, quelques feminiens<br />

que vous ayez pour Angélique, apprene: que<br />

je fuis fon prifonnier , ck que fi vous m répon<strong>de</strong>z<br />

a la paffion trop aveugle qu'elle a pour<br />

vous, H faudi a que je retourne dans me<br />

prifon affreufe , d'oii je ne fuis forti que iir<br />

ma parole. Mon cher Maugis , répliqua le<br />

ff igneur <strong>de</strong> Montauban , il n'y a rien que je<br />

ne flffe pour toi. Faut-il pour te délivrer ,<br />

renverfer <strong>de</strong>s empires,. combattre mille monftres,<br />

& paffer au travers.<strong>de</strong>s flammes, tu n'as<br />

qu'a me dire les périis que je dois braver ;<br />

j'affronterai pour toi fans palir la mort la plus


t'A M O U R E U X. ior<br />

terribb , mais <strong>de</strong> grace, ne me parle 'point<br />

d'Angdique : je conviens qu'elle eft charmante<br />

aux yaix <strong>de</strong>s autres hommes , mais foit entêtemait,<br />

foit caprice, je fens quelque chofe<br />

en m.n cceur qui me révolte contre elle, &<br />

qui ne la fait haïr, fans que je puiffe m'en<br />

défenlre. D'ailleurs , pourfuivit-il , il ne m'eft<br />

pas prmis <strong>de</strong> difpofer <strong>de</strong> moi avant le combat<br />

dont (e fuis convenu avec le roi Gradafle,<br />

mon lonneur & ma parole m'y engagent.<br />

Lepaladin cefla <strong>de</strong> parler. Maugis employa<br />

pnèrs , careffes , raifons pour perfua<strong>de</strong>r Renaud;<br />

mais voyant qu'il n'y pouvoit réuflir,<br />

lapaience lui échappa : Fils d'Aimon, lui<br />

dit-<strong>de</strong>n colère, puifque <strong>de</strong> tous les fervices<br />

que<br />

f<br />

t'ai rendus , je ne tire point d'autre<br />

fruit que celui <strong>de</strong> te voir infenfible k ma<br />


ioi<br />

R O L A N D<br />

voix. Falfotte fe revêtit par fon ordrt <strong>de</strong> Ia<br />

figure & <strong>de</strong> 1'habit d'un héros du rei Marfille<br />

; il fe rendit a la tente du roi cfe Séricane<br />

, & le pria <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> Renaul <strong>de</strong> fe<br />

trouver vers le milieu du jour au lieu narqué<br />

pour le combat. Cradaffe eut tant <strong>de</strong> j>ie <strong>de</strong><br />

ce m (lag? , qu'il donna fur le chamo a Falfétte<br />

une riche coupe d'or admirablemeit travailice<br />

; préfent dont le démon ne fit pa:grand<br />

cas, mais qu'il accepta pourtant avec <strong>de</strong> ,rands<br />

remercimens , pour mieux s'acquitter <strong>de</strong> fa<br />

commiflion.<br />

C H A P I T R E XVI.<br />

Quelle fut la fuite du diguifement <strong>de</strong> Fafette.<br />

A PEINE le démon fut éloigné <strong>de</strong> Grdafle,<br />

qu'il prit la forme d'un affidé <strong>de</strong> ce roi,ayant<br />

to t<br />

jours la cotte - d'armes & le baton. Une<br />

longue robe k la perfienne bordée <strong>de</strong> fnnges<br />

d'or aux extrémités couvroit fon corps; un<br />

turban k cent plis enveloppoit fa tête , 8 1'on<br />

voyoit <strong>de</strong>s anneaux brillans k fes oreiUe : II<br />

fe préfenta dans eet érat <strong>de</strong>vant le fils l'Aimon,<br />

6c lui dit que ie roi <strong>de</strong> Séricane , fui/ant


L' 'A M O U R E U X. 103<br />

leur convention, 1'attendoit alors fur Ie bord<br />

<strong>de</strong> Ia mer. Renaud fiché d'apprendre que fon<br />

ennemi Pavoit prévenu, fe fit armer fur Ie<br />

champ ; & prenant en particulier le jeune Richar<strong>de</strong>t<br />

: Mon frere, lui dit-il, je te confie le<br />

foin <strong>de</strong> 1'armée, puifque nos autres frères font<br />

dans les prifons <strong>de</strong> Gradafle ; je vais combattre<br />

ce Roi fur le rivage <strong>de</strong> la mer oü il m'a<br />

donné ren<strong>de</strong>z-vous : comme j'ignore quelle<br />

fera ma <strong>de</strong>ftinée , s'il arrivé que je périfle ,<br />

remène les troupes a 1'empereur a qui je te<br />

recomman<strong>de</strong> d'être toujours fi<strong>de</strong>le; obéis a fes<br />

ordres aveuglément. Quelquefois la colère<br />

& <strong>de</strong> mauvais confeils m'ont fait manquer a ce<br />

que je lui <strong>de</strong>vois; mais je m'en fuis repenti,<br />

& tu ne dois pas fuivre mon exemple.<br />

Le généreux fils d'Aimon , après avoir fait<br />

cette cour te exhortation a fon jeune frère , &£<br />

recu fon ferment au nom <strong>de</strong> 1'empereur , 1'embrafla<br />

tendrement, & prit le chemin <strong>de</strong> la mer,<br />

tout ému <strong>de</strong>s pleurs que Richar<strong>de</strong>t laiflbit<br />

couler dans leurs adieux. II arriva bientöt fur<br />

le rivage , oü ne voyant qu'une petite barque<br />

arrêtée , Sc oü il n'y avoit perfonne , il crut<br />

que fon ennemi laflé& piqué <strong>de</strong> 1'avoir attendu<br />

vainement , s'en étoit retourné dans Ion camp.<br />

Comme il s'abandonnoit a cette penfée, qui<br />

1'affligeoit d'autant plus qu'il s'imaginoit que<br />

G iv


i©4 R O L A N D<br />

ion hooneur y étoit intéreffé, il vit venir alui<br />

Draguinaffe fous la figure du roi <strong>de</strong> Séricane.<br />

Les armes <strong>de</strong> ce monarque font riches & luifantes<br />

; ii porte un large cimeterre a fon cöté,<br />

& fon cafque , fur lequel flotte , au gré du<br />

vent, un grand nombre <strong>de</strong> plumes blanches ,<br />

eft entouré d'une couronne d'or.<br />

Le feigneur <strong>de</strong> Montauban féduitpar le preftige,<br />

s'avance vers le faux GradafTe, & lui<br />

adrelTe ces paroles : Grand prince, je viens<br />

dégager ma promeffe : voici Bayard que j'amène<br />

pour être le prix du vainqueur : je ne<br />

veux point avoir 1'avantage <strong>de</strong> m'en fervir<br />

contre vous avant que le fort <strong>de</strong>s armes ait<br />

décidé <strong>de</strong> fa poffeffion , & nous allons voir en<br />

combattant è pied qui <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux eft le plus<br />

digne <strong>de</strong> le monter. Alors le paladin <strong>de</strong>fcendit<br />

<strong>de</strong> cheval. Le démon ne répondit rien , &<br />

paroiffant feulement <strong>de</strong>fcendre aufli d'Alfane ,<br />

comme s'il eüt approuvé ce que difoit Renaud,<br />

ïl alla 1'épée haute au - <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> lui. Ils fe<br />

joignent l'un & 1'autre , & commencent le<br />

combat. Draguinaffe porte le premier coup,<br />

qui ne fit pas grand effet, paree que le fils<br />

d'Aimon y oppofa fon bouclier , & pour<br />

ripofte frappa fon ennemi fur 1'épaule. Enfin<br />

ils redoublent leurs coups, & chacun paroit<br />

fort animé. L'impatient Renaud irrité


L'A M O U R E U X.<br />

IOJ<br />

d'une réfiftance qui lui femble trop longue,<br />

jette fon écu a terre , prend fa flamberge k<br />

<strong>de</strong>ux mains , &c la décharge avec fureur fur la<br />

crête du cafque du démon. La bonne épée fend<br />

en <strong>de</strong>ux les plumes flottantes , la couronne &<br />

1'armet, & <strong>de</strong>fcend fur le bouclier dont elle<br />

coupe une partie. L'efprit feignant d'être troublé<br />

d'un fi furieux coup, prend fon tems,<br />

tourne les épaules , êk s'enfuit vers la mer. Le<br />

paladin plein <strong>de</strong> joie, le fait: Atten<strong>de</strong>z - moi,<br />

lui cria-t-il, un guerrier qui fait ne fauroit<br />

poffé<strong>de</strong>r Bayard. Cesparoles n'arrêtèrent point<br />

Draguinaffe , qui gagna promptement la barque<br />

qu'on voyoit au rivage. Renaud qui le<br />

pourfait toujours, fe jette avec lui <strong>de</strong>dans. Le<br />

rufé démon pour 1'amufer , court <strong>de</strong> la poupe<br />

a la proue, puis repaffe <strong>de</strong> la proue k la poupe,<br />

& fe laiffe enfin joindre ; mais lorfque le feigneur<br />

<strong>de</strong> Montauban, après avoir ramaffé toutes<br />

fes forces , croit par un <strong>de</strong>rnier coup aller<br />

fendre fon ennemi jufqu'a la ceinture, il<br />

voit ce feint ennemi difparoïtre a fes yeux.<br />

Surpris <strong>de</strong> ce prodige, il regarda par toute la<br />

barque pour découvrir ce qui 1'avoit pu caufer;<br />

mais au lieu <strong>de</strong> s'en éclaircir, il s'apper-<br />

$ut avec un nouvel étonnement que le petit<br />

yaifleau étoit déj a en pleine mer.<br />

[Quand le chevalier fe vit éloigné <strong>de</strong> la terre «


io


L'AM OUREUX. Ï©7<br />

dre fon ame en fe doimant lui-même Ia mort<br />

ne 1'en eüt détournée , il auroit<br />

cédé a fa<br />

funefte envie ; cependant le vent qui enfloit<br />

la voile augmentoit a chaque inftant, & pouffoit<br />

la barque <strong>de</strong> manière qu'elle fut bien-töt<br />

a plus <strong>de</strong> trois cent mille <strong>de</strong>s cötes <strong>de</strong> 1'Efpagne<br />

, tirant vers 1'orient.<br />

Quoiqu'il n'y eürperfonne dans le batiment,<br />

il ne la lToit pas d'être pourvu <strong>de</strong> vivres ; ce<br />

qui ne fut pas inut'le au chevalier, quand il<br />

vit qu'il étoit dans !a n :ceflité <strong>de</strong> prendre patience.<br />

Au bout <strong>de</strong> quinze jours, il vit paroitre<br />

un grand jardin que la mer entouroit prefque<br />

<strong>de</strong> tous cötés , & un palais d'une<br />

magnifique qui s'élevoit au-Jefius.<br />

ftructure<br />

C H A P I T R E X V I I .<br />

Aventure merveilkufe du comte d'Angers*<br />

LE comte d'Angers prefTé <strong>de</strong> fon amoureufe<br />

inquiétu<strong>de</strong> , cpntinuoit toujours <strong>de</strong> marcher<br />

vers 1'orient. II ae fe repofoit ni le jour ni la<br />

nuit dans la recherche qu'il avoit entrepris <strong>de</strong><br />

faire <strong>de</strong> fa belle Angéligue, & s'il fe relachoit<br />

quelquefois <strong>de</strong> 1'ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> fa courfe , c'étoit


* ° * R O L A N D<br />

feulement pour foulagcr fon fidéle Bri<strong>de</strong>dor ,<br />

qui fans cette indulgence n'auroit pu foutenir<br />

la fatigue d'un fi long voyage. II ne rencontroit<br />

perfonne dans fon chemin qu'il ne queftionnat<br />

fur fa princeffe ; mais il n'en put apprendre<br />

aucunes nouvelles.<br />

II étoit déja parvenu jufqu'aux rives du<br />

Tanais , lorfqu'il appercut un vieillard chargé<br />

d'années , mais encore plus accablé d'affliaion.<br />

II pouffoit <strong>de</strong>s piaintes d'une manière fort<br />

touchante. Roland en fut attendri , & lui en<br />

<strong>de</strong>manda le fujet. Le bon homme lui dit :<br />

Puifque mon malheur vous touche affez pour<br />

vous faire fouhaiter que je vous en inftrüife ,<br />

fachez , généreux chevalier , qu'a <strong>de</strong>ux lieues<br />

d'ici eft un rocher fort élevé que vous pouvez<br />

découvrir aifément <strong>de</strong> cette cöte. Du haut <strong>de</strong><br />

cette roche une voix épouvantable fe fait entendre<br />

; mais Péloignement ne permet pas<br />

d'ouir diftinaement ce qu'elle dit. Ce rocher<br />

eft <strong>de</strong> la couleur <strong>de</strong>s flames ; une eau rapi<strong>de</strong> le<br />

ceint en forme <strong>de</strong> couronne , & elle a fur fon<br />

courant, un pont <strong>de</strong> marbre noir dont 1'entrée<br />

eft fermée par une porte auffi claire & tranfparente<br />

que le diamant. Comme je paffois avec<br />

mon fils prés <strong>de</strong> ce lieu , un géant d'une hauteur<br />

exceffive qui gar<strong>de</strong> ce pont, s'eft jetté fur<br />

nous , & m'a ravi ce jeune garcon que j'aime


L' A M o v R E u x: 109<br />

tendrement pour fes bonnes qualités. Le monftre<br />

en ce moment le dévore. Voila , feigneur<br />

chevalier , le fujet <strong>de</strong> ma douleur ; & fi Vous<br />

voulez fuivre mon confeil , vous retournerez<br />

fur vps<br />

p a s,<br />

d e p e u r d. é p r o u v e r ] a<br />

<strong>de</strong>ftinée que mon fils.<br />

Roland, après avoir fait fes réflexions fur<br />

ce qu'd venoit d'entendre , dit au vieillard<br />

qu il alloit tenter cette aventure. Je vous recomman<strong>de</strong><br />

donc k Dieu , rcpondit le bon<br />

homme. Je vois bien que vous êtes las <strong>de</strong><br />

vivre. Croyez-moi, malgré tout votre courage<br />

, vous n'aurez pas plutöt vu ce monftre<br />

géant, que la frayeur faifira vos efprits. Le<br />

guerrier fourit <strong>de</strong> eet avertifiement Sc répiiqua<br />

: Mon père, je vous rends graces <strong>de</strong> la<br />

bonne intention que vous me marquez ; mais<br />

ee que je dois a ma profeffion ne me permet<br />

pas d'être fi fufceptible <strong>de</strong> crainte , & m'engage<br />

a foulager les maïheureux. Je vous rendrai<br />

votre fils, fi je puis. Je ne vous prefie<br />

pas <strong>de</strong> m'accompagner; atten<strong>de</strong>z-moi feulement<br />

ici quelque tems ; & fi je ne fuis pas <strong>de</strong><br />

retour dans une heure, vous pourrez<br />

continuer<br />

votre chemin. Le vieillard le r-emircia<br />

<strong>de</strong> fa générofité ; mais quelque bonne opimon<br />

qu'il efit <strong>de</strong> fa valeur, il étoit aifé <strong>de</strong>


u


L*A M O U R E U X. til<br />

avec le paladin , il parut touché <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur<br />

<strong>de</strong> ce fervice ; & tirant <strong>de</strong> fon fein un<br />

petit livre affez proprement relié , il le pré*<br />

fenta au comte : Vaillant chevalier , lui dit-il,<br />

a qui je ferai re<strong>de</strong>vable toute ma vie , daignez<br />

recevoir ce petit livre pour marqué <strong>de</strong><br />

ma reconnoiffance : vous y trouverez 1'explicanon<br />

<strong>de</strong> tout ce qu'on pourroit vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong> difficile a <strong>de</strong>viner; peut-être ne<br />

vous fera-t-il pas inutile , & vous pourrez<br />

vous en fervir dans 1'occafion.<br />

Le chevalier remercia le bon homme, &<br />

pnt le chemin du rocher pour aller voir ce<br />

monftre qui favoit rendre raifon <strong>de</strong> tout ce<br />

qu'on lui <strong>de</strong>mandoit. II brüloit du <strong>de</strong>fir d'apprendre<br />

<strong>de</strong> lui dans quel lieu il trouveroit Va<br />

belle inconnue. II paffe le pont; le géant<br />

qui en avoit la gar<strong>de</strong> , ne pouvoit plus s'y<br />

oppofer. II arrivé au pied du rocher qtï'il regar<strong>de</strong><br />

avec attention. II remarque qu'il eft<br />

comme doublé , que les <strong>de</strong>ux parties en font<br />

également efcarpées , que les <strong>de</strong>ux bafes fe<br />

joignent par le pied , & que les <strong>de</strong>ux pointes<br />

s'écartent vers la cime. De quelque hauteur<br />

qu'elles lui paruffent, il entreprit <strong>de</strong> monter<br />

jufqu'au lieu oii le monftre rendoit fes oracles.<br />

Comme il cherchoit <strong>de</strong> 1'ceii 1'endroit qui<br />

pouvoit plus aifément 1'y conduire , il apper-


R O L A N D<br />

eut affez prés <strong>de</strong> lui une voute obfeure &<br />

profor.<strong>de</strong> qui étoit taillée dans le roe en forme<br />

<strong>de</strong> vis. II s'y engagea , ne doutant point qu'elle<br />

ne le conduisït oü il vouloit aller. En effet ,<br />

après avoir tourné long-tems dans Fobfcurité<br />

avec beaucoup <strong>de</strong> peine & <strong>de</strong> laffitu<strong>de</strong> , il<br />

parvint au lieu oü les <strong>de</strong>ux pointes du doublé<br />

mont commencoient a fe féparer ; & c'étoit<br />

dans eet entre-<strong>de</strong>ux que le monftre faifoit fon<br />

féjour.<br />

Ce prodige <strong>de</strong> la nature avoit une tête <strong>de</strong><br />

femme ; les traits n'en étoient pas difformes ,<br />

mais elle paffoit en groffeur celle du plus<br />

énorme géant; fes cheveux étoient dor és , fa<br />

bouche extraordinairement fendue cachoit <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>nts femblables a celles d'un tigre. Ce fphinx<br />

avoit le poitrail d'un lion , les bras d'un ours ,<br />

les pattes d'un griffon, & toutle refte du corps<br />

avec fa queue & fes ailes dont il ne ceffoit<br />

point <strong>de</strong> battre le roe , étoit celui d'un dragon<br />

furieux. Le monftre tel que je viens <strong>de</strong> le repréfenter<br />

, rempliffoit tout 1'entre - <strong>de</strong>ux du<br />

rocher. Auffi-töt qu'il appercut le chevalier ,<br />

il étendit fes ailes pour cacher fon corps & fa<br />

queue ; il ne montroit que fon vifage , qu'il<br />

affecioit d'avoir doux & riant. Dis-moi, lui dit<br />

le comte , dans quel endroit du mon<strong>de</strong> , je<br />

trouverai Padorable beauté qui m'embrafe<strong>de</strong>.


L ' A M O U R E U X .<br />

TI|<br />

fon amour, & comme elle fe nomme ? Le<br />

fphinx lui répondit : Elle eft au royaume du<br />

Cathay dans la forte ville d'Albraque, & s'appèle<br />

la princeffe Angélique ; mais puifque j'ai<br />

fatisfait a ta queftion , il faut que tu répon<strong>de</strong>s<br />

£ la mienne. Dis-moi donc quel eft 1'animal<br />

qui marche d quatre pieds Le matui , avec <strong>de</strong>ux fur<br />

le milieu du jour, & d trois vers lefoir. Roland<br />

chercha quelque fems dans fon efprit le fens<br />

<strong>de</strong> cette énigme ; mais ne le pouvant trouver,<br />

il tira Durandal , & s'avanca fur le monftre<br />

qui , s'élevant en 1'air prit fon vol au-<strong>de</strong>ffus<br />

<strong>de</strong> fa tête. Le chevalier fe tient fur fes gar<strong>de</strong>s; &><br />

prend fi bien fon tems , lorfque le fphinx vi'ent<br />

fondre fur lui,<br />

qu'il lui coupe d'un fendant<br />

une <strong>de</strong> fes ailes. Ce monftre tomba fur le paladin<br />

, penfa 1'écrafer du poids énorme <strong>de</strong> fon<br />

corps , & tout bleffé qu'il étoit, il 1'enlaca fi<br />

fortement <strong>de</strong> fa queue & <strong>de</strong> fes pattes , qu'il<br />

lui ötoit prefque la refpiration. Le guerrier<br />

dans eet extréme péril fit un effort pour dégager<br />

Durandal; & y ayant enfin réuffi , il l e<br />

plongea jufqu'a la gar<strong>de</strong> dans le poitrail du<br />

fphinx. La cruelle béte perdit toute fa force<br />

<strong>de</strong> ce coup , fes membres énormes <strong>de</strong>meurèrent<br />

fans mouvement, & bientöt elle fut fans<br />

vie.<br />

Ce combat fini, le comte jetta le monftre<br />

Tome I,<br />

JJ


n4<br />

R O L A N D<br />

du roe en bas , & <strong>de</strong>fcendit par le même chemin<br />

qu'il étoit monté; il rejoint Bri<strong>de</strong>dor ,<br />

faute légèrement en felle , 6c reprend fa première<br />

route , fort content <strong>de</strong> favoir précifément<br />

oii étoit Angélique , bien qu'elle fut fort<br />

éloignée <strong>de</strong> lui. En marchant, il fe reffouvint<br />

du livre du vieillard ; il i'ouvrit par curiofité :<br />

il y trouva cent chofes rares 6c inftructives ,<br />

Sc entr'autres 1'explication <strong>de</strong> 1'énigme du<br />

fphinx ; il y vit comme 1'homme fe traïne k<br />

quatre pieds dans fa première enfance ,<br />

comme il fe foutient fur <strong>de</strong>ux dans Page viril,<br />

Sc comme enfin dans fa vieilltfle il a befoin<br />

d'un bskon qui lui fert <strong>de</strong> troifième pied. J'aurois<br />

bien fait , dit - il alors , <strong>de</strong> confulter ce<br />

livre avant que <strong>de</strong> monter fur le rocher ; mais<br />

puifque le ciel en a difpofé autrement , il n'y<br />

faut plus penfer.<br />

Après quelques jours <strong>de</strong> marche, il arriva<br />

au bord d'une rivière , dont Peau noire,<br />

rapi<strong>de</strong> 6c profon<strong>de</strong> infpiroit par fon affreux<br />

bouillonnement une fecrète horreur. On ne la<br />

pouvoit poffer k gué , la rive étoit efcarpée<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux cötcs , 6c nul bateau n'y paroiflbit.<br />

Roland marcha le long <strong>de</strong> fes bords , 6c découvrit<br />

enfin un pont qui la traverfoit; mais un<br />

horrible géant en défendoit le paffage. Cela<br />

ne 1'crnpêcha point <strong>de</strong> s'en approcher. Che-


L' A M O V R E V X. . 11 j<br />

valier , lui dit ] e<br />

monftre d'une voix rauque,<br />

c'eft ta malheureufe <strong>de</strong>ftinée qui t'a conduit<br />

ici , tu vois le pont <strong>de</strong> la mort. De tous ceux<br />

qui viennent dans ce lieu , nul ne s'en retourne<br />

, ni ne peut s'en retourner , puifque<br />

les chemins <strong>de</strong>s environs font <strong>de</strong>s labyrinthes<br />

qui ramènent toujours a ce fleuve. Si les aftres<br />

ennemis, répondit le guerrier, me font éprouver<br />

<strong>de</strong>s traverfes , ce n'eft point dans cette<br />

occafion. II m'importe peu que tous les chemins<br />

ramènent a cette rivière ; je la veux<br />

palier , & il me fuffit pour cela qu'elle ait un<br />

pont. Toutes les menaces que tu me fais <strong>de</strong><br />

Ia part du <strong>de</strong>ftin & <strong>de</strong> la tienne , tous les obftacles<br />

du mon<strong>de</strong> s'oppoferoient inutilement k<br />

mon paffage. C'eft ce que nous allons voir,<br />

lui dit avec fureur 1'effroyable géant. Alors<br />

ils^fe joignirent & commencèrent le combat<br />

qu'on va décrire dans le chapitre fuivant.<br />

Hij


Sl$ K O L A N »<br />

C H A P I T R E XVIII.<br />

Combat di Roland contre le géant du pont <strong>de</strong> la<br />

mort , 6* du grand péril ou ce chevalier fe<br />

trouva.<br />

LE géant qui gardoit le pont fe nommoit<br />

Zambard le fort. II étoit fi grand , que le<br />

comte d'Angers a peine arrivoit a fa ceinture.<br />

Ses armes étoient compofées d'écailles<br />

<strong>de</strong> ferpent; un large cimeterre pendoit k fon<br />

cöté , & il tenoit en fa main une pefante maffue,<br />

au bout <strong>de</strong> laquelle il y avoit cinq groffes<br />

boueles d'acier du poids <strong>de</strong> vingt livres chacune.<br />

Malgré tout cela , Roland marche k lui,<br />

Durandal k la main. Ils combattirent quelque<br />

tems fans avantage. Le géant déchargea plufieurs<br />

fois fa lour<strong>de</strong> malTue : il croyoit écrafer<br />

fon ennemi ; mais le paladin évitoit fes<br />

coups , foit par fa légèreté , foit en y oppofant<br />

fa bonne épée qui les rendoit inutiles.<br />

Pour fon bouclier , il avoit été brifé <strong>de</strong>s les<br />

premiers coups ; ce que le géant n'avoit pu<br />

faire <strong>de</strong> Durandal qui étoit d'une trempe plus<br />

forte.


L ' A M O U R E U X . 11 J<br />

Le courageux guerrier <strong>de</strong> fon cöté frappok<br />

avec plus <strong>de</strong> fruit & plus fréquemment; &<br />

quoique les écailles <strong>de</strong> ferpent dont Zambard<br />

étoit couvert fuffent plus dures que le plus<br />

dur acier , le bras qui conduifoit Durandal<br />

étoit fi vigoureux , que la lame tranchoit &<br />

brifoit ces écailles , comme fi elles eulTent<br />

été <strong>de</strong>s armes ordinaires. Quoique la partie fupérieure<br />

du géant fut a couvert <strong>de</strong>s coups du<br />

chevalier , ce monftre ne s'en trouvoit guère<br />

mieux ; fes flancs étoient tailladés <strong>de</strong> telle<br />

forte qu'il en fortoit beaucoup <strong>de</strong> fang.<br />

Le défenfeur du pont plein <strong>de</strong> rage <strong>de</strong> fe<br />

voir ainfi maltraité , ramafia toutes fes forces^<br />

& leva fa maflue , dans 1'efpérance qu'il alloit<br />

fe venger d'un feul coup; mais le comte<br />

frappa lui-même <strong>de</strong> fon épée la marine qui<br />

<strong>de</strong>fcendoit fur lui , & la coupa par le milieu.<br />

Zambard fe voyant ainfi défarmé , lanca,<br />

avec fureur contre Roland le morceau qui lui<br />

reftoit dans la main, & 1'atteignit a la poitrine<br />

d'une telle force, qu'il lui fit prefque perdre<br />

la refpiration ; ce qui donna le tems au" géant:<br />

<strong>de</strong> tirer fon cimeterre, & <strong>de</strong> le décharger furie<br />

comte qui chancela plus d'une fois , &. fufe<br />

prêt a tomber; mais eet indomptable guerriet<br />

reprenant une nouvelle vigueur , l e<br />

trappa i W<br />

k bras d'un fi furieux coup<strong>de</strong>Durandai: %qaü.


TI8<br />

R O L A N D<br />

le lui coupa malgré les écailles dont il étoit<br />

srmé. Alors le monftre qui n'étoit plus en état<br />

<strong>de</strong> fe défendre , chercha fon falut dans la fuite.<br />

Roland le fuivit pour 1'achever ; mais quel fut<br />

1'éto: nement <strong>de</strong> ce chevalier , lorfqu'il fentit<br />

tout-a-coup la terre fondre fous fes pas; il<br />

tomba ,& dans le moment il fe vit envelcpper<br />

<strong>de</strong> toutes parts <strong>de</strong> chaines <strong>de</strong> fer qui foriirent<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ffous le fable, Sc le lièrent très-étroiternent.<br />

O ciel! s'écria-t-il, ne me laifTez point<br />

fans fecours.<br />

Ces paroles furent fuivies <strong>de</strong> toutes les réflexions<br />

que le trifte état oii il étoit lui pouvoit<br />

infpirer. Effectivement il ne s'étoit jamais<br />

trouvé dans un fi grand péril; il fe voyoit<br />

fans efperance d'être fecouru dans un lieu fi<br />

folitaire; il n'avoit pas lieu d'attendre que<br />

quelqu'un pafTcroit. D'ailleurs il étoit k croire<br />

que le géant, ou quekpie autre <strong>de</strong> fon parti ,<br />

viendroit dans peu le livrer k la mort, puifqu'il<br />

ne pouvoit douter qu'un piège fi dangereux<br />

ne fut 1'ouvrage d'un ennemi qui vouloit<br />

le perdre. Ah perfi<strong>de</strong>! difoit le comte, en fe<br />

plaignant du géant , que tu avois bien raifon<br />

<strong>de</strong> nommer ce funefte paflage le pont <strong>de</strong> la<br />

mort. Eh ! qui pourroitfe gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> femblables<br />

artifices ! que me fervent contre eux toutes<br />

mes forces , Sc le don que j'ai recu du ciel,


L'A M O U R E Ü X. 119<br />

s'il faut néceuairemenr que je périfle ici <strong>de</strong><br />

fairn , ou <strong>de</strong> défefpoir d'y être retenu.<br />

^ C'eft <strong>de</strong> cette manière que ce fameux guerrier<br />

déploroir fon infortune ; ii paffa irois jours<br />

& trois nuits fans manger ni dormir ; & pendant<br />

tout ce tems-la , perfonne ne parut pour<br />

le délivrer ou pour hSter fa mort. A 1'égard<br />

du géant, il n'étoit plus k craindre,. puifquïl<br />

venoit <strong>de</strong> mourir <strong>de</strong> fes bleiïures.<br />

Le chevalier n'attendoit plus <strong>de</strong> fecours,<br />

il avoit déja tourné toutes fes penfées vers le<br />

w^., ^ 1 L^ U<br />

u.i ncjinue a Dame manche paiia<br />

fortuitement par eet endroit. Le paladin 1'appercut,<br />

1'appela d'uue voix foible , & lui dit<br />

:<br />

O mon père, vous qui par votre fainte profeffion<br />

vous confacrez aux aftions charitables,<br />

<strong>de</strong> grace , accourez a mon ai<strong>de</strong> , autrement<br />

je touche au <strong>de</strong>rnier moment <strong>de</strong> ma vie. L'hermite<br />

s'approcha , & ne fut pas peu furpris <strong>de</strong><br />

voir un guerrier <strong>de</strong> haute apparence<br />

&<br />

chargé<br />

<strong>de</strong> fers dans cette folitu<strong>de</strong> ; ii regardoit & mamoit<br />

ces chaines, mais il ne favoit comment<br />

les défaire. Roland lui difoit : prenez mon<br />

épée , & coupez-les. A Dieu ne plaife ! répondoit<br />

Ie vieillard , je pourrois en les coupant<br />

vous donner la mort, & je ferois irrégulier.<br />

Le comte avoit beau lui repréfenter<br />

qu'il n'y avoit rien k ciaindre , ni pour 1'ua<br />

H iv


iio R O L A N D<br />

ni pour 1'autre ; le bon père eut bien <strong>de</strong> Ia<br />

peine a fe réfoudre a ce qu'on exigeoit <strong>de</strong> lui:<br />

il s'y détermina pourtant. II prit Durandal,qu'il<br />

put a peine lever <strong>de</strong> terre , il la leva autant<br />

qu'il lui fut poffible , & la laiffa tomber fur la<br />

chaine, mais fi foiblement, que bien loin <strong>de</strong><br />

ia couper, il ne la marqua pas feulement.Quand<br />

il s'appercut qu'il s'y employoit vainement, il<br />

jetta 1'épée, & dit au chevalier : Mon fits , je<br />

vois bien que je ne puis te délivrer; il faut te<br />

réfoudre a mourir comme un bon chrétien, &<br />

tu ne dois point pour cela te défefpérer: nous<br />

ne fommes en ce mon<strong>de</strong> que pour fouffrir.<br />

Mets ta confiance dans le feigneur ; fi tu meurs<br />

courageufement, il te fera chevalier <strong>de</strong> fa<br />

cour.<br />

A ce difcours, que le paladin n'écouta qu'impatiemment,<br />

1'hermite en ajouta d'autres encore;<br />

mais le comte 1'interrompit. Je voudrois,<br />

lui dit-il, quelqu'un qui me fecourüt , & qui<br />

ne me prêchat point: je reconnois a ces paroles<br />

les fuggeftions du démon , répliqua le bon<br />

père ; ne vous révoltez point ainfi, mon enfant,<br />

contre la parole <strong>de</strong> dieu. Roland perdit<br />

alors patience ; Maudit ioit le moine , s'écriat-il?<br />

je n'en ai jamais vu un plus ignorant.<br />

Hélas ! noble chevalier, reprit le vieillard ,<br />

vous me faites compallion : je m'appercois que


I ' A M O Ü R E Ü X .<br />

i n<br />

vous êtes défefpéré , au lieu d'abandonner le<br />

foin <strong>de</strong> votre ame , recomman<strong>de</strong>z-vous plutöt<br />

au ciel, dont le pouvoir n'a point <strong>de</strong> bornes.<br />

Pour vous prouver cette verité, je vais vous<br />

conter 1'avanture qui m'eft arrivée <strong>de</strong>puis<br />

quelques jours.<br />

Nous étions , continua-t-il, quatre religieux ;<br />

nous venions <strong>de</strong> PArménie , fous 1'avis qu'on<br />

nous avoit donnéque le roi d'Aftracan fongeoit<br />

a fe faire inftruire <strong>de</strong> la reügion chrétienne.<br />

Nous nous égarames en chemin. Un <strong>de</strong> nous<br />

qui fe piquoit <strong>de</strong> favoir mieux le pays que les<br />

autres , s'avanca pour le reconnoïtre ; mais peu<br />

<strong>de</strong> tems après, nous le vïmes revenir vers nous<br />

avec précipitation ; il étoit pale comme un<br />

homme faifi <strong>de</strong> frayeur , & il nous appeloit<br />

a fon fecours : nous avions beau jetter les yeux<br />

<strong>de</strong> tous cötés , nous ne voyions encore rien ;<br />

mais nous appercümes bien-töt un géant d'une<br />

gran<strong>de</strong>ur démefurée qui <strong>de</strong>fcendoit <strong>de</strong> la montagne,<br />

& couroit après le frère. La frayeur <strong>de</strong><br />

notre compagnon paffa julqu'a nous. Nous voulümes<br />

fuir ; mais nos jambes fe roidirent , &<br />

fe refusèrent a notre <strong>de</strong>flein : <strong>de</strong> forte qu'en un<br />

inftant, le monftre nous joignit & nous lia <strong>de</strong><br />

fes bras nerveux. II n'avoit qu'un ceil au milieu<br />

du front; il portoit dans fes mains trois dards<br />

avec un grand baton ferré : il n'avoit ni armes


ni<br />

R O L A N D<br />

ni habits; fon corps étoit nud & tout couvert<br />

d'un poil fauve comme celui d'un ours. Ii<br />

nous attacha tous quatre a fcn baton qu'il<br />

mit enfuite fur fon épaule & nous poi ta ainfi<br />

acco'és enfemble jufqu'au lieu qu'il avoit<br />

cho.fi peur fon afïreufe habitation. C'étoit fur<br />

le f( n .. et d'un roe efcarpé. II nous fit entrer<br />

dai s une obfeure cavtrne oir il y avoit déja<br />

d'autres prifonniers. il ne nous y eut pas<br />

la fle quelque-tems , qu'il revint nous donner<br />

i n I p fiacle bien cruel & bien fanglant; il<br />

dé\ ora celui <strong>de</strong> nos religieux qui avoit le plus<br />

d'embonpoint. Après 1'avoir margé , il me<br />

prit, & me retournant <strong>de</strong> tous' cöté:; : II faudroit,<br />

dit-il, avoir grand faim pour s'accomo<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong> ce fantöme qui n'a que la peau Sc<br />

les os. En achevant ces paroles, il me précipita<br />

d'un coup <strong>de</strong> pied du haut en bas du<br />

rocker. Cette roche avoit pour le moins trois<br />

eens toifes <strong>de</strong> hauteur. Le ciel me fecourut en<br />

oette txtremité. Un affez grand nombre <strong>de</strong><br />

pruniers ïauvages fortoient <strong>de</strong>s veines <strong>de</strong> terre<br />

qui fe trouvoient dans le roe ; ces arbres<br />

étoient fitués <strong>de</strong> difiance en diftance jufqu'en<br />

bas. Les premiers que je rencontrai en tombant<br />

rompirent le coup. L'un me rejetta fur<br />

1'autre. Enfin , je m'y attachai <strong>de</strong>s pieds Sc<br />

<strong>de</strong>s mains, & je fis fi bien que je me gliffai<br />

heuréufement jufqu'au bas du roe.


L' A KO U R E V X. 12$<br />

Le bon hermite alloit achever fon récit ,<br />

quand il vit venir du cöté qu'il étoit tourné ,<br />

le monftrueuxciclope dont il parloit. A cette<br />

vue, faifi d'effroi, il dit au comte: Adieu ,<br />

chevalier , je vois paroïtre le monftre ; le<br />

ciel veuille vous fecourir. En difant ces paroles,<br />

il courut gagner un petit bois qui<br />

n'étoit pas éloigné , tandis que le géant , la<br />

barbe & les machoïres fanglantes, s'approchoit<br />

en regardant <strong>de</strong> tous cötés avec fon grand<br />

eed. Lorfqu'il eüt découvert le guerrier, il<br />

s'avanca pour le confidérer <strong>de</strong> plus prés. II<br />

fe mit a le tater , & il fourroit fes doigts<br />

fous fes armes pour mieux juger du nouveau<br />

mets que le hazard lui préfentoit. II le prit<br />

enfuite par le col, & le fecoua <strong>de</strong> toute fa<br />

force pour le dégager <strong>de</strong> fes chaïnes. II lui<br />

faifoit craquer les os d'une étrange maniere ;<br />

quelques efforts pourtent qu'il employat ,<br />

jamais il ne put détacher le paladin <strong>de</strong>s liens<br />

<strong>de</strong> fer qui le retenoient. II alloit 1'en tirer<br />

par morceaux, & le déchirer avec fes <strong>de</strong>nts<br />

& fes ongles crochus , s'il n'eüt pas appercu<br />

Durandal a terre. II ramaffa cette épée, &<br />

en déchargea un fi furieux coup fur le dos<br />

<strong>de</strong> Roland, qu'il coupa les chaïnes en <strong>de</strong>ux<br />

ou trois endroits.<br />

Quoique le comte d'Angers ne put être


H4<br />

R O L A N D<br />

bleue, il ne laiffa pas <strong>de</strong> reffentir une extréme<br />

douleur <strong>de</strong> la pefanteur du coup ; mais la joie<br />

<strong>de</strong> fe voir délivré Fen confola. II fe releva<br />

légerement, acheva <strong>de</strong> fe dégager <strong>de</strong> fes chaïnes<br />

, & fe faifit du grand baton ferré que le<br />

fauvage avoit appuyé contre un ciprès pour<br />

prendre Durandal. Le géant fut affez furpris<br />

quand il vit que le chevalier s'avancoit fur<br />

lui pour le combattre; il avoit compté qu'il<br />

fe laifferoit emporter & manger auffi docilement<br />

que les hermites. Les voila donc aux<br />

Biains , chacun ayant les arm.es <strong>de</strong> fon ennemi;<br />

le paladin fe preffa <strong>de</strong> porter le premier coup ;<br />

mais le ciclope qui avoit le même <strong>de</strong>ffein ,<br />

rencontra le grand baton ferré du tranchant <strong>de</strong><br />

Durandal, & le coupa par le milieu. La bonne<br />

épée ne s'arrêta pas la ; elle <strong>de</strong>fcendit a plomb<br />

fur le cafque <strong>de</strong> fon maitre , & en rompit la<br />

vifiere & les courroyes. Le cafque n'ayant<br />

plus <strong>de</strong> foutien, tomba ; le comte qui voyoit<br />

fa tête & fon bras défarmés , s'élanca fur le<br />

géant, le joignit; & s'attachant a fon bras ,<br />

s'efforca <strong>de</strong> lui arracher Durandal. L'antropofage<br />

, au lievi <strong>de</strong> fe refufer aux approches du<br />

comte, s'y prêta ; il jetta même loin <strong>de</strong> lui<br />

Fépée , pour mieux fatisfaire fa farm dévorante,<br />

& porta avec avidité fes <strong>de</strong>nts & fes ongles<br />

fur la tête <strong>de</strong> Roland. Toutes les parties du


L' A M o u R E v x: 12 5<br />

Vifage <strong>de</strong> eet invincible guerrier en furent<br />

meurtries ; mais ces <strong>de</strong>nts Sc ces griffes qui auroient<br />

écrafé la hure d'un fanglier ne purent<br />

entrer dans une tête fée.<br />

Quelque furpris que fut le ciclope <strong>de</strong> trouver<br />

tant <strong>de</strong> réfiftance dans une chair qu'il avoit<br />

jugée plus délicate , il ne perdoit cependant pas<br />

1'efpérance <strong>de</strong> pouvoir enfin 1'entamer par la<br />

force Sc par le tranchant <strong>de</strong> fes. <strong>de</strong>nts. Le chevalier<br />

qui fouffroit beaucoup <strong>de</strong> fe voir ainfi<br />

mordre le nez, les joues Sc les oreilles par un<br />

monftre dont 1'haleine i'infeöoit, mettoit tout<br />

en ufage pour fe délivrer d'un pareil fupplke.<br />

Enfin fon bonhuer voulut qu'il fe débarrafsat<br />

<strong>de</strong>s griffes qiy le preffoient; Sc ren-contrant<br />

fous fon pied un <strong>de</strong>s dards du géant, il le ramaffa<br />

pour s'en fervir contre lui. II s'en fervit<br />

en effet utilement : car avant que le ciclope<br />

le put rejoindre , il le lui lanca dans fon grand<br />

ceil avec tant <strong>de</strong> force & <strong>de</strong> jufleffe, qu'il lui<br />

perca Ie cerveau <strong>de</strong> part en p-art, Sc le renverfa<br />

mort fur le fable.<br />

Mais cette viüoire ne le tiroit pas entierement<br />

du péril. La faim alloit lui öter bien-töt<br />

lesforces qui lui reltoient, Sc que fon courage<br />

feul avoit loutc.mes jufques-la. II lui falloit un<br />

prompt fecours , & ce lieu éroit fi défert ,<br />

qu'il. ne pouvoit eipérer d'y rencontrer <strong>de</strong>


R O L A N D<br />

long-tems une habitation. Dans ce befoin preffant,ilfe<br />

reffouvint <strong>de</strong> l'hermite,&£ d'une efpece<br />

<strong>de</strong> biffac qu'il lui avoit vü porter fur fon<br />

épaule. La difficulté étoit <strong>de</strong> joindre le bon<br />

pere, qui très-foigneux <strong>de</strong> fa peau , quoique<br />

fort décharnée , s'étoit enfui dans le bois. Le<br />

comte alla donc reprendre Bri<strong>de</strong>dor qui paiffoit<br />

affez prés <strong>de</strong> la, & le pouffa vers le bois.<br />

Comme ce bois n'eft pas d'une gran<strong>de</strong> étendue<br />

ni fort épais , il l'eut en peu <strong>de</strong> tems parcouru<br />

; mais bien qu'il pafs at &c repafsat aux<br />

mêmes endroits en appelant 1'hermite a haute<br />

voix, jamais le vieillard , foit par malice ,<br />

foit par frayeur , ne voulut lui répondre.<br />

Roland commencoit a fe rebute* d'une infructueufe<br />

recherche , lorfqu'il vit remuer a quelques<br />

pas <strong>de</strong> lui un monceau <strong>de</strong> branches fraïchement<br />

rompues , que le <strong>de</strong>ffein plus que le<br />

hazard fembloit avoir ramaffées en eet endroit.<br />

II s'en approcha ; & faifant paffer Bri<strong>de</strong>dor par<br />

<strong>de</strong>ffus ces branches , il entendit partir <strong>de</strong>s cris<br />

percans. II <strong>de</strong>fcendit pour s'éclaircir <strong>de</strong> ce que<br />

ce pouvoit être , & il trouva que c'étoit 1'hermite<br />

qui fe cachoit dans une efpece <strong>de</strong> trou<br />

dont il s'étoit fait un azile dans la peur qui<br />

1'agitoit encore. Ce pauvre vieillard avoit 1'efprit<br />

fi troublé , qu'il ne vouloit pas fortir <strong>de</strong>la<br />

, quoiqu'il fut découvert ; & quand fon li ?


L' A AI O U R E U X.<br />

bérateur lui préferita la main pour fe relever ,<br />

peu s'en faliut que le moine n« leprit pour le<br />

ciclope.<br />

Ce bon pere fe raff.ra pourtant; & il ne connut<br />

pas li-töt le befoin que le chevalier avoit<br />

<strong>de</strong> mangcr, qu'il lui ofFrit <strong>de</strong> bonne grace la<br />

moitié <strong>de</strong> ce quil avoir dans fon biffac, c'efta-dire<br />

, un morceau <strong>de</strong> pain & quelques noix.<br />

Ce frugal repas , dont il fut<br />

r e ndu grace au<br />

rehgieux , joint a quelques pommes fauvages<br />

que le comte trcuva dans le bois ,<br />

lui fuffit<br />

pour fortir <strong>de</strong> eet affreux défert, & le mit en<br />

état <strong>de</strong> gagner un autre pays plus habité.<br />

C H A P I T R E X I X .<br />

Roland apprend <strong>de</strong>s nouvelles d'Angélique , &<br />

perd la mémoire.<br />

L E<br />

comte d'Angers ayant atteint <strong>de</strong>s routes<br />

rrequentëesV-fft tant <strong>de</strong> diligence, qu'en fept<br />

ou hmtpurs <strong>de</strong> marche, il traverfa toute la<br />

r C a l Ü e<br />

-<br />

1 1 n 3 v o i t<br />

Point encore trouvé d'avanture<br />

qui mérite d'être racontée , lorfqu'U<br />

amva dans un endroit oü fe chemin fe parugeoit<br />

en trois autres. Comme il délibéroit en lui-


ii8 R O L A N D<br />

même fur celui qu'il prendroit, il appereut im<br />

courrier qui pafToir. II 1'arrêta pour lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

lequel <strong>de</strong> ces chemins conduifoit au Cathay.<br />

Le courrier le lui montra,& Lui dit : Je viens <strong>de</strong><br />

ce royaume;je vais exécuter les ordres <strong>de</strong> la<br />

charmante princtfTe qui ne s'y fait que trop<br />

admirer. Apprenez-moi, reprit le chevalier tout<br />

ému , quel eft le nom <strong>de</strong> cette princeffe. C'efl<br />

Angélique qu'on 1'appèle , repartit le courrier.<br />

II n'y a point d'étoile au firmament qui brille<br />

d'un éclat fi vif. II n'eft rien dans toute la nature<br />

qu'on puiffe mettre en comparaifon avec elle.<br />

Hé peut-on favoir, repliqua Roland, ce qu'elle<br />

vous a ordonné ? Seigneur, répondit le courrier<br />

, elle m'envoye au roi GradafTe , pour<br />

implorer fon fecours k 1'occafion d'une guerre<br />

injufte qu'on lui fait. Vous fcaurez , noble chevalier<br />

, continua-t-il, que le grand empereur<br />

<strong>de</strong> Tartarie , Agrican , eft <strong>de</strong>venu paflionnément<br />

amoureux <strong>de</strong> ma maïtrefTe qui a pour lui<br />

une averfion mortelle , & qui s'efl refugiée<br />

dans Albraque , ville forte & bien munie , oü<br />

elle croit être plus en füreté que dans la gran<strong>de</strong><br />

ville du Cathay.<br />

L'empereur en eft tranfporté <strong>de</strong> couroux ; il<br />

a juré fur fes dicux qu'il rafera la ville jufqu'aux<br />

fon<strong>de</strong>mens , & forcera la princeffe a fe livrer a<br />

fes <strong>de</strong>firs ; & pour exécuter cette menace , il<br />

raffemble


L' A M Ö U R E Ü x. 129<br />

raffemblela plusformidable armée qui ait jamais<br />

paru dans 1'Orient. Le roi Galafron, pere d'Angélique<br />

, bien qu'alarmé <strong>de</strong> tous ces apprêts<br />

ternbles, ne peut fe réïoudre a contraindre fa<br />

fiHe , qui m'envoye dans toutes les cours voifines<br />

engager les princes a la tirer d'oppreffion.<br />

J'en ai déja vu quelques-uns <strong>de</strong>s plus puiffans<br />

qui m'ont promis un promt fecours. Vous<br />

me permettrez, feigneur chevalier,d'aller ache-<br />

Ver ma commiffion.<br />

Le courrier après avoir ainfi parlé,pourfuïvit<br />

fa route, & laifia le paladin dans une gran<strong>de</strong><br />

agitation. Ce que eet amoureux guerrier venoit<br />

d'apprendre, le mettoit en fureur contre Agrican.<br />

La jaloufie lui repréfentoit, avec toutes<br />

fes horreurs, la puifiance <strong>de</strong> eet empereur , &<br />

il craignoit<strong>de</strong> ne pouvoir arriver afiez a tems<br />

pour mettre un frein aux <strong>de</strong>firs impétueux d'un<br />

fi d'engereux rival. D'un autre cöté , il<br />

n e<br />

pouvoit comprendre comment Angélique avoit<br />

pu être fitöt <strong>de</strong> retour au Cathay. Une fi<br />

p r o-<br />

digieufe diligence lui paroifioit impoffible , &C<br />

lui donnoit lieu <strong>de</strong> penfer que peut-être 1'Angéhque<br />

, dont le courrier venoit <strong>de</strong> lui parler<br />

étoit une autre que celle qui regnoit fi f ou<br />

«.<br />

verainement dans fon ame. Mais faifant réflexion<br />

a la guerre qui s'allumoit dans 1'Orient<br />

Terne J. -


R O L A N D<br />

& k la réponfe du fphinx, il ne pouvoit douter<br />

que ce ne fut fon inconnue.<br />

Agité <strong>de</strong> toutes ces penfées , il ne donnoit<br />

aucun relache a Bri<strong>de</strong>dor. Un jour que le foleil<br />

étoit encore au plus haut point <strong>de</strong> fa carrière ,<br />

il fe trouva dans un chemin creux , fituï entre<br />

<strong>de</strong>ux montagnes, &c ce chemin aboutiffoit a<br />

une rivière , au-<strong>de</strong>la <strong>de</strong> laquelle on voyoit un<br />

chateau magnifique. On y arrivoit par un grand<br />

pont qui traverfoit la rivière ; & k 1'entrée du<br />

pont étoit une dame qui tenoit en fa main une<br />

coupe <strong>de</strong> cryftal. Lorfque Roland fe préfenta<br />

pour paffer, la dame lui dit d'un air gracieux :<br />

Chevalier , vous me paroiffez trop galant pour<br />

refufer <strong>de</strong> vous foummetre k la coutume qui<br />

s'obferve dans ce lieu. Tous les chevaliers qui<br />

paffent ce pont boivent dans cette coupe <strong>de</strong><br />

1'eau <strong>de</strong> cette rivière. Jefpère que vous voudrez<br />

bien la recevoir <strong>de</strong> ma main.<br />

Le paladin qui eftimoit trop le beau fexe ,<br />

pour croire une belle dame capable <strong>de</strong> tromperie<br />

, prit la coupe civilemcnt , & la vuida<br />

toute entière ; mais k peine la liqueur qu'elle<br />

contenoit fut entree dans fon fein, qu'il fe fentit<br />

tout changé. II ne fe fouvient plus comment &<br />

pourquoi il eft venu dans eet endroit. II ignore<br />

même s'il eft Roland ; la pafïïon violente qu'il


L'A M O U R E V X.<br />

JJJ<br />

reflentoit pour Angélique fait <strong>de</strong> fa penfée. Il<br />

oublie jufqu'a 1'empereur Charles , & j l u<br />

Wa<br />

fa patne. II n'a 1'efprit rempli que <strong>de</strong> cette<br />

dame qui lui a fait boire <strong>de</strong> 1'eau dans la coupe<br />

<strong>de</strong> cryftal; & il<br />

e f t t e l l e m e n t<br />

^<br />

volontés, qu'il ne peut en avoir d'autres que<br />

les fïennes. Enfin privé <strong>de</strong> jugement par la force<br />

du charme , il marcha vers le chateau<br />

Quand d fat arrivé a la gran<strong>de</strong> porte , il en<br />

admira la ftruöure; il entra dans la cour ; elle<br />

étOlt vafte & bornée <strong>de</strong>s quatre cötés par une<br />

allee <strong>de</strong>s plus beaux arbres ; & dans le milieu ,<br />

ft y avoit une gran<strong>de</strong> place vui<strong>de</strong> d'une W e<br />

ovale, d'oh 1'on pouvoit voir toute 1'étendue<br />

du batiment. Cet édifiqe raviffoit la vue par fa<br />

magnificence & par la beauté <strong>de</strong> fon architecture<br />

; 1'ony entroit par un riche portique-foutenu<br />

<strong>de</strong> quatre colonnes d'ambre , dont lep<br />

bafes étoient d'or maflif. II conduifoit cans un<br />

fuperbe falon qui percoit k 1'oppofite fur un<br />

jardin déhcieux oii régnoit un éternel printems,<br />

& dontle feulzephyre étoit le jardinier.<br />

Le comte, charmé d'un fi beau lieu , vou»<br />

hit le voir plus en détail. II <strong>de</strong>fcendit <strong>de</strong> fon<br />

cheval, qu'il attacha a un <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong> la cour -,<br />

& par douze <strong>de</strong>grés d'un marbre blanc & verd^<br />

il monta dans le falon, qui étoit enrichi <strong>de</strong>s'<br />

plus belles & <strong>de</strong>s plus dofte* peintures que la<br />

lij


ï 32 R O L A N D<br />

favante Grece ait jamais employees dans fes<br />

öuvrages les plus fameux. Mais celle qui attacha<br />

le plus fes regards , fut 1'hiftoire d'une<br />

jeune nimphe d'une beauté touchante. Elle étoit<br />

peinte au bord <strong>de</strong> la mer: elle invitoit d'un air<br />

gracieux tous ceux qui arrivoient fur cette plage<br />

a <strong>de</strong>fcendre dans fon ile. Ils fe laiffoient féduire<br />

a fes charmes ; 6c Porfqu'ils étoient <strong>de</strong>fcendus<br />

k terre , elle leur préfentoit un breuvage<br />

, dont ils avoient k peine bu qu'en les<br />

frappant d'une baguette , elle les transformoit<br />

en diverfes fortes d'animaux. On y voyoit <strong>de</strong>s<br />

loups, <strong>de</strong>s iangliers , <strong>de</strong>s cerfs , <strong>de</strong>slions 6c<strong>de</strong>s<br />

oifeaux. Dans un autre endroit du tableau, un<br />

navire abordoit en ce lieu, 6c il en fortoit un<br />

chevalier , qui par fa bonne mine , 6c par la<br />

force <strong>de</strong> fon éloquence enflamoit le cceur <strong>de</strong><br />

la nimphe ; elle paroifToit <strong>de</strong> telle forte aveuglée<br />

<strong>de</strong> fon amour, qu'elle rendoit ce chevalier<br />

maïtre <strong>de</strong> tout ce qui étoit en fa difpofition.<br />

Son entêtement alloit jufqu'a lui mettre<br />

entre les mains la liqueur funefte qui faifoit<br />

tant <strong>de</strong> metamorphofes. Ici 1'on remarquoit k<br />

table le chevalier 6c la dame, 6c <strong>de</strong>vant eux<br />

tous les mets d'un fplendi<strong>de</strong> feltin. La joie<br />

éclatoit dans leurs yeux , 6c l'amour y brilloit<br />

encore mieux que le vin. La , ces <strong>de</strong>ux amans<br />

aflis k 1'ombre <strong>de</strong>s abiiers , foupiroient les


t' A M O U R E U X. jtgg<br />

pein.es & les plaifirs <strong>de</strong> leurs ccetirs. Le tout<br />

y étoit fi vivement repréfenté , qu'on pouvok<br />

affurer que 1'art paffoit en quelque forte la<br />

nature par la force <strong>de</strong>s expreffions , & par la<br />

vivacité du pinceau.<br />

Quoique cette hiftoire dut affez faire voir<br />

au paladin le danger qu'il couroit dans ce chateau,<br />

le breuvage qu'il avoit eu le malheur<br />

<strong>de</strong> prendre , ne lui permettoit.pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s.<br />

réflexions falutaires. Tandis qu'il étoit fort attentif<br />

a ces peintures , il entendit un grand<br />

bruit qui venoit du cöté du jardin. Mais mon<br />

fujet m'appèle ailleurs , & 1'ordre que je me<br />

fuis propofé <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r vent que je parle du<br />

vaillant roi <strong>de</strong> Séricane,<br />

C H A P I T R E<br />

XX.<br />

De Caccord <strong>de</strong>s rois Gradafle & Marf.llei.<br />

T<br />

K r(<br />

>i GradafTe armé <strong>de</strong> toutes. pieces fe<br />

rendit au lieu que le feint héraut lui avoit marqué;<br />

il y attendit Renaud tout le rcfte <strong>de</strong> !a<br />

journée, enfuite il reprit le chemin <strong>de</strong> foa<br />

camp , perfuadé que le paladin s'éiok joué cis<br />

hu,


134 R O L A N D<br />

Cependant Richar<strong>de</strong>t, qui ne vit point revenir<br />

fon frère , crut fermement qu'il étoit<br />

mort ou prifonnier. Rien n'eft égal a la douleur<br />

qu'il en refientit ; mais ce qui le confirma<br />

plus que tout le refte dans la penfée que Renaud<br />

avoit perdu la vie, fut le retour <strong>de</strong><br />

Bayard ; ce fidéle animal qui par un privilège<br />

particulier étoit doué d'enten<strong>de</strong>ment humain ,<br />

ne voyant pas revenir fon maïtre , jugea bien<br />

qu'il J'attendroit inutilement dans ce lieu : il<br />

rompit fa bri<strong>de</strong> pour fe détacher <strong>de</strong> Parbre<br />

auquel il étoit attaché, & reprit le chemin du<br />

camp <strong>de</strong>s francois. Un parti <strong>de</strong> féricans qui<br />

battoit l'eflra<strong>de</strong> le recontra , 8c vonkt 1'arrêter;<br />

mais Bayard chagrin <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> fon<br />

maïtre , n'agréa pas leur <strong>de</strong>ffein ; il heurta fi<br />

ru<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> fon poitrail le premier qui ofa<br />

mettre la main fur lui, qu'il renverfa homme<br />

& cheval. Enfuite fe jettant impétueufement au<br />

milieu <strong>de</strong>s autres , il enmaffacra la plus gran<strong>de</strong><br />

partie a coups <strong>de</strong> pied. Ceux qui reftoient<br />

voulurent venger leurs camara<strong>de</strong>s, 6c- tuer<br />

Bayard ; mais ils eurent la confufion <strong>de</strong> voir<br />

que leurs lances 8c leurs épées ne pouvóient<br />

le percer , paree qu'il étoit fée. Le noble animal<br />

s'en émeut d'un nouveau courroux : fon<br />

ar<strong>de</strong>ur ÖC fa force en redoublèrent, 8c il s'acharna<br />

fur eux avec tant <strong>de</strong> furie , qu'en peu


L ' A M O U R E U X . 13c<br />

<strong>de</strong> momens une promie fuife fut leur feul<br />

recours.<br />

Le généreux courfier arriva donc au camp<br />

tout couvert <strong>de</strong> fang du carnage qu'il avoit<br />

fait; comme il étoit connu <strong>de</strong> toute Farmée, la<br />

nouvelle <strong>de</strong> fon retour y fut auffi-töt répandue<br />

; mais la confternation fut générale, quand<br />

on fut qu'il étoit revenu feul. Richar<strong>de</strong>t le<br />

voyant tout enfanglanté , ne douta point <strong>de</strong><br />

la mort <strong>de</strong> Renaud, & Bayard contribua même<br />

a lui faire concevoir cette penfée par 1'air trifte<br />

avec lequel il fe préfenta <strong>de</strong>vant lui. Le tendre<br />

Richar<strong>de</strong>t en répandit un torrent <strong>de</strong> larmes ;<br />

& dans fon afflittion, il interrogeoit 1'animalfur<br />

ce qui étoit arrivé. Bayard pour le lui faire<br />

comprendre , fecouoit la tête, drefToit les oreilles,<br />

battoit du pied la terre, y tracoit <strong>de</strong>s figures;<br />

mais tout cela inutilement, puifque la<br />

nature lui avoit refufé 1'ufage <strong>de</strong> la parole.<br />

Richar<strong>de</strong>t défefpérant <strong>de</strong> revoir fon frère,<br />

fongea aux ordres importans dont il 1'avoit<br />

chargé. II raffembla tous les chrétiens qui<br />

étoient reftés <strong>de</strong> la bataille , & leur déclara les<br />

intentions <strong>de</strong> Renaud. Ils'décampèrent dès la. 1<br />

nuit même, ce qu'ils purent faire facilement<br />

fans que les féricans , ni même les farrafins<br />

s'en appercuffent, puifque le camp <strong>de</strong>s francois<br />

étoit éloigné d'une lieue du camp <strong>de</strong> ces.<br />

I iy


136 R O L A N D<br />

<strong>de</strong>rniers. Les troupes <strong>de</strong> France firent tant <strong>de</strong><br />

diligence les jours fuivans, qu'elles furent bientöt<br />

fur leurs troritières.<br />

Le roi Marfiüe étoit <strong>de</strong> fon cöté dans une<br />

étrange confternation ; il voyoit Ferragus &<br />

Serpentin prifonniers, öc Grandonio enfermé<br />

dans Barcelonne. 11 ne reftoit plus dans fon armée<br />

aucun guerrier <strong>de</strong> eonfidération qui osat<br />

faire tête aux féricans; pour comble <strong>de</strong> malheur<br />

, il apprit que les chrétiens avoient pris<br />

la fuite avec leur chef; ce qui le mettoit abfolument<br />

hors d'état <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> nouveau lefort<br />

d'une bataille ; il réiblut d'aller trouver GradafTe<br />

, & il exécuta fa réfolution. Le monarque<br />

férican s'occupoit a ranger fes troupes dans le<br />

<strong>de</strong>ffein <strong>de</strong> pourfuivre fes avantages, & <strong>de</strong> fe<br />

vanger du paladin qui ne s'étoit pas trouvé au<br />

ren<strong>de</strong>z-vcus. L'efpagnol fe jette a fes ger.oux,<br />

lui raconte 1'afTront que les chrétiens lui ont<br />

fait , Sc promet <strong>de</strong> lui faire hommage <strong>de</strong> fon<br />

royaume , s'il veut cefTer d'être fon ennemi. Le<br />

magnanime roi <strong>de</strong> Séricane qui <strong>de</strong> toutes fes<br />

conquêtes ne vouloit que la gloire <strong>de</strong> les avoir<br />

faites, accepta ion ofTre. Marfille fit ferment<br />

entre fes mains avec toutes les formalités requifes,<br />

fe reconnut fon vaflal, & promit en<br />

cette qualité <strong>de</strong> tenir fon royaume <strong>de</strong> lui en<br />

tout tieï tk tout hommage, même <strong>de</strong> le fuivre


L'A M O U R E ü X. 137<br />

avec fon armée, & <strong>de</strong> fe joindre k lui contre<br />

Charlemagne.<br />

Cet accord conclu, les féricans Sc les farrafins<br />

fe réunirent; le fiege <strong>de</strong> Barcelonne fut<br />

levé , Grandonio fortit <strong>de</strong> cette ville, Ferragus<br />

& Serpentin furent relachés avec les autres<br />

prifonniers. Le redoutable GradafTe jure hautement<br />

que fi 1'on ne lui remet entre les mains<br />

Bayard Sc Durandal, auffi bien que le paladin<br />

Renaud, il rafera Paris jufqu'aux fon<strong>de</strong>mens ,<br />

Sc brülera toutes les villes <strong>de</strong> France.<br />

Tous les préparatifs étant faits pour le départ<br />

, les <strong>de</strong>ux armées fe mirent en marche.<br />

Pendantqu'elles pafioient lesmonts, Richar<strong>de</strong>t<br />

arriva k la cour <strong>de</strong> Charles, Sc rendit compte<br />

<strong>de</strong>s troupes k 1'empereur. L'abfence <strong>de</strong> Renaud<br />

y <strong>de</strong>vint 1'entretien <strong>de</strong>s courtifans ; on en parle<br />

diverfement. Les mayencois ne font pas difficulté<br />

<strong>de</strong> publier que c'eft un traïtre; mais fes<br />

amis les démentent, Sc <strong>de</strong>-la naiflent mille diffentions<br />

parmi les grands. II y avoit k Paris<br />

une efpèce <strong>de</strong> guerre civile , quand le bruit<br />

y vint que les rois GradafTe Sc Marfille marchoient<br />

avec toutes leurs forces vers cette<br />

ville, comme un torrent auquel il étoit impoffibte<br />

<strong>de</strong> réfifter. L'empereur , k cette nouvelle,<br />

dépêche <strong>de</strong>s couriers, fait aflembler <strong>de</strong>s troupes<br />

}<br />

munit fa capitale Sc fes fortereffes <strong>de</strong> tout


138 R O L A N D<br />

ce qui eft néceffaire pour foutenir un long<br />

fiège ; il fait toute la diligence poflible pour fe<br />

mettre en état <strong>de</strong> recevoir les ennemis puiffans<br />

qi i viennent 1'attaquer ; & malgré tous fes<br />

foins , ii craint d'en être furpris &C accablé.<br />

En effet, ce nombre innombrable d'infidèles<br />

parut bientöt dans les campagnes voilincs <strong>de</strong><br />

Paris. Ils remplifToicnt une prodigieufe étendue<br />

<strong>de</strong> pays. Charlemagne qui avoit intérêt <strong>de</strong> ne<br />

pas les y laiffer lohg-tems , alla courageufement<br />

leur préfenter la bataille a la tête <strong>de</strong> fes<br />

paladinsck <strong>de</strong> fes troupes. La viöoirc fut bien<br />

difputée <strong>de</strong> part Sc d'autre; mais enfin quelle<br />

que fut la valeur <strong>de</strong>s chrétiens , quelques actions<br />

d'éclat que purent faire les pairs du royaume<br />

, il leur fallut cé<strong>de</strong>r au grand nombre <strong>de</strong>s<br />

féricans. L'armée <strong>de</strong> 1'empereur fut mife- en<br />

déroute, & Pon fit prifonniers fes principaux<br />

chefs. Le marquis Olivier fut abattu <strong>de</strong> la propre<br />

main <strong>de</strong> Gradafle, &t les vaillans Dudon ,<br />

Salomon <strong>de</strong> Bretagne & Richard <strong>de</strong> Normandie<br />

furent pris par Ferragus.<br />

Le roi <strong>de</strong> Séricane venoit <strong>de</strong> livrer a fes<br />

gens le malheureux Olivier, lorfqu'il rencontra<br />

1'empereur Charles, qui montoit ce jour-la<br />

le cheval <strong>de</strong> Renaud. II reconnut aufli-töt ce<br />

bon courfier ; & il fe promit <strong>de</strong> ne pas laiffer<br />

échapper cette fois-la 1'occaflon <strong>de</strong> 1'avoir; il


L' A M O U R E V X.<br />

13^<br />

mit en arrêt fa forte lance, & piqua 1'Alfane<br />

contre Charlemagne, qui <strong>de</strong> fon cöté ne refufa<br />

pas le choc; mais le bon empereur n'avoi;<br />

<strong>de</strong>s forces fuffifantes pour foutenir une fi pmffante<br />

atteinte; auflï fut-il abattu afTez ru<strong>de</strong>ment;<br />

il fe vit dans le moment environné<br />

d'ennemis qui s'afTurèrent <strong>de</strong> fa perfonne ;<br />

mais comme fi Bayard eüt entrepris <strong>de</strong> le venger,<br />

il heurta <strong>de</strong> fon poitrail 1'Alfane avec<br />

tant d'impétuofité , qu'il la eulbuta elle & ion<br />

maïtre, l'un fur 1'autre. GradafTe eut affez <strong>de</strong><br />

peine a fe titer <strong>de</strong> <strong>de</strong>ffous fa jument; & fi tot<br />

qu'il fut fur pied, il s'avanca vers Bayard pour<br />

le prendre par la bri<strong>de</strong> ; mais le hardi courfier<br />

lui fit lacher prife d'un conp <strong>de</strong> tête, & lui<br />

tournant la croupe , lui lance au milieu <strong>de</strong> fa<br />

cuiraffe une rua<strong>de</strong> qui le jetta fur un monceau<br />

<strong>de</strong> morts , dans un état peu différent d'eux ;<br />

après quoi traverfant les <strong>de</strong>ux armées', il reprit<br />

le chemin <strong>de</strong> Paris , oü il rentra fans qu'aucun<br />

<strong>de</strong>s payens ni <strong>de</strong>s chrétiens osat mettre obflacle<br />

k fon paffage.<br />

Cependant 1'armée francoife pouffée par<br />

tant <strong>de</strong> chefs & <strong>de</strong> peuples fujets <strong>de</strong> Gradafle ,<br />

fe mit k fuir a vau<strong>de</strong>route. Guy <strong>de</strong> Bourgogne,<br />

le duc Naimes, 1'archevêque Turpin & Ganelon<br />

arrêtèrent pour quelque tems leurfuite;<br />

mais ils furent entraïnés eux-mêmes par le


140 R O L A N D<br />

grand nombre <strong>de</strong> ceux qui fuyoient, & eurent<br />

le malheur d'être pris dans leur retraite par les<br />

féricans. Ces infidèles pourfuivirent fi vivement<br />

leur vicToire jufqu'aux portes <strong>de</strong> Paris ,<br />

qu'il en entra plufieurs dans la ville avec les<br />

chrétiens. II n'y avoit alors aucun chevalier <strong>de</strong><br />

marqué parmi les francois qui n'eüt été fait prifonnier.<br />

Le feul Oger le danois , qui fe trouva<br />

par hafard a la porte oü les vainqueurs confondus<br />

avec les vaincus entroient pêle-mêle ,<br />

foutint 1'effort <strong>de</strong>s payens avec une hache<br />

d'armes qu'il tenoit en ia main; il écarta les<br />

plus empreffés , pendant qu'il faifoit couper le<br />

pont par <strong>de</strong>rrière lui; & il arrêta lui feul toute<br />

1'armée payenne jufqu'a 1'arrivée <strong>de</strong> GradafTe,<br />

auquel il fut obligé <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r. Ce monarque<br />

s'étoit fait remettre fur fon Alfane fort chagrin<br />

d'avoir manqué Bayard. Le paladin ne fit pas<br />

difficulté <strong>de</strong> fe rendre k lui, paree que la porte<br />

<strong>de</strong> la ville étoit fermée , & le pont coupé quand<br />

ce roi arriva.


ï.' A M O U R E U X. 141;<br />

C H A P I T R E X X I .<br />

Comment Charkmagne & fes paladlns furent<br />

déüvrés,<br />

c<br />

v> O M M E il n'y avoit plus dans la ville aucuneperfonne<br />

<strong>de</strong> diftincTion qui en put prendre<br />

le gouvernement , tous les habitans y étoient<br />

dans la confternation; ils ouvrirent les églifes ,<br />

firent <strong>de</strong>s proceffions , & chacun <strong>de</strong>mandoit<br />

au ciel fon affiltance. Tout le mon<strong>de</strong> y attendoit<br />

le jour fuivant avec frayeur, ne doutant<br />

pas qu'ils ne fuffent a la veille <strong>de</strong> voir leur<br />

entière <strong>de</strong>ftruction.<br />

Pendant qu'ils délibéroient fur Ie parti qu'ils<br />

prendroient , quelqu'un d'entre eux alla fe<br />

fouvenir<br />

<strong>de</strong> 1'injufte prifon 011 le prince Aftolphe<br />

étoit retenu <strong>de</strong>puis fi long-tems, & dans<br />

laquelle tous les fran9ois fembloient 1'avoir oublié<br />

; il propofa aux autres <strong>de</strong> Pen tirer & <strong>de</strong><br />

fe mettre fous fa conduite. L'avis fut approuvé<br />

<strong>de</strong> tous les habitans : il leur revint alors en<br />

mémoire <strong>de</strong> quelle facon il avoit confondu<br />

1'orgueil<strong>de</strong>Grandonio , & rétabli par la valeur<br />

1'honneur <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> France. Ils fe perAiadèrent<br />

que ce prince feul pouvoit en 1'abfence


14» R O L A N D<br />

<strong>de</strong> Roland & <strong>de</strong> Renaud, détournerl'orage qui<br />

alloit fondre fur eux. Dans cette confiance , qui<br />

leur parut un mouvement inlpiré du ciel, ils<br />

allèrent le délivrer; ils le fupplièrent <strong>de</strong> vouloir<br />

bien fe charger <strong>de</strong> les conduire , 8c ils<br />

commencèrent a lui rendre les mêmes honneurs<br />

qu'ils auroient rendus h 1'empereur luimême.<br />

Le courtois Aftolphe les recut d; la manière<br />

du mon<strong>de</strong> la plus affable ; comme il étoit plein<br />

<strong>de</strong> zèle pour le bien <strong>de</strong> la religion & <strong>de</strong> 1'empire<br />

, & pénctré <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> la chevalerie<br />

errante , dont le principal foin eft <strong>de</strong> protéger<br />

ies malheureux , il leur promit d'embraffer leur<br />

dck-nle; il leur paria même <strong>de</strong> telle forte ,<br />

qu'il les confirma merveilleufement par fes<br />

difcours dans 1'efpérance qu'ils avoient concue<br />

<strong>de</strong> 1 ui. Oh , que le roi Gradafle , leur difoit-il,<br />

a été heureux <strong>de</strong> ce que je n'ai pu le combattre<br />

1 Si j'euffe été übre , jamais Charlemagne<br />

n'aufoit été pris; mais j'y mettrai bon ordre.<br />

Le jour ne fera pas fi-töt vcnu <strong>de</strong>main , que<br />

j'irai enlever le roi <strong>de</strong> Séricane lui-même -u la<br />

tête <strong>de</strong> fon armée. Vous en aurez le plaifir<br />

<strong>de</strong>s creneaux , 8c malheur a tous les payens<br />

qui feront affez hardis pour m'attendre.<br />

Pendant ce tems-la les féricans eclébroient<br />

leur viclcire dans leur camp par <strong>de</strong>s feux &


L'A M O U R E V x; 145<br />

<strong>de</strong>s réjouiffances publiques. Leur grand monarque<br />

ne s'imaginant pas alors avoir k redouter<br />

aucun événement finiftre <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s<br />

chrétiens, que la crainte <strong>de</strong> fes armes tenoit<br />

renfermés dans Paris , étoit affis fur un tröne<br />

magnifique ; il avoit autour <strong>de</strong> lui les princes<br />

fes vaffaux & fes autres principaux chefs; il<br />

s'entretenoit avec eux <strong>de</strong>s expédiens les plus<br />

promts pour réduire cette capitale <strong>de</strong> 1'empire<br />

chrétien, & le réfultat <strong>de</strong> la délibération<br />

fut qu'il fe fit amener Charlemagne & fes paladins.<br />

Sage empereur, dit-il k ce prince , le<br />

ddir d'acquérir <strong>de</strong> la gloire enflamme les cceurs<br />

généreux : pour être digne <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>r aux<br />

autres, il faut avoir fait éclater fa valeur par<br />

<strong>de</strong> grands exploits. Je pouvois paffer ma vie en<br />

Oriënt dans les délices ; mais j'ai préféré au<br />

repos 1'honneur d'étendre ma renommée. Je<br />

ne fuis point venu dans ces climats pour conquérir<br />

ni la France , ni 1'Efpagne , ni aucun<br />

autre royaume <strong>de</strong> votre Europe. Je fuis content<br />

<strong>de</strong>s vafles états que je pofsè<strong>de</strong> dans 1'Afie;<br />

»e veux feulement faire voir k toute la terre<br />

qu'il n'eft point <strong>de</strong> monarque au mon<strong>de</strong> que<br />

je ne puiffe foumettre k ma puiffance , quand<br />

j'en aurai la volonté. Ton exemple le prouve<br />

afTez, puifque malgré ta fage conduite , malgré<br />

1'étendue <strong>de</strong> ton empire , malgré le courage


144 R O L A N B<br />

<strong>de</strong> tes paladins, tu n'as pu réfifter a mes armes.<br />

Ecoute donc ce que j'ordonne <strong>de</strong> ton fort : je<br />

te rends ton empire , & t'accor<strong>de</strong> mon amitié;<br />

mais è certaines conditions : tu ne <strong>de</strong>meureras<br />

dans mon camp que le refte du jour , fi tu me<br />

livres Bayard , & fi tu promets <strong>de</strong> m'envoyer<br />

en Séricane la fameufe épée du comte Roland,<br />

lorfqu'il fera <strong>de</strong> retour. Je veux encore que tu<br />

me mettes entre les mains le paladin Renaud,<br />

qui m'a ii ièchement manqué <strong>de</strong> parole, malgré<br />

toute l\ft me que j'avois pour lui : voila tout<br />

ce que j'exige <strong>de</strong> toi.<br />

Charlem igne remercia GradafTe <strong>de</strong> fa générofité.<br />

II lui promit d'exécuter <strong>de</strong> point en<br />

point ce qu'il lui prefcrivoit ; & pour coramencer<br />

, il chargea le comte Anfelme d'Hautefeuille<br />

d'aller a Paris cherchcr Bayard & <strong>de</strong><br />

le lui amener. Le mayencois partit ; dés qu'il<br />

fut arrivé aux portes <strong>de</strong> la ville , on leconduifit<br />

<strong>de</strong>vant Aftolphe. Ces paladins qui avoient<br />

tant <strong>de</strong> fujet <strong>de</strong> le haïr l'un 1'autre , ne fe virentqu'en<br />

froncant le lourcil. Anielme expofa<br />

fon ordre avec les conditions <strong>de</strong> 1'accord <strong>de</strong><br />

Gradafle & <strong>de</strong> 1'empereur , & <strong>de</strong>manda en<br />

eonféquence qu'on lui remït entre les mains<br />

Bayard pour le conduire au camp <strong>de</strong>s<br />

féricans.<br />

Le prince ar.glois n'étoit déja que trop aigri<br />

contre


L 5 A M Ö U R E TJ X.<br />

I 4j<br />

contre Charlemagne , <strong>de</strong> 1'injuftice <strong>de</strong> fa priion,<br />

& <strong>de</strong> la protecKon<br />

q u e<br />

ce monarque<br />

avoit accordée k la maifon <strong>de</strong> Mayence , en<br />

autoniant uneperfidie auffi avérée que Ia leur<br />

CeIa JO,nt k Pinfure qu'd lui paroifloit que ce<br />

nouve ordre faifoit aux paladms R 0la n d &<br />

Renaud fes anus , I e<br />

tranfporta <strong>de</strong> colère. II<br />

quahna <strong>de</strong> traïtre le comte d'Hautefmilie • &<br />

fans avoir egard k tout ce qu'il alléguoit', ni<br />

memea tordre par écrit <strong>de</strong> 1'empereur qu'il<br />

«ontrolt è tous ceux qui étoient préfens, il l e<br />

fitarreter&merrre<br />

en prifon comme porteur<br />

d u„ ordre fuppofé. Aftolphe n'en <strong>de</strong>meura<br />

p a s<br />

ia. Dans les mouvemens farieux qui 1'agitoient<br />

<strong>de</strong>fvoya déffer par «n héraut le roi <strong>de</strong> Séri<br />

cane comme un impofteur qui f e<br />

vantoit<br />

T^TZ ^ ^ ^ ^ n a u d . l u i d é c l a -<br />

ran qu d 1 enferott dédire publiquement; qu'au<br />

«fte Charlemagne n'avoit point droit <strong>de</strong> difpofer<br />

<strong>de</strong> Bayard ni <strong>de</strong> Durandal; &<br />

o u e ü<br />

Gradafle• youloit avoir ce cheval en fa poffefllon^d<br />

fauou qu'il fa préparat 4 le<br />

par la vote <strong>de</strong>s armes; que lui Aftolphe d'Ang^eterre<br />

le lui n.eneroit le len<strong>de</strong>main matia<br />

dans fon camp pour eet effet<br />

Lor f q i i e<br />

le héraut, conduit <strong>de</strong>vant le roi<br />

<strong>de</strong>s fencans,,ui eüt expoié le fa iet<br />

<strong>de</strong> fa<br />

m<br />

£<br />

"on, ce monarque <strong>de</strong>manda k 1'empereur ce<br />

J-ouie I. j£


146 R O L A N D<br />

que c'étoit que eet Aftolphe qui lui parloit fi<br />

fierement. Charlemagne choqué <strong>de</strong> 1'audace <strong>de</strong><br />

fon paladin , lui en fit le portrait en <strong>de</strong>ux mots;<br />

a quoi le comte Ganelon ajoüta : Sire, c'eft un<br />

fanfaron qui réjouit quelquefois par fes faillies<br />

1'empereur & toute fa cour. Mais ne vous<br />

arrêtez pas k fes paroles ; on tiendra la promefle<br />

qui vous a été faite. Le généreux Serpentin<br />

qui fe trouva préfent k ce difcours , ne<br />

put, quoique farrafin, fouffrir 1'injure que<br />

faifoit au paladin francois fon propre compatriote,<br />

&C dit au roi <strong>de</strong> Séricane : Seigneur ,<br />

le témoignage que je dois a la vérité m'oblige<br />

<strong>de</strong> vous avertir que le prince Aftolphe eft fils<br />

du roi d'Angleterre , qu'il n'eft point tel qu'on<br />

vous le repréfente ; il eft courageux, & je lui<br />

ai vu faire <strong>de</strong>s adions dignes d'une immortelle<br />

gloire. C'eft lui qui aux <strong>de</strong>rnières joütes <strong>de</strong><br />

Paris abattit le fert Grandonio , & lui ravit<br />

1'honneur que ce roi farrafin étoit prêt <strong>de</strong> remporter.<br />

Ifolier èc Matalifte dirent la même<br />

chofe au monarque indien; <strong>de</strong> forte que Ganelon<br />

fe vit obligé <strong>de</strong> répondre aux difcours <strong>de</strong><br />

Serpentin, pour éviter le reproche d'impofteur<br />

: II eft vrai, feigneur , dit-il a Gradafle ,<br />

que eet Aftolphe s'eft maintenu heureufement<br />

dans les joütes <strong>de</strong> Paris ; mais je Pai vaincu<br />

moi-même en d'autres occafions.


L'A M O U R E u X.'<br />

I 4 7<br />

^ Après que Ganelon eüt ainfi parlé , le judïcieux<br />

roi <strong>de</strong> Séricane, qui avoit fort bien<br />

démêlé que ce mayencois étoit naturellement<br />

en vieux, qu'il n'avoit en vue que fa liberté,<br />

lui répliqua dans ces termes : Je veux croire<br />

ce que vous avancez j mais enfin, ce prince<br />

que vous me dépeignez comme un homme<br />

vain , paroït avoir du courage. J'accepte Ie<br />

défi qu'il me fait, ft condition qu'il m'amènera<br />

Bayard; mais s'il y fatisfait, & que je vienne k<br />

le vaincre, ne penfez pas, votre maïtre &<br />

vous, que je fois tenu <strong>de</strong> vous remettre en<br />

liberté, puifque je ne <strong>de</strong>vrai qu'ft ma valeur<br />

le fameux courfier que je veux avoir. En<br />

achevant ces paroles , il fit remener 1'empereur<br />

& fes paladins fous les tentes <strong>de</strong>ftinées<br />

pour lesprifonniers <strong>de</strong> confidération.<br />

Oh, que le bon Charlemagne étoit irrité<br />

contre Aftolphe, <strong>de</strong> ce qu'il lui faifoit perdre<br />

par une bravoure mal-entendue 1'occafion <strong>de</strong><br />

recouvrer fon empire & f a<br />

liberté ! mais 1'Anglois<br />

qui n'étoit pas moins en colère contre<br />

lui, que contre le mayencois , fte s'inquiétoic<br />

guères du chagrin qu'il en pouvoit avoir.<br />

D'abord que le jour parut, Aftolphe revêtu<br />

<strong>de</strong> fes armes magnifïques , & wonté fur<br />

Bayard, fortit <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Paris ; il portoit<br />

fur fa cuuTe la merveilleufe lance d'Argail. Le<br />

Kij


i4§ R O L A N D<br />

foleil montroit fes premiers rayons , lorfqu'il<br />

arriva aux barrières du camp <strong>de</strong>s infidèles ; au<br />

bruit <strong>de</strong> fon cor, que le paladin fit retentir a<br />

fon arrivée, on en porta la nouvelle au roi <strong>de</strong><br />

Séricane, qui fe prefik <strong>de</strong> fe faire armer. Ce<br />

monarque impatient <strong>de</strong> combattre , s'étant rendu<br />

au lieu oii fon ennemi 1'attendoit, vit avec<br />

joie qu'il étoit monté fur Bayard : il le falua<br />

fort civilement , & lui dit d'un air riant:<br />

Brave chevalier , quelque eftime que la iranchife<br />

<strong>de</strong> ton procédé me donne pour toi, je<br />

ne puis m'empêcher <strong>de</strong> te dire , que tu es plus<br />

homme <strong>de</strong> parole que celui dont tu foutiens fi<br />

hautement les intéréts. Roi magnanime, lui<br />

répondit du même ton le prince anglois, quelque<br />

déférence que je veuille avoir pour vous,<br />

je ne puis convenir que le noble fils d'Aimon<br />

foit homme a manquer <strong>de</strong> parole ; il m'avoit<br />

pourtant défié , reprit GradafTe , & promis <strong>de</strong><br />

fe trouver au bord <strong>de</strong> la mer , ou nous <strong>de</strong>vions<br />

combattre pour Bayard ; je 1'y attendisinutilement<br />

tout un jour. S'il ne s'y trouva pas, repartit<br />

Aftolphe , il eut fans doute <strong>de</strong> fortes<br />

raifons qui 1'empêchèrent <strong>de</strong> s'y rendre; mais<br />

enfin, feigneur , puifque vous ne <strong>de</strong>viez tous<br />

<strong>de</strong>ux combattre que pour Bayard, je vous<br />

amène ce bon courfier , que je fuis prêt<br />

a défendre contre vous. Le comte Gane-


L' A M O U R E U X. 149<br />

Ion , lui dit le roi , t'a voulu faire pafTer dans<br />

mon efprit pour un bouffon ; mais le courage<br />

que tu me fais remarquer dans tes difcours ,<br />

m'oblige a mieux penfcr <strong>de</strong> toi. J'accepte ton<br />

dén ; fi le fort & ma valeur me donnent la<br />

viftoire fur toi, je n'en veux point d'autre<br />

pnxque Bayard; fais <strong>de</strong> ton cöté tes conditions<br />

, & je jurerai <strong>de</strong> les obferver.<br />

Si j'aifhonneur <strong>de</strong> vous vaincre , feigneur 1<br />

répondk le prince d'Angleterre , j'exige premierement<br />

que vous reconnoïtrez Renaud <strong>de</strong><br />

Montauban pour un chevalier fans peur & fans<br />

reproche; que vous mettrez en liberté Fempereur<br />

& fes paladins , & que vous retournerez<br />

auffi-töt dans vos états. J'accepte ces conditions<br />

, répliqua le roi , & je jure par mes<br />

dieux que je m'y foumettrai, fi tu es mon<br />

vainqueur.<br />

Mors ces <strong>de</strong>ux princes s'cloignèrent pour<br />

prendre du champ. GradafTe empoigne fa forte<br />

lance , & fe fent capable <strong>de</strong> renverfer un»<br />

tour. Le paladin <strong>de</strong> fon cöté s'afFermit fur fes<br />

étriers ; & s'il n'a pas tant <strong>de</strong> force que fon<br />

ennemi, il en a du moins tout le courage; l'un<br />

monté fur 1'Alfane, & 1'autre fur Bayard, ils<br />

viennent afe rencontrer furieufement; mais a<br />

peine la lance d'or a-t-elle touché GradafTe,,<br />

qu'il fe fent enlever hors <strong>de</strong>s arcons , & fi mal-<br />

K iij


j^o<br />

R O L A N D<br />

heureufement pour lui , qu'il fe démit le bras<br />

en tombant.<br />

Le monarque indien, quand il fe vit a terre,<br />

fut plus furpris qu'il ne 1'avcit été <strong>de</strong> fa vie. La<br />

home <strong>de</strong> fe voir hors <strong>de</strong> combat d'un feul<br />

coup <strong>de</strong> lance , & <strong>de</strong> perdre fes prétentions<br />

fur Bayard , l'afflige plus que la douleur qu'il<br />

reffent <strong>de</strong> fon bras ; il fe leva , & marchant<br />

vers Aftolphe qui venoit a lui : Brave chevalier<br />

, lui dit-il, tu m'a vaincu. Viens donc , je<br />

vais te rendre les prifonniers , & j'obierverai<br />

très-exactement les autres conditions <strong>de</strong> notre<br />

accord. Ces <strong>de</strong>ux guerriers prirent enfuite le<br />

chemin du camp , ils marchent a cöté l'un <strong>de</strong><br />

1'autre, & le roi rend au prince anglois tout<br />

1'honneur que méritoit le grand exploit qu'il<br />

venoit <strong>de</strong> faire. Aftolphe le pria <strong>de</strong> ne pas apprendre<br />

d'abord a Charlemagne quel avoit<br />

été rëvènement du combat, paree qu'il vouloit<br />

fe venger par quelque innocente raillerie<br />

du mauvais traitement qu'il en avoit recu , ÓC<br />

le roi le lui promit.<br />

GradafTe étant <strong>de</strong> retour dans fon camp fe<br />

fit remettre le bras par le plus expert <strong>de</strong> fes<br />

chirurgiens ; après quoi fur les inftances du<br />

prince d'Angleterre , il donna ordre qu'on lui<br />

amenat 1'empereur &C fes paladins. Quand ils<br />

furent arrivés , Aftolphe regarda Charlemagne


L' A M O U R E U X.<br />

d'un air mécontent, Sc lui dit: Vols, prince<br />

injufte, oü ton orgueil & ton impru<strong>de</strong>nce t'ort<br />

conduit. Qu'eft <strong>de</strong>venu ce puifTant empire qui<br />

te faifoit tant craindre & refpedter ? Tes peuples<br />

font opprimés , ta religiori n'a plus <strong>de</strong><br />

défenfeur, tu es toi-même dans les fers avec<br />

tous les paladins. Hé quel autre fort pouvois-tu<br />

attendre <strong>de</strong> ta mauvaife conduite , puifque tu<br />

éloignes <strong>de</strong> toi tous ceux qui pourroient être<br />

1'appui <strong>de</strong> tes états. Cent fois je t'aivu outrager<br />

les invincibles Renaud Sc Roland, Sc tu veux<br />

encore aujourd'hui difpofer , fans leur aveu,<br />

<strong>de</strong> ce qu'ils ont <strong>de</strong> plus cher ? Que ne m'as-tu<br />

point fait a moi-même , qui malgré le peu d'eftime<br />

que tu as pour moi, t'aurois épargné par<br />

mon courage la douleur <strong>de</strong> te voir dans 1'indigne<br />

état oü tu te trouves réduit ? Si pour<br />

complaire a la perfi<strong>de</strong> maifon <strong>de</strong> Mayence, tu<br />

ne m'avois tenu fi long-tems dans une dure<br />

pnfon, tu ne ferois pas la proie du chagrin qui<br />

te dévore en ce moment. Que ton comte Ganelon<br />

te procure , s'il le peut, la liberté, qu'il<br />

te conferve ton royaume <strong>de</strong> France: pour moi,<br />

j'ai pris mon parti; je renonce a ton fervice ,<br />

puifqu'on n'en doit attendre que <strong>de</strong> 1'ingratitu<strong>de</strong><br />

Sc <strong>de</strong> 1'injufTice : j'ai fait préfent <strong>de</strong><br />

Bayard au grand roi <strong>de</strong> Séricane, Sc me fuis<br />

donné a lui a titre <strong>de</strong> boufTon, car ton favori<br />

K iy<br />

ip


R O L A N D<br />

Ganelon m'a voulu faire pafTer dans 1'efprit <strong>de</strong><br />

ce prince pour un homme forr propre a remplir<br />

eet emploi. Comme nous ferons au même<br />

maïtre, ;e vous promets a tous mes offices<br />

aüprès <strong>de</strong> lui.<br />

Aftolphe ne rioit nullement en leur tenant<br />

ce difcours, il paroiffbit vouloir infulter k<br />

leur douleur , & 1'on eüt cru qu'il étoit trèsirrité<br />

contre 1'empereur même , ce qui mettoit<br />

le comble a leur affliction. Quoi! méchant,<br />

dit alors le bon archevêque <strong>de</strong> Rhiims au<br />

prince anglois , tu as donc quitté la vraie roi ?<br />

Oui : meflïre Turpin , répondit Aftolphe;<br />

comme je ne vous ai plus eu pour m / maintenir,<br />

je me fuis fait idolatre pour plaire amort<br />

nouveau maïtre, eken cela je me crois encore<br />

moins mauvais que nos mayencois qui font<br />

pires que <strong>de</strong>s hérétiques.<br />

Tous ces illuftres prifonniers étoiei1 étrangement<br />

mortifiés <strong>de</strong> fe voir , a ce qu'il leur<br />

fembloit, tomber dans le malheur d'une longue<br />

captivité. L'un fe plaignoit , 1'autre foupiroit;<br />

& quand le prince d'Angleterre fe fut<br />

donné quelque tems le plaifir <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong> leur<br />

peine , il alla fe jetter aux genoux <strong>de</strong> Charlemagne<br />

: Seigneur , lui dit - il , je vous prie<br />

d'oublier les chagrins que j'ai pu vous caufer.<br />

Vous êtes mon empereur, 6c je fuis tcujours


L' A M O U R E U X. IJ 3<br />

a vous : quelque fujet que j'aie <strong>de</strong> me plaindre<br />

du traitement que vous m'avez fait , mon<br />

cceur ne peut tenir contre vous; apprenez<br />

que vous êtes libre , & que vous tenez <strong>de</strong> moi<br />

vos états & votre liberté; mais fachez aufli<br />

que je ne veux plus <strong>de</strong>meurer dans votre<br />

cour , tant que vous ferez obfédé <strong>de</strong> laches<br />

flatteurs. Vous avez auprès <strong>de</strong> vous Ganes<br />

<strong>de</strong> Poitiers & toute fa race , vous leur accor<strong>de</strong>z<br />

1'honneur <strong>de</strong> votre confiance ; je vous les<br />

laifle tous pour ce qu'ils valent ; je vous<br />

abandonne même tout ce que je pofsèdé , &C<br />

<strong>de</strong>main , fous votre bon plaifir , je partirai<br />

d'ici. Je ne m'arrêterai dans aucun lieu du<br />

mon<strong>de</strong> , que je rt'aye trouvé Ie comte d'Angers<br />

& le feigneur <strong>de</strong> Montauban , en qui feuls<br />

je vois toute fleur <strong>de</strong> chevalerie & <strong>de</strong> probité.<br />

Le généreux anglois finit ainfi fon difcours.<br />

Tous les paladins qui 1'avoient écouté fort<br />

attentivcment, ne favoient encore ce qu'ils en<br />

dsvoicnt penfer ; ils fe regardoient les uns les<br />

autres, comme pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rfi Aftolphe continuoit<br />

<strong>de</strong> les infulter, ou s'ils pouvoient fe<br />

flatter qu'il leur eüt dit vrai. Mais le roi Gradafle<br />

les tira d'incertitu<strong>de</strong>, en les aflurant qu'ils<br />

n'étoient plus prifonniers.<br />

Sur cette afliirance, Ganelon fut le|premier


ij4 R O L A N D<br />

qui voulut fortir, pour profiter <strong>de</strong> la liberté<br />

qu'on lui accordoit; mais Aftolphe le retenant:<br />

Tout beau, fire chevalier , lui dit-il, les autres<br />

font libres, vous feul ne 1'êtes pas , vous <strong>de</strong>msurez<br />

prifonnier. De qui, s'écria le mayencois<br />

? D'Aftolphe , répartit 1'anglois. Ganes ne<br />

favoit que repliquer, & le roi <strong>de</strong> Séricane<br />

augmenta fa Confufion par le récit fidéle qu'il<br />

fit <strong>de</strong> fon combat avec le prince d'Angleterre.<br />

Lorfque GradafTe eüt cefTé <strong>de</strong> parler , Aftolphe<br />

prit Ganelon par la main , puis fléchifTant<br />

le genouil <strong>de</strong>vant Charlemagne , il adrefTa ces<br />

paroles a eet empereur :<br />

Seigneur, je veux bien, pour l'amour <strong>de</strong><br />

vous , accor<strong>de</strong>r au comte fa liberté , a condition<br />

qu'il jurera tout-a-Pheure entre vos mains<br />

qu'il fera déformais fidéle & loyal; & comme<br />

il ne lui eft pas nouveau <strong>de</strong> fe parjurer, ordonnez<br />

que s'il lui arrivé <strong>de</strong> commettre quelque<br />

nouvelle perfidie , il me fera permis <strong>de</strong> le faire<br />

lier & enfermer dans tel lieu que je voudrai<br />

choifir. L'empereur lui accorda fa<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, &<br />

obligea Ganes <strong>de</strong> faire le ferment requis.<br />

Les prifonniers reprirent le chemin <strong>de</strong> Paris,<br />

oü Pon ne fut pas plutot ce qui s'étoit pafTé ,<br />

que toute la ville retentit du nom d'Aftolphe.<br />

Dés qu'on le vit paroitre, tout le peuple courut<br />

après lui ; les dames le careflent, les


L'A M O U R E tJ X.' ïjf<br />

grands rembraffent, chacun publie fes louanges<br />

1'empereur pour 1'obliger a <strong>de</strong>meurer<br />

dans fa cour , lui ofFrit toute 1'Irlan<strong>de</strong>; mais le<br />

prince d'Angleterre ne fe laiffa point fléchir,<br />

il perfifta toujours dans la réfolution d'aller<br />

chercher fon coufin Renaud & le comte d'Angers.<br />

Pour GradafTe , il partit dès la nuit même<br />

avec les farrafins ; il repafla par 1'Efpagne, oh<br />

il avoit laifie fes vaiffeaux , & oii Marfille avec<br />

fes efpagnols s'arrêta. Mais laifTons l'un remonte<br />

r fur fa gran<strong>de</strong> flotte pour reprendre la route<br />

<strong>de</strong> les royaumes , & 1'autre rétablir fes états<br />

<strong>de</strong>s ravages affreux que Pinvafion <strong>de</strong>s orientaux<br />

y avoient caufés. Retournons au feigneur<br />

<strong>de</strong> Montauban.


i


L ' A M O U R E U X . 157<br />

que votre cceur ne foit plus infenfible que<br />

celui <strong>de</strong>s tigres & <strong>de</strong>s lions. En achevant ces<br />

mots elle le prit par la main , & le conduifit<br />

au palais. La magnifïcenee du <strong>de</strong>dans répondit<br />

k celle du <strong>de</strong>hors; ce n'étoit que riches<br />

ameublemens, peintures exquif s, ftatues excellentes,<br />

vafes <strong>de</strong> cryftal, d'or & d'agathe,<br />

oü lesperles & les diamans étoient k profufion.<br />

Tous les appartemens par oü la dame faifoit<br />

paffer Renaud retentiffoient <strong>de</strong> fons harmonieux.<br />

Des troupes <strong>de</strong> chanteufes tk <strong>de</strong>joueufes<br />

d'inftrumens , toutes belles par excellence,<br />

& revêtues d'habits galans, chantoient les<br />

louanges <strong>de</strong> l'amour, & formoient enfemble<br />

<strong>de</strong>s concerts qui cm.rmoient le cceur &c les<br />

oreilles. .<br />

D'autres fUles qui ne cédoient en rien a celles<br />

dont on vient <strong>de</strong> pari er, danfoient en rond<br />

au fon <strong>de</strong>s inftrumens; elles avoient mis le<br />

guerrier au milieu d'elles ; & ces charmantes<br />

perfonnes 1'enchaïnoient en danfant avec <strong>de</strong>s<br />

guirlan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fleurs, comme pour lui faire<br />

comprendre par leurs mouvemens & par leurs<br />

geftes , qu'il <strong>de</strong>voit s'eflimer heureux <strong>de</strong> fe<br />

voir 1'efclave <strong>de</strong> l'amour. Elles danfoient encore<br />

, lorfqu'une autre dame vint avertir le<br />

chevalier qu'il étoit tems <strong>de</strong> prendre quelque<br />

nourriture, & elle le pria <strong>de</strong> vouloir 1'accom-


158 R O L A N D<br />

pagner jufqu'au lieu préparé pour le repas.<br />

Le paladin qui ne connoiffoit point encore<br />

le but d'une fi galante réception , ne refufa pas<br />

le parti. II donna la main a la dame , &i fe laifïa<br />

conduire fous <strong>de</strong>s cabinets <strong>de</strong> verdure entremêlés<br />

<strong>de</strong> rofes & <strong>de</strong> chevre-feuilles, ou fur<br />

<strong>de</strong>s tables placées autour d'une claire fontaine,<br />

il trouva tous les mets d'un fefhn fplendi<strong>de</strong>.<br />

Quatre <strong>de</strong>s plus belles dames s'aliirent a une<br />

table , <strong>de</strong> manière qu'elles mirent entr'elles le<br />

paladin , dont la chaife étoit toute en bro<strong>de</strong>rie<br />

<strong>de</strong> perles & <strong>de</strong> diamans. De jeunes garcons,<br />

vêtus comme on peint les amours, les<br />

jeux & les ris, fervoient dans <strong>de</strong>s plats d'or<br />

tout ce qui pouvoit contenter le goüt le plus<br />

rafiné dans la bonne chère; & trois <strong>de</strong>moifelles,<br />

repréfentant les graces, verfoient <strong>de</strong>s<br />

vins délicieux dans <strong>de</strong>s coupes d'un prix ineftimable.<br />

Le fouper achevé, les concerts d'inftrumens<br />

rccommencèrent , & pendant qu'ils fembloient<br />

difpofer le cceur a l'amour par les chants les<br />

plus tendres & les plus touchans , une <strong>de</strong> ces<br />

dames s'approchant du chevalier, lui dit tout<br />

bas ces paroles : Cette ïle délicieufe , ces<br />

Tichelles & tout ce que vous y voyez <strong>de</strong> rare<br />

eft a vous ; c'eft pour vous feul que notre<br />

reine a fait batir ce beau palais. Que vcus


L'A M O U R E Tj X.<br />

<strong>de</strong>vez vous eftimer heureux d'être aimé d'une<br />

ii gran<strong>de</strong> princeffe ! Elle eft plus blanche que<br />

le lys , & plus vermei<strong>de</strong> que la rofe. Cette<br />

jeune & merveiileufe beauté fe nomme Angélique<br />

, & c'eft une fille <strong>de</strong> roi.<br />

Si-töt que le cruel fils d'Aimon entendit<br />

prononcer le nom <strong>de</strong> la perfonne qu'il haiffoit<br />

plus que la mort, fon vifage changea cle couleur.<br />

Tous ces plaifirs qu'on lui procuroit lui<br />

clevinrent odieux , & le féjour <strong>de</strong> cette ile<br />

n'eut plus d'appas pour lui. La dame qui lui<br />

parloit ne s'appercut que trop <strong>de</strong> Paverfion<br />

qu'il avoit pour Angélique. Seigneur chevalier,<br />

hu dit-elle avec étonnement , eft il poffible<br />

que vous receviez avec répugnance une nouvelle<br />

ft agréable ? Fut-il jamais pour un mortel<br />

une plus haute fortune que celle qui vous<br />

eft préfentée ? Faites y bien réflexion, & craignez<br />

<strong>de</strong> vous en repentir : fongez que vous<br />

ëtes notre prifonnier. La mer environne ce<br />

jardin <strong>de</strong> tous cötés ; toute votre valeur,<br />

Flamberge , Bayard-même , quand vous 1'aunez<br />

, ne pourroit vous tirer d'ici. Faites donc<br />

<strong>de</strong> bonne grace ce que 1'on vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />

Notre reine exige<strong>de</strong>vous feulement que vous<br />

la regardiez. Etes-vous fi farouche , que vous<br />

ne vouliez pas jetter la vue fur une princeffe<br />

ft charmante ?


i6o R O L A N D<br />

La dame tint encore d'autres difcours qui<br />

ne furent pas moins inutiies que ceux la. Le<br />

chevalier quitta brufquement la compagnie, &<br />

prit le chemin <strong>de</strong> la mer. Toutes les belles<br />

chofes qui fe préfentoient a fa vue en s'en<br />

retournant, n'étoientplus agréables pour lui;<br />

& quand il fut arrivé k 1'endroit oii ii avoit<br />

laiffé fa barque, il entra <strong>de</strong>dans avec précipitation<br />

, <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> voir paroitre la princeffe<br />

qu'il ne pouvoit aimer.<br />

II auroit fouhaité que le petit batiment eut<br />

promtement quitté les bords <strong>de</strong> 1'ile ; mais<br />

la barque <strong>de</strong>meura immobile , foit qu'aucun<br />

vent n'agitat alors la mer , foit par la force<br />

d'un encbantement. Le paladin ne pouvoit<br />

s'éloigner <strong>de</strong> eet odieux rivage ; il en eft au<br />

défefpoir , & plutöt que d'y refter , il prend<br />

la funefte réfolution <strong>de</strong> fe précipiter dans les<br />

flots; il alloit exécuter ce <strong>de</strong>ffein , quand la<br />

barque partit d'elle-même , & fe mit k voguer<br />

avec plus <strong>de</strong> rapidité qu'elle n'avoit jamais fait.<br />

Pvenaud en eut une joie inconcevable ; &<br />

malgré le péril qu'il couroit fur les eaux , il<br />

regarda comme un bien fon éloignement d'un<br />

lieu oü 1'on ne parloit que d'Angelique.<br />

Le jour fuivant, il découvrit une gran<strong>de</strong><br />

forêt, & ce fut <strong>de</strong> ce cóté-la que le petit<br />

batiment prit fa route. A peine le guerrier eüt-


L* A M O U R E V X: x6ï<br />

il pi-Is terre , qu'un homme tout blanc <strong>de</strong> vieilleffe<br />

fe préfenta <strong>de</strong>vant lui, & les larmes aux<br />

yeux, lui adreffa ces paroles: Brave chevalier ,<br />

ne me refufez pas votre fecours. Un brigand<br />

Vient <strong>de</strong> me ravir une fille belle & jeune que<br />

j'avois avec moi. Je ne crois pas qu'il foit encore<br />

k plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux eens pas d'ici.<br />

Le fils d'Aimon fut touché <strong>de</strong> la dou'eur du<br />

vieillard , & fe mit è fuivre Ie voleur : mais le<br />

brigand ne 1'eut pas fi-töt découvert, que ne<br />

fe jugeant pas capable <strong>de</strong> fouten» 1'eiFort d'uri<br />

chevalier <strong>de</strong> fi haute apparence, il prit un cor<br />

qu'il portoit , & en fonna <strong>de</strong> toute fa force<br />

pour fe faire entendre d'un chSteau qu'on<br />

voyoit k cent pas <strong>de</strong>-la fur une petite élévation<br />

qui s'avancoit en forme <strong>de</strong> cap dans la mer.<br />

Au fon <strong>de</strong> ce cor, il -fortit du chateau un<br />

gcant dont IVxceiïïve hauteur & la démarche<br />

fiére ne promettoient rien que <strong>de</strong> funefte ; il<br />

portoit un dard k fa main droite, & dansl'autre ,<br />

une chaine au bout <strong>de</strong> laquelle étoit un crampon<br />

<strong>de</strong> fer ; quant le géant fut prés du chevalier , il<br />

lui lanca fon dard d'une gran<strong>de</strong> roi<strong>de</strong>ur ;'le<br />

coup perca 1'écu & l e<br />

haubert, mais le paladin<br />

n'en fut point bleue. Attends, dit - il au<br />

monftre, tu vas voir fi mes armes valent les<br />

tiennes. En difant ces paroles , il leva fa redoutable<br />

Flamberge fur le geant qui tourna ie dos<br />

Tornt I,<br />

L


ÏÖJ? R O L A N D<br />

& courut vers une rivière que traverfoit uri<br />

pont <strong>de</strong> pierre. II y avoit, a 1'entrée <strong>de</strong> ce<br />

pont ,un gros anneau <strong>de</strong> fer , auquel le monftre<br />

, en fuyant, accrocha le crampon <strong>de</strong> fa<br />

chaïne. Renaud cependant le pourfuivoit, il<br />

étoit même déja fur le pont Sc bien proche <strong>de</strong><br />

fon ennemi,quan J ce <strong>de</strong>rnier tira fa chaïné: alors<br />

une gran<strong>de</strong> pierre du pont, fur laquelle étoit<br />

le ieigneur <strong>de</strong> Montauban , fondit fous les pieds<br />

du chevalier , qui fe fcntant tomber dans la<br />

rivière , s'écria douloureulement : O ciel, eftce<br />

donc ainfi que je dois périr ?<br />

II avoit véritablement fujet <strong>de</strong> faire cette<br />

exclamation , puifqu'il fe trouva tout-è-coup<br />

enveloppé <strong>de</strong> filets <strong>de</strong> pêcheurs qui étoient<br />

attachés aune arche du pont; il fe feroitindubitablement<br />

noyé, fi le géant ne fe fut haté<br />

<strong>de</strong> 1'aller retirer <strong>de</strong> 1'eau. Ce colofie entradonc<br />

dans la rivière, bien qu'elle fut très-profon<strong>de</strong>,<br />

il n'en avoit que jufqu'a la ceinture; il détacha<br />

les filets du pont, 6c les jetta fur fon épaule<br />

avec Renaud qui étoit renfermé <strong>de</strong>dans , fans<br />

pouvoir prefque fe remuer. O fortune cruelle!<br />

difoit 1'infortuné paladin, ne feras-tu jamais<br />

laffe <strong>de</strong> me pourfuivre ? Je ne fuis pas forti d'un<br />

malheur que je tombe dans un plus grand ,<br />

ik. je me vois fans efpérance d'échapper <strong>de</strong>s<br />

mains du monftre qui s'eft rendu maïtre <strong>de</strong><br />

moi par furprife.


L'A M O U R E V X. I5J<br />

Pendant qu'il formoit ces triftes plaintes,<br />

le géant qui le portoit arriva prés d'un chateau<br />

dont les environs n'offröient aux yeux que <strong>de</strong><br />

funeftes marqués <strong>de</strong> cruauté. On voyoit couler<br />

le fang dès Pentrée ; la cour étoit couverte <strong>de</strong><br />

cadavres, & ce qu'il y avoit <strong>de</strong> plus horrible<br />

i\ voir , c'étoit <strong>de</strong>s corps démembrés , dont<br />

quelques - uns rendoient encore les <strong>de</strong>rniers<br />

foupirs;ce fpedtacle afFreux n'étoit que trop<br />

propre a confirmer Renaud dans fa crainte.<br />

Une vieille vêtue <strong>de</strong> noir , hi<strong>de</strong>ufe & décharnée<br />

parut; le géant jetta fon far<strong>de</strong>au a fes<br />

pieds; enfuite la vieille appela plufieurs domettiques<br />

,'qui tirèrent, a 1'ai<strong>de</strong> du géant, l e<br />

guerrier <strong>de</strong>s filets , après lui avoir héhs pieds<br />

& les mains très-étroitement. Cela étantfait,<br />

la vieille dit au fils d'Aimon , m Iheureux chevalier<br />

, larenommée t'aura fans do.t? appris la<br />

coutume qui fe pratique en ce lieu ; mais fi<br />

t l l<br />

Pignores, je vais t'en infiruire , afin que tu la<br />

faches du moins avant que <strong>de</strong> mourir ; car il<br />

faudra <strong>de</strong>main que tu per<strong>de</strong>s la vie.<br />

A<br />

C H A P I T R E<br />

Hiftoirc <strong>de</strong> Mar juin,<br />

II.<br />

^ P P R E N s donc, pourfuivit la vieille, qu'un<br />

chevalier doué d'une valeur extréme, futau-<br />

Lij


164 R O L A N D<br />

trefois feignenr <strong>de</strong> ce chateau, qui fe nommoif<br />

alors la Roche-vermeille , 6c qui fe nomme a<br />

préfent la Roche-cruelle , a caufe <strong>de</strong>s chofes<br />

que je vais te raconter. Sa maifon étoit toujours<br />

ouverte aux perfonnes <strong>de</strong> mérite, il traitoit<br />

magnifiquement tous les chevaliers 6c les dames<br />

qui arrivoient dans ce lieu. II étoit chéri 8c<br />

confidéré <strong>de</strong> fes voifms, qui le combloient<br />

chaque jour <strong>de</strong> louanges 5c <strong>de</strong> bénédicTions.<br />

Ce généreux chevalier fe nommoit Lucidor ;<br />

il avoit époufé une dame appelée Stelle , 6c k<br />

bon droit, puifque Pétoile du matin n'efl pas<br />

fi brillante qu'elle 1'étoit. Lucidor alloit fouvent<br />

chaffer a une forêt qu'on peut voir d'ici<br />

fur le rivage <strong>de</strong> la mer. Un jour il y rencontra<br />

un autre chevalier qui chafToit comme lui.<br />

Après qu'ils eurent pris enfemble ce divertiflement,<br />

Lucidor invita 1'autre, nommé Marquin<br />

, feigneur d'Aron<strong>de</strong> , k venir fouper a fon<br />

chateau. Marquin , qui étoit mon fils , accepta<br />

1'offre ; il fut recu k la Roche-vermeille avec<br />

toute l'amitié& la confidération poffible; mais<br />

pour fon malheur , il fut trop charmé <strong>de</strong> Stelle,<br />

dont la beauté verfa dans fon cceur un poifon<br />

qui en troubla la paix, & 1'embrafa d'un amour<br />

violent. Une fièvre ar<strong>de</strong>nte s'empara<strong>de</strong> fes veines,<br />

6c le réduifit en peu <strong>de</strong> jours al'extrêmité.<br />

f. Lucidor qui 1'aimoit tendrement, vint le


L ' A M o u R E u x; tSf<br />

vifiter a notre cbiteau d'Aron<strong>de</strong> , & même il<br />

y amena fa charmante époufe;<br />

mais cette fatale<br />

vue , bien loin <strong>de</strong> foulager le mala<strong>de</strong> , ne<br />

fit qu'augmenter fon agitation. J'étois<br />

inconiolable<br />

<strong>de</strong> voir en eet état un fils qui m'étoit<br />

fi cher ? je ne le quittois point, & j<br />

e<br />

lui donnois<br />

tous les fecours que je jugeois lui être<br />

neceflaires; cependant les remè<strong>de</strong>s que j'imagmois<br />

ne faifoient aucun effet, ce qui achevoit<br />

<strong>de</strong> me défefpérer. Marquin touché <strong>de</strong> 1'afHictïon<br />

qu'il remarquoit en moi , me dit un jour<br />

d'une voix languiflante : O ma mère , cefTez<br />

<strong>de</strong> vous tourmenter pour<br />

un malheureux qui<br />

ft a déja plus <strong>de</strong> part k la vie. Hé! pourquoi ,<br />

hu repondis-je en fondant en larmes ? C'eft ,<br />

répartit-il,<br />

q u e<br />

je brüle d'un feu qui ne fe'<br />

peut éteindre. Stelle caufe dans mon cceur un<br />

embrSfement qui me confume, fa poffeffion<br />

feule pourroit me foulager; mais comme 1'efperance<br />

d'un fi grand bien m'eft interdit,<br />

n'ai point d'autre parti k prendre , que <strong>de</strong> me<br />

laiffer mourir.<br />

Ces paroles , quoiqu'elles me furprifTent<br />

étrangement, me firent efpérer qu'en flattant<br />

la paffion <strong>de</strong> Marquin , je pourrois le rappeler<br />

a la vie. Quoi donc , mon fils lui dis-je, vous<br />

vous abandonnez au défefpoir fi facilement 2<br />

Vous que j'ai toujours<br />

connu pour un homme<br />

L iij<br />

je


166 R O L A N D<br />

plus entreprenant qu'un autre, vous vous ren<strong>de</strong>z<br />

a la première difRculté que vous envifagez<br />

dans une amoureufe pourfuite ? rappelez<br />

votre courage ; il eft honteux a votre age<br />

d'avoir une pareille défiance. Comment, ma<br />

mère , reprit Marquin d'un ton <strong>de</strong> voix plus<br />

ferme , je pourrois parvenir a fatisfaire ma<br />

paftlon ? Pourquoi, lui dis-je, ne vous feroitil<br />

pas permis <strong>de</strong> vous en flatter ? Stelle n'eftelle<br />

pas femme ? en eft-il qui ne foit capable<br />

<strong>de</strong> fe rendre aux empreflemens d'un homme <strong>de</strong><br />

mérite ? les fervices , 1'afïïduité, la complaifance<br />

& la rufe font <strong>de</strong> bons moyens pour réduire<br />

une femme rebelle ; Sc quand cela ne<br />

vous ferviroit <strong>de</strong> rien , je vous pardonnerois<br />

plutöt <strong>de</strong> recourir a la force pour vous contenter,<br />

que <strong>de</strong> vouloir périr ainfi lachement,<br />

faute <strong>de</strong> réfolution.<br />

J'arrachai mon fils a la mort par <strong>de</strong> femblables<br />

difcours; 1'efpérance que je lui donnai<br />

<strong>de</strong> plaire a Stelle lui rendit fes forces, Sc diminua<br />

1'ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> fa fièvre. II fe porta mieux<br />

<strong>de</strong> jour'en jour ; Sc ce qui avanca fa guérifon,<br />

Lucidor Sc Stelle venoient le voir très-fouvent,<br />

Sc fe réjouir avec lui <strong>de</strong> fa convalefcence.<br />

Mon fils étant enfin en état <strong>de</strong> fortir<br />

ne fe donna pas le tems d'effayer fi par les<br />

moyens que je lui avois enfeigné , il pourroit


L ' A M O U R E U X . 167<br />

rendre Stelle favorable a fon amour ; fon impatience<br />

le porta tout d'un coup aux plus violens.<br />

II paffa quelques jours k méditer fon projet<br />

fans le communiquer k perfonne , pas même k<br />

moi, quoiqu'il eüt lieu <strong>de</strong> penfer , par tout ce<br />

que je lui avois dit, que je ne défapprouverois<br />

pas fon <strong>de</strong>ffein. Quand il eüt réfolu <strong>de</strong> 1'exécuter<br />

, il prit les plus déterminés <strong>de</strong> fes domeftiques,<br />

les fit armer k 1'avantage , 5c forfit<br />

avec eux d'Aron<strong>de</strong>. II les mena dans la forêt<br />

oü Lucidor alloit chafTer ordinairement; puis<br />

les ayant poftés dans 1'endroit le plus couvert,<br />

il s'écarta d'eux 6c fe mit k fonner <strong>de</strong><br />

fon cor le plus hautement qu'il lui fut poffible,<br />

pour attirer en eet endroit Lucidor qu'il favoit<br />

être ce jour-la dans le bois.<br />

Effedtivement le malheureux époux <strong>de</strong> Stelle<br />

vint k ce bruit éclatant. D'abord que Marquin<br />

1'appercut, cher ami , lui dit-il, j'ai perdu un<br />

chien que j'aime beaucoup. Je ne connois pas<br />

fi bien que vous les avenues <strong>de</strong> ce bois, ai<strong>de</strong>zmoi,<br />

je vous conjure, a le chercher. Le feigneur<br />

<strong>de</strong> la Roche-vermeille s'y offre <strong>de</strong> bonne<br />

grace; ils commencent enfemble la recherche<br />

du chien ; mais quand Marquin vit Lucidor<br />

dans le lieu oü il le vouloit, il le fit inhumainement<br />

maffacrer par fes gens ; après quoi il fe<br />

rendit avec eux a la Roche-vermeille.<br />

L iv


i6S<br />

R O L A N D<br />

Comme on ne s'y défïoit point d'eux &C<br />

qu'on les regardoit comme <strong>de</strong>s amis , ces afTaffins<br />

s'emparèrent aifément du chateau. Ils tuèrent<br />

toutes les perfonnes qu'ils y trouvèrent,<br />

II 1'exception <strong>de</strong> Stelle , a qui la vie qu'on lui<br />

ïaiffa <strong>de</strong>vint plus odieufe que la mort, quand<br />

elle connut les intentions <strong>de</strong> Marquin. II tacha<br />

vainémeht <strong>de</strong> la fléchir par fes prières, elle ne<br />

le vit qu'avec horreur. Toutes les fois qu'il<br />

s'a ) )r >cha d'elle pour lui peindre la violence<br />

<strong>de</strong> fes feux, elle le recut avec fureur, 1'accabla<br />

d'injures & <strong>de</strong> reproches ; elle n'épargna<br />

ri . pour l'exciter a lui öter la vie. Peu s'en<br />

fallut qa'e'.le ne réufsït dans fon <strong>de</strong>fTein. Mon<br />

fils outré <strong>de</strong>s difcours outrageans qu'elle lui<br />

tenoit, fut plus d'une fois tenté <strong>de</strong> s'en défaire<br />

dans fon défefpoir. Cependant 1'excès <strong>de</strong> fa<br />

paflion triompha toujours <strong>de</strong> fa colère , &c le<br />

rendit capable <strong>de</strong> penfer que la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> fon<br />

crime ne j uftifioit que trop les reproches qu'elle<br />

lui faifoit. L'envie qu'il avoit d'adoucir fon efprit<br />

& <strong>de</strong> la difpofer k fbuffrir fon amour, lui<br />

fit prendre la réfolution d'attendre que fa douleur<br />

fut <strong>de</strong>venue moins vive. II fe flattoit que<br />

le tems feroit fon efFet ordinaire, & que la<br />

dame , pour fe procurer le repos & la liberté,<br />

fe rendroit d'elle - même k fes foins. Au pis<br />

aller , il comptoit qu'il feroit toujours maitre <strong>de</strong>


I ' A K O U R E ux; 169<br />

recourir a la violence pour fatisfaire fes <strong>de</strong>firs,<br />

fi la douceur Sc la perfévérance <strong>de</strong>venoient<br />

inutiles. II fe trompa toutefois dans fa conjefture<br />

; fes refpecTs, fes foumiffions ne furent<br />

pas mieux recus que fes menaces Sc fes emportemens,<br />

Sc 1'afflicïion <strong>de</strong> Stelle fembloit s'accroïtre<br />

<strong>de</strong> jour en jour.<br />

Tandis que cela fe paflbit a la Roche-yermeille<br />

, la renommee ne manquapas <strong>de</strong> publier<br />

dans les pays voifins le meurtre <strong>de</strong> Lucidor Sc<br />

la prifon <strong>de</strong> Stelle. Tous leurs parens Sc leurs<br />

amis qui les chérinoient l'un & 1'autre pour .<br />

leurs belles qualités, s'émurent a cette nouvelle.<br />

Ils fe crurent obligés <strong>de</strong> les venger : ils<br />

affemblèrent dans ce <strong>de</strong>ffein ia meilleure parrie<br />

<strong>de</strong> leurs fujets Sc <strong>de</strong> leurs vaffaux. Un grand<br />

nombre <strong>de</strong> feigneurs <strong>de</strong> ce royaume qui ne '<br />

connoiflbient pas Lucidor, fe joignirent h eux ,<br />

les uns par eftime pour fa mémoire , les autres<br />

par la feule horreur <strong>de</strong> 1'aéfion commife. Toutes<br />

ces troupes formoient un corps nombreux<br />

& plus que fuffifant pour accabler Marquin ;<br />

Arganthis bon chevalier , & oncle <strong>de</strong> Lucidor,<br />

fe montroit parmi les vengeurs un <strong>de</strong>s plus<br />

ar<strong>de</strong>ns, Sc ce fut a lui que tous les autres<br />

d'un comttiün accord déférèrent le comman<strong>de</strong>ment.<br />

Ls bruit <strong>de</strong> leur marche fe répandit jufqu'a


170 R O L A N D<br />

moi, & m'alarma. J'allai trouver Marquin<br />

pour 1'obliger k prendre un parti convenable<br />

a la fituation ou il fe trouvoit. Quoique je lui<br />

eufle fait concevoir 1'efpérance <strong>de</strong> plaire k<br />

Stelle , je n'avois pas approuvé les moyens<br />

cruels dont il s'étoit fervi. Mon cceur même<br />

en avoit frémi; mais je mavois pu prévenir<br />

une chofe qui s'étoit faite a mon infu. Je me<br />

rendis donc dans ce chateau , Sc fupprimant<br />

<strong>de</strong>s reproches qui n'étoient plus <strong>de</strong> faifon, je<br />

repréfentai a mon fils qu'il falloit au plutöt<br />

qu'i 1<br />

fe réfugi*t chez le roi d'Altin notre parent<br />

, 6c remït Stelle en liberté ; mais quelque<br />

chofe que je pufie lui dire fur ce <strong>de</strong>rnier article,<br />

il déclara qu'il aimoit mieux s'enterrer fous les<br />

ruines du chateau , que <strong>de</strong> perdre le fruit <strong>de</strong><br />

fon crime en relachant Stelle fans avoir auparavant<br />

contenté fa pafiion.<br />

Pendant que je combattois inutilement Ia<br />

réfolution <strong>de</strong> mon fils, les amis <strong>de</strong> Lucidor<br />

preffoient leur marche pour hater les momens<br />

<strong>de</strong> leur vengeance. Ils étoient déja furies terres<br />

<strong>de</strong> Marquin qu'ils ravageoient; & ils pubiioient<br />

hautement par-tout qu'ils préparoient a la<br />

poftérité un exemple mémorable dont le feul<br />

récit feroit frémir les traitres. Tout ce que<br />

put faire Marquin dans le peu <strong>de</strong> tems que fes<br />

ennemis lui laifsèrent pom K rcconnoïtre,fut


I ' A M O U R E U X , 171<br />

<strong>de</strong> ramaffer dans cette forterefle le plus <strong>de</strong><br />

foldats & d'archers qu'il lui fut pofïïble , &C<br />

<strong>de</strong> la munir <strong>de</strong> vivres a proportion , fe fiant du<br />

refte a fa fituation avantageufe & a la hauteur<br />

<strong>de</strong> fes murs.<br />

Arganthis étant arrivé avec fa petite armée ;<br />

fe faifit, en homme <strong>de</strong> guerre , <strong>de</strong>s environs<br />

<strong>de</strong> la place, y difpofa fes difFérens quartiers,<br />

& pour refferrer davantage fon ennemi, fit<br />

planter tout autour <strong>de</strong>s paliffa<strong>de</strong>s que <strong>de</strong>voient<br />

défendre <strong>de</strong> bons corps-<strong>de</strong>-gar<strong>de</strong> établis <strong>de</strong><br />

diftance en diftance. Marquin, pour les troubler<br />

dans leurs difpofitions , fit tirer fur eux<br />

<strong>de</strong>s creneaux , une gran<strong>de</strong> quantité <strong>de</strong> traits &<br />

<strong>de</strong> flèches qui en tuèrent quelques-uns k la<br />

vérité , mais qui ne firent plus d'effet dès que<br />

les afïïégeans fe furent mis k couvert fous <strong>de</strong>s<br />

baraques qu'ils élevèrent en peu <strong>de</strong> tems.<br />

Les jours fuivans, Arganthis fit fabriquer<br />

dans la forêt prochaine un grand nombre d'échelles<br />

dont il fe fervit pour nous donner<br />

1'affaut. Heureufement la garnifon fut bien fur<br />

fes gar<strong>de</strong>s, & les murs du chateau font fi élevés<br />

, que les affiégcans , qui n'avoient d'ailleurs<br />

ni béliers ni machines <strong>de</strong> guerre, ne purent<br />

jamais les efcala<strong>de</strong>r. Arganthis qui en reconnut<br />

toute la difficulté, prit le parti <strong>de</strong> nous<br />

foumettre par famine. Pour eet effet, il re-


*7* R O L A N D<br />

doubla les gar<strong>de</strong>s & les fentinelles avec exaetitu<strong>de</strong><br />

, & donna <strong>de</strong> lï bons ordres pour nous<br />

fermer tous les paffages, que toutes les fois<br />

que mon fils entreprit <strong>de</strong> fe les ouvrir par <strong>de</strong>s<br />

forties , il fut repouffé avec pertë. Le fage<br />

Arganthis ne s'arrêta pas k cette feule précaution<br />

: comme il ignoroit la qiiantité que nous<br />

avions <strong>de</strong> vivres, & qu'il penfoit qu'elle pouvoit<br />

être telle que nous ne ferions pas fi-töt<br />

afFamés , il faifoit, a tout hafard , creufer a la<br />

fape un conduit fouterrain , qui <strong>de</strong>voit aboutir<br />

dans la fortereffe pour s'en rendre mairre par<br />

furprife; & ce travail qui avoit été commencé<br />

la nuit, le plus prés <strong>de</strong> la place qu'on Favok<br />

pu , fe faifoit avec tant <strong>de</strong> circonfpection &<br />

<strong>de</strong> fecret, que nous n'en avions pu rien pénétrer.<br />

Jufques-la Marquin avoit moins fongé a fe<br />

défendre , qu'a faire agréer fa pafhon k 1'impitoyable<br />

Stelle ; mais voyant que la dame ne<br />

le regardoit que comme une furie attachée a<br />

fes pas, la rage s'empara <strong>de</strong> fon ame. II dit<br />

un jour k Stelle avec emportement qu'il étoit<br />

las d'attendre, & que <strong>de</strong> force ou <strong>de</strong> gré , il<br />

prétendoit fe fatisfaire. En même tems, il fe<br />

mit k la prefTer entre fes bras. L'infortunée<br />

veuve <strong>de</strong> Lucidor épouvantée <strong>de</strong> la violence<br />

dc mon fils & <strong>de</strong> fa réfolution }<br />

fe fert <strong>de</strong> fes


Ï.'A M O U R E U X: ij£<br />

pieds & <strong>de</strong> fes mains pour le repoufTer en rempliflant<br />

1'air <strong>de</strong> fes cris. Inutiles efforts ! fes<br />

forces s'épuisèrent, & le brutal Marquin venoit<br />

d'aüouvir fon amoureufe fureur , lorfque j'arrivai<br />

dans le lieu oü cette étrange fcène fe<br />

paffoit. J'eus beau lui repréfenter qu'il fe perdoit<br />

par cette indignité ; il ne fe poffédoit<br />

plus ; Sc fa rage n'en <strong>de</strong>meura point la : car<br />

après avoir furmonté la réfiftance <strong>de</strong> Stelle J<br />

il lui plongea un poignard dans le fein , en lui<br />

difant: Beauté ingrate , du moins tu ne jouiras<br />

pas du plaifir <strong>de</strong> te voir vengée. A peine eut-il<br />

retiré le poignard du corps <strong>de</strong> la dame, qu'il<br />

s'en frappa lui - même avant que je puffe<br />

prévenir fon aft ion.<br />

Que <strong>de</strong>vins-je a ce funefte fpeflacle? mes<br />

cris percans fe fïrent entendre dans tout le chateau,<br />

& attirèrent quelques domefliques avec<br />

qui je tachai d'arrêter le fang <strong>de</strong>mon fils & <strong>de</strong><br />

fauver Stelle ; mais nous nous appercümes que<br />

nos efTorrs étoient inutiles. Stelle avoit déja<br />

rendu les <strong>de</strong>rniers foupirs , Sc Marquin fe refufant<br />

k nos foins , s'obftinoit k vouloir mounr.<br />

Laiffez, madame, me dit-il, laiffez périr un<br />

miférable qui ?è& condamné lui-même a perdre<br />

une vie qu'il a noircie <strong>de</strong> crimes.Le feul témoignage<br />

qui me a refte vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> Paffectxon<br />

aveugle que vous avez toujours eue pour


Ï74 R O L A N D<br />

moi, c eft que vous faffiez enfermer mon corps<br />

dans un même tombeau avec le corps <strong>de</strong> Stelle.<br />

Que mon ombre ait la fatisfacTion <strong>de</strong> 1'empêcher<br />

<strong>de</strong> rejoindre fon Lucidor, même dans les<br />

enfers. A ces mots, Marquin me fit jurer que<br />

je lui accor<strong>de</strong>rois ce qu'il exigeoit <strong>de</strong> moi, enfuite<br />

il expira.<br />

Je<strong>de</strong>meurai dans un état qui avoit que'que<br />

chofe d'affreux. Je b'a.nai ma fauffe pru<strong>de</strong>nce<br />

qui avoit pour ainfi dire conduit mon fi s dans<br />

le précipice en vou'ant le fauver; mais enfin,<br />

comme mes plaintes & mes regrets ne pouvoient<br />

me le rendre , je renfermai ma douleur<br />

en moi-même , & m'attachai a remplir fa <strong>de</strong>rnière<br />

volonté. Ie fis creufer une foffe profon<strong>de</strong><br />

fous une voute qui étoit dans un lieu fecret<br />

du chateau : j'y fis inhumer Marquin & Stelle<br />

enfemble , ainfi que je m'y étois engagée par<br />

ferment: puis j'ordonnai qu'on couvrit la fofle<br />

d'une gran<strong>de</strong> table <strong>de</strong> marbre qui fe trouva<br />

dans le chateau. C'eft tout ce que je pouvois<br />

faire alors a caufe du fiège ; mais je me propofois<br />

<strong>de</strong> leur faire élever dans la fuite un<br />

magnifiquemonument, fi j'échappois <strong>de</strong>s mains<br />

<strong>de</strong> nos ennemis.<br />

Les affiégeans n'apprirent point Ia mort <strong>de</strong><br />

mon fils, ni celle <strong>de</strong> la veuve <strong>de</strong> Lucidor.<br />

Comme nous ignorions qu'Arganthis faifoit


L' A M O U R E Ü X.<br />

17^<br />

faire un conduit ibuterrain, & que ce travail<br />

fe continuoit avec beaucoup <strong>de</strong> diligence, ii<br />

fut achevé peu <strong>de</strong> jours après la fépulture <strong>de</strong><br />

mon fils ; il avoit été pouffé jufqu'a la gran<strong>de</strong><br />

cour du chateau. Ce fut par-la que nos ennemis<br />

fe glifsèrent a la file pendant une nuit fort<br />

obfcure; & lorfqu'üs s'y virent en affez grand<br />

nombre pour nous faire la loi, ils rempürent<br />

d'épouvante tout le chateau par leurs cris ,<br />

en paffant au fil <strong>de</strong> 1'épée tout ce qui s'offrit<br />

a leur reffentiment. Je me réveillai au bruit du<br />

carnage & <strong>de</strong>s gémiffemens <strong>de</strong>s mourans; je<br />

me couvris k la hite d'un <strong>de</strong>s habits <strong>de</strong> Marquin<br />

, & me fauvai fous ce déguifement par<br />

une petite porte fecrète du chateau qui ouvroit<br />

dans un endroit écarté du jardin. Par bonheur,<br />

les amis <strong>de</strong> Lucidor ne fe virent pas fi-töt maitres<br />

<strong>de</strong> la fortereffe, qu'ils négligèrent <strong>de</strong> faire<br />

gar<strong>de</strong>r leurs retrancbemens. Cela favorifa ma<br />

fuite. Je pris le chemin du royaume d'Altin ou<br />

j'arrivai heureufement après plulieurs jours <strong>de</strong><br />

marche.<br />

Le roi <strong>de</strong> ce pays me recut en bon parent.<br />

II plaignit le déplorable fort <strong>de</strong> Marquin fur<br />

e récit que je lui en fis; & pour me donner<br />

le moyen <strong>de</strong> rentrer dans mes biens , dont les<br />

parens <strong>de</strong> Lucidor s'étoient emparés, il me<br />

donna un corps nombreux <strong>de</strong> fes meilleures


9£i R O L A N D<br />

troupes , commandé par trois géants. Je revins<br />

cn ce pays-ci, oii nos ennemis poffédoient<br />

déja non-feulement la Roche-vermeille , mais<br />

d'Aron<strong>de</strong> même qu'ils avoient rafé jufqu'aux<br />

fon<strong>de</strong>mens. Arganthis n'étoit plus dans ce ch2-<br />

teau-ci; il s'étoit contenté d'en commettre la<br />

gar<strong>de</strong> a <strong>de</strong>s perfonnes qu'il y avoit établies ,<br />

ainfi nous eümes peu <strong>de</strong> peine a nous en rendre<br />

maïtres. Nous traitames les gens d'Arganthis<br />

comme il avoit traité les nutres; pas un<br />

n'échappa <strong>de</strong> nos mains.<br />

Quand je vis que perfonne dans la province<br />

ne nous réfiftoit -plus , je gardai feulement ce<br />

qu'il me falloit d'officiers & <strong>de</strong> foldats , avec<br />

<strong>de</strong>ux géants , pour conferver ce chateau & mes<br />

autres biens d'Aron<strong>de</strong>, & je renvoyai au roi<br />

tl Al tin le refte <strong>de</strong> fes troupes fous la conduite<br />

du troifième géant. Je repris après cela mon<br />

premier <strong>de</strong>ffein: jè voulus honorer d'un monument<br />

fuperbe la mémoire <strong>de</strong> mon cher Marquin.<br />

L'on avoit déja commencé d en jetter les<br />

premiers fon<strong>de</strong>mens, lorfque les ouvriers que<br />

j'y avois employés vinrent me rapporter qu'ils<br />

entendoient partir <strong>de</strong> <strong>de</strong>fTous la tombe <strong>de</strong> mon<br />

fils <strong>de</strong>s mugifTemens épouvatables qui les glacoient<br />

d'effroi. Un <strong>de</strong>s géants plus hardi que<br />

les autres , voulut s'cclaircir <strong>de</strong> ce que ce<br />

pouvoit


L A s M O U R E U X.'<br />

tjy<br />

pouvoit être ; mais il n'eut pas plutöt levé la<br />

tombe, qu'il en fortit un monftre effroyable<br />

qui fe jetta fur lui & le déchira. Tout ce qu'on<br />

put faire dans ce péril, fut <strong>de</strong> fermer & <strong>de</strong><br />

barrica<strong>de</strong>r promptement la porte <strong>de</strong> la voüte<br />

pendant qu'il dévoroit le géant. Je ne me repofai<br />

pas fur ce retranchement; je fis environner<br />

<strong>de</strong> hautes murailles la voüte oü la<br />

tombe étoit renfermée ; & je ne me crus point<br />

enfüreté , que ces murs ne fuffent a telle hauteur<br />

que le monftre ne put les franchir. Alors<br />

faifant réflexion fur la naiflance <strong>de</strong> ce prodigieux<br />

animal, je jugeai que la fureur & 1'emportement<br />

<strong>de</strong> Marquin, & l e<br />

défefpoir <strong>de</strong><br />

Stelle avoient donné lieu 4 la production <strong>de</strong> ce<br />

monftre , qui pouvoit être appelé le fils <strong>de</strong><br />

1'horreur & <strong>de</strong> Peffroi.<br />

Cette réflexion m'infpira un <strong>de</strong>ffein cruel ,<br />

a la vérité , mais conforme a ma douleur • ne<br />

pouvant plus élever <strong>de</strong> tombeau k mon 'fils<br />

je pris le parti d'appaifer du moins fes manes<br />

errans par un fanglant facrifice. Le monftre<br />

comme fils <strong>de</strong> la divinité qu'on <strong>de</strong>voit honorer<br />

dans ce lieu , <strong>de</strong>voit en être Ie facrificatcur &<br />

les étrangers qu'un fort malheureux feroit<br />

abor<strong>de</strong>r a la Roche-vermeille en <strong>de</strong>voient<br />

etre les viftimes. Dés ce moment, je fis ouvrir<br />

la porte <strong>de</strong> la voüte, afin que le monftre eut<br />

Tornt I.<br />

M


178 11 O L A N D<br />

la liberté d'entrer dans l'enclos <strong>de</strong>s murs que<br />

j'avois fait faire. Je fongeai auffi a lui fournir<br />

<strong>de</strong>s alimens , jufqu'a ce que nous euftions dans<br />

nos prifons affez d'étrangers pour lui fervir<br />

<strong>de</strong> pature. Je lui faifois jetter chaque jour par<strong>de</strong>fTus<br />

les murs un quartier <strong>de</strong> bceuf ou <strong>de</strong> cheval<br />

j qui étoit englouti dans le moment. Je fus<br />

bientöt exemte <strong>de</strong> ce foin : il arriva <strong>de</strong> tous<br />

cötés k ce chateau un fi grand nombre <strong>de</strong> gens,<br />

que le monftre eut pour löng-tems <strong>de</strong> la nourriture;<br />

tous les étrangers qui paflent par ici<br />

font pris par nos foldats, 8c ceux qui veulent<br />

réfifter ont affaire k notre géant. Quand il<br />

furvient quelque chevalier <strong>de</strong> renom que mes<br />

foldats ou mon géant même ne fauroient vaincre<br />

qu'avec beaucoup <strong>de</strong> peine 8c <strong>de</strong> péril ,<br />

nous avons imaginé 1'artifice du pont pour<br />

nous en rendre maïtres. Perfonne ne peut donc<br />

nous échapper , laches ou courageux , foibles<br />

ou forts, tous les paffans font dévorés par le<br />

monftre, qui les trame auparavant fur la tombe<br />

<strong>de</strong> mon fils, ainii que je 1'ai remarqué d'un<br />

endroit du chateau , d'oii 1'on voit dans l'enclos<br />

<strong>de</strong>s murs qui renferme la voüte ; ce qui<br />

me fait préfumer que ces facrifices font agréables<br />

k 1'ombre <strong>de</strong> Marquin.<br />

Je ne te parlerai point, chevalier , <strong>de</strong> 1'effroyable<br />

figure du monftre; tu ne le verras


L ' A M O U R E Ü X . Ï79<br />

qiie trop , puifque tu dois en être dévoré.<br />

Nous lui jettons tous les matins un prifonnier<br />

pour aliment ordinaire ; mais nous prenons<br />

tant d'étrangers , que nous fommes obligés<br />

d'en faire pendre ou écarteler, paree que nos<br />

prifons ne peuvent les contenir tous.<br />

La barbare vieille acheva <strong>de</strong> parler en eet<br />

endroit. Le paladin ne pouvoit affez s'étonner<br />

d'une coutume fi cruelle. Cependant a quelque<br />

extrémité qu'il fe vit réduit, il ne perdit point<br />

courage. Madame, dit-il a la vieille , je ne me<br />

plains point <strong>de</strong> 1'arrêt que vous avez prononcé<br />

contre moi : j'ai feulement une grace a vous<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r : ordonnez qu'on me livre armé<br />

comme je fuis au monftre. Comme je fuis chevalier<br />

, il feroit honteux pour moi <strong>de</strong> perdre<br />

la vie fans me défendre. Je le veux bien , répondit<br />

la vieille; mais je t'avertis que tes armes<br />

ne te ferviront <strong>de</strong> rien. Le monftre a la peau<br />

fi dure , qu'on ne la peut entamer : fes <strong>de</strong>nts<br />

brifent le fer, & tout cè<strong>de</strong> a fes griffes ; tu<br />

ferois mieux <strong>de</strong> te réfoudre a mourir , que<br />

<strong>de</strong> fonger a combattre.<br />

Renaud ne répliqua point; & content d'avoif<br />

obtenu ce qu'il <strong>de</strong>mandoit, il fe laiffa conduire<br />

au cachot ou il <strong>de</strong>voit paffer la nuit. Auffi-töt<br />

que le foleil naiffant reparut ie len<strong>de</strong>main fur<br />

M ij


i8o<br />

R O L A N D<br />

Fhorifon, les fatellites <strong>de</strong> la vieille vinrent<br />

prendre le chevalier pour le jetter au monftre.<br />

Le paladin n'avoit point été dépouillé <strong>de</strong> fes<br />

armes le foir précé<strong>de</strong>nt; on lui déliales mains,<br />

& fon épée lui fut rendue. Quand il fe vit en<br />

état <strong>de</strong> combattre , il en eut tant <strong>de</strong> joie , qu'il<br />

<strong>de</strong>manda lui-même qu'on le menat au monftre.<br />

On le fit monter par une échelle au haut <strong>de</strong>s<br />

murs qui renfermoient eet animal , Sc par le<br />

moyen d'une cor<strong>de</strong> , il fe glifia au-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong><br />

1'enclos.<br />

C H A P I T R E III.<br />

Quelle fut la fin d'une aventure fi périllcufe<br />

pour Renaud.<br />

L E monftre ne tarda guères k venir chercher<br />

fa proie. Quelle figure efrroyable ! II<br />

furpaffoit un bceuf en gran<strong>de</strong>ur ; fa tête reffembloit<br />

k celle d'un dragon , fa gueule toujours<br />

fanglante avoit cinq pieds d'ouverture ,<br />

Sc fes <strong>de</strong>nts étoient comme celles du plus affreux<br />

crocodile que le Nil ait enfanté fur fes<br />

bords. II avoit tout le corps d'un centaure,<br />

mais fes bras étoient armés d'ongles crochus<br />

qui percoient le plus dur acier , Sc la peau


L' A M O U R E U X.<br />

iSt<br />

du fanglier d'Erimante étoit moins dure que<br />

Ia fienne. Cependant le courageux guerrier<br />

s'approcha d'un pareil monftre fans faire paroitre<br />

la moindre crainte.<br />

La cruelle bêtefondit fur lui la gueule béante<br />

pour 1'engloutir. Renaud évita fon approche<br />

en fautant a quartier , & lui déchargea Flamberge<br />

fur le mufeau fans y faire qu'une trèslégèreimpreffion.<br />

Le monftre revinta la charge<br />

& voulut le déchirer <strong>de</strong> fes ongles crochus ;<br />

mais le paladin lui allongea dans 1'eftomac une<br />

eftoca<strong>de</strong>,qui bien qu'elle ne put entrer, obligea<br />

1'animal a reculer <strong>de</strong> quelques pas. Cette terrible<br />

béte revint k la vérité fur lui , arracha<br />

une partie <strong>de</strong> fes armes, puis fe fervit <strong>de</strong> fes<br />

ongles & <strong>de</strong> fes <strong>de</strong>nts avec tant <strong>de</strong> furie , qu'en<br />

peu <strong>de</strong> momens le fang du chevalier couloit<br />

<strong>de</strong> tous les endroits <strong>de</strong> fon corps.<br />

Quoique le feigneur <strong>de</strong> Montauban fe vit<br />

ft cruellement traité , il ne perdoit point courage<br />

: il porta plufieurs coups d'eftoc & <strong>de</strong> taille<br />

avec une gran<strong>de</strong> vigueur , aucun toutefois ne<br />

put entamer la peau du monftre. Le combat<br />

duroit déja <strong>de</strong>puis longtems , & Renaud commencoit<br />

a perdre haleine ; il fentoit affoibür<br />

fes forces , & pour furcroit <strong>de</strong> malheur , la<br />

bete fe faifit <strong>de</strong> fon épée, quelque effort qu'il<br />

put faire pour la retenir.<br />

M iij


i8z R O L A N D<br />

O ciel! que pouvoit faire alors le vaillant<br />

fils cTAimon ? il ne peut ni fuir ni fe défendre.<br />

Dans cette extrémité , il voit le bout d'une<br />

poutre qui fortoit du batiment fous lequel<br />

étoit la voüte , & s'avancoit en faillie dans<br />

1'enclos. La poutre étoit élevée <strong>de</strong> terre <strong>de</strong> la<br />

hauteur <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes : le guerrier pourtant<br />

rappela tout ce qui lui reftoit <strong>de</strong> force ; & par<br />

un faut prodigieux , attrapa <strong>de</strong> la main cette<br />

poutre , s'y élera , & s'élanca légerement fur<br />

le toït du petit batiment dont on vient <strong>de</strong> par-<br />

Ier. La fe voyant en süreté contre tous les<br />

efforts du monftre qui ne pouvoit atteindre<br />

jufqu'a lui , il fe mit k rêver profondément<br />

au parti qu'il <strong>de</strong>voit prendre. Tandis qu'il<br />

étoit dans cette fituation , il caufoit ailleurs<br />

beaucoup d'inquiétu<strong>de</strong>.<br />

L'amoureufe Angélique , après Ie départ <strong>de</strong><br />

Maugis , attendoit jour & nuit le retour <strong>de</strong> eet<br />

enchanteur avec toute 1'impatience que l'amour<br />

peut infpirer. Gette princeffe avoit les yeux<br />

attachés fur la mer ; & dans 1'attente qui 1'agitoit,<br />

fi elle découvroit quelque vaiffeau, elle<br />

fe flattoit que c'étoit Maugis qui , pour dégager<br />

fa parole, lui amenoit Renaud. Après avoir<br />

langui pendant quelques mois , & répandu bien<br />

<strong>de</strong>s larmes , elle vit enfin arriver le fils du<br />

duc d'Aigremont. II étoit pale & défait<br />

3<br />

il avoit


L' A M O U R E U X . r§j<br />

les yeux rouges & la vue égarée. Ses cheveux<br />

mal peignés, & fes habits déchirés refTembloient<br />

a ceux d'un homme qui fort d'un fombre cachot.<br />

Outre qu'il revenoit feul, il paroifïbit dans un<br />

état a faire concevoir un mauvais préfage &<br />

la rille <strong>de</strong> Galafron: Aufli fut-elle faifie d'effroi<br />

lorfqu'elle 1'eüt examiné <strong>de</strong> prés. Que vois-je,<br />

s'écria-t-elle avec tranfport ? ah fans doute ,<br />

mon cher Renaud a perdu la vie! Non,madame,<br />

repondit Maugis , mais il la perclra bien-tot.<br />

Que maudit foit le jour ou cette ame fi rebelle<br />

a l'amour vint au mon<strong>de</strong> ! 1'infenfibilité <strong>de</strong><br />

ce barbare aétouffé toute latendrefTequej'avois<br />

pour lui. Que dis-je , j'en fuis fi tranfporté <strong>de</strong><br />

fureur , que je Pai fait conduire a la Rochecruelle<br />

pour y être dévoré par le monftre qus<br />

ne fe repait que <strong>de</strong> fang humain. Alors Maugis<br />

fit un détail <strong>de</strong> tout ce qui s'étoit patTé entre<br />

le fils d'Aimon & lui.<br />

Qui pourroit décrire 1'effet que fon récit<br />

fit fur le cceur <strong>de</strong> la belle Angélique ! Elle<br />

<strong>de</strong>meuraimmobile , fon teint perdit fa couleur,<br />

fes fens fe glacèrent , & fes yeux mourans<br />

fembloient annoncer que fon ame alloit quitter<br />

un fi beau corps ; mais quelques momens enfuite<br />

, 1'excès <strong>de</strong> fa douleur lui rendant fes<br />

forces: Cruel, dit-elle a Maugis , en lancant<br />

fur lui un regard furieux, tu as donc pu livre*<br />

M iv


l 8<br />

4 R O L A N D<br />

ton coufin Renaud a une mort certaine ! & tu<br />

as 1'audace <strong>de</strong> te préfenter <strong>de</strong>vant moi après<br />

une aftion fi noire ? perfi<strong>de</strong> , fi tu ne lui portes<br />

un promt fecours , affure-toi que malgré tes<br />

charmes & tes démons , je te ferai bruler tout<br />

vif, & jetter tes cendres au vent. Ne te pare<br />

I>oint d'un faux zèle , & ne t'imagine pas que je<br />

puiffe excufer ta barbarie. II n'y a point a balancer<br />

; fi<br />

d e<br />

Renaud ou <strong>de</strong> moi quelqu'un doit<br />

perdre la vie , c'eft moi qui ne fuis qu'une mépnfable<br />

fille , & non pas celui qui eft le modèle<br />

<strong>de</strong> toute perfeftion , la fleur <strong>de</strong> tous les<br />

chevaliers du mon<strong>de</strong>. Ah malheureux, continua-t-elle<br />

, peux-tu penfer qu'il me foit poflible<br />

<strong>de</strong> vivre un moment fans lui ? On peut encore<br />

le fecourir, interrompit 1'enchanteur ; mais j<br />

belle princeffe , il faut que ce foit vous qui<br />

le tiriez d'un fi grand peril. Malgré fa dureté,<br />

un fi grand fervice 1'obligera <strong>de</strong> fe rendre a<br />

vos charmes : allez ; le tems preffe. En difant<br />

cela , Maugis lui donna une petite bouteille<br />

remplie d'une liqueur roufsatre , & lui<br />

apprit la manière <strong>de</strong> s'en fervir ;<br />

il<br />

après quoi<br />

fe fit porter avec Angélique par fes démons<br />

a la Roche-cruelle,<br />

Ils y arrivèrent dans le tems que le fils<br />

d'Aimon fe voyant hors d'état <strong>de</strong> réfifier au<br />

monftre , ne s'attendoit plus qu'a périr. Mau-


L ' A M O U R E U X. 1S5<br />

gis ne jugea pas a propos <strong>de</strong> paroïtre <strong>de</strong>vant<br />

lui, voulant déférer k la princeffe le mérite<br />

<strong>de</strong> 1'avoir fauvé. Angélique fe montra donc au<br />

fèi gneur <strong>de</strong> Montauban. La force du charme la<br />

tenoit fufpendue en Pair. Dés que le chevalier<br />

1'appercut , il détourna la vue, comme s'il<br />

eüt rencontré celle d'un bafdic. Cette apparition<br />

, quelque furprenante qu'elle füt, lui<br />

caufa moins <strong>de</strong> furprife que <strong>de</strong> peine. II fut<br />

fur le point <strong>de</strong> fe jetter k terre pour chercher<br />

auprès du monftre un afyle contre cette beauté<br />

célefte qui lui faifoit tant d'horreur. La princeffe<br />

lui adreffa ces paroles avec plus <strong>de</strong> charmes<br />

que n'en eut jamais la reine d'Amatonte,<br />

lorfqu'eile fort d'entre les mains <strong>de</strong>s graces<br />

pour aller retrouver fon amant: Cher prince ,<br />

<strong>de</strong> toutes les afflidtions que j'ai fenties , la<br />

plus fenfible eft <strong>de</strong> te voir dans 1'état oü tu<br />

es réduit. Je ne fais comment la douleur que<br />

j'en ai ne m'öte point la vie en ce moment;<br />

néanmoins une chofe me confole , charmant<br />

chevalier , je puis fauver tes jours <strong>de</strong> la mort<br />

qui les menace; n'appréhen<strong>de</strong> point <strong>de</strong> te jetter<br />

entre mes bras ; j'ai le pouvoir <strong>de</strong> te porter<br />

dans les airs : profite <strong>de</strong> cette occafion pour<br />

fortir <strong>de</strong> péril , ne dédaigne point la compagnie<br />

& le fecours d'Angélique , &c fonge


l86<br />

R O L A N D<br />

que les plus grands rois <strong>de</strong> la terre accepteroient<br />

avec joie 1'ofFre que je te fais.<br />

Quelque obligeantque fut ce difcours, le fils<br />

d'Aimon n'en fut point touché. A peine donnat-il<br />

k la princeffe Ie tems <strong>de</strong> 1'achever. Madame<br />

, lui dit-il, ceffez <strong>de</strong> pourfuivre un cceur<br />

qui fe refufe k vos attraits. Vous vous êtes<br />

trompée, fi vous avez cru qu'en me donnant<br />

du fecours, vous furmonteriez la répugnance<br />

que j'ai k vous aimer. La même <strong>de</strong>ftinée qui<br />

vous porte k me vouloir du bien, me contraint<br />

k vous fuir. Hé! que trouvez-vous en ma perfonne,<br />

interrompit Angélique, qui vous infpire<br />

tant d'averfion pour moi? Vos yeux<br />

voyent-ils autrement que ceux <strong>de</strong>s hommes ,<br />

qui jugent que je mérite qu'on m'élève <strong>de</strong>s<br />

autels ? Mes yeux , reprit le chevalier , vous<br />

voyent briller <strong>de</strong> tout 1'éclat dont brillent vos<br />

charmes , j'en fuis même ébloui ; cependant<br />

par la bifarrerie d'un fort qui me paroït incompréhenfible<br />

a moi - même , toute adorable<br />

que vous êtes , mes fens fe 'révoltent contre<br />

tant d'appas; vos emprefTemens me gênent, &c<br />

je ne puis vous cacher que je fouffre impatiemment<br />

votre vue, Je ne fais que trop bien<br />

9<br />

répliqua la princeffe , que vous me haiffez , &<br />

fi je paroïs <strong>de</strong>vant vous, ce n'eft pas que j'ef-


L' A M O U R EUX.' 187<br />

père vaincre votre haine par ma préfence;<br />

mais malgré votre dureté, vous m'êtes encore<br />

trop cher, pour que je puiffe fans frémir vous<br />

voir dans le péril oii vous vous trouvez. Je<br />

viens vous offrir un fecours dont vous avez<br />

befoin; ne tar<strong>de</strong>z pas a 1'aceepter, car le fang<br />

qui fort <strong>de</strong> vos plaies feroit capable <strong>de</strong> vous<br />

ravir une vie que je m'efforce <strong>de</strong> conferver.<br />

Comme je ne puis répondre k votre tendrefie,<br />

repartit Renaud, je ne veux rien vous<br />

<strong>de</strong>voir, & je jure par le dieu vivant, que<br />

j'aime mieux mourir que d'être délivré par<br />

votre fecours. Je ne fuis pas fi attaché k la vie ,<br />

que je veuille vous avoir cette obligation. Puifque<br />

ma vue vous eft fi odieufe , lui dit Angélique<br />

en fondant en larmes, il faut vous en<br />

épargnerle fupplice. Promettez-moi feulement,<br />

continua-t-elle , que vous recevrez d'une autre<br />

main ce que vous refufez <strong>de</strong> la mienne. Je<br />

vous promettrai tout, répondit le paladin ,<br />

pourvu que je ne vous voie plus. Du moins,<br />

reprit la fllle <strong>de</strong> Galafron, vous ne m'empêcherez<br />

pas <strong>de</strong> vous rendre un fervice. Alors<br />

tirant <strong>de</strong> fon fein la liqueur que Maugis lui<br />

avoit donnée , elle en verfa fur la tête du<br />

monftre quelques gouttes qui eurent la vertu<br />

<strong>de</strong> 1'endormir dans le moment.<br />

Auffi-töt elle va trouver 1'enchanteur fran-


188 R O L A N D<br />

eois , Sc lui rend compte <strong>de</strong> la cruauté <strong>de</strong> Renaud.<br />

Maugis en fut fi irrité , qu'il fit tous fes<br />

efforts pour perfua<strong>de</strong>r a la belle Angélique<br />

qu'il falloit laiffer périr i'ingrat. La princeffe<br />

ne put s'y réfoudre ; elle obügea même le fils<br />

du duc d'Aigremont d'aller fur le champ fecourir<br />

le paladin. Maugis fe fit donc porter fur<br />

le toit, oii fon coufin a force d'avoir perdu<br />

du fang étoit prêt <strong>de</strong> tomber en foibleffe , il<br />

vifita fes plaies, qui fe refermèrent d'abord<br />

qu'il eüt répandu <strong>de</strong>ffus quelques gouttes <strong>de</strong><br />

la liqueur qu'Angélique avoit verféefur la tête<br />

du monftre ; il lui fit enfuite avaler <strong>de</strong> cette<br />

eau , qui rétablit entièrement fes forces.<br />

Le feigneur <strong>de</strong> Montauban voulut remercier<br />

fon coufin du grand fervice qu'il venoit<br />

d'en recevoir ; mais Maugis 1'interrompit :<br />

Achevons, lui dit-il, <strong>de</strong> vous tirer d'ici,<br />

après cela nous nous expliquerons enfemble.<br />

II faut auparavant, reprit le fils d'Aimon , que<br />

je faffe ce que 1'honneur exige <strong>de</strong> moi. Je ne<br />

puis fortir <strong>de</strong> ce chateau fans avoir vaincu le<br />

monftre , Sc aboli la cruelle coutume qui s'y<br />

obferve. Hé bien, repartit 1'enchanteur , jettez-vous<br />

fur le monftre, Sc le tuez avant<br />

qu'il fe réveille, car il n'eft endormi que pour<br />

un tems. Son flanc gauche peut être percé ,<br />

c'eft le feul endroit <strong>de</strong> tout fon corps qui ne


ï.' A M O U R EUX. l8<br />

foit pas impénétrable. Si vous voulez que je<br />

forte avec gloire <strong>de</strong> ce combat dit le paladin,<br />

retirez le monftre <strong>de</strong> fon afioupiflement, je ne<br />

puis 1'attaquer fans cela. Oh ! vous êtes trop<br />

difficultueux, s'écria le magicien : je vais exécuter<br />

moi - même fans tant <strong>de</strong> fac^ns ce que<br />

vous refufez <strong>de</strong> faire.<br />

En achevant ces paroles, il <strong>de</strong>fcendit a terre,<br />

ramaffa Flamberge que le monftre en s'affoupiffant<br />

avoit laiffé tomber <strong>de</strong> fes griffes, &<br />

la plongea jufqu'a la gar<strong>de</strong> dans le flanc gauche<br />

<strong>de</strong> 1'animal. Le fang qui fortoit a gros bouillons<br />

<strong>de</strong> la plaie, tarit bien-töt les fources <strong>de</strong> fa<br />

vie, &le monftre enfin ne reprit le fentiment<br />

par la fin du charme , que pour rendre le <strong>de</strong>rnier<br />

foupir.<br />

Si cette mort délivra Renaud d'un grand<br />

danger, elle ne le remettoit pas en liberté.<br />

II eft vrai que pour la lui procurer, Maugis le<br />

conduifit fous la voüte, après lui avoir rendu<br />

Flamberge; & lui ouvrant une épaifle porte<br />

<strong>de</strong> fer, qui donnoit entrée dans le jardin, &<br />

qu'il fit tomber en proférant quelques mots<br />

bifarres : Pafiëz par-la, lui dit-il, le chemin<br />

vous eft libre k préiènt; profitez <strong>de</strong>s bontés<br />

qu'on a la foibleffe d'avoir encore pour vous ,<br />

quelque peu digne que vous en foyez ; pour<br />

moi, je ne vous donnerai plus aucun fecours ,


190 R O L A N D<br />

& je veux bien vous dire que fi j'avois été<br />

cru , vous ne feriez pas échappé <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier<br />

péril oü je vous avois moi-même jetté.<br />

A ces mots , le magicien quitta brufquement<br />

Renaud , fans vouloir entendre ce qu'il lui<br />

allcguoit pour fa juftification , & fe fit enlever<br />

rapi<strong>de</strong>ment par fes démons. Le chevalier<br />

<strong>de</strong>meura fort mortiAé <strong>de</strong> s'étre attiré<br />

1'indignation <strong>de</strong> fon coufin ; mais comme il<br />

étoit entraïné par une puiflance iüpérieure qui<br />

agiflbit en lui, il ne pouvoit fe repentir d'une<br />

chofe dans laquelle il fe croyoit plus malheureux<br />

que coupable.<br />

II ne fongea plus qu'a fuivre fon premier<br />

<strong>de</strong>ffein , qui étoit d'abolir la cruelle coutume<br />

<strong>de</strong> ce chateau par la punition <strong>de</strong>s perfonnes<br />

qui avoient établi ces facrilèges honneurs confacrés<br />

h la mémoire <strong>de</strong> Marquin. Pour eet effet,<br />

il entra dans le jardin; & <strong>de</strong>-la dans la cour<br />

du chateau. Quand les gens <strong>de</strong> la vieille 1'appercurent,<br />

ils crièrent aux armes; ils fe rafiemblèrent<br />

en peu <strong>de</strong> momens, & fondirent<br />

fur lui tous enfemble. Quoiqu'ils fufTent au<br />

nombre <strong>de</strong> trente ou quarante , le généreux<br />

fils d'Aimon les méprifa , &c mit Flamberge fi<br />

malheureufement en ceuvre pour eux , qu'il en<br />

fit une étrange boucherie. On peut dire même<br />

que le combat auroit été aufTi-töt fini que com-


L'A M 'O U R E Ü X. icjr<br />

mencé , fi le géant ne fe fut pas mis <strong>de</strong> la partie<br />

: néanmoins ce coloffe ne fit que prolonger<br />

<strong>de</strong> quelques inffans leur perte, & tomba luimême<br />

noyé dans fon fang après une aflez longue<br />

réfiftance.<br />

La vieille mère <strong>de</strong> Marquin, qui du haut<br />

d'une tour oü elle s'étoit réfugiée , avoit vu<br />

périr le géant dans le combat, & le refte <strong>de</strong><br />

fes gens prendre la fuite , fe précipita <strong>de</strong> rage<br />

<strong>de</strong>s creneaux en bas; elle s'écrafa la tête fur<br />

les pavés <strong>de</strong> Ia cour; & cette mégère indigne<br />

d'avoir jamais vu le jour, termina ellemême<br />

ainfi une vie dont elle faifoit fon fupplice<br />

<strong>de</strong>puis la mort <strong>de</strong> fon cher Marquin. Ce<br />

fut le <strong>de</strong>rnier aöe du facrifice fanglant dont<br />

elle avoit voulu honorer fa mémoire. Le paladin<br />

regarda fa mort comme une juftë punition<br />

du ciel; & voyant qu'il n'y avoit plus rien a<br />

faire pour lui dans ce chateau, il en fortit<br />

pour prendre le chemin <strong>de</strong> la mer; mais au<br />

lieu <strong>de</strong> rentrer dans fa barque, il marcha le<br />

long du rivage.


ïpi<br />

R O L A N D<br />

C H A P I T R E<br />

IV.<br />

De Carrivée du prince Aflolphc en Circafile , & <strong>de</strong><br />

la rencontre quily<br />

fit,<br />

L E prince Aftolphe d'Angleterre avoit quitté<br />

la cour <strong>de</strong> France , comme on Fa dit ,<br />

pour aller faire une exacte recherche <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

fameux coufins qui en étoient tout Fornement;<br />

il étoit revêtu <strong>de</strong> fes belles armes dorées ; il<br />

portoit la lance du frère d"Angélique, & montoit<br />

le bon cheval Bayard.<br />

II avoit déja traverfé tout feul 1'Allemagne<br />

la Ffongrie &la Blanche-Rufiïe , pafTé le grand<br />

fleuve du Tanaïs, & atteint la Circame. Ce<br />

<strong>de</strong>rnier royaume étoit alors tout en armes ;<br />

Ion roi Sacripant, prince d'une expérience<br />

coafommée dans la guerre , & d'une valeur<br />

extréme, y faifoit <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s levées <strong>de</strong> foldats<br />

pour aller au fecours d'Angélique, qu'Agrican,<br />

puifTant empereur <strong>de</strong>s Tartares , tenoit<br />

afhégée dans fa fortereffe d'Albraque. L'amour<br />

feul mettoit les armes a la main a ces <strong>de</strong>ux monarques.<br />

L'armée <strong>de</strong> Circaflie étoit prête a partir ,<br />

lorfque le hardi Aftolphe fe préfenta <strong>de</strong>vant<br />

Sacripant


V A m o u R Ë ü x; fitf<br />

Sacripant dont la coutume étoit <strong>de</strong> retenir a<br />

fon fervice tous les chevaliers <strong>de</strong> mérite qui<br />

paffoient par fes états, quand ils vouloient<br />

bien accepter les ofFres généreufes qu'il leur<br />

faifoit. Le prince d'Angleterre par fa bonna<br />

mine prévint en fa faveur le roi <strong>de</strong> Circaffie ,<br />

qui lui dit : Vaillant chevalier , que veux-tu<br />

que je t'accor<strong>de</strong> pour avoir 1'avantage <strong>de</strong> te<br />

poffé<strong>de</strong>r dans ma cour ? Je veux , répondit le<br />

paladin, que tu me faffes général <strong>de</strong> ton armée ;<br />

un homme qui a coutume <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>r , &<br />

non d'obéir j ne fauroit accepter un autre emploi.<br />

Soiihaites-tu <strong>de</strong> favoir fi je fuis digne <strong>de</strong><br />

eethonneur, tu n'as qu'a choiiir dix <strong>de</strong>s plus<br />

braves <strong>de</strong> fa cour pour combattre tous enfemble<br />

contre moi j fi je ne les mène k outrance ,<br />

je confens que tu me tiennes pour un homme<br />

privé <strong>de</strong> jugement.<br />

Sur ces paroles , Sacripant afTembla fes<br />

principaux barons , & leur dit qu'il déploroit<br />

1'égarement <strong>de</strong> ce chevalier , & qu'il falloit<br />

effayer par <strong>de</strong>s remè<strong>de</strong>s <strong>de</strong> le remettre en fon<br />

bon fens. Mais les barons les plus fenfés lui<br />

repréfenterent qu'il feroit mieux <strong>de</strong> laiffer aller<br />

tin perfonnage <strong>de</strong> cette efpèce, avec Jequel il<br />

n'y avoit rien k gagner. Le roi les crut & congédia<br />

1'anglois qui pourfuivit fon chemin fans<br />

Tome I,<br />

|sf


R o L A >; j)<br />

s'embarraffer du jugement qu'on feroit <strong>de</strong> lui<br />

dans cette cour.<br />

Le prince Aftolphe n'étoit pas encore fort<br />

éloigné <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> Circaffie , lorfqu'i,<br />

rencontra un <strong>de</strong>s plus accomplis farrafins qui<br />

fut dans les climats orientaux. On le nommoit<br />

Brandimart, comte <strong>de</strong> la Roche - fauvage.<br />

II avoit fait éclater une valeur peu commune<br />

dans les guerres Sc dans les tournois<br />

K<br />

GU il s'étoit trouvé. II ajoutoit a fes autres<br />

gran<strong>de</strong>s qualités une courtoifie qui lui attiroit<br />

1'amitié <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>; il étoit alors accompagné<br />

d'une dame qu'il aimoit auffi chèrement<br />

qu'elle étoit aimable. Quand Aftolphe<br />

fut affez prés d'eux pour les confidérer , il<br />

défia Brandimart a la joïite. Prens , lui dit-il,<br />

autant <strong>de</strong> champ que tu voudras , ou bien me<br />

laiffe cette dame, Sc paffe ton chemin. Par<br />

notre faint prophéte, répondit le farrafin ; je<br />

laifierois plutöt ici mille vies , fi je les avois,<br />

que <strong>de</strong> te cé<strong>de</strong>r cette beauté. Mais puifque tu<br />

n'as point <strong>de</strong> dame avec toi, je t'avertis que<br />

je prendrai ton beau courfier , fi je te porte<br />

par terre. J'y confens, reprit 1'anglois, voyons<br />

qui <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux enlevera 1'autre <strong>de</strong>s arcons.<br />

Ils s'éloignèrent alors pour revenir l'un fur<br />

1'autre <strong>de</strong> toute la vïteffe <strong>de</strong> leurs chevaux ;<br />

ils fe rencontrèrent furieufement au milieu <strong>de</strong><br />

la carrière) Sc la lance d'or produifant fon


L' A M O U R E U X.<br />

1 9j<br />

effer ordinaire , renverïa Brandimart ru<strong>de</strong>ment<br />

Le cheval <strong>de</strong> ce malheureux chevalier eut un<br />

lort encore moins favorable<br />

q u e<br />

fon maïtre •<br />

car bien qu'il fut <strong>de</strong>s plus vigoureux , il eut la<br />

tete fracaffée , & moürut fur le champ du terrible<br />

coup quil recut <strong>de</strong> Bayard,<br />

q u i<br />

ne fut<br />

feulement pas ébranlé <strong>de</strong> cette rencontre<br />

Rien n'éji ég/al au déplailir que reffentit I e<br />

vaillant Brandimart <strong>de</strong> fe voir ainfi démonté<br />

dune feule atteinte. Ce n'eft point fon cheval<br />

qti fi regrette, c'efi fa belle maïtreffe qu'il va<br />

perdre ; il entre dans un vif défefpoir; &<br />

n e<br />

fc^ofledant plus, il tire fon épée pour s'erz<br />

percer Ie fan. Aftolphe en eut pitié ; d fe ;etta<br />

iur lui affez a tems pour retenir fon bras ,<br />

mo<strong>de</strong>ra fa douleur Par ces paroles confolanes:<br />

Franc chevalier, lui dit-il, me crois-tu<br />

aïfez cruel pour vouloir t'enlever ce que tu<br />

aftnes-avec tant <strong>de</strong> pa/fion ? remets le calme<br />

dans ton ame ; fi j'ai joüté contre toi, ce n'eft<br />

que pour avoir Fhonneur <strong>de</strong> te vaincre<br />

:<br />

j e t e<br />

laiffe ta dame.<br />

Le farrafin eut tant <strong>de</strong> joie, quand il<br />

'<br />

e n_<br />

tendit ces <strong>de</strong>rrières paroles , qu'il ne put<br />

p r o.<br />

fererun feul mot. ïl.„ e<br />

fat qu'embraffer l e s<br />

genoux d'Aftolphe, & lui baifer les mains. O<br />

dieu ! s ecria-t-il! ma honte redouble, puifque<br />

/e me vois encore vaïncu en courtoifie; mais<br />

N ij<br />

&


ÏQ5 JA O L A N %<br />

je t'accor<strong>de</strong> cette doublé viöoire pour te faire<br />

plus d'honneur ; tu me rends la vie en me<br />

rendant cette dame , & j'aurai une cternelle<br />

reconnoifTance d'un fi grand bienfaif.<br />

Sur ces entrefaites, Ie roi <strong>de</strong> Circailie arriva<br />

dans eet endroit. Ce prince avoit fort confidéré<br />

la richefTe <strong>de</strong>s armes d'Aftolphe & la beauté <strong>de</strong><br />

Bayard ; il fut tenté <strong>de</strong> les avoir en fa poffeffion<br />

: & pour fatisfaire ce défir , il fe réfolut<br />

a courir tout feul après lui, ne doutant point<br />

qu'il ne lui enlevat par fa valeur, fes armes &C<br />

fon courfier. Sacripant étoit en efFet affez fort<br />

pour y réufiïr , fans 1'obftacle que la lance d'or<br />

y pouvoit apporter. Quand il eüt atteint 1'anglois,<br />

& qu'il eüt envifagé Ia maïtreffe <strong>de</strong> Brandimart<br />

, il en fut charmé. L'heureufe avanture,<br />

s'écria-t-il tout tranfporté <strong>de</strong> joie ! j'avois<br />

fait <strong>de</strong>fiein <strong>de</strong> gagner un cheval & <strong>de</strong>s armes<br />

%<br />

& je vois que la fortune m'offre encore un<br />

plus riche butin. Chevaliers, pourfuivit-il en<br />

élevant fa voix, que celui <strong>de</strong> vous <strong>de</strong>ux a qui<br />

cette belle dame appartient, m'en cè<strong>de</strong> la<br />

conduite , ou qu'il éprouve tout-a-l'heure fa<br />

valeur contre la mienne.<br />

11 te fied bien mal, lui répondit Brandimart,<br />

<strong>de</strong> défier un homme a pied, lorfque tu es fi<br />

bien monté. C'eft plutöt 1'acfe d'un brigand qui<br />

veut s'emparer du bien d'autrui, que le procédé<br />

d'un franc chevalier. Après ayoir ainft


t* A M O U R E U XV i 9 7<br />

p-rlé , il conjura le paladin avec les plus fortes<br />

mftances <strong>de</strong> vouloir lui prêter fon cheval,<br />

pour être en érat <strong>de</strong> répondre au défi qu'on<br />

venoit <strong>de</strong> lui faire. Et vous ne pouvez, ajöuta-t-d<br />

, juftemerit me le refufer , puifque je ne<br />

vous le <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que pour défendre la noble<br />

dame que vous m'avez fi généreufement rendue.<br />

Mon cher ami, lui dit Aftolphe en riant,<br />

jamais je ne prêterai mon cheval tant que je<br />

ferai en pouvoir <strong>de</strong> combattre; mais compte<br />

que je vais te donner celui <strong>de</strong> ce chevalier •<br />

car je ne veux <strong>de</strong> toute fa dépouille, que Ia<br />

gloire <strong>de</strong> i'avoir mis a la raifon. Alors il f e<br />

tourna vers le roi <strong>de</strong> Circaffie, & lui dit: Chevalier<br />

<strong>de</strong> ce pays, avant que d'être pofleffeur<br />

<strong>de</strong> cette dame, il faut que tu faffes avec mot<br />

une autre convention. Si je te fais vui<strong>de</strong>r les<br />

etners •<br />

t u p r e n d r a s l a p e i n e d e<br />

^<br />

r e t o u r n e r<br />

a pied, paree que je veux avoir ton cheval<br />

pour remonter mon compagnon : fi tu me<br />

renverfes, le bon cheval que tu vois entre<br />

mes jambes fera k toi. Enfuite piéton ou cavalier<br />

, tu pourras vui<strong>de</strong>r avec mon camara<strong>de</strong> la<br />

querelle <strong>de</strong> la dame.<br />

Par Mahomet, lui répartit Sacripant, tu me<br />

parots bouffon; j'accepte ce que tu me propofes;<br />

mais je ravertis que je veux auffi avoir<br />

tes armes. Tu prendras ce que tu pourras, dit<br />

N iij


ioS R O L A N D<br />

le paladin, & le feigneur fera le refte. Ce!a<br />

dit, les voila qui s'éloignent l'un <strong>de</strong> 1'autre ,<br />

& qui reviennent les lances baiflees fe rencontrer<br />

avec furie. Sacripant, fameux par mille<br />

exploits , comptoit déja fur la dépouille <strong>de</strong><br />

ces <strong>de</strong>ux chevaliers ; mais, contre fon attente,<br />

il eut le fort <strong>de</strong> Brandimart. Quand Aftolphe<br />

vit ce roi étendu par terre, il alla prendre<br />

fon cheval par la bri<strong>de</strong> , & le préfentant a<br />

fon compagnon : Mon ami , lui dit - il , ne<br />

trouves-tu pas cette avanture plaifante ? ce<br />

chevalier venoit pour m'öter mon cheval, &<br />

il faudra qu'il s'en retourne a pied. A ces mots ,<br />

il s'adrefla au circaftien , qui venoit <strong>de</strong> fe relever<br />

, & lui dit : Préfomptueux chevalier , apprends<br />

<strong>de</strong> moi qu'il vaut mieux fe contenter<br />

<strong>de</strong> fon bien, que d'envier celui d'autrui : retourne<br />

a. ton roi, & lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une autre<br />

monture , puifque ta convoitife t'a fait perdre<br />

ton cheval; dis-lui que c'eft <strong>de</strong> la part du<br />

chevalier infenfé , &c que ce font-la les remè<strong>de</strong>s<br />

qu'il emploie pour recouvrer fa raifon.<br />

Le roi démonté étoit ft étourdi & fi confus<br />

<strong>de</strong> ce qui venoit <strong>de</strong> lui arriver , qu'il s'en retourna<br />

docilement a pied , fans répondre &<br />

fans <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le combat k 1'épée , ce qu'il<br />

n'eut pas manqué <strong>de</strong> faire en toute autre occafion.<br />

Après fon départ, la maitrefle <strong>de</strong> Bran-


L ' A M O U R E U X . 199<br />

climart avertit fon amant qu'ils étoient prés du<br />

fleuve <strong>de</strong> 1'oubli. Si nous n'y prenons gar<strong>de</strong>,<br />

ajouta-t-elle, il eft k craindre que nous ne nous<br />

perdions nous-mêmes , & la valeur eft ici fort<br />

inutile ; c'eft pourquoi je fuis d'avis que nous<br />

retournions fur nos pas. Belle dame , lui dit le<br />

prince d'Angleterre , apprenez-moi, <strong>de</strong> grace,<br />

ce que c'eft que ce fleuve <strong>de</strong> 1'oubli ? C'eft une<br />

nvière, répondit-elle, qui ore Ia mémoire a<br />

ceux qui boivent <strong>de</strong> fon eau. A 1'entrée du<br />

pont qu'il faut paffer , une belle dame préfente<br />

une coupe <strong>de</strong> criftal aux chevaliers que<br />

leur malheur attire en eet endroit, & les fait<br />

boire <strong>de</strong>dans; a peine 1'ont-ils portée k leurs<br />

lèvres , qu'ils oublient toutes chofes; ils ne<br />

fe fouviennent plus même <strong>de</strong> ce qu'ils font.<br />

Si quelqu'un entreprend <strong>de</strong> paflbr le pont par<br />

force , cette dame appele a fon fecours un<br />

grand nombre <strong>de</strong> chevaliers <strong>de</strong> la plus haute<br />

valeur qu'elle a privés <strong>de</strong> fens , & qui s'oppofent<br />

au paffage du téméraire. La belle Fleur<strong>de</strong>-lys,<br />

c'étoit le nom <strong>de</strong> Ia dame qui faifoit<br />

ce récit, taehoit <strong>de</strong> perfua<strong>de</strong>r au prince anglois,<br />

&• fur-tout a Brandimart <strong>de</strong> prendre un<br />

autre chemin ; mais elle ne put y réuftir. Au<br />

contraire , il leur prit a tous <strong>de</strong>ux une ft forte<br />

envie d'éprouver cette avanture, qu'ils fe hatèrent<br />

<strong>de</strong> gagner le fleuve.<br />

N<br />

i v


ico R O L A N D<br />

La dame du pont alla au-<strong>de</strong>vant d'


L ' A M O U R E U X: JOÏ<br />

Olivier, GrifFon le blanc , & Acriant noif<br />

y étoientauffi. L'enchantemev. ei ipêïhoit töus<br />

ces^chevaliers <strong>de</strong> fe reconnoïfre. Aueüh d'eux<br />

n'eüt pu dire s'il étoit ehfétiefl c. ar,rafin. c,a<br />

fflagicienne les tenoittousenchanté^dt ma liere<br />

qu'ils étoient dévoués a toutes fes völo ïtés.<br />

Lorfqu'Aftolphe & Brandimart entrèrêttt<br />

dans le jardin , le roi Balan & Clarion qui<br />

étoient ce jour-la <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> , allerent a euf<br />

rencontre, & les engagèrent k combanre<br />

contre eux. Adrian , Antifort & les autres<br />

chevaliers étoient aflis fur le gazon, excepté<br />

le comte d'Angers , qui s'occupoit k r.gar<strong>de</strong>r<br />

la magnificence du batiment. Ce fameux guerner<br />

qui ne faifoit que d'y arriver , étoit encore<br />

tout armé ; il n'avoit ceiTé <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r les<br />

peintures du fallon pour aller admirer auffi les<br />

beautés du jardin. Pendant qu'il s'y difpofoit,<br />

la magicienne vint k lui toute troublée, & lui<br />

dit: Noble chevalier , j'ai befoin <strong>de</strong> votre valeur<br />

; on attaque mes chevaliers pour me canfcr<br />

du déplaifir; n'irez-vous pas les défendre pour,<br />

l'amour <strong>de</strong> moi ?<br />

Roland n'eut pas entendu ces paroles <strong>de</strong><br />

Dragontine , qu'il courut prendre fon cheval<br />

qu'il avoit attaché, comme on Pa dit, k un <strong>de</strong>s<br />

arbres <strong>de</strong> la cour; il fauta légèrement en felle,<br />

& entra dans le jardin par une gran<strong>de</strong> gnlie


ÏOZ R O L A N D<br />

<strong>de</strong> fer qu'il vit ouverte du cöté droit du batiment<br />

; il pouffa Bri<strong>de</strong>dor vers le lieu oü il<br />

appercutles chevaliers qui combattoient, &C<br />

il les joignit bientöt. Déja Brandimart avoit<br />

abartu Clarion , & le fort roi Balan n'avoit pu<br />

réfijfter k 1'atteinte <strong>de</strong> la lance d'or. Quand le<br />

prince anglois eut reconnu 1'illuftre comte<br />

d'Angers & la femeufé épée Durandal, il s'écria<br />

plein <strong>de</strong> joie : O Roland , fleur <strong>de</strong> tous les<br />

paladins , ne me reconnois-tu pas ? je fuis ton<br />

ener coufin Aftolphe qui te cherche par-tout.<br />

Le comte, pour toute réponfe, leva fur lui<br />

fon épée & Falloit fendre en <strong>de</strong>ux , fi le bon<br />

Bayard, qui avoit 1'enten<strong>de</strong>ment humain, n'eüt<br />

fait un faut prodigieux pour lui fauver la vie ;<br />

ce vigoureux animal franchit la muraille du<br />

jardin, quoiqu'elle fut haute <strong>de</strong> douze pieds,<br />

& Bri<strong>de</strong>dor n'ayant pu faire la même chofe,<br />

Roland fut obligé <strong>de</strong> chercher un détour , il<br />

paffa par la petite porte du pont , qui étoit k<br />

quelques pas <strong>de</strong>-la, &c courut enfuite k bri<strong>de</strong><br />

abattue après Aftolphe pour venger la magicienne<br />

<strong>de</strong> 1'injure qu'il s'imaginoit qu'elle avoit<br />

recue; mais Bri<strong>de</strong>dor, bien que doué d'une<br />

extréme légéreté , n'étoit pas comparable a<br />

Bayard.


L' A M O U l t ! p x. 203<br />

C H A P i T R E V.<br />

U prince Aftolphe arrivé au Cathay „ commcnt .1<br />

sintroduifit dans le chateau d'Albraque, & <strong>de</strong><br />

quelle manié/e il y fiu requ par la bdk AueL<br />

lique.<br />

LE fils d'Othon fut bientöt en état <strong>de</strong> ne<br />

plus craindre Pattaque <strong>de</strong> fon redoutable coufin,<br />

qu'il appréhendoit plus que la fom-lre : il étoit<br />

hardi avec tout autre, & fon courage alloit<br />

même jufqu'a la tëmérité ; mais il ne vouloit<br />

point avoir affaire au comte dont il connoifibit<br />

toute la force; il prit fa route vers 1'orient ,<br />

laiffant k regret dans lé péril fon compagnon<br />

Brandimart. Pour Roland, dés qu'il s'appercut<br />

que fa pourfuite étoit vaine , il retourna au<br />

jardin <strong>de</strong> Dragontine, & y rentra par la même<br />

porte qu'il en étoit forti.<br />

On y combattoit encore ; Clarion & Baïan<br />

étoient tous <strong>de</strong>ux aux prifes avec Brandimart,<br />

& ne pouvoient rien gagner fur lui. La tendre<br />

Fleuiv<strong>de</strong>-lys foufrroit <strong>de</strong> tous les coups qu'il<br />

recevoit ; & lorfque Roland , <strong>de</strong> qui la raifon<br />

continuoit d'être troubléc , vint fe joindre aujc


4©4 R O L A N D<br />

chevaliers <strong>de</strong> Dragontine, elle ne fut plus maïtreffe<br />

<strong>de</strong> fa douleur ; elle cria a fon amant <strong>de</strong><br />

ceffer <strong>de</strong> combattre, le menaeant <strong>de</strong> s'aller<br />

jetter fous le tranchant <strong>de</strong>s épées , Sc fous les<br />

pieds <strong>de</strong>s chevaux, pour s'épargner , en mourant<br />

la première , le fupplice <strong>de</strong> lui voir rendre<br />

les <strong>de</strong>rniers foupirs ; elle lui dit qu'il valoit<br />

mieux qu'il fe foumit a la magicienne , Sc but<br />

<strong>de</strong> la liqueur enchantée , puifqu'il ne pouvoit<br />

fortir <strong>de</strong> ce lieu qu'a ce prix ; qu'au refte ,<br />

elle 1'afTuroit qu'il n'y <strong>de</strong>meureroit pas longtems,<br />

Sc qu'elle reviendroit le délivrer au<br />

premier jour.<br />

L'amoureux Brandimart effrayé <strong>de</strong> la crainte<br />

&c <strong>de</strong>s menaces <strong>de</strong> fcn amante , fe foumit a la<br />

coutume du lieu , Sc but <strong>de</strong> 1'eau du fleuve <strong>de</strong><br />

Poubü. Dès ce moment, il n'efpcre Sc ne craint<br />

plus rien; il <strong>de</strong>vient infenflble a Ia honte comme<br />

è la glcire, & fes yeux méconnoiffent mcme<br />

1'objet <strong>de</strong> fon amour. O doux breuvage qui a<br />

la vertu <strong>de</strong> fufpendre les peines <strong>de</strong>s cceurs<br />

amoureux , que la belle princeffe du Cathay<br />

eüt été heureufe <strong>de</strong> pouvoir cmprunter ton<br />

fec« urs !<br />

Fkur-<strong>de</strong>-Iys voyant fon amant hors <strong>de</strong> danger<br />

<strong>de</strong> perdre la vie , partit po ar aller exécuter<br />

le <strong>de</strong>ffein qu'elle méditoit en fa faveur. D'un<br />

autre cóté , Roland uniquement occupé <strong>de</strong>


L ' A M O V R Ï ui IQJ<br />

Dragontine , s'excufoit a fes genoux d'avoif<br />

ïaiffé échapper le chevalier qu'il venoit <strong>de</strong><br />

pourfuivre.<br />

Cependant Ie prince Aftolphe continuoit forï<br />

chemin ; il rallentit la courfe <strong>de</strong> Bayard, d'abord<br />

qu'il vit que le comte d'Angers ne le<br />

pourfuivoit plus , & il fe mit k rêver aux<br />

moyens <strong>de</strong> fecourir ce paladin , dont 1'état<br />

lui faifoit pitié ; il ne voyoit que le fils d'Aimon<br />

qui put obliger Dragontine k Ie défenchanter..La<br />

difficulté étoit <strong>de</strong> favoir oii il<br />

pourroit trouver Renaud. II fe reffouvint <strong>de</strong><br />

1'avoir vu épris d'une forte paffion pour Angélique<br />

, & d jugea que la violence <strong>de</strong> fon<br />

amour pouvoit l'avoir attiré au Cathay ; car<br />

ü ignoroit que 1'eau <strong>de</strong> la fontaine <strong>de</strong> Merlirt<br />

eüt changé fon cceur ; prévenu <strong>de</strong> cette opi~'<br />

mon , il prit la route <strong>de</strong> ce royaume. II étoit<br />

alors fur les frontières <strong>de</strong> celui d'Aftracan ; ü :<br />

alla paff,;r le grand, fleuve du Volga dans la ca- •<br />

pitale <strong>de</strong> eet état , qui eft fituée prefque a<br />

fon embouchure. Dela il entra dans les terres<br />

<strong>de</strong>s Kalmouques & <strong>de</strong>s Nogais ; enfuite laiffant<br />

fur la gauche le Capchac & le pays <strong>de</strong>s<br />

anciens Getes , il remonta le fleuve faeattes<br />

qu'il quitta pour entrer dans Ie Turquefran ;<br />

il le traverfa <strong>de</strong> même que la province <strong>de</strong>s<br />

Merkites , & parvint enfin au royaume <strong>de</strong><br />

Jangut, voifin du Cathay.


?oó R O L A N D<br />

• Quoique Bayard fut infatïgable , le prince<br />

anglois avoit une fi vafte éte'ndue d'états k<br />

pafier, qu'il fut prés <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois k ce voyage,<br />

Jl lui' arriva. 'bien <strong>de</strong>s aventures en chemin<br />

dont on ne fera pas ici mention ; on fe contentera<br />

<strong>de</strong> dir-e que la lance d'or fut fatale a<br />

plus d'un chevalier. Aftolphe ne fe vit pas<br />

plutöt r.u Cathay , qu'il commenca <strong>de</strong> s'informer<br />

exaclement fi Fon n'y" avoit point vu<br />

un chevalier tel qu'il peignoit le feigneur <strong>de</strong><br />

Montauban ; il-n'en apprit aucunes nouvelles;<br />

ce qui l'obligea <strong>de</strong> tourner fes pas vers la cour<br />

<strong>de</strong> Galafron , cu il fe flattoit <strong>de</strong> le trouver,<br />

ou diï moins d'en entendre parler. Mais avant<br />

que d'y arriver , il fut informé d'une chofe<br />

qui ne lui permit pas <strong>de</strong> continuer fa route.<br />

On lui ditqu'Agrican,' enrperVuf <strong>de</strong>s tartares,<br />

ar<strong>de</strong>mment éprjs d'Angéliquè', 'Pavoit fait <strong>de</strong>nKiii<strong>de</strong>r<br />

en mariagé'a Galafron qui, ne croyant<br />

pas dèvöir: Fa> fefufer a'un prince fi puiffant,<br />

la lui avoit promife ; mais que la princeffe<br />

au lieu d'y confehtir , s'étoit retirce dans la<br />

forte Ville d'Albraque , qu'elle avoit remplie<br />

d'un grand nombre <strong>de</strong> chevaliers d'élite qui<br />

s'y étoient jettés pour la défendre contre Agricr.n<br />

& contre tous ceux qui voudroient difpofer<br />

<strong>de</strong> fon cceur malgré elle.<br />

Cette nouvelle détern-jina le prince d'An-


L'A ftl O ' U R E U X. 207<br />

gleterre a prendre le chemin d'Albraque , oü il<br />

ne doura point que parmi tant <strong>de</strong> guerriers que<br />

les attraits d'Angéiique y avoient attirés, il ne<br />

rencontrat celui qu'il cherchoit. Lorfqu'il fut<br />

d une journée <strong>de</strong> cette ville , il découvrit du<br />

haut d'une colline un nombre prefque infini <strong>de</strong><br />

tentes Sc <strong>de</strong> gens <strong>de</strong> guerre campés dans un<br />

grand vallon, par oü il falloit néceffairement<br />

qu'il pafsat. 11 arrêta le premier homme qu'il<br />

trouva fur fon chemin , & lui <strong>de</strong>manda ce que<br />

c'étoit que cette armée qu'il voyoit. C'eft, lui<br />

répondit eet homme, celle du redoutable empereur<br />

<strong>de</strong>s tartares qui va avec tous les rois<br />

qui lui font tributaires , mettre Ie fiège <strong>de</strong>vant<br />

la ville d'Albraque. Le <strong>de</strong>ffein <strong>de</strong> ce monarque<br />

eft d'avoir en fa poffeftion la belle Angélique<br />

notre princeffe, qui s'y eft réfugiée pour ne<br />

le pas époufer. Vous pouvez découvrir d'ici<br />

la tente d'Agrican; c'eft ce pavillon fuperbe<br />

oü vous voyez voltiger cette bannière au gré<br />

du vent; enfuite eft la tente <strong>de</strong> Sar.iton , roi<br />

<strong>de</strong>s keraïies, qui eft un <strong>de</strong>s pius braves guerriers<br />

du mon<strong>de</strong>. Celle qui la fait eft au grand<br />

Radamante : ce géant a dix pieds <strong>de</strong> hauteur ,<br />

& eft feigneur d'une partie du Karacathay ,<br />

fttué aux contrée.s du feptentrion. Auprès <strong>de</strong><br />

fon pavillon eft celui du riche Poüfcrne , roi


2.o8 R O L A N -tf<br />

<strong>de</strong> Congoras. Plus bas cr.mpe le rol <strong>de</strong> Mugal<br />

cjae I'on nomme Pandragon , &<br />

immédiatement<br />

après, Arganteledémelüré,röi <strong>de</strong> Niron-<br />

Caya;, qui uirpafle en gran<strong>de</strong>ur<br />

Radamante.<br />

On vöil enftiife Lvrcon & le fier Sentarie ,<br />

l'un lotiverain <strong>de</strong> Tendouc , & 1'autre <strong>de</strong> Jager<br />

(_ c !te tente verte efi celle du roi <strong>de</strong> Courlas<br />

qu'on nomme Erontin ; & Uldan, roi <strong>de</strong>Kara- 1<br />

COlfOn, eft<br />

pi<br />

campé a fa gauche ; ce <strong>de</strong>rnier<br />

ice n'eft pas un <strong>de</strong>s moindres guerriers <strong>de</strong><br />

cette nombreute armée. Mais je naurois jamais<br />

fait , aiouta-t-d, fi j'entreprenois <strong>de</strong> vous apprer.dre<br />

le nom <strong>de</strong> tous les autres: ce qui refte<br />

a vous dire , c'eft <strong>de</strong> vous confeiller, fi vous<br />

êtes étrangef , <strong>de</strong> ne vous point approcher<br />

d'eux, ils ne manqueront pas <strong>de</strong> vous retènir,<br />

Le pri .ce anglois remercia eet homme obli*<br />

geant . & ayant fii <strong>de</strong> lui que pour entrer dans<br />

A'biacue, il falloit abfolument<br />

traverfer le<br />

< nip <strong>de</strong>s tartares, il en prit le chemin , malg<br />

é 1'avis qu'il venoit <strong>de</strong> rècevoir. Quand il<br />

lit a' '<br />

nremicre barrière du cnmp, on voulut<br />

1' fi êter , mais il la fit fr?nchir k Bayard en<br />

<strong>de</strong>pir <strong>de</strong>s fol lats qui la gardoient : puis renveriant<br />

<strong>de</strong> ia lSncé d'or , & du poitrail <strong>de</strong> fon<br />

courfier tout ce qui vouloit s'oppofer k fon<br />

pafiage<br />

?


L' A M O tr R E u x.'<br />

^09<br />

paiTage, il traverfa tout le camp tartare. Eu<br />

Vain un grand nombre <strong>de</strong> princes, avertis <strong>de</strong><br />

ce défordre, montèrent promptement a cheval<br />

pour punir eet audacieux qui fembloit les braver<br />

tous ; bien qu'ils fuffent montés fur les<br />

plus vigoureux chevaux tarrares, qui paffent<br />

en vïteffe ceux <strong>de</strong> toutes les autres nations,<br />

1'incomparable Bayard les laiffa bien loin <strong>de</strong>rnère<br />

lui, & porta impunément Aftolphe jufqu'aux<br />

portes d'Albraque.<br />

La princeffe venoit d'arriver <strong>de</strong> la Rochecruelle<br />

, lorfqu'on vint lui dire qu'un<br />

chevalier<br />

<strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> Fraoce étoit aux portes<br />

<strong>de</strong> la ville, & <strong>de</strong>mandoit k entrer.<br />

fut émue k cette nouvelle , & donna<br />

Angélique<br />

ordre<br />

qu'on recut ce chevalier, dans 1'efpérance <strong>de</strong><br />

pouvoir du moins s'entretenir avec lui du feigneur<br />

<strong>de</strong> Montauban. On fit monter Afiolphe<br />

au chateau qui étoit fitué fur un roe efcarpé<br />

qui en faifoit la principale fortification. Si-töt<br />

que la princeffe vit ce prince, elle le reconnut<br />

&l'embraffa : Tu fois le bien venu , noble chevalier<br />

, lui dit-el!e; puis ayant fait fortir tout<br />

le mon<strong>de</strong> pour n'avoir aucun témoin <strong>de</strong> leur<br />

converfation, elle lui paria <strong>de</strong> Renaud comme<br />

d'un homme dont eile auroit fouhaité le<br />

fecours.<br />

Quoi, madame, lui dit 1'anglois, Renaud<br />

Tomé I,<br />

Q


MO R O L A N ©<br />

n'eft pas auprès <strong>de</strong> vous ? Hélas non , répondit-elle<br />

en foupirant! le cruel me fuit, pendant<br />

que je m'efforce d'acquérir (a tendrefle.<br />

Vous me furprenez, reprit Aftolphe, je fuis<br />

témoin qu'il paroifToit un <strong>de</strong>s plus ar<strong>de</strong>ns a<br />

combattre pour vous conquérir ; Sc lorfqu'après<br />

la mort <strong>de</strong> votre généreux frère , je Finformois<br />

<strong>de</strong> la réfolution que vous aviez prife<br />

<strong>de</strong> retoumer au Cathay , je n'ai jamais vu<br />

d'amant témoigner tant <strong>de</strong> regret <strong>de</strong> perdre<br />

ce qu'il aime.<br />

Angélique , toute afTurée qu'elle étoit <strong>de</strong><br />

fon malheur, fut flattée <strong>de</strong> ces paroles, 8c<br />

donna occafion au paladin <strong>de</strong> les lui redire.<br />

Mais enfin, faifant réflexion al'entretien qu'elle<br />

venoit d'avoir a la Roche-cruelle avec Le hls<br />

d'Aimon, Sc fe laiffant emporter k fon amour:<br />

O ciel! dit-elle, d'un ton languifTant, Renaud<br />

a donc bien changé. En même tems , elle lui<br />

conta ce qui s'étoit paffé entre elle Sc ce chevalier<br />

dans la forêt <strong>de</strong>s Ar<strong>de</strong>nnes, 8c au chateau<br />

<strong>de</strong> Marquin : elle étoit trop remplie <strong>de</strong><br />

fa douleur, pour faire ce récit fans verfer <strong>de</strong>s<br />

torrens <strong>de</strong> larmes. Elle parut fi touchée au<br />

prince anglois , qu'il fit tous fes efforts pour la<br />

eonfoler ; Sc comme il ignoroit 1'obftacle qui<br />

s'oppofoit au bonheur <strong>de</strong> la princefTe , il lui<br />

promit fans facon <strong>de</strong> rendre Renaud plus trai-


I*A M O U R E Ü X,<br />

2 t ï<br />

table. Enfuite pour faire diverfion & f es e n<br />

-<br />

miis, il t'entretint d'Agrican : il lui dit qu'il<br />

1'avoit trouvé campé a une journée d'Albraque;<br />

mais qu'elle ne craignit rien : qu'il fauroit<br />

bien la défendre contre eet empereur, &<br />

contre tous les princes qui compofoient 'fon<br />

armée: que le paffé <strong>de</strong>voit lui répondre <strong>de</strong><br />

1 avenir : qu'd venoit <strong>de</strong> traverfer tout le camp<br />

tartare, malgré les efforts <strong>de</strong> tous les guerriers<br />

qui s'étoient oppofés k fon pafTage. Angélique,<br />

fur la foi <strong>de</strong> fes promeffes, fe fut bon gré<br />

d'avoir pour défenfeur un fi vaillant chevalier ;<br />

Elle le régala magnifiquement, & l e<br />

fit même<br />

coucher dans la fortereffe, pour lui témoigner.<br />

la confiance qu'elle avoit en lui.<br />

C H A P I T R E<br />

VI.<br />

Timérhi JAJiolphe. Bataillc <strong>de</strong>s tartares & <strong>de</strong>s<br />

circaffïens.<br />

L E foleil naiffant commencoit k peine a dorer<br />

le fommet <strong>de</strong>s montagnes, que 1'alarme fe répandit<br />

par toute la ville d'Albraque. Chacun<br />

courut aux armes, & ceux qui commandoient<br />

fongerent k garnir les poftes les plus importaus.<br />

On avertit la princeffe que 1'armée d'A-<br />

O ij


ut R O L A N D<br />

grican paroiffoit dans la campagne. A cette<br />

nouvelle Angélique monte aux creneaux &c<br />

voit en effet arriver <strong>de</strong> toutes parts <strong>de</strong>s troupes<br />

ennemies. Elle s'appercoit même déja que<br />

les tartares difpofent leurs quartiers autour <strong>de</strong><br />

la ville. Aufii-tbt elle donna fes ordres , fit<br />

faire le dénombrement <strong>de</strong> fa garnifon , & trouva<br />

qu'elle montoit a dix mille hommes <strong>de</strong> fervice ,<br />

la plupart chevaliers : puis elle pria le prince<br />

d'Angleterre d'en prendre la conduite.<br />

Aftolphe y confentit agréablement : Charmante<br />

princeffe , dit-il a la fille <strong>de</strong> Galafron<br />

y<br />

vous ne vous repentirez pas <strong>de</strong> vous en être<br />

repofée fur moi. Je vais montrer a vos ennemis<br />

un échantillon <strong>de</strong> ce que je fais faire. En<br />

achevant ces paroles, il alla fe faire armer,<br />

monta fur Bayard, & fe fit ouvrir les portes<br />

<strong>de</strong> la ville. Ce prince naturellement courageux<br />

avoit pris tant <strong>de</strong> confiance en lui, <strong>de</strong>puis qu'il<br />

fe fervoit fi utilement <strong>de</strong> la lance <strong>de</strong> 1'Argail ,<br />

qu'il eüt affronté tous les périls enfemble,<br />

pourvu qu'il n'eüt point eu Roland a combattre.<br />

D'abord qu'il fut a portee <strong>de</strong> fe faire entendre<br />

, il les défia tous au combat. II n'eft aucun<br />

prince parmi eux qu'il n'apoftrophe , &z<br />

qu'il n'infulte. II appele Brontin poltron, Arganthe<br />

brutal, Santarie bélitre ; il traite d'éceryelé<br />

1'empereur Agrican lui-même ; Pandragon


L' A M O U R E u x: it'y<br />

eft un gueux, Poliferne un faquin , Lurcon un<br />

animal. Tous ces princes choqués <strong>de</strong> ces inveöives,<br />

s'avancèrent pleins <strong>de</strong> reffentinunt<br />

contre Pennemi qui les infultoir. Ils s'en promettoient<br />

une prompte vengeance. Tout le<br />

camp étoit en rumeur. Dix rois fuivis <strong>de</strong> leurs<br />

bannières marchoient a la tête ; mais quand ils<br />

virent qu'aucune troupe <strong>de</strong> chevaliers n'accompagnoit<br />

celui qui les bravoit tous , ils eurent<br />

honte <strong>de</strong> s'être mis en mouvement pour<br />

un feul homme. Le vaillantSaritton fe préfenta<br />

pour venger fa naticn ; mais quoique ce roi<br />

<strong>de</strong>s keraïtes pafsat pour le meilleur joüteur <strong>de</strong><br />

Porient, la lance fatale lui fit mefurer la terre.<br />

Le monftrueux Argante monté fur la plus énorme<br />

jument qu'eufTent produit les montagnes<br />

<strong>de</strong> Niron-cayat oh il régnoit, s'avanca auffitöt.<br />

Quoiqu'il eut cinq pieds <strong>de</strong> largeur entre<br />

les épaules , il alla tenir compagnie au roi keraïte,<br />

faifant en tcmbant le même bruit que<br />

feroit une roche dont on auroit fappé le fon<strong>de</strong>ment.<br />

Le fortüldan, roi <strong>de</strong> Karacoron, eut<br />

le même fort. Ce prélu<strong>de</strong> étonna fi fort les<br />

autres rois , qu'ils fe mirent a crier fur ie paladin,<br />

& quatre d'entre eux partirent tous enfemble<br />

pour Palier accabler. Néanmoins a 1'ai<strong>de</strong><br />

t!e Bayard , il réfifta a leur rencontre , & renverfa<br />

le roi Mugal qu'ü<br />

a Voit en tête : mais<br />

O üj


*i4 R O L A N D<br />

Brontin qui venoit après les autres , 1'ayant<br />

pris au dépourvu , 1'abattit lui-même.<br />

Le géant Radamanthe arriva comme Aftolphe<br />

venoit <strong>de</strong> fe relever , en déclamant<br />

contre le roi <strong>de</strong> Courlas , qui ne lui avoit pas<br />

laiffé le tems <strong>de</strong> s'affermir contre fon atteinte :<br />

Radamanthe fe jetta fur le paladin, le prit entre<br />

fes bras nerveux, le mit en travers fur le col<br />

<strong>de</strong> fon cheval , & 1'emporta fous fa tente<br />

comme un enfant. L'empereur Agrican étant<br />

furvenu en eet endroit, appercut le cheval<br />

Bayard , dont perfonne ne s'étoit encore faifi.<br />

II fut charmé <strong>de</strong> fa beauté, & <strong>de</strong>fcendit du<br />

hen pour le monter ; ce bon courfier étoit<br />

<strong>de</strong>venu plus docile^ <strong>de</strong>puis qu'il avoit perdu<br />

fon premier maïtre ; il fe laiiTa prendre fans<br />

réfiftance, & le fier tartare fe crut invincible ,<br />

quand il eut éprouvé fes allures.<br />

La témérité du prince Aftolphe fut donc<br />

trés-malheureufe. Aucun chevalier du parïi<br />

d'Angélique n'eut 1'affurance <strong>de</strong> fortir d'Albraque<br />

pour aller venger le paladin. Les aifiégés<br />

fe contentèrent <strong>de</strong> faire une gar<strong>de</strong> foigneufe ,<br />

& <strong>de</strong> ne rien oublier <strong>de</strong> tout ce qui pouvoit<br />

contribuer a la défenfe <strong>de</strong> la ville. Comme ils<br />

regardoient <strong>de</strong>s creneaux, ils virent arriver<br />

une nombreufe armée du cöté qu'étoit campée<br />

celle <strong>de</strong>s tartares. Ces nouveUes troupes com-


ï.' A M O U R E U X. % I 5<br />

mencërent k s'étendre fur une ligne , & fïrent<br />

connoitre par leurs mouvemensqu'elles avoient<br />

<strong>de</strong>ffein d'attaquer le camp tartare. Effeetivement,<br />

c'étoit 1'armée du roi <strong>de</strong> Circaffie ; &c<br />

ce monarque venoit avec fept rois fes voifins<br />

au fecours d'Angélique. Le premier nommé<br />

Varan , roi <strong>de</strong>s nogais , avoit vingt mille:<br />

hommes fous fes ordres , tous bien armés ,<br />

& pour la plupart grands maïtres a tirer <strong>de</strong><br />

1'arc. Le fecond appelé Brunal<strong>de</strong> , étoit roi<br />

<strong>de</strong>s comans , &: commandoit a vingt-cinq<br />

mille hommes. Ungian , prince <strong>de</strong>s kaimoutes<br />

, le fuivoit avec trente-cinq mille foldats.<br />

Deux grands guerriers venoient après , Vuu<br />

étoit foudan <strong>de</strong> Carifme , <strong>de</strong> la reügion mufulmane<br />

: il amenoit quarante mille <strong>de</strong> fes fu»<br />

jets ; 1'autre , feigneur <strong>de</strong> tout le CoraiTan<br />

%<br />

conduifoit dix - huit mille combattans bien<br />

aguerris. Le premier fe nommoit Torin<strong>de</strong> , &:<br />

le <strong>de</strong>rnier Savaron. Ces <strong>de</strong>ux rois étoient fuivis<br />

<strong>de</strong> Bordaque , roi <strong>de</strong> Cojen<strong>de</strong> , oc <strong>de</strong><br />

Toncare qui marchoit k la tête <strong>de</strong> quinze<br />

mille hommes prefque tous archers. Trufaldin<br />

qui règnoit dans le Zagathay , prince trésriche<br />

& très-puiflant, mais perfi<strong>de</strong> & arnft%<br />

cieux , venoit après Bardaque avec quarantehuit<br />

mille foldats bien armés. Le gënéreux<br />

Sacripaot marchoit le <strong>de</strong>r-nier , & conduifoit.


216 R O L A N D<br />

trente<strong>de</strong>ux mille circaffiens. Quoique les rois<br />

<strong>de</strong> Carifme & du Zagathay fufferit plus puiffans<br />

que lui par le nombre <strong>de</strong> leurs peuple.s<br />

Sc <strong>de</strong> leurs villes , ils ne laifloicnt pas <strong>de</strong> le<br />

regar<strong>de</strong>r comme le chef <strong>de</strong> cette formidable<br />

armée.<br />

Lorfque tous ces ro's furent rangés en ordre<br />

<strong>de</strong> bataille, Sacripant leur fit une courte exhortation<br />

: il leur repréfenta en peu <strong>de</strong> mots<br />

la jultice <strong>de</strong> leurs armes qui infércfïoit le ciel<br />

a leur être favoratie , 'óc 1'injudice d'Agrican<br />

qui abufoit <strong>de</strong> fa puiffance pour contraindre<br />

un cceur qui le refufoit a fa pourfuire. Comme<br />

il n'y avoit prefque pas un <strong>de</strong> ces rois qui<br />

ne fut amoureux <strong>de</strong> la princeffe du Cathay ,<br />

le difcours <strong>de</strong> Sacripant irrita la haine qu'ils<br />

avoient déja peur 1'empereur tartare.<br />

D'un autre cöté, Agrican averti <strong>de</strong> la marche<br />

6c du <strong>de</strong>ffein <strong>de</strong> ces princes , ne jugea point<br />

a propos <strong>de</strong> les attendre dans fon camp ; il<br />

marcha au-<strong>de</strong>vant d'eux , & leur preterita un<br />

front <strong>de</strong> bataille égal au leur. Jamais on n'a vu<br />

<strong>de</strong>ux armées plus puiffantes envenir aux mains.<br />

Elles étoient a-peu-prés égales en nombre<br />

comme en valeur.<br />

Le premier qui commenca 1'attaque, fut le<br />

brave Ungian avec fes kalmouques ; il avoit<br />

en tête le roi <strong>de</strong> Mugal<br />

3<br />

& il étoit foutenu par


L' A M O U R E U X.<br />

l i j<br />

Savaron, Bordaque & Brunal<strong>de</strong>. Les rois <strong>de</strong><br />

Tandouc , <strong>de</strong> Jageras & <strong>de</strong> Karacoron foutenoient<br />

Pendragon. Qui pourroit peindre 1'horreur<br />

<strong>de</strong> cette fanglante journée? les circaniens<br />

eurent d'abord l'avantage : ils enfoncèrent !es<br />

tartares en plus d'un endroit. Le roi Sacripant<br />

fecondé <strong>de</strong> Torin<strong>de</strong> & d'Ungian faifoit <strong>de</strong>s<br />

exploits fi merveiüeux, que les géants Argante<br />

& Radamanthe ne pouvoient réfifter k<br />

leurs efforts. Le terrible Agrican qui venoit<br />

<strong>de</strong> renyerfer Brunalcle & Varan, & <strong>de</strong> faire<br />

prifonnier le roi <strong>de</strong>s comans , paffa par hafard<br />

en eet endroit; & voyant fes gens fi maltraités<br />

, il fe mit en une telle furciu-, qu'il en<br />

écumoit <strong>de</strong> rage. II ppuffa Bayard la lance en<br />

arrêt contre le roi <strong>de</strong> Circaiiie , qui <strong>de</strong> fon<br />

cöté fondit fur lui corrtme une tempêfe. Ces<br />

<strong>de</strong>ux vaillans guerriers , <strong>de</strong> quelque force qu'ils<br />

s'atteigniffent, ne purent s'ébranler l'un 1'autre<br />

, & leurs lances , quoique <strong>de</strong>s plus grohes ,<br />

volerent en éclats. Des premiers coups qu'ils fe<br />

donnèrent , leurs écus furent mis en pièces.<br />

Ils en jetèrent les reiles k terre , & commencèrent<br />

a combattre en défefpérés, tels que<br />

dans un pré <strong>de</strong>ux taureaux fe difputent une<br />

genifTe , ck fe heurtent <strong>de</strong> leurs cornes impétueufement.<br />

Leurs armes brifées en plufieurs<br />

endroits ne font déja d'aucuae dcfenfe; le


2i8 R O L A N D<br />

fang coule <strong>de</strong> toutes les parties <strong>de</strong> leurs corps,<br />

& cependant le combat dure toujours ; mais<br />

le circaflien eft le plus bleffé , fes forces commencent<br />

k trahir fon courage ; il alloit fuccomber<br />

, quand , par hafard , jettant les yeux<br />

du cöté d'Albraque , il appercut Angélique<br />

qui le regardoit <strong>de</strong>s creneaux. La' vue <strong>de</strong> la<br />

princefTe lui donne une nouvelle vigueur : O<br />

ciel, dit-il en lui-même , fais que la belle Angélique<br />

voie avec plaifir ce qu'un excès d'amour<br />

m'oblige d'entreprendre pour elle. Si ce<br />

bonheur m'arrive , je confens <strong>de</strong> mourir a<br />

fes yeux.<br />

Agité <strong>de</strong> eet amoureux tranfport, il frappe<br />

k tort Sc k travers , fans fe foucier <strong>de</strong> fes<br />

bleilures, Sc a chaque fois qu'il léve le bras<br />

pour frapper, il invoque le nom <strong>de</strong> fa princeffe.<br />

II fe ménageoit fi peu, & il fit <strong>de</strong>s efforts<br />

fi prodigieux , qu'il mit plus d'une fois<br />

en danger Ia vie <strong>de</strong> fon rival ; mais le fang<br />

qu'il perdoitle laiffoit infenf;blement fans force,<br />

Sc il alloit accor<strong>de</strong>r la viftoire k fon ennemi, fi<br />

Torin<strong>de</strong> fon ami , fuivi <strong>de</strong> fes carifmiens , ne<br />

fit arrivé a fon fecours. Torin<strong>de</strong> effrayé <strong>de</strong><br />

1'état oh il le voyoit , fe jetta brufquement<br />

avec quelques-uns <strong>de</strong> fes fujets entre les <strong>de</strong>ux<br />

combattans, Sc les obligea <strong>de</strong> fe féparer. Le<br />

roi <strong>de</strong> Carifme fit conduite Sacripant dans ia<br />

ville Sc entreprit <strong>de</strong> le venger.


L' A M O U R E U X. Xlf<br />

C H A P I T R E<br />

VII.<br />

Suite <strong>de</strong> la bataille. Courage <strong>de</strong> Sacripant.<br />

.A. GRICAN, plein <strong>de</strong> relTentiment <strong>de</strong> ce qu'on<br />

lui enlevoit <strong>de</strong>s mains une victoire afïurée, fe<br />

jette fur Torin<strong>de</strong>, le renverfe & fait un crüel<br />

carnage <strong>de</strong>s carifmiens. Erunal<strong>de</strong> vient les foutenir<br />

avec ceux d'Aftracan ; il eft pris par les<br />

tartares après avoir été porté par terre tout<br />

étourdi d'un coup pefant que leur empereur<br />

lui avoit déchargé fur la tête. Les circafiïens<br />

n'étantplus animéspar la préfence <strong>de</strong> leur roi ,<br />

ne purent foutenir 1'effort <strong>de</strong> leurs ennemis.<br />

Dailleurs , les <strong>de</strong>ux géants tartares avec les<br />

braves Saritton & Santarie fecondant merveilleufement<br />

leur empereur, exterminoient tout<br />

ce que fon ar<strong>de</strong>ur k pourfuivre les défenfeurs<br />

d'Angelique laiffoit <strong>de</strong>rrière lui. Agrican<br />

poufTa jufqu'a Trufaldin qui commandoit ce<br />

jour-la le corps <strong>de</strong> réferve <strong>de</strong>s princes alliés.<br />

Ce lache & perfi<strong>de</strong> roi ne le fentant pas affez<br />

<strong>de</strong> courage pour faire tête a un fi puiflant guerrier,ne<br />

fongea qu'a fe retirer dupéril, Agrican a


220 R O L A N D<br />

lui dit il; tu n'acquéreras pas grand honneur ,<br />

fi tu m'abats , toi qui es monté fur le meilleur<br />

cheval du mon<strong>de</strong>. Je n'ai qu'un méchant rouflln<br />

accablé <strong>de</strong> fatigue ; mais renonce k eet avantage<br />

; <strong>de</strong>fcends , je te défie a pied. L'empereur<br />

qui ne vouloit <strong>de</strong>voir fa gloire qu'a fa valeur,<br />

donna dans le piége. II mit pied a terre , &<br />

laffia Bayard en gar<strong>de</strong> a un <strong>de</strong> fes chevaliers.<br />

Trufaldin prit ce tems pour tourner bri<strong>de</strong>»<br />

& piquant <strong>de</strong>s éperons fon cheval , s'enfonca<br />

parmi les fiens avant que le monarque tartare<br />

put être remonte.<br />

Cette aclion plus digne <strong>de</strong> mépris que <strong>de</strong><br />

colère , fit rire Agflican , qui fe rejettant légerement<br />

en felle, chercha <strong>de</strong>s ennernis plus redoutables<br />

; mais il n'en trouvoit plus qui ofaffent<br />

lui réfifter; tout tuit & cherche les bois. Ungian<br />

, Torin<strong>de</strong> & Savaron en railient vainement<br />

quelques-uns. Eux-mêmes , après avoir<br />

fait <strong>de</strong>s aétions <strong>de</strong> valeur , font obligés <strong>de</strong> fuir<br />

comme les autres vers Albraque. La furie <strong>de</strong>s<br />

tartares en redouble : ils pourfuivent les<br />

iuyards avec ar<strong>de</strong>ur , & font paffer fous le tranchant<br />

<strong>de</strong> 1'acier tous ceux qu'ils peuvent joirtdre.<br />

On ne fcauroit dire combien il en tomba<br />

fous leurs coups ;il tombe moins d'épis <strong>de</strong> bied<br />

fous la faucille <strong>de</strong>s moifibnncurs.


L ' A M O U R E U X .<br />

2.2.Ï<br />

. Pour furcroit <strong>de</strong> malheur , les circaffiens<br />

éranr parvenus en fuyant aux portes <strong>de</strong> la ville<br />

qu'ils regardoient comme leur refuge , les<br />

trouverent fermées , & le pont levé. 'li f e<br />

jettent en confufion dans les foffés , aimant<br />

encore mieux courir rifque <strong>de</strong> fe noyer, que<br />

d'être maffacrés par leurs ennemis. La fille <strong>de</strong><br />

Galafron qui les voit ainfi périr miférablement,<br />

en a pitié. Elle fait ouvrir la porte & abaiffer<br />

le pont, a quelque danger que fa compaffion<br />

Pexpofe. Les fuyards veulent profiter <strong>de</strong> fa<br />

bonté ; ils fe préfentent en foule pour entrer ,<br />

&c fe nuifant les uns aux autres par leur erapreffement,<br />

ils mettent obfiacle eux-mêmes k<br />

leur falut. Plufieurs font étouffés clans la preffe,<br />

les autres tombent fous le fe-r <strong>de</strong>s vainqueurs<br />

qui les talonnent <strong>de</strong> fi prés , que quelques tartares<br />

entrent dans la ville pêle-mêlc avec eux.<br />

Agrican fut <strong>de</strong> ce nombre. Son amour lui donnoit<br />

<strong>de</strong>s ailes, & Bayard favorable h fon <strong>de</strong>ffein<br />

, fembloit fecon<strong>de</strong>r par fa légereté l'imoatience<br />

que eet empereur avoit ae conquérir<br />

-Angélique.<br />

Cette princeffe obfervoit du haut du chateau<br />

tout fe qui fe paffoit ; & comme ce chateau<br />

, fitué fur le roe , étoit dans le cceur <strong>de</strong> la<br />

ville, rien <strong>de</strong> remarquable ne pouvoit échapper<br />

k fes regards. Elle s'appercut bien-tot qu'elle


aaa R O L A N D<br />

avoit eu tort <strong>de</strong> faire ouvrir la porte ; & elle<br />

ordonna promptement qu'on la fermat pour<br />

empêcher qu'un plus grand nombre d'ennemis<br />

n'entrat dans la ville. Cet ordre ayant été exécuté<br />

, 1'empereur Agrican fe trouva enfermé<br />

dans Albraque avec trois eens chevaliers feulement.<br />

Un autre que lui auroit été effrayé du<br />

péril , mais ce monarque intrépi<strong>de</strong> n'en fut que<br />

plus fier. Cependant les chevaliers d'Angélique<br />

& les circafliens qui s'étoient introduits dans<br />

la ville , le voyant pour ainfi dire k leur merci,<br />

s'afTemblèrent pour 1'afTaillir tous a la fois. Ils<br />

avoient a leur tête les rois Varan &C Bordaque.<br />

Ce <strong>de</strong>rnier qui étoit <strong>de</strong> race <strong>de</strong> géant, fe riant<br />

un peu trop a fes forces, &c méprifant le petit<br />

nombre <strong>de</strong> tartares qui accompagnoient Agri.<br />

can , lui adreffa ces paroles infolentes : Orgueilleux<br />

empereur, tu vas perdre la vie ; ta valeur<br />

te <strong>de</strong>vient inutile & ton vigoureux courfier ne<br />

peut te fauver <strong>de</strong> nos mains. Laiffe-la ces brava<strong>de</strong>s,<br />

lui répondit le tartare d'un air dédaigneux,<br />

&Z voyons cc que tu fcais faire.<br />

L'impétueux Bordaque plein <strong>de</strong> fureur s'avanca<br />

fur lui, & grincant les <strong>de</strong>nts pour faire<br />

plus d'effort, lui déchargea fur le cafque fon<br />

épée a <strong>de</strong>ux mains. L'indomptable Agrican n'en<br />

fut point ébranlé. C'eft mal tenir ta promefie,<br />

dit-il a Bordaque, tu vas voir ft je fcais mieux


L'A M O U R E V X. 223<br />

frapper que toi. En achevant ces mots, il lui<br />

porta fur la tête un fi furieux coup, qu'il fendit<br />

Jufqu'a la ceinture ce malheureux roi <strong>de</strong> Toneat.<br />

Tous ceux du parti d'Angélique qui furent<br />

témoins <strong>de</strong> cette aetion, prirent la fuiie : le<br />

feul Varan que fon cara&èrc <strong>de</strong> roi engageoit<br />

k montrer plus <strong>de</strong> courage, entreprit <strong>de</strong> venger<br />

fon compagnon; mais 1'empereur tartarepouffa<br />

Bayard fi vivement fur ce roi <strong>de</strong>s nogais, qu'il<br />

culbuta homme & cheval, puk il chalfa <strong>de</strong>vant<br />

lui, comme <strong>de</strong>s moutons, tous les chevaliers<br />

<strong>de</strong> la ville. II les épouvantoit tous <strong>de</strong> fon feul<br />

regard. Les braves Ungian & Savaron qui furvinrent<br />

fur ces entrefaites , arrêtèrent les plus<br />

effrayés, & leur repréfentant la honte qu'il y<br />

avoit <strong>de</strong> fuir ainfi. <strong>de</strong>vant un homme feul, ils<br />

les ramenèrent au combat. Un grand nombre<br />

d'autres du parti <strong>de</strong>s circafïïens fe joignit a eux;<br />

<strong>de</strong> forte que 1'empereur Agrican qui venoit <strong>de</strong><br />

les mettre en fuite, les vit revenir en foule<br />

fur lui ; mais quoiqu'il fut environné d'un<br />

nombre d'ennemis , il n'en étoit pas plus épouvanté;<br />

au contraire il en <strong>de</strong>vint plus redoutable.<br />

II fe jetta fur les plus ar<strong>de</strong>ns h 1'affaillir,<br />

& en fit un horrible carnage. L'efpérance <strong>de</strong> fe<br />

faire jour par fa valeur jufqu'a la princeffe ,<br />

lui faifoit exécuter <strong>de</strong>s chofes étonnantes. De


ii4 R O L A N D<br />

fon cöté, Bayard , comme s'il fut entré danS"<br />

tous fes mouvemens , écartoit fes ennemis , ou<br />

les rènverfoit <strong>de</strong> fes pieds; il faifoit encore<br />

plus craindre fon approche que le guerrier<br />

même qui le montoit. Enfin l'un Sc 1'autre font<br />

perdre la vie k tant <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, que chacun<br />

recu'e 6c n'ofe plus s'expofer k un pénl certain.<br />

Par-tout oii ils pafïent, on n'entend que<br />

<strong>de</strong>s cris & <strong>de</strong>s hurlemens.<br />

Ces cris frappcrent les oreilles <strong>de</strong> Sacripant.<br />

II étoit fur un lit oü Pon venoit <strong>de</strong> panfer fes<br />

blefiures ; il en <strong>de</strong>manda le fujet. Un <strong>de</strong> fes<br />

écuyers lui dit en tremblant que 1'empereur<br />

<strong>de</strong>s tartares étoit dans Albraque, Sc faifoit une<br />

crueüe boucherie <strong>de</strong>s circaffiens. A cette nouvelle<br />

, Sacripant fe léve , 6c fe faifant armer en<br />

diligence , ma'gré tout cc qu'on lui peut dire<br />

pour Pen empêcher , il ccurt rétablir 1'afïurahce<br />

dans tous les cceurs <strong>de</strong> fon parti. Ah<br />

tèches ,lcur cria-t-il, gens lans honntur , vous<br />

füyez! hé penfez-vous éviter le fer <strong>de</strong>s tartares<br />

, lorfque vous en êtes environnés ? ils<br />

feront les premiers k vous pufiir <strong>de</strong> votre 18-<br />

cheié. S'il faut que vous mouriez , mourez les<br />

armes k la main comme votre roi: je viens vous<br />

en donner Pexemple.<br />

Ces paroles furent proférées d'un ton qui<br />

arrêta tous ceux qui iüyoient. Le roi <strong>de</strong> Circaffie


t A M o v R E u x; iT 2|<br />

êaffie paffóit pour un fi grand guerner, qu e<br />

tous les défenfeurs d'Angélique feprirent cou*<br />

rage. Les rois Torin<strong>de</strong> & Savaron s'apprêtent<br />

a le fecon<strong>de</strong>r, & l e s<br />

circaffiens fe rangent<br />

autour <strong>de</strong> lui, Le monarque tartare voit renaïtre<br />

mille ennemis , & routefois tant d'épées<br />

levées fur lui ne font pas capables <strong>de</strong> 1'épou*<br />

vanter; il fond comme un tonnerre -fur ceux<br />

qm 1'atten<strong>de</strong>nt, il frappe è tort & |<br />

t r a v efs ><br />

renverfe hommes & chevaux , & Bayard foule<br />

aux pieds tout ce qui fe trouve a fon pafiage <<br />

Tel qu'on a vu quelquefois Un lion furieux qui<br />

prefie <strong>de</strong>s chafieurs & <strong>de</strong>s huées qu'on fait<br />

apres hu, fort d'uneforêt; ilen fort terrible,<br />

il a honte <strong>de</strong> témoigner <strong>de</strong> la crainte; è chaqué<br />

pas qu'il fiut, a chaque cri qu'il entend - ü<br />

tourne fon orgueilleufe tête , fe bat les flancs<br />

<strong>de</strong> fa queue, s'arrête & mugit d'une manièrö<br />

qui «ufe <strong>de</strong> 1'épouvante a ce,x même qui I e<br />

pourfiuvent s tel on voit dans Albraque le terrible<br />

Agrican. II eft contraint <strong>de</strong> reculer, &<br />

neanmoins en Ie retirant, il fait paroitre fon<br />

grand courage. La multitn<strong>de</strong> qüi 1'attaque eft<br />

annombrable. A chaque inftant, il voit paroitre<br />

<strong>de</strong> nouveau* ennemis, les flèches & les javelots<br />

volentfur lm <strong>de</strong> toutes parits ; on lui<br />

jette du haut <strong>de</strong>s maifons <strong>de</strong> groffes oierres<br />

pour 1 accabler , les plus hardis 1'afiailliftent <strong>de</strong><br />

lome I,<br />

p


R O L A N D<br />

front, d'autres le prefTent par les cötés, d'au»<br />

tres enfin par <strong>de</strong>rrière ; mais 1'infatigable Sacripant<br />

lui fait plus <strong>de</strong> peine que tout le refte.<br />

Ce roi tout affoibli qu'il étoit du fang qu'il<br />

avoit perdu , malgré fes blefTures, harceloit, a<br />

la tête <strong>de</strong> fes circaffiens, 1'empereur, & 1'occupoit<br />

lui feul tout entier, pendant que Torin<strong>de</strong><br />

8c Savaron achevoient <strong>de</strong> mettre en pièces<br />

les tartares qui étoient entrés dans la ville<br />

avec leur maïtre. Ces chofes fe paflbient dans<br />

Albraque, 8c Pintrépi<strong>de</strong> Agrican ne pouvoit<br />

attendre qu'un fuccès malheureux du grand<br />

péril oü fa bouillante ar<strong>de</strong>ur 1'avoit engagé ,<br />

lorfqu'on entendit du cöté <strong>de</strong>s portes <strong>de</strong> la<br />

ville un bruit eftroyable. Mais le tiffu <strong>de</strong> mon<br />

hiftoire veut que je fufpen<strong>de</strong> ici le récit <strong>de</strong> ce<br />

combat, pour parler <strong>de</strong>s aventures du feigneur<br />

<strong>de</strong> Montauban.<br />

RENCONTRE DE RENAUD.<br />

Hïjloire <strong>de</strong> Prajil<strong>de</strong> & d'Jrol<strong>de</strong>.<br />

L E fils d'Aimon, comme on 1'a dit ci-<strong>de</strong>vant,<br />

au fortir <strong>de</strong> la Roche - cruelle , marchoit le<br />

long du rivage <strong>de</strong> la mer. II rencontra bientöt<br />

une dame qui pleuroit amèrement, 8c appeloit


t' A M O U R E Ü x. tx 7<br />

fa mort a fon fecours. II l a p t i a<br />

dvilement <strong>de</strong><br />

lm apprendre le fujet d'une fi vive douleur.<br />

Hélas , feigneur chevalier , lui répondit-elle ,<br />

plut au ciel que je n'euffe jamais vu le jour^<br />

puifque j'ai perdu tout ce qui pouvoit me le<br />

faire chérir! Je cours <strong>de</strong> contrée en contrée<br />

pour chercher ce que, felon toutes les apparences,<br />

je ne trouverai jamais ; car oü puis-je<br />

rencontrer un guerrier qui ofe en combattre<br />

neuf autres, dont un feul fuffit pour achever<br />

les plus hautes entreprifes? Belle dame , reprit<br />

le paladin en fouriant, je ne me crois 'pas capable<br />

<strong>de</strong> furmonter neuf chevaliers , je ne me<br />

promettrois pas feulement d'en vaincre <strong>de</strong>ux;<br />

néanmoins la compaflion que j'ai <strong>de</strong> vos peines<br />

me fera entreprendre ce combat. Si je ne puis<br />

fuffire k ce haut fait d'armes, du moins en<br />

aurai-je formé le <strong>de</strong>ffein.<br />

Noble chevalier, dit la dame affligée, le ciel<br />

veuille récompenfer votre générofité; mais je<br />

n'ofe me flatter que vous fortiez heureufement<br />

d'une fi gran<strong>de</strong> entreprife. Le comte Roland,<br />

ce paladin fi fameux, eft un <strong>de</strong>s neuf guerriers<br />

dont je vous parle, & les autres font fi renommés<br />

par leurs exploits, que je défefpère <strong>de</strong><br />

vous en voir vainqueur.<br />

Auffi-töt que Renaud eut entendu prononcer<br />

le nom <strong>de</strong> fon coufin, il <strong>de</strong>meura tout<br />

Pij


iiS<br />

R O L A N D<br />

furpris. II pria cette dame, qui étoit Ia bellé<br />

Fleur-<strong>de</strong>-lys , <strong>de</strong> nè pas difFérer a lui en apprendre<br />

<strong>de</strong>s nouvelles. Alors cette tendre amante<br />

<strong>de</strong> Brandimart, lui conta 1'avanturedu fleuve<br />

<strong>de</strong> 1'oubli. Le fils d'Aimon connoiffant par ce<br />

récit tout le befoin que le comte avoit <strong>de</strong><br />

fecours, prefla la dame <strong>de</strong> le conduire au chateau<br />

<strong>de</strong> Dragontine. Fleur-<strong>de</strong>-lys en faifoit<br />

quelque difhculté fur le peu d'apparence qu'il<br />

y avoit qu'il put mettre fin a cette avanture ;<br />

mais il lui en fit <strong>de</strong>s inftances fi vives , que le<br />

voyant d'ailleurs bien armé, & d'une figure a<br />

faire concevoir <strong>de</strong> lui la plus haute opinion ,<br />

elle fe réfolut a le fatisfaire.<br />

Comme le paladin étoit a pied, elle lui offrit<br />

fon cheval; & après bien <strong>de</strong>s complimens <strong>de</strong><br />

part & d'autre, ils convinrent qu'ils monteroient<br />

tous <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>flus. Le chevalier prit donc<br />

la dame en croupe , & fe mit en chemin avec<br />

elle. Fleur-<strong>de</strong>-lys, qui connoiffoit les hommes,<br />

n'étoit pas fans crainte , elle appréhendoit que<br />

le feigneur <strong>de</strong> Montauban ne concüt <strong>de</strong>s défirs<br />

préjudiciables a fon honneur, & ne voulut<br />

profiter <strong>de</strong> 1'occafion qu'il avoit <strong>de</strong> les lui découvrir;<br />

cependant voyant qu'un tems confidérable<br />

s'étoit déja pafTé, fans que le chevalier<br />

lui eüt tenu aucun propos qui confirmat fa<br />

crainte, elle fe raflura. De peur toutefois que,


L'A M O U R E U X. Z2*9'<br />

Ia fohtu<strong>de</strong> & les ombrages épais d'une vafte<br />

forêt qu'ils avoient a traverfer , n'excitaflent<br />

en lui <strong>de</strong> mauvais mouvemens, elle crut <strong>de</strong>voir<br />

occuper fon efprit. Vaillant chevalier , lui ditelle<br />

, nous entrons maintenant dans une forêt<br />

d'une gran<strong>de</strong> étendue ; mais pour vous défennuyer,<br />

je vais vous faire un récit que vous<br />

trouverez peut-être agréable , & qui fera du<br />

moins un tableau <strong>de</strong> la plus parfaite amitié.<br />

C'eft une aventure tout nouvellement arrivée<br />

, & qui fait 1'entretien <strong>de</strong> toute la gran<strong>de</strong><br />

ville <strong>de</strong> Balc. La belle Fleur-<strong>de</strong>-Lys s'arrêta en<br />

eet endroit <strong>de</strong> fon difcours ; & comme le fils<br />

d'Aimon lui témoigna qu'elle lui feroit plaifir,<br />

elle continua <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> cette forte. .<br />

Hlftom <strong>de</strong> Prafü<strong>de</strong> & d'Irol<strong>de</strong>. '<br />

UN chevalier <strong>de</strong> Balc , nommé Irol<strong>de</strong> , aïmoit<br />

avec ar<strong>de</strong>ur la belle Thisbine , dame<br />

d'un mérite fingulier. Elle répondoit a fa tendreffe<br />

avec toute la fenfibilité qu'il pouvoit<br />

fouhaiter. La préférence qu'elle lui donnoit<br />

fur tous fes rivaux, qui étoient en grand<br />

nombre , étoit fi vifible , qu'ils en mouroient<br />

tous <strong>de</strong> jaloufie. Quelques-uns d'entr'eux employèrent<br />

1'adreffe, 1'artifice & les faux rap-<br />

Piij


a 3o<br />

R O L A N D<br />

ports pour les brouiller ; mais ils avoient l'un<br />

& 1'autre un fi bon efprit, que jamais leur<br />

bonne intelligence ne put être troublée. Ils<br />

démêloient toujours le piége qui leur étoit<br />

tendu. D'autres cherchèrent a fe défaire d'Irol<strong>de</strong><br />

par les voies <strong>de</strong>l'honneur , 8c ceux-la ne<br />

furent pas plus heureux. Irol<strong>de</strong> répondit en<br />

homme <strong>de</strong> cceur a tous leurs défirs , 8c en<br />

fortit toujours avec avantage , comme un bon<br />

& vaillant chevalier. Les plus laches n'ofant<br />

1'attaquer a. force ouverte , eurent recours<br />

aux moyens les plus noirs ; 1'empoifonnement<br />

& 1'afTafftnat n'y furent point oubliés ; mais la<br />

pru<strong>de</strong>nce du chevalier, 8c les fages confeils <strong>de</strong><br />

Thisbine, déconcertèrent toutes leurs mefures.<br />

Enfin ces <strong>de</strong>ux amans charmés l'un <strong>de</strong> 1'autre<br />

, ne tardèrent pas k fe lier enfemble <strong>de</strong>s<br />

nceuds <strong>de</strong> 1'hymenée. La fête fut publique dans<br />

toute la ville ; leurs families étoient illuftres ;<br />

leurs perfonnes aimées <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong> ;<br />

chacun prenoit part a leur bonheur. La poffeffion<br />

j contre 1'ordinaire, ne ralentit point<br />

leurs feux; jamais Marc-Antoine n'aima tant<br />

fa Cléopatre , 8c la reine Panthée ne chérit<br />

tant fon cher Abradate. Ils fe trouvoient ai"<br />

mables comme auparavant,<br />

La charmante Thisbine , accompagnée <strong>de</strong><br />

plufieurs dames <strong>de</strong> fes amies, prenoit un jour


L'A M O U R E V X. 23 l<br />

Ie frais dans un jardin <strong>de</strong> la ville. Un <strong>de</strong>s<br />

plus parfaits chevaliers <strong>de</strong> Balc , nommé Prafd<strong>de</strong><br />

, y arriva. II revenoit d'un grand voyage<br />

qu'il avoit entrepris tant pour chercher les<br />

aventures que pour fe perfectionner , 8c 1'qn<br />

peut dire qu'il faifoit alors le principal ornement<br />

<strong>de</strong> la ville. Ce galant chevalier fe mêla<br />

parmiles dames avec quelques-uns <strong>de</strong> fes amis,<br />

& en fut agréablement recu.<br />

Entre plufieurs petits jeux innocens qu'on<br />

propofa pour fe divertir , on s'arrêta a celuici.<br />

Une dame <strong>de</strong> la compagnie avoit la tête<br />

fur les genoux <strong>de</strong> Thisbine , Sc tenoit une <strong>de</strong><br />

fes mains ouverte fur fon dos. On frappoit<br />

fur cette main , 8c il falloit que la dame <strong>de</strong>vinat<br />

qui 1'avoit frappée. Prafd<strong>de</strong> ayant frappé<br />

a fon tour, la dame le nomma , Sc il fut obligé,<br />

paria loi du jeu, <strong>de</strong> prendre fa place. Ce chevalier<br />

pofa donc fa tête fur les genoux <strong>de</strong> Thisbine<br />

, Sc dans le moment il fentit naïtre dans<br />

fon cceur un ar<strong>de</strong>nt amour. Ce feu qui Pembrafe<br />

lui plaït <strong>de</strong> telle forte, que pour conferver<br />

fa place , il cherche a ne point <strong>de</strong>viner<br />

ceux qui le frappent. Enfin le jeu finit; mais<br />

la flame qui s'étoit allumée dans le Mn <strong>de</strong><br />

Prafil<strong>de</strong> ne s'éteignit point. Elle continua <strong>de</strong><br />

1'agiter le refte du jour , & la nuit elle s"accrut<br />

dans le filence 8c dans Fobfcurité. Au lieis<br />

P iv


%'l'ï<br />

R O L A N D<br />

<strong>de</strong> s'affoupir, ce nouvel amant <strong>de</strong>vient la<br />

proie <strong>de</strong> mille penfées diverfes qui 1'inquiètent<br />

; & la jour naiffant vient frapper fes<br />

yeux que le fommeil n'a pu fermer. II fe leva<br />

plein d'agitation , & les jours fuivans il ne fut<br />

pas plus tranquille. Quelque occupation qu'il<br />

fe donne , il ne peut trouver aucun repos.<br />

Tantöt il cherche la folitu<strong>de</strong> pour y rêver en<br />

Jiberté, tantöt il fréquente les compagnies<br />

dans 1'efpérance d'y rencontrer 1'objet dont<br />

1'image trop chérie remplit feule fon efprit.<br />

Ses drfirs étoient trop vifs pour ne pas fonger<br />

è les fatisfaire; & pour y parvenir, il réfolut<br />

<strong>de</strong> les faire connoitre a la perfonne qui les lui<br />

avoit infpirés.<br />

II n'ofa faire lui-même fa déclaration ; il<br />

favoit bien que Thisbine tenoit encore plus k<br />

fon cher Irol<strong>de</strong> par les liens du cceur que<br />

par ceux <strong>de</strong> 1'hymen ; mais une dame <strong>de</strong> fes<br />

amies s'offrit a le fervir auprès <strong>de</strong> fa maïtreffe<br />

avec qui elle étoit fort unie. Cette officieufe<br />

perfonne s'employa pour lui avec toute 1'a-<br />

4drefTe poffible; elle paria plus d'une fois en<br />

fa faveur ; &C quoiqu'on lui répondït d'une<br />

montére k lui faire perdre toute efpérance <strong>de</strong><br />

réuffir dans fa négociation , elle ne fe rebutoit<br />

point.<br />

.0 ma chère amie! dit-elle enfin un jour k


L'A M O U R E V X.' 235'<br />

Faimable Thisbine , pourquoi renonces-tu aux<br />

charmans plaifirs dont ta beauté peut te faire<br />

jouir ? Regar<strong>de</strong> le beau Pralu<strong>de</strong> ; c'eft !e plus<br />

accompli <strong>de</strong>s humains, il t'aime plus que fa<br />

propre vie ; faut-il que tes rigueurs le r >iifent<br />

au tombeau , & fafTent perdre a FuniWrs<br />

fon plus bel ornement. Jouis <strong>de</strong> ta jeuneffe ,<br />

infenfée Thisbine ; cette agréable faifbri Ie doit<br />

toute employer en délices, puifcme la beauté<br />

paffe comme la rofe en peu <strong>de</strong> jours. Tu ne<br />

feras pas toujours fuivie <strong>de</strong>s ris & <strong>de</strong>s jeux;<br />

peut-être même rechercheras-tu va ; nement<br />

un jour ce bien que tu refufes. Profite <strong>de</strong> rron<br />

expérience. Qui te retient ? Ah ! certes , fi.<br />

c'eft la foi jurée a ton Irol<strong>de</strong> , quelle fimplicité<br />

? Eft-il jufte que ce qui peut faire la fé-<br />

Iicité <strong>de</strong>s plus braves chevaliers <strong>de</strong> la terre,<br />

foit le partage d'un feul ?<br />

La charmante époufe d'Irol<strong>de</strong> , auffi offenfée<br />

que furprife <strong>de</strong> 1'infolence <strong>de</strong> ce difcours ,<br />

n'en put fouffrir la continuation. Elle en marqua<br />

fon reffentiment dans <strong>de</strong>s termes fort vifs,<br />

&c rompit fur le champ avec cette faufie amie<br />

qui lui donnoit <strong>de</strong> fi pernicieux ccnfeils. Prafil<strong>de</strong><br />

fut inconfolable du mauvais fuccès <strong>de</strong> fon<br />

amoureufe entreprife. II ne lui reftoit plus<br />

aucune efpérance. II avoit remarqué lui-mcme<br />

«jue Thisbine le fuyoit, &i c'étoit un foible


a}4 R O L A N D<br />

foulagement pour lui <strong>de</strong> favoir qu'elle n'ignoroit<br />

pas fon amour. II reconnut qu'il s'étoit<br />

trop livré a fes défirs , & il fit tous fes efforts<br />

pour les chafTer <strong>de</strong> fon cceur , mais il n'étoit<br />

plus tems; il avoit laifTé prendre trop d'empire<br />

a la pafïion violente qui les avoit fait<br />

naïtre.<br />

Dés ce moment, il abhorre tous les plaifirs,<br />

il ne quitte point la folitu<strong>de</strong>. Un jour qu'il<br />

exhaloit en liberté 1'ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> fes foupirs dans<br />

un bois qui eft hors <strong>de</strong>s portes <strong>de</strong> Balc, il fut<br />

tiré <strong>de</strong> fa rêverie par les cris percans d'une<br />

femme qui fembloit <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r du fecours. Le<br />

fentiment qu'on a <strong>de</strong> fes propres malheurs ,<br />

infpire <strong>de</strong> la compaffton pour ceux d'autrui.<br />

Praftl<strong>de</strong>, qui d'ailleurs étoit généreux, fe preffa<br />

d'aller oii la voix 1'appeloit. Imaginez-vous<br />

quel fut fon étonnement , quand il vit que<br />

c'étoit Thisbine elle-même : elle avoit les cheveux<br />

épars , Sc faifoit éclater dans fes yeux<br />

& dans la paleur <strong>de</strong> fon vifage toutes les marqués<br />

du plus vif défefpoir.<br />

Elle courut au chevalier aufTi-töt qu'elle<br />

1'appercut: Ah généreux Prafil<strong>de</strong>, lui dit-elle,<br />

ft vous m'aimez encore, voici une occafion<br />

<strong>de</strong> me le témoigner. Mon cher Irol<strong>de</strong> eft fur le<br />

point <strong>de</strong> perdre la vie, fi vous ne le fecourez :<br />

fix affafftns viennent <strong>de</strong> le furprendre dans un


L ' A M O U R E U X . 13 5<br />

endroit <strong>de</strong> ce bois ; ils font aux mains; courez<br />

<strong>de</strong> grace le défendre. Madame, dit Prafü<strong>de</strong> ,<br />

vous allez voir li vos volontés me font facrées;<br />

conduifez-moi au lieu du combat. La dame fe<br />

hata <strong>de</strong> Py mener. Ils y trouvèrent Irol<strong>de</strong> qui<br />

fe défendoit encore avec beaucoup <strong>de</strong> courage<br />

; mais il étoit fi bleffé , qu'il auroit bientöt<br />

fuccombé fous 1'effort <strong>de</strong> fes affaflïns. Prafil<strong>de</strong><br />

nè balanca point a fecourir celui dont il avoit<br />

fujet <strong>de</strong> fouhaiter la perte ; & quoiqu'il n'eüt<br />

point d'autres armes que fon épée, il fondit<br />

fur ces fcélérats avec tant <strong>de</strong> vigueur, qu'en<br />

un moment il fit mordre la pouflière a <strong>de</strong>ux<br />

<strong>de</strong>s plus empreffés. Irol<strong>de</strong> tout affoibli qu'il<br />

étoit <strong>de</strong> fes bleffures, en tua un <strong>de</strong> fa main.<br />

Le refte épouvanté chercha fon falut dans<br />

la fuite.<br />

Après ce combat, le premier foin <strong>de</strong> Thisbine<br />

fut <strong>de</strong> vifiter les plaies <strong>de</strong> fon mari, qui<br />

par bonheur ne paroiffoient pas dangereufes,<br />

enfuite elle & Prafil<strong>de</strong> trouvèrent moyen d'arrêter<br />

fon fang avec <strong>de</strong>s linges. Si cette dame<br />

fut fenfible au fervice rendu par ce chevalier,<br />

Irol<strong>de</strong> n'en parut pas moins touché. II avoit<br />

déja pour Prafil<strong>de</strong> une eftime infinie; & ce qu'il<br />

venoit <strong>de</strong> lui voir faire acheva <strong>de</strong> le lui rendre<br />

cher è 1'égal <strong>de</strong> lui-même; il le remercia dans<br />

les termes les plus vifs que fa reconnoiffance


136 R O L A N D<br />

lui put infpirer , & il lui <strong>de</strong>manda fon amïtié.<br />

Prafil<strong>de</strong> la lui accorda d'autant plus volontiers<br />

qu'il efpéra que cette liaifon pourroit lui donner<br />

moyen d'adoucir en fa faveur la cruelle<br />

Thisbine , ou du moins la difpofer a fouffrir<br />

fes foins fans colère.<br />

Ils s'en retournèrent tous trois enfemble a<br />

Balc ; &C chemin faifant, Irol<strong>de</strong> apprit a fon<br />

libérateur la caufe du péril qu'il venoit <strong>de</strong><br />

courir : il lui dit qu'en revenant avec fon<br />

époufe d'un chateau qu'ils avoient a une <strong>de</strong>mijournée<br />

<strong>de</strong> la ville, fix fcélérats apoflés fans<br />

doute par fes anciens rivaux, 1'avoient furpris<br />

& attaqué dans ce bois. Cette avanture dont<br />

il faifoit le récit ne fut pas fitöt fue dans la<br />

ville, que tout le mon<strong>de</strong> , qui aimoit ces<br />

époux, s'intéreffa pour eux , & les rivaux<br />

d'Irol<strong>de</strong> qui avoient fufcité <strong>de</strong>s affaffins pour<br />

lui öter la vie , furent obligés <strong>de</strong> prendre la<br />

fuitepour éviter le chatiment qu'ils n'auroient<br />

pas manqué <strong>de</strong> recevoir.<br />

Depuis ce jour fi heureux pour Prafd<strong>de</strong> , fes<br />

affaires prirent une face plus riante : il fentit<br />

foulager fes peines. Thisbine changea <strong>de</strong> manieres<br />

avec lui ; & quoiqu'elle n'eüt aucune<br />

envie <strong>de</strong> trahir fon <strong>de</strong>voir , elle fe crut obligée<br />

<strong>de</strong> ménager un homme qui, contre fes propres


L ' A M O U R E Ü X : jjy<br />

intéréts, lui avoit confervé fon époux. Pour<br />

Irol<strong>de</strong>, il s'attacha fi fortement a Prafil<strong>de</strong>, qu'il<br />

ne pouvoit plus vivre fans lui. Les belles qualités<br />

<strong>de</strong> ce chevalier avoient fait tant d'imprefïïon<br />

fur fon cceur, & la reconnoiffance<br />

mettoit tant <strong>de</strong> vivacité dans fes mouvemens<br />

que Thisbine a peine lui étoit plus chère que<br />

Prafil<strong>de</strong>. II propofa même k eet ami <strong>de</strong> venir<br />

<strong>de</strong>meurer chez lui, dans la vue d'être encore<br />

plus unis ; & quelque chofe que put faire fa<br />

pru<strong>de</strong>nte époufe pour le détourner <strong>de</strong> fa réfolution<br />

, elle fut obligée <strong>de</strong> fe foumettre k fes<br />

volontés.<br />

Prafd<strong>de</strong> fut très-fenfible au changement <strong>de</strong><br />

fa fortune amoureufe. Le bon accueil que lui<br />

faifoit Thisbine , & la facilité qu'il avoit <strong>de</strong> la<br />

voir, enchantèrent fes maux pendant un tems<br />

affez confidérable : mais quand il reconnut que<br />

dansles airs <strong>de</strong> douceur & <strong>de</strong> diftincfion qu'elle<br />

avoit pour lui, il n'entroit que <strong>de</strong> la reconnoiffance<br />

, il jugea que ces apparences flatteufes<br />

furlefquelles il avoit fait revivre fon efpoir,<br />

n'étoient dans le fond que <strong>de</strong>s maux déguifés.<br />

En effet, la fi<strong>de</strong>lle Thisbine, pour lui öter<br />

toute efpérance , ne lui cachoit rien <strong>de</strong> toute<br />

la tendreffe qu'elle avoit pour Irol<strong>de</strong>. Ce trifte<br />

éclairciffement jeta Prafil<strong>de</strong> dans une fituation


R O L A N D<br />

plus déplorable que celle oü les rigueurs <strong>de</strong><br />

Thisbine 1'avoient réduit auparavant.<br />

Le voila donc retombé dans fes premières<br />

langueurs. Irol<strong>de</strong> étonné <strong>de</strong> ce changement,<br />

lui en <strong>de</strong>manda plüs d'une fois la caufe; 8c<br />

voyant qu'il s'obflinoit a la lui cacher,il en étoit<br />

inconfolable : un jour enfin Prafil<strong>de</strong> prit le<br />

chemin du bois ciont on vient <strong>de</strong> parler, fans<br />

vouloir fouffrir qu'aucun <strong>de</strong> fes gens 1'accompagnat.<br />

Irol<strong>de</strong> qui en fut averti, marcha fur<br />

fes pas avec Thisbine , qui ne prévoyant point<br />

ce qui en <strong>de</strong>voit arriver, s'y étoit laifle conduire<br />

par complaifance pour fon époux. Leur<br />

<strong>de</strong>flein étoit d'empêcher Prafil<strong>de</strong> <strong>de</strong> s'abandonner<br />

a f'a douleur , ils efpéroient le trouver<br />

fans peine dans ce bois qui n'avoit pas une<br />

gran<strong>de</strong> étendue; cependant ils le cherchèrent<br />

long-tems envain ; 8c fatigués d'une recherche<br />

inutile , ils fe difpofoient a s'en retourner k<br />

Balc, lorfqu'une voix plaintive frappa leurs<br />

oreil'ies ; elle partoit d'un endroit du bois qui<br />

paroifibit le plus touffu. Thisbine en frémit,<br />

elle apprchenda que ce ne fut Prafil<strong>de</strong>, 6c qu'il<br />

nefit connoïtre par fes plaintes k fon mari le<br />

fujet <strong>de</strong> fes déplaifirs. Dans cette crainte , elle<br />

voulut repréfenter k Irol<strong>de</strong> qu'il ne <strong>de</strong>voit<br />

point s'approcher du lieu d'oü fortoient ces<br />

triftes accens ; que ce pouvoit être une per-


L'A M O U R E U X.<br />

13^<br />

fonne qui fe plaignoit & qui feroit fachée peutêtre<br />

que <strong>de</strong>s étrangers 1'entendiflent; mais elle<br />

ne put perfua<strong>de</strong>r fon époux, qui s'avanca pour<br />

s'éclaircir <strong>de</strong> ce que c'étoit. Thisbine le fuivit<br />

toute tremblante; & quand ils furent tous <strong>de</strong>ux<br />

prés <strong>de</strong> 1'endroit d'oii les plaintes étoient parties,<br />

ils fe cachèrent <strong>de</strong>rrière un buifTon, &<br />

<strong>de</strong>-la , fans être vus , ils ouirent ces paroles ,<br />

& reconnurent que celui qui les prononcoit<br />

étoit le malheureux chevalier qu'ils cherchoient.<br />

Arbres folitaires , qui feuls êtes témoins <strong>de</strong><br />

1'excès <strong>de</strong> mes fouffrances , fi 1'adorable, mais<br />

trop cruelle Thisbine, vient embellir <strong>de</strong> fa<br />

préfence vos ombrages , ne lui révélez point<br />

les amoureux tranfports que je fais éclater<br />

<strong>de</strong>vant vous , puifqu'elle a cent fois forcé ma<br />

bouche au f<strong>de</strong>nce , & qu'elle me contraint<br />

même d'étouffer mes foupirs ; mais pourquoi<br />

m'obftiner plus long-tems a conferver une vie<br />

qui lui eft odieufe ? En achevant ces mots,<br />

il tira fon épée , & continuant <strong>de</strong> s'adrefler<br />

aux arbres : Muets confi<strong>de</strong>ns <strong>de</strong> mes langueurs,<br />

s'écria-t-il, recevez mes <strong>de</strong>rniers adieux.<br />

II alloit effeclivement fe percer le fein fi<br />

le généreux Irol<strong>de</strong> , . auffi touché que furpris<br />

<strong>de</strong> ce qu'il venoit d'entendre , n'eüt fait alors<br />

un grand cri <strong>de</strong> la frayeur qu'il eut que fon


44» R O L A N D<br />

ami ne fe tuat; Prafil<strong>de</strong> frappé <strong>de</strong> cette vöïx<br />

percante , fufpendit fon aöion pour découvrir<br />

d'oii elle partoit : il tourne la tête ; il voit<br />

Irol<strong>de</strong> 6c Ion époufe qui fe prefTent <strong>de</strong> le<br />

joindre pour prévenir le coup dont il fe veut<br />

fraoper. Quels furent alors les mouvemens<br />

<strong>de</strong> ces trois perfonnes ? La confufion que Prafil<strong>de</strong><br />

remarqua fur le vifage <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux époux #<br />

augmenta la fienne , 6c ne lui permk pas <strong>de</strong><br />

douter qu'ils n'eufTent entendu tout ce qu'il<br />

venoit <strong>de</strong> dire. Irol<strong>de</strong>, d'un autre cöté,cherchoit<br />

<strong>de</strong>s termes propres a pouvoir diminuer 1'embarras<br />

<strong>de</strong> fon ami , 6c Thisbine incertaine <strong>de</strong> ce<br />

que fon mari penfoit <strong>de</strong> cette aventure, étoit<br />

dans un trouble inconcevable. Ils gardèrent<br />

tous trois pendant quelque tems un morne<br />

filence qui exprimoit plus <strong>de</strong> chofe9 qu'ils n'en<br />

vouloient dire.<br />

Enfin , Irol<strong>de</strong> regardant Prafil<strong>de</strong> d'un aif<br />

attendri, fans être mêlé <strong>de</strong> colère: Quoi donc $<br />

cher ami , lui dit-il, je vous trouve la main<br />

armée contre vous-même! qu'eft <strong>de</strong>venu ce<br />

grand courage que vous avez fait éclater dans<br />

les plus afFreux périls ? Ah J rétabliffez la raifon<br />

dans votre ame , 6c chaflez cette mélancolie<br />

qui ne vous feroit pas moins funefte que<br />

ce fer dont vous imploriez le fecours. J'ai lieu<br />

<strong>de</strong> m'étonner moi - même , répondit Prafil<strong>de</strong><br />

languifTumment<br />

s


L' A M o u R E v x: 3.^<br />

langmflamment , <strong>de</strong> la furprife que vous me<br />

marquez. Puifque vous favez mon fecret,<br />

Irol<strong>de</strong> , <strong>de</strong>vez-vous être étonné que j'emploie<br />

a terminer mes peines, le feul moyen qui<br />

«Pen peut;afFranchir promptement. Les attraits<br />

<strong>de</strong> Thisbine ont allumé dans mon fein mille<br />

flammes dévorantes. Ne m'en faites point <strong>de</strong><br />

reproches , eet amour eft né avant notre amitié.<br />

D'ailleurs les efforts que j'ai faits pour<br />

combattre ma paffion , quoique vains , doivent<br />

me juftifier auprès <strong>de</strong> vous , &<br />

p<br />

l<br />

u s<br />

encore<br />

que tous mes efforts , la réfolution. que<br />

vous m'avez empêché d'exécuter : ne me preffez<br />

donc plus <strong>de</strong> ménager <strong>de</strong>s jours qui me<br />

font un fupplice. Vivez dans les plaifirs , trop<br />

heureux époux d'une beauté fi touchante, &<br />

laiffez mourir un malheureux dont le fort' ne<br />

peut changer.<br />

Si quelqu'un <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux doit perdre Ia<br />

vie, dit Irol<strong>de</strong> , c'eft moi plutót qu'un chevalier<br />

fi parfait, & je ne ferai en ce!a que<br />

vous facrifier <strong>de</strong>s jours que vous m'avez confervés.<br />

Vous ne mourrez ni l'un ni 1'autre ,<br />

interrompit Thisbine ; Irol<strong>de</strong> vivra pour le<br />

bonheur <strong>de</strong> fon époufe ; & le généreux Prafil<strong>de</strong><br />

aura fans doute afléz <strong>de</strong> raifon pour ne<br />

pas troubler ce bonheur par fon défefpoir.<br />

Tome L<br />

Q


4 4 4<br />

R O L A N D<br />

Les <strong>de</strong>ux époux eurent affez <strong>de</strong> peine k rétablir<br />

le calme dans 1'ame <strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> ; & ce<br />

ne fut qu'après un affez long entretien qu'ils<br />

obtinrent <strong>de</strong> lui qu'il n'attenteroit pas fur fes<br />

jours. Thisbine , pour rnietix 1'engager a tenir<br />

fa promeffe , lui fit <strong>de</strong>puis ce jour-la un accueil<br />

fi favorable , que fes ennuis en furent fou-<br />

Iagés. II pouvoit en toute liberté Pentretenir<br />

<strong>de</strong>°fa paffion; elle y répondoit même quelquefois<br />

d'une manière k lui perfua<strong>de</strong>r qu'elle la<br />

voyoit avec plaifir.<br />

Comme un amant fe flatte toujours , il prit<br />

cette complaifance <strong>de</strong> Thisbine pour un tendre<br />

retour <strong>de</strong> fa part. Tout rempli <strong>de</strong> cette penfée,<br />

il <strong>de</strong>vint plus empreffé que jamais ; il fit parler<br />

fes foupirs , fes langueurs ; enfin il obfédoit la<br />

dame qui , fatiguée <strong>de</strong>s empreffemens d'un<br />

amant fi opiniatre , qu'elle n'ofoit rebuter <strong>de</strong><br />

peur <strong>de</strong> déplaire a fon marl , n'étoit pas peu<br />

embarraffée k s'en défendre. Elle fut plus<br />

d'une fois fur le point <strong>de</strong> découvnr fon embarras<br />

k Irol<strong>de</strong> , & <strong>de</strong> le conjurer <strong>de</strong> la délivrer<br />

<strong>de</strong>s perfécuticns qu'elle ne fouffroit qua regret<br />

; mais quand elle ouvroit la bouche pour<br />

s'en plaindre , fon époux , qui ne voyoit que<br />

trop oh elle en vouloit venir, interrompoit<br />

fon difcours & 1'entretenoit d'autre chofe. La


t'A M o tr R È u x."<br />

dame k Ia fin perdit patience; & pour fe pro.<br />

curer du repos, prit fa réfolution. Elle paria<br />

ün jour k Prafil<strong>de</strong> dans ces termes.<br />

T u m<br />

' a es, chevalier , avéc ar<strong>de</strong>ur<br />

fai été toujours cruelle è tes vceirx. J'ai<br />

c r u<br />

qu'une femme auffi attachée que je Ie fuis k<br />

«ion époux , ne pouvoit être fenfible aux foins<br />

d'un amant; mais je fens que mon cceur, d'accord<br />

avec tes défirs , veut f e<br />

rendre a ta conftance;<br />

cependant je èherche une autre excufe<br />

que ton opiniatreté pour juftiner ma foibleffie<br />

; il faut que tu me ren<strong>de</strong>s un fervice important<br />

pour achever <strong>de</strong> furmonter les fcrupules<br />

que ma délicatelfe pourroit oppofer è ton<br />

bonheur. Ecoute ce que j'exige <strong>de</strong> toi.<br />

J'ai appris <strong>de</strong> quelques voyageurs que dans<br />

une contrée d'Afrique, voifine du mont Atlas<br />

eft une gran<strong>de</strong> forêt, au milieu <strong>de</strong> laquelle<br />

on voit un jardin entouré <strong>de</strong> hautes & fortes<br />

murailles. Ce jardin qui fe nomme encore le<br />

jardin <strong>de</strong>s Hefpéri<strong>de</strong>s, paree qu'il fut autrefoisculnvé,<br />

dit-on, par les filles d'Hefper<br />

eft fameux dans le pays par les merveilles qu'on<br />

en pubhe ; il renferme entr'autres richeffes<br />

Varbre du trlfor , dont les rameaux font d'or '<br />

& qui porte pour fruit <strong>de</strong>s pommes d'émerau-'<br />

<strong>de</strong>s. Le rapport qu'on m'en a fait m'a donné<br />

un ft violent défir d'en avoir une branche en<br />

Q ij<br />

&


j, 4 4<br />

R O L A N D<br />

ma poffeffion , que cette envie trouble non<br />

repos. S'il étoit permis k une femme d'errer<br />

comme une vagabon<strong>de</strong> , j'irois moi-même,<br />

malgré 1'éloignement <strong>de</strong>s lieux , tacher <strong>de</strong> fatisfaire<br />

mon entêtement. Je fais bien que la<br />

chofe eft d'une très-difficile exécution , & t'engagera<br />

dans <strong>de</strong> grands périls ; mais les grands<br />

cceurs comme le tien , ne fe rebutent pas par.<br />

les obftacles, & rien n'eft impoflible a l'amour %<br />

ce n'eft que par un.pareu fervice que tu peux<br />

cagner Thisbine. Si la conquête <strong>de</strong> mon ceeur<br />

t'eft précieufe , ne me donne pas la confufion<br />

d'avoir fait inutilement auprès <strong>de</strong> toi une<br />

démarche qui coüte toujours beaucoup k une<br />

perfonne <strong>de</strong> mon caraftère. Tu pourras juger<br />

par la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> 1'entreprife <strong>de</strong> la reconnoiffance<br />

que j'en aurai.<br />

Pendant que la femme d'lrol<strong>de</strong> tenoit ce difcours<br />

, Prafil<strong>de</strong> 1'écoutoit avec une avi<strong>de</strong> attention.<br />

Toutes les facultés <strong>de</strong> fon ame fembloient<br />

en être occupées. L'étonnement, la<br />

défiance , 1'irréfolution, la joie , la douleur,<br />

la crainte &l'efpérance Pagitoient tour-a-tour.<br />

D'un cóté , la démarche que Thisbine faifoit<br />

e n<br />

lui <strong>de</strong>mandant une grace <strong>de</strong> cette nature ,<br />

lui donnoit <strong>de</strong> la joie ; il étoit charmé qu'elle<br />

daignat mettre fon amour k une forte épreuve;<br />

6i ce qui augmentoit le prix d'une faveur fi


L ' A M O Ü H E Ü X . 2.4J<br />

nngnlière , c'étöit la ïécompenfe qu'elle lui<br />

promettoit s'il parvenoit a la fatisfaire. D'un<br />

autre cöté , il connoiffoit la vertu <strong>de</strong> la dame<br />

& la tendreffe qu'elle avoit pour fon époux;<br />

cette connoiffance lui rendoit la propofition<br />

fufpeöe ; il craignoit, qu'importunée <strong>de</strong> fes<br />

inftances &c <strong>de</strong> fes plaintes , elle ne cherchat a<br />

fe défaire <strong>de</strong> lui. Dans cette jufb crainte<br />

voici ce qu'il lui répondit.<br />

Adorable Thisbine , ni les difficultés, ni les<br />

périls ne m'empêcheront point <strong>de</strong> vous obéir.<br />

3e vous aime avec une ar<strong>de</strong>ur qui me fera<br />

tenter jufqu'a 1'impoffible pour contenter vos<br />

moindres défirs; mais je connois votre attachement<br />

pour votre heureux époux, & je vous<br />

1'avouerai , cela me fait douter dè la fincërité<br />

<strong>de</strong> vos promefies. Le peu <strong>de</strong> fruit que j'ai<br />

recueilli <strong>de</strong> mes foins me donne lieu <strong>de</strong> penfer<br />

que pour vous délivrer <strong>de</strong> mes importunités,<br />

vous pouvez avoir concerté avec Irol<strong>de</strong><br />

eet artifice ; pardonnez-moi ce mot, madame:<br />

un amant qui déplait dok fe défier <strong>de</strong> tout. Si<br />

Vous voulez que j'entreprenne le voyage que<br />

vous me propofez , il faut qu'Irol<strong>de</strong> qui difpofe<br />

<strong>de</strong> vos afTections plus que vous-même ,<br />

m'affure <strong>de</strong> 1'effet <strong>de</strong> vos promeffes , fi' je fuis<br />

affez heureux pour vous apporter le rameau<br />

que vous fouhaitez. Sur cette anurance , il<br />

a


146 R O L A N D<br />

n'eft point <strong>de</strong> danger que je craigne ; mais j;<br />

fans cela , madame , vous me permettrez <strong>de</strong><br />

vous dire que je ne puis me réfoudre a m'éloigner<br />

<strong>de</strong> vous.<br />

Thisbine qui ne s'étoit pas attendue a une<br />

pareille réponfe en frémit; elle repréfenta au<br />

chevalier qu'il <strong>de</strong>mandoit une chofe qui ne<br />

fe propofoit point a un mari ; & que c'étoit<br />

mal reconnoïtre la faveur qu'elle lui faifoit,<br />

que d'exiger d'elle cette démarche. Prafil<strong>de</strong><br />

lui laifla dire tout ce qu'elle voulut ; mais il<br />

n'en démordit point, tant il étoit perfuadé<br />

que la dame n'avoit pour but que fon éloignement.<br />

L'époufe d'Irol<strong>de</strong> le voyant intraitable fur<br />

eet article , prit le parti <strong>de</strong> recourir effectivement<br />

a fon époux. Avant que <strong>de</strong> lui faire<br />

une propofition fi nouvelle, & dont elle jugea<br />

bien qu'il feroit ctonné , elle lui paria <strong>de</strong>s<br />

perfécutions qu'elle effuyoit tous les jours ;<br />

elle lui dit que fa patience étoit k bout, que<br />

Prafil<strong>de</strong> , en un mot, troubloit la tranquillité<br />

<strong>de</strong> fa vie , & qu'il falloit abfolument fe fervir<br />

du moyen qu'elle avoit imaginé pour 1'éloigner.<br />

Irol<strong>de</strong> palit k ce difcours ; il ne pouvoit<br />

confentir qu'on le privat <strong>de</strong> fon ami. L'abfence<br />

, lui dit Thisbine, eft la feule chofe qui<br />

puiffe bannir du cceur <strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> cette fureur


L'A M O U R E U X. 247<br />

amoureufe qui fait fon malheur & le mien.<br />

Madame, interrompit fon époux avec chagrin ,<br />

ce moyen ne produit pas toujours fon elïet. Je<br />

connois Prafil<strong>de</strong> : ce n'eft point un amant ordinaire<br />

; 1'abfence ne changera pas fon ame ,<br />

Sc vos charmes ne fauroient s'efFacer d'un cceur<br />

qui en a une fois recu l'imprefTion. Ce chevalier<br />

reviendra plus amoureux cpie jamais , Sc<br />

fon éloignement n'aura fervi qu'a me livrer<br />

au chagrin <strong>de</strong> ne point voir un ami fans le«<br />

quel je ne puis vivre.<br />

L'abfence guérira Prafd<strong>de</strong>, reprit Thisbine ,<br />

& vous en ferez perfuadé lorfque vous faurez<br />

ce que je me fuis propofé. Alors elle lui raconta<br />

ce qu'elle avoit exigé <strong>de</strong> ce chevalier ;<br />

enfiute elle ajouta; ce n'eft plus un dragon qui<br />

gar<strong>de</strong>, comme au tems <strong>de</strong>s Hefpéri<strong>de</strong>s , 1'arbre<br />

merveilleux dont je viens <strong>de</strong> vous parler; c'eft<br />

une dame d'une beauté fi raviffante , que tous<br />

les chevaliers fe ren<strong>de</strong>nt a fes premiers regards.<br />

Dés que Prafd<strong>de</strong> verra cette incomparable<br />

dame, il eft k croire que fon cceur recevra<br />

1'imprefïïon d'un nouvel amour qui lui fera oublier<br />

mes foibles charmes. Je n'ignore pas que<br />

fon abfence rendra les momens qu'elle doit durer<br />

fenfibles k votre amitié; mais, mon cher Irol<strong>de</strong><br />

9<br />

fi eet ami vous eft cher, faites-vous la violence<br />

<strong>de</strong> confentir k le perdre pour quelque tem& em


148 R O L A N D<br />

faveur <strong>de</strong> fa guérifon , qui <strong>de</strong>vient certaine par<br />

le moyen que je vous ai dit, & qui importe a<br />

noti e commun repos.<br />

Irol<strong>de</strong> fe rendit enfin, & fa charmante époufe<br />

avoit lieu d'être contente <strong>de</strong> ce qu'elle venoit<br />

d'obtenir. Cependant cela ne fuffifoit pas, il<br />

falloit lui dire aufïï ce que Prafil<strong>de</strong> avoit exigé<br />

d'elle ; cela paroiffoit embarraffant. Elle le fit<br />

toutefois le plus délicatement qu'il lui fut poffible;<br />

& comme elle s'appercutè 1'émotion qu'il<br />

laiffa voir fur fon vifage , qu'il trouvoitla condition<br />

un peu dure pour un époux amoureux<br />

<strong>de</strong> fa femme , Thisbine lui dit : II eft nouveau<br />

fans doute qu'un mari accepte une femblable<br />

condition ; mais fongez , mon cher Irol<strong>de</strong> »<br />

qu'au fond votre confentement ne vous engage<br />

a rien; car fi-töt que la dame du jardin aura<br />

porté fur lui fes regards redoutables , il n'aura<br />

plus d'envie <strong>de</strong> me faire tenir ma promefTe.<br />

Mais , madame , répliqua 1'époux , fi ce que<br />

Pon rappor te du jardin &c <strong>de</strong> la dame fatale eft<br />

fabuleux ? Cela ne fe peut pas, interrompit<br />

Thisbine , puifque tous les voyageurs font d'accord<br />

la-<strong>de</strong>ffus. Mais fi la chofe n'eft pas véritable<br />

, ni vous ni moi nous ne hafardons rien ;<br />

ainfi dans l'un & dans 1'autre cas , que rifquezvous<br />

en accordant k votre ami la fatisfaction<br />

qu'ü <strong>de</strong>man<strong>de</strong> j il partira content, 61 ceffera


t' A M O U R E V X. 249<br />

<strong>de</strong> s'imaginer que je ne cherche qu'a me défaire<br />

<strong>de</strong> lui.<br />

Pour abréger ma narration, noble chevalier,<br />

pourfuivit la maïtreffe <strong>de</strong> Brandimart, Irol<strong>de</strong><br />

fit tout ce que Thisbine fouhaitoit; & Prafd<strong>de</strong><br />

perdant toute la défïance qui pouvoit lui refter<br />

qu'on n'agït pas avec lui <strong>de</strong> bonne foi, fonit<br />

<strong>de</strong> Balc fort fatisfait d'avoir obtenu un fi doux<br />

confentement. Ce n'eft pas qu'il ne fut fenfible<br />

au chagrin <strong>de</strong>quitter fa dame ; mais le prix charmant<br />

qu'elle attachoit au fervice qu'on attendoit<br />

<strong>de</strong> lui, animoit fon courage <strong>de</strong> telle forte<br />

qu'd auroit, comme Alci<strong>de</strong>, entrepris <strong>de</strong> pénétrer<br />

jufqu'aux enfers,<br />

f^^^^raemaamer^tÊHsmmm, , »IMIIMI»»IIM II» I W •<br />

C H A P I T R E<br />

IX.<br />

Quelle aventure obligea la belle Fleur-<strong>de</strong>-Lys dVn,<br />

terrompre fon re'cie. Continuadon <strong>de</strong> VHifbirt<br />

<strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> & d'Irol<strong>de</strong>,<br />

L A maïtreffe <strong>de</strong> Brandimart étoit en eet endroit<br />

<strong>de</strong> 1'hiftoire <strong>de</strong> Prafd<strong>de</strong> & d'lrol<strong>de</strong>, que le<br />

foi gneur <strong>de</strong> Montauban écoutoit avec une extréme<br />

attention, lorfqu'il paffa prés d'eux un chevalier<br />

bien monté j ils le faluèrent fort civi-


a^e» R O L A N D<br />

lement, mais il ne leur rendit point le falut,<br />

& d fe contenta <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la dame en paffant.<br />

II revint pourtant fur fes pas un moment<br />

après , & s'adreffant au paladin : Chevalier ,<br />

lui dit-il fièrement, je viens <strong>de</strong> me faire un<br />

reproche : j'ai paffe auprès <strong>de</strong> vous fans vous<br />

défier k la joüte. Les gens <strong>de</strong> notre profeffion<br />

ne doivent perdre aucune occafion <strong>de</strong> fignaler<br />

leur valeur , ainfi vous trouverez bon que je<br />

vous provoque au combat.<br />

Brave chevalier , répondit d'un air mo<strong>de</strong>fte<br />

le fils d'Aimon , vous voyez 1'état oii je me<br />

trouve : le cheval que je monte eft a cette<br />

dame ; & comme je ne puis difpofer d'un bien<br />

qui lui appartient, je vous prie <strong>de</strong> vouloir<br />

m'exempter <strong>de</strong> 1'honneur <strong>de</strong> joüter contre<br />

vous. II y a un moyen <strong>de</strong> nous accor<strong>de</strong>r,<br />

reprit le chevalier inconnu: puifque ce cheval<br />

n'eft point a vous , prenez la peine d'en <strong>de</strong>fcendre<br />

; vous pourrez aller a pied , & moi je<br />

me chargerai <strong>de</strong> la conduite <strong>de</strong> cette dame,<br />

qui probablement fera mieux entre mes mains<br />

que dans les vötres. Si cette noble dame agrée<br />

cette difpofition, répartit froi<strong>de</strong>ment Renaud,<br />

je ne fuis point en droit <strong>de</strong> m'y oppofer ;<br />

mais fi elle me permet <strong>de</strong> 1'accompagner, je<br />

tacherai <strong>de</strong> me conferver eet avantage.<br />

Quoique ce dialogue ne donnat pas une opi-


L ' A M O U R E U X ; 2Jf<br />

niori fort avantageufe k la belle Fleür-<strong>de</strong>-Lys<br />

<strong>de</strong> la vaillance <strong>de</strong> fon conducfeur, 1'averfion<br />

naturelle qu'on a pour les orgueüleux , lui<br />

infpira du dégout pour eet inconnu qui vouloit<br />

difpofer d'elle fans confulter fes feminiens :<br />

Seigneur chevalier, lui dit-elle , comme je me<br />

fuis mife moi-même fous la conduite du guerner<br />

qui m'accompagne , & que je n'ai pas lieu<br />

<strong>de</strong> me plaindre <strong>de</strong> lui, vous ne trouverez pas<br />

mauvais , s'il vous plaït, que je perfifte dans<br />

ma première intention. Puifque vous ne connoiffez<br />

pas votre avantage, répondit brufquement<br />

le chevalier payen , il faut vous le procurer<br />

malgré vous ; & en cela vous avez <strong>de</strong>s<br />

graces infinies a me rendre. Pour vous , chevalier,<br />

ajouta-t-il en regardant le paladin d'un<br />

air plein <strong>de</strong> mépris , vous n'êtes plus ici <strong>de</strong><br />

faifon : <strong>de</strong>fcen<strong>de</strong>z <strong>de</strong> cheval, & continuez votre<br />

chemin tout feul. Faites <strong>de</strong> bonne grace ce<br />

que je vous dis , fi vous ne voulez que je<br />

vous y oblige par force.<br />

A ces paroles, Renaud ne put gar<strong>de</strong>r fa<br />

modération naturelle. Le feu lui monta au<br />

vifage : O vous, dit-il d'un ton ferme au fuperbe<br />

inconnu , vous qui préten<strong>de</strong>z me faire<br />

la loi , & qui pouffez 1'infoience jufqu'a vouloir<br />

difpofer <strong>de</strong> cette ilhütre dame fans fon


!$i<br />

R O L A N D<br />

aveu , fongez a fubir vous même le fort dont<br />

vous me menacez. Je vous déclare que je vous<br />

contraindrai d'aller a pied , & que j'aurai votre<br />

cheval : préparez-vous a le défendre , fi<br />

vous le pouvez. Après avoir parlé <strong>de</strong> cette<br />

forte , il pria Fleur-<strong>de</strong>-Lys <strong>de</strong> fouffrir qu'il la<br />

mit a terre pour quelques momens. Elle y confentit.<br />

II <strong>de</strong>fcendit donc <strong>de</strong> cheval, prit la<br />

dame entre fes bras , & la pofa doucement<br />

fur 1'herbe. Enfuite il remonta & piqua contre<br />

fon ennemi ; mais le voyant venir fur lui<br />

comme un foudre, Sc jugeant que le cheval <strong>de</strong><br />

Fleur-<strong>de</strong>-Lys fourniroit mal fa carrière , il fe<br />

roidit fur les étriers pour mieux foutenir Ie<br />

choc <strong>de</strong> fon adverfaire qui rompit fa lance<br />

fur fon écu fans 1'ébranler. Alors jetant la<br />

fienne a terre , il prit <strong>de</strong> fon bras droit a faux<br />

<strong>de</strong> corps 1'orgueilleux chevalier , 1'enleva <strong>de</strong>s<br />

arcons , & le jeta a dix pas <strong>de</strong>-li très-ru<strong>de</strong>ment.<br />

La maïtreffe <strong>de</strong> Brandimart étonnée d'une<br />

force fi prodigieufe, en tira le meilleur auguré<br />

du mon<strong>de</strong> pour la délivrance <strong>de</strong> fon amant ;<br />

mais en 1'admirant, elle ne put s'empêcher<br />

<strong>de</strong> rire <strong>de</strong> voir 1'audace du chevalier payen fi<br />

pleinement confondue. Le fils d'Aimon remit<br />

la dame fur fon cheval, &c monta fur celui


l'A M O ü R E tl X: ijj'<br />

«Ie 1'ineonnu , qu'ils laifsèrent fur la pouffière<br />

blafphêmer contre fes dieux, & déplorer fa<br />

mauvaife fortune.<br />

Ils fe remirent tous <strong>de</strong>ux en chemin. Comme<br />

Renaud s'étoit intéreffé a l'hiftoire <strong>de</strong> Prafd<strong>de</strong><br />

& d'Irol<strong>de</strong> , il pria fa belle conductrice d'en<br />

continuer le récit, ce qu'elle fit gracieufement<br />

dans ces termes.<br />

CONTINU<br />

AT ION & fin <strong>de</strong> l'hifioire <strong>de</strong> Prafd<strong>de</strong><br />

& £ Irol<strong>de</strong>.<br />

IL eft k croire , feigneur chevalier, que Ie<br />

beau Prafd<strong>de</strong> eut plus d'une aventure pendant<br />

un voyage aufti long que celui qu'il avoit entrepris<br />

; mais voici feulement ce qui eft venu<br />

a ma connoiftance.<br />

Après avoir traverfé le vafte empire <strong>de</strong> Ia<br />

Perfe , fans vouloir s'arrêter k la fameufe ville<br />

d'Ifpahan, oii étoit alors la cour , il arriva<br />

dans les états du roi <strong>de</strong> Mouffoul. Un jour<br />

qu'il marchoit dans une campagne d'une vafte<br />

étendue, & remplie <strong>de</strong>s plus beaux arbres<br />

que Pon put voir , il appercut k quelque dif^<br />

tance du grand chemin un chateau magnifique,"<br />

bati <strong>de</strong> belles pierres vertes &blanches, aufli


ij4<br />

R O L A N D<br />

poltes que le marbre, Sc fitué fur une petïte<br />

éminence qui règnoit dans la plaine.<br />

Charmé <strong>de</strong> la ftruchire <strong>de</strong> ce fuperbe édifice<br />

, il s'en approcha pour 1'admirer <strong>de</strong> plus<br />

prés ; il vit au pied <strong>de</strong> la colline un grand<br />

rond d'une eau fi claire qu'on y voyoit nager<br />

les poiffons: ce rond d'eau étoit revêtu tout<br />

autour <strong>de</strong>s mêmes pierres que le batiment,<br />

Sc entouré <strong>de</strong>s plus beaux arbres du mon<strong>de</strong>;<br />

üne partie <strong>de</strong>s branches <strong>de</strong> ces arbres couvroient<br />

les bords du rond d'eau , Sc formoient<br />

le plus dclicieux ombrage. Le chevalier<br />

<strong>de</strong>fcendit pour laiffer repofer fon cheval fatigué<br />

d'une longue traite Sc <strong>de</strong> la chaleur du<br />

jour; pour mieux goüter la fraïcheur d'un fi<br />

beau lieu, il öta fon cafque, effuya lafueur<br />

qui lui couvroit le front , fe lava le vifage Sc<br />

les mains , & rafraïchit d'une eau fi pure fes<br />

poulmcns altérés ; il s'affit enfuite au pied<br />

d'un <strong>de</strong> ces arbres pour fe repofer lui-même;<br />

& attachant fes regards fur 1'eau du rond , il<br />

fe mit a rêver profondément; il fe repréfenta<br />

1'état <strong>de</strong> fes affaires , la longueur <strong>de</strong> 1'abfence<br />

a laquelle il fe voyoit condamné , 1'incertitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> pouvoir rapporter le rameau dont dépendoit<br />

le fuccès <strong>de</strong> fon amour. Tout cela joint<br />

a ce que fon imagination prompte a fecon<strong>de</strong>r<br />

lesmouvemens <strong>de</strong> fa jalouhe luipeignoit, c'eft-


L' A M O Ü R E V X. 2 j C<br />

;V-dïre, les plaihrs que goütoit Irol<strong>de</strong> entre les<br />

bras <strong>de</strong> Thisbine, lui ferra le cceur <strong>de</strong> manière<br />

qu'il <strong>de</strong>meura fans fentiment au pied <strong>de</strong><br />

Parbre.<br />

Tandis qu'il étoit dans cette fituation, quatre<br />

jeunes <strong>de</strong>moifelles, vêtues d'habits galans,<br />

fortirent du chateau, & tournèrent leurs pas<br />

vers le rond d'eau , dans le <strong>de</strong>ffein d'y prendre<br />

le frais. Dès qu'elles appercurent Prafil<strong>de</strong><br />

étendu fur le gazon comme un homme mort,<br />

elles frémirent ; Sc dans ce premier mouvement<br />

d'effroi , elles furent fur le point <strong>de</strong><br />

s'en retourner au chateau; mais un moment<br />

après,faifant réflexion qu'elles étoient quatre,<br />

Sc que 1'état oii elles voyoient eet infortuné<br />

voyageur ne leur donnoit pas lieu <strong>de</strong> craindre<br />

quelque chofe <strong>de</strong> fa part, elles <strong>de</strong>meurèrent.<br />

Elles s'approchèrent même du chevalier; Sc<br />

lui trouvant les yeux baignés <strong>de</strong> larmes , avec<br />

un fouffle <strong>de</strong> refpiration, elles connurent qu'il<br />

n'étoit qu'évanoui. II avoit Pair fi noble Sc ü<br />

engageant , même dans fa foiblefle , qu'il<br />

étoit difficile <strong>de</strong> ne fe pas intérefïer pour<br />

lui.<br />

La principale <strong>de</strong> ces dames , qui étoit d'une<br />

beauté charmante, prit <strong>de</strong> 1'amitié pour lui;<br />

Sc touchée <strong>de</strong> compaffion <strong>de</strong> voir un fi beau<br />

chevalier en péril faute <strong>de</strong> fecours, s'emprefla


ijd R O L A K ö<br />

<strong>de</strong> lui faire reprendre 1'ufage <strong>de</strong> fes fens» Polif'<br />

s'y employer plus efficacement, elles le portèrent<br />

toutes quatre au chateau , oü il fut défarmé<br />

6c couché dans un lit auffi commo<strong>de</strong><br />

que magnifique ; k force <strong>de</strong> 1'agiter 6c <strong>de</strong> lui<br />

faire prendre <strong>de</strong>s liqueurs confortatives , elles<br />

lui rendirent le fentiment.<br />

Lorfqu'il ouvrit les yeux , il ne fut pas peu<br />

furpris <strong>de</strong> fe trouver dans un lieu fi fuperbe<br />

en riches ameublemens, 6c environné <strong>de</strong> belles<br />

dames qui s'empreffoient a le fervir; il rappeloit<br />

en vain dans fa mémoire ce qui pouvoit<br />

avoir donné lieu k cette aventure ; mais les<br />

dames diflipèrent fon embarras , en lui apprenant<br />

dans quel état elles 1'avoient rencontré<br />

fur les bords du rond d'eau : il remercia ces<br />

belles perfonnes dans <strong>de</strong>s termes convenables<br />

k leur mérite 6c k 1'importance du fervice ; ii<br />

le fit avec tant <strong>de</strong> grace 6c <strong>de</strong> politefle , que<br />

la dame du chateau en fentit redoubler pour<br />

lui fon eftime 6c fon affecfion. Comme elle<br />

s'appercut qu'il ne lui reftoit plus rien <strong>de</strong> fa<br />

foibleffe p3li'ée , elle lui laiffa le tems <strong>de</strong><br />

s'habiller , 6c lui envoya <strong>de</strong>s officiers pour<br />

lui rendre ce fervice.<br />

II s'informa d'eux qui étoit cette charmante<br />

dame qui s'intéreffoit k fon fort avec tant <strong>de</strong><br />

générofité : on lui dit qu'elle fe nommoit la<br />

prince n: 6


L 5 A M O U R E Ü X.<br />

4^7<br />

princeffe Dorzéï<strong>de</strong> , fille unique du roi <strong>de</strong><br />

Mouffoul; qu'après la mort <strong>de</strong> fon père, arrivée<br />

<strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong> tems, elle s'étoit retirée<br />

dans ce chateau pendant la faifon bruiante,<br />

tandis que les grands du royaume déübéroient<br />

enfemble fur le choix <strong>de</strong> fon époux. Ce rapport<br />

étonna le chevalier , qui craignit que ,<br />

dans 1'ignorance ou il avoit été <strong>de</strong> la qualité<br />

<strong>de</strong> la princeffe , il n'eüt manqué a quelqu'un<br />

<strong>de</strong>s égards qui lui étoient dus. Auffi-töt qu'il<br />

fut en état <strong>de</strong> paroitre <strong>de</strong>vant elle , il alla lui<br />

en faire <strong>de</strong>s excufes , auxquelles Dorzéï<strong>de</strong><br />

répondit fort obligeamment. La converfation<br />

qu'ils eurent enfuite fut très-fpirituelle <strong>de</strong> part<br />

& d'autre ; plus la princeffe découvroit d'agrémens<br />

dans eet étranger , plus elle s'enflammoit<br />

pour lui ; & l e<br />

feu dont elle brüloit feerètement<br />

étinceloit dans fes yeux. II n'enétoit<br />

pas <strong>de</strong> même du chevalier : toujours<br />

occupé <strong>de</strong> fa Thisbine , il ne fongeoit qu'a<br />

s'acquitter <strong>de</strong> fa commiffion; il voulut bientöt<br />

prendre congé <strong>de</strong> la princeffe, fous prétexte<br />

que la difcrétion 1'obligeoit a ne point<br />

abufer <strong>de</strong> fes bontés. Quand Dorzéï<strong>de</strong> 1'entendit<br />

parler <strong>de</strong> fon départ, elle perdit toute<br />

retentie : elle palit, elle foupira, elle employa<br />

les paroles les plus engageantes, pour 1'obliger<br />

a faire un plus long féjour dans fon chateau :<br />

Tornt I.<br />

^


R O L A N D<br />

elle répandit même <strong>de</strong>s larmes, & lui offrit<br />

jufqu'a fa couronne. Prafd<strong>de</strong> avoit le vifage<br />

couvert <strong>de</strong> confufion <strong>de</strong> fe voir requis d'amour<br />

par une belle princeffe qu'il ne pouvoit aimer ;<br />

il lui <strong>de</strong>voit au moins <strong>de</strong>s égards ; mais la<br />

femme d'Irol<strong>de</strong> le rendoit infenfible a toute<br />

autre beauté.<br />

S'il eüt eu fes armes , il feroit forti du chateau<br />

fur-le-champ ; auffi les <strong>de</strong>manda-t-il, &<br />

cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> acheva <strong>de</strong> défefpérer fon<br />

illuftre höteffe. Elle avoit un dépit mortel<br />

<strong>de</strong> ne pouvoir lui öter 1'impatience qu'il<br />

marquoit <strong>de</strong> la quitter ; enfin craignant<br />

<strong>de</strong> le perdre , elle réfolut <strong>de</strong> s'affurer <strong>de</strong> fa<br />

perfonne ; elle le fit conduire par quelquesuns<br />

<strong>de</strong> fes chevaliers dans une chambre bien<br />

grillée , oü cette amante éperdue ne manqua<br />

pas d'aller faire un <strong>de</strong>rnier effort pour attendrir<br />

1'ingrat. Ne pouvant le fléchir , elle le<br />

fit charger <strong>de</strong> chaïnes & traiter très-rigoureufement;<br />

elle le tint quelque tems dans cette<br />

captivité, fe flattant que 1'envie qu'il auroit<br />

d'en fortir, le rendroit plus traitable : cette<br />

violence toutefois ne fervit qu'a 1'aigrir.<br />

Pendant que toutes ces chofes fe paffoient, il<br />

arriva dans le chateau un jeune chevaher francois<br />

fort aimable; il étoit en quête, difoit-on ,<br />

du fameux Renaud <strong>de</strong> Montauban fon frère ,


L'A M O U R E U X. 2jo<br />

qu'une étrange aventure avoit éloigné <strong>de</strong> la<br />

cour <strong>de</strong> 1'empereur Charles.<br />

Lorfque le fils d'Aimon entendit parler <strong>de</strong><br />

ce chevalier francois , il ne douta pas que<br />

ce ne füt le jeune Richar<strong>de</strong>t; fon fouvenir<br />

1'attendrit, & redoubla'fon attention ; mais ne<br />

voulant pas fe découvrir a Fleur-<strong>de</strong>-Lys , il<br />

cacha fon émotion , & laiffa ainfi cette dame<br />

conrinuer fon récit.<br />

Ce jeune guerrier francois avoit Fair finoble,<br />

que Dorzéï<strong>de</strong> crut <strong>de</strong>voir le traiter avec diftinction<br />

: elle lui fit un accueil obligeant, & les<br />

belles qualités du chevalier lui donnèrent une<br />

attention plus particulière pour lui. Comme il<br />

n'avoit point alors d'attachement <strong>de</strong> cceur,<br />

la vue <strong>de</strong> la princeffe lui caufa <strong>de</strong> Fémotion;<br />

il ne tarda pas k le lui 'faire connoïtre , &<br />

cette connoiffance ne dépluf point k la dame.<br />

Le chevalier s'en appercut; & profitant <strong>de</strong><br />

cette découverte , il fut exprimer fes feux en<br />

termes galans & paffionnés. Sa belle höteffe<br />

feignit <strong>de</strong> prendre tous fes difcours pour <strong>de</strong>s<br />

flatteries ordinaires aux francois, & lui dit<br />

en fouriant: Obligeant chevalier, je pourrois<br />

me laiffer furprendre k vos galanteries , fi je<br />

n'avois dansce chateau <strong>de</strong> quoi m'en défendre •<br />

je vais , ajouta-t-elle , m'expliquer clairement.<br />

Alors elle lui conta <strong>de</strong> quelle manière elle<br />

Rij


job R O L A N D<br />

avoit concu <strong>de</strong> la tendreffe pour fon prifonnier<br />

, & le mépris injurieux qu'il avoit fait <strong>de</strong><br />

fa couronne & <strong>de</strong> fa main.<br />

Ah! madame , interrompit le chevalier francois<br />

, ce que vous me dites n'eft pas croyable!<br />

Eft-il quelque mortel qui puiffe être infenfible<br />

a la poffelïïon <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> charmes ? II ne tiendra<br />

qu'& vous , reprit Dorzéï<strong>de</strong> , d'en être<br />

convaincu par vous-même ; il accepta la propofition<br />

, & la princeffe le mena dans la chambre<br />

du prifonnier.<br />

Les <strong>de</strong>ux chevaliers ne fe virent pas fi-tör,<br />

qu'ils s'admirèrent & concurent l'un pour<br />

1'autre une fecrète inclination. La princefie ne<br />

voulant pas être préfente a leur entretien , ni<br />

s'expofer a la honte <strong>de</strong> rendre le francois témoin<br />

du dépit qu'elle auroit d'entendre les<br />

chofes vives que fon prifonnier pourroit lui<br />

dire , les laiffa feuls. Le chevalier chrétien<br />

ne manqua pas <strong>de</strong> témoigner au per fan qu'il<br />

étoit furpris du refus qu'il avoit fait <strong>de</strong> la main<br />

d'une li charmante princeffe. Prafd<strong>de</strong> lui découvrit<br />

le fond <strong>de</strong> fon cceur: il lui dit qu'il<br />

connoiffoit tout le mérite <strong>de</strong> Dorzéï<strong>de</strong> ; mais<br />

qu'il étoit épris d'une dame <strong>de</strong> Balc , pour laqueUe<br />

il avoit entrepris d'aller au fond <strong>de</strong><br />

l'Afrique,faire la conquête d'un rameau <strong>de</strong> 1'arbre<br />

du tréfor ; qu'il reffentoit une vive afflic-


L ' A M O U R E U X . 161<br />

tïon <strong>de</strong> fe voir arrêter en chemin par 1'injuftice<br />

<strong>de</strong> la princeffe <strong>de</strong> Mouffoul; qu'il le prioit<br />

ar<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> lui procurer la liberté , & que<br />

s'il la lui faifoit obtenir , il lui <strong>de</strong>vroit fon<br />

repos & fon bonheur.<br />

Quand le chevalier francois n'auroit pas été<br />

auffi touché qu'il 1'étoit <strong>de</strong> la douleur <strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong><br />

, le feul intérêt <strong>de</strong> fon amour naïffant<br />

1'auroit affez difpofé a ne rien épargner pour<br />

cloigner du chateau un rival fi redoutable. II<br />

lui promit <strong>de</strong> ne rien négliger pour rompre<br />

fes fers. II y alla travailler fur le champ; il<br />

repréfenta vivement a Dorzéï<strong>de</strong> que fon prifonnier<br />

avoit le cceur prévenu; que bien loin<br />

<strong>de</strong> fe plaindre <strong>de</strong> lui , elle <strong>de</strong>voit eftimer fa fidélité<br />

; & qu'enfïn elle faifoit injure a fes<br />

charmes <strong>de</strong> ccurir après un cceur qui fe refufoit<br />

a elle.<br />

Le jeune frère <strong>de</strong> Renaud n'eut pas <strong>de</strong> peine<br />

a perfua<strong>de</strong>r une dame qu'il comrnencoit a détacher<br />

<strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> ; & comme il la preffoit <strong>de</strong><br />

relacher fon prifonnier , elle lui fut bon gré<br />

<strong>de</strong> l'empreffement qu'il marquoit a fe délivrer<br />

d'un rival fi dangereux. Pour reconnoïtre ce<br />

témoignage d'amour , elle ne voulut pas différer<br />

d'iin moment le facrifice qu'il <strong>de</strong>mandoit.<br />

Aliez , chevalier, dit-elle au francois , aliez<br />

YQus-meme fe tlrer <strong>de</strong> prifon , & lui appren-<br />

11 iij


R O L A N D<br />

dre que c'eft k vous qu'il doit fa liberté. Le<br />

chevalier chrétien coiirut k 1'heure même<br />

faire fortir le perfan <strong>de</strong> la chambre oii il étoit<br />

retenu. Prafil<strong>de</strong> remercia fon libérateur dans<br />

les termes les plus vifs, ,&• ils fe jurèrent tous<br />

<strong>de</strong>ux une éternelle amitié.<br />

Prafil<strong>de</strong> , quand on lui eut rendu fes armes<br />

& fon cheval , fortit du chateau , & prit le<br />

chemin du Diarbech , qu'il traverfa tout entier<br />

pour entrer dans la Syrië : il fit tant<br />

<strong>de</strong> diligence , qu'en peu <strong>de</strong> tems il fe rendit<br />

k Damas ; il s'y embarqua fur un vaifleau<br />

freté pour Tunis , oii il arriva très-heureufement<br />

après quelques jours <strong>de</strong> navigation ; il<br />

tourna <strong>de</strong>-la fes pas vers Pempire <strong>de</strong> Maroc,<br />

au fond duquel il avoit oui dire qu'étoit le<br />

jardin <strong>de</strong>s Hefpéri<strong>de</strong>s.<br />

Un jour qu'il cotoyoit une belle prairie pour<br />

arriver k un chateau qui fe faifoit voir <strong>de</strong> loin ,<br />

il rencontra un vieillard qui lui fit connoitre ,<br />

par les larmes qu'il verfoit en abondance ,<br />

qu'il reflentoit une vive douleur. Le chevalier<br />

lui <strong>de</strong>manda ce qui la caufoit. Hélas, feigneur,<br />

lui répondit le bon homme , tout ce pays a<br />

bien fujet d'être dans Fafffiftion , nous allons<br />

perdre notre feigneur que nous aimons chèrement,<br />

&c <strong>de</strong> qui nos families recoivent mille<br />

biens tous les jours : un géant,afFreux & crue!,


L' A M o tr R E u x. 2.63<br />

qui s'eft établi par violence dans le pays <strong>de</strong>puis<br />

quelques années, eft <strong>de</strong>venu amoureux<br />

<strong>de</strong> la fille <strong>de</strong> notre bon feigneur , & 1'a <strong>de</strong>mandée<br />

en mariage. Le père s'en eft excufé<br />

fur ce qu'il 1'a promife a un chevalier <strong>de</strong> fes<br />

voifïns qui la recherche <strong>de</strong>puis long-tems : le<br />

géant irrité <strong>de</strong> ce refus , a juré qu'il raviroit<br />

malgré lui 1'honneur <strong>de</strong> fa fille , & qu'il 1'immoleroit<br />

lui-même avec toute fa race a fa<br />

fureur. Effedtivement il 1'a rencontré aujourd'hui<br />

a <strong>de</strong>ux pas d'ici; il s'eft faifi <strong>de</strong> lui, après<br />

avoir maftacré fes gens , il lui a lié les mains<br />

<strong>de</strong>rrière le dos ; & dans eet état, il 1'a conduit<br />

a la porte du chateau pour le faire périr<br />

aux yeux <strong>de</strong> fa fille.<br />

Prafd<strong>de</strong> <strong>de</strong>manda quel chemin ils avoient<br />

pris ; & ayant fu que c'étoit celui du chateau<br />

qu'il voyoit , il piqua <strong>de</strong> ce cöté-la,<br />

réfolu <strong>de</strong> fecourir ce père infortuné, s'il en<br />

étoit encore tems. A mefure qu'il approchoit<br />

du chateau , il appercevoit du mon<strong>de</strong> a la<br />

porte, & entendoit un bruit confus <strong>de</strong> voix ;<br />

lorfqu'il en fut plus prés , fes yeux furent<br />

frappés d'un fpecfacle , dont la cruauté eüt<br />

attiré 1'indignation <strong>de</strong>s cceurs les plus durs ;<br />

il vit 1'orgueilleux géant qui, d'un air furieux ,<br />

menacoit un vénérable vieillard qu'il avoit<br />

fait attacher fur un bücher , <strong>de</strong> le livrer a la<br />

R iv


i&4 R O L A N D<br />

rigueur, <strong>de</strong>s flammes , s'il ne lui remettoit fa<br />

fille entre les mains. Plufieurs fatellites armés<br />

<strong>de</strong> brigandines & <strong>de</strong> capéllines <strong>de</strong> fer, fe tenoient<br />

prêts a mettre le feu au bücher au<br />

premier ordre <strong>de</strong> leur déteftable maïtre. Le<br />

généreux vieillard, au lieu d'être effrayé <strong>de</strong><br />

ces funeftes apprêts, faifoit éclater fa fermeté<br />

par les inftantes prières qu'il adrefïbit a fa fille ;<br />

il la conjuroit <strong>de</strong> le laiffer plutöt périr , que<br />

<strong>de</strong> s'abandonner aux déürs du géant pour lui<br />

fauver la vie. Cette dame qui paroifloit aux<br />

créneaux du chateau , épouvantée du péril<br />

que couroit fon père , appeloit le ciel & la<br />

terre k fon fecours , &C pouffoit <strong>de</strong>s cris qui<br />

faifoient juger <strong>de</strong> l'excès. <strong>de</strong> fon défefpoir.<br />

A ce fpectacle fi touchant , le magnanime<br />

prafil<strong>de</strong> ne put retenir fa colère ; il s'avanca<br />

vers le géant, & lui dit : Monflre pétri d'in-t<br />

juftice & <strong>de</strong> cruauté , ceffe <strong>de</strong> vouloir attenter<br />

a la vie & k 1'honneur d'un feigneur refpectable<br />

: viens recevoir le clrariment <strong>de</strong> tes crimes.<br />

Chétif ver <strong>de</strong> terre , rcpondit le géant<br />

plein <strong>de</strong> fureur , tu vas toi-même être écrafé<br />

fous mes coups. En achevant ces mots , il fa<br />

hata <strong>de</strong> monter a cheval , & baiffa ïa groffe<br />

lance contre le perfan qui venoit fur lui <strong>de</strong><br />

toute la vïteffe <strong>de</strong> fon cheval. Le géant étoit<br />

fl tranjporté <strong>de</strong> counovix , que ne fe poffédant


i' A m o v it E 'u x. 165<br />

plus , il faillit d'atteinte ; mais Prafil<strong>de</strong> qui<br />

avoit confervé fon jugement, 1'atteignit <strong>de</strong><br />

droit ril, & le renverfa ru<strong>de</strong>ment fur Ja pouffière.<br />

Pendant que , fatisfait d'un fi heureux<br />

commencement, il acheva <strong>de</strong> fournir fa carrière<br />

, le géant eut le tems <strong>de</strong> fe rclever , il<br />

écumoit <strong>de</strong> rage , & blafphémoit contre fes<br />

dieux d'avoir foufFert qu'un feul chevalier lui<br />

eut fait eet affront.<br />

Son généreux ennemi le voyant a pied , <strong>de</strong>fcendit<br />

pour ne le pas combattre avec avantage<br />

; ils commencèrent un combat fi dangereux<br />

, qu'il caufoit <strong>de</strong> 1'effroi k tous ceux qui<br />

le regardoient. Le géant étoit d'une force<br />

prodigieufe , mais la groffeur <strong>de</strong> fes membres<br />

nelui p ermettoitpas <strong>de</strong> fe mouvoir aifément,<br />

au lieu que Prafil<strong>de</strong> avoit plus d'haleine &<br />

d'adrefTe ; il évitoit par fa légèreté la plupart<br />

<strong>de</strong>s coups que le géant lui déchargeoit : le<br />

combat avoit déja duré long-tems , & ils<br />

étoient bleflés l'un & 1'autre en plus d'un endroit<br />

, lorfqu'on s'appercut que le géant qui<br />

1'étoit plus grièvement, s'affoibliffoit. Ses coups<br />

<strong>de</strong>venoient plus lents , & fon bras moliiffoit,<br />

foit par laffitu<strong>de</strong> , foit par le fang qu'il avoit<br />

perdu. Le chevalier s'en appercut; & renouvellant<br />

fa vigueur , il riduifir bientöt fon ennemi<br />

a ne pouvoir f e<br />

fcutenir. Ce colcfle


*66 R O L A N D<br />

tomba , Sc fa chüte fut fi lour<strong>de</strong>, que fes<br />

plaies s'ouvrirent encore davantage ; il en<br />

fortit tant <strong>de</strong> fang qu'il s'évanouit <strong>de</strong> foibleiïe.<br />

Prafil<strong>de</strong> dédaignant <strong>de</strong> 1'achever en eet état,<br />

fit fon premier foiti d'aller détacher le vieillard.<br />

Ce bon homme fe jette a fes pieds , les<br />

baigne <strong>de</strong> larmes <strong>de</strong> joie , &le remercie moins<br />

<strong>de</strong> lui avoir confervé la vie , que d'avoir fauvé<br />

1'honneur <strong>de</strong> fa fille ; le chevalier le releva , Sc<br />

lui fit tout 1'accueil que fon courage Sc fa vertu<br />

méritoient. Sur ces entrefaites , la dame du chateau<br />

voyant qu'elle n'avoit plus rien a craindre<br />

du géant, fit abailTer le pont levis , Sc<br />

fortit pour venir rendre graces a fon libérateur<br />

; tile fe joignit k fon père ; ils étoient<br />

tous <strong>de</strong>ux fi touchés <strong>de</strong> reconnoifTance , qu'ils<br />

ne favoient quel traitement lui faire. Le vieillard<br />

jugeant qu'après un combat fi long Sc fi<br />

périlleux , le chevalier , dont on voyoit d'ailleurs<br />

le fang couler , avoit befoin <strong>de</strong> repos,<br />

le preffa d'entrer dans le chateau. Prafil<strong>de</strong> y<br />

confentit, après s'être appercu que les propres<br />

foldats du géant, qui le fervoient moins <strong>de</strong><br />

gré que <strong>de</strong> force, Favoient eux-mêmes achevé.<br />

On vifita les plaies du chevalier qui ne fe<br />

trouvèrent pas dangereufes ; Sc le foin qu'on<br />

en prit le mit en peu <strong>de</strong> tems fur pied. Comme<br />

fes forces achevoient <strong>de</strong> fe rétablir , il <strong>de</strong>-


L'A M O V R E ¥ X. 267<br />

mancla un jour au feigneur clu chateau le chemin<br />

le plus court pour arriver au jardin <strong>de</strong>s<br />

Hefpéri<strong>de</strong>s. Le vieillard parut furpris <strong>de</strong> la<br />

queftion , & dit au perfan : Brave chevalier ,<br />

votre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> me donne lieu <strong>de</strong> penfer que<br />

vous auriez le <strong>de</strong>fTein <strong>de</strong> faire le voyage <strong>de</strong><br />

ce jardin merveilleux, & fi cela étoit, je plaindrois<br />

le fort que vous voulez vous attirer:<br />

ce jardin fpacieux eft entouré <strong>de</strong> fortes murailles<br />

; on y entre par quatre portes d'airain<br />

qui font ouvertes en tout tems; tout le mon<strong>de</strong><br />

y peut entrer aifément; le climat en eft délicieux<br />

; il y règne un éternel printems ; les<br />

prés y font toujours verds , les fleurs yives<br />

& les arbres touffus ; mais ce qu'il y a <strong>de</strong><br />

plus admirable dans ce jardin , c'eft 1'arbre<br />

qu'on appelle i'arbre du tréfor , les rameaux<br />

en font d'or , & portent pour fruit <strong>de</strong>s pommes<br />

d'émerau<strong>de</strong>s. En quoi donc confifte le<br />

danger qu'on y court, interrompit 1'amant <strong>de</strong><br />

Thisbine ? En quoi , répartit Pafricain ? Je vais<br />

vous le dire : une dame plus merveilleufe encore<br />

que I'arbre du tréfor , s'en eft attribué<br />

la gar<strong>de</strong> ; elle a établi fa <strong>de</strong>meure au pied<br />

<strong>de</strong> fon tronc ; elle eft d'une beauté ft éclatante<br />

, & fa vue fait un effet fi puifiant fur<br />

les cceurs , que quiconque approche <strong>de</strong> cette<br />

nymphe, oublie fa vie pafiée , & n'a plus d'au-


a.68 R O L A N D<br />

tre occupation que <strong>de</strong> contempler fon beau<br />

vifage. On n'a jamais fu fon véritable nom ;<br />

mais dans le pays on 1'appelle communément<br />

Médufe , a caufe <strong>de</strong>s cffets que fa vue dangereufe<br />

produit.<br />

Ce que vous me racontez eft furprenant,<br />

dit Prafd<strong>de</strong> ; & eet oubli <strong>de</strong> foi-même eft-il<br />

Peffet <strong>de</strong> quelque charme ou <strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong><br />

la dame ? On ne fauroit, répondit le vieillard,<br />

Patt.-ibuer a une caufe parement naturelle ; &<br />

c'eft une fatale loi <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ftinées que vous ne<br />

•pouvez changer. Après ce que vous venez<br />

<strong>de</strong> me dire , reprit Ie chevalier , je ne m*expoferois<br />

pas a ce danger , ft je ne m'étois pas<br />

engagé a rapporter en Perfe un rameau <strong>de</strong><br />

eet arbre merveilleux. Vous favez que 1'honneur<br />

d'un chevalier lui eft plus cher que Ia<br />

vie. Quel parti prendre en cette extrémité ?<br />

Le vieux afriquain fe mit a rêver ; & fortant<br />

tout a coup <strong>de</strong> fa rêverie : le ciel, s'écriat-il<br />

, m'ouvre en ce moment une voie que je<br />

crois infaiilible pour vous tirer heureufement<br />

<strong>de</strong> pénl , & vous faire acquérir le rameau<br />

d'or ; il faut rcjeter fur la nymphe même<br />

Peffet <strong>de</strong> fa fatale vue ; muniflez - vous d'un<br />

rmroir que vous ferez appliqucr fur votre<br />

boucher ; & quand vous approcherez <strong>de</strong> I'arbre,<br />

vous vous couvrirez <strong>de</strong> ce miroir qu,e


L ' A M O Ü R E Ü X ; 2.60<br />

Vous ©ppoferez aux regards <strong>de</strong> Médufe : auflïtöt<br />

qu'elle aura vu fon beau vifage , elle ne<br />

fe fouviendra plus <strong>de</strong> I'arbre du tréfor qu'elle<br />

quittera dés ce moment pour courir après<br />

cette image dont elle fera poffédée : caffez<br />

alors le miroir , la nymphe ne fe voyant<br />

plus, fe cherchera dans le jardin inutilement,<br />

& vous donnera tout le tems d'achever votre<br />

entreprife ; mais prenez bien gar<strong>de</strong> que vos<br />

yeux ne s'attachent fur Médufe , vous vous<br />

perdriez fans retour.<br />

Lorfque le feigneur du chateau eut ceffé <strong>de</strong><br />

parler , "amant <strong>de</strong> Thisbine, rempli <strong>de</strong> joie<br />

<strong>de</strong> Pexpédient qu'il venoit d'apprendre pour<br />

réuflir dans fon <strong>de</strong>ffein , fe jeta au col du<br />

vieillard , Pappela cent fois fon père , & lui<br />

dit qu'il payoit avec ufure le fervice qu'il avoit<br />

recu <strong>de</strong> lui.<br />

Le chevalier perfan fe fentant affez fort pour<br />

fe remettre en chemin , fit appliquer un miroir<br />

fur fon bouclier , & ne fongea plus qu'a partir<br />

pour aller au jardin <strong>de</strong>s Hefpéridt s. Le Vieillard<br />

lui en enfeigna le chemin , & lui dit qu'il<br />

y arriveroit au bout <strong>de</strong> cent journées » mais<br />

il exigea <strong>de</strong> lui qu'a fon retour il repafferoit<br />

par fon chateau. Prafil<strong>de</strong> lui fit cette promefie,<br />

& parr.it enfin au grand regret du père & <strong>de</strong><br />

la fille , qui auroient bien voulu le retenir du


170 R O L A N D<br />

moins jufqu'au retour <strong>de</strong> 1'époux futur qui,<br />

<strong>de</strong>puis quelque tems , étoit allé a Bizerte offrir<br />

fes lervices au puiffant Agramant, roi <strong>de</strong><br />

1'Afrique , dans la guerre qu'il projetoit contre<br />

1'empereur Charles.<br />

On ne fauroit exprimer 1'impatience qu'avoit<br />

Prafil<strong>de</strong> <strong>de</strong> fe voir en poffefiïon du rameau<br />

d'or : il fe privoit du fommeil pour faire plus<br />

<strong>de</strong> diligence ; k peine accordoit-il a fon cheval<br />

quelques momens pour paitre ; enfin , il<br />

arrivé a ce jardin fi renommé par toute 1'Afrique<br />

: il treflaillit <strong>de</strong> joie d'abord qu'il appercut<br />

une <strong>de</strong>s portes d'airain ; 8c fans s'arrêter a<br />

en confidérer la beauté , il entra dans le jardin<br />

qu'il trouva plus délicieux encore que le<br />

feigneur du chateau ne le lui avoit dépeint;<br />

il en admiroit les arbres, les fleurs 8c la verdure.<br />

Après avoir marché un jour entier le<br />

long d'une gran<strong>de</strong> route , il découvrit <strong>de</strong> loin<br />

I'arbre merveiileux, dont le fommet fe perdoit<br />

dans les nues.<br />

Cet arbre étoit entouré d'un nombre prefqu'infini<br />

<strong>de</strong> perfonnes qui , k leur air & a<br />

leurs vêtemens , paroifibient <strong>de</strong> nations difterentes<br />

: il y en avoit <strong>de</strong> tout age 6c <strong>de</strong> toute<br />

profefiion ; on y voyoit jufqu'a <strong>de</strong>s vieillards<br />

6c jufqu'a <strong>de</strong>s femmes , que la curiofité ou<br />

1'envie d'avoir <strong>de</strong>s branches <strong>de</strong> cet arbre y


L' A M O U R E U X. 171<br />

avoient attirés ; ils s'occupoient tous a contempler<br />

le vifage <strong>de</strong> Médufe. Prafd<strong>de</strong> eut affez<br />

<strong>de</strong> peine a percer toute cette foule : en approchant<br />

<strong>de</strong> I'arbre , il fe couvrit foigneufement<br />

<strong>de</strong> fon bottelier qu'il oppofa aux regards <strong>de</strong> la<br />

nymphe.<br />

Dés qu'elle fe vit dans le miroir, elle s'éloigna<br />

<strong>de</strong> I'arbre effeaivement , Sc s'avanca<br />

vers cette belle image qui 1'avoit charmée;<br />

Prafd<strong>de</strong> alors cafTa le miroir , Sc fe mit a fuir.<br />

Quand Médufe ne fe vit plus fur le bottelier,<br />

elle commenca <strong>de</strong> courir comme une infenfée<br />

dans le jardin , cherchant ce qu'elle ne pouvoit<br />

plus trouver. Le chevalier profitant da<br />

fon éloignement, s'approcha <strong>de</strong> I'arbre , &<br />

<strong>de</strong> fon épée coupa <strong>de</strong>ux branches, 1'une pour<br />

Thisbine , Sc 1'autre pour en faire préfent au<br />

fage vieillard a qui il <strong>de</strong>voit un fuccès fi heureux<br />

; il fortit enfuite promptement du jardin ,<br />

Sc reprit la route du chateau ; il s'appeloit<br />

alors le chevalier du miroir ; mais on ne<br />

1'appeia plus dans la fuite que le chevalier du<br />

rameau d'or.<br />

Le feigneur du cMteau & fa fille furent<br />

charmés <strong>de</strong> le revoir : ils avoient toujours été<br />

dans 1'inquiétu<strong>de</strong> pendant fon abfence ; Sc<br />

quand il leur préfenta le rameau qu'il leur<br />

<strong>de</strong>ftiuoit, ils parurent beaucoup moins fenfi-


172 R O L A N D<br />

bles a la beauté d'un préfent ii rare , qu'a la<br />

joie <strong>de</strong> pouvoir embrafler leur libérateur. L'amant<br />

<strong>de</strong> la dame du chateau étoit revenu <strong>de</strong>puis<br />

quelques jours <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> Bizerte, il<br />

ne témoigna pas moins <strong>de</strong> reconnoiifance<br />

qu'eux au perfan , du grand fervice qu'il leur<br />

avoit renclu. Le feigneur du chateau pria le<br />

chevalier du rameau d'or <strong>de</strong> vouloir honorer<br />

<strong>de</strong> fa préfence le mariage <strong>de</strong> fa fille qui fut fait<br />

avec toute la folemnité & les réjouiffances<br />

poflibles Après cela, Prafil<strong>de</strong> conjura le vieillard<br />

& les jeunes époux , <strong>de</strong> lui permettre <strong>de</strong><br />

farisfaire Pimpatience qu'il avoit <strong>de</strong> retourner<br />

a Balc ; ils n'osèrent s'oppofer a fon départ ,<br />

quelque regret qu'ils en euflent, &C ils le virent<br />

partir avec une douleur dont le chevalier<br />

fut pénétré.<br />

II regagna Tunis, il fe rendit par-mer k<br />

Damas ; mais au lieu <strong>de</strong> prendre la route <strong>de</strong><br />

MoufToul , il détourna du cöté <strong>de</strong> Bagdad ,<br />

oii il s'arrêta peu ; ni les raretés <strong>de</strong> cette ville,<br />

ni les magnificences <strong>de</strong> la cour du calife , ne<br />

purent balancer Pimpatience qu'il avoit <strong>de</strong><br />

revoir 1'objet <strong>de</strong> tous fes défirs. Quelques<br />

chevaliers qu'il rencontra dans fon chemin ,<br />

charmés <strong>de</strong> la beauté du rameau qu'il portoit,<br />

furent tentés <strong>de</strong> 1'avoir; mais leur envie ne<br />

fit que tourner k leur confufion. Le vaillant<br />

Prafd<strong>de</strong>


L' A M O U R E u x; 2.75<br />

Prafil<strong>de</strong> le conferva jufqu'a Balc, oü après<br />

tant <strong>de</strong> fatigues il arriva plein <strong>de</strong> joie & d'efpérance.<br />

II écrivit aufti-töt a Thisbine une<br />

lettre fort touchante ; il lui mandoit qu'il venoit<br />

d'arriver avec le rameau qu'elle défiroit,<br />

& qu'il brüloit d'impatience <strong>de</strong> le lui préfenter ;<br />

qu'il ne vouloit point paroitre <strong>de</strong>vant elle fans<br />

en avoir obtenu la permiffion ; mais qu'elle<br />

pouvoit s'afTurer que fi elle refufoit <strong>de</strong> faire<br />

fon bonheur , il en mourroit <strong>de</strong> déplaifir.<br />

L'époufe d'Irol<strong>de</strong> ne fut pas peu étonnée<br />

du retour d'un amant dont elle croyoit être<br />

délivrée pour jamais. Hélas , dit-elle en foupirant,<br />

quelle étoit mon erreur ? L'amour<br />

vient a bout <strong>de</strong> tout; Prafil<strong>de</strong> eft revenu du<br />

jardin <strong>de</strong> Médufe , mes foibles charmes ont<br />

défendu fon cceur contre tout ce que 1'on<br />

publie <strong>de</strong>s attraits <strong>de</strong> cette fatale nymphe;<br />

malheureux Irol<strong>de</strong> , dans quel embarras ma<br />

fauffe pru<strong>de</strong>nce t'a jeté avec moi ! Ces réflexions<br />

lui en firent faire beaucoup d'autres ;<br />

& pendant qu'elle étoit plongée dans une profon<strong>de</strong><br />

rêverie, fon époux arriva. II s'appercut<br />

<strong>de</strong> fa triftefte , il lui en <strong>de</strong>manda le fujet ; &<br />

Thisbine n'ayant pas la force <strong>de</strong> le lui apprendre<br />

, lui rendit languiffamment la lettre<br />

<strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> , en verfant quelques larmes.<br />

Tornt I,<br />

S


R O L A N D<br />

Lorfque Irol<strong>de</strong> eut luie billet , il fentit quelque<br />

joie du retour <strong>de</strong> fon ami; mais la parole<br />

qu'il avoit donnée <strong>de</strong> confentir a fon<br />

bonheur , fit fuccé<strong>de</strong>r è fa joie <strong>de</strong>s mouvemens<br />

bien douloureux. Ces <strong>de</strong>ux époux ne<br />

firent pendant quelque tems que foupirer ;<br />

ils fe tenoient étroitement embrafTés , fans<br />

pouvoir proférer une feule parole. Irol<strong>de</strong><br />

pourtant fit un effort , & paria en ces termes.<br />

Ma chère Thisbine , faifons - nous jufiice<br />

nous-mêmes , le ciel nous punit d'avoir voulu<br />

trahir un ami a qui nous <strong>de</strong>vons tout ; mais<br />

c'eft a moi feul d'expier ce crime. Vivez heureufe<br />

avec Prafil<strong>de</strong> ; il eft jutte qu'il foit récompenfé<br />

<strong>de</strong> fes fervices & du péril ou il<br />

s'eft expofé pour vous mériter : il eft plus<br />

digne que moi <strong>de</strong> vous pofie<strong>de</strong>r ; acquittez<br />

votre promefTe , ajouta-t-il en frémiflant, &<br />

me lailTez mourir.<br />

Le malheureux Irol<strong>de</strong> , plus amant qu'époux,<br />

acheva ces paroles en regardant avec <strong>de</strong>s yeux<br />

tout couverts <strong>de</strong> larmes fa charmante époufe,<br />

qu : il trouvoit plus touchante que jamais. Thisbine<br />

parut peu fatisfaite <strong>de</strong> ce difcours. Injufte<br />

époux, lui dit-elle, crois-tu que je puifTe<br />

vivre fans toi ? Ne te fouvient - il plus <strong>de</strong>s<br />

preuves que je t'ai données <strong>de</strong> mon afFeftion ?,


L' A M O U R E U X . 175<br />

tu m'as dit cent fois que tu ne voudrois pas<br />

habiter les cieux fans moi , & tu penfes a me<br />

laiffer feule en ce mon<strong>de</strong> , accablée d'ennuis.<br />

Non , Irol<strong>de</strong> : malgré 1'injuftice du fort qui<br />

nous veut défunir , nous ne ferons point féparés<br />

; je <strong>de</strong>vrois mourir feule , puifque c'eft<br />

moi qui t'ai fait donner cette funefte parole<br />

qu'il faut tenir. Je ne te preffe pourtant point<br />

<strong>de</strong> vivre ; je fais que la vie ne fauroit t'être<br />

agréable , après avoir perdu ta Thisbine. Oui,<br />

dégageons notre commune promeffe , puifque<br />

rien ne peut nous en difpenfer, & qu'enfuite<br />

une commune mort nous puniffe <strong>de</strong> 1'avoir<br />

indifcrètement donnée. Mourons, cher époux,<br />

&que le même tombeau renferme <strong>de</strong>uxcceurs<br />

qui fe facrifient l'un a 1'autre.<br />

Après ces paroles. touchantes , ces <strong>de</strong>ux<br />

infortunés époux s'étant ainfi difpofés a la<br />

mort, <strong>de</strong>meurèrent long-tems embraffés ; ils<br />

ne pouvoient fe féparer ; enfin ils fe firent<br />

violence. Thisbine alla chez un mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> fa<br />

connoiffance , & obtint <strong>de</strong> lui une poudre<br />

empoifonnée qui <strong>de</strong>voit faire fon effet quatre<br />

ou cinq heures après 1'avoir prife. Munie <strong>de</strong><br />

ce breuvage, elle revint trouver fon époux.<br />

II détrempa cette poudre dans une liqueur;<br />

puis il en but la moitié avec une affurance<br />

Sij


276 R O L A N D<br />

merveilleufe ; enfuite il préfenta la coupe &<br />

Thisbine d'une main tremblante , 6c d'un regard<br />

mal affuré ; après quoi il détourna les<br />

yeux pour ne pas voir une action qui lui<br />

percoit le cceur : la dame prit la coupe , 8c<br />

but le refte du breuvage avec la même fermeté<br />

que fon mari.<br />

Cela étant fait, ils gardèrent quelque tems<br />

un morne f<strong>de</strong>nce qui fut fuivi d'un entretien<br />

fort touchant ; mais enfin il fallut finir. Thisbine<br />

, comme une viftime que Pon traïne a<br />

1'autel , alla trouver Prafil<strong>de</strong> , après avoir<br />

promis k fon cher Irol<strong>de</strong> <strong>de</strong> revenir au plutöt<br />

pour lui accor<strong>de</strong>r la confolation qu'il lui avoit<br />

<strong>de</strong>mandée <strong>de</strong> mouri'r entre fes bras.<br />

Le chevalier du rameau d'or fut tranfporté<br />

<strong>de</strong> joie quand il vit fa chère Thisbine arriver<br />

chez lui. II parut confus 8c comblé <strong>de</strong> cette<br />

faveur : comme il s'appercut qu'elle avoit le<br />

vifage baigné <strong>de</strong> larmes , il crut que c'étoit un<br />

efFet <strong>de</strong> fa pu<strong>de</strong>ur naturelle qu'alarmoit la démarche<br />

qu'elle faifoit ; 8c dans cette penfée,<br />

il s'efïbrca <strong>de</strong> la confoler par les paroles les<br />

plus flatteufes 8c les plus foumifes. Elle le défabufa<br />

bientót , en lui tenant ce difcours : Hé<br />

bien , Prafil<strong>de</strong> , tu vois enfin cette fiére beauté<br />

qui t'a couté tant <strong>de</strong> foupirs 6c <strong>de</strong> foins, ren-.


L'AM O U R E Ü X. 177<br />

due a tes volontés : il ne tient qu'a toi <strong>de</strong> fatisfaire<br />

tes amoureux défirs ; mais apprends ,<br />

qu'en perdant aujourd'hui 1'honneur , je dois<br />

perdre auffi la vie. Ce n'eft pas tout , Irol<strong>de</strong><br />

va comme moi renoncer au jour ; ainfi la mort<br />

<strong>de</strong> ta maïtreffe & celle <strong>de</strong> ton ami feront le<br />

fruit <strong>de</strong> ton bonheur.<br />

Alors elle lui dit qu'elle & fon époux avoient<br />

eu recours k un breuvage empoifonné pour<br />

expier le coupable ferment qu'ils avoient eu le<br />

malheur <strong>de</strong> faire, Auffi-töt que Prafil<strong>de</strong> eut<br />

entendu ces paroles , il s'écria tranfporté <strong>de</strong><br />

douleur : Ah ! madame, qu'avez-vous fait ?<br />

en même-tems il voulut appeler du mon<strong>de</strong> &c<br />

s'empreffer <strong>de</strong> fecourir la dame ; mais elle<br />

1'en empêcha : ceffez , lui dit-elle, <strong>de</strong> vous<br />

oppofer a une mort inévitable , le poifon que<br />

j'ai pris a déja fait fon effet ; il feroit inutile<br />

d'avoir recours aux remè<strong>de</strong>s, k peine me<br />

refte-t-il quelques momens a vivre. A ce difcours<br />

, 1'amant fentit troubler fes efprits , d<br />

<strong>de</strong>vint pale , & fe laiffa tomber <strong>de</strong> foibleffe<br />

fur un fiége qui fe trouva <strong>de</strong>rrière lui ; il jette<br />

fur 1'époufe d'Irol<strong>de</strong> <strong>de</strong>s regards oh fon défefpoir<br />

étoit peint , & lui dit d'une voix languiffante<br />

: Je me croyois le plus heureux <strong>de</strong>s<br />

hommes, & j'en fuis le plus malheureux :<br />

S iij


ïj$ R O L A N D<br />

cruelle , ajouta-t-il en élevant la voix , qui<br />

vous obligeoit a reconrir a cette extrémité ?<br />

je vous parois donc bien peu généreux, injufte<br />

Thisbine, <strong>de</strong>viez-vous penfer que je<br />

puffe établir mon bonheur fur <strong>de</strong>s bontés défavouées<br />

par votre cceur ? non , non , je fuis<br />

trop délicat pour exiger <strong>de</strong> pareilles faveurs,<br />

je vous aurois rendu votre parole fi vous me<br />

l'eufTiez <strong>de</strong>mandée ; mais vous avez mieux<br />

aimé caufer notre perte commune , que <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>voir quelque chofe a ma générofité: allez ,<br />

madame , allez rejoindre ce cher Irol<strong>de</strong> qui<br />

feul a mérité vos affedlions ; je ne veux point<br />

acheter par votre mort la pofTeflion <strong>de</strong> vos<br />

charmes.<br />

La dame fut touchée <strong>de</strong> ces paroles , & plus<br />

encore <strong>de</strong> 1'exceffive douleur a laquelle fon<br />

amant s'abandonna ; elle le quitta toute attendrie<br />

, & rejoignit fon Irol<strong>de</strong> a qui elle eut k<br />

peine le tems d'apprendre la générofité <strong>de</strong> Prafd<strong>de</strong><br />

: elle palit ; & par un effet du breuvage ,<br />

elle perdit le fentiment , & fe laiffa tomber entre<br />

les bras <strong>de</strong> fon époux qui,bien que préparé<br />

k ce coup terrible , ne le put fupporter courageufement:<br />

Attends , chère ombre \ s'écria-til<br />

, je vais te rejoindre : ne crois pas que je<br />

puiffe te furvivre. En prononcant ces mots<br />

3


L' A M O U R E V X. 27^<br />

il embrafle Thisbine ; & reprochant au poifon<br />

qu'il a bu fon peu <strong>de</strong> pouvoir fur lui , il attend<br />

<strong>de</strong> fa douleur qu'elle en avance Peffet.<br />

Ses vceux furent exaucés : un froid imprévu<br />

vint glacer fes fens , & il eut la trifte fatisfadtion<br />

<strong>de</strong> tomber fur un lit <strong>de</strong> repos avec<br />

fon époufe chérie.<br />

Tandis qu'ils étoient tous <strong>de</strong>ux dans cet<br />

état , Prafil<strong>de</strong> , enfermé dans fa chambre ,<br />

faifoit les plaintes les plus touchantes ; il dénbit<br />

la fortune <strong>de</strong> le rendre plus malheureux :<br />

cependant les mouvemens <strong>de</strong> défefpoir qui<br />

1'agitoient, fe calmèrent bientöt : le mé<strong>de</strong>cin<br />

<strong>de</strong> qui Thisbine avoit recu la poudre , arriva<br />

chez lui, & <strong>de</strong>manda a lui parler , pour prévenir<br />

, difoit-il, <strong>de</strong> grands malheurs. Les domeftiques<br />

Pintroduifirent dans la chambre <strong>de</strong><br />

leur maitre qui ne fut pas peu étonné , quand<br />

le dodteur lui dit : Seigneur Prafil<strong>de</strong> , Thisbine<br />

eft venue me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r du poifon ce matin<br />

: comme je 1'ai vue toute troublée , & que<br />

d'ailleurs je n'ignore pas votre attachement<br />

pour elle , j'ai cru <strong>de</strong>voir vous avertir <strong>de</strong><br />

prendre gar<strong>de</strong> a vous ; je 1'ai trompée ; la<br />

poudre que je lui ai donnée n'eft qu'une poudre<br />

fomnifère qui affoupit les fens pour quelt]ues<br />

heures.<br />

S iv.


iBo R O L A N D<br />

Le chevalier du rameau d'or ne donna pas<br />

le tems au mé<strong>de</strong>cin d'en dire davantage. Mon<br />

cher ami, lui dit-il , vous me ren<strong>de</strong>z la vie<br />

en m'apprenant cette nouvelle : fuivez-moi ,<br />

je vous en conjure. En difant cela , il mena<br />

le docteur chez Irol<strong>de</strong> qu'ils trouvèrent couché<br />

auprès <strong>de</strong> fa femme , tous <strong>de</strong>ux fans fentiment,<br />

& entourés <strong>de</strong> leurs domeftiques qui<br />

fondoient en pleurs. Le mé<strong>de</strong>cin, fans perdre <strong>de</strong><br />

tems, frotta d'efTences les tempes , les narines<br />

& les lèvres <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux époux , & les tira<br />

<strong>de</strong> leur léthargie a force <strong>de</strong> remè<strong>de</strong>s.<br />

Mais, noble chevalier, pourfuivit Fleur-<strong>de</strong>-<br />

Lys , je ne fonge pas que je vous fais un trop<br />

long récit. Pour le finir en <strong>de</strong>ux mots, je vous<br />

dirai que Prafd<strong>de</strong> , après avoir fait fecourir<br />

Irol<strong>de</strong> & Thisbine , leur rendit la parole qu'ils<br />

lui avoient donnée <strong>de</strong> confentir k fon bonheur<br />

, & promit <strong>de</strong> ne plus troubler leurs<br />

plaifirs par fon importune ar<strong>de</strong>ur ; mais <strong>de</strong><br />

peur <strong>de</strong> faire inutilement un effort fi généreux,<br />

il s'éloigna <strong>de</strong> Thisbine & <strong>de</strong> Balc ; & ne<br />

s'occupa plus qu'a eontinuer <strong>de</strong> travailler pour<br />

fa renommée par <strong>de</strong>s exploits éclatans.<br />

Fleur-<strong>de</strong>-Lys acheva en cet endroit 1'hiftoire<br />

<strong>de</strong> Prafd<strong>de</strong> & d'Irol<strong>de</strong> ; & voyant quelques<br />

fruits fauvages qui pendoient aux arbres,


L ' A M O Ü E E U X :<br />

iSt<br />

elle pria le paladin <strong>de</strong> s'arrêter pour en cueillir.<br />

Ils en mangèrent tous <strong>de</strong>ux pour appaifer la<br />

faim qui commencoit a les prefler vivement.<br />

Pendant qu'ils faifoient ce repas frugal, la nuit<br />

les furprit ; ils réfolurent <strong>de</strong> la palier dans ce<br />

lieu qui leur parut agréable & commo<strong>de</strong> pour<br />

cela; ils laifsèrent païtre leurs chevaux prés<br />

d'eux , & fe couchèrent fur un gazon épais a<br />

quelques pas l'un <strong>de</strong> 1'autre : un arbre touffu<br />

les couvroit , & les préfervoit <strong>de</strong> la fraïcheur<br />

du ferein. Le fommeil ne tarda guères a s'emparer<br />

<strong>de</strong> leurs fens, que la fatigue du jour<br />

n'avoit que trop difpofés a en goüter la douceur.


282 R O L A N D<br />

LIVRE TROIS IEME.<br />

C H A P I T R E P R E M I E R .<br />

Du bruit que Renaud & Fleur-<strong>de</strong>-Lys entendirent<br />

a leur réveil. Combat dangereux <strong>de</strong> ce paladin.<br />

Comment il perdit le cheval qu'il avoit gagné,<br />

& <strong>de</strong> quelle fagon il en regagna un malleur.<br />

Hijloire <strong>de</strong> Polin<strong>de</strong> & d'Albarofe.<br />

LE paladin Renaud dormoit , & laiflbit<br />

tranquillement dormir auprès <strong>de</strong> lid la charmante<br />

maitrefle <strong>de</strong> Brandimart , quoiqu'il<br />

fut naturellement d'une complexion amoureufe.<br />

C'étoit 1'enchantement <strong>de</strong> la fontaine <strong>de</strong><br />

Merlin qui le rendoit fi différent <strong>de</strong> lui-même.<br />

Cette eau fatale fembloit lui avoir öté fa fenfibilité<br />

pour le beau fexe , comme pour Angélique.<br />

II étoit donc enfeveü dans un profond<br />

fommeil. La belle Fleur-<strong>de</strong>-Lys , dans fon ame,<br />

ne lui en favoit peut-être pas trop bon gré.<br />

Déja le jour renaiffant commencoit a rendre<br />

les objets vifibles, 6c les petits oifeaux fur


L' A M O U R E U X ^ 283<br />

les arbres faifoient entendre leurs ramages,<br />

lorfque la dame fe réveilla ; fes ennuis ne lui<br />

permettoient pas <strong>de</strong> goüter long-tems la douceur<br />

du repos ; elle appercut le chevalier qui<br />

dormoit encore : comme il étoit jeune & beau;<br />

elle prenoit plaifir a le confidérer ; elle auroit<br />

pu fe laiffer enflammer pour lui, fi elle n'eüt<br />

pas eu le cceur prévenu. Le jour qui s'augmentoit,<br />

venant k frapper les yeux du chevalier ,<br />

le réveilla; il eut quelque honte <strong>de</strong> voir<br />

Fleur-<strong>de</strong>-Lys fur pied la première ; il lui en<br />

fit <strong>de</strong>s excufes, après quoi ils fe remirent en<br />

chemin.<br />

Ils n'eurent pas fait cent pas qu'ils entendirent<br />

un affez grand bruit, & ce bruit augmentoit<br />

k mefure qu'ils avancoient. Ils découvnrent<br />

bientöt d'oü il provenoit; ils appercurent<br />

dans un grand efpace vi<strong>de</strong> d'arbres &<br />

plein <strong>de</strong> roches , une caverne a 1'ouverture<br />

<strong>de</strong> laquelle on voyoit <strong>de</strong> chaque cöté un<br />

griffon enchaïné. Un déméfuré géant tout couvert<br />

d'acier , & d'un regard terrible , en défendoit<br />

1'entrée; il tenoit en fa main une<br />

pefante maffue garnie <strong>de</strong> pointes <strong>de</strong> fer, avec<br />

quoi il combattoit contre plufieurs chevaliers,<br />

dont il avoit déja tué la plus gran<strong>de</strong> partie ;<br />

il n'en reffoit plus que <strong>de</strong>ux ; encore étoientils<br />

fi bleffés & fi fatigués , qu'ils ne tardèrent,


284 R O L A N D<br />

pas k fuccombcr fous fes coups ; le fils d'Almon<br />

, en arrivant a cet endroit, les vit écrafer.<br />

II s'avanga , Flamberge a la main , pour<br />

venger ces malheureux ; mais Fleur-<strong>de</strong>-Lys<br />

<strong>de</strong>meura <strong>de</strong>rrière pour ne pas s'expofer k tomber<br />

au pouvoir du géant, en cas que le fuccès<br />

du combat ne fut pas heureux pour fon<br />

conducteur.<br />

II faut favoir que ce géant redoutable gardoit<br />

en ce lieu le bon cheval Rabican; ce courfier<br />

avoit été fait par enchantement; il n'étoit entré<br />

dans fa compofition aucune autre matière que<br />

<strong>de</strong> la flamme & du vent, & il ne fe repaiflbit<br />

que d'air ; il avoit pris naiflance dans cette<br />

caverne, d'oii il n'étoit forti que par les charmes<br />

d'un magicien , qui 1'en avoit tiré pour en faire<br />

préfent au roi Galafron, & il y étoit revenu<br />

après la mort du généreux Argail.<br />

Renaud s'avanca donc a pied vers le géant,<br />

qu'il ne vouloit pas combattre avec avantage,<br />

& dont il ne pouvoit approcher a caufe <strong>de</strong>s<br />

roches qui 1'environnoient; ils s'attaquèrent<br />

tous <strong>de</strong>ux prefque en même tems; leurs botteliers<br />

furent en pièces dès les premiers coups<br />

qu'ils fe portèrent. Celui du géant fut coupé en<br />

plufieurs morceaux par Flamberge , & celui <strong>de</strong><br />

Renaud brifé par la maflue. Le chevalier recut<br />

une bleffure a 1'épaule; mais il atteignit fon


t' A M O U R E U X. 285'<br />

ennemi au cöté,& lui fit une plaie profon<strong>de</strong>; le<br />

geant s'en vengea en lui déchargeant fur la<br />

tête un coup fi terrible, que fi 1'armet enchanté<br />

<strong>de</strong> Membrin ne la lui eüt confervée, elle en<br />

auroit été écrafée: le paladin en fut tout étourdi,<br />

il chancela plus d'une fois, & fit croire k Fleur<strong>de</strong><br />

- Lys qu'il alloit tomber ; néanmoins fon<br />

grand courage le foutint , & il eut affez <strong>de</strong><br />

promptitu<strong>de</strong> & <strong>de</strong> légéreté pour prévenir un<br />

autre coup plus dangereux, que fon ennemi<br />

lui donnoit pour 1'accabler dans fon défordre.<br />

La tranchante Flamberge en rendit Peffet inutile<br />

en rencontrant Ja terrible maffüe qu'elle coupa<br />

par le milieu.<br />

Le monftre, privé <strong>de</strong> fon arme , voulut fe<br />

jeter fur Renaud pour 1'écrafer du poids <strong>de</strong><br />

ion corps; mais le chevalier, qui prévit fon<br />

<strong>de</strong>ffein, lui alongea une eftoca<strong>de</strong> avec tant <strong>de</strong><br />

force, au défaut <strong>de</strong> la cuiraffe , qu'il lui perca<br />

Ie ventre <strong>de</strong> part en part. Le géant fentit k ce<br />

coup mortel qu'il alloit perdre la vie ; & pour<br />

ne pas mourir fans vengeance , il fe hata <strong>de</strong><br />

délier les <strong>de</strong>ux Grifïons. Ces furieux animaux<br />

s'élevèrent en Fair , puis l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux fondit<br />

fur le cheval du paladin, le faifit <strong>de</strong> fes griffes<br />

crochues , & Pemporta fi haut qu'on le perdit<br />

<strong>de</strong> vue ; 1'autre en voulut faire autant du vaillant<br />

fils d : Aimon; mais ce vigilant chevalier


i86 R O L A N D<br />

prit fi bien fon tems, qu'il coupa la patte <strong>de</strong><br />

1'oifeau comme il <strong>de</strong>fcendoit rapi<strong>de</strong>ment fur lui.<br />

Le griffon fit un effroyable cri, s'éloigna tk.<br />

perdit, en s'élevant jufqu'aux nues, 1'envie<br />

d'attaquer Renaud. Ce guerrier ne fe voyant<br />

plus d'ennemis , car le géant n'étoit déja plus ,<br />

s'approcha <strong>de</strong> la caverne , fort chagrin d'avoir<br />

perdu le bon cheval qu'il avoit gagné.<br />

Cette caverne paroiflbit profon<strong>de</strong>, 1'ouverture<br />

en étoit gran<strong>de</strong> , 8c 1'on voyoit au-<strong>de</strong>fTus<br />

ces mots écrits en gros caradlères d'or fur une<br />

table <strong>de</strong> marbre noir : Cefl ici queft gardé Ü excellent<br />

Rabican , qui fut k cheval du prince Argail.<br />

Que perfonne n efpere le monter , s ilne contraint,<br />

par fa valeur , le géant & les <strong>de</strong>ux griffons<br />

qui défen<strong>de</strong>nt l'entrée<strong>de</strong> cette caverne,d luien laiffer<br />

la libre difpofuion. S'il ne faut rien davantage,<br />

dit en riant le paladin , j'ai <strong>de</strong>s droits fur ce<br />

cheval. En achevant ces paroles, il entra dans<br />

la caverne , malgré la fecrète horreur qu'elle<br />

infpiroit.<br />

Après avoir marché environ <strong>de</strong>ux eens pas<br />

le long d'une voüte qui recevoit du jour par<br />

<strong>de</strong>s crevafies difpofées <strong>de</strong> diftance en diftance<br />

dans le roe, il rencontra une riche porte <strong>de</strong><br />

marbre bien travaillée , fur laquelle il y avoit<br />

unelame <strong>de</strong> cuivre qui contenoit cette inferip-<br />

^tion : Que celui qui aura été ajfi courageux pour.


I.' A M O U R E U X. 2I7<br />

tntrer ici, Jatten<strong>de</strong> d'y mourir d'une mort cruelle ,<br />

s'il ne jure <strong>de</strong> vengzr la mienne. Pour prix <strong>de</strong> ce<br />

ferment, s'il eft afe {<br />

généreux pour le faire , il<br />

gagnera l'admirable courfier Rabican , qui pap le<br />

vent a la courfe. Le paladin, fans balancer, jura<br />

<strong>de</strong> venger la mort <strong>de</strong> la perfonne dont il étoit<br />

parlé dans 1'infcription , pourvu qu'elle eüt été<br />

iniuftement procurée. Enfuite il entra par cette<br />

porte dans une gran<strong>de</strong> falie voütée , au milieu<br />

<strong>de</strong> laquelle il y avoit un magnifïque maufolée<br />

<strong>de</strong> marbre noir pofé fur quatre pie<strong>de</strong>ftaux<br />

d'airain. Sur ce monument étoit couchée une<br />

gran<strong>de</strong> figure <strong>de</strong> marbre blanc qui repréfentoit<br />

une dame fort belle ; & aux quatre coins,<br />

quatre autres figures <strong>de</strong> même matière défignoient<br />

les vertus qui pleuroient. Une lampe<br />

<strong>de</strong> criftal pendoit au plafond <strong>de</strong> la voüte,<br />

& rempliffoit tout ce lieu d'une lumière trèsvive.<br />

Après que le guerrier eut admiré la magnificence<br />

du tombeau , il appergut au fond<br />

<strong>de</strong> la falie le beau cheval Rabican, lié d'une<br />

chaïne d'or a une colonne d'airain , & trèsrichement<br />

enharnaché. Le feu fortoit par fes<br />

yeux; fon aftion vive, fon mords d'or, fon<br />

poitrail tout blanc d'écume, & fon pied qui<br />

frappoit impatiemment la terre, marquoient<br />

afTez qu'il étoit ennuyé d'une fi longue oifiveté.<br />

Nul cheval n'étoit comparable k celui-la pour


iS8 R O L A N D<br />

la légéreté. Bayard avoit k la vérité plus <strong>de</strong><br />

force que lui, mais il furpaflbit Bayard en<br />

vïteffe.<br />

Dès que Renaud approcha <strong>de</strong> ce courfier ,<br />

la chaïne d'or tomba d'eile-même, & avec elle<br />

un petit manufcrit <strong>de</strong> vélin qui y étoit attaché.<br />

Le chevalier le ramafla, 1'ouvrit, & remarqua<br />

qu'il contenoit le récit <strong>de</strong> la mort tragique <strong>de</strong><br />

la dame du maufolée. Voici dans quels termes<br />

cette hiftoire étoit écrite.<br />

HlSTOIRE<br />

<strong>de</strong> Polin<strong>de</strong> & d'Albarofe.<br />

UN brave chevalier, nommé le comte Dorifel,<br />

avoit fon chateau & fes domaines dans<br />

un pays fitué fur les confins du Zagathai. Ce<br />

chateau étoit le plus fort <strong>de</strong> 1'univers : bati fur<br />

un roe efcarpé qui avoit environ trois mille <strong>de</strong><br />

tour , fon fommet s'élevoit fi haut, que les<br />

oifeaux feuls y pouvoient atteindre , & c'eft a<br />

caufe <strong>de</strong> cela qu'il étoit appelé Montoifeau. Les<br />

hommes ne pouvoient y monter que par un<br />

fentier fort étroit que le cifeau avoit taillé autour<br />

du roe,.qui étoit entouré d'un fcfférempli<br />

d'eau, fi profond & ft large, qu'on ne le pouvoit<br />

paffej qu'en bateau.<br />

L'envieux


ï.' A M O U ït E V X. 289<br />

L'envieux Trufaldin, roi du Zagathai, prince<br />

puiffant, & le plus traïtre <strong>de</strong> tous les hommes,<br />

avoit tenté plus d'une fois <strong>de</strong> s'emparer <strong>de</strong> cette<br />

fortereffe; mais il n'y avoit pu réuffir. Outre<br />

que la forte fituation du lieu la rendoit inacceffible,<br />

on ne la pouvoit prendre par famine ;<br />

paree qu'au fommet du roe, par un privilege<br />

du ciel tout particulier, il y avoit un vallon<br />

d'une affez gran<strong>de</strong> étendue pour fournir autant<br />

<strong>de</strong> grains & <strong>de</strong> paturages qu'il en falloit pour<br />

nourrir les hommes & les beftiaux <strong>de</strong> la garnifon<br />

pendant toute 1'année. Le pru<strong>de</strong>nt Dorifel<br />

faifoit faire une gar<strong>de</strong> exacte a fon chateau<br />

pour fe garantir <strong>de</strong>s furprifes d'un voifin fi<br />

dangereux.<br />

Ce comte avoit une fceur qu'on pouvoit<br />

avec juflice qualifier <strong>de</strong> dame parfaite ; elle<br />

étoit pourvue <strong>de</strong> toutes les qualités <strong>de</strong> 1'efprit<br />

& du corps qu'on peut fouhaiter. Elle fe nommoit<br />

Albarofe. Un chevalier <strong>de</strong> mérite, & d'une<br />

condition égale a la fienne, 1'aimoit & en étoit<br />

aimé; ils n'avoient l'un & 1'autre qu'une volonté.<br />

Le foleil qui parcourt chaque jour le<br />

mon<strong>de</strong>, ne vit jamais dans fon cours <strong>de</strong>ux<br />

amans plus accomplis. Le chevalier, qui s'appeloit<br />

Polin<strong>de</strong>, attendoit pour la<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r au<br />

comte fon frère, qu'un grand nombre d'exploits<br />

glorieux 1'euffent mis en état <strong>de</strong> la méri-<br />

Tome I. -p


190 R O L A N D<br />

ter. Pour y parvenir, il alloit chercher les<br />

aventures 6c les occafions oii il pouvoit faire<br />

éclater fa valeur.<br />

Un jour qu'il parut a la cour <strong>de</strong> Trufaldin ,<br />

ce prince artificieux , qui n'ignoroit pas fon<br />

amour pour la fceur <strong>de</strong> Dorifel, le recut avec<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s démonftrations d'eftime Sc d'amitié,<br />

il 1'honora jufqu'a le faire manger a fa table ,<br />

il lui paria d'Aibarofe avec éloge, 6c le loua<br />

beaucoup d'en faire la recherche. Pour lui témoigner<br />

plus d'affection , il alla jufqu'a lui faire<br />

don d'un chateau confidérable qui n'étoit pas<br />

éloigné <strong>de</strong> Montoifeau.<br />

Au fortir <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> Trufaldin , Polin<strong>de</strong><br />

fe rendit chez Dorifel pour porter Phommage<br />

<strong>de</strong> fes <strong>de</strong>rnières aïlions a la charmante Albarofe<br />

qu'il brüloit d'impatience <strong>de</strong> revoir après une<br />

longue abfence. Le comte , par 1'accueih obligeant<br />

qu'il lui fit, lui donna lieu <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

fa fceur en mariage. Dorifel agréa fa recherche<br />

; 6c comme s'il fut entré lui-même dans les<br />

défirs 6c les impatiences <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux amans,<br />

il fe preffa <strong>de</strong> les unir. Cette union fe fit dans<br />

Montoifeau avec les cérémonies ordinaires, 6c<br />

k la fatisfaaion générale <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux families qui<br />

s'y trouvèrent affemblées. Les nouveaux mariés<br />

y <strong>de</strong>meurèrent quelques jours, ènfuite ils<br />

prirent congé du comte leur frère, 6c furent


L'A M O U R E ü X. tyt<br />

s'établir dans le chateau que Polin<strong>de</strong> tenoit <strong>de</strong><br />

la libéralité <strong>de</strong> Trufaldin, ou pour mieux dire<br />

<strong>de</strong> fa perfidie; car k peine ayoient-ils eu le<br />

tems d'en reconnoïtre les avenues , les détours<br />

& les diverfes parties , que ce méchant prince<br />

s'y rendit a main armée, & s'introduifit dans<br />

Pinrérieur du chateau par une voute fouterraine<br />

dont il avoit feul connohTance. Ofortune<br />

inconftante & cruelle, que les plaifirs <strong>de</strong>s mor.<br />

tels font <strong>de</strong> peu <strong>de</strong> durée !<br />

Le barbare roi du Zagathai fe voyant maïtre<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>uxamans, il les fit charger <strong>de</strong> fers; il<br />

poufla la cruauté jufqu'a vouloir contraindre<br />

Albarofe d'écrire au comte Dorifel pour 1'attirer<br />

dans ce chateau fous quelque prétexte fpécieux<br />

; & comme cette vertueufe dame lui<br />

témoignoit avec fermeté qu'elle mourroit plutot<br />

que <strong>de</strong> trahir fon frère , il lui déclara qu'il<br />

fe porteroit aux <strong>de</strong>rnières extrémités, fi elle<br />

ne faifoit ce qu'il exigeoit d'elle ; mais ni fes<br />

pnères ni fes menaces ne purent rien gagner<br />

fur Albarofe. L'impitoyable tyran ne fe pofl'éda<br />

plus; dans fa fureur , il commanda afes fatellites<br />

<strong>de</strong> faifir 1'infortuné Polin<strong>de</strong> , & il le fit<br />

inhumainementcouper par morceaux aux yeux<br />

même <strong>de</strong> fon époufe, dont les plaintes & les<br />

cris ne fervirent- qu'a rendre cette exécution<br />

plus effroyable. II ne borna point Ik fa rage<br />

T<br />

n.


xcjs R O L A N D<br />

déteftable : pour priver le chevalier <strong>de</strong>s honneurs<br />

<strong>de</strong> la fépulture, il fit jeter aux chiens<br />

fes troncons fanglans; 8c jugeant que ce fpectacle<br />

horrible obligeroit la dame a le fatisfaire ,<br />

il la menaca du même fupplice, fi elle tardoit<br />

aécrire au comte. Mais il fe trompa : la femme<br />

<strong>de</strong> Polin<strong>de</strong> , après avoir perdu ce qu'elle avoit<br />

<strong>de</strong> plus cher, n'ayant plus rien a ménager, fe<br />

jeta fur cet exécrable bourreau ; Sc dans fon<br />

défefpoir elle 1'auroit déchiré <strong>de</strong> fes propres<br />

mains , fi les gar<strong>de</strong>s du tyran ne Pen euffent<br />

arrachée.<br />

Le lache Trufaldin, pour combler fa cruauté,<br />

Sc comme s'il eüt eu a fe reprocher <strong>de</strong> la traiter<br />

avec moins <strong>de</strong> rigueur que fon mari, ordonna<br />

qu'on lui meurtrït le vifage , Sc défigurat<br />

les traits pour rendre affreux ce qui charmoit<br />

auparavant les yeux ; puis 1'ayant laifTée<br />

languir quelque tems dans ce trifïe état , il lui<br />

fit arracher les mammelles avec une barbarie<br />

fans exemple.<br />

Tandis que le généreux fils d'Aimon lifoit<br />

cette hiftoire , les larmes tomboient <strong>de</strong> fes<br />

yeux , Sc fon cceur étoit touché d'une extréme<br />

compaffion ; mais fon vifage étoit enflammé<br />

<strong>de</strong> courroux : il jura <strong>de</strong> nouveau la vengeance<br />

d'une act ion fi noire ; après quoi il fortit <strong>de</strong><br />

la caverne monté fur Rabican qui fembloit


L' A M O U R E U X. 293<br />

s'animer d'une nouvelle vigueur , en fentant<br />

fur lui ce fameux guerrier. II alla rejoindre<br />

la maitrefTe <strong>de</strong> Brandimart; cette dame<br />

ne le regardoit plus qu'avec admiration ; elle<br />

lui paria <strong>de</strong> 1'exploit qu'il venoit d'exécuter ;<br />

elle le fit rougir <strong>de</strong>s louanges qu'elle lui donna.<br />

Ils continuèrent leur chemin, & gagnèrent<br />

enfin une plaine ; mais le cheval <strong>de</strong> la dame<br />

fe trouva fi fatigué , qu'ils furent obligés <strong>de</strong><br />

s'arrêter pour le laiffer repofer.<br />

C H A P I T R E<br />

II.<br />

'Enlèvement <strong>de</strong> la belle Fleur-<strong>de</strong>-Lys. Prife <strong>de</strong> la<br />

ville d'Albraque , & comment Angélique en<br />

fortit pour aller chercher du fecours.<br />

ILS mirent donc tous <strong>de</strong>ux pied a terre : la<br />

belle Fleur-<strong>de</strong>-Lys s'afïit fous un chêne affez<br />

touffu , & le feigneur <strong>de</strong> Montauban s'étendit<br />

fur Fherbe a quelques pas d'elle. Pendant<br />

qu'ils s'entretenoient , un monftrueux cenraure,<br />

qui paffa prés d'eux , faifit la dame avec<br />

tant <strong>de</strong> promptitu<strong>de</strong> , qu'a peine le chevalier<br />

put 1'appercevoir , & 1'emporta fur fa croupe<br />

h long <strong>de</strong> la plaine , en courant d'une viteffe<br />

J iij


194 R O L A N D<br />

pareille a la flèche qu'un fort archer a décochée.<br />

Le paladin auffi furpris qu'affligé <strong>de</strong> ce fubit<br />

en'èvement , fe léve avec précipitation ,<br />

court a Rabican<br />

qu'il avoit attaché a I'arbre<br />

fous lequel ii étoit aflis , 6c faute en<br />

avec une<br />

felle<br />

légéreté furprenante. Avec quelle<br />

ar<strong>de</strong>ur ne fouhaita-t-il point alors fon<br />

Bayard ; car<br />

fidéle<br />

il ne connoiflbit point encore<br />

Rabican , & le centaure étoit déja loin ; mais<br />

aufli-töt que , lachant la bri<strong>de</strong> a fon nouveau<br />

courfier , il le mit fur les traces du ravifieur,<br />

il fentit qu'il en avoit mal jugé ; il fut même<br />

contraint <strong>de</strong> rallentir lui-même la rapidité <strong>de</strong><br />

fa courfe , <strong>de</strong> peur qu'elle ne lui <strong>de</strong>vïnt fatale.<br />

Rabican lui faifoit perdrela refpiration, tant il<br />

alloit vïte , 6c il atteignit bientöt le centaure.<br />

Ce monftre fe voyant fur le bord d'un fleuve ,<br />

&<br />

pöurfuivi fi vivement , fe jeta dans 1'eau<br />

avec la dame effrayée qui, par mille cris,<br />

imploroit le fecours <strong>de</strong> fon défenfeur. Renaud,<br />

fans héfiter , pouffa fon cheval dans le fleuve ,<br />

&;oignitle ravifieur au milieu. Le centaure ne<br />

s'attendoit pas a une fi ar<strong>de</strong>nte pourfuite. II<br />

abandonna la dame au courant <strong>de</strong> 1'eau , pour<br />

être plus en état <strong>de</strong> fe défendre ; 6c fe retournant<br />

vers le chevalier , il lui déchargea fur la<br />

tête un pefant coup <strong>de</strong> mafiue qui i'étourdit j


L ' A M O U R E Ü X . 295<br />

heureufement 1'armet <strong>de</strong> membrin garantit<br />

d'un plus grand péril le rils d'Aimon. II fe remit<br />

; Sc moins touché du coup qu'il venoit<br />

<strong>de</strong> recevoir , que <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> Fleur-<strong>de</strong>-Lys,<br />

il fe précipita plein <strong>de</strong> fureur fur le centaure ,<br />

Sc lui porra plufieurs coups <strong>de</strong> fa Flamberge.<br />

Véritablement le monftre n'avoit le corps couvert<br />

que d'un poil fauvage ; fa peau néanmoins<br />

étoit plus dure que les plus fortes armes ,<br />

cela rendit le combat un peu plus long que le<br />

chevalier ne s'y étoit attendu; mais enfin il<br />

blefFa le centaure , Sc le renverfa dans le<br />

fleuve , ou ce monftre expira , en mêlant fon<br />

fang avec les eaux.<br />

D'abord que ce guerrier fe fut défait <strong>de</strong><br />

fon ennemi, il chercha <strong>de</strong>s yeux la maïtreffe<br />

<strong>de</strong> Brandimart; Sc ne 1'appercevant point, il<br />

coupa une longue branche avec laquelle il fe<br />

mit a fon<strong>de</strong>r le fleuve , mais inutilement; il<br />

en avoit une douleur inconcevable , Sc fe reprochoit<br />

a lui-même la perte <strong>de</strong> cette dame.<br />

Après en avoir fait une exacte recherche , il<br />

<strong>de</strong>meura perfuadé qu'elle avoit péri dans ce<br />

fleuve ; il s'éloigna <strong>de</strong> ce lieu , Sc reprit fon<br />

chemin du coté que Fleur-<strong>de</strong>-Lys le conduifoit<br />

auparavant.<br />

Retournons préfentement la ville d'Albraque<br />

, ou nous avons laiffé J esipereur Agrican<br />

T iv


R O L A N D<br />

enfermé. II avoit beau faire <strong>de</strong>s prodiges <strong>de</strong><br />

valeur , malgré fa force prodigieufe , il ne<br />

pouvoit fe flatter d'échapper a fes ennemis :<br />

cependant on entendit un grand bruit du cóté<br />

<strong>de</strong>s portes <strong>de</strong> la ville ; c'étoient les tartares<br />

qui, fachant que leur empereur étoit dans<br />

la place , avoient donné 1'aflaut , &C s'en<br />

étoient rendus maitres , d'autant plus facilement<br />

qu'ils en avoient trouvé les muradles<br />

fans défenfeurs. Tous ceux qui les gardoient<br />

les avoient abandonnées pour couiir<br />

vers Agrican. Les tartares pilloient, brüloient,<br />

faccageoient ; ils pafloient tout au ril <strong>de</strong> 1'épée,<br />

fans diflinöion dage & <strong>de</strong> lexe : jamais on<br />

n'a vu une femblable défolation. Les vaillans<br />

rois Torin<strong>de</strong> & Sacripant furent obligés <strong>de</strong> fe<br />

retirer au chiteau oü le lache Trufaldin avoit<br />

pris foin <strong>de</strong> fe réfugier <strong>de</strong> bonne heure avec<br />

une partie <strong>de</strong> fes troupes.<br />

Cette forterefle étoit pourvue <strong>de</strong> vivres pour<br />

quelques mois , & 1'on ne pouvoit 1'emporter<br />

d'aflaut; mais on pouvoit la réduire par la faim ,<br />

ce qui obligea la belle Angélique <strong>de</strong> prendre le<br />

parti d'aller chercher du fecours pour délivrer<br />

fes fujets & fa patrie <strong>de</strong> 1'oppreflion <strong>de</strong>s tartares.<br />

Elle communiqua fon <strong>de</strong>flein aux rois Sacripant<br />

, Torin<strong>de</strong> & Trufaldin , les conjurant <strong>de</strong><br />

gar<strong>de</strong>r le chateau jufqu'a fon retour qui feroit


L' A M O V R E U X. 297<br />

le plus prompt qu'il pourroit être. Chacun<br />

d'eux s'ofFrit a 1'accompagner ; mais elle ne<br />

le voulut pas fouffrir ; &c cette princeffe s'étant<br />

fait amener fon palefroi , elle monta<br />

<strong>de</strong>ffus , partit le foir même au clair <strong>de</strong> la<br />

lune , & k 1'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> fon anneau , traverfa tout<br />

le camp ennemi fans être vue <strong>de</strong> perfonne.<br />

Avant que le foleil fe levat , Angélique<br />

étoit déja éloignée d'Albraque <strong>de</strong> cinq lieues;<br />

elle fe retournoit <strong>de</strong> tems en tems pour regar<strong>de</strong>r<br />

cette ville chérie , & foupiroit <strong>de</strong> regret<br />

<strong>de</strong> la laiffer en proie k fes ennemis. Au<br />

bout <strong>de</strong> pküieurs jours , elle arriva au bord<br />

du fleuve oü le centaure avoit jeté la belle<br />

dame qu'il avoit enlevée k Renaud ; elle y<br />

rencontra un vieillard qui cherchoit, ou faifoit<br />

femblant <strong>de</strong> chercher <strong>de</strong>s berbes dans la<br />

prairie , & qui fe plaignoit douloureufemenr.<br />

La princeffe lui en <strong>de</strong>manda le fujet : Hélas !<br />

charmante dame , répondit-il , en la regardant<br />

attentivement y je fuis dans une affiiction mortelle<br />

; mon fils unique eft mala<strong>de</strong> d'une hevre<br />

ar<strong>de</strong>nte que tous les femè<strong>de</strong>s ne pcuvent<br />

guérir , j'ai vainement épuifé toute la connoiffance<br />

que j'ai <strong>de</strong>s fimples , & je viens faire<br />

un <strong>de</strong>rnier effort pour fa guérifon.<br />

Les dames du tems paffe, & entr'autres les<br />

héroïnes <strong>de</strong> la chevalerie , étoient favantes


198 R O L A N D<br />

en mé<strong>de</strong>cine &c en chirurgie , & c'étoient<br />

elles qui panfoient ordinairement les bleffures<br />

<strong>de</strong>s chevaliers, en reconnöiffance <strong>de</strong>s fervices<br />

qu'elles recevoient d'eux. La princeffe du Cathay<br />

n'ignoroit la vertu d'aucune plante dont<br />

on peut fe fervir pour guérir les maux ; &<br />

par charité elle offrit fon fecours au vieillard.<br />

II accepta 1'offre avec <strong>de</strong> grands remercimens ,<br />

& la conduifit k fon chateau qui n'étoit pas<br />

éloigné <strong>de</strong> la.<br />

Ce vieillard étoit un traïtre, qui par divers<br />

artiflces attiroit chez lui toutes les dames qu'il<br />

rencontroit, & qu'il pouvoit tromper; c'étoit<br />

pour en faire un rrafic ; il les vendoit au roi<br />

d'Altin,qui les lui payoit fuivant leur beauté. 11<br />

en avoit alors plus <strong>de</strong> vingt, au nombre <strong>de</strong>fquelles<br />

étoit Fleur-<strong>de</strong>-Lys. Cette belle dame<br />

n'avoit pas péri dans le fleuve, elle favoit nager<br />

parfaitement, elle s'étoit abandonnée au courant<br />

qui Favoit emportée jufqu'au chateau du<br />

vieillard , ou on la retenoit. Quand la princeffe<br />

du Cathay parut <strong>de</strong>vant les dames qui y étoient<br />

renfermées, & qui s'entretenoient enfemble<strong>de</strong><br />

leurs infortunes , eiles 1'environnèrent pour<br />

1'admirer en déclamant contre la perfidie du<br />

vieillard qui préparoit un indigne fort a une<br />

perfonne fi parfaite.<br />

Elles fe racontèrem 1'une a 1'autre <strong>de</strong> quels


L' A M O U R E U X. 200<br />

arfifices ce traitre s'étoit fervi pour les furprendre<br />

; & celle qui paroiflbit la plus inconfolable,<br />

c'étoit la maitréfle <strong>de</strong> Brandimart. La<br />

fille <strong>de</strong> Galafron , par une fecrète fympathie<br />

qu'elle fe fentit pour cette dame , s'intérefTant<br />

plus a fon fort qu'a celui <strong>de</strong>s autres , s'informa<br />

<strong>de</strong>s circonftances <strong>de</strong> fon malheur, a quoi Fleur<strong>de</strong>-Lys<br />

fatisfit en lui apprenant la perte <strong>de</strong> fon<br />

amant, & <strong>de</strong> quelle manière il étoit enchanté<br />

dans le chateau <strong>de</strong> Dragontine , avec la fleur<br />

<strong>de</strong> tous les guerriers du mon<strong>de</strong> , le comte Roland<br />

& les autres chevaliers. Sur la fin <strong>de</strong> fon<br />

récit, la porte du chateau vint a s'ouvrir;<br />

c'étoit pour donner entree aux gens <strong>de</strong> guerre<br />

du royaume d'Altin , qui venoient quérir les<br />

dames que le vieillard leur <strong>de</strong>voit livrer.<br />

Angélique prit ce tems pour fortir par la<br />

vertu <strong>de</strong> fon anneau qui la rendit invifible. Ce<br />

que Fleur-<strong>de</strong>-Lys venoit <strong>de</strong> lui dire, lui fit<br />

prendre le <strong>de</strong>ffein d'aller délivrer les fameux<br />

guerriers que Dragontine tenoit enchantés,<br />

les regardant comme un puiflant fecours. Dans<br />

cette réfolution elle marcha jour & nuit, &<br />

arriva enfin au fleuve <strong>de</strong> 1'oubli: elle mit dans<br />

fa boiiche fa bague enchantée, & entra dans<br />

le chateau fans être vue <strong>de</strong> la magicienne. Le<br />

comte d'Angers étoit ce jour-la <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> avec<br />

le vaillant Hubert du Lion; le roi Adrian &


300 R O L A N D<br />

Grifon le blanc difcouroient enfemble dans le<br />

fallon fur les caufes &C les effets <strong>de</strong> l'amour;<br />

Aquilant le noir & Clarion chantoient une<br />

chanfon , l'un faifoit le <strong>de</strong>ffus, 1'autre la taille ;<br />

& Brandimart qui arriva fe mit auffi du concert<br />

, en faifant la haute-contre ; mais le roi<br />

Balan s'entretenoit <strong>de</strong> guerre & <strong>de</strong> combats<br />

avec Antifort <strong>de</strong> la blanche Ruffie.<br />

La princeffe reconnut Roland a cet air noble<br />

& grand qui le diftinguoit <strong>de</strong> tous les autres;<br />

elle s'approcha <strong>de</strong> lui, & lui mit au doigt fon<br />

anneau pour diffiper fon enchantement ; ce<br />

prince fe reconnut auffi-töt, &c reconnut auffi<br />

la belle Angélique qui le tenoit dans un oubli<br />

<strong>de</strong> lui-même, encore plus grand que celui dont<br />

il venoit <strong>de</strong> fortir, & qu'aucune bague conftellée<br />

ne pouvoit détruire. Tranfporté d'amour<br />

& <strong>de</strong> joie, il fe jette aux pieds <strong>de</strong> la fouveraine<br />

<strong>de</strong> fes penfées pour lui témoigner toute fa paffion<br />

; la dame profïtant <strong>de</strong> la conjoncfure, lui<br />

apprit comment Dragontine l'avoit privé <strong>de</strong> fa<br />

raifon ; qu'elle venoit la lui faire reprendre ,<br />

& implorer fon affiftance contre 1'empereur<br />

Agrican qui ravageoit fes états, & vouloit la<br />

forcer <strong>de</strong> fe donner a lui. Il n'en falloit pas<br />

davantage pour enflammer le courroux du<br />

comte d'Angers contre cet orgueilleux rival:<br />

auffi affura-t-il la princeffe qu'il la défendroit


L 5 A M O U R E U X. 3OI<br />

contre tous ceux qui voudroient la contraindre.<br />

Après cette affurance, Angélique lui confia<br />

fa bague, & lui enfeigna la manière dont il<br />

<strong>de</strong>voit s'en fervir pour défenchanter fes compagnons<br />

; le paladin étant au fait, prit au colet<br />

Hubert du Lion & lui mit au doigt 1'anneau; il<br />

fit la même chofe aux autres, en dépit <strong>de</strong> la<br />

magicienne , qui remplifToit 1'air <strong>de</strong> fes cris. A<br />

peine Brandimart, qui fut le <strong>de</strong>rnier, eut-il<br />

repris le jugement, que tous les enchantemens<br />

<strong>de</strong> Dragontine fe difïïpèrent; le palais , le<br />

pont & le fleuve difparurent avec un grand<br />

bruit, le jardin s'anéantit, les chevaliers fe<br />

trouvèrent dans une forêt, &c virent leurs<br />

chevaux auprès d'eux. Ils font furpris <strong>de</strong> ce<br />

prodige , &c dans leur étonnement ils fe regar<strong>de</strong>nt<br />

les uns ies autres fans parler. Roland reconnut<br />

avec plaifir fes <strong>de</strong>ux neveux; on appeloit<br />

le premier Grifon le blanc, a caufe qu'il<br />

étoit toujours couvert d'armes blanches , &<br />

fon frère Aquilant le noir, paree que les hennes<br />

étoient <strong>de</strong> couleur noire. Ces <strong>de</strong>ux braves fils<br />

du marquis Olivier eurent une joie infinie <strong>de</strong><br />

revoir leur oncle, qu'ils n'avoient pas vu <strong>de</strong>puis<br />

long-tems.


3 0 1 R O L A N D<br />

C H A P I T R E III.<br />

Retour a"Angélique a Albraqüt, & quel changement<br />

elle y trouva.<br />

L A fille <strong>de</strong> Galafron , après avoir rendu un<br />

fijgrand fervice a ces princes, leur fit Ia même<br />

prière qu'elle avoit faite a Roland. Elle les inftruifit<br />

<strong>de</strong> tout ce qui fe paffoit, & tous ces<br />

guerriers 1'affurèrent que pour fervir une fi<br />

belle dame , & fous Ia conduite du fameux<br />

comte d'Angers, ils étoient capables <strong>de</strong> tout<br />

entreprendre.<br />

Ils fe mirent tous en marche , la princeffe<br />

les conduifoit par le chemin le plus court; ils<br />

arrivèrent enfin fur une petite montagne, d'oii<br />

I'on découvroit la ville d'Albraque, & la plaine<br />

<strong>de</strong>s environs. Quand Angélique eut appercu<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>fTus la hauteur tant <strong>de</strong> foldats & <strong>de</strong> tentes<br />

autour <strong>de</strong> cette ville , elle en fut effrayée , &<br />

défefpéra <strong>de</strong> pouvoir introduire fes défenfeurs<br />

dans le chateau. Elle leur avoua fa crainte;<br />

mais ils la raffurèrent, & s'ofFrirent a 1'y faire<br />

entrer elle-même <strong>de</strong> vive force ; elle n'y voulut<br />

pas confentir, elle leur dit que fa perfonne ne<br />

feroit que les embarrafler, qu'elle fauroit bien


L' A M O U R E U X . 303<br />

toute feule s'introduiredanslafortereffe; qu'ils<br />

ne fe miffent point en peine d'elle : qu'ils tachaffent<br />

feulement <strong>de</strong> pénétrer jufqu'a la porte<br />

du chateau, & qu'elle auroit foin <strong>de</strong> la leur<br />

faire ouvrir. Tous ces guerriers ne pouvoient<br />

fe réfoudre k laiffer la princeffe feule ; mais elle<br />

leur témoigna ii fortement qu'elle le fouhaitoit,<br />

qu'ils furent obligés <strong>de</strong> fe conformer k fes volontés.<br />

Roland toutefois n'y voulut confentir ,<br />

qu'a condition , fi elle avoit le malheur <strong>de</strong><br />

tomber entre les mains <strong>de</strong>s tartares , qu'elle le<br />

lui feroit favoir; elle le lui promit; & <strong>de</strong> fon<br />

cöté le paladin jura que fi cela arrivoit, il<br />

iroit 1'arracher <strong>de</strong> la tente même d'Agrican.<br />

Angélique quitta donc fes conducteurs, &c<br />

traverfant le camp tartare fans être vue, elle<br />

fe rendit en peu <strong>de</strong> tems au haut du rocher.<br />

Lorfqu'elle fut k la porte du chateau, elle fe<br />

rendit vifible. On courut avertir Trufaldin qui<br />

vint recevoir lui-même la princeffe; ce lache<br />

roi du Zagathay s'étoit rendu maïtre du<br />

chateau après le départ d'Angelique : il avoit<br />

cru par cette démarche fe mettre en état <strong>de</strong><br />

faire fa condition meilleure avec Agrican qu'il<br />

craignoit; il s'en étoit emparé fans peine, paree<br />

que les rois Torin<strong>de</strong> & Sacripant étoient dangereufement<br />

bleffés, & que fes fujets faifoient<br />

la plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la garnifon. Comme


304 R O L A N D<br />

il favoit que ces <strong>de</strong>ux princes généreux n'approuveroient<br />

pas fa réfolution , il les avoit fait<br />

prendre dans leur lit, 6c enfermer dans le fond<br />

d'une tour; enfuite il avoit envoyé un <strong>de</strong> fes<br />

affidés a 1'empereur tartare, pour lui propofer<br />

<strong>de</strong> lui livrer la forterefle avec les rois Torin<strong>de</strong><br />

6c Sacripant , s'il vouloit lui accor<strong>de</strong>r fon<br />

amitié. Agrican avoit frémi k cette propofition;<br />

6c ayant fu du meflager que la princeffe étoit<br />

fortie du chateau pour aller chercher du fecours,<br />

il lui avoit répondu avec colère : Quelle<br />

efr donc 1'audace <strong>de</strong> votre maïtre, d'ofer difpofer<br />

d'un bien dont on lui a confié la gar<strong>de</strong> ?<br />

Ah! ne plaife k mes dieux qu'il me foit reproché<br />

que je dois mes vicfoires k un traïtre !<br />

dites k Trufaldin que fa perfidie me fait horreur<br />

, qu'il eft indigne <strong>de</strong> porter le ban<strong>de</strong>au<br />

royal; 8c que pour venger la gloire <strong>de</strong> tous<br />

les rois qu'il fait rougir par cette trahifon , je<br />

le ferai pendre aux créneaux du chateau avec<br />

tous ceux qui fe trouveront complices <strong>de</strong> cet<br />

infame complot. Le mefTager , effrayé <strong>de</strong> ces<br />

menaces , étoit revenu en tremblant apprendre<br />

a Trufaldin le mauvais fuccès <strong>de</strong> fa commilhon.<br />

Toutes ces chofes s'étoient paffées dans la<br />

forterefle pendant 1'ablence d'Angétique , qui<br />

fut vivement touchée quand elle apprit 1'indigne


L' A M O u R F. U X.<br />

3 0j<br />

digne traitement qui avoit été fait k Torin<strong>de</strong><br />

& k Sacripant. Elle accabla Trufaldin <strong>de</strong> reproches<br />

; rnais bien loin <strong>de</strong> relacher ces <strong>de</strong>ux<br />

illuftres prifonniers , il dit infolemment I l a<br />

Princeffe qu'elle feroit trop heureufe s'il ne<br />

ie portoit pas aux mêmes extrémités a fon<br />

egard.<br />

Pendant ce tems-Ia , le comte d'Angers &<br />

es compagnons fe difpofoient k livrer un terrible<br />

affaut aux tartares. Roland &<br />

firandi<br />

mart fe mirent a la tête <strong>de</strong> leur petite troupe •<br />

les rois Balan& Adrian, Hubert du Lion<br />

& Clarion les fuivoient, & les <strong>de</strong>ux fils du<br />

marquis Olivier faifoient 1'arrière-gar<strong>de</strong> avec<br />

Antifort <strong>de</strong> la blanche Ruffie. Quoique leurs<br />

ennemis fuffent infinis en nombre , Ie paladin<br />

Roland ne crut pas <strong>de</strong>voir les attaquer , fans<br />

les avoir défiés auparavant. Au fon brillant<br />

<strong>de</strong> fon cor , tout le camp tartare fut en rumeur<br />

, les plus intrépi<strong>de</strong>s chefs en frémirent.<br />

Les neuf chevaliers forcèrent d'abord la'<br />

barrière du camp ; ils pafsèrent fur le ventre<br />

<strong>de</strong> tous ceux qui en avoient la gar<strong>de</strong> , & renversèrent<br />

<strong>de</strong> même ceux qui étoient<br />

poftés<br />

pour les foutenir. Cinq ou fix efcadrons tartares<br />

fe formèrent a la h3te pour courir fur<br />

ces affaillans qui les mirent en défordre. Roiand<br />

& Brandimart ne laiflcient prefque per,<br />

Tomé I, y .


306 R O L A N D<br />

fonne <strong>de</strong>rrière eux qui fut en état <strong>de</strong> réfifter &<br />

leurs compagnons ; ils faifoient un étrange<br />

carnage ; <strong>de</strong>s ruuTeaux <strong>de</strong> fang couloient fous<br />

leurs pas ; ils avoient déja percé plus <strong>de</strong> la<br />

moitié du camp , & mis la confufion partout<br />

, lorfque les chefs vinrent au fecours <strong>de</strong><br />

leurs gens. Le démefuré Radamanthe s'élevoit<br />

au-<strong>de</strong>iTus <strong>de</strong>s autres ; c'étoit lui qui avoit emporté<br />

dans fes bras le prince Aftolphe ; ce fort<br />

géant baiffa la lance contre le roi Balan , &<br />

le choqua fi furieufement qu'il le jeta par<br />

terre. Le courageux Grifon qui fuivoit, arrêta<br />

Radamanthe ; ils commencèrent un combat<br />

fort vif & fort dangereux , ce qui donna le<br />

tems au roi Balan <strong>de</strong> fe relever. II fe porta<br />

fort vaillamment contre tous ceux qui 1'entoiu<br />

oient peur le prendre ; mais il ne pouvoit<br />

remonter a cheval, affailli comme il 1'étoit<br />

<strong>de</strong> tous cötés. Le fier Santarie alla rencontrer<br />

<strong>de</strong> fa lance Antifort <strong>de</strong> la bianche Ruffie , mais<br />

il ne put 1'ébranler. I e vaillant Brandimart,<br />

ayant <strong>de</strong>vant les yeux les exploirs étonnans<br />

du comte d'Angers , faifoit a fon exemple,<br />

<strong>de</strong>s chofes merveilleufes : fes armes étoient<br />

toutes rouges du lang <strong>de</strong>s tartares, & les coups<br />

d'épée qu'il déchargeoit fendoient l'un jufqu'aux<br />

<strong>de</strong>nts , &C 1'autre jufqu'a la ceinture.<br />

Le géant Argante pouffa fon grand cheval fur


L'A M O U R E U X. 307<br />

lui pour 1'accabler; mais Brandimart réffita au<br />

choc , quelqu'impétueux qu'il fut, & fit counr<br />

autant <strong>de</strong> péril a 1'orgueilleux Argante<br />

qu'il en couroit lui-même. Les grands coups<br />

qu'ils fe portoient ne fe pouvoient égaler que<br />

par ceux que fe donnoient affez prés d'eux<br />

1'empereur Agrican & le comte d'Angers ; ces<br />

<strong>de</strong>ux infignes guerriers s'étoient acharnés l'un<br />

fur 1'autre ; le tartare étoit monté fur Bayard,<br />

& couvroit fa fuperbe tête d'un armet enchanté<br />

, 1'autre étoit fée par-tout le corps ;<br />

leur combat infpiroit <strong>de</strong> la frayeur a tous ceux<br />

qui le regardoient, & i'on ne remarquoit encore<br />

aucun avantage entre les <strong>de</strong>ux combattans<br />

, lorfqu'une foule <strong>de</strong> tartares qui fe renversèrent<br />

fur eux , les obligea <strong>de</strong> fe féparer.<br />

Les braves Aquilant , Hubert du Lion,<br />

Adrian, Antifort & Clarion fignaloient auffi<br />

leur valeur d'une manière fatale aux affiégéans<br />

; néanmoins , quelque carnage que les<br />

neuf guerriers riffent , <strong>de</strong>s ennemis fans ceffe<br />

renaiffans s'offroient a leurs coups ; il fembloit<br />

que 1'enfer rendit a la terre les combattans ,<br />

dont le cruel acier tranchoir les jours. Roland<br />

toutefois & fes compagnons s'ouvrïrent un<br />

paffage , & percèrent jufqu'a'la ville ; ils en<br />

trouvèrent les portes ouvertes , paree que les<br />

tartares en étoient les maitres , & qu'ils ne<br />

y ij


3o8<br />

R O L A N B<br />

croyoient pas avoir quelque chofe a craindre^<br />

après avoir défait les circaffiens. Ces princes<br />

n'étoient plus que fept , lorfqu'ils entrèrenr<br />

dans Aibraque ; ils avoient été obligés d'abandonner<br />

le roi Balan & Antifort que les rois<br />

Saritron , Uldan , Poliferne &c Santarie avoient<br />

entourés & abattus. Ils traversèrent donc la<br />

ville fans réfittance , & parvïnrent au pied du<br />

rocher qu'ds montèrent avec affez <strong>de</strong> peine<br />

en fuivant un fentier qu'ils voyoient frayé<br />

dans le roe , &c qui alloit en tournant jufqu'aux<br />

portes du chateau ; ils <strong>de</strong>fcendirent <strong>de</strong><br />

leurs chevaux , & le comte d'Angers appela<br />

la gar<strong>de</strong>.<br />

Trufaldin parut alors aux créneaux , & <strong>de</strong>manda<br />

au paladin ce qu'il vouloit ; le comte<br />

répondit qu'il étoit <strong>de</strong>s chevaliers d'Angélique,<br />

& qu'il le prioit <strong>de</strong> recevoir 1'ordre <strong>de</strong> cette<br />

princeffe pour le faire entrer ; le roi du Zagathay<br />

répliqua brufquement que lui feul étoit<br />

maitre dans le chateau , qu'Angélique n'y avoit<br />

aucun pouvoir ; &C que s'il ne fe retiroit, il<br />

alloit le faire percer <strong>de</strong> mille flèches lui &<br />

fes compagnons. Roland , étonné <strong>de</strong> cette réponfe<br />

, en cherchoit la caufe en lui-même,<br />

lorfque la fille <strong>de</strong> Galafron parut a cöté <strong>de</strong><br />

Trufaldin. Dés qu'elle reconnut le comte , un<br />

mouvement <strong>de</strong> joie fe fit remarquer fur fon


L' A M O U R E Ü X. 30^<br />

vifage ; elle efpéra que fon arrivée procureroit<br />

la liberté aux rois Torin<strong>de</strong> & Sacripant.<br />

Dans cette penfée , elle s'abaiffa jufqu'a fupplier<br />

Trufaldin <strong>de</strong> faire ouvrir a ces braves<br />

chevaliers qui venoient k fon fecours ; mais<br />

ce lache prince eut la cruauté <strong>de</strong> n'y point<br />

confentir. Le comte <strong>de</strong> ion cöté Ie prioit inftamment<br />

<strong>de</strong> fe laiffer fléchir aux prières <strong>de</strong> la<br />

princeffe ; mais quand il vit que cet homme<br />

fe montroit impitoyable , la furèur le faifit ;<br />

il fortoit <strong>de</strong>s étincelles <strong>de</strong> feu par la vifière<br />

<strong>de</strong> fon cafque»<br />

Sur ces. entrefaites , les chefs <strong>de</strong>s ennemis<br />

qui fuivoient les fept guerriers , arrivèrent au<br />

pied du rocher. Agrican étoit a leur tête. Leurs<br />

rois Saritron , Radamanthe , Poliferne , Pendragon<br />

, Argante , Lureon , Sentarie , Aldan<br />

& Brontin , fans parler <strong>de</strong> plufieurs généraux,<br />

montèrent au haut du rocher pour y attaquer<br />

le comte & fes compagnons , malgré le grand<br />

nombre <strong>de</strong> traits que Trufaldin faifoit pleuvoir<br />

<strong>de</strong>s créneaux fur les uns & fur les autres ,<br />

fans diftmcfion d'amis ni d'ennemis. Aqüilant<br />

& Gnfron attaquèrent en même tems 1'empereur<br />

tartare, qui , fe trouvant fur le penchant<br />

du roe , penfa être renverfé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pefans<br />

coups qu'ils lui déchargèrent: il en <strong>de</strong>meura<br />

tout étourdi; tk pendant qu'il étoit en défor-<br />

V iv


310 R O L A N D<br />

dre, les <strong>de</strong>ux frères fe préparoient a recommencer<br />

; mais les géants Arganthe Sc Radamanthe<br />

les prévinrent en les chargeant euxmêmes.<br />

Radamanthe s'attacha <strong>de</strong> nouveau a<br />

Grifon , qu'il reconnut a fes armes blanches ,<br />

& Argante fe jetafur Aquilant le noir. Lurcon,<br />

Santarie , Poliferne Sc les autres chefs <strong>de</strong> leur<br />

parti en vinrent en même-tems aux mains avec<br />

Hubert du Lion , Clarion , Adrian Sc Brandimart.<br />

Les défenfeurs d'Angélique avoient pour eux<br />

1'avantage du lieu. Brandimart culbuta Pandragon<br />

Sc Poliferne du haut du rocher en bas;<br />

mais rien n'étoit égal au comte d'Angers dans<br />

la fureur oii 1'avoicnt mis 1'infólehce Sc 1'irijuftice<br />

<strong>de</strong> Trufaldin ; les armes les pius fortcs<br />

ne réfiftoient point a Durandal manié par un<br />

bras fi terrible ; il fit voler la tête Sc le bras<br />

<strong>de</strong> Brontin d'un feul coup ; Sc quoiqu'il n'atteignït<br />

Lurcon que du plat <strong>de</strong> fon épée , paree<br />

qu'ellelui tourna dans la main, le cafque <strong>de</strong><br />

ce malheureux roi <strong>de</strong> Tendouc tomba a terre<br />

tout fracaffé avec la moitié <strong>de</strong> la tête. Sanlarie<br />

en frémit, tout brave qu'il étoit , & il<br />

fervit auffi <strong>de</strong> viclime a la colère du comte ,<br />

qui le fendit jufqu'a la ceinture. Le paladin<br />

retombant <strong>de</strong>da fur Radamanthe , qui traitoit<br />

ru<strong>de</strong>ment Grifon , coupa ce géant par le milieu<br />

du corps.


L' A M O U R E V X. 311<br />

Ce coup prodigieux, en délivrant Ie fils<br />

d'OUvier du péril oü il étoit avec un fi dangereux<br />

ennemi, penfa être funefte a fon frère<br />

Aquilant. Comme ce <strong>de</strong>rnier combattoit alors<br />

fort prés <strong>de</strong>-la contre Argante le démefuré,<br />

la partie fupérieure du corps <strong>de</strong> Radamanthe<br />

féparée <strong>de</strong> fon tronc, lui tomba fur la tête ;<br />

&c penfa 1'écrafer <strong>de</strong> fon poids. Argante s'apprêtoit<br />

a profiter <strong>de</strong> fon défordre ; il s'avancoit<br />

déja fur lui pour 1'accabler , lorfque Roland<br />

, qui s'en appercut , prévint fon <strong>de</strong>ffein ,<br />

en pouffant du pied ce géant avec tant <strong>de</strong><br />

force qu'il le jeta fur Agrican qui combattoit<br />

alors contre Brandimart. Argante en tombant<br />

renverfa 1'empereur , & ils roulèrent tous <strong>de</strong>ux<br />

jufqu'au pied du rocher.<br />

Après cette expédition, les autres tartares<br />

n'ofèrent plus continuer le combat. Roland<br />

voyant qu'aucun d'entr'eux ne fe préfentoit<br />

plus, fe tourna vers Trufaldin qui l'avoit toujours<br />

regardé <strong>de</strong>s créneaux , & le menaca <strong>de</strong><br />

la plus cruelle mort, s'il nbbé^ffoit a la princeffe.<br />

Traïtre , lui difoit-il, fi tu ne nous fais<br />

entrer tout-a-l'heure dans la fortereffe ,• fois<br />

für <strong>de</strong> t'en repentir : tu ne faurois m'échapper,<br />

je veux moi feul mettre en pièces ce roe avec<br />

mon épée , foudroyer , renverfer cette fortereffe,<br />

ÖC t'écrafer fous fes ruines avec tous<br />

Viv


3 1 * R O L A N D<br />

ceux qui font complices <strong>de</strong> ta trahifon. En<br />

prononcant ces paroles, il déchargeoit <strong>de</strong> fi<br />

effroyables coups <strong>de</strong> Durandal fur la porte du<br />

chateau , qu'il la fendoit avec les gros clous &<br />

les lames <strong>de</strong> fer dont elle étoit couverte , il<br />

bnfoit jufqu'a la pierre même du roe. Trufaldin<br />

ne ie croyant pas en füreté contre un pared<br />

ennemi, & s'imaginant déja fentir écrouler<br />

les fon<strong>de</strong>mens <strong>de</strong> la forterefle, prit le parti<br />

d'appaifer la colere du comte. Brave chevalier<br />

, lui dit-il en tremblant, je vous prie d'écouter<br />

mes raifons ; fi j'ai offenfé Angélique ,<br />

Finjuftice <strong>de</strong> Torin<strong>de</strong> & <strong>de</strong> Sacripant en eft la<br />

caufe , ils me querellèrent fans fujet , je les<br />

fisarrêter; cependant, quoiqu'ils aient tout<br />

le tort, ils ne me pardonneront jamais , fi je<br />

les mets en liberté: je ne puis donc vous laiffer<br />

entrer dans le chateau, fi vous neme jurez,<br />

vous & vos compagnons, par tout ce qu'il y<br />

a <strong>de</strong> plus facré , que vous défendrez ma vie<br />

contre eux & contre tous ceux qui la voudront<br />

attaquer. Roland ne vouloit point faire ce ferment<br />

qui lui paroiffoit autorifer Finjuftice ;<br />

mais la princeffe le conjura fi fortement <strong>de</strong> tout<br />

promettre pour entrer , qu'il fit ce qu'elle<br />

fouhaitoit.<br />

Les fept chevaliers ne furent pas fi-töt entrés,<br />

que Torin<strong>de</strong> & Sacripant fortirent <strong>de</strong>


L ' A M O Ü R E U X . 313<br />

prifon : ces <strong>de</strong>ux princes avoient eu le tems<br />

<strong>de</strong> guérir <strong>de</strong> leurs blelTures. Leur premier foin<br />

fut <strong>de</strong> rendre graces k leurs libérateurs, enfuite<br />

ils fongèrent a tirer raifon <strong>de</strong> 1'injure que Trufaldin<br />

leur avoit faite. Ils murmurèrent beaucoup<br />

, quand ils apprirent Fobftacle qui s'oppofoit<br />

k leur vengeance ; & le mécontentement<br />

qu'ils en marquèrent auroit eu peut-être <strong>de</strong><br />

facheufes fuites , fi la fille <strong>de</strong> Galafron ne leur<br />

eüt repréfènté que leur différend alloit Fexpofer<br />

k la merci <strong>de</strong>s tartares. Elle les pria <strong>de</strong> vouloir<br />

du moins en remettre la difcuffion k un<br />

tems plus convenable. L'amoureux Sacripant,<br />

qui n'ofoit déplaire k cette princeffe, fé conforma<br />

k fa volonté.<br />

II n'en fut pas <strong>de</strong> même <strong>de</strong> Torin<strong>de</strong> , il ne<br />

pouvoit confentir k Pimpunité d'une aftion fi<br />

noire : il dit que le comte d'Angers & fes compagnons<br />

n'avoient pas dü faire un femblable<br />

ferment; & qu'en tout cas Pon n'étoit que trop<br />

difpenfé <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r fa parole aux traïtres qui<br />

ne fe faifoient point eux-mêmes un fcrupule<br />

d'enfraindre les loix divines & humaines. II fe<br />

plaignoit auffi d'Angélique ; il difoit qu'il avoit<br />

pris les armes en fa faveur, & qu'elle étoit<br />

pourtant affez injufte pour prendre le parti d'un<br />

perfi<strong>de</strong>. Comme il vit que tous ces princes,<br />

bien que touchés <strong>de</strong> la force <strong>de</strong> fon difcours,


314 R O L A N D<br />

perfiftoient pourtant a dérober h fon reflentiment<br />

le roi du Zagathay, il fortit du chateau<br />

tout en colère, en menacant Trufaldin , & jurant<br />

par fes dieux qu'il prniroit ce lache , malgré<br />

tous les chevaliers qui en prenoient la<br />

déienfe.<br />

C H A P I T R E<br />

IV.<br />

r<br />

Arrivte <strong>de</strong> Galafron au fecours d'Albraque , & dc<br />

la bataille qu il livra d 1'empereur Agrican.<br />

L E foleil recommencoit a répandre fes rayons<br />

fur la terre , lorfqu'on vit <strong>de</strong>fcendre du haut<br />

d'un coteau qui dominoit la plaine d'Albraque ,<br />

un grand nombre <strong>de</strong> gens <strong>de</strong> guerre ; a mefure<br />

qu'ilsarrivoientdans la plaine, ils fe rangeoient<br />

en ordre <strong>de</strong> bataille: 011 entendoit déja retentir<br />

les clairons & autres inftrumens <strong>de</strong> guerre. A<br />

ce bruit éclatant, le fier empereur <strong>de</strong>s tartares<br />

s'animed'une nouvellear<strong>de</strong>ur; il paroit encore<br />

irrité <strong>de</strong> 1'affront qu'il a re?u la veille ; mais<br />

il efpère enfin s'en venger fur un mon<strong>de</strong><br />

d'ennemis qu'il va facrifier a fon reffentiment.<br />

II avoit appris que le roi Galafron armoit pour<br />

la défenfe <strong>de</strong> fa fille , óc il ne doutoit pas que


L' A M O U R E u x; 315<br />

cé ne fut 1'armée du prince qu'il voyoit paroitre.<br />

C'étoit effecTivement le roi du Cathay qui<br />

venoit faire lever le fiège avec une guerrière<br />

redoutable, dont 1'éclatante renommée étoit<br />

répandue par tout 1'orient. Cette guerrière fe<br />

nommoit Marphife; elle règnoit fur la plus<br />

gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s provinces <strong>de</strong> la Perfe , Sc<br />

n'étoit pas moins vaillante que belle. Sa force<br />

même étoit fi prodigieufe, qu'il n'y avoit point<br />

<strong>de</strong> guerriers dans toutes ces contrées a qui elle<br />

n'eüt fait vi<strong>de</strong>r les arcons dès la première<br />

rencontre. Cette fiére princeffe , au lieu <strong>de</strong><br />

vivre dans la mollefTe, avoit fait vceu <strong>de</strong> n'être<br />

jamais fans armes , <strong>de</strong> ne jamais les dépouiller<br />

qu'elle n'eüt vaincu &: pris en combat fmgulier<br />

les rois Agrican, GradafTe Sc Charlemagne avec<br />

tous fes paladins; & ce n'étoit point par amitiépour<br />

Galafron ni pour Angélique qu'elle venoit<br />

au fecours d'Albraque , Funique motif <strong>de</strong> fon<br />

voyage étoit le <strong>de</strong>flein <strong>de</strong> chercher 1'empereur<br />

tartare , Sc <strong>de</strong> commencer par lui 1'exécution<br />

<strong>de</strong> fon vceu.<br />

Cette nouvelle armée étoit divifée en trois<br />

corps; le premier compofé d'indiens , <strong>de</strong>s peuples<br />

<strong>de</strong> Golcon<strong>de</strong> , <strong>de</strong> Pégu Sc <strong>de</strong> Siam avoit<br />

pris les armes en faveur d'Angélique, & reconnoiffoit<br />

pour fon commandant le géant Ar-


316 R O L A N D<br />

chilorele noir. Marphife conduifoit le fecond,'<br />

& le roi du Cathay commandoit le <strong>de</strong>rnier.<br />

Chacun <strong>de</strong> ces trois corps étoit une puiflante<br />

armée. Si le monarque tartare parut plus fier<br />

k 1'approche <strong>de</strong> ces nouveaux ennemis , il n'en<br />

fut pas <strong>de</strong> même <strong>de</strong> fes foldats. Le fouvenir du<br />

jour précé<strong>de</strong>nt, ou neuf guerriers feulement<br />

avoient fait d'eux un fi grand carnage, les<br />

tenoit encore épouvantés ; ils craignoient <strong>de</strong><br />

retomber dans le même péril , Sc dans cette<br />

crainte plufieurs avoient recours a la fuite.<br />

Agrican , a peine remis <strong>de</strong> fa chüte , donnoit<br />

par-touf fes ordres pour les raffembler ; Sc<br />

s'appercevant qu'ils ne prenoient les armes qu'a<br />

regret, le cruel immoloit lui-même ceux qui<br />

faifoient paroitre le plus <strong>de</strong> frayeur : il étoit en<br />

effet néceflaire que les tartares fe tinffent fur<br />

leurs gar<strong>de</strong>s , puifque 1'armée <strong>de</strong> Galafron<br />

s'avancoit vers eux avec ar<strong>de</strong>ur.<br />

Archilore le noir marchoit a la tête <strong>de</strong><br />

1'avant-gar<strong>de</strong> ; ce monftrueux géant qui avoit<br />

1'air d'un démon forti <strong>de</strong>s enfers, ne blafphémoit<br />

pas moins contre le créateur <strong>de</strong> filmvers,<br />

que contre Mahomet : il portoit pour toute<br />

arme un grand marteau aufli pe-fant qu'une enclume<br />

, Sc il alloit a pied, paree qu'il n'y avoit<br />

point <strong>de</strong> cheval qui put le porter. L'empereur<br />

tartare, pour épargner a ces nouveaux enne-.


L'A-M O U R E V X. 317<br />

mis la moitié du chemin , fortit pour aller au<strong>de</strong>vant<br />

d'eux avec fes troupes. Les <strong>de</strong>ux armées<br />

fe joignent : le choc eft terrible, & coüte Ia<br />

vie a un grand nombre d'hommes ; le carnage<br />

fut bien plus horrible , quand tous ces peuples<br />

furent mêlés enlemble. Le fuperbe Archilore<br />

fe faifoit remarquer au-<strong>de</strong>ffus <strong>de</strong>s autres encore<br />

plus par fes coups que par fa taille exceffive;<br />

chaque fois qu'il frappoit <strong>de</strong> fon formidable<br />

marteau, il écrafoit un tartare. Uldan & Saritron<br />

qui le voyoient jeter 1'épouvante parmi<br />

les leurs , abaifferent leurs lances contre lui<br />

pour réprimer fa fureur ; mais ils fe nuifirent<br />

l'un a 1'autre dans ce <strong>de</strong>ffein , car fi Uldan<br />

1'ébranla par 1'impétuofité du choc, 1'autre qui<br />

venoit du cöté oppofé le raffermit dans la felle:<br />

les <strong>de</strong>ux rois pafsèrent outre , & s'enfoncèrent<br />

parmi les indiens dont ils ne hYent pas une<br />

moindre <strong>de</strong>ftruaion , que le géant en faifoit<br />

<strong>de</strong>s tartares.<br />

De fon cöté , 1'empereur Agrican s'étoit<br />

porté fur le corps d'armce que commandoit<br />

Galafron ; il en avoit enfoncé fans peine les<br />

premiers rangs , tk ne trouvant aucun guerrier<br />

qui pütl'arrêter, il s'étoit fait jour jufqu'i ce<br />

rei, qu'il abattit lui-même aifez ru<strong>de</strong>ment d'u H<br />

coup <strong>de</strong> lance. Chacun fuyoit <strong>de</strong>vant le monarque<br />

tartare, & fe fauvoir vers le corps <strong>de</strong>s


3 iS R O L A N D<br />

indiens, qui commandé par le noir Archilore<br />

renverfoit celui <strong>de</strong>s tartares qui lui étoit oppofé.<br />

Le fier Agrican en rougit <strong>de</strong> colère, il<br />

perca jufqu'au géant, & fondit fur lui <strong>de</strong> toute<br />

la vïtefle <strong>de</strong> Bayard avec une lance qu'il avoit<br />

prife <strong>de</strong>s mains d'un <strong>de</strong> fes chevaliers; Forgueilleux<br />

indien Pattend <strong>de</strong> pied ferme ; il avoit<br />

fon écu au bras , & tenoit fon marteau tout<br />

fanglant & tout fouillé <strong>de</strong>s cervelles qu'il avoit<br />

écrafées; néanmoins quoique fon bouclier eüt<br />

un <strong>de</strong>mi-pied d'épaiffeur , la lance fut pouflee<br />

avec tant <strong>de</strong> roi<strong>de</strong>ur qu'elle le perca <strong>de</strong> part<br />

en part ; elle fe brifa contre la cuirafle du<br />

géant, fans que le monftre en füt que médiocrement<br />

ébranlé. L'empereur retourne fur lui<br />

1'épée a la main, & commence a 1'aiTailhr <strong>de</strong><br />

tous cötés; Bayard, plus vite & plus léger<br />

qu'un oifeau , fait perdre k 1'indien prefque<br />

tous fes coups qui ne frappent que Pair. Le<br />

monftre immobile comme une tour , fe tient<br />

ferme fur fes <strong>de</strong>ux pieds, malgré les coups<br />

pefans du tartare, & Pon ne voit agir que fes<br />

bras qui lèvent fans cefle le funefte marteau:<br />

on 1'auroit pris pour un cyclope <strong>de</strong>s forges du<br />

dieu Vulcain. Les indiens & les tartares tufpendant<br />

toute aaion . regar<strong>de</strong>nt ce combat<br />

comme celui qui doit déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> leur fort;<br />

enfin le furieux Archilore jeta par terre fon


L'A M O U R E l) t 319<br />

large bouclier qui ne pouvoit plus lui fervir,<br />

tant il étoit fracaffé; &C prenant a <strong>de</strong>ux mains<br />

fon marteau, le déchargea <strong>de</strong> toute fa force<br />

fur le tartare , qui en auroit perdu la vie , s'il<br />

en eüt été frappé k plein; mais Bayard détourna<br />

le péril, en fautant k quartier. La violence du<br />

coup ne trouvant preique poi.it <strong>de</strong> réüfïance ,'<br />

entraina le géant jufqu'a terre oü le marteau<br />

entra fort avant. L'emoere'.ir profitant <strong>de</strong> ce<br />

tems i'avorable, leva fur lui fa redoutable épée,<br />

Sc a'un feul coup lai coupa la ;êre avec fes<br />

<strong>de</strong>ux mains qui redèrent attachées au marteau.<br />

Dés ce moment, les indiens ne rétiito'-ent<br />

plus , ils fe mirent k fuir a vau<strong>de</strong>route, pendant<br />

qne les peuples du Cathay fe préparoient<br />

a faire la même chofe ; car Pandragon , Argante<br />

6c Poliferne les pouffoient, & pourfuivoient<br />

vivement la victoire qu'Agrican leur<br />

avoit faciiitée.<br />

La beüe Angélique , qui du haut <strong>de</strong>s murs du<br />

chateau , remarqua le carnage qu'on faifoit<br />

<strong>de</strong>s (üjets du roi fon père , implora le fecours<br />

<strong>de</strong> Roland. Généreux guerrier, lui dit-elle d'un<br />

air touchant, je vois les peUpleS du Cathay<br />

en déibrdre : fou.Trirez - vous qu'on les taille<br />

tous en pieces, Sc que Ia vie même <strong>de</strong> mon<br />

pcre foit en péril k mes yeux ? Le comte d'Angers<br />

rougit a ces paroieo, qu'il prit pour un


3io<br />

R O L A N D<br />

reprochc ; & 'dans la confufion qu'il en eut ,<br />

il alla s'armer fans répondre a la princeffe ; il<br />

raffembla fes compagnons , & fortit avec eux ,<br />

après avoir laitfé les <strong>de</strong>ux frères pour la gar<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la forteréfTe & d'Angélique : car il n'ofoit fe<br />

fier au traitre Trufaldin.<br />

C H A P I T R E V.<br />

Arrivée <strong>de</strong> Renaud dans le royaume d'Altin, & <strong>de</strong><br />

la rencontre qu'ily fit d'un chevalier affligé.<br />

PENDANT ce tems-la, le feigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

continuoit fon chemin du cöté que Fleur<strong>de</strong>-Lys<br />

lui avoit enfeigné. Apres quelques jours<br />

<strong>de</strong> marche, il fe trouva dans une prairie toute<br />

remplie <strong>de</strong> grands arbres chargés <strong>de</strong> fruits; il<br />

y rencontra un chevalier couché le long d'un<br />

ruifleau, & entièrement livré a fes douloureufes<br />

penfées. Renaud <strong>de</strong>fcendit <strong>de</strong> cheval,<br />

s'approcha <strong>de</strong> lui, le falua civilement; & s'appercevant<br />

qu'il avoit les yeux tout humi<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> pleurs , il lui <strong>de</strong>mandale fujet <strong>de</strong> fa douleur.<br />

Le fon <strong>de</strong> fa voix retira 1'inconnu <strong>de</strong> fa rêverie<br />

, il envifagea le paladin auquel il n'avoit<br />

pas pris gar<strong>de</strong> , lui rendit le falut; & après<br />

ayoir


L' A M O V R E U X.<br />

$ l t<br />

avoir quelque tems confidéré fa bonne mine,<br />

il lui répondit dans ces termes s Noble chevalier<br />

, ma trifte <strong>de</strong>ftinée m'a réduit k un tel<br />

exces d'afflidion, que je me difpofe è mourin<br />

Je vous jure par le grand prophéte , que la<br />

mort ne me fait point <strong>de</strong> peine; tout ce quï<br />

m'afflige, c'eft la néceftué oii je fuis <strong>de</strong> voir<br />

trainer au fupplice un <strong>de</strong>s plus parfaits chevaliers<br />

<strong>de</strong> notre fiècle , un chevalier que j'aime<br />

tendrement, & k qui je fuis re<strong>de</strong>vable <strong>de</strong> cette<br />

même vie que je vais perdre pour lui fans pouvoir<br />

le fauver.<br />

L'inconnu fc tut après avoir achevé ces paroles<br />

, & Renaud attendri <strong>de</strong> fon difcours , lui<br />

dit : Généreux chevalier , fi l e<br />

récit <strong>de</strong> tes<br />

malheurs ne redoubloit point ta peine , je te<br />

prierois<strong>de</strong>me les apprendre, peut-être Denton<br />

les foulager. Hélas.' repartit l'inconnu ,'je ne<br />

1'efpère point; mais quand j'en <strong>de</strong>vrois mourir<br />

<strong>de</strong> douleur, je vous donnerai cette fatisfaoKon.<br />

Que dis-je ? il me feroit plus doux <strong>de</strong> perdre<br />

amfi la vie , que <strong>de</strong> voir le fpectacle qui m'eft<br />

préparé.<br />

Vous faurez , poürfuivit-il, que j'ai qahtê<br />

une époufe charmante, que j'adore, & dont je<br />

fuisaimé, pour aller chercher par-tout ce<br />

chevalier dont je viens <strong>de</strong> vous parler. Les<br />

plus cruels ennuis qui puifibnt preffer le cceur<br />

Tcme I,<br />

^ï,


3?i - R O L A N D<br />

d'un amant Pavoient éloigné <strong>de</strong> moi, & je<br />

craignois fon défefpoir qui m'étoit connu ; je<br />

courois donc après lui pour tlcher <strong>de</strong> foulager<br />

fes maux; &: la fortune qui ne fe laffe point <strong>de</strong><br />

me perfécuter , m'a conduit dans ce trifte pays<br />

d'Altin : ce royaume eft a préfent gouverné<br />

par une femme , paree que le roi Marquinor ,<br />

qui en eft le fouverain, eft allé avec le roi du<br />

Cathay au fecours d'Angélique , que 1'empereur<br />

Agrican tient aftiégée dans Albraque.<br />

Cette femme , a qui Marquinor a confié<br />

1'adminiftration <strong>de</strong> tout fon état, eft la plus<br />

méchante & la plus cruelle perfonne <strong>de</strong> fon<br />

fexe; c'eft une magicienne. Falerine, c'eft fon<br />

nom, fait un accueil favorable a tous les<br />

étrangers qui arrivent en Altin; 6c lorfque<br />

féduits par fes manières gracieufes ils ne s'atten<strong>de</strong>nt<br />

ii rien moins qu'a une perfidie <strong>de</strong> fa<br />

part , elle les fait inhumainement renfermer<br />

dans une obfeure prifon , pour fervir <strong>de</strong> pature<br />

a un horrible dragon qui gar<strong>de</strong> 1'entrée d'un<br />

jardin enchanté dont elle fait fes délices ; on<br />

livre chaque jour a ce monftre pour fa nourriture<br />

un chevalier & une dame dont les noms<br />

font écrits fur une lifte a mefure qu'on les<br />

prend.<br />

Je.fus pris par trahifon, comme les autres,<br />

& je reftai quelques mois en prifon avec une


L' A M o u R E v x;<br />

mfinité <strong>de</strong> chevaliers & <strong>de</strong> dames qui y étoient;<br />

pendant que je vivois ainfi dans les fers, fans<br />

efpérance <strong>de</strong> pouvoir éviter le fort qui m'étoit<br />

<strong>de</strong>tliné , notre geolier vint fecrètement me<br />

tirer <strong>de</strong> prifon, en me difant : Sortez , vous<br />

êtes libre. Surpris <strong>de</strong> cet événement, j'en <strong>de</strong>mandai<br />

la caufe au geolier, qui me dit : un<br />

chevalier vous a rendu ce bon office; c'eft tout<br />

ce que je puis vous dire; fauvez-vous, fans<br />

tar<strong>de</strong>r, fi vous voulez vous dérober a la mort.'<br />

A ces mots, il me quitta brufquement, je fortis<br />

dans 1'obfcurité , & je me retirai dans un petit<br />

vdlage voifin, en faifantbeaucoup <strong>de</strong> réflexions<br />

fur cette aventure, fans pouvoir être au fait. Mais<br />

hélas ! j'appris hier par la voix publique, qu'on<br />

doit aujourd'hui conduire au dragon un chevalier<br />

nommé Prafil<strong>de</strong> : je n'ai pas eu <strong>de</strong> peine a<br />

juger après cela que ce parfait ami a voulu me<br />

iauver en fe livrant lui-même pour moi; mais<br />

j'ignore comment cet échange s'eft pu faire.<br />

Concevez, noble chevalier , quelle doit être<br />

mon affliaion. Quoi donc , je fouffrirai que ce<br />

cher ami per<strong>de</strong> le jour pour moi ? Ah ! je ne<br />

puis foutenir cette penfée , & j'ai réfolu <strong>de</strong><br />

faire voir a Prafil<strong>de</strong> que je déteftè une vie qu'il<br />

veut conferver aux dépens <strong>de</strong> la fienne ; bien<br />

que je n'efpère pas pouvoir le feeourir, je veux<br />

attaquer ceux qui le conduiront au fupplice,


314 R O L A N D<br />

en quelque nombre qu'ils foient, & je 1'attends<br />

en ce lieu par oü il doit néceffairement<br />

paffe r.<br />

II verfa un torrent <strong>de</strong> larmes après avoir<br />

dit ces paroles, & fit <strong>de</strong>s plaintes fi touchantes,<br />

que Renaud ne put s'empêcher <strong>de</strong> pleurer<br />

avec lui. Ce paladin jugea bien que c'étoit<br />

Irol<strong>de</strong>, & s'intéreffant pour lui, il fe propofa<br />

d'affronter les plus grands dangers pour le tirer<br />

<strong>de</strong> peine. Généreux chevalier, lui dit-il, ne<br />

défefpère point <strong>de</strong> la délivrance <strong>de</strong> ton ami;<br />

quand ceux qui le mèneront au fupplice feroient<br />

en plus grand nombre qu'ils ne feront,<br />

que pourront tous ces gens <strong>de</strong> néant contre<br />

<strong>de</strong>ux hommes <strong>de</strong> cceur ? Hélas ! brave chevalier<br />

, lui répondit Irol<strong>de</strong> , le comte Roland ni<br />

fort coufin Renaud ne font point ici pour exécuter<br />

<strong>de</strong> fi hauts faits d'armes ; éloignez-vous<br />

plutót, je ne voudrois pas vous voir mettre,<br />

pour l'amour <strong>de</strong> moi, votre courage h une fi<br />

ru<strong>de</strong> épreuve. Je ne fuis point Roland, répliqua<br />

lefilsd'Aimon eafouriant, & toutefois je veux<br />

tenter cette aventure en faveur <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux amis<br />

fi parfaits.<br />

Comme le feigneur <strong>de</strong> Montauban achevoit<br />

<strong>de</strong> parler, il vit <strong>de</strong>fcendre du haut d'une petite<br />

éminence voifine un affez grand nombre <strong>de</strong><br />

gens armés; ils étoient plus <strong>de</strong> mille ; on ap-


g<br />

L' A M O U R E U X. 325<br />

percevoit au milieu d'eux un chevalier & une<br />

dame liés comme <strong>de</strong>s criminels qu'on mène au<br />

fupplice. Le chevalier étoit monté fur fon cheval<br />

& la dame fur fa haquenée; un homme <strong>de</strong> fort<br />

mauvaife mine , roux, borgne , balafré, &<br />

plus gros qu'une tour, marchoit a la tête <strong>de</strong><br />

cette troupe. II fe nommoit Rubicon. Renaud<br />

ne s'arrcta pas long-tems a les confidérer; dés<br />

qu'il connut ce que c'étoit, il fauta fur Rabican<br />

fans mettre le pied a 1'étrier , & tirant Flamberge<br />

, il fondit comme un foudre fur Rubicon<br />

qu'il coupa en <strong>de</strong>ux par le milieu du ventre; il<br />

pénétra enfuite jufqu'aux vicïimes en faifant<br />

un étrange carnage <strong>de</strong> leurs conducf eurs, quoiqu'il<br />

ne vït qu'a regret rougir fes armes d'un<br />

fang fi vil. L'épouvante difperfa bientöt ces<br />

malheureux, & cette expédition fut fi brufque,<br />

qu'Irol<strong>de</strong> n'eut prefque plus rien a faire , lorfqu'il<br />

voulut fe mettre <strong>de</strong> la partie.<br />

Mais quel fut Fétonnement du fils d'Aimon,<br />

& quelle joie ne fentitpas ce généreux paladin ,<br />

quand , après avoir mis en fuite les foldats <strong>de</strong><br />

Falerine , il reconnut que la dame qu'on vouloit<br />

immoler avec Prafil<strong>de</strong> étoit la belle Fleur<strong>de</strong>-Lys<br />

! il défefpéroit <strong>de</strong> la revoir, & il ne<br />

pouvoit comprendre par quel bonheur elle<br />

n'avoit pas péri dans le fleuve.<br />

Tandis qu'en la déliant il lui témoignoit la<br />

Xiij


316 R O L A N D<br />

fatisfaction qu'il avoit <strong>de</strong> 1'avoir retrouvée ;<br />

& qu'elle répondoit a fes fentimens par <strong>de</strong>s<br />

tranfports <strong>de</strong> joie qu'on ne peut exprimer ,<br />

Irol<strong>de</strong> óta les Hens <strong>de</strong> Prafd<strong>de</strong>. Ces <strong>de</strong>ux amis<br />

s'embrafTèrent mille fois, & leurs yeux baignés<br />

<strong>de</strong> larmes faifoient connoïtre les mouvemens<br />

dont leurs cceurs étoient agités : ils marquérent<br />

leur reconnoiffance au prince <strong>de</strong> Montauban<br />

qui les embralfa, & les pria <strong>de</strong> le recevoir<br />

en tiers dans une fi parfaite amitié.<br />

Comme la nuit approchoit , ils fe mirent<br />

tous quatre en marche pour gagner la plus<br />

prochaine habitation ; chemin faifant, Prafd<strong>de</strong><br />

leur apprit comment il avoit procuré la liberté<br />

è fon ami. Après avoir, dit-il, difpenfé 1 h'rfbine<br />

& fon époux <strong>de</strong> me tenir la promeffe<br />

qu'ils m'avoient faite , je partis pour les In<strong>de</strong>s:<br />

ce n'eft pas que j'efpéraffe qu'en m'éloignant<br />

<strong>de</strong> 1'objet <strong>de</strong> mon amour, je pourrois 1'oublier,<br />

j'allois plutót chercher dans les aventures<br />

la fin d'une vie qui m'étoit odieufe. Je<br />

parcourus pourtant la plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s<br />

In<strong>de</strong>s , fans trouver la mort que je mandiois<br />

par-tout; ma mauvaife étoile me fit toujours<br />

fortir heureufement <strong>de</strong>s périls oii je m'engageai.<br />

Je vins enfuite dans ce pays d'Altin, oii<br />

j'appris avec étonnement la cruauté <strong>de</strong> Falerine<br />

, la conftrucbon <strong>de</strong> fon jardin mer veil-


L' A M O U R EUX. 3 27<br />

leux, & la cruelle coutume qu'elle y avoit<br />

établie; <strong>de</strong> bonnes gens m'avertirent <strong>de</strong> prendre<br />

gar<strong>de</strong> qu'on ne me furprit, comme 1'ort<br />

avoit fait un grand nombre d'étrangers <strong>de</strong> l'un<br />

& <strong>de</strong> 1'autre fexe, qui avoient été livrés au<br />

dragon <strong>de</strong> la magicienne.<br />

Au lieu <strong>de</strong> profiter <strong>de</strong> 1'avis qu'on me donnoit,<br />

je fentisnartre en moi un défu curieux<br />

<strong>de</strong> favoir plus particulièrement tout ce qui<br />

regardoit le jardin enchanté , ou pour mieux<br />

dire , je formaile <strong>de</strong>fTein <strong>de</strong> délivrer , s'il étoit<br />

poffible, les dames Sc les chevaliers qui étoient<br />

dans les prifons <strong>de</strong> Falerine. Pour y parvenir ,<br />

je pris un habit a la facon du pays , Sc fous cet<br />

habillement n'étant pas reconnu pour étranger,<br />

je trouvai moyen <strong>de</strong> faire connoiiTance<br />

avec Ie geolier <strong>de</strong>s prifons <strong>de</strong> la magicienne ;<br />

il me dit qu'elle avoit fu produire par fes charmes<br />

, dans un lieu ari<strong>de</strong> Sc défert, un jardin<br />

ou brilloient mille beautés qui furpafïbierrt<br />

Peffort <strong>de</strong> la nature : qu'ayant appris par fon<br />

art que ce jardin <strong>de</strong>voit un jour être détruit<br />

par un chevalier chrétien <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> 1'empereur<br />

Charles , appelé Roland , pour détourner<br />

ce malheur, elle avoit fait tranfporter en<br />

ce lieu par fes démons le plas monftrueux<br />

dragon <strong>de</strong>s déferts <strong>de</strong> Lybie , outre qu'elle<br />

avoit formé par fes enchantemens d'autres,<br />

X iy


3 2.S R O L A N D<br />

monftres encore plus redoutables , pour défendre<br />

les entrées <strong>de</strong> ce jardin; ce n'eft pas<br />

tout, ajouta le geolier, elle fait emprifonner<br />

tous les étrangers hommes & femmes , qui<br />

viennent dans ce royaume, & les fait fervir<br />

<strong>de</strong> pature au dragon qui gar<strong>de</strong> la première entrée;<br />

avant que <strong>de</strong> mener au fupplice ces malheureux<br />

, on les oblige <strong>de</strong> force ou <strong>de</strong> gré k<br />

déclarer leurs noms & leur patrie, s'ils ne font<br />

fait dès qu'on les a pris ; j'en fais une lifte que<br />

je gar<strong>de</strong>, &c que je porte tous les jours k la<br />

magicienne, pour voirfi le comte Roland n'y<br />

eft point.<br />

Quand le geolier m'eut inftruit <strong>de</strong> toutes ces<br />

chofes, continua Prafd<strong>de</strong>, il me montra la<br />

lifte. Que <strong>de</strong>vins-je, lorfque je lus le nom<br />

d'Irol<strong>de</strong> ? Saifi <strong>de</strong> douleur &c d'effroi, je conjurai<br />

le geolier <strong>de</strong> remettre ce chevalier en liberté<br />

: il me repréfenta que le nombre <strong>de</strong> ces<br />

prifonniers étoit connu , & qu'il ne pouvoit<br />

en fauver un, fans s'expofer au plus cruel<br />

chatiment. J'eus beau lui faire <strong>de</strong> belles promeftes,<br />

la crainte <strong>de</strong> ne pouvoir délivrer impunément<br />

mon ami, 1'empêcha <strong>de</strong> fe rendre k<br />

mes inftances; tout ce que je pus obtenir <strong>de</strong><br />

lui, fut qu'il relacheroit Irol<strong>de</strong>, fi je lui fournhfais<br />

un autre homme a fa place : je réfolus<br />

<strong>de</strong> me livrer moi-même. Le geolier furpris <strong>de</strong>


L' A M O U R E U X. 319<br />

ma refolution , voulut par pitié m'en détourner;<br />

mais me voyant obftiné a périr, il me fit<br />

entrer en prifon pendant la nuit, & en fit<br />

fortir Irol<strong>de</strong> , qui ne me reconnut point dans<br />

1'obfcurité. Voila <strong>de</strong> quelle manière je délivrai<br />

mon ami, pourfuivit Prafil<strong>de</strong> , mais je fuis en<br />

peine k mon tour <strong>de</strong> favoir par quelle aventure<br />

je le retrouve au pays d'Altin , lui, que<br />

j'avois laifie en paix avec Thisbine , & que<br />

rien , ce me femble , n'obligeoit a fortir <strong>de</strong><br />

Balc.<br />

Après votre départ, dit alors Irol<strong>de</strong>, je me<br />

repréfentai que vous alliez chercher la mort,<br />

& cette i<strong>de</strong>e dont mon efprit ne pouvoit fe<br />

détacher , me plongea dans une langueur que<br />

Thisbine en vain s'efforca <strong>de</strong> difliper. Enfin le<br />

regret <strong>de</strong> ne vous plus voir troubla mon repos<br />

a tel point que je pris la réfolution <strong>de</strong> courir<br />

après vous & <strong>de</strong> vous ramener a Balc. La<br />

difTiculté étoit <strong>de</strong> faire agréer mon <strong>de</strong>fTein k<br />

Thisbine ; efrecHvement elle le combattit par<br />

les plus fortes raifons, & elle ne cefla <strong>de</strong> s'oppofer<br />

a. mon départ, que lorfqu'elle vit bien<br />

que mon opiniatreté la-<strong>de</strong>flus ne pouvoit êrre<br />

vaincue. Je partis donc, & pris d'abord Ie chemin<br />

<strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s , oü je favois que vous étiez<br />

allé; je vous cherchai par-tout ce grand royaume,<br />

& n'y apprenant point <strong>de</strong> vos nouvelles,


33° R O L A N D<br />

je tournai mes pas vers ce pays d'Altin. Tyfus<br />

a peine arrivé, que j'entendis parler <strong>de</strong>s<br />

prifons <strong>de</strong> Falerine ; je craignis alors , mon<br />

cher Prafd<strong>de</strong>, que vous n'euffiez eu le malheur<br />

<strong>de</strong> tomber dans les fers <strong>de</strong> la magicienne, &<br />

je réfolus <strong>de</strong> ne rien épargner pour m'en éclaircir.<br />

Mais pendant que je fongeois aux moyens<br />

d'en venir k bout, je fits arrêté par un grand<br />

nombre <strong>de</strong> gens <strong>de</strong> guerre qui fe jetèrent<br />

tous enfemble fur moi, 8c me menèrent en<br />

prifon.<br />

Irol<strong>de</strong> cefla <strong>de</strong> parler en cet endroit, 8c Ie<br />

fils d'Aimon charmé <strong>de</strong> 1'amitié parfaite qui<br />

uniffoit ces <strong>de</strong>ux chevaliers perfans , fe réjouit<br />

avec eux <strong>de</strong> 1'heureux fort qui les raffembloit.<br />

C H A P I T R E VI.<br />

Renaud & Fleur- <strong>de</strong>-Lys apprennent <strong>de</strong>s nouvelles<br />

d'Albraque.<br />

LES trois chevaliers 8c la dame arrivèrent<br />

a un petit village oü on leur donna le couvert<br />

8c a fouper; ils fe tinrent fur leurs gar<strong>de</strong>s toute<br />

Ia nuit, car ils avoient lieu d'appréhen<strong>de</strong>r que<br />

FJerine , fur la nouvelle qu'elle <strong>de</strong>voit avoir


L ' A M O U R E U X . 331<br />

eue dumaflacre <strong>de</strong> fes foldats, n'en fit chercher<br />

les auteurs; cependant ils ne virent point paroitre<br />

d'ennemis, & ils partirent a la pointe<br />

du jour. Le guerrier francois <strong>de</strong>manda le chemin<br />

du jardin merveilleux pour en aller détruire<br />

les enchantemens ; mais Feur-<strong>de</strong>-Lys le<br />

détourna <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>flein, en lui repréfentant<br />

1'état oü fe trouvoit le comte d'Angers fon<br />

coufin. Renaud fe laiffa donc perfua<strong>de</strong>r.<br />

Ils marchèrent phüieurs jours <strong>de</strong> fuite, &<br />

arrivèrent enfin au lieu oü <strong>de</strong>voit être le fleuve<br />

<strong>de</strong> 1'oubli. La tendre amantc <strong>de</strong> Brandimart ne<br />

témoigna pas peu <strong>de</strong> furprife <strong>de</strong> ne plus voir<br />

le fleuve , le chateau , le pont, ni le verger.<br />

Tandis qu'elle cherchoit <strong>de</strong>s yeux avec inquiétu<strong>de</strong><br />

ce qu'elle ne pouvoit retrouver , il pafla<br />

prés d'eux un homme k cheval qui piquoit a<br />

toute bri<strong>de</strong>. Ils 1'arrêtèrent; & comme il paroiflbit<br />

tout efTrayé , ils lui <strong>de</strong>mandèrent le<br />

fujet <strong>de</strong> fa peur : au lieu <strong>de</strong> leur répondre, il<br />

ne faifoit que regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>rrière lui , comme<br />

un homme qui craint d'être pourfuivi. Le paladin<br />

voulut le raffurer en tui difant qu'il ne<br />

paroiflbit perfonne , .& qu'en tout casil voyoit<br />

trois chevaliers qui prendroient fa défenfe<br />

contre ceux qui voudroient lui- nuire. Ces paroles<br />

ne diffipèrent qu'une partie <strong>de</strong> fa crainte.<br />

Seigneurs chevaliers, leur dit - il d'une vois


33* R O L A N D<br />

tremblante, mauditfoit l'amour du roi Agrican<br />

qui a déja coüté la vie a tant <strong>de</strong> milliers d'hommes;<br />

j'étois du nombre <strong>de</strong>s tartares qui faifoient<br />

le fiège d'Albraque; il eft arrivé au fecours<br />

<strong>de</strong> cette forterefle neuf chevaliers qui<br />

ont fait un carnage épouvantable <strong>de</strong>s aftiégeans.<br />

Parmi ces braves chevaliers , il y en a un qui<br />

a <strong>de</strong>s armes blanches, Sc un autre <strong>de</strong>s armes<br />

noires; mais j'ai principalement remarqué un<br />

guerrier <strong>de</strong> haute apparence qui a fait <strong>de</strong>s prodiges<br />

<strong>de</strong> valeur Sc <strong>de</strong> force, je lui ai vu couper<br />

d'un feul coup la tête Sc le bras <strong>de</strong> Brontin ,<br />

fendre d'un autre coup le vaillant Santarie jufqu'a<br />

la ceinture, fracafler le cafque Sc la cervelle<br />

au roi <strong>de</strong> Tendouc. Que vous dirai-je?<br />

Cent mille <strong>de</strong> nos foldats ont pris la fuite k<br />

fon feul afpecT; mais ce qui a caufé 1'épouvante<br />

que vous me voyez, c'eft que j'ai vu ce chevalier<br />

dans fa fureur fendre en <strong>de</strong>ux le monftrueux<br />

Radamanthe , Sc renyerfer du roe en<br />

bas d'un coup <strong>de</strong> pied notre empereur avec le<br />

géant Argante. Rien ne peut arrêter ce guerrier<br />

terrible. II pénétreroit jufqu'aux enfers<br />

s'il l'avoit entrepris. Adieu, feigneurs chevaliers<br />

, il me femble que je le vois me pourfuivre<br />

, Sc je ne me croirai point en füreté<br />

que je ne fois dans Rochebrune, Sc que le pont<br />

n'en foit levé.<br />

s


I ' A M o Ü E E Ü X ; 333<br />

Ainfi paria le tartare , qui fans s'arrêter<br />

davantage, pouffa fon cheval vers 1'afyle oh<br />

tendoient fes défirs. Renaud jugea bien que ce<br />

chevalier redoutable, dont il venoit d'entendre<br />

parler , ne pouvoit être que fon coufin. II<br />

ne douta pas non plus que les <strong>de</strong>ux guerriers<br />

aux armes blanches & noires ne fufTent les <strong>de</strong>ux<br />

hls du marquis Olivier. II fe réfolut k les aller<br />

joindre. Irol<strong>de</strong> & Prafd<strong>de</strong> ne voulurent point<br />

abandonner leur libérateur , & Fleur-<strong>de</strong>-Lys<br />

Faccompagna volontiers dans Fefpérance <strong>de</strong><br />

rerrouver Brandimart.<br />

Ils prirent donc la route <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> Galafron,<br />

oiiils arrivèrentenpeu<strong>de</strong>jours. Comme<br />

ils approchoient d'Albraque , ils rencontrèrent<br />

fur le bord d'un fleuve un chevalier armé <strong>de</strong><br />

toutes pièces , dont les armes étoient magnifiques,<br />

& qui montoit un puiflant courfier qu'une<br />

<strong>de</strong>moifelle lui tenoit par la bri<strong>de</strong>. Lorfque<br />

Fleur-<strong>de</strong>-Lys 1'eutconfidéré quelque tems, elle<br />

dit k fa compagnie : Si la <strong>de</strong>vife ne me trompe<br />

point, je crois connoïtrela perfonne que vous<br />

prenez pour un chevalier; c'eft 1'orgueilleufe<br />

reine Marphife , la plus fiére dame <strong>de</strong> toute la<br />

terre habitable , je ne vous confeille pas <strong>de</strong><br />

mefurer vos forces avec les hennes.<br />

Le fils d'Aimon fourit k ces paroles. Noble<br />

dame, dit-il a Fleur-<strong>de</strong>-Lys, je ne doute point


334 R O L A N D<br />

<strong>de</strong> 1'extrême valeur, ni <strong>de</strong> la force <strong>de</strong> la reine<br />

Marphife ; la haute reuommée <strong>de</strong> cette princefTe<br />

a volé jufqu'en occi<strong>de</strong>nt, mais 1'honneur<br />

que j'ai <strong>de</strong> vous accompagner relève mon courage<br />

, & me donne même envie <strong>de</strong> m'éprouver<br />

contre cette incomparable guerrière. A ces<br />

mots, il s'avanca vers Marphife qui venoit h<br />

lui dans le même <strong>de</strong>fTein. Chevalier , lui ditelle<br />

d'un ton altier quand elle fut ii portee <strong>de</strong><br />

fe faire entendre, n'efpère pas continuer ton<br />

chemin , fi tu n'en obtiens <strong>de</strong> moi la liberté.<br />

Gran<strong>de</strong> reine, lui répondit Renaud d'un air<br />

refpetTueux & en s'inclinant fur les arcons,<br />

c'eii pour vous la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r que j'ofe me préfenter<br />

<strong>de</strong>vant vous ; & fi vous daignez ajouter<br />

a cette faveur celle <strong>de</strong> m'honorer d'une <strong>de</strong> vos<br />

courfes, j'aurai la gloire d'avoir augmenté le<br />

nombre <strong>de</strong> vos exploits.<br />

La fuperbe Marphife parut étonnée <strong>de</strong> cette<br />

réponfe, & regardant attentivement le chevalier<br />

: Tu es le premier mortel, lui dit-elle, qui<br />

m'ayant connue, ait eu 1'audace <strong>de</strong> me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

la joüte : Je ne veux pas te refufer cette<br />

fatisfadtion, nous allons voir fi ta valeur répond<br />

a ta cbntenance guerrière. Le fils d'Aimon<br />

s'inclina pour la fecon<strong>de</strong> fois ; & voyant que<br />

la reine tournoit bri<strong>de</strong> pour prendre du champ,<br />

il en fit autant <strong>de</strong> fon cöté.


L' A ift o u R E u x: 335<br />

On s'étonnera peut-être que Marphife fut fi<br />

tranquille dans le tems que <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s armées<br />

étoient aux mains ; mais j'ai déja dit que<br />

eette guerrièr ene s'intérefToit nullement au fort<br />

<strong>de</strong> Galafron; & que fi elle avoit accompagaé<br />

ce roi, ce n'étoit que pour joindre Agrican,<br />

& le combattre. En arrivant <strong>de</strong>vant Albraque,<br />

elle avoit fait féparer fon armée <strong>de</strong> celle du<br />

Cathay, & dit a fes chefs : Ne quittez point<br />

votre camp fans <strong>de</strong>s ordres précis <strong>de</strong> ma part:<br />

quand vous aurez appris la fuite <strong>de</strong>s indiens,<br />

Sch prife ou la mort du roi Galafron, alors<br />

qu'on me vienne avertir, j'irai fondre fur Agrican<br />

& fur tous fes tartares. Marphife après cet<br />

ordre s'étoit retirée fur le bord du fleuve oh<br />

Renaud l'avoit trouvée , & elle y attendoit<br />

qu'on lui virii apprendre la déroute du roi du<br />

Cathay.<br />

C H A P I T R E<br />

VII.<br />

Suite <strong>de</strong> la Bataille entre les rois Agrican &<br />

Galafron.<br />

LA bataille fanglante qui f e<br />

donnoit entre les<br />

fujets d'Agrican & <strong>de</strong> Galafron avoit attiré au<br />

fecours <strong>de</strong> 1'empereur tous les tartares qui


33S R O L A N D<br />

étoient dans Albraque, ce qui avoit facilité k<br />

Torin<strong>de</strong> 1'èxécution d'un <strong>de</strong>ffein qu'il méditoit.<br />

II gagna fans peine la campagne, & joignit<br />

Agrican, qui laifTant k fes trovipes le foin <strong>de</strong><br />

pourfuivre <strong>de</strong>s ennemis qui commencoienta ne<br />

fe plus défendre, avoit levé la viiïère <strong>de</strong> fon<br />

cafque pour prendre lefrais. Torin<strong>de</strong> 1'aborda,<br />

& lui dit : Grand monarque , tu vois le roi <strong>de</strong><br />

Carifme qui fut ton ennemi, j'ai pris les armes<br />

contre toi k la prière du roi <strong>de</strong> Circaffie mon<br />

ami; mais I'ingrate Angélique protégé un traitre<br />

qui n'eft recommandable que par la noirceur<br />

<strong>de</strong> fes crimes; en un mot, le lache Trufaldin<br />

qui nous a offenfés Sacripant & moi. Elle a<br />

1'injuftice <strong>de</strong> nouspriver du droit naturel qu'ont<br />

les guerriers <strong>de</strong> venger leur gloire par la voie<br />

<strong>de</strong>s armes. Je viens t'offrir mon amitié, & lier<br />

mon reffentiment au tien.<br />

Vaillant Torin<strong>de</strong>, lui répondit le tartare en<br />

1'embraffant, je recois avec joie pour ami un<br />

auffi grand prince que vous; & pourvu que<br />

vous n'afpiriez point a la poffeffion <strong>de</strong> la princeffe<br />

dotit vous vous plaignez, il n'eft rien fous<br />

ma puiffance dont vous ne puiffiez difpofer<br />

comme <strong>de</strong> moi-même. Seigneur , répliqua le<br />

roi <strong>de</strong> Carifme, toute adorable qu'eft Angélique<br />

, mes yeux ont vu fes charmes impunément,<br />

je vous en abandonne la pourfuite; vous


L'A ilt o u R E u x.<br />

n'aurez a difputer fon cceur qu'au roi <strong>de</strong> Circafiie:<br />

k 1'égard <strong>de</strong> Sacripant, interrompit 1'empereur,<br />

c'eft un diftérend k régler entre lui &<br />

moi.<br />

Après cette converfation , le monarque tartare<br />

mena le Carifmien dans fon camp ou il le<br />

fit reconnoïtre pour fon ami ; on rendit les<br />

armes aux fujets du roi Torin<strong>de</strong> qui avoient<br />

été faits prifonniers, & qui étoient en grand<br />

nombre, ce qui augmenta les forces. <strong>de</strong>s affiégeans.<br />

Pendant que les Carifmiens faifoient éclater<br />

dans ce camp la joie qu'ils avoient <strong>de</strong> revoir k<br />

leur tête leur généreux roi, les illuftresdéfenfeurs<br />

d'Angélique fe difpofoient k y porter un<br />

étrange défordre. Le comte d'Angers & Sacripant<br />

marchoient les premiers , & Brandimart i<br />

Hubert du Lion,le roi Adrian & Clarion les fui!<br />

votent.Ils allèrent d'abordoii ils s'appercurent<br />

que les fujets <strong>de</strong> Galafron étoient le plus en déroute;<br />

ils chargèrentles tartares qui les pourfuivoient,<br />

& <strong>de</strong> leurs premiers coups ils ralentirent<br />

Par<strong>de</strong>ur qui les animoit. Brandimart<br />

& fes compagnons achevèrent <strong>de</strong> rétablir le<br />

combat, ou pour mieux dire <strong>de</strong> culbuter leurs<br />

ennemis.<br />

Alors on vit les vainqueurs renverfés k leur<br />

tour. Les rois Saritron, Poliferne, Uldan %<br />

Tornt 1,<br />

^


3 5g R O L A N D<br />

Pandragon accoururent pour les foutenïr, mais<br />

tous leurs efforts ne furent pas d'un grand fecours.<br />

Roland <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux coups confécutifs fendit<br />

Pandragon jufqu'a la ceinture , & renverfa<br />

très-ru<strong>de</strong>ment le brave Saritron, roi <strong>de</strong>s Keraïtes.<br />

Sacripant bleffa Uldan , roi <strong>de</strong> Caracorom<br />

k 1'épaule , & Brandimart coupa la tête<br />

au roi Poliferne. Ce début arrêta les peuples<br />

du Cathay qui fuyoient , & fit paffer k leurs<br />

ennemis Peffroi qui glacoit leurs cceurs; ce qui<br />

acheva <strong>de</strong> les raffurer, fut la mort du monftrueux<br />

Argante.<br />

Cet énorme géant avoit rencontré Galafron<br />

dans la mêlée, il avoit faifi fon cheval par la<br />

bri<strong>de</strong>, & il 1'emmenoit prifonnier dans le camp<br />

tartare, lorfque le comte d'Angers reconnut<br />

le père d'Angélique k la cquronne d'or qu'il<br />

portoit fur fon cafque. Le paladin k cette vue<br />

s'enflamma <strong>de</strong> courroux , il pouffa Bri<strong>de</strong>dor<br />

fur le géant, & lui coupa <strong>de</strong> fon épée. le bras<br />

qui tenoit la bri<strong>de</strong> du cheval; mais la terrible<br />

Durandal ne trouvant pas affez <strong>de</strong> réfiftance<br />

k ce bras , abattit la tête du cheval <strong>de</strong> Galafron<br />

, & 1'animal tombant mort, renverfa fon<br />

maïtre. Roland redoubla , 8c d'un coup <strong>de</strong><br />

pointe perca les entrailles d'Argante <strong>de</strong> part en<br />

part; il alla relever enfuite le roi du. Cathay,<br />

& le remonta fur un puiffant courfier qu'il öta


L' A M O U R E U X. 3 39<br />

fur Ie champ k un chevalier tartare dont il fracaffa<br />

la cervelle d'un coup <strong>de</strong> poin


340 R O L A N D<br />

<strong>de</strong> fe venger , il raffembla' au plutöt tout ee<br />

qu'il put .trouver <strong>de</strong> tartares , &C fuivi <strong>de</strong> Torin<strong>de</strong><br />

avec fes Carifmiens, il s'avanca vers les<br />

défenfeurs d'Albraque.<br />

Les indiens- furent les premières victimes <strong>de</strong><br />

fa fureur : Marquinor , roi d'Altin , avec cinq<br />

ou fix <strong>de</strong> leurs chefs , en avoient pris la conduite<br />

après la mort du géant Archilore: Agrican<br />

fondit fur Marquinor, & lui fendit le calque<br />

& la tête , tandis que Torin<strong>de</strong> a fes cötés renverfa<br />

<strong>de</strong>ux chefs <strong>de</strong>s indiens l'un après 1'autre.<br />

Une fi brufque expédition jeta la terreur parmi<br />

les indiens qui ne tardèrent pas a s'ébranler;<br />

&C li les peuples du Cathay, conduits par les<br />

princes aventuriers, ne fuffent venus k leur<br />

fecours, ils auroient cherché leur falut dans la<br />

fuite; mais Sacripant, Hubert du lion , Brandimart,<br />

Adrian Sc Clarion, les raffurèrent par<br />

une vive irruption qu'ils firent fur les tartares.<br />

Roland y arriva lui-même , il venoit <strong>de</strong> quitter<br />

Galafron. Alors le combat fe renouvella<br />

avec plus d'ar<strong>de</strong>ur ; comme il y eut plus <strong>de</strong><br />

réiïltance <strong>de</strong> part & d'aiitre, le carnage en fut<br />

plus grand. Brandimart attaqua Torin<strong>de</strong>, &<br />

1'empereur reconnoiffant 1'ennemi qu'il cherchoit<br />

moins k fes armes qu'a fes coups , fe<br />

jette fur lui comme un lion preffé <strong>de</strong> la faun<br />

fe jette fur fa proie. II gcüte par avance le


t' A M O U R E Ü X.'<br />

plaifir <strong>de</strong> fe venger ; mais il trouve un guerrier'<br />

qui craint peu fon reffentiment, les coups re*<br />

tentifient fur 1'airain. Les <strong>de</strong>ux premiers guerriers<br />

du mon<strong>de</strong> font aux mains, une égale fureur<br />

les anime ; & pendant qu'ils s'acharnent l'unfur<br />

1'autre , Ie combat <strong>de</strong>vient plus effroyable<br />

entre les <strong>de</strong>ux armées, 1'effroi, le bruit &C la<br />

mort y règnent <strong>de</strong> tous cötés.<br />

L'empereur craignant qu'on ne Ie vint <strong>de</strong><br />

nouveau féparer <strong>de</strong> fon ennemi, feignit d'appréhen<strong>de</strong>r<br />

les fuites <strong>de</strong> fon combat avec lui: il<br />

fortit <strong>de</strong> la mêlée , poufia Bayard vers la forêt<br />

qu'on découvroit au bout <strong>de</strong> la plaine , ne doutant<br />

point que par cet artifice il n'atriratfar fes<br />

pas le guerrier avec lequel il vouloit en liberté<br />

continuer <strong>de</strong> combattre; en effet, le comte ne<br />

manqua pas <strong>de</strong> le fuivre <strong>de</strong> toute la vïtefle <strong>de</strong><br />

Bri<strong>de</strong>dor.<br />

Après le départ d'Agrican, les tartares ne<br />

foutinrent pas long-tems 1'effort <strong>de</strong> leurs ennemis;<br />

ne voyant plus leur empereur, en qui<br />

feul étoit leur confiance, ils prirent la fuite ,<br />

les chevaliers d'Angéiique les pourfuivirent<br />

jufqu'a leur camp , qui fut pillé. Le roi Balan ,<br />

Antifort <strong>de</strong> la Blahche Rufiie , & le prince<br />

Aftolphe furent délivrés, & par un bonheur<br />

tout particulier pour cet anglois, le ciel per-.<br />

mit qu'il rencontrüt im tartare qui emportoit<br />

Yiij


34» R O L A N D<br />

fes belles armes & fa lance d'or. Aftolphe Ie<br />

perca <strong>de</strong> fon épée , reprit fes armes &c fa lance;<br />

&: dédaignant <strong>de</strong> pourfuivre <strong>de</strong>s gens qui<br />

fuyoient, il alla <strong>de</strong> nouveau offrir fes fervices<br />

ü la princeffe du Cathay.<br />

C H A P I T R E<br />

VIII.<br />

Combat <strong>de</strong> Marphife & <strong>de</strong> Renaud, & commtnt il<br />

fut interrompu.<br />

C' E T O IT alors que la reine Marphife & le<br />

feigneur <strong>de</strong> Montauban alloient éproiiver leurs<br />

forces k la joüte ; les armes <strong>de</strong> la guerrière<br />

étoient d'argent; tk ce qui les rendoit plus<br />

eftimables , c'eft qu'elles avoient été forgées<br />

par enchantement. Plufieurs rubis éclatoient<br />

<strong>de</strong>ffus; fon cafque avoit pour cimier un dragon<br />

d'or qui fembloit vomir <strong>de</strong> brülantes dammes,<br />

hgurées par <strong>de</strong>s plumes <strong>de</strong> cette couleur qui<br />

flottoient au gré du vent. Son écharpe étoit<br />

d'une gaze d'argent parfemée <strong>de</strong> dammes , &<br />

bordée d'un hl d'or tout autour. Son courfier<br />

blanc a taches rouges paroiffoit <strong>de</strong>s plus vigoureux<br />

, & fa lance avoit été faite d'un bois naturellement<br />

rouge, & auffi dur que le fer.<br />

Le chevalier , comme je 1'ai dit, Sc la guer-


t' A m o v R E v x: '<br />

rière s'étoient éloignés pour prendre du champ;<br />

ils revinrent l'un fur 1'autre avec impétuofité.<br />

Quelque forte que fut la lance <strong>de</strong> la reine, elle<br />

fe rompit en éclats , fans que le noble paladin<br />

en füt ébranlé dans les argons ; mais il bauffa<br />

la fienne , comme s'il eut dü rougir <strong>de</strong> vaincre<br />

une femme , & acheva glorieufcment fa carrière<br />

, laiffant fon orgueilleufe ennemie fans<br />

efpérance <strong>de</strong> 1'abattre. Quand elle vit fa lance<br />

rompue , & que le chevalier étoit encore en la<br />

felle,on ne peut exprimer le dépit qu'elle en eut.<br />

Elle prit a partie fes dieux Tervagant & Mahomet,<br />

& les menaca <strong>de</strong> les priver <strong>de</strong> fes hommages<br />

; mais ce qui lui fait le plus <strong>de</strong> peine, c'eft<br />

que ce guerrier ait voulu 1'épargner. Sa fierté<br />

s'indigne <strong>de</strong> ce ménagement, & langant fur le<br />

paladin <strong>de</strong>s regards pleins <strong>de</strong> honte &c <strong>de</strong> rage,<br />

elle lui dit d'un ton altier : Quelle eft donc ta<br />

penfée , audacieux inconnu ? Dédaignes - tu<br />

d'employer tes forces contre moi? Ah fache<br />

qu'au lieu d'aifecTer k contre-tems un vain refpecl:<br />

indigne <strong>de</strong> mon courage, tu as befoin <strong>de</strong><br />

toute ta valeur pour défendre ta vie 8c ta liberté.<br />

Gran<strong>de</strong> reine , lui répondit Renaud , vous<br />

pouvez m'öter le jour, fi vous le fouhaitez :<br />

je fuis trop glorieux d'être échappé k la première<br />

atteinte <strong>de</strong> votre lance, 8c je juge bien<br />

Y iv


344 R O L A N D<br />

que je ne pöurrois foutenir dans un plus long<br />

combat votre valeur qui eft égale a votre<br />

beauté. Difpenfez-moi donc A ce difcours,<br />

interrompit Marphife toute émue , je reconnois<br />

que tu es <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> 1'empereur Charles<br />

; mais il ne s'agit point ici <strong>de</strong> louanges, ni<br />

<strong>de</strong> galanterie , je prens ton langage flatteur<br />

pour une injure, & ne te regar<strong>de</strong> plus que<br />

comme mon plus grand ennemi. Ah, madame,<br />

répliqua Renaud, ce fentiment eftinjufte; &c<br />

malgré votre courroux que je n'ai point mérité<br />

, je ne puis me réfoudre a répandre un fi<br />

beau fang. Crois-tudonc, reprit-elle fièrement,<br />


L ' A M O U R E U X . 34^<br />

force extreme, ou que du moins elle Fenleveroit<br />

<strong>de</strong>s arcons; mais le paladin fut réfifter a<br />

fes efforts, & ils ne purent jamais s'abattre l'un<br />

1'autre ; enfin la reine fe laffant <strong>de</strong> Popiniatreté<br />

<strong>de</strong> fon ennemi, quitta cette inanière <strong>de</strong> combattre<br />

, & lui donna un fi grand coup <strong>de</strong> poing<br />

<strong>de</strong> fon gantelet <strong>de</strong> fer fur la joue, qu'il en fut<br />

tout étourdi, le fang lui fortit en abondance<br />

par le nez & par la bouche. La douleur qu'il<br />

reffentit du coup Pobligea <strong>de</strong> lacher prife. La<br />

princeffe profitant <strong>de</strong> ce tems-la , piqua fon<br />

cheval , s'éloigna &c revint d'une courfe rapi<strong>de</strong><br />

fondre fur Renaud I'épée a la main , &<br />

fendit fon bouclier qu'il lui oppofa. Le chevalier<br />

a fon tour la frappa , mais feulement du<br />

plat <strong>de</strong> Flamberge , pour la mettre hors<br />

<strong>de</strong> combat, fans la bleffer. La pcfanteur <strong>de</strong> fon<br />

coup obligea la reine a plier la tête jufques fur<br />

1'arcon <strong>de</strong> la felle ; mais elle s'en vengea par<br />

un autre coup qui renverfa Renaud fur la croupe<br />

<strong>de</strong> fon cheval ; il ne pouvoit que fuccomber ,<br />

puifque les forces <strong>de</strong> Marphife égaloient les<br />

fiennes , & qu'elle avoit <strong>de</strong> plus fur lui 1'avantage<br />

d'avoir <strong>de</strong>s armes enchantées qu'aucun<br />

acier ne pouvoit entamer.<br />

Le paladin fe remit , & le combat alloit<br />

recommencer avec plus d'acharnement qu'auparavant,<br />

lorfque le roi Galafron, a la tête


34


L' A M ó u R E ü x: ^47<br />

rage fut encore bien plus grand, lorfqne Renaud<br />

, Irol<strong>de</strong> & Prafil<strong>de</strong> fe furent joints k la<br />

reine contre les fujets <strong>de</strong> Galafron.<br />

Sur ces entrefaites , Brandimart qui pourfuivoit<br />

auffi les tartares, arriva dans cet endroit;<br />

mais comme il s'approcha du fleuve pour y<br />

étancher une foif preffante qui le dévoroit ,<br />

il appercut fur fes bords fa chère Fleur-<strong>de</strong>-<br />

Lys qui s'y étoit retirée avec les dames <strong>de</strong><br />

Marphife , pour être k quelque diftance <strong>de</strong> la<br />

mêlée. 11 ne fe fouvient plus <strong>de</strong> rien ; tout<br />

autre foin cè<strong>de</strong> a celui <strong>de</strong> courir k 1'objet <strong>de</strong><br />

fon amour ; il <strong>de</strong>fcend <strong>de</strong> cheval, &c va fe<br />

jeter aux genoux <strong>de</strong> fa maïtreffe qui , partageant<br />

la joie dont il eft animé , le relève &<br />

Fembraffe très-ctroitement. Que n'ont point a<br />

fe dire <strong>de</strong>ux amans qui fe revoient après une<br />

longue abfence ? Pour s'entretenir fans crainte<br />

d'être interrompus , ils marchèrent tous <strong>de</strong>ux<br />

vers un grand bois qui n'étoit pas loin <strong>de</strong> la.<br />

Cependant les troupes du Cathay fe raffemblèrent<br />

autour <strong>de</strong> leur roi que Fon avoit remonté<br />

, & ce vieux prince animoit tous fes<br />

gens contre Renaud qu'il croyoit le meurtrier<br />

<strong>de</strong> fon fils. Un mon<strong>de</strong> d'ennemis fond fur le<br />

guerrier francois ; & comme les indiens , k<br />

la tête <strong>de</strong>fquels s'étoient mis les rois Adrian<br />

& Balan , Ruben du Lion , Clarion & An»


'}48<br />

R O L A N D<br />

tifort venoient encore au fecours <strong>de</strong> Galafron ,<br />

le paladin , Marphife, Irol<strong>de</strong> & Prafil<strong>de</strong> alloient<br />

être accablés , fi 1'armée perfane ne<br />

fut arrivée fort k propos pour les défendre.<br />

Une <strong>de</strong>s dames <strong>de</strong> la reine , dés le commencement<br />

du combat, avoit couru lui porter<br />

Pordre <strong>de</strong> marcher en diligence.<br />

Les perfans firent d'abord une irruption ft"<br />

vive fur les troupes du Cathay , qu'ils les culbutèrent<br />

fur les indiens qui s'ébranlèrent malgré<br />

leurs commandans. Pour furcroït <strong>de</strong> malheur<br />

pour Galafron , les rois Torin<strong>de</strong> , Uldan<br />

& Saritron vïnrent le charger avec le gros<br />

corps <strong>de</strong> tartares & <strong>de</strong> carifmiens qu'ils avoient<br />

raffemblés après la défaite <strong>de</strong> 1'armée d'Agrican.<br />

Quelque réfiftance que puffent faire<br />

Adrian , Balan & leurs compagnons , ils furent<br />

obligés <strong>de</strong> fe réfugier dans Albraque<br />

comme tous les autres <strong>de</strong> leur parti. Les perfans<br />

dédaignèrent <strong>de</strong> les pourfuivre , & fe<br />

rangèrent autour <strong>de</strong> leur reine qui traita favorablement<br />

les rois Torin<strong>de</strong> , Uldan & Saritron<br />

; Torin<strong>de</strong> fur-tout, dont elle eftimoit le<br />

courage. Elle lui <strong>de</strong>manda par quel bonheur<br />

elle avoit acquis fon arriitié , & pourquoi il<br />

n'étoit plus dans les intéréts <strong>de</strong> Galafron &<br />

d'Angélique.<br />

La-<strong>de</strong>ftus le roi <strong>de</strong> Carifme raconta tout


I'AMOUREUX.' 349<br />

ce qui s'étoit paffé dans Albraque au fujet <strong>de</strong><br />

Trufaldin. Hé quoi, s'écria Marphife avec indignation<br />

, ce lache roi du Zagathay voit encore<br />

le jour ? ah , généreux Torin<strong>de</strong> , je me<br />

charge <strong>de</strong> vous venger ! Gran<strong>de</strong> reine , dit<br />

alors le feigneur <strong>de</strong> Montauban , ne vous<br />

abaifTez point a faire rougir vos. armes d'un<br />

fang fi vil, c'eft a moi <strong>de</strong> pourfuivre le chatiment<br />

<strong>de</strong> cet indigne monarque. Le paladin ,<br />

pour augmenter 1'horreur qu'on avoit déja <strong>de</strong><br />

Trufaldin , rit un rapport fidéle <strong>de</strong> tout ce<br />

qu'il avoit vu dans la caverne <strong>de</strong> Rabican ,<br />

& tout le mon<strong>de</strong> applaudit au ferment qu'il<br />

avoit fait <strong>de</strong> venger la mort tragique d'AIbarofe<br />

: la reine Marphife fur-tout fut fi pénétrée<br />

du récit touchant que Renaud fit <strong>de</strong> cette hiftoire<br />

, qu'elle jura <strong>de</strong> ne point s'éloigner d'Albraque<br />

qu'elle ne vit le perfi<strong>de</strong> Trufaldin puni.<br />

Cette princefTe embraffa enfuite le fils d'Aimon<br />

, & lui <strong>de</strong>manda fon amitié, en lui difant<br />

qu'elle n'avoit point trouvé <strong>de</strong> chevalier plus<br />

digne <strong>de</strong> fon eftime.


35® R O L A N D<br />

C H A P I T R E IX.<br />

De quelle maniïre Fleur-<strong>de</strong>-Lys fut flparee <strong>de</strong><br />

Brandimart. Conibat d''Agrican & du comte<br />

d'Angers , & quel en fut [evenement.<br />

BRANDIMART & fon amante étant arrivés<br />

dans le bois , s'étoient afiis fous un chêne<br />

toufiu ; ils fe racontoient leurs aventures <strong>de</strong>r<br />

puis qu'ils avoient été féparés , &c les peines<br />

cruelles que 1'abfence leur avoit fait fouffrir.<br />

Ils pafsèrent le refte du jour , & la plus gran<strong>de</strong><br />

partie même <strong>de</strong> la nuit, a s'entretenir ; ils ne<br />

s'abandonnèrent aux douceurs du fommeil,<br />

que peu <strong>de</strong> tems avant que le jour recommencat<br />

a paroitre.<br />

Pendant qu'ils dormoient, un hermite qui<br />

avoit établi fa <strong>de</strong>meure affez prés <strong>de</strong> ce lieu ,<br />

fortit <strong>de</strong> fa cabane pour aller a la provifion<br />

avec un ane qu'il chaffoit <strong>de</strong>vant lui. II appercut<br />

ces <strong>de</strong>ux amans; & la beauté <strong>de</strong> la<br />

dame qui n'étoit que „trop capable d'animer<br />

un cceur confacré a la retraite & au filence,<br />

le frappa vivement.<br />

Loin <strong>de</strong> combattre fes<br />

défirs, il ne fongea qu'a les fatisfaire : il tou-


L' A M O U R E U X.' 351<br />

cha Ia dame Sc le chevalier au bras d'une racine<br />

qui avoit la propriété d'affoupir pour<br />

quelques heures d'un profond fommeil. L'Anachorète<br />

mufulman s'étant ainfi précautionné<br />

contre la réfifiance <strong>de</strong> la dame , & coatre le<br />

reffentiment du chevalier , prit Fleur-<strong>de</strong>-Lys<br />

entre fes bras , 1'étendit fur fon ane , Sc la<br />

ha fortement avec <strong>de</strong>s courroies ; puis , tout<br />

rempli <strong>de</strong> joie , il retourna vers fa cabane ,<br />

dans Fefpérance <strong>de</strong> confommer fans danger<br />

fon coupable <strong>de</strong>ffein ; mais le ciel permit<br />

qu'il paffa parda un lion afFamé qui fe jeta fur<br />

le fcélérat avec furie ; Sc pendant qu'il le<br />

divoroit , 1'ane effrayé s'enfuit avec la belle<br />

charge qu'il portoit.<br />

Fleur-<strong>de</strong>-Lys , après que la racine eut fait<br />

fon effet, fe réveilla. Etonnée <strong>de</strong> fe voir dans<br />

1'état oh elle étoit, elle fit tous fes efforts<br />

pour fe délier ; Sc n'en pouvant venir a bout.,<br />

elle fe mit a remplir Fair <strong>de</strong> cris , en implorant<br />

le fecours du ciel Sc <strong>de</strong> fon cher Brandimart<br />

, dont elle ne pouvoit comprendre<br />

comment elle avoit été fi défagréablement<br />

féparée ; d'une autre part , fon amant, trop<br />

éloigné d'elle pour Fentendre , fe défefpéroit<br />

<strong>de</strong> ne la plus retrouver a fon réveil , il la<br />

cherchoit aux environs ; Sc craignant <strong>de</strong> s'éloigner<br />

d'elle en voulant s'en approcher , ilne


3ji<br />

R O L A N D<br />

• favoit quel parti prendre ; enfin fes oreilles<br />

furent frappées d'un bruit qui fembloit venir<br />

vers lui. Il s'avance pour apprendre ce que<br />

c'eft; il arrivé a un grand chemin qui traverfoit<br />

la forêt , & voit une troupe <strong>de</strong> gens<br />

<strong>de</strong> guerre qui conduiloient <strong>de</strong>s chameaiix , fur<br />

l'un <strong>de</strong>fquels étoit montée une dame 1<br />

toute<br />

éplor-ée.<br />

II étoit aifé <strong>de</strong> juger a fa contenance & k<br />

fes gémiffemens , qu'on 1'emmenoit malgré<br />

elle. Deux difformes géants marchoicnt a la<br />

queue <strong>de</strong> la troupe pour la défendre fi fon<br />

fatraauoit, & un troifième géant, plus terrible<br />

que les autres, paroiffoit ii la tête. Brandimart<br />

crut d'abórd que c'étoit Fleur-<strong>de</strong>-lys. Pour s'en<br />

cclaircir, il cherchoit a s'en approcher; mais<br />

comme on ne le lui vouloit pas permettre , il<br />

renverfa 'trois ou quatre foldats qui s'oppo-<br />

Jbient a fon paffage. Les <strong>de</strong>ux géans qui faifoient<br />

Farrière - gar<strong>de</strong>' s'avancèrent fur lui:<br />

Chétive créaturej lui dit l'un d'eux, rends-toi<br />

fans différer , ou tu es mort. Brandimart, au<br />

lieu <strong>de</strong> lui répondre, poufTa-Fohcheval fur lui<br />

•avec tant d'impétuolité , qu'il le'renverfa fur<br />

la pouffière. L'autre géant, pour venger fon<br />

-compagnon, & lui dbnner le tems <strong>de</strong> ié relever,<br />

chargea lé chevalier brufquement, & lui<br />

fendit fon bouclier d'un pefant coup <strong>de</strong> cimeterre«


L'A M O U R E u xv 355<br />

terre. Le guerrier en chancela, mais il fe remit<br />

promptement, & le frappant a la cuiffe, il y<br />

fit une profon<strong>de</strong> bleflure, malgré les plaques<br />

d'acier qui la couvroient. Le premier géant<br />

honteux <strong>de</strong> fa chüte, s'étant relevé en fureur,<br />

frappa le chevalier <strong>de</strong> toute fa force;<br />

mais 1'épée gliffa fur le cafque, Sc alla couper<br />

le col <strong>de</strong> fon cheval. Heureufement Brandimart<br />

fauta légérement a terre , <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> fe<br />

trouver engagé fous 1'animal qui tomba.<br />

En cet endroit 1'aufeur les laifle continuer<br />

ce combat inégal, pour retourner au comte<br />

d'Angers Sc a 1'empereur Agrican. II dit que<br />

lorfque ces <strong>de</strong>ux guerriers furent entrés affez<br />

avant dans la forêt, le tartare qui alloit <strong>de</strong>vant,<br />

s'arrêta fur un beau gazon qu'arrofoitune claire<br />

fontaine, qu'il y <strong>de</strong>fcendit <strong>de</strong> cheval, & que<br />

le francois y arriva un moment après. Celui-ct<br />

voyant fon rival affis fur le bord du ruiffeau,<br />

lui dit: PuhTant empereur, t'eft-il glorieux <strong>de</strong><br />

chercher ici le repos, tandis que tes peuples<br />

Sc ceux <strong>de</strong> Galafron font aux mains pour l'amour<br />

<strong>de</strong> toi ? Vaillant chevalier, lui répondit<br />

Agrican , juge mieux <strong>de</strong> moi. Si j'ai feint <strong>de</strong><br />

fuir, c'eft pour continuer notre combat en<br />

liberté , ou pour acquérir ton amitié. Si tu te<br />

fens difpofé a me donner la tienne, je te fais<br />

don du royaume <strong>de</strong> Radamanthe que tu as privé<br />

Tornt I, Z.


'5^4 R o L ï o'<br />

<strong>de</strong> la vie par ta valeur; mais fi tu rejettes meS<br />

offres, je ferai obligé, quoiqu'a regret, <strong>de</strong><br />

te donner la mort pour me venger <strong>de</strong> 1'affront<br />

que tu me fis hier.<br />

Grand monarque, répondit le fils <strong>de</strong> Milon,<br />

votre générofité m'a gagné le ccaur; cependant<br />

je ne puis accepter vos offres, quoique j'en<br />

eftime infiniment le prix. Je fuis chrétien , &<br />

je ne puis engager a un autre prince robéiffance<br />

que je dois k mon roi. Si vous êtes chrétien ,<br />

interrompit le tartare, vous êtes fans doute<br />

ce comte Roland dont on publie tant <strong>de</strong> merveilles.<br />

J'ai toujours fouhaité d'éprouver mes<br />

forces contre les fiennes; mais ce que je vous<br />

ai vu faire me donne encore plus d'envie d'avoir<br />

votre amitié. Une chofe , reprit le paladin<br />

, met un obftacle invincible a 1'honneur<br />

que vous voulez me procurer. Je ne vous cacherai<br />

point que je fuis Roland , 6c que jebrüle<br />

pour Angélique Ah ! fi cela eft, interrompit<br />

Agrican , nous ne pouvons être qu'ennemis.<br />

En achevant ces paroles , il courut vers<br />

Bayard , en difant au comte d'un vifage enflammé<br />

<strong>de</strong> colère 6c <strong>de</strong> jaloufie : Roland ,<br />

prépare-toi a te défendre ; je te défie k un combat<br />

mortel. Le paladin , fans lui répondre, fe<br />

mit en état <strong>de</strong> foutenir fes attaques; 6c n'ig-


L*A M o u R E u x; 355<br />

norant pas qu'il avoit affaire au plus redoutable<br />

ennemi qu'il eüt encore combattu , il raffembla<br />

toutes fes forces pour les employer<br />

contre lui.<br />

Je ne m'attacherai point a faire un détail<br />

<strong>de</strong> leur épouvantable combat ; il eft hors <strong>de</strong><br />

toute expreffion. Je dirai fev<strong>de</strong>ment que ces<br />

<strong>de</strong>ux fiers rivaux combattant pour l'amour &<br />

pour la gloire, firent tous les miracles <strong>de</strong> valeur<br />

qu'on pouvoit attendre d'eux. Ils combattirent<br />

jufques bien avant dans la nuit; mais<br />

enfin les ténèbres s'augmentant jufqu'a ne<br />

pouvoir rien diftinguer , les combattans furent<br />

obligés <strong>de</strong> fe quitter pour fe reprendre dés<br />

que le jour le leur permettroit.<br />

Ils fe couchèrent fur le gazon l'un auprès<br />

<strong>de</strong> 1'autre , comme auroient fait <strong>de</strong>ux intimes<br />

amis. Bientót le fommeil s'empara <strong>de</strong><br />

leurs membres fatigués ; mais s'üs n'avoient<br />

aucune défiance l'un <strong>de</strong> 1'autre ,!eur jalcufie ne<br />

leur permit pas d'attendre le retour <strong>de</strong> 1'aurore<br />

pour fe réveiller. Néanmoins , avant que <strong>de</strong><br />

recommencer leur combat , 1'empereur tmploya<br />

tout ce qu'il put imaginer <strong>de</strong> plus féduifant<br />

pour obliger fon rival a lui cé<strong>de</strong>r Ia<br />

poffeflion d'Angélique ; mais comme il ne put<br />

y réuffir, il eut honte d'avoir fait cette démarche.<br />

Pour s'en venger , il fe jette plein<br />

Zij


356 R O L A N D<br />

<strong>de</strong> fureur fur Roland , qui le recoit avec une<br />

animofité qui égaloit la fienne. Ils combattirent<br />

une partie du jour ; cependant il falloit<br />

que le combat finit , & le fuccès n'en pouvoit<br />

être avantageux au tartare ; bien que<br />

fon armet fut encbanté , & le refte <strong>de</strong> fes<br />

armes <strong>de</strong>s plus forts , Durandal pouvoit le<br />

blefTer , au lieu que le fils <strong>de</strong> Milon étoit<br />

invulnérable. Le fang <strong>de</strong> 1'empereur couloit<br />

fur fes armes toutes fracafTées. Malgré tout<br />

fon courage , il commenca <strong>de</strong> s'affoiblir ; &C<br />

couvert <strong>de</strong> blefTures , il tomba mort aux pieds<br />

<strong>de</strong> fon généreux vainqueur , qui ne put s'empêcher<br />

<strong>de</strong> regretter un fi grand homme ,<br />

quelque gloire qu'il recueillït <strong>de</strong> fa défaite.<br />

C H A P I T R E X.<br />

Roland rencontre Brandimart, & le tire <strong>de</strong> péril.<br />

LE comte d'Angers , après s'être un peu repofé<br />

<strong>de</strong> la fatigue d'un fi long & fi pénible<br />

combat, jeta les yeux fur le cheval d'Agrican<br />

qui étoit attaché k un pin. II le trouvoit fort<br />

femblable a Bayard , mais il ne pouvoit s'imaginer<br />

que ce fut lui. Néanmoins, pour s'en


L' A M o u R E u x.' 357<br />

éclaircir , il s'approcha <strong>de</strong> Fanimal, & le<br />

flattant : O bon cheval , lui dit-il , oii eft<br />

Renaud ton cher maitre , & par quelle aventure<br />

es-tu ici ? Bayard qui reconnut le comte<br />

fe mit a hennir , & a lui faire <strong>de</strong>s careffes ;<br />

<strong>de</strong> forte que Roland ne put le méconnoitre.<br />

Le chevalier monta <strong>de</strong>fïus ; & prenant Bri<strong>de</strong>dor<br />

par la bri<strong>de</strong> , il retourna vers Albraque.<br />

II n'eut pas fait <strong>de</strong>ux eens pas , qu'il entendit<br />

un grand bruit d'armes affez prés <strong>de</strong><br />

lui. II piqua vers 1'endroit d'oii ce bruit fembloit<br />

partir , tk il vit Brandimart qui fe défendoit<br />

vaillamment contre <strong>de</strong>ux géants qui<br />

1'attaquoient. A ce fpedtacle , le paladin accourut<br />

plein <strong>de</strong> colère ; & arrivant dans le<br />

tems qu'un <strong>de</strong> ces monftres levoit le bras pour<br />

décharger un coup <strong>de</strong> cimeterre fur fon am i<br />

il le prévint. Durandal coupa ce même bras<br />

en Fair , &c du même coup abattit la tête<br />

<strong>de</strong> 1'autre géant ; ainfi le combat fut prefqu'auffi-löt<br />

fini que commencé.<br />

Les <strong>de</strong>ux amis s'embrafsèrent , après quoi<br />

Brandimart apprit k Roland qu'une troupe <strong>de</strong><br />

gens <strong>de</strong> guerre emmenoit Fleur-<strong>de</strong>-Lys par<br />

violence. II n'en fallut pas davantage au guerrier<br />

francois. Ils commencèrent tous <strong>de</strong>ux a<br />

pourfuivre les raviffeurs , & ils ne tardèrent<br />

pas a les joindre. Le géant qui étoit leur chef<br />

Z iij


358 R O L A N D<br />

fe nommoit Marfufte. Celui-ci , comme ori<br />

fa déja dit , furpafibit <strong>de</strong> beaucoup les <strong>de</strong>ux<br />

autres en force & en gran<strong>de</strong>ur. II avoit continué<br />

fon chtmin fans s'arrêter un moment,<br />

quoiqu'il eüt vu fes <strong>de</strong>ux compagnons aux<br />

mains avec Brandimart ; il ne doutoit pas<br />

qu'ils ne vir.iTent ai!ém


L' A M o u R E u x; 350<br />

haïn , te trouves-tu trop grand pour moi, ou<br />

veux-tu combattre contre mes jambes ? prends<br />

gar<strong>de</strong> que je ne te jette d'un coup <strong>de</strong> pied<br />

fur I'arbre le plus haut <strong>de</strong> la forêt. Roland ,<br />

fans lui répondre un feul mot, fe lanca fur<br />

lui li promptement , que le géant ne put le<br />

frapper ; & le faififfant par une <strong>de</strong> fes cuiffes ,<br />

il le fouleva &le jeta par terre tout étendu ;<br />

puis, fans lui donner le tems <strong>de</strong> fe relever ,<br />

il lui coupa les <strong>de</strong>ux cuiffes d'un feul coup <strong>de</strong><br />

Durandal , en lui difant : Superbe monftre ,<br />

ne tire plus <strong>de</strong> vanité <strong>de</strong> ta taille gigantefque<br />

; tu n'es pas k préfent plus grand que<br />

ceux pour qui tu avois tant <strong>de</strong> mépris.<br />

Pendant que le comte d'Angers traitoit<br />

ainfi Marfufte , Brandimart donnoit la chaffe<br />

aux foldats qui gardoient la dame prifonnière ;<br />

mais quand il les eut diffipés, il <strong>de</strong>meura bien<br />

étonné <strong>de</strong> voir que ce n'étoit pas fa chère<br />

F! eur-<strong>de</strong>-Lys ; il en parut accablé <strong>de</strong> douleur j<br />

& levant fes yeux au ciel , il pouffa ces triftes<br />

plaintes <strong>de</strong> la manière du mon<strong>de</strong> la plus touchante<br />

: O dieux ! qui m'avez fauvé du péril,<br />

que ne me laiffiez - vous mourir ? Fortune I<br />

quel eft ton caprice ? tu m'as ravi <strong>de</strong> mon<br />

pays dés mon enfance , fans que je connuffe<br />

le nom <strong>de</strong> mon père. Tu me fis vendre pour<br />

efclave au comte <strong>de</strong> la Roche fauvage qui m'af-<br />

Z iy.


360 R O L A N D<br />

franchit Sc me laiffa héritier <strong>de</strong> tous fes bieris;<br />

tu ne te contentas point <strong>de</strong> cette faveur , tu<br />

me rendis poffeffeur <strong>de</strong> la plus parfaite <strong>de</strong><br />

toutes les dames ; mais hélas ! cruelle , tu<br />

viens <strong>de</strong> me 1'enlever , quand je ne puis<br />

plus vivre fans elle.<br />

Roland fut touché <strong>de</strong> ces paroles : Mon cher<br />

ami, dit - il a Brandimart, donne quelque<br />

Jrève k ta douleur ; ton mal n'eft pas fans<br />

remè<strong>de</strong> , tu peux retrouver ta dame , jugesen<br />

par mon exemple : n'ai-je pas rencontré<br />

la mienne que je défefpérois <strong>de</strong> revoir ? puifque<br />

ta maïtreffe eft encore en ce pays , doistu<br />

lachement perdre 1'efpérance <strong>de</strong> la rejoindre<br />

? A ce reproche , Brandimart prit un peu<br />

<strong>de</strong> courage , 6c pria le comte <strong>de</strong> vouloir bien<br />

1'ai<strong>de</strong>r a faire la recherche <strong>de</strong> Fleur-<strong>de</strong>-Lys ;<br />

ce que fon ami lui promit auffi-töt qu'il auroit<br />

délivré fa princeffe <strong>de</strong> tous les ennemis qui<br />

1'affiégeoient. Angélique n'a plus befoin <strong>de</strong><br />

notre fecours, lui dit Brandimart. L'armé,e<br />

-tartare a été défaite , 6c Fon ne fait même<br />

ce qu'eft <strong>de</strong>venu 1'empereur Agrican. Si la<br />

fille <strong>de</strong> Galafron eft libre , répondit Roland,<br />

je m'offre k chercher votre dame dés ce moment<br />

avec vous. Quel chemin prendronsnous<br />

? Voilé, tout mon embarras, reprit Brandimart,<br />

Elle m'a été ravie dans cette forêt,


L'A M O U R E U X. 361<br />

tandis que nous dormions ; j'ignore <strong>de</strong> quel<br />

cöté on 1'a emmenée.<br />

La dame qu'ils venoient <strong>de</strong> délivrer les<br />

voyant incertains <strong>de</strong> la route qu'ils <strong>de</strong>voient<br />

prendre , leur dit : Hier , mes ravifleurs en<br />

paflant prés d'un hermitage ou <strong>de</strong>mcure un<br />

vieux religieux qui a la réputa.tion d'être un<br />

grand prophéte , eurent la curiofité <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

ce qui <strong>de</strong>voit leur arriver. II leur<br />

apprit qu'un grand malheur les menacoit ; ils<br />

ne flrent que rire <strong>de</strong> cette prédicticn qui vient<br />

pourtant <strong>de</strong> s'accomplir. Ainfi , feigneur:; chevaliers<br />

, ajouta la dame, je vais vous conduire<br />

, fi vous voulez , a cet hermitage ;<br />

1'hermite pourra vous tirer <strong>de</strong> Pembarras ou<br />

vous êtes. Les <strong>de</strong>ux guerriers y confentirent.<br />

Comme Brandimart avoit perdu fon cheval<br />

dans le combat, Roland le fit monter fur Bri<strong>de</strong>dor<br />

avec leur belle conductrice qui , chemin<br />

faifant, leur fit le récit <strong>de</strong> fes malheurs<br />

dans ces termes.


361 R O L A N D<br />

C H A P I T R E XI.<br />

Hiftoire <strong>de</strong> Leodile.<br />

MON père eft roi d'Eluth , pays <strong>de</strong>s plus<br />

ruches <strong>de</strong> V0thm , & je m'appelle Léodile.<br />

Quelque beauté dbnt on me flattoit m'attira<br />

l'attëntion <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux princes voihns du Cathay;<br />

ils me recherchèrent. Le premier , nommé<br />

Zoroas le vieux , pafibit dans le rovaume<br />

pour un prodige <strong>de</strong> favoir & <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce ;<br />

<strong>de</strong> plus c'étoit le prince <strong>de</strong> PAfie le plus riche<br />

en pierreries. L'autre amant qu'on appeloit<br />

Varamis le beau , étoit jeune & parfaitement<br />

bien fait.<br />

Mon cceur ne balanca^pas long-tems entre<br />

ces aeux rivaux ; mais comme mon père avoit<br />

une autorité abfolue fur moi, & qu'il paroiffoit<br />

porté pour Zoroas , k caufe <strong>de</strong> fa haute<br />

réputation <strong>de</strong> fageffe , je craignis qu'il ne fe<br />

déclarat en fa faveur. Pour me rafuirer contre<br />

cette crainte , je conjurai le roi mon père<br />

<strong>de</strong> ne m'accor<strong>de</strong>r "a aucun amant qu'il ne<br />

m'eüt <strong>de</strong>vancée k la courfe. II me le promit;<br />

&C fur la foi <strong>de</strong> fa promefTe , je <strong>de</strong>meurai<br />

perfuadée que perfonne au mon<strong>de</strong> ne pour-


t' A M O U R E U X. 1 363'<br />

roit m'époufer contre ma volonté ; car je<br />

courois fi légèrement , que j'ai plus d'une<br />

fois paffe les biches 6c les daims. Voila donc<br />

ce qui fut réglé.<br />

Mes <strong>de</strong>ux amans fe préparèrenr a courir<br />

contre moi: on marqua un jour pour la courfe ;<br />

& quand il fut arrivé , Zoroas 6c Varamis<br />

parurent dans la lice. Le premier , monté fur<br />

une mule , portoit une gibecière d'or I fon<br />

cöté ; 6c l'autre , fur un puiffant courfier ,<br />

couvert d'un riche caparagon en bro<strong>de</strong>rie<br />

d'or , faifoit éclater fa magnificence 8c fa belle<br />

difpofition ; ils tirèrent au fort tous <strong>de</strong>ux , 6c<br />

la fortune favorifa le vieillard. Je fis ferment<br />

entre les mains <strong>de</strong>s juges <strong>de</strong> la courfe quej'accepterois<br />

pour époux celui qui parviendroit au<br />

bout <strong>de</strong> la carrière avant moi.<br />

Alors Zoroas 6c moi nous nous placames au<br />

bout <strong>de</strong> la lice. Tous les fpeftateurs ne pouvoient<br />

s'empêcher <strong>de</strong> rire <strong>de</strong> voir cet amant<br />

furanné entreprendre <strong>de</strong> me vaincre a la<br />

courfe ; effecfivement il fembloit qu'il eut fur<br />

les épaules un poids <strong>de</strong> cent livres , tant ii<br />

étoit appefanti <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> fon corps ; & il fe<br />

faifoit encore plus caffé qu'il n'étoit. Lui donc<br />

fur fa mule , 6c moi fur ma haquenée , nous<br />

nous difposames a courir. Dès que la trompette<br />

eut donné le fignal, Zoroas partitfeul.


364 R O L A N D<br />

Pour me jouer du vieillard , je le laiffai avan»<br />

eer quelques pas dans la carrière , ne doutant<br />

point que je ne le <strong>de</strong>vancafle bientöt. II alloit<br />

fi lentement, que je ne me hatois point <strong>de</strong><br />

partir. Je partis pourtant a mon tour ; &<br />

lorfque le rufé Zoroas s'appercut que j'étois<br />

prête a le joindre , il fit briller a mes yeux une<br />

pomme d'or qu'il avoit tirée <strong>de</strong> fa gibecière,<br />

& la jeta au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> mes pas. La beauté <strong>de</strong><br />

ce métal qui corrompt la plupart <strong>de</strong>s hommes,<br />

me charma ; je fus tentée <strong>de</strong> ramafTer la<br />

pomme , quoiqu'elle eüt roulé , & que je<br />

fuffe obligée <strong>de</strong> retourner fur mes pas ; je<br />

cédai a cs défir. Ce retar<strong>de</strong>ment ne m'empêcha<br />

pas <strong>de</strong> rejoindre Zoroas qui eut recours a une<br />

fecon<strong>de</strong> pomme plus précieufe que l'autre.<br />

Une feule émerau<strong>de</strong> , dont les rayons du foleil<br />

augmentoient 1'éclat , la compofoit. Je<br />

m'arrêtai encore pour la prendre ; & ravie <strong>de</strong><br />

1'avoir en ma pofTefTion , je me promis <strong>de</strong> ne<br />

me plus détourner <strong>de</strong> ma courfe , quoiqu'il<br />

püt arriver. Je ne veux pas , difois-je en moimême<br />

, avoir un vieillard pour mari. Ce fera<br />

par le beau Varamis que je me laifTerai vaincre.<br />

Pendant que je raifonnois ainfi , le vieillard<br />

jeta une troificine pomme , dont il avoit fait<br />

fa <strong>de</strong>rnière reffource ; c'étoit le plus éclatant


L' A M O U R E U X. 365<br />

rubis que la nature eüt jamais produit dans<br />

les entrailles <strong>de</strong> la terre. La plus parfaite efearboucle<br />

, le foleil même ne jette point une<br />

lumière fi vive ; cette pomme me parut fi<br />

merveilleufe , qu'elle me fit oubüer ma première<br />

réfolution; je voulus poffé<strong>de</strong>r encore<br />

ce bijou ; mais comme nous étions déja fort<br />

avancés dans la carrière , 1'artificieux Zoroas<br />

qui s'étoit ménagé jufques-la , profitant <strong>de</strong><br />

1'avance qu'il avoit, employa toutes fes forces,<br />

& fit fi bien que , malgré mes efforts , il arriva<br />

le premier aux tentes , qui étoient le but<br />

<strong>de</strong> notre courfe.<br />

A cet événement fi peu attendu , tout le<br />

peuple s'écria :Oh le dangereux homme ! qu'il<br />

a <strong>de</strong> fineffe ! chacun me plaignoit, &c auroit<br />

fouhaité que j'euffe été le partage du beau<br />

Varamis. Pour moi, j'avois le défefpoir peint<br />

dans les yeux : je gardai quelque tems le<br />

filence dans 1'excès <strong>de</strong> la douleur qui m'accabloit;<br />

puis tout k coup , me révoltant contre<br />

mon infortune , & ne pouvant plus voir<br />

qu'avec horreur les pommes fatales qui en<br />

étoient la caufe , je les jetai loin <strong>de</strong> moi avec<br />

emportement. Quoi donc , m'écriai-je dans<br />

ma fureur , je ferai donc la proie d'un vieillard<br />

? Non , non , Zoroas , tu ne feras point<br />

mon époux. L'artifice dont tu t'es fervi pour


I ' A H O U R E Ü I ' 367<br />

ment. Dès qu'il le put avec bienféance , il prit<br />

congé <strong>de</strong> mon père, qui ne me vit pas fans<br />

peine partir fous <strong>de</strong> fi mauvais aufpices.<br />

Nous nous mïmes en chemin avec cinquante<br />

foldats <strong>de</strong>s fujets <strong>de</strong> Zoroas. Comme les pays<br />

que nous avions k traverfer pour arriver au<br />

royaume <strong>de</strong> Laffa, oh régnoit ce vieux prince ,<br />

étoient tous <strong>de</strong>s pays amis , il avoit cru n'avoir<br />

pas befoin d'une gar<strong>de</strong> plus nombreufe; cependant<br />

nous rencontrames dans une vallée entourée<br />

d'arbres les trois géans que vous avez<br />

més. Uspaffoientpar cette vallée avec la troupe<br />

<strong>de</strong> gens <strong>de</strong> guerre que vous avez vus , & ils<br />

alloient joindre 1'armée d'Agrican <strong>de</strong>vant Albraque.<br />

Le plus grand <strong>de</strong> ces géans s'ap P<br />

rocha<br />

<strong>de</strong> moi pour me confidérer, & me trouvant<br />

affez a fon gré : Bon, dit-il, voici <strong>de</strong> quoi<br />

faire un préfentè notre grand roi Radamanthe<br />

le jour <strong>de</strong> notre arrivée. Zoroas choqué <strong>de</strong><br />

ces paroles, & plus encore du <strong>de</strong>ffein du géant,<br />

fe mit entre lui & moi, & voulut repréfenter<br />

le droit qu'il avoit qu'on ne difpofik point <strong>de</strong><br />

moi contre fa volonté; mais le rerrible monftre<br />

qui n'avoit égard k rien , fe jeta plein <strong>de</strong><br />

fureur fur le vieillard, d'un cou a<br />

<strong>de</strong> poin*<br />

lui écrafa la cervelle, & le renverfa roi<strong>de</strong><br />

mort aux pieds <strong>de</strong> fon cheval, en lui difant:


365 R O L A N D<br />

Foible infeae , va porter dans les enfers la<br />

peine <strong>de</strong> ton infolence.<br />

A ce fpe&acle effroyable , toute notre efcorte<br />

épouvantée prit la fuite. Je voulus m'enfuir<br />

auffi ; mai» Marfufte ne m'en laiffa pas le<br />

tems. II me faifit, & d'une main me porta fur<br />

le dos du plus haut <strong>de</strong> fes chameaux.<br />

Voila, feigaeurs chevaliers, dit Leodile en<br />

achevant fon difcours , quelle a été ma tritte<br />

aventure-, & par ce récit, vous pouvez juger<br />

que fi les plus gran<strong>de</strong>s fortunes font fmettes<br />

aux plus grands revers , en récompenfe une<br />

rigoureufe <strong>de</strong>ftinée peut auffi faciiement changer.<br />

Cette réflexion étoit fi jufte , que dés le<br />

len<strong>de</strong>main Brandimart ayant entendu unevoix<br />

qui fe plaignoit, piqua pour s'éclaircir <strong>de</strong> ce<br />

que ce pouvoit être, & trouva que c'étoit fa<br />

chère Fleur-<strong>de</strong>-Lys. Mais s'il eut une joie iiffinie<br />

<strong>de</strong> la rencontrer , il ne la vit pas fans peine<br />

dans 1'état ou elle étoit. II lui <strong>de</strong>manda, en la<br />

déliant, par quelle étrange aventure elle fe<br />

trouvoit dans cette fituation. Elle lui répondit<br />

qu'elle ne pouvoit lui donner d'éclairciffement<br />

la-<strong>de</strong>ffus, puifqu'elle ignoroit elle-même comment<br />

on lui avoit pu faire cet indigne traitement<br />

fans qu'elle s'en fut appergue.<br />

Les <strong>de</strong>ux dames & les <strong>de</strong>ux chevaliers s'entretenoient


L'A M O V R E Ü X. 369<br />

trerenoient encore <strong>de</strong> cette aventure, lorfqu'ils<br />

virent pafferauprès d'eux un cerf d'une beauté'<br />

merveilleufe. ii étoit blanc & tout marqueté<br />

<strong>de</strong> taches incarnates. Son bois paroiffoit d'or<br />

maffif, amfi<br />

q u e<br />

l a<br />

corne <strong>de</strong> les pieds & ü<br />

portoit au cou un carcan <strong>de</strong> même mét'al fur<br />

lequel étoient écrites quelques lettres qu'on<br />

ne pouvoit bien diftinguer que <strong>de</strong> prés. Fleur<strong>de</strong>-Lys<br />

touchée <strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong> cet animal ne<br />

put s empecher <strong>de</strong> fe récrier d'admiration • ce<br />

qui obhgea Brandimart <strong>de</strong> courir après le cerf<br />

dans le <strong>de</strong>ffein <strong>de</strong> le prendre, & d'en faire<br />

prefent a f a<br />

dame. Mais Bri<strong>de</strong>dor ne couroit<br />

pas affez légèrement pour 1'atteindre; Rabican<br />

meme y auroit échoué , paree que I e C<br />

erf<br />

mervedleux avoit eu par féerie le don <strong>de</strong> ne<br />

pouvoir être itteint. Auffi Brandimart 1'ayant<br />

Wot• perdu <strong>de</strong> vue, & craignant avée raifon.sil<br />

sobftinoiti le pourfuivre , „„^<br />

n e<br />

retrouvat plus fa m.ïtrefFe, prit le parti <strong>de</strong> la<br />

rejoindre, non fans quelque confufion <strong>de</strong> n'avoir<br />

pu réuffir dans fon enrreprife. Mais Ia<br />

tendre Fleur-<strong>de</strong>-Lys. bien loin <strong>de</strong> fe plaindre<br />

du peu <strong>de</strong> fruit <strong>de</strong> fa courfe , lui fit <strong>de</strong>s reproches<br />

<strong>de</strong> s'être expolé a la perdre une fecon<strong>de</strong><br />

fois pour fatisfaire au vain défir qu'elle fe repentoit<br />

<strong>de</strong> lui avoir téraoigné.<br />

Tornt 1.<br />

A a


37 R O L A N D<br />

C H A P I T R E<br />

XII.<br />

De l'aventure du Cor enchantê,<br />

inouis du comte Roland,<br />

& <strong>de</strong>s exploits<br />

LES <strong>de</strong>ux chevaliers fe difpofoient a reprendre<br />

le chemin d'Albraque avec les dames,<br />

lorfqu'ils s'arrêtèrent pour regar<strong>de</strong>r une <strong>de</strong>moifelle<br />

qui furvint en ce lieu. Elle montoit<br />

une haquenée blanche, tenoit un livre a la<br />

main, & portoit en écharpe le long <strong>de</strong> fes<br />

épaules un cor qui pendoit a un riche tifTu<br />

d'or. Ce cor étoit d'argent, rayé d'or & tout<br />

émaillé <strong>de</strong> diverfes couleurs par les pierres<br />

précieules dont il étoit couvert. La <strong>de</strong>moifelle<br />

étoit jeune & toute aimable. Elle s'adreffa au<br />

comte d'Angers, & lui dit d'une voix douce<br />

& gracieufe : Chevalier, vous allez rencontrer<br />

en ce jour une <strong>de</strong>s plus belles aventures du<br />

mon<strong>de</strong>; mais pour la mettre a fin, il faut avoir<br />

le courage d'un guerrier auffi parfait que vous<br />

me paroiffez 1'être. Le livre que je tiens apprend<br />

comme on doit fe conduire dans cette<br />

entreprife.<br />

Charmante dame, répondit le paladin, vous<br />

n'avez qu'a m'inftruire <strong>de</strong> ce qu'il faut faire.


L' A M O ü R E u x;<br />

II faut, répliqua la <strong>de</strong>moifelle , que vous fonmez<br />

d'abord <strong>de</strong> ce cor pour Ia commencer,<br />

& vous verrez alors <strong>de</strong>s chofes étonnantes.<br />

Chaque fois que vous le ferez retentir, vous<br />

aurez une aventure a éprouver, & je dois vous<br />

avertir que fi vous en commencez une, il vous<br />

faudra pourfuivre, du moins jufqu'a Ia troifième<br />

, k éprouver les autres ; autrement vous<br />

perdrez la liberté, Sc peut-être Ia vie. En voici<br />

la raifon : ce cor eft enchanté ; Sc telle eft fa<br />

vertu, que fi quelqu'un eft affez timi<strong>de</strong> pour<br />

ne plus vouloir le mettre k fa bouche , après<br />

la première aventure , il fera tranfporté fur<br />

le champ , par la force du charme , k 1'Üe du<br />

Lac. Je dois vous dire auffi que fi vous êtes<br />

affez heureux pour achever la fecon<strong>de</strong> , vous<br />

n'aurez plus befoin d'épée ni d'armes. La troifième<br />

aventure ne vous ofïrira que du plaifir.<br />

A ces mots , la <strong>de</strong>moifelle préfenta le livre<br />

& le cor au paladin , qui les recut avec courtoifie<br />

, réfolu <strong>de</strong> tenter 1'entreprife par le<br />

feul motif <strong>de</strong> la gloire qui y étoit attachée.<br />

II emboucha le cor ; & du premier fon qu'il<br />

en tira , toute la forêt retentit aux environs.<br />

Les airs mugirent, le tonnerre gronda ; Sc du<br />

choc <strong>de</strong>s nues , il tomba une groffe roche qui<br />

écrafa plufieurs arbres <strong>de</strong> la forêt. Elle fe fendit<br />

en tombant, Sc <strong>de</strong> fon fein fortirent <strong>de</strong>ux<br />

Aaij


R O L A N D<br />

taureaux furieux dont les cornes & les pieds<br />

étoient d'airain.<br />

Roland ouvrit alors le livre , & y trouva<br />

ces paroles : N'efpère point, chevalier , que<br />

ton épée te ferve contre ces animaux qu'aucun<br />

acier ne peut bie<strong>de</strong>r: tu ne peux les dompter<br />

qu'en leur arrachant les cornes. Le comte<br />

ferma le livre , <strong>de</strong>fcendit <strong>de</strong> Bayard qui lui<br />

étoit inutile dans ce combat. II marche contre<br />

les taureaux qui viennent fur lui avec furie.<br />

Il oppofe fon bouclier au choc <strong>de</strong> l'un , tk la<br />

pointe <strong>de</strong> Durandal a l'autre. Le bouclier en<br />

fut fracafTé , &c la lame <strong>de</strong> Durandal, malgré<br />

la bonté <strong>de</strong> fa trempe , penfa fe rompre;<br />

elle plia jufqu'a la gar<strong>de</strong>. Toute la force du<br />

paladin ne 1'empêcha pas d : être renverfé luimême<br />

: un <strong>de</strong>s taureaux lui paffa fur le corps,<br />

tk le foula <strong>de</strong> fes pieds d'airain. Le guerrier<br />

fe releva ; tk les taureaux Payant renverfé<br />

une fecon<strong>de</strong> fois , s'acharnèrent fur lui, brisèrent<br />

fes armes <strong>de</strong> leurs pieds tk <strong>de</strong> leurs<br />

cornes ; ils lui donnoient a peine le tems <strong>de</strong><br />

refpirer.<br />

Brandimart qui fouffroit <strong>de</strong> le voir dans<br />

un fi grand péril , voulut voler a fon fecours;<br />

mais la <strong>de</strong>moifelle le retint , en lui difant qu'il<br />

jetteroit fon ami dans un péril encore plus<br />

affreux , s'il alloit le fecourir ; qu'il le verrok


1' A M O U R E U X. 373<br />

difparoitre a 1'inftant; & qu'en un mot, un<br />

feul chevalier <strong>de</strong>voit mettre a fin cette aventure.<br />

Tout brifé qu'étoit Roland, il ne perdit<br />

point courage. II ramaffa toutes fes forces; il<br />

prit les <strong>de</strong>ux taureaux chacun par un pied ,<br />

& les fecoua <strong>de</strong> fes <strong>de</strong>ux mains avec tant <strong>de</strong><br />

vigueur, qu'il les renverfa l'un fur l'autre ; il<br />

faifit enfuite les <strong>de</strong>ux cornes <strong>de</strong> celui qui étoit<br />

<strong>de</strong>lfus , & les tira d'une telle violence , qu'il<br />

les lui arracha ; puis , fans donner le tems k<br />

l'autre <strong>de</strong> fe relever, il lui en fit autant. Auffitot<br />

ces <strong>de</strong>ux animaux perdirent toutes leurs<br />

forces , tk s'enfuirent dans la forêt en mugiffant,<br />

Quoique le paladin eut beaucoup fouffert<br />

en ce genre extraordinaire <strong>de</strong> combat,<br />

d avoit tant d'impatience <strong>de</strong> voir la fin <strong>de</strong><br />

1'aventure , que , fans fe repofer , il reprit<br />

le cor. II nen eut pas fitöt fonné , que la<br />

terre trembla fous leurs pas. Elle s'ouvrit; tk<br />

parmi les feux que ce gou+Fre pouffoLt abondamment<br />

, ils en virent fortir un dragon effroyable<br />

pour fa groffeur tk pour fa figure. II<br />

avoit quatre pieds tout couverts d'écailles<br />

vertes, dures, <strong>de</strong> même que le refte <strong>de</strong> fon<br />

corps, tk armés <strong>de</strong> fortes griffes. Le plus terrible<br />

grifton du mont Caucafe n'en eut jamais<br />

<strong>de</strong> femblables. II avoit une corne au front, &<br />

A a iij


374 R O L A N D<br />

la gueule plus fendue que celle d'un crocodile.<br />

Ses <strong>de</strong>nts étoient longues & tranchantes,<br />

èc fa langue avoit trois pointes affilées comme<br />

<strong>de</strong>s flèches. Ses ailes, pareilles k celles <strong>de</strong>s<br />

chauve-fouris , paroiffoient être moins <strong>de</strong> plumes<br />

que <strong>de</strong> chair , & avoient dix toifes d'étendue<br />

d'une extrémité k l'autre , quand il les<br />

déployoit. Elles fembloient ne lui avoir été données<br />

par la nature , que pour lui ai<strong>de</strong>r k trainer<br />

une queue d'une longueur prodigieufe ,<br />

revêtue d'écailles comme tout le refte.<br />

L'intrépi<strong>de</strong> guerrier s'attacha peu & le confidérer.<br />

II fe prefTa d'ouvrir le livre , & il y<br />

lut ces paroles : Les écailles du dragon font<br />

impénétrables : vas chercher dans fa gueule ,<br />

au mépris <strong>de</strong>s dammes qu'il vomit, k tarir<br />

les fources <strong>de</strong> fa vie. Si tu le tues , coupe-lui<br />

la tête , & arrache fes <strong>de</strong>nts que tu fèmeras<br />

en terre : il naïtra foudain <strong>de</strong> cette femence<br />

<strong>de</strong>s guerriers qui feront tous leurs efforts pour<br />

t'öter la vie. Si tu as le bonheur <strong>de</strong> les vaincre<br />

, tu pourras te vanter d'être la fleur <strong>de</strong><br />

tous les guerriers du mon<strong>de</strong>. Cependant le<br />

dragon s'avancoit vers le paladin. A 1'approche<br />

<strong>de</strong> ce monftre, Fleur-<strong>de</strong>-Lys & Léodile<br />

effrayées voulurent s'enfuir ; mais la <strong>de</strong>moifelle<br />

qui avoit connoiffance <strong>de</strong> toutes ces<br />

chofes, les raflura , en les avertifTant que


L'A M o u it E u x. 375<br />

tous ces monftres, & tout ce qu'elles verroient<br />

paroitre , n'étoit a craindre que pour<br />

le chevalier qui les combattoit.<br />

Le comte oppofa Durandal & fon bouclier<br />

au dragon qui venoit fondre fur lui les ailes<br />

étendues. Le bouclier réfifta au choc <strong>de</strong> 1'animal<br />

qui le prit entre fes griffes , &C le mit en<br />

pièces. Roland lui'déchargea fur la tête <strong>de</strong>ux<br />

ou trois coups d'épée fans pouvoir entamer<br />

les écailles qui la couvroient. Le dragon le<br />

choquoit impétueufement <strong>de</strong> fa corne , & lui<br />

dardoit fa langue a trois pointes contre la peau<br />

qu'il ne pouvoit percer a la vérité , mais il<br />

la brüïoit <strong>de</strong> fe» feux. Roland en fouffroit beaucoup.<br />

Les plumes qui ombrageoient fon cafque<br />

en furent confumées ; néanmoins, fuivant<br />

1'avis du livre , comme il vit que le monftre<br />

s'avancoit pour 1'engloutir , il fe hafarda <strong>de</strong><br />

lui fourrer le bras & 1'épée jufqu'a la gar<strong>de</strong><br />

dans fa gueule béante , au travers <strong>de</strong>s dammes<br />

qui en fortoient; ce qu'il fit avec tant <strong>de</strong><br />

force & <strong>de</strong> bonheur , que Durandal traverfant<br />

le gofier du dragon , alla lui percer le<br />

cceur. Malheureufemgn£ fön bras & fa main<br />

en furent tout brulés & :6c;jc# qui affligeoit davantage<br />

le comte , c'eft qu'il ne fe fentoit<br />

plus en état <strong>de</strong> s'en fervir :. il fut mêmè obligé<br />

<strong>de</strong> laiffer tomber fon épée , ne pouvarit plus-<br />

A a iv


37*" R O L A N D<br />

la tenir. II en parut inconfolable ; mais la <strong>de</strong>moifelle<br />

qui l'avoit éngagé dans cette entrepnfe<br />

, lui enfeigna le moyen <strong>de</strong> le guérir fur<br />

Ie champ.Noble chevalier , lui dit-e'le , lavez<br />

votre bras dans le fang du dragon. Roland la<br />

crut, & fon bras <strong>de</strong>vint auffi fain & auffi vigoureux<br />

qu'auparavant.<br />

Enluite il coupa la fête du monftre , il en<br />

arracha toutes les <strong>de</strong>nts; & anrès avoir fait<br />

autant <strong>de</strong> trous dans la terre avec fon épée , il<br />

les y fema. On vit dans le momeri > uffer<br />

cette femence. II parut d'abord <strong>de</strong>s plumes,<br />

puis <strong>de</strong>s cafques , <strong>de</strong>s cuiraffes , & tnfin <strong>de</strong>s<br />

corps tout armés d'un acier ]9&H. Tout cela<br />

s'élevoit è vue d'ceil , & il fe fomioit d^s<br />

guerriers d'une contenance fiére & martiale.<br />

II en parut un fi grand nombre , qu'un autre<br />

que le comte en eüt pal.i d'efroi. I! y avoit<br />

<strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> pied & <strong>de</strong> cheval; & parmi ces<br />

<strong>de</strong>rniers , on remarquoit <strong>de</strong>s trompettes , <strong>de</strong>s<br />

lances & <strong>de</strong>s bannières. Lorfqu'ils furent tous<br />

raffemblés, la terre dont ils étoient fortis fe<br />

referma. Les chevaliers fe mirent a la tête ;<br />

& la lance en afrêt .-'-marchèrent contre le<br />

paladin, en criant t£ui& voix terrible : guerre<br />

y<br />

guerre,<br />

Le vaillant fils <strong>de</strong> Milon ne perdit point <strong>de</strong><br />

tems, fauta* fur Bayard fans mettre le pied a


L' A M O U R E U X . 377<br />

1'étrïer , 5c fe mit en état <strong>de</strong> foutenir Pattaque<br />

que ces fiers enfans <strong>de</strong> la terre venoient lui<br />

livrer. Les voila donc aux mains avec ces<br />

malheureux guerriers qui <strong>de</strong>voient mourir le<br />

jour même <strong>de</strong> leur naiffance. Bayard les<br />

écrafoit <strong>de</strong> fes pieds , & Durandal fendoit<br />

boucliers , cafques Sc cuiraffes , comme les<br />

matières les plus fragiles. Enfin Roland mit<br />

a mort toute cette petite armée ; & a mefure<br />

qu'ils tomboient fous fes coups , la terre leur<br />

mère s'ouvroit pour les recevoir dans ce même<br />

fein qui venoit <strong>de</strong> les produire.<br />

C H A P I T R E XIII.<br />

Suite <strong>de</strong> l'aventure du Cor enchantè.<br />

L E guerrier ne fe voyant plus d'ennemis,'<br />

fcnna du cor pour pafTer a la troifième aventure<br />

; mais il ne s'ofFrit k fa vue qu'une levrette<br />

blanche qui, fortant d'entre les arbres<br />

<strong>de</strong> 'a forêt, vint fe coucher k fes pieds. Quoi!<br />

dit alors R.oland avec dépit, c'eft pour fi peu<br />

<strong>de</strong> chofe que j'ai fouffert tant <strong>de</strong> peines &<br />

<strong>de</strong> fatigues ? efl-ce la ce qui <strong>de</strong>voit me faire<br />

tant <strong>de</strong> plaifir ? Oui, chevalier , lui dit la <strong>de</strong>moifelle<br />

, ff vous voulez faire <strong>de</strong> cette levrette


378 R O L A N D<br />

1'ufage que je vous enfeignerai , vous ferez<br />

plus heureux qu'aucun monarque <strong>de</strong> la<br />

terre.<br />

Affez prés <strong>de</strong> ce royaume , continua-t-elle,<br />

il y a une ile qu'on appelel'Ile du Tréfor. Une<br />

nymphe , nommée Morgane la fée , en eft la<br />

fouveraine. C'eft elle qui diftribue tout 1'or<br />

qui fe répand dans le mon<strong>de</strong> , & qui le fait<br />

couler <strong>de</strong> fon ile par-<strong>de</strong>ffous terre dans les<br />

entrailles <strong>de</strong>s montagnes , & le long <strong>de</strong> quelques<br />

fleuves. Cette fée n'eft pas feulement la<br />

fource <strong>de</strong> toutes les richeffes , elle 1'eft auffi<br />

<strong>de</strong> toute beauté, elle-même eft la plus belle<br />

dame <strong>de</strong> toute la terre. Morgane pofsè<strong>de</strong> un<br />

cerf qu'elle laiffe aller par le mon<strong>de</strong> , fans<br />

craindre' <strong>de</strong> le perdre. Cet animal , qui s'appelle<br />

le cerf merveilleux, eft le plus riche<br />

tréfor qu'on puiffe avoir en fa poffeffion, puifqu'il<br />

change trois fois par jour <strong>de</strong> bois & <strong>de</strong><br />

ramures , qui font toutes <strong>de</strong> 1'or le plus pur ,<br />

& qui pèfent chacune plus <strong>de</strong> trois eens livres.<br />

Pour être maïtre <strong>de</strong> ce cerf, il faut avoir<br />

paffe par les. épreuves que vous venez d'achever.<br />

Ce cerf a ie don <strong>de</strong> ne pouvoir être pris<br />

que par le moyen <strong>de</strong> la levrette que vous<br />

voyez. Elle le fait trouver par-tout oü il fe<br />

cache ; elle le fait partir ,1e fuit en aboyant<br />

durant fix jours fans relachc ; 6c le feptieme ,


l' A M O ü R E U X . 379<br />

elle le ramène fans force & fans haleine au<br />

même lieu d'oü elle 1'a fait partir , & alors<br />

on peut le prendre fans peine : ainfi vous pouvez<br />

vous fervir <strong>de</strong> cette levrette en fonnant<br />

trois fois du cor, & vous parviendrez a. la<br />

polTeffion du cerf merveilleux , qui vous donnera<br />

<strong>de</strong> quoi acquérir tous les honneurs &<br />

les états auxquels vous voudrez afpirer ; &<br />

vous faurez , noble guerrier , qu'avant vous<br />

aucun chevalier n'a fonné <strong>de</strong>ux fois du cor<br />

enchanté. Plufieurs ont voulu éprouver 1'avenrure,<br />

mais tous y ont perdu la vie , ou<br />

du moins la liberté.<br />

Le généreux Roland qui ne fe foucio't nullement<br />

<strong>de</strong> richefTes , répondit a ce difcours:<br />

Belle dame, je ne me repens point <strong>de</strong> m'être<br />

expofé au péril <strong>de</strong> la mort , 1'honneur d'un<br />

guerrier confifte a 1'affronter dans 1'exercice<br />

<strong>de</strong>s armes; mais pour les richeffes, je ne les<br />

ettime pas affez pour les fouhaiter. Elles ne<br />

valent, ni la peine que 1'on prend a les rechercher,<br />

ni les foins que leur confervation nous<br />

coüte. C'eft pourquoi, gar<strong>de</strong>z la levrette pour<br />

ceux qui les chériflent. II ne fera pas dit que le<br />

neveu <strong>de</strong> Charles le grand eft <strong>de</strong>venu chafTeur<br />

<strong>de</strong> cerf.<br />

Seigneur chevalier, reprit la dame, j'ai oublié<br />

<strong>de</strong> vous avertir que la pofTemon du cerf


380 R O L A N D<br />

mervcilleux vous donnera le droit <strong>de</strong> voir lé<br />

beau vifage <strong>de</strong> la fée, & peut-être vous en<br />

ferez-vous aimer. A ces paroles, le comte fourit;<br />

& comme il ne pouvoit rien admirer qu'Angélique<br />

: Je conviens , repartit-il, que le droit<br />

dont vous parlez a <strong>de</strong> quoi tenter un cceur<br />

fenfible ; mais pour moi qui porte les enainés<br />

<strong>de</strong> la première beauté <strong>de</strong> 1'univers, je ne puis<br />

aimer Morgane ; je rejetterois la tendrefle <strong>de</strong><br />

la mère même <strong>de</strong>s amours. En dilant cela , le<br />

paladin falua civilement la <strong>de</strong>moifelle, & lui<br />

rendit le cor avec le livre.<br />

Cette <strong>de</strong>moifelle fut bien mortifiée du mépris<br />

que Roland faifoit <strong>de</strong> ia bonne fortune ,<br />

paree qu'elle aimoit un jeune chevalier que le<br />

défir d'acquérir <strong>de</strong> la gloire avoit privé <strong>de</strong> la<br />

liberté. Morgane le retenoit en fon pouvoir<br />

avec d'autres guerriers qui avoient fuccombé<br />

dans 1'aventurc que Ie comte venoit <strong>de</strong> mettre<br />

afin. La belle , après 1'infortune <strong>de</strong> fon amant,<br />

avoit été confu'ter une magicienne <strong>de</strong> fes parentes<br />

fur les moyens <strong>de</strong> Ie délivrer; 1'enchantereffe<br />

lui avoit répondu qu'un feul chevalier<br />

dans le mon<strong>de</strong> pouvoit détruire 1'enchantement<br />

<strong>de</strong> la fée , & elle lui avoit donné le livre<br />

& le cor avec toutes les inftrucTions nécefiaires.<br />

La <strong>de</strong>moifelle cherchoit ce chevalier que fa<br />

parente lui avoit dépéint, & en voyant Pv.0»


L ' A M O U R E U X . 381<br />

land, elle n'avoit pas douté que c^j ne fut<br />

lui.<br />

Le refus que ce paladin faifoit <strong>de</strong> pourfuivre<br />

fes avantages 5c <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r la levrette , accabla<br />

donc <strong>de</strong> douleur cette malheureufe amante ,<br />

qui voulut engager Brandimart a finir ce que<br />

fon compagnon avoit li heureufement commencé<br />

; mais Fleur-<strong>de</strong>-Lys , toute alarmée ,<br />

palit a cette propofition; elle déclara qu'elle<br />

n'y confentiroit point, 8c qu'il ne falloit point<br />

k fon amant d'autre tréfor ni d'autre dame<br />

qu'elle. Après une déclaration fi précife , Brandimart<br />

n'eut gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonner du cor, 6c ce fut<br />

un bonheur pour lui; car dés le moment que le<br />

comte eüt renoncé k la conquête du cerf merveilleux<br />

5c <strong>de</strong> la fée , la Levrette avoit difparu<br />

, 8c avant que <strong>de</strong> la revoir , 1'amant <strong>de</strong><br />

Fleur-<strong>de</strong>-Lys auroit été obhgé <strong>de</strong> combattre<br />

les <strong>de</strong>ux taureaux 6c le dragon , que le fon du<br />

cor n'eüt pas manqué <strong>de</strong> reproduire.<br />

La <strong>de</strong>moifelle, toute <strong>de</strong>folée , partit avec le<br />

livre 6c le cor dans le <strong>de</strong>ffein d'aller confulter<br />

fa parente fur ce qui venoit d'arriver, 6c les<br />

chevaliers fe difpofèrent k retourner avec les<br />

dames vers la ville d'Albraque. Brandimart<br />

monté fur Bri<strong>de</strong>dor , prit encroupe Fle :r-<strong>de</strong>-<br />

Lys, 6c Roland fe chargea <strong>de</strong> porter fur Bayard<br />

Leodile qui n'avoit point <strong>de</strong> cheval, Ils étoient


381 R O L A N D<br />

déja en marche, lorfqu'ils rencontrèrent un<br />

chevalier <strong>de</strong> bonne mine , couvert d'armes<br />

magnifiques. Le hls <strong>de</strong> Müon le falua fort civilement,<br />

8c l'inconnu lui rendit le falut; mais<br />

ce <strong>de</strong>rnier n'eut pas fitöt jeté les yeux fur<br />

Leodile, qu'il s'enflamma <strong>de</strong> colère. Chevalier,<br />

dit-il d'une voix haute au guerrier francois<br />

, la dame qui t'accompagne eft la fille du<br />

roi Monodant 8c la fouveraine <strong>de</strong> mon cceur.<br />

Prépare-toi a me la cé<strong>de</strong>r ou a la défendre<br />

contre moi.<br />

De quelque mérite éclatant que cette princeffe<br />

foit pourvue , répondit le comte, je n'afpire<br />

point au bonheur <strong>de</strong> la poffé<strong>de</strong>r , 8c je<br />

vous la ce<strong>de</strong> ft elle confent è. fe mettre fous<br />

votre conduite. C'eft agir 8c parler en bon<br />

chevalier , reprit l'inconnu en fouriant, 8c<br />

vous <strong>de</strong>vez par votre pru<strong>de</strong>nce éviter bien<br />

<strong>de</strong> mauvaifes aventures. Leodile, qui avoit<br />

reconnu le beau Varamis dans la perfonne <strong>de</strong><br />

ce jeune guerrier , 1'empêcha <strong>de</strong> continuer fur<br />

ce ton , en lui apprenant qu'il parloit au premier<br />

chevalier du mon<strong>de</strong>. En même tems elle<br />

lui conta ce qu'elle lui avoit vu faire, 8c le<br />

remplit d'admiration par ce récit. Le beau<br />

Varamis honteux d'avoir tenu un difcours railleur<br />

au paladin, changea <strong>de</strong> ftyle avec lui; &c<br />

ce <strong>de</strong>rnier répondit a fes complimens d'une


L ' A M O U R E U X . 3^<br />

manière h le confirmer dans 1'opinion que Leodile<br />

lui avoit fait concevoir <strong>de</strong> fon courage ;<br />

ils fe féparèrent enfuite. La princeffe d'Eluth<br />

confentit a fuivre fon amant, qui promit <strong>de</strong> la<br />

conduire chez le roi fon père, & les <strong>de</strong>ux autres<br />

guerriers continuèrent leur chemin avec<br />

Fleur-<strong>de</strong>-Lys.<br />

C H A P I T R E XIV.<br />

La reine Marphife met le Jïège <strong>de</strong>vant la ville<br />

d'Albraque , & Renaud dèfie Trufaldin fur la<br />

mort d''Albarofe.<br />

L E vieux Galafron, les rois Adrian & Balan ;<br />

Antifort & Hubert du Lion s'étoient réfugiés,<br />

avec le refte <strong>de</strong> leur armée , dans la ville<br />

d'Albraque ; ils y réparèrent le défordre que<br />

les tartares avoient fait, & ils la remirent en<br />

état <strong>de</strong> défenfe.<br />

Le roi du Cathay ne pouvoit fe confoler <strong>de</strong><br />

ce qu'après avoir défait 1'armée d'Agrican, il<br />

fe voyoit réduit a combattre contre ceux mêmes<br />

qu'il avoit amenés pour lui fervir d'appui;<br />

mais ce qui faifoit fa plus gran<strong>de</strong> peine, c'étoit<br />

<strong>de</strong> n'avoir pu, a la tête d'une armée vicïorieufe


384 R O L A N D<br />

<strong>de</strong>s tartares , fe venger du meurtrier <strong>de</strong> fon<br />

fils. II confultala princeffe fa fille tur les moyens<br />

<strong>de</strong> punir cet audacieux , qui venoit jufques<br />

dans fes états infulter a fa douleur. Angélique<br />

lui dit qu'elle ne voyoit aucune apparence que<br />

le meurtrier d'Argail fut au Cathay ; mais<br />

comme Galafron fourenoit qu'il n'en falloit pas<br />

douter , elle lui repartit que pour en être<br />

mieux éclairci, il n'y avoit qu'a s'en rapporter<br />

au prince Aftolphe , qui favoit fort bien ce<br />

qui en étoit. Le roi approuva 1 avis. On paria<br />

au prince anglois, qui promit <strong>de</strong> leur dire fon<br />

feritiment lorfqu'd verrok le guerrier dont il<br />

étoit queftion.<br />

Pendant ce tems-Ia, Marphife & les princes<br />

<strong>de</strong> fon parti fongeoient a pourfuivre le chatiment<br />

du perfi<strong>de</strong> Trufaldin , & <strong>de</strong> tous ceux<br />

qui prendroient fa défenfe. Cette infigne guerrière<br />

fit marcher fon armée vers Albraque ,<br />

& donna fes ordres pour en commencer le<br />

fiège.<br />

Le lcn<strong>de</strong>main dès que le foleil parut, Renaud<br />

prit fes armes , s'approcha <strong>de</strong>s murailles<br />

<strong>de</strong> la ville monté fur Rabican; il tenoit en fa<br />

main fon cor, qu'il fit retentir pour avertir<br />

ceux qui commandoient dans la place , qu'il<br />

fouhaitoit <strong>de</strong> leur parler. Les premiers qui parurent<br />

fur la muraille k ce bruit, firent venir<br />

le


I ' A M O U R I U X ; 385<br />

ïe prince d'Angleterre qui commandoit le plus<br />

prés <strong>de</strong>-la. Le fils d'Aimon étoit alors fi éloigné<br />

<strong>de</strong> penfer a fon coufin Aftolphe-, qu'il lui<br />

adrefla ces paroles fans le reconnoïtre .- Seigneur<br />

chevalier , la noble reine Marphife, les<br />

rois Torin<strong>de</strong> , Uldan, Saritron, & les autres<br />

princes alliés, envoient déclarer au roi Galafron<br />

& a la princeffe fa fille, qu'ils les fomment<br />

<strong>de</strong> leur livrer le perfi<strong>de</strong> roi Trufaldin. Ditesleur<br />

que s'ils refufent <strong>de</strong> fatisfaire a une fi<br />

jufte <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, nous proteftons <strong>de</strong> ne point<br />

lever le fiège que nous n'ayons détruit & rafé<br />

jufqu'aux^fon<strong>de</strong>mens la ville & la forterefle.<br />

Tandis que le fils d'Aimon parloit, le prince<br />

anglois qui 1'examinoit attentivement, le reconnut<br />

& fe fit connoïtre auffi. Après qu'ils fe<br />

furent témoigné <strong>de</strong> part & d'autre la joie qu'ils<br />

avoient <strong>de</strong> fe revoir, Aftolphe <strong>de</strong>manda au<br />

feigneur <strong>de</strong> Montauban s'il vouloit entrer dans<br />

la place, afin qu'ils euffent le plaifir <strong>de</strong> s'embraffer<br />

& <strong>de</strong> fe parler fans être entendus. Le<br />

prince d'Angleterre fortit aufli-töt, & Renaud,<br />

après mille carefles mutuelles, lui <strong>de</strong>manda par<br />

quelle aventure il fe trouvoitfi éloigné <strong>de</strong> Ia<br />

cour <strong>de</strong> France : a quoi l'autre répondit en<br />

peu <strong>de</strong> mots , en attendant un détail plus circonftancié.<br />

Le fils d'Aimon lui raconta <strong>de</strong> fon<br />

cöté tout ce qui lui étoit arrivé <strong>de</strong>puis leur,<br />

Tome I,<br />

B b


j$4 R O L A N D<br />

féparation, & finit en lui difant qu'il venoit<br />

pour gar<strong>de</strong>r fon ferment, & venger la mort<br />

d'Albarofe.<br />

Je fuis fiché , lui dit alors Aftolphe, que<br />

les principaux guerriers d'Angelique fe foient<br />

engagés a défendre Trufaldin. Renaud <strong>de</strong>manda<br />

fi le comte d'Angers étoit <strong>de</strong> ce nombre<br />

? Oui, répondit le prince d'Angleterre,<br />

mais il n'eft point encore rentré dans la ville.<br />

On ne fait ce qu'il eft <strong>de</strong>venu <strong>de</strong>puis la bataille<br />

qui s'eft donnée contre les tartares. Et vous ,<br />

répliqua le fils d'Aimon, êtes-vous auffi <strong>de</strong><br />

ceux qui ont entrepris la défenfe du roi du<br />

Zagaray? Non, repartit Aftolphe; & comme<br />

ceux qui ont juré <strong>de</strong> défendre ce monarque<br />

font en grand nombre , je ne crois pas que la<br />

princeffe au fervice <strong>de</strong> qui je me fuis dévoué,<br />

veuille exiger <strong>de</strong> moi que j'emploie mon épée<br />

pour cet indigne prince. Si cela étoit, je vous<br />

avoue que je ne le ferois qu'a regret.<br />

Les <strong>de</strong>ux paladins s'entretinrent encore<br />

quelque tems, après quoi Renaud preffa fon<br />

coufin d'aller <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r a Galafron une réponfe<br />

a fa déclaration. L'anglois , qui vouloit engager<br />

le fils d'Aimon a voir Angélique, lui<br />

propofa d'entrer dans la place , pour faire fon<br />

défi lui-même ; mais Renaud qui craignoit autant<br />

la vue <strong>de</strong> cett e princeffe, qu'elle fouhai-


L'A M O U R E U X. 387<br />

toit la fienne, ne put jamais s'y réfoudre. II<br />

répondit qu'il fuffifoit qu'il füt par fa bouche<br />

la réponfe du roi du Cathay. Aftolphe voyant<br />

le Seigneur <strong>de</strong> Montauban très-ferme dans fa<br />

réfolution, lui dit d'attendre , & le quitta pour<br />

aller trouver Galafron ; mais avant que <strong>de</strong><br />

parler a ce monarque , il courut chercher Angélique.<br />

Elle fut agréablement furprife d'apprendre<br />

que fon cher Renaud étoit fi prés<br />

d'elle ; & fe reftbuvenant que Maugis lui avoit<br />

promis a la Roche-cruelle <strong>de</strong> lui envoyer au<br />

Cathay cet.objet fi chéri, elle fut fenfible k ce<br />

fervice. Comme elle apprit du prince anglois<br />

que le fils d'Aimon étoit encore plus animé<br />

que le roi Torin<strong>de</strong> contre Trufaldin, & que<br />

c'étoit lui que fon père avoit pris pour le<br />

meurtrier d'Argail , elle jugea qu'il étoit <strong>de</strong><br />

fon intérêt <strong>de</strong> ne pas détromper Galafron. Si<br />

le roi, difoit-elle, eft défabufé , il perdra tout<br />

reffentiment contre Renaud; & pour fe délivrer<br />

d'un fiège qui ne fe fait plus qu'au fujer<br />

<strong>de</strong> Trufaldin , il livrera ce traitre a fes ennemis<br />

; & le prince <strong>de</strong> Montauban , après avoir<br />

confommé fa vengeance , fe hatera <strong>de</strong> quitter<br />

ce pays que ma préfence lui rend odicux.<br />

La princeffe pria donc Aftolphe <strong>de</strong> laiffer<br />

Galafron dans fon erreur. Le paladin le lui<br />

promit; & lorfqu'ü rapporta au roi du Ca-<br />

Bb ij


388 , R O L A N D<br />

thayla déclaration du feigneur <strong>de</strong> Montauban i<br />

il fouffrit qu'Angélique ajoutat que le chevalier<br />

qui portoit la parole <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> Marphife<br />

& <strong>de</strong> fes alliés , étoit, felon toutes les<br />

apparences , le vainqueur d'Argail. Elle irrita<br />

par ce moyen la haine que fon père avoit<br />

déja pour Renaud. Ce vieux roi n'écouta que<br />

fon reffentiment, & prit la réfolution <strong>de</strong> ne<br />

point livrer Trufaldin. II afTembla ceux qui<br />

avoient juré <strong>de</strong> défendre ce monarque , & leur<br />

dit avec beaucoup <strong>de</strong> vivacité : Braves guerriers<br />

, fera-t-il dit que nous abandonnerons<br />

a la fureur <strong>de</strong> fes ennemis un roi qui le premier<br />

<strong>de</strong> tous a embrafTé notre défenfe contre<br />

les tartares ? ah ! qu'il ne nous foit point reproché<br />

que la crainte d'un fiège nous a fait<br />

commettre une aftion fi lache ; allons , courons<br />

plutöt attaquer ceux qui veulent nous<br />

forcer d'être <strong>de</strong>s ingrats.<br />

II fe tut k ces mots pour entendre ce qu'ils<br />

lui répondroient; & ils ne manquèrent pas <strong>de</strong><br />

Fafïurer tous qu'ils défendroient avec ar<strong>de</strong>ur<br />

le roi Trufaldin , ainfi qu'ils Favoient juré k<br />

la princeffe. Enfuite Antifort & Hubert du lion<br />

furent nommés pour aller porter cette réponfe<br />

a celui qvii 1'attendoit. Aftolphe les y conduifit.<br />

Les <strong>de</strong>ux chevaliers d'Angélique s'acquittèrent<br />

<strong>de</strong> leur commiftion d'une manière qui


L ' A M O Ü R E U X , 3 89<br />

furprit le fils d'Aimon. II ne pouvoit comprendre<br />

comment <strong>de</strong>s coeurs nobles fe rendoient<br />

protecfeurs du crime. II leur <strong>de</strong>manda s'ils<br />

ignoroient les trahifons du prince dont ils fe<br />

rendoient 1'appui. Ils répondirent que non ,<br />

mais qu'il leur fuffifoit qu'ils fufient engagés<br />

d'honneur a le défendre. Quiconque , reprit<br />

Renaud , • ne punit point un traitre lorfqu'il le<br />

peut, eft coupable lui-même <strong>de</strong> Ia trahifon<br />

qu'd foutient ou qu'il tolère C'eft une<br />

queftion que nous laiflbns a déci<strong>de</strong>r aux docteurs,<br />

interrompit Hubert du lion; pour nous ,<br />

nous ne favons déci<strong>de</strong>r que le fer a la main.<br />

II faudra donc s'y réfoudre , interrompit h<br />

fon tour le feigneur <strong>de</strong> Montauban , un peu<br />

piqué <strong>de</strong> cette réponfe, & nous ne ferons<br />

peut-être pas moins propres que vous a cette<br />

forte <strong>de</strong> décifion. Je le veux croire, dit alors<br />

Antifort, mais vous y aurez vous-même plus<br />

d'affaire que vous ne penfez, puifque vous<br />

aurez cette queftion a difcuter avec Ie comte<br />

d'Angers lui-même.<br />

II me fera fenfible , je 1'avoue , répliqua Ie<br />

fils d'Aimon, <strong>de</strong> voir la valeur <strong>de</strong> ce grand<br />

guerrier indignement occupée ala défenfe d'un<br />

perfi<strong>de</strong> ; mais quelque éclatante que foit cette<br />

valeur , elle ne m'empêchera pas d'entreprendre<br />

la punition d'un monftre qui n'eft connu<br />

B b iij


39» R O L A N D<br />

que par mille cruautés. Le ciel veut enfin<br />

qu'il périfle , & peut-être m'a-t-il choifi pour<br />

être le miniftre <strong>de</strong> fes vengeances. Renaud<br />

acheva ces <strong>de</strong>rnières paroles comme par un<br />

mouvement infpiré d'en-haut, qui le fit paroitre<br />

en ce moment quelque chofe <strong>de</strong> plus qu'un<br />

homme.<br />

Ces guerriers réglèrent enfuite les conditions<br />

du combat. II fut décidé qu'il y auroit<br />

une trèv*e entre les <strong>de</strong>ux partis , &c que le<br />

len<strong>de</strong>main , dès le lever <strong>de</strong>'l'aurore , les défenfeurs<br />

<strong>de</strong> Trufaldin amèneroient ce roi dans<br />

le camp <strong>de</strong> Ia reine perfanne , pour être le<br />

fpectateur & le prix du combat. Après cette<br />

convention , Antifort & Hubert du lion rentrèrent<br />

dans Albraque , & laifsèrent enfemble<br />

les <strong>de</strong>ux coufins. Alors Renaud dit au prince<br />

anglois : voudrez - vous auffi me combattre<br />

pour le roi du Zagathay } Non , répondit<br />

Aftolphe en riant; & fi je me bats contre<br />

vous , ce fera pour un fujet bien différent.<br />

Le feigneur <strong>de</strong> Montauban lui <strong>de</strong>manda ce que<br />

c'étoit. C'eft une confi<strong>de</strong>nce, repartitfon coufin<br />

, que je n'ai pas le loifir <strong>de</strong> vous faire a<br />

préfent, mais je vous la ferai dans votre camp<br />

même , puifque la trève peut me le permettre.<br />

Renaud voulut Fobliger a s'expliquer, mais<br />

1'anglois s'en défendit ; & après 1'avoir em-


L' A M O Tj R E U X.<br />

hraffé, Ie quitta pour aller rendre compte k<br />

la princeffe <strong>de</strong> ce qui venoit <strong>de</strong> fe paffer.<br />

C H A P I T R E<br />

XV.<br />

Combat <strong>de</strong> Renaud contre les dêfenfeurs <strong>de</strong> Trufal~<br />

din , & <strong>de</strong> quelle manière il fut interrompu.<br />

-A. PEINE Ie jour fuivant commengoit4<br />

blanchir , que le fon éclatant du clairon réveilla<br />

les guerriers d'Albraque , qui fe difposèrent<br />

auffi-töt a la défenfe <strong>de</strong> Trufaldin. Lorfqu'ils<br />

furent armés , ils voulurent le mener<br />

avec eux au lieu du combat; mais ce lache<br />

roi, plus accoutumé a facrifier k fes cruautés<br />

<strong>de</strong>s vies innocentes qu'a- expofer la fienne ,<br />

refufa d'y aller. Ses braves dêfenfeurs lui repréfentèrent<br />

qu'ils s'y étoient engagés par ferment<br />

, &C qu'ils 1'obligeroicnt d'y venir par<br />

force , plutót que <strong>de</strong> manquer <strong>de</strong> parole. La<br />

conteftation <strong>de</strong>venant vive , Angélique & Galafron<br />

décidèrent que Trufaldin avoit tort ,<br />

& qu'il falloit bien qu'il fut préfent a un combat<br />

qui ne fe faifoit que pour lak<br />

Les princes fe faifirent donc <strong>de</strong> ce roi ; Sc<br />

le mettant au milieu d'eux pour s'en affurei?<br />

Bb iv,


39* R O L A N D<br />

davantage, ils prirent avec lui le chemin du quartier<br />

<strong>de</strong> la reine perfanne. Galafron Sc la princefte<br />

fa fille voulurent les accompagner , l'un pour<br />

animcr les guerriers d'Albraque contre le chevalier<br />

qu'il prenoit pour le meurtrier <strong>de</strong> fon<br />

fils, & l'autre pour jouir <strong>de</strong> la vue <strong>de</strong> ce<br />

même chevalier qui étoit moins le vainqueur<br />

d'Argail que le fien.<br />

Ils fe firent efcorter par mille chevaliers ,<br />

pour foutenir la majefié <strong>de</strong> leur caracfère.<br />

Marphife & tous les princes <strong>de</strong> fon parti s'avancèrent<br />

avec un pareil nombre , fi-töt qu'on<br />

les vint avertir que les guerriers d'Albraque<br />

approchoient. Quand ils furent a une diftance<br />

qui leur permettoit <strong>de</strong> fe diftinguer, le feigneur<br />

<strong>de</strong> Montauban , avec la permiflion <strong>de</strong> la reine,<br />

s'avanca au petit pas vers le roi du Cathay ,<br />

pour voir fi 1'on tenoit ce qui avoit été promis.<br />

Les <strong>de</strong>ux fils du marquis Olivier furent<br />

détachés pour aller 4 fa rencontre , & ils<br />

avoient entre eux <strong>de</strong>ux Trufaldin. En approchant<br />

<strong>de</strong> Renaud , Griffon qui regardoit fixement<br />

ce guerrier, dit a fon frère Aquilant :<br />

Examine bien ce chevalier; pour moi, plus<br />

je le confidère , plus je crois voir en hu le<br />

noble fils d'Aimon. II lui reffemble en effet<br />

parfaitement , répondit Aquilant le noir ; &z<br />

s'il étoit monté fur Bayard, je ne douterois


L ' A M O U R E Ü X . 393<br />

pas que ce ne fut lui. Nous en ferons bientöt<br />

éclaircis , reprit Griffen. Un moment après<br />

ce difcours , ces <strong>de</strong>ux frères joignirent Renaud<br />

& le reconnurent ; ils s'embrafsèrent k<br />

plufieurs reprifes, & fe témoignèrent la joie<br />

qu'ils avoient <strong>de</strong> fe revoir.<br />

Comme ils étoient parens & amis , ils auroient<br />

fort fouhaité <strong>de</strong> n'en pas venir aux mains<br />

enfemble ; mais <strong>de</strong>s fermens contraires, &c<br />

qu'ils ne pouvoient violer , lioient les uns &c<br />

lts autres. Ils firent pourtant tous leurs efforts<br />

pour fe perfua<strong>de</strong>r mutuellement <strong>de</strong> fe délifter<br />

<strong>de</strong> leur entreprife. Brave Renaud , difoit Griffon,<br />

tu dois favoir que neuf fameux guerriers,<br />

dont mon frère & moi fommes les plus foibles<br />

, ont juré qu'ils défendront le roi Trufaldin<br />

contre tous fes ennemis. De quelque valeur<br />

que le ciel t'ait doué , tu fuccomberas<br />

fous nos coups. C'eft k regret, répondit le fils<br />

d'Aimon , que je me vois réduit k vous combattre<br />

; mais rien ne m'en peut difpenfer. Après<br />

cet entretien , ces guerriers fe féparèrent.<br />

Les <strong>de</strong>ux frères allèrent dire k leurs compagnons<br />

que le chevalier qui les avoit défiés<br />

étoit prêt k fe battre. La-<strong>de</strong>ffus ils réglèrent<br />

entre eux leur rang; car ils auroient eu bonte<br />

d'attaquer enfemble un feul homme. Hubert<br />

du lion fut le premier ; il avoit une force ex-


394 R O L A N D<br />

trême , & il étoit fans contredit un <strong>de</strong>s meilleurs<br />

chevaliers <strong>de</strong> fon tems. Les <strong>de</strong>ux troupes<br />

ennemies s'étant avancées a cent pas 1'une<br />

<strong>de</strong> l'autre pour voir le combat, le feigneur<br />

<strong>de</strong> Montauban & Hubert du lion fe détachèrent<br />

chacun <strong>de</strong> fon cöté ; & mettant la lance<br />

en arrêt, ils coururent tous <strong>de</strong>ux , & fe rencontrèrent<br />

furieufement. Le guerrier d'Albraque<br />

eut du défavantage ; il fut étourdi du<br />

choc & confidérablement ébranlé , cependant<br />

il ne quitta pas les arcons. Pour Renaud , il<br />

paffa plus ferme en felle qu'un écueil que<br />

battent inutilement les flots impétueux <strong>de</strong> la<br />

mer. Ils mettent 1'épée a la main , & commencent<br />

a fe porter <strong>de</strong>s coups furieux. Ils tranchent<br />

en peu <strong>de</strong> tems écus , mailles & plaftrons<br />

; mais on s'appercut bientöt que le fils<br />

d'Aimon furpaflbit <strong>de</strong> beaucoup fon ennemi ,<br />

tant en adrefte qu'en force ; Hubert du lion<br />

fut blefle en tant d'endroits , qu'il fe laifla<br />

tomber <strong>de</strong> foiblefie.<br />

Le roi Adriant vole a fon fecours , & s'imagine<br />

qu'il va renverfer Renaud du choc <strong>de</strong> fa<br />

lance; mais il eft renverfé lui - même ; fon<br />

cheval n'ayant pu réfifter au choc <strong>de</strong> Rabican,<br />

GrifFon prit fa place. Ce généreux chevalier<br />

ne voulut point fe fervir <strong>de</strong> fa lance , paree<br />

que Renaud n'en avoit plus. On voyoit ahe»


L ' A M O U R E U X .<br />

ment qu'il n'alloit qu'a regret k ce combat. II<br />

ménagea d'abord fon ennemi, qui piqué <strong>de</strong> le<br />

voir foutenir une fi mauvaife caufe, le mit en<br />

défordre par <strong>de</strong>ux ou trois coups <strong>de</strong> Flamberge.<br />

Le fils d'Olivier fentit fuccé<strong>de</strong>r en lui la colère<br />

aux mouvemens <strong>de</strong>tendreffe. II employa toutes<br />

fes forces, non-feulement a fe défendre , mais<br />

même k mettre en péril la vie d'un fi ru<strong>de</strong> adverfaire.<br />

Leur combat fut dangereux, & dura longtems<br />

fans avantage ; fi le feigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

faifoit éclater plus <strong>de</strong> force & <strong>de</strong> légéreté,<br />

l'autre étoit mieux armé ; & ne pouvant être<br />

bleffé, il tiroit fouvent du fang <strong>de</strong> fon ennemi;<br />

néanmoins Renaud lui faifoit perdre quelquefois<br />

le fentiment paria pefanteur <strong>de</strong> fes coups:<br />

enfin GrifFon, frappé <strong>de</strong> Flamberge, en fut tout<br />

étourdi, & fon courfier, dont il avoit laifie<br />

tomber la bri<strong>de</strong> , Femporta au travers <strong>de</strong>s<br />

champs , tandis que penché fans connoiffance<br />

fur le cou <strong>de</strong> cet animal, le fang fortoit k gros<br />

bouillons du nez & <strong>de</strong>s oreilles <strong>de</strong> ce malheureux<br />

chevalier, dont 1'épée qu'une chaine attachoit<br />

k fon bras , traïnoit a terre. Quoiqu'il<br />

fut dans ce trifte état, le fils d'Aimon ne laiffa<br />

pas <strong>de</strong> le pourfuivre pour achever fa victoire,<br />

& Rabican 1'auroit bientót atteint, fi le brave<br />

Aquilant, qui craignit pour fon frère , ne fe


39*5 R O L A N D<br />

fut preflé <strong>de</strong> fe mettre entre eux <strong>de</strong>ux. II fe<br />

jeta comme un lion rugiffant fur Renaud, &C<br />

le fit chanceler dans la felle d'un terrible coup<br />

qu'il lui pofta; mais le feigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

ferrant Flamberge en fa main & grincant<br />

les <strong>de</strong>nts, s'abandonna fur lui, & le chargea<br />

<strong>de</strong> tant <strong>de</strong> coups redoublés , qu'il ne lui donnoit<br />

pas le temps <strong>de</strong> fe reconnoïtre. Clarion<br />

voyant ainfi maltraiter fon camara<strong>de</strong> , piqua<br />

contre fon ennemi, & 1'atteignant <strong>de</strong> fa lance<br />

par <strong>de</strong>rrière, il 1'ébranla <strong>de</strong> telle forte, qu'il<br />

penfa lui faire quitter les arcons.<br />

Alors la courageufe Marphife irritée <strong>de</strong> cette<br />

fupercherie, partit comme un éclair. Elle poufla<br />

fon cheval fur Clarion qui revenoit fur Renaud<br />

après avoir fourni fa carrière, & le frappa<br />

d'un fi pefant coup d'épée , qu'elle le jeta tout<br />

étourdi fur la pouflière ; puis remarquant que<br />

Griffon avoit repris fes efprits , & fe difpofoit<br />

a fe venger, elle courut au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> lui pour<br />

1'en empêcher. Comme il étoit outré <strong>de</strong> rage,<br />

& que la reine furpaffoit en force tous les<br />

guerriers <strong>de</strong> fon tems, ils commencèrent un<br />

combat k faire frémir tous ceux qui en furent<br />

témoins.<br />

Pendant qu'ils étoient aux mains, le roi du<br />

Zagathay alarmé <strong>de</strong> 1'avantage que Marphife<br />

& Renaud fembloient avoir fur fes dêfenfeurs,


L' A M o u R E u x. 397<br />

trembloit comme une feuille qu'agite le vent;<br />

& dans fa crainte, voulant fe fouftraire au<br />

péril qui le menacoit, tandis que tout le mon<strong>de</strong> '<br />

«toi't attentif aux.combats qui fe livroient, il<br />

p^uffa fon cheval vers Albraque; il courut a.<br />

toute bri<strong>de</strong> fe réfugier dans la forterefTe, établifTant<br />

toute fa süreté dans le retour du comte<br />

d'Angers.<br />

On ne s'appercut pas d'abord <strong>de</strong> fa fuite,<br />

tant on étoit occupé <strong>de</strong> part & d'autre <strong>de</strong> ce<br />

qui fe paffoit; le premier qui prit gar<strong>de</strong> que ce<br />

roi n'étoit plus oii il <strong>de</strong>voit être, fut le prince<br />

Aftolphe. Comme il ne voyoit qu'a regret le<br />

combat <strong>de</strong> Renaud contre le fils du marquis <strong>de</strong><br />

Vienne, il fut bien aife d'avoir un prétexte<br />

pour 1'interrompre. II s'approcha du fils d'Aimon.<br />

Courageux Renaud, lui dit-il, que vous<br />

fert <strong>de</strong> vous battre contre vos plus chers amis ,<br />

fi vous per<strong>de</strong>z le fruit <strong>de</strong> votre vengeance ? Le<br />

traïtre qui fait le fujet <strong>de</strong> votre différend, vient<br />

<strong>de</strong> vous échapper , & fa fuite dans Albraque<br />

le met a couvert <strong>de</strong> votre reflentiment.<br />

A ces paroles du Prince Anglois, Renaud<br />

& Aquilant s'arrêtèrent, & le premier regardant<br />

l'autre d'un air fier, lui reprocha qu'on<br />

manquoit a la convention. Le fils d'Olivier<br />

s'excufa fur ce que fon frère & lui étant engagés<br />

au combat , ils n'avoient pu veiller fur


39S<br />

R O L A N D<br />

Trufaldin, Sc que c 'étoit la faute <strong>de</strong> leurs compagnons<br />

s'il avoit pris la fuite. Aftolphe propofa<br />

une fnfpenfion d'armes jufqu'a ce qu'on eüt<br />

ramené ce lache roi ; & dans la vue <strong>de</strong> fervir<br />

Angélique auprès du feigneur <strong>de</strong> Montauban ,<br />

il s'offrit a <strong>de</strong>meurer avec lui pour étage du<br />

retour <strong>de</strong> Trufaldin. Renaud y confentit avec<br />

joie, car il aimoit fon coufin pour fa gentilleffe.<br />

Voila <strong>de</strong> quelle manièrë le combat <strong>de</strong> Renaud<br />

Sc d'Aquilant fut interrompu ; mais on<br />

eut plus <strong>de</strong> peine a féparer Marphife Sc Griffon.<br />

Elle avoit <strong>de</strong> 1'avantage fur lui, 8c ne pouvoit<br />

fouffrir qu'on lui vïnt enlever une victoire qui<br />

lui paroiffbit ceftaine. Elle cefla pourtant <strong>de</strong><br />

combattre, fur 1'afliirance qu'on lui donna que<br />

les mêmes guerriers reviendroient le len<strong>de</strong>main<br />

avec le roi du Zagathay. Après cela Galafron<br />

Sc fa fille s'en retournèrent dans leur ville<br />

avec leurs chevaliers. Ils y firent porter Hubert<br />

du Lion, que fes bleflüres mettoient hors d'état<br />

<strong>de</strong> s'y tranfporter lui-même. Le vieux roi du<br />

Cathay étoit indigné <strong>de</strong> la lacheté <strong>de</strong> Trufaldin<br />

, qui bien qu'encore jeune, n'ofoit combattre<br />

, ni même foutenir la vue du péril oü il<br />

jetoit fes dêfenfeurs. II jura qu'il 1'obligeroit<br />

<strong>de</strong> revenir le len<strong>de</strong>main, Sc qu'il le feroit gar<strong>de</strong>r<br />

k vue.


I ' A M O Ü R I U X ; 399<br />

C H A P I T R E X V I .<br />

Retour <strong>de</strong> Roland a Albraque , & <strong>de</strong>s mouvemens<br />

qui l'agitèrent quand il apprit que Renaud étoit<br />

au Cathay,<br />

-AUSSI-TÖT que Galafron fur <strong>de</strong> retour k<br />

Albraque, il y vit arriver le comte dAngers<br />

avec Brandimart & Fleur-<strong>de</strong>-Lys. A voir ce<br />

paladin, il ne paroifToit pas que fon abfence<br />

eüt laifFé fa valeur oifive. Ses armes étoient<br />

toutes découpées , & fa cotte darmes , fon<br />

panache & le cimier <strong>de</strong> fon cafque brülés ; il<br />

n'avoit ni lance ni écu, néanmoins fa contenance<br />

étoit telle en cet équipage, qu'on jugeoit<br />

aifément qu'il <strong>de</strong>voit être la fleur <strong>de</strong> tous les<br />

guerriers <strong>de</strong> 1'univers.<br />

Le roi du Cathay , qui ne Favoit point vu<br />

<strong>de</strong>puis que ce chevalier Favoit tiré <strong>de</strong>s mains<br />

d'Argante , fut tranfporté <strong>de</strong> joie <strong>de</strong> le revoir.<br />

II ne craignit plus rien dés ce moment; toutes<br />

les forces <strong>de</strong> Marphife & <strong>de</strong> fes alliés lui parurent<br />

impuiffantes, tant qu'il auroit cet infigne<br />

guerrier pour défenfeur. Et lorfqu'il apprit <strong>de</strong><br />

Brandimart que le comte avoit privé <strong>de</strong> la vie


'400 R O L A N D<br />

Agrican , fa confiance encore en augmentai<br />

Trufaldin même, malgré fa timidité naturelle,<br />

fe fentit tout raffuré quand il le vit <strong>de</strong> retour.<br />

Pour la princeffe, elle en eut auffi beaucoup<br />

<strong>de</strong> joie ; mais comme le comte d'Angers avoit<br />

fait ferment <strong>de</strong> défendre le roi du Zagathay ,<br />

elle appréhendoit que fes forces incomparables<br />

ne <strong>de</strong>vinffent funeftes k Renaud. Dans cette<br />

appréhenfion, & pour détourner le péril qui<br />

menacoit une tête fi chère, elle fe propofa<br />

d'engager Roland a combattre contre la reine<br />

perfanne. Pour y réuffir, elle tint ce difcours k<br />

ce paladin : Fameux chevalier , dont la valeur<br />

a toujours été mon appui dans les infortunes<br />

qu'un e beauté funefte m'a attirées , ceflerczvous<br />

<strong>de</strong> me défendre lorfque le fort me fufcite<br />

une ennemie plus redoutable que tous les guerriers<br />

du mon<strong>de</strong>. La terrible Marphife s'eft unie<br />

contre nous avec Torin<strong>de</strong>; elle a juré la mort<br />

<strong>de</strong> Trufaldin & ma propre perte. Vous pouvez<br />

feul me raffurer en allant la combattre, & c'eft<br />

une chofe que j'attens <strong>de</strong> 1'affeclion que vous<br />

avez pour moi.<br />

Ma princeffe, répondit Roland , jc vous ai<br />

confacré mes fervices , pouvez-vous penfer<br />

que je vous abandonne, quand vos états &<br />

vos jours font en péril? Ah ! je vous défendraï<br />

contre Marphife 8c contre 1'univers entier. Je<br />

vous


t'A M O U R<br />

E<br />

V X. 40ï<br />

VOUS 1'avouerai pourtant , j'ai quelque répugnance<br />

k touraer mes armes contre une perfonne<br />

<strong>de</strong> votre fexe. Ma gloire en gémit, mais<br />

vous m'êtes plus chère que ma gloire même.<br />

il s agit <strong>de</strong> votre süreté, je n'écoute plus rien<br />

Angélique fut fatisfaite <strong>de</strong> Ja réponfe <strong>de</strong> Roand;<br />

&c pour I'animer encore davantage , elle<br />

'affura que fes yeux feroient témoins <strong>de</strong> tous<br />

les hauts faits d'armes qu'il feroit pour la défendre<br />

& pour 1'acquérir. Quel effet ne produifit<br />

point une efpérance fi charmante fur le<br />

cceur <strong>de</strong> 1'amoureux paladin i Elle étoit capable<br />

<strong>de</strong> lui faire entreprendre la conquête <strong>de</strong><br />

toute la terre. Après avoir quitté la belle Angél<br />

ique , il rencontra fes <strong>de</strong>ux neveux qui lui<br />

apprirent que Renaud étoit <strong>de</strong>vant Albraque. A<br />

cette nouvelle , le comte changea <strong>de</strong> couleur;<br />

Ia jaloufie s'empara <strong>de</strong> fon ame : Eh I que<br />

vient-il faire ici, dit-il aux fils d'Ofivier?il<br />

p a,<br />

roit un <strong>de</strong>s plus ar<strong>de</strong>ns k pourfuivre la mort<br />

<strong>de</strong> Trufaldin, répondit Aquilant. C'eft tout ce<br />

que nous en favons. Ah] je ne fai que trop,<br />

m m in<br />

' terrompit Roland d'un ton animé, quel<br />

motif 1'attire au Cathay; mais qu'il ne s'atten<strong>de</strong><br />

pas que je fouffre tranquillement qu'il vienne<br />

traverfer rrion amour.<br />

Le fils <strong>de</strong> Mdon n'en dit pas davantage, il<br />

quitta les <strong>de</strong>ux frères; 8c comme il étoit déjè<br />

Tornt I, Q<br />

C


401 R O L A N D<br />

tard, il alla fe renfermer dans fa chambre oü<br />

il fe jeta fur fon lit; mais il ne put dormir <strong>de</strong><br />

toute la nuit, tant il avoit <strong>de</strong> peine a calmer<br />

fes tranfports jaloux. II trouvoit que le foleil<br />

tardoit trop long-tems k ramener le jour,<br />

car il brüloit d'impatience <strong>de</strong> combattre contre<br />

Marphife , pour en venir enfuite aux mains<br />

avec un audacieux rival qu'il vouloit obliger<br />

par la force <strong>de</strong>s armes a renoncer a la conquête<br />

d'Angelique. Je ne puis douter, difoitil<br />

en lui-même, qu'il ne foit venu au Cathay ,<br />

comme moi , pour chercher la fille <strong>de</strong> Galafron.<br />

Je me fouviens qu'il étoit plus ar<strong>de</strong>nt qu'un<br />

autre a vouloir combattre pour fa poffefiion<br />

contre le prince Argail. Auroit - il changé <strong>de</strong><br />

fentiment ? Ah ! cela n'eft pas poflible ! Cependant,<br />

ajoutoit-il en fe reprenant, s'il aimoit<br />

encore la princeffe, feroit-il dans le parti <strong>de</strong><br />

Marphife, & pourfuivroit-il avec tant d'animofité<br />

la mort <strong>de</strong> Trufaldin que Galafron protégé<br />

} Roland agité <strong>de</strong> ces divers mouvemens ,<br />

ne favoit que penfer <strong>de</strong> 1'arrivée <strong>de</strong> Renaud,<br />

& il fe propofa <strong>de</strong> s'éclaircir le jour fuivant<br />

d'une chofe fi importante pour fon repos.<br />

D'un autre cöté, les paladins Aftolphe & le<br />

fils d'Aimon étoient dans une occupation bien<br />

différente. Ils s'entretenoient enfemble d'Angélique.<br />

Le prince d'Angleterre étonné <strong>de</strong> voir


L' A M O U R Ê U X. 403<br />

fon coufin prévenu contre la plus fcmeufe<br />

beauté du mon<strong>de</strong> , lui en <strong>de</strong>manda la raifon.<br />

Je 1'ignore moi-même , lui dit Renaud , & je<br />

n'en fuis pas moins furpris que vous. Lorfque<br />

certe. princeffe parut k la cour <strong>de</strong> France , je<br />

fus ébioui comme les autres <strong>de</strong> 1'éclat <strong>de</strong>'fes<br />

charmes , & je brülois d'un ar<strong>de</strong>nt défir <strong>de</strong> Ia<br />

poffé<strong>de</strong>r. Cependant vous le dirai-je ? dans Ie<br />

même tems que je vole après elle pour lur<br />

déclarer mon amour , je fens tout k coup s'éteindre<br />

en moi cette ar<strong>de</strong>ur qui m'enflammoit,<br />

& la plus vive averfion fuccé<strong>de</strong>r k ma tendreffe.<br />

Ce n'eft pas tout j Angélique m'a retiré<br />

d'un péril oii j'aurois indubitablement perdu<br />

la vie fans fon fecours , & je paie ce fervice<br />

<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> ingratitu<strong>de</strong>. Je vois toute<br />

mon injuftice ; mais il n'eft pas en mon pouvoir<br />

<strong>de</strong> changer les mouvemens <strong>de</strong> mon cceur.<br />

Plaignez-moi donc , mon cher Aftolphe , &<br />

ne me reprochez plus un crime involontlire.<br />

L'anglois défefpérant <strong>de</strong> vaincre 1'averfion que<br />

Renaud lui marquoit pour Angélique • ceffk<br />

<strong>de</strong> lui parler <strong>de</strong> cette princeffe.<br />

C c ij


4o4 R O L A N D<br />

C H A P I T R E XVII.<br />

Second combat au Ju/et <strong>de</strong> Trufaldin.<br />

LE jour fuivant, dès que 1'aurore parut,les<br />

guerriers d'Albraque fortirent <strong>de</strong> la forterefle.<br />

Le comte d'Angers marchoit k leur tête entre<br />

les <strong>de</strong>ux fils d'Olivier. Galafron &t fa fille les<br />

fuivoient avec la belle Fleur-<strong>de</strong>-Lys & Sacripant<br />

, pour être fpectateurs du combat. Le<br />

vieux roi du Cathay eut foin <strong>de</strong> faire conduire<br />

Trufaldin. Sacripant qui n'aimoit pas<br />

ce traïtre fe chargea <strong>de</strong> veiller fur lui.<br />

Sitöt que Marphife & les princes <strong>de</strong> fon<br />

parti appercurent les guerriers d'Angelique ,<br />

ils allèrent au-<strong>de</strong>vant d'eux , mais ils s'arrêtèrent<br />

k moitié chemin pour les attendre. L'on<br />

avoit fait <strong>de</strong> profonds fofles autour d'un grand<br />

champ qui <strong>de</strong>voit être le lieu du combat ;<br />

cn ne fe contenta pas <strong>de</strong> cette précaution ;<br />

l'on prit toutes les mefures néceflaires pour<br />

s'afiurer <strong>de</strong> la perfonne <strong>de</strong> Trufaldin. II fut<br />

arrêté qu'aucun chevalier ne prendroit la défenfe<br />

<strong>de</strong> ce roi, hors ceux qui avoient fait<br />

ferment <strong>de</strong> le défendre. Après cela , l'on ne<br />

fongea plus <strong>de</strong> part & d'autre qu'a combattre.


L ' A M O U R E U X . 405<br />

Le comte d'Angers, pour tenir parole a fa<br />

princefTe , s'approcha <strong>de</strong> la reine perfanne ; il<br />

s'inclina profondément fur 1'argon <strong>de</strong> la felle ,<br />

Sc lui dit avec refpeft : Gran<strong>de</strong> reine, vous<br />

voyez <strong>de</strong>vant vous le comte Roland. Je me<br />

fuis dévoué au fervice <strong>de</strong> la princefTe Angélique<br />

; Sc comme vous avez juré fa perte,<br />

auffi bien que celle du roi Trufaldin que j'ai<br />

promis <strong>de</strong> défendre contre tous fes ennemis,<br />

je ne puis manquer d'attirer fur moi votre<br />

courroux. J'avoue a votre majefté que c'eft<br />

avec une peine extréme que je me vois forcé<br />

<strong>de</strong> faire tomber mes coups fur une perfonne<br />

<strong>de</strong> votre fexe , Sc fur-tout fur une princeffe<br />

dont j'admire avec tout 1'univers le courage<br />

& les vertus ; mais 1'honneur Sc mes fermens<br />

m'en font une loi. D'ailleurs , fi je puis échapper<br />

<strong>de</strong> vos vaillantes mains , cela fera plus<br />

glorieux pour moi que toutes les vicToires<br />

que j'ai. remportées dans le cours <strong>de</strong> mes<br />

aventures, Sc que la mort même d'Agrican.<br />

A ces <strong>de</strong>rnières paroles du paladin, il s'éleva<br />

un murmure confus parmi les tartares Sc<br />

les carifmiens qui les entendirent. Les rois<br />

Torin<strong>de</strong> , Uldan Sc Saritron furent prés d'éclater<br />

; mais la préfence <strong>de</strong> la reine les en<br />

empêcha, Sc ils attendoient avec impatience<br />

la réponfe que cette princeffe feroit a Roland,<br />

C c iij


4o6 R O L A N D<br />

Volei ce qu'elle lui répondit: Fameux comte ,<br />

le bruit <strong>de</strong> tes exploits glorieux m'avoit remplie<br />

d'un défir violent <strong>de</strong> te voir , Sc plus<br />

encore <strong>de</strong> m'éprouver contre toi. Je loue le<br />

ciel <strong>de</strong> t'avoir rencontré; mais en trouvant<br />

un guerrier digne <strong>de</strong> ma valeur , je vois h<br />

regret que ton courage fe confacre indignement<br />

a la défenfe d'un traitre Sc <strong>de</strong> la princefTe<br />

qui le protégé ; prépare-toi a te défendre toimême<br />

, & prens gar<strong>de</strong> a mes coups.<br />

A ces mots , la guerrière prit fa lance ; Sc<br />

s'éloigna pour revenir fondre fur le comte<br />

qui, <strong>de</strong> fon cöté , fit la même chofe. Leur<br />

choc fut terrible , les échos <strong>de</strong>s environs en<br />

retentirent ; Sc les fortes lances volant en<br />

éclats , comme fi elles euflent touché <strong>de</strong>ux<br />

tours , les combattans fe tinrent fermes dans<br />

les arcons. On eüt dit qu'ils n'avoient fait<br />

aucun effort. Ils revinrent l'un fur l'autre , Sc<br />

commencèrent a fe porter les plus effroyables<br />

coups. Pendant qu'ils fe battoient avec la <strong>de</strong>rnière<br />

fureur , les guerriers <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux partis fe<br />

lafiant d'être oififs Sc fimples fpecTateurs d'une<br />

querelle qui les intérefToit tous , s'avancèrent<br />

les uns fur les autres.<br />

Le feigneur '<strong>de</strong> Montauban courut contre<br />

Brandimart. qui fe trouva le plus prés <strong>de</strong> lui;<br />

(te. ces <strong>de</strong>ux illuftres chevaliers rompirent


L' A M O U R E U X. 407<br />

leurs lances jufqu'a leurs gantelets , fans s'ébranler<br />

l'un l'autre. Prafil<strong>de</strong> 6c Irol<strong>de</strong> s'attachèrent<br />

au roi Balan 6c a Clarion. Torin<strong>de</strong><br />

combattit contre le roi Adrian , 6c les <strong>de</strong>ux<br />

fils d'Olivier eurent affaire aux rois Uldan &<br />

Saritron. II n'y eut qu'Antifort <strong>de</strong> la blanche-<br />

Ruffie qui , ne voyant perfonne qui lui fut<br />

oppofé , <strong>de</strong>meura fans occupation. II attendoit<br />

que quelqu'un <strong>de</strong> fes compagnons eüt<br />

befoin <strong>de</strong> fecours , 6c il n'attendit pas longtems.<br />

Prafil<strong>de</strong> preflbit vivement le roi Balan<br />

qui , perdant beaucoup <strong>de</strong> fang d'une bleflure<br />

qu'il avoit a Pépaule , ne fe défendoit plus<br />

que foiblement. Antifort alla prendre la place<br />

<strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier qui couroit un extréme péril,<br />

s'il n'eüt été fecouru.<br />

D'une autre part, les rois Uldan 6c Saritron<br />

, quoique doués d'une gran<strong>de</strong> force , ne<br />

pouvoient réfifter aux <strong>de</strong>ux frères armés d'armes<br />

enchantées ; mais Torin<strong>de</strong> qui venoit <strong>de</strong><br />

mettre hors <strong>de</strong> combat le roi Adrian , accourut<br />

k leur ai<strong>de</strong>. Brandimart 8c Renaud , tous<br />

<strong>de</strong>ux montés fur <strong>de</strong>s chevaux admirables , 8c<br />

tous <strong>de</strong>ux a-peu-près <strong>de</strong> même force, fe maintenoient<br />

l'un contre l'autre avec un égal avantage.<br />

II arriva néanmoins que Brandimart,<br />

frappé d'un coup <strong>de</strong> Flamberge , appliqué avec<br />

vigueur fur le haut du cafque , plia tout<br />

C c iv


4°S R O L A N D<br />

étourdi fur 1'arcon <strong>de</strong> la felle. Bri<strong>de</strong>dor qui<br />

fentit en ce moment fa bri<strong>de</strong> tëchée , 1'emporta<br />

par la campagne en cet état. II paffaprès<br />

<strong>de</strong> Roland qui 1'appercut , & qui venant alors<br />

<strong>de</strong> mettre en défordre la reine Marphife ,<br />

par<br />

un coup pefant qu'il avoit déchargé fur elle,<br />

fe hata <strong>de</strong> le fecourir. II pouffa Bayard<br />

ce cher ami, &<br />

vers<br />

fe préfenta 1'épée haute <strong>de</strong>vant<br />

Renaud qui le pourfuivoit. Le feigneur <strong>de</strong><br />

Montauban qui n'étoit déja que trop piqué<br />

contre fon coufin , <strong>de</strong> ce qu'il avoit embraifé<br />

Ja défenfe <strong>de</strong> Trufaldin ne refufa point le<br />

combat. Le comte & lui commencèrent a fe<br />

frapper avec autant d'animofité , que s'ils<br />

eulfent été ennemis mortels.<br />

Sur ces entrefaites , la reine perfanne reprit<br />

fes efprits : elle brüle <strong>de</strong> fe venger ; & ne retrouvant<br />

plus Roland , elle le cherche <strong>de</strong>s<br />

yeux, le découvre ,. & court après lui <strong>de</strong><br />

toute la viteffe <strong>de</strong> fon courfier. Elle étoit<br />

prête <strong>de</strong> le joindre , lorfque Griffon, qui venoit<br />

<strong>de</strong> renverfer<br />

le roi Uldan aux pieds <strong>de</strong><br />

fon cheval, fe trouva <strong>de</strong>vant elle & 1'attaqua.<br />

Cette furieufe princeffe fut d'abord irritée <strong>de</strong><br />

voir fufpendre fa vengeance ; mais elle fe<br />

fentit confolée <strong>de</strong> cet obftacle , quand elle<br />

reconnut dans le téméraire qui 1'ofoit arrêter<br />

un<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux guerriers qui lui avoient caufé tant


L ' A M O U R E U X . 409<br />

<strong>de</strong> peine le jour précé<strong>de</strong>nt. Elle fe jette avec<br />

furie fur lui; & dans 1'extrême colère qui la<br />

pofsè<strong>de</strong> , elle le frappe avec tant <strong>de</strong> force,<br />

qu'elle le renverfé fans fentiment fur la croupe<br />

<strong>de</strong> fon cheval.<br />

Marphife , après avoir ainfi traité Griffon ,<br />

<strong>de</strong>meura quelques momens incertainefi elle retourneroit<br />

fur lui , ou fi elle pourfuivroit fon<br />

premier <strong>de</strong>ffein. Aqui'antla tira <strong>de</strong> cette incertitu<strong>de</strong><br />

, en arrivant au fecours <strong>de</strong> fon frère. II<br />

Vint fondre fur la reine avec tant d'ar<strong>de</strong>ur ,<br />

qu'il 1'étourdit d'un pefant coup qu'il lui déchargea<br />

fur 1'armet, ce qui donna le tems a<br />

Griffon <strong>de</strong> reprendre fes fens. La confufion<br />

qu'eut celui-ci du péril qu'il venoit <strong>de</strong> courir<br />

renouvéla fa fureur. II fe jette fur Marphife<br />

encore mal affermie du coup qu'elle avoit<br />

recu d'Aquilant. Les <strong>de</strong>ux frères enferment<br />

entre eux la guerrière qui, comme une lionne<br />

furieufe entre <strong>de</strong>ux tigres , les occupoit l'un<br />

& l'autre.


4i° R O L A N D<br />

C H A P I T R E XVIII.<br />

Suite du combat précé<strong>de</strong>nt, & commcnt Renaud<br />

punit Trufaldin.<br />

e<br />

tous les combats particuliers dont on vient<br />

<strong>de</strong> parler , méritoient 1'attention <strong>de</strong>s fpe&ateurs<br />

, ce n'étoit rien en comparaifon <strong>de</strong> celui<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux coufins. Le fils d'Aimon réfiftoit avec<br />

une vigueur étonnante aux efforts <strong>de</strong> Roland ;<br />

& foit que combattant pour une jufte caufe,<br />

il recut du ciel <strong>de</strong> nouvelles forces , foit que<br />

connoiflant a quel ennemi il avoit k faire , il<br />

ramaflat, pour ainfi dire, tout fon courage , il<br />

donnoit beaucoup <strong>de</strong> peine au comte d'Angers.<br />

Quoique ce <strong>de</strong>rnier ne put être blefTé, il n'avoit<br />

pas encore fur l'autre le moindre avantage,<br />

lui qui en avoit d'ordinaire fur tous les<br />

autres guerriers du mon<strong>de</strong>.<br />

Dans le tems qu'ils étoient acharnés l'un fur<br />

l'autre, il arriva que la reine perfanne , après<br />

avoir fait perdre lefentimenta Aquilant, pourfuivoit<br />

ce chevalier que fon cheval emportoit<br />

dans la campagne. Cette guerrière pafia prés<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux paladins. Roland qui vit le péril que<br />

couroit fon neveu , quitta Renaud pour aller


L ' A M O U R E U X . 411<br />

charger la reine , & il recommenca avec elle<br />

le combat qui avoit été interrompu. Le feigneur<br />

<strong>de</strong> Montauban ne fe vit pas plutöt libre ,<br />

qu'il poufTa fon cheval vers 1'endroit ou il favoit<br />

qu'éroit Trufaldin. Ce lache monarque<br />

palit d'effroi k fon approche; & ne pouvant<br />

échapper , il implora dans fa crainte Paffiftance<br />

<strong>de</strong> ceux qui Fentouroient. Mais le roi <strong>de</strong> Circaffie<br />

lui déclara que perfonne 'ne pouvoit<br />

prendre fa défenfe , que ceux qui Favoient<br />

embrafTée par ferment. Trufaldin donc réduit<br />

a fe défendre lui-même, tira fon épée d'une<br />

main tremblante, & parut vouloir faire tête<br />

au fils d'Aimon ; néanmoins quand il Feut vu<br />

<strong>de</strong> prés, il ne put foutenir fa vue; la frayeur<br />

le faifit, &c ce lache prince prit la fuite du cöté<br />

du comte d'Angers, en criant a haute voix k<br />

fes dêfenfeurs : Au fecours , au fecours , vaillans<br />

chevaliers, Jouveneq-vous <strong>de</strong> votre ferment.<br />

Renaud le pourfuivoit malgré fes cris , & il<br />

étoit prés <strong>de</strong> le joindre lorfque les <strong>de</strong>ux frères<br />

volant au fecours <strong>de</strong> Trufaldin , dont ils n'étoient<br />

pas éloignés, s'oppofèrent aux <strong>de</strong>ffeins<br />

du feigneur <strong>de</strong> Montauban qui forca bientöt<br />

cet obftacle; car il étourdit Griffon d'un coup<br />

<strong>de</strong> Flamberge, & heurtant Aquilant avec impétuofité<br />

du poitrail <strong>de</strong> Rabican , il culbuta<br />

homme öc cheval. II poufia enfuite vers Tru-


R O L A N D<br />

faldin , qu'il eut bientöt atteint. II le prit par<br />

le bras, 1'enleva <strong>de</strong> <strong>de</strong>flus fon cheval comme<br />

un léger far<strong>de</strong>au, & le mettant en travers fur<br />

le cou <strong>de</strong> fon courfier, ill'emporta a un bout<br />

du camp , ou fe trouva par hafard le cheval<br />

du roi Uldan qui broutoit les feuilles d'un<br />

buifibn , après avoir perdu fon maïtre que<br />

Griffon avoit renverfé. Renaud s'approcha <strong>de</strong><br />

cet animal, öta fa bri<strong>de</strong> & les courroies <strong>de</strong> fa<br />

felle , & en lia Trufaldin par les pieds a la<br />

queue <strong>de</strong> Rabican ; mais il le lia fi fortement<br />

qu'il eüt été difficile <strong>de</strong> 1'en détacher. Après<br />

quoi remontant fur Rabican, il fe mit k courir<br />

par la campagne, traïnant le traïtre les jambes<br />

en haut & la tête en bas, & criant k haute<br />

voix : Accoure{, chevaliers d'Albraque , accoure^ ,<br />

le roi Trufaldin implore votre fecours.<br />

Brandimart quitta le combat oü il étoit engagé<br />

contre Torin<strong>de</strong> pour courir vers le malheureux<br />

roi du Zagathay ; mais quoique Bri<strong>de</strong>dor<br />

füt un <strong>de</strong>s meilleurs chevaux du mon<strong>de</strong>,<br />

il ne pouvoit atteindre Rabican. Les fils d'Olivier,<br />

qui s'étoient remis <strong>de</strong> leur défordre ,<br />

pourfuivirent auffi Renaud fort inutilement.<br />

Le fils d'Aimon fe jouoit d'eux : tantöt il les<br />

laiffoit approcher ; & lorfqu'ils fe flattoient <strong>de</strong><br />

le pouvoir rejoindre , ils fe trouvoient plus<br />

éloignés <strong>de</strong> lui que jamais. Enfin il poufia fon


L 5 A M O U R E U X. 413<br />

cheval vers le comte d'Angers qui combattoit<br />

contre Marphife ; il paffa entre eux <strong>de</strong>ux, en<br />

difant a Roland d'un air infultant: Comte, recois<br />

<strong>de</strong> mes mains ce roi fi refpectable que tu<br />

t'es chargé <strong>de</strong> défendre, & que tu préfères k<br />

tes meilleurs amis; enfuite il continua fa courfe<br />

jufqu'a ce que le miférable corps qu'il traïnoit<br />

fut entièrement démembré, & qu'il n'en reflit<br />

plus aucune partie k la queue <strong>de</strong> Rabican.<br />

Le fils <strong>de</strong> Milon <strong>de</strong>vint furieux lorfqu'il<br />

s'appercut <strong>de</strong> ce que Renaud venoit d'exécuter;<br />

& fon cceur peu accoutumé a dévorer<br />

<strong>de</strong>s affronts, fembloit, comme le mont Etna,<br />

exhaler <strong>de</strong>s Hammes. II quitta la reine perfanne,<br />

pouffa Bayard avec impétuofité contre fon<br />

coufin , qui lui étoit alors auffi odieux qu'il lui<br />

avoit autrefois été cher. Le feigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

fatisfait d'avoir fi glorieufement confommé<br />

fa vengeance, cefla <strong>de</strong> courir; & s'approchant<br />

au petit pas du comte, il voulut le<br />

diflua<strong>de</strong>r <strong>de</strong> combattre : il lui repréfenta qu'il<br />

étoit déformais inutile <strong>de</strong> prendre le parti <strong>de</strong><br />

Trufaldin dont le ciel venoit <strong>de</strong> difpofer, &<br />

qu'il le fupplioit <strong>de</strong> lui rendre fon amitié dont<br />

il ne s'étoit point rendu indigne. Roland étoit<br />

trop hors <strong>de</strong> lui-même pour goüter tout ce que<br />

fon coufin lui dit <strong>de</strong> touchant fur ce fujet: il<br />

le défia fans lui répor.dre, & fe jeta fur lui


414 R O L A N D<br />

avec la <strong>de</strong>rnière fureur. Le fils d'Aimon piqué<br />

<strong>de</strong> lui voir fi peu <strong>de</strong> raifon, fe défendit avec<br />

autant <strong>de</strong> vigueur qu'il étoit attaqué.<br />

La reine Marphife fuivit Roland; mais les<br />

<strong>de</strong>ux frères , que la mort <strong>de</strong> Trufaldin difpenfoit<br />

<strong>de</strong> courir après Roland, arrêtèrent cette<br />

princefTe, qui tourna contr'eux fes armes redoutables.<br />

Ainfi , malgré le trépas du perfi<strong>de</strong><br />

qui auroit du finir les différends , tous ces<br />

guerriers recommencèrent a combattre les uns<br />

contre les autres avec plus d'animofité que<br />

jamais. Les <strong>de</strong>ux coufins fur-tout fe frappoient<br />

d'une manière étonnante. Si le comte d'Angers<br />

avoit plus <strong>de</strong> force , le Seigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

étoit plus léger & plus adroit; la légéreté <strong>de</strong><br />

Rabican fembloit ajouter encore a celle <strong>de</strong> fon<br />

maitre. Enfin , ces <strong>de</strong>ux chevaliers fe battoient<br />

<strong>de</strong>puis long-tems fans avantage , lorfque Renaud<br />

d'un coup <strong>de</strong> Flamberge fit plier la fuperbe<br />

tête <strong>de</strong> Roland. Ce <strong>de</strong>rnier , pour s'en<br />

venger, déchargea fur le cafque <strong>de</strong> Membrin<br />

un coup <strong>de</strong> Durandal fi pefant, que le fils d'Aimon<br />

en perdit connoiflance. Le comte alloit<br />

redoubler, fi Biyard, qui voulut fauver Renaud,<br />

n'eut reculé; <strong>de</strong> forte que Roland voyant<br />

qu'il ne pouvoit manier a fa volonté ce raifonnable<br />

animal, piqua vers Brandimart, avec<br />

lequel il changea <strong>de</strong> cheval. Son coufin reprit


L ' A M O Ü R E Ü X , 415<br />

fes efprits pendant ce tems-la, & revint fur lui<br />

en pouffant Rabican avec tant d'impétuofité,<br />

qu'il penfa renverfer Bri<strong>de</strong>dor.<br />

Ces <strong>de</strong>ux incomparables guerriers , animés<br />

d'une fureur nouvelle, en vinrent aux mains,<br />

& Durandal une fecon<strong>de</strong>*fois priva <strong>de</strong> fentiment<br />

Renaud, qui panché fur le cou <strong>de</strong> fon courfier,<br />

les bras pendans & verfant du fang psr le nez<br />

& par la bouche , alloit cé<strong>de</strong>r la vicfoire a fon<br />

ennemi. La légéreté feule <strong>de</strong> Rabican , qu'il<br />

n'étoit pas aifé <strong>de</strong> joindre , & qui emportoit<br />

le fils d'Aimon dans la campagne , fauva la vie<br />

a ce guerrier. Car le comte ne pouvoit 1'atteindre,<br />

quoiqu'il courüt <strong>de</strong> toute la vïtetfe<br />

<strong>de</strong> fon cheval pour achever fa vengeance.<br />

Comme ce <strong>de</strong>rnier paffa prés d'Angélique ,<br />

dont le cceur gémilfoit <strong>de</strong> voir le péril oü fe<br />

trouvoit 1'objet <strong>de</strong> fon amour, cette princeffe<br />

1'arrêta : Mon cher comte , lui dit-elle, fufpen<strong>de</strong>z<br />

<strong>de</strong> grace les mouvemens <strong>de</strong> votre colère;<br />

vous <strong>de</strong>vez même perdre tout reffentiment.<br />

La querelle eft fïnie par la mort du lache<br />

roi que vous défendiez. Le ciel, en puniffant<br />

ce traitre malgré tous vos efforts, fait voir<br />

que rien ne fauroit échapper a fa juftice. Je<br />

n'ai plus rien a craindre non plus <strong>de</strong> la reine<br />

Marphife , qui m'a fait aflurer qu'elle n'étoit<br />

notre ennemie qu'a caufe <strong>de</strong> Trufaldin. Vous


4 l S R O L A N D<br />

êtes donc libre , & vous pouvez dès ce moment<br />

m'accor<strong>de</strong>r une chofe que j'ai k vous<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. Je viens d'apprendre qu'une princeffe<br />

<strong>de</strong> mes amies eft dans un péril très-preffant.<br />

Sachez que tout intérêt cè<strong>de</strong> dans mon<br />

cceur k celui <strong>de</strong> la fauver; mais le moindre<br />

retar<strong>de</strong>ment lui peut être funefte , & fi vous<br />

voulez la délivrer a ma confidération , il n'y a<br />

pas <strong>de</strong> tems k perdre.<br />

Gran<strong>de</strong> princeffe , lui répondit le paladin ,<br />

vous n'ignorez pas quel eft 1'empire que vous<br />

avez fur moi. Daignez m'inftruire <strong>de</strong> ce qu'il<br />

faut que jefaffe. Vous faurez, reprit Angélique,<br />

qu'une <strong>de</strong>s plus cruelles magiciennes du mon<strong>de</strong><br />

a produit, par fon art, un jardin oh brillent,<br />

(dit-on), cent beautés différentes qui furpaffent<br />

1'effort <strong>de</strong> la nature. Un affreux dragon en<br />

gar<strong>de</strong> la première porte, & Falerine , c'eft le<br />

nom <strong>de</strong> la magicienne , nourrit ce monftre <strong>de</strong><br />

fang humain. Cette barbare, qui eft parente<br />

<strong>de</strong> Marquinor , & qui gouverne en fon abfence<br />

le royaume d'Altin , fait arrêter tous les chevaliers<br />

& les dames qui paffent dans fes états, &<br />

les donne k dévorer au dragon. Une princeffe<br />

<strong>de</strong> mon fang, & qui m'efl auffi chère que moimême<br />

, eft tombée avec fon amant entre les<br />

mains <strong>de</strong> cette enchanrereffe, qui dans ce moment<br />

peut-être va les livrer au monftre. II n'y


1'A M O U R E V XI<br />

4 I 7<br />

a que vous feul, fameux guerrier, que je crois<br />

capable <strong>de</strong> délivrer tant d'infortunés qui doivent<br />

pénr fi cruellement.<br />

Je fuisprêt k partir, répliqua Ie comte d'Angers,<br />

pour aller accomplir 1'ordre que vous<br />

me donnez; mais adorable princeffe, continua-t-il<br />

en foupirant, je vous avoue que c'eft<br />

un fupphce bien rigoureux pour moi <strong>de</strong> laiffer<br />

auprès <strong>de</strong> vous le feigneur <strong>de</strong> Montauban. J e<br />

fai qu'd eft, comme moi, épris <strong>de</strong> vos charmes,<br />

& c'étoit autantpour punir cet audacieux rival<br />

que je le combattois, que pour la défenfe <strong>de</strong><br />

.Trufaldin.<br />

^Ces paroles firent foupirer Angélique ellemême,<br />

diverfes paftions agitèrent fon cceur<br />

en ce moment; mais comme il lui étoit d'une<br />

extréme importance <strong>de</strong> cacher fes mouvemens,<br />

ellefe contraignit le mieux qu'il l u<br />

i futpoflible,<br />

& fit cette réponfe au guerrier : Que<br />

vous êtes dans une gran<strong>de</strong> erreur! Vous paroït-il,<br />

Roland, que Renaud faffe auprès <strong>de</strong><br />

moi le perfonnage d'amant ? Ah J vous auriez<br />

plus <strong>de</strong> raifon, ajouta-t-elle pouffée d'un mouvement<br />

jaloux, <strong>de</strong> 1'accufer d'aimer Marphife.<br />

S'il ne 1'aimoit pas, fe feroit-il joint k elle<br />

pour continuer le fiège d'Albraque ? Comme<br />

Angélique achevoit <strong>de</strong> parler, Aftolphe s'ap*<br />

procha d'eux. II ne doutoitpas que la pnnceffe<br />

Tornt I.<br />

D d


4l8 R O L A N 3<br />

alarmée du péril <strong>de</strong> Renaud, n'eut <strong>de</strong>fTein <strong>de</strong><br />

rompre fon combat avec Roland; & fon amitié<br />

pour le fils d'Aimon 1'intérefToit a fouhaiter la<br />

même chofe. Venez prince, lui dit la fille <strong>de</strong><br />

Galafron , venez défabufer votre ami d'un<br />

foupcon qu'il a congu. II croit Renaud amoureus<br />

<strong>de</strong> moi. Généreux comte , dit alors le<br />

prince anglois , vous pouviez avoir cette penfée<br />

quand vous partïtes <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> France.<br />

J'ai vu le feigneur <strong>de</strong> Montauban charmé <strong>de</strong><br />

1'adorable Angélique dans ce tems-la, mais il<br />

m'a lui-même avoué qu'il n'a plus <strong>de</strong> tendres<br />

fentimens pour elle , & tout ce qu'il a fait <strong>de</strong>puis<br />

qu'il eft au Cathay , vous le prouve mieux<br />

que tout ce que nous pourrions vous dire.<br />

Sur cette affurance, madame, dit le comte en<br />

regardant la princefTe, je rends a Renaud mon<br />

amitié. A ces mots, il lui fit une profon<strong>de</strong><br />

révérence , piqua Bri<strong>de</strong>dor vers le royaume<br />

d'Altin, 5c partit pour aller détruire le jardin<br />

<strong>de</strong> Falerine.


L' A M o u R E u x;<br />

j^g<br />

C H A P I T R E<br />

XIX.<br />

Fin du combat. Départ <strong>de</strong> Renaud.<br />

A ><br />

ANGÉLIQUE rompit ainfi le combat <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

coufins, après quoi elle <strong>de</strong>meura fort embar-<br />

«flee comment elle expliqueroit k fon père Ia<br />

<strong>de</strong>marche qu'elle venoit <strong>de</strong> faire. Elle confulta<br />

la-<strong>de</strong>flus le prince anglois, qui lui confedla <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>fabufer Galafron. Dans ce <strong>de</strong>fTein, ils allérent<br />

tous <strong>de</strong>ux trouver ce roi, qui dit a fa<br />

nüe dun air chagrin i Que veut dire ceci,<br />

princeffe : Le comte d'Angers eft fur le point<br />

<strong>de</strong> confommer ma vengeance, 8c vous 1'en<br />

empêchez? Seigneur, répondit Angélique, j e<br />

viens d'épargner une injuftice a votre majefté;<br />

le guerrier que nous prenions pour le meurtrier<br />

<strong>de</strong> mon frère, ne 1'eft pas. C'eft un fait<br />

que nous venons d'éclaircir, le prince Aftolphe<br />

8c moi. Roland nous a tout-a-l'heure appris<br />

que Ie chevalier qui a tranche les jours d'Argail<br />

eft le fuperbe Ferragus, fils du roi Marfille.<br />

Ainfi le guerrier contre qui le comte d'Angers<br />

combattoit pour la défenfe <strong>de</strong> Trufaldin,<br />

fe nomme Renaud <strong>de</strong> Montauban. C'eft fon<br />

parent & fon ami, 8c il n'a aucune part a la<br />

Dd ij


'4io<br />

R O L A N D<br />

mort <strong>de</strong> votre infortuné fils. Hé d'oii vient<br />

donc, répliqua le roi, d'oii vient que Rabican<br />

eft en fon pouvoir? Seigneur, repartit 1'anglois,<br />

Renaud m'a dit qu'il 1'avoit tiré <strong>de</strong> la<br />

caverne d'Albarofe , oii cet excellent courfier<br />

s'étoit retiré après la mort du prince Argail,<br />

& d'oii un magicien 1'avoit fait fortir pour en<br />

faire préfent k votre majefté.<br />

Lorfque j'ai été inftruite <strong>de</strong> ces chofes, reprit<br />

alors Angélique, j'ai cru <strong>de</strong>voir rompre<br />

le combat commencé, Sc rétablir 1'amitié entre<br />

ces <strong>de</strong>ux paladins. Par ce moyen, Seigneur,<br />

pourfuivit-elle , vous n'aurez plus d'ennemis ,<br />

& fur-tout fi vous vous réfolvez k faire une<br />

légère fatisfaaion a la reine Marphife Je<br />

n'aurai pas <strong>de</strong> peine a m'y déterminer, interrompit<br />

le roi, a préfent que je ne fuis plus dans<br />

Perreur.<br />

Après ce difcours, Galafron, accompagné<br />

d'Angéhque Sc du prince Aftolphe, alla trouver<br />

Marphife qui combattoit encore les <strong>de</strong>ux frères.<br />

A Papproche du roi du Cathay , le combat fut<br />

fufpendu. Gran<strong>de</strong> reine , lui dit Galafron, ne<br />

foyez plus notre ennemie , & pardonnez k la<br />

douleur d'un père qui croit voir le meurtrier<br />

<strong>de</strong> fon fils , 1'aftion précipitée qui m'a attiré<br />

votre inimitié. A ces mots, la reine perfanne<br />

perdit toute fa colère. Elle étoit fiére, mais


L' A M O U R E U X.<br />

généreufe. La foumiffion du vieux roi la rou.<br />

cha. Elle affura ce monarque <strong>de</strong> fon amitié. Ellê<br />

embraffa enfuite fa charmante fille, dont elle<br />

admira les attraits. Elle marqua auffi beaucoup»<br />

d'eftime pour les <strong>de</strong>ux frères, & dit<br />

a<br />

Favantage<br />

<strong>de</strong> la France , qu'elle n'avoit trouvé dans<br />

aucune nation autant <strong>de</strong> courage , <strong>de</strong> force<br />

& <strong>de</strong> véritable générofité que dans les chevaliers<br />

francois.<br />

Brandimart & Torin<strong>de</strong> , qui avoient recommencé<br />

leur combat, fe féparèrent dès qu'ils<br />

virent que la reine perfanne parloit au roi<br />

Galafron & è fa fille avec toutes les marqués<br />

d'une union parfaite. De forte que <strong>de</strong> tous les<br />

guerriers qui combattoient auparavant avec<br />

fureur , il ne refta que Renaud <strong>de</strong> mécontent.<br />

Ce paladin venoit <strong>de</strong> reprendre fes efprits ; &<br />

ne voyant plus Roland s Qu'eft <strong>de</strong>venu ,'difoit-d,<br />

ce fier ennemi qui pourmivoit ma mort<br />

avec tant d'ar<strong>de</strong>ur ? auroit-il négligé <strong>de</strong> m'öter<br />

la vie , lorfqu'il m'a vu hors d'état <strong>de</strong> me défendre<br />

<strong>de</strong> fes coups? Ah! quelle honte pour<br />

moi! Cette penfée Faffligeoit & un tel point qua<br />

toute la gloire qu'il avoit acquife par le chatiment<br />

<strong>de</strong> Trufaldin , ne pouvoit le confoler<br />

Le prince Aftolphe qui s'appercut qu'Angehque<br />

voyoit avec inquiétu<strong>de</strong> Fagitation <strong>de</strong><br />

Renaud, fur qui, malgré la préfence <strong>de</strong> Mar-<br />

Dd rij<br />

AH


4ü R O L A N D<br />

phife, elle avoit toujours les yeux , courut<br />

le joindre. Fils d'Aimon , lui dit-il, que faitesvous<br />

ici, & pouvez-vous encore conferver<br />

quelque reffentiment lorfque toutes chofes<br />

commencent k <strong>de</strong>venir tranquilles dans le camp?<br />

Ah ! mon cceur ne 1'eft pas , s'écria Renaud :<br />

<strong>de</strong> grace , Aftolphe , apprenez - moi oii eft le<br />

comte d'Angers; c'eft tout ce qui m'intérefle<br />

préfentement. L'anglois qui ne pénétroit que<br />

trop fon <strong>de</strong>ffein, lui dit : Mon cher Renaud ,<br />

calmez le trouble <strong>de</strong> vos fens; la charmante<br />

Angélique après avoir fait cefler votre combat<br />

avec Roland , vient d'éteindre auffi le reflentiment<br />

<strong>de</strong> la reine Marphife , &C <strong>de</strong>s autres<br />

princes ligués contre le roi fon père. Ainfi le<br />

royaume du Cathay eft délivré <strong>de</strong>s fureurs <strong>de</strong><br />

la guerre ; puifque vous vous êtes vengé <strong>de</strong><br />

Trufaldin , vous n'avez plus d'ennemis k combattre.<br />

Quoi! reprit le feigneur <strong>de</strong> Montauban,<br />

c'eft Angélique qui a contraint Roland a me<br />

quitter ? Qui, repartit Aftolphe, c'eft ellemême<br />

, malgré les rigueurs dont vous 1'accablez.<br />

Ah ! que ne m'a-1- elle laiffé mourir, interrompit<br />

Renaud , la honte que je re<strong>de</strong>ns <strong>de</strong> ce<br />

nouveau fervice, m't-ft plus infupportable que<br />

la mort. C'eft un fupplice pour moi <strong>de</strong> lui tant<br />

<strong>de</strong>voir. Que vous êtes injufte<br />

3<br />

lui dit le prince


L A M O U R E U X . 423<br />

d'Angleterre 1 Donnez-moi , reprit brufquenient<br />

le fils d'Aimon, donnez-moi tous les<br />

noms qu'il Vous plaira , mais ne combattez<br />

point <strong>de</strong>s fentimens que je ne puis cbanger. Le<br />

feul plaifir que vous me pouvez faire, c'eft <strong>de</strong><br />

m'apprendre oü je trouverai le comte.<br />

L'anglois ne voulut pas lui dire quel chemin<br />

Roland avoit pris; il lui dit feulement, pour<br />

fe délivrer <strong>de</strong> fes inftances, qu'il croyoit que<br />

le comte avoit <strong>de</strong>fTein <strong>de</strong> retourner en France.<br />

A cette nouvelle, le feigneur <strong>de</strong> Montauban<br />

rémoigna qu'il le vouloit fuivre. Atten<strong>de</strong>z un<br />

moment, lui dit Aftolphe, je partirai avec<br />

vous. Je vais prendre congé <strong>de</strong> Galafron & <strong>de</strong><br />

la princeffe, a qui je dois cette déférence. Le<br />

fils d'Aimon, qui aimoit beauooup ce chevalier,<br />

lui promit <strong>de</strong> Fattendre. Le prince d'Angleterre<br />

retourna donc a Albraque, oü le Roi & fa fille<br />

avoient conduit la reine perfanne , pour lui<br />

rendre tous les honneurs qu'elle méritoit. II<br />

rendit compte a la belle Angélique <strong>de</strong> fon entretien<br />

avec Renaud, & <strong>de</strong> la réfolution oü il'<br />

étoit <strong>de</strong> retourner en France avec lui. La princeffe<br />

lui dit qu'elle envioit fon bonheur <strong>de</strong> pouvoir<br />

accompagner un chevalier fi parfait, &:<br />

qu'elle feroit tous fes efforts pour les, fuivre „<br />

fi elle en trouvoit une occafion dont elle put<br />

profiter avec bienféance, Mais, madame<br />

A<br />

lui<br />

Dd iv


4^4<br />

R O L A N D<br />

dit 1'anglois furpris <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>fTein , ne craignezvous<br />

point les périls oü votre beauté peut vous<br />

jeter dans le cours d'un li long voyage ? Elle<br />

répondit qu'elle avoit un moyen für <strong>de</strong> les<br />

éviter, & elle ajouta qu'elle vouloit encore<br />

rendre un fervice a Renaud avant qu'il partït;<br />

c'étoit <strong>de</strong> lui faire recouvrer fon bon cheval<br />

Bayard qui étoit entre les mains <strong>de</strong> Brandimart.<br />

Je me charge <strong>de</strong> cette reftitution, répliqua<br />

le prince Aftolphe. En achevant ces mots,<br />

il alla chercher Brandimart, & lui tint ce difcours<br />

: Généreux chevalier, le comte Roland<br />

vous a donné un cheval fur lequel j'ai <strong>de</strong> légitimes<br />

droits. C'eft moi qui 1'ai amené ici <strong>de</strong><br />

France, 8c vous <strong>de</strong>vez vous refTouvenir que<br />

je le montois lorfque j'eus le bonheur <strong>de</strong> vous<br />

rencontrer en Circaffie , 8c d'acquérlr votre<br />

amitié. Si je pouvois dilpofer <strong>de</strong> ce bon courfier<br />

, je vous le cé<strong>de</strong>rois avec joie , Sc je croirois<br />

qu'il ne pourroit appartenir a un chevalier<br />

plus digne <strong>de</strong> le polfé<strong>de</strong>r ; mais j'en dois compte<br />

au paladin Renaud, qui eft fon véi itable maitre.<br />

J'efpère que vous voudrez bien le lui reftituer.<br />

Prince , répondit Brandimart, fi vous<br />

me <strong>de</strong>mandiez ma vie, je vous la donnerois<br />

avec plaifir. Après m'avoirrendu la belle Fleur<strong>de</strong>-Lys<br />

, qui eft tout ce que j'ai <strong>de</strong> plus<br />

cher au mon<strong>de</strong> , puis-je vous refufer quelque<br />

chofe ?


L ' A M O U R E Ü X ! 41 £<br />

Alors fans tar<strong>de</strong>r davantage, Brandimart fit<br />

remettre Bayard au prince anglois qui embraffa<br />

tendrement ce chevalier , &c le pria d'accepter<br />

en échange un vigoureux courfier , dont le roi<br />

Galafron lui avoit fait préfent. Le fils d'Othon,<br />

après avoir quitté 1'amant <strong>de</strong> Fleur-<strong>de</strong>-Lys,<br />

alla dire adieu au roi du Cathay & a fa fille ,<br />

qui Fembraffèrent avec affecfion , & lui marquèrent<br />

du regret <strong>de</strong> le voir partir ; enfuite il<br />

rejoignit Renaud qui Fattendoit.<br />

Le feigneur <strong>de</strong> Montauban, quoiqu'il aimat<br />

fort Bayard, fut tenté <strong>de</strong> le refufer, quand il<br />

apprit qu'il le tenoit <strong>de</strong> la main d'Angélique,<br />

& le prince Aftolphe n'eut pas peu <strong>de</strong> peine a<br />

le lui faire agréer. Comme ces <strong>de</strong>ux paladins<br />

fe difpofoient k retourner en France, Irol<strong>de</strong><br />

& Prafil<strong>de</strong> vinrent offrir leurs fervices a Renaud<br />

, & lui témoignèrent une extréme envie<br />

<strong>de</strong> Faccompagner. II les recut comme <strong>de</strong>ux<br />

braves chevaliers dontilfe faifoit gloire d'avoir<br />

acquis Famitié, & il confentit qu'ils partiflent<br />

avec lui.<br />

Fin du Tome premier»


'426<br />

T A B L E<br />

Des Marières contenues dans ce premier<br />

Volume.<br />

L I V R E P R E M I E R .<br />

C HAPITRE<br />

PREMIER. De l'entrtprife du<br />

roi Gradajfe , du tournoi <strong>de</strong> 1'empereur Charles ,<br />

& <strong>de</strong> Vaventure furprenante qui arriva dans fa<br />

cour. Page 1<br />

CHAP. II. Qui étoit cette dangereufe beauté qui<br />

produifoit <strong>de</strong>s effèts f furprenans. Du projet<br />

que forma Maugis d' Aigremont , & quel en fut<br />

le fuccès. 10<br />

CHAP. III. Du, combat d'Aftolphe' & dArgail.<br />

18<br />

CHAP. IV. De cc qui fe paffa entre Argail &<br />

' l'orgucilleux Ferragus , fecond affaillant. 22<br />

CHAP. V. Combat <strong>de</strong> Ferragus & d'Argail. 29»<br />

CHAP. VI. Des dijfiérens parus que prirent Aftolphe<br />

& Ferragus après la mort d'Argail.<br />

Roland & Renaud quitient la cour. 38<br />

CHAP. VII. Cornmencement <strong>de</strong>s joules. 4i<br />

GHAP. VIII. Continuation <strong>de</strong>s joütes , & <strong>de</strong> quelle<br />

manière elles finirent. 5 o


D E S M A T I È R E S . 427<br />

CHAP. IX. De la rencontre qu Angélique fait <strong>de</strong><br />

Renaud dans la forêt <strong>de</strong>s Ar<strong>de</strong>nnes , & <strong>de</strong> ce<br />

qui en arrivtc. 62<br />

CHAP. X. De farrivée <strong>de</strong> Roland aux Ar<strong>de</strong>nnes,<br />

& <strong>de</strong> la joie quil eut <strong>de</strong> trouver Angélique<br />

endorrnie. j [<br />

CHAP. XI. Combat <strong>de</strong> Ferragus & <strong>de</strong> Roland;<br />

& pourquoi ils furent obligés <strong>de</strong> fufpendre leurs<br />

coups. 76<br />

CHAP. XII. De ce que fit Vempereur Charles lorfiquil<br />

apprit le dcjfein du roi Grkdajfe, & <strong>de</strong><br />

Vétat ou. I'Efpagne fe trouvoit alors. 81<br />

CHAP. XIII. Bataille entre les rois Gradajfe &<br />

Marfille. 85<br />

CHAP. XIV. De ce que fit Angélique après<br />

sêtre éloignée <strong>de</strong> Roland & <strong>de</strong> Ferragus-, 91<br />

CHAP. XV. De la nêgociadon <strong>de</strong> Maugis , &<br />

quel en fut le fuccès. 97<br />

CHAP. XVI. Quel fut la fuite du Mguifement<br />

<strong>de</strong> Falfette. 102<br />

CHAP. XVII. Aventure merveilleufe du comte<br />

d'Angers, 107<br />

CHAP. XVIII. Combat <strong>de</strong> Roland contre le géant<br />

du pont <strong>de</strong> la mort , & du grand péril oii ce<br />

chevalier fe trouva. 116<br />

CHAP. XïX. Rolandapprend <strong>de</strong>s nouvellesd'Angélique<br />

, &_perd la mémoire. 127<br />

CHAP. XX. De l'accord <strong>de</strong>s rois Gradaffe &<br />

Marfille. 133


4i8<br />

T A B L E<br />

CHAP. XXI. Comment Charlemagne & fes paladins<br />

furent délivrés. 141<br />

LIVRE<br />

SECOND.<br />

CHAP. I. Des agitations <strong>de</strong> Renaud , & du<br />

grand péril qu'il courut. 15 6<br />

CHAP. II. Hifoire <strong>de</strong> Marquin. 163<br />

CHAP. III. Quelle fut la fin dune aventure<br />

Ji périlleufe pour Renaud. 180<br />

CHAP. IV. De i'arrivée du prince Aftolphe en<br />

Circaffie , & <strong>de</strong> la rencontre qu'il y fit. 192<br />

CHAP. V. Le prince Aftolphe arrivé au Cathay ,<br />

comment il s'intro duifiit dans le chateau dAlbraque<br />

, & <strong>de</strong> quelle manière il y fut regu par<br />

la belle Angélique. 103<br />

CHAP. VI. Témérité d'Aftolphe. Bataille <strong>de</strong>s<br />

tartares & <strong>de</strong>s circaffiens. 111<br />

CHAP. VII. Suite <strong>de</strong> la bataille. Courage <strong>de</strong> Sacripant.<br />

219<br />

CHAP. VIII. Rencontre <strong>de</strong> Renaud. Hiftoire<br />

<strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> & d'Irol<strong>de</strong>. 226<br />

Hiftoire <strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> & d'Irol<strong>de</strong>. 229<br />

CHAP. IX. Quelle aventure obligea la belle Fleur<strong>de</strong>-Lys<br />

dinterrompre fon récit. Continuation <strong>de</strong><br />

thiftoire <strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> & d'Irol<strong>de</strong>. 149<br />

Continuation & fin <strong>de</strong> l'hiftoire <strong>de</strong> Prafil<strong>de</strong> &<br />

d'Irol<strong>de</strong>. , 253


D E S M A T I È R E S . 429<br />

L I V R E T R O I S I È M E .<br />

CHAP. I. Du bruit que Renaud & Fleur-<strong>de</strong>-Lys<br />

entendirent a leur réveil. Combat dangereux <strong>de</strong><br />

ce paladin.<br />

avoit gagné,<br />

Comment il perdit le cheval qu'il<br />

& <strong>de</strong> quelle faqon il en regagnct<br />

un meilleur. Hifloire <strong>de</strong> Polin<strong>de</strong> & d'Albarofe.<br />

l 8 l<br />

Suite <strong>de</strong> l'hiftoire <strong>de</strong> Polin<strong>de</strong> & d'Albarofe. 288<br />

CHAP. II. Enllvement <strong>de</strong> la belle<br />

Fleur-<strong>de</strong>-Lys.<br />

Prife <strong>de</strong> la ville d'Albraque , & comment Angélique<br />

en fortit pour aller cher cher du fecours.<br />

293<br />

CHAP. III. Retour d'Angélique d Albraque, &<br />

quel changement elle y trouva. 302<br />

CHAP. IV. Arrivée <strong>de</strong> Galafron au fecours d'Albraque<br />

, & <strong>de</strong> la bataille quil livra d 1'empereur<br />

Agrican.<br />

3<br />

^<br />

CHAP. V. Arrivée <strong>de</strong> Renaud dans le royaume<br />

d Altm ,& <strong>de</strong> la rencontre qu'il y fit d'un chevalier<br />

affligé. .<br />

3 2 Q<br />

CHAP. VI. Renaud & Fleur-<strong>de</strong>-Lys apprennent<br />

<strong>de</strong>s nouvelles d'Albraque. 330<br />

CHAP. VII. Suite <strong>de</strong> la Bataille entre les rois<br />

Agrican & Galafron.<br />

CHAP. VIII. Combat <strong>de</strong> Marphife & <strong>de</strong> Renaud,<br />

& comment il fut interrompu, 3.4a


43© TABLE DES MATIÈRES; •<br />

CHAP. IX. De quelle manier e Fleur-<strong>de</strong>-Lys fut<br />

i féparèe <strong>de</strong> Brandimart. Combat d''Agrican &<br />

du comte d' Angers<br />

s<br />

& quel en fut tevenement.<br />

35a<br />

CHAP. X. Roland rencontre Brandimart , & le<br />

tire <strong>de</strong> péril. „ 356<br />

CHAP. XI. liifloire <strong>de</strong> Leodile. 362<br />

CHAP. XII. De faventure du Cor enchanté, &<br />

<strong>de</strong>s exploits inouis du comte Roland. 370<br />

CHAP. XIII. Suite <strong>de</strong> [aventure du Cor enckanté.<br />

377<br />

CHAP. XIV. La reine Marphife met le fiège <strong>de</strong>-<br />

1 vant la ville d'Albraque , & Renaud défie<br />

Trufaldin fur la mort d'Albarofe. 38}<br />

CHAP. XV. Combat <strong>de</strong> Renaud contre les dêfenfeurs<br />

<strong>de</strong> Trufaldin , & <strong>de</strong> quelle maniere il fut<br />

interrompu. 391<br />

CHAP. XVI. Retour <strong>de</strong> Roland d Albraque, &<br />

<strong>de</strong>s mouvemens qui tagiterent quand il apprit<br />

que Renaud étoit au Cathay. 399<br />

CHAP. XVII. Second combat au fujet <strong>de</strong> Trufaldin.<br />

4 Q 4<br />

CHAP. XVIII. Suite du combat précé<strong>de</strong>nt ; &<br />

comment Renaud punit Trufaldin. 410<br />

CHAP. XIX. Fin du combat. Départ <strong>de</strong> Renaud.<br />

419<br />

Fin <strong>de</strong> la Table du Tome premier.

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