S'agissant de la multiplicité des langues et des cultures, une ... - Euxin

Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 10
prix de la négation des individus, de leur singularité et de leur liberté sacrifiées sur l’autel du
projet totalitaire. Car si tous se rangent derrière un seul nom, peu importe le nom de chacun…
Un esclave n’est-il pas un numéro ?
De cela, le Seigneur ne veut pas : c’est l’exact opposé de ce qu’il désire quand il crée en
vue d’alliances porteuses de vie. Aussi, pour assurer son projet créateur, pour protéger la vie
et garantir la possibilité de son épanouissement, il adopte une mesure préventive pour enrayer
la machine qui est en marche : « Allez ! Descendons – dit-il – que nous confondions là leur
langage, et qu’ils ne comprennent plus chacun le langage de son compagnon ». En parlant à la
première personne du pluriel – usage très rare en hébreu lorsque quelqu’un se parle à luimême
– Adonaï recourt à une tournure qui répond au “nous” du projet des humains. De plus,
les verbes qu’il utilise font écho, par un jeu d’allitérations, à ce que les humains se disaient (v.
3-4). Il est clair qu’ici, Dieu répond indirectement aux esclaves bâtisseurs et que son but est
de contrecarrer leur projet 14 . On le voit : alors que les humains se veulent un “nous”
englobant, un nous sans vis-à-vis, sans autre, Adonaï leur oppose un autre “nous”, de manière
à les empêcher de se complaire dans l’indifférencié et l’uniforme.
Barrer la route à l’indifférencié : c’est bien de cela qu’il s’agit. Car la première mesure
que prend le Seigneur, la seule qu’il mentionne explicitement, c’est de confondre les langues,
de sorte, dit-il, qu’ils ne se comprennent plus « l’un l’autre » lorsque, en se parlant « l’un à
l’autre », ils s’encouragent dans leur projet commun 15 . En brouillant leur langage, Adonaï
accentue et consacre les différences entre les humains, de sorte qu’il leur soit désormais
impossible de nier leur singularité et de rêver d’une uniformité autosuffisante. En valorisant
ainsi la diversité, il accentue la difficulté de toute communication, de sorte que personne ne
croie qu’il communique ou qu’il communie s’il n’a d’abord fait droit à l’altérité de l’autre, s’il
n’a pas accepté et traversé ses différences en les respectant.
Après avoir parlé de confondre le langage – ce qu’il ne manquera pas de faire (voir
v. 9) –, Adonaï disperse les humains sur la face de toute la terre et fait ainsi cesser la
construction de la ville, c’est-à-dire la mise en place du projet totalitaire. Cette dispersion de
l’humanité, qui va de pair avec la multiplication des langues, a quelque chose d’étrange. En
14
15
D’autres mots repris à la première partie du texte le confirment. Voir à ce propos l’étude fouillée
consacrée à ce texte par J. FOKKELMAN, Narrative Art in Genesis, Van Gorcum, Assen /
Amsterdam, 1975, p. 11-45.
Je rapproche ici les deux occurrences dans ce texte de l’expression « chacun [à] son compagnon »
(v. 3 et 7), expression que l’on rendrait en français par « l’un [à] l’autre ».