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S'agissant de la multiplicité des langues et des cultures, une ... - Euxin

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La dispersion <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues à Babel : malédiction ou bénédiction ?<br />

Version <strong>et</strong> subversion d’<strong>une</strong> légen<strong>de</strong> mythique<br />

André WENIN - Faculté <strong>de</strong> théologie <strong>de</strong> l’UCL<br />

S’agissant <strong>de</strong> <strong>la</strong> multiplicité <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues <strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>cultures</strong>, <strong>une</strong> page <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse vient<br />

immédiatement à l’esprit : le récit dit <strong>de</strong> « <strong>la</strong> Tour <strong>de</strong> Babel ». Comme beaucoup d’autres<br />

pages bibliques connues, ce texte traîne dans son sil<strong>la</strong>ge <strong>une</strong> interprétation qui semble aller <strong>de</strong><br />

soi <strong>et</strong> qui, <strong>la</strong> plupart du temps, se substitue dans les esprits au texte biblique lui-même. Aussi,<br />

au moment d’abor<strong>de</strong>r par divers biais <strong>la</strong> question <strong>de</strong> l’imaginaire <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues en Europe, il<br />

n’est sans doute pas inintéressant d’aller regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> près c<strong>et</strong>te page fameuse <strong>et</strong> <strong>de</strong> s’interroger<br />

sur sa signification.<br />

Sur ses significations, <strong>de</strong>vrais-je dire. Car le même texte pourrait bien avoir <strong>de</strong>s sens<br />

différents selon qu’on le lit isolé – comme c’est souvent le cas – ou au contraire dans le<br />

contexte littéraire du livre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse. C’est ce que je voudrais montrer ici : le rédacteur qui<br />

a inséré ce p<strong>et</strong>it récit à sa p<strong>la</strong>ce actuelle en a en même temps subverti le sens. Voici d’abord<br />

<strong>une</strong> traduction très littérale du texte qui se trouve dans le livre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse, au début du<br />

chapitre 11 (vers<strong>et</strong>s 1 à 9).<br />

1 Et toute <strong>la</strong> terre était un <strong>la</strong>ngage unique <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mots uniques.<br />

2 Et il arriva, tandis qu’ils se dép<strong>la</strong>çaient vers l’Orient,<br />

qu’ils trouvèrent <strong>une</strong> p<strong>la</strong>ine en terre <strong>de</strong> Shinéar <strong>et</strong> ils restèrent là.<br />

3 Et ils dirent chacun à son compagnon :<br />

« Allez ! briqu<strong>et</strong>ons briques <strong>et</strong> cuisons en cuisson 1 ! » ;<br />

<strong>et</strong> <strong>la</strong> brique leur servit <strong>de</strong> pierre<br />

tandis que le bitume leur servit <strong>de</strong> mortier.<br />

4 Et ils dirent : « Allez ! construisons pour nous <strong>une</strong> ville,<br />

<strong>et</strong> <strong>une</strong> tour – <strong>et</strong> sa tête [là] dans les cieux –<br />

que nous fassions pour nous un nom,<br />

<strong>de</strong> peur que nous soyons dispersés sur <strong>la</strong> face <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> terre. »<br />

5 Et le SEIGNEUR 2 <strong>de</strong>scendit pour voir <strong>la</strong> ville <strong>et</strong> <strong>la</strong> tour<br />

que construisaient les fils <strong>de</strong> l’humain.<br />

1<br />

2<br />

En hébreu, le texte est répétitif : nilbenâ lebénîm wenisrefâ lisréfâ. Ensuite, le narrateur ménage un<br />

autre jeu <strong>de</strong> mots entre “brique” <strong>et</strong> “pierre” <strong>et</strong> entre “bitume” <strong>et</strong> “mortier” sur lequel je reviendrai.<br />

En hébreu, on trouve ici le Tétragramme YHWH, lu normalement Adonaï = Seigneur.


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 2<br />

6 Et le SEIGNEUR dit :<br />

« Voici un peuple unique, <strong>et</strong> un <strong>la</strong>ngage unique pour eux tous,<br />

<strong>et</strong> ceci est ce qu’ils commencent à faire ;<br />

[<strong>et</strong>] maintenant rien ne leur sera impossible<br />

<strong>de</strong> tout ce qu’ils méditeront <strong>de</strong> faire.<br />

7 Allez, <strong>de</strong>scendons, que nous confondions là leur <strong>la</strong>ngage,<br />

qu’ils n’enten<strong>de</strong>nt plus chacun le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> son compagnon ! »<br />

8 Et le SEIGNEUR les dispersa <strong>de</strong> là sur <strong>la</strong> face <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> terre<br />

<strong>et</strong> ils cessèrent <strong>de</strong> construire <strong>la</strong> ville.<br />

9 Sur quoi il appe<strong>la</strong> son nom Babel [‘Confusion’] 3<br />

car là, le Seigneur confondit le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> terre,<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> là, le Seigneur les dispersa sur <strong>la</strong> face <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> terre.<br />

Babel : condamnation par Dieu <strong>de</strong> l’orgueil humain ?<br />

Considérons d’abord le récit hors <strong>de</strong> tout contexte, un état isolé dans lequel, selon les<br />

spécialistes, il a sans doute circulé durant un certain temps. Son sens est proche <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

compréhension spontanée que l’on en a. Quoi qu’il en soit <strong>de</strong> sa fonction originelle 4 , le récit<br />

en lui-même m<strong>et</strong> en scène <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction par Dieu <strong>de</strong> l’harmonie entre les hommes. Celle-ci,<br />

au début du texte, est signifiée par l’unicité <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue qui perm<strong>et</strong> aux humains <strong>de</strong> se<br />

comprendre <strong>et</strong> <strong>de</strong> se <strong>la</strong>ncer dans <strong>de</strong>s proj<strong>et</strong>s communs.<br />

Ainsi unis, ces gens – qui représentent « toute <strong>la</strong> terre », selon le vers<strong>et</strong> 1 – se dép<strong>la</strong>cent à<br />

<strong>la</strong> recherche d’un endroit propice où s’établir. Une fois le lieu trouvé, ils proj<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> bâtir<br />

<strong>une</strong> ville dont ils parlent avec enthousiasme. À c<strong>et</strong>te fin, explique l’auteur à ses lecteurs, ils<br />

doivent faire <strong>de</strong>s briques qu’ils ajusteront avec du bitume, car ils ne disposent pas <strong>de</strong> pierres<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> mortier comme les habitants <strong>de</strong> Canaan. C<strong>et</strong>te remarque du vers<strong>et</strong> 3 souligne le côté<br />

débrouil<strong>la</strong>rd <strong>et</strong> inventif <strong>de</strong> ces gens, à moins qu’il n’ironise sur <strong>la</strong> fragilité du matériau utilisé<br />

pour un proj<strong>et</strong> aussi grandiose.<br />

Dans c<strong>et</strong>te ville, ils veulent aussi édifier « <strong>une</strong> tour dont le somm<strong>et</strong> pénètre les cieux ».<br />

Transgressant leurs limites, ils cherchent à défier Dieu <strong>et</strong> à « se faire un nom », à se couvrir <strong>de</strong><br />

gloire. C<strong>et</strong>te tour est ainsi le signe d’un orgueil prométhéen. Et puisque l’union <strong>de</strong> ces gens<br />

est le gage <strong>de</strong> leur puissance, ils enten<strong>de</strong>nt bien <strong>la</strong> maintenir : <strong>la</strong> ville sera leur centre <strong>de</strong><br />

3<br />

4<br />

Le nom Babel jour sur les sonorités du verbe ba<strong>la</strong>l, “confondre” (v. 7 <strong>et</strong> 9).<br />

Les commentateurs ont exploré plusieurs possibilités : il pourrait s’agir d’<strong>une</strong> critique voilée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

politique <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s rois <strong>de</strong> Juda, d’<strong>une</strong> histoire ironique <strong>de</strong> <strong>la</strong> ziggourat <strong>de</strong> Babylone, ou<br />

encore d’<strong>une</strong> légen<strong>de</strong> étiologique concernant <strong>la</strong> multiplicité <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues.


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 3<br />

rassemblement, <strong>et</strong>, pour ceux qui se seront éloignés, le somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> tour perdu dans les<br />

nuages servira <strong>de</strong> repère où qu’ils soient – puisque <strong>la</strong> terre est un disque p<strong>la</strong>t dans <strong>la</strong><br />

conception proche orientale ancienne.<br />

Mais Dieu ne l’entend pas <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te oreille. Non sans ironie, l’auteur le montre en train <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>scendre pour voir <strong>la</strong> ville <strong>et</strong> <strong>la</strong> tour que les humains construisent. S’il doit <strong>de</strong>scendre, c’est<br />

qu’ils ne sont pas encore près <strong>de</strong> violer son domaine ! Mais ce que Dieu voit l’a<strong>la</strong>rme : en<br />

tab<strong>la</strong>nt sur leur unité, les hommes visent à développer un pouvoir qui prétend faire échec au<br />

sien. Il prend donc <strong>de</strong>s mesures pour briser c<strong>et</strong> orgueil. Aussi disperse-t-il les humains <strong>et</strong><br />

confond-il leurs <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> telle sorte qu’ils cessent <strong>de</strong> se comprendre, <strong>et</strong> qu’ils soient donc<br />

incapables <strong>de</strong> mener leur proj<strong>et</strong> à terme. Il brise donc l’unité <strong>de</strong> l’humanité pour éviter que,<br />

dans son orgueil, elle tente à nouveau pareille entreprise. Jouant sur le verbe hébreu ba<strong>la</strong>l,<br />

« confondre », il donne à c<strong>et</strong>te ville le nom <strong>de</strong> Babel, qui symbolise à jamais l’échec <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

démesure humaine, <strong>et</strong> <strong>la</strong> réaffirmation <strong>de</strong>s limites inhérentes à <strong>la</strong> condition mortelle.<br />

Le contexte actuel : le peuplement <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre<br />

Si <strong>la</strong> signification du récit isolé rejoint l’idée que l’on s’en fait d’habitu<strong>de</strong>, le contexte où<br />

il se trouve aujourd’hui oblige à l’interroger à nouveau. En eff<strong>et</strong>, <strong>la</strong> page qui précè<strong>de</strong>, le<br />

chapitre 10, évoque déjà <strong>la</strong> dissémination <strong>de</strong>s humains en énumérant les septante nations<br />

emplissant <strong>la</strong> terre. La dispersion n’est pas ici le châtiment <strong>de</strong> l’orgueil humain. C’est au<br />

contraire <strong>la</strong> réalisation du proj<strong>et</strong> du Créateur. À Noé <strong>et</strong> à ses fils sortant <strong>de</strong> l’arche, Dieu a<br />

répété <strong>la</strong> bénédiction adressée à l’humanité au sixième jour <strong>de</strong> <strong>la</strong> création : « Fructifiez,<br />

multipliez, emplissez <strong>la</strong> terre » (9,1.7). Le narrateur reprend c<strong>et</strong>te thématique un peu plus loin<br />

en montrant comment <strong>la</strong> bénédiction se réalise pour les fils <strong>de</strong> Noé qui se multiplient <strong>et</strong><br />

remplissent <strong>la</strong> terre « selon leurs c<strong>la</strong>ns <strong>et</strong> leurs <strong>la</strong>ngues, d’après leurs pays <strong>et</strong> leurs nations »,<br />

comme le souligne le refrain du texte 5 .<br />

Dans c<strong>et</strong>te page, <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> bénédiction du Créateur va <strong>de</strong> pair avec <strong>une</strong><br />

dispersion <strong>de</strong>s peuples : ceux-ci forment <strong>de</strong>s nations structurées en c<strong>la</strong>ns, ils se distinguent par<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue ou <strong>la</strong> culture <strong>et</strong> par <strong>la</strong> contrée où ils sont établis. C<strong>et</strong>te fragmentation n’exclut<br />

cependant pas que l’humanité soit <strong>une</strong>. Le contexte <strong>et</strong> l’amorce du texte proc<strong>la</strong>ment en eff<strong>et</strong><br />

que tous ces peuples sont issus d’un seul <strong>et</strong> même homme, Noé (9,1.7.19-19 <strong>et</strong> 10,1). Quels<br />

qu’ils soient, les peuples appartiennent donc à <strong>une</strong> même humanité, en raison <strong>de</strong> leur origine<br />

comm<strong>une</strong>. En somme, sans cesser d’être <strong>une</strong>, l’humanité est néanmoins plurielle. Son<br />

5<br />

Voir Gn 10,5.20.31.


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 4<br />

universalité n’est donc pas à penser sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’uniformité, mais au contraire d’<strong>une</strong><br />

diversité qui témoigne <strong>de</strong> son extraordinaire fécondité.<br />

Dans c<strong>et</strong>te liste <strong>de</strong> noms un peu monotone, <strong>une</strong> seule figure fait l’obj<strong>et</strong> d’un<br />

développement particulier, Nemrod (10,8-12).<br />

8 Et Koush enfanta Nemrod :<br />

c’est lui qui commença à être un fort sur <strong>la</strong> terre.<br />

9 Lui fut un fort <strong>de</strong> chasse <strong>de</strong>vant le SEIGNEUR<br />

– c’est pourquoi l’on dit : « comme Nemrod, fort <strong>de</strong> chasse <strong>de</strong>vant le SEIGNEUR. »<br />

10 Et <strong>la</strong> capitale <strong>de</strong> son royaume fut Babel, Érek, Akkad <strong>et</strong> Kelné, en terre <strong>de</strong> Shinéar.<br />

11 De c<strong>et</strong>te terre sortit Assour, <strong>et</strong> il construisit Ninive, Rehovôt-Ir <strong>et</strong> Ka<strong>la</strong>h,<br />

12 <strong>et</strong> Rèçen entre Ninive <strong>et</strong> Ka<strong>la</strong>h - c’est <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> ville.<br />

C<strong>et</strong> être qui sort du lot au point <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un personnage proverbial est quelqu’un qui se<br />

singu<strong>la</strong>rise par <strong>la</strong> force violente. Car c’est comme chasseur, souligne le texte, que ce Nemrod<br />

est passé à <strong>la</strong> légen<strong>de</strong>. Or, le rêve du Créateur est que l’être humain se réalise à son image, en<br />

maîtrisant les animaux par <strong>la</strong> douceur, sans les tuer (1,28-29). Le chasseur est à l’opposé d’un<br />

tel idéal, puisqu’il montre sa maîtrise sur l’animal en le tuant avant <strong>de</strong> le manger 6 . Ajoutons à<br />

ce<strong>la</strong> que gibbôr, premier mot à qualifier Nemrod <strong>et</strong> répété trois fois dans ce court passage est<br />

un terme qui, en hébreu, désigne couramment le guerrier. De c<strong>et</strong>te figure, il serait même<br />

l’archétype, puisque le texte précise qu’il fut le premier <strong>de</strong> son espèce. Bref, Nemrod est<br />

présenté ici avec insistance comme un être <strong>de</strong> violence <strong>et</strong> <strong>de</strong> mort.<br />

Mais <strong>la</strong> notice se prolonge au p<strong>la</strong>n politique (v. 10). Nemrod, en eff<strong>et</strong>, est encore le<br />

fondateur <strong>de</strong>s grands empires mésopotamiens : le babylonien dont <strong>la</strong> capitale est Babel, <strong>et</strong><br />

l’assyrien centré sur Ninive. Ces <strong>de</strong>ux empires sont connus dans le reste du premier<br />

Testament comme <strong>de</strong> grands conquérants 7 : On notera que, parmi d’autres villes, le texte <strong>de</strong><br />

Genèse 10 mentionne les capitales <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux empires, <strong>et</strong> insiste sur leurs dimensions<br />

exorbitantes, signe peut-être <strong>de</strong> <strong>la</strong> force <strong>et</strong> du poids que représentent ces empires. On notera<br />

que c’est ici que le lecteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse entend parler pour <strong>la</strong> première fois <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville <strong>de</strong><br />

6<br />

7<br />

Voir les développements que je consacre à c<strong>et</strong>te thématique dans Pas seulement <strong>de</strong> pain… Violence<br />

<strong>et</strong> alliance dans <strong>la</strong> Bible. Essai, Cerf, Paris, 1998, p. 25-34.<br />

L’empire assyrien m<strong>et</strong> fin au royaume du Nord en prenant sa capitale Samarie (2 R 17), tandis que<br />

les Babyloniens <strong>de</strong> Nabuchodonosor détruiront Jérusalem <strong>et</strong> Juda, un siècle <strong>et</strong> <strong>de</strong>mi plus tard (2 R<br />

24–25). Bien <strong>de</strong>s textes prophétiques décrivent ces empires comme particulièrement violents.


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 5<br />

Babel : c’est <strong>la</strong> capitale <strong>de</strong> Nemrod, ou encore les prémices (ré’shît) <strong>de</strong> son œuvre. C’est<br />

également <strong>la</strong> première mention <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre <strong>de</strong> Shinéar où s’élève Babel (v. 10).<br />

Après avoir ainsi parcouru au chapitre 10 <strong>la</strong> liste <strong>de</strong>s peuples dispersés sur <strong>la</strong> face <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

terre <strong>et</strong> par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues différentes, conformément à <strong>la</strong> volonté du créateur, le lecteur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Genèse est surpris d’être ensuite ramené en arrière au début du chapitre 11. L’histoire <strong>de</strong><br />

Babel repart en eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’unité <strong>de</strong>s humains <strong>et</strong> s’achève avec leur dispersion <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

multiplication <strong>de</strong> leurs <strong>la</strong>ngues par volonté divine. Les <strong>de</strong>ux pages semblent dès lors se<br />

superposer, dans un montage plutôt étrange. Car, il aurait été plus logique que les rédacteurs<br />

inversent les <strong>de</strong>ux textes : d’abord le récit <strong>de</strong> Babel expliquant les raisons <strong>de</strong> <strong>la</strong> dispersion,<br />

puis <strong>la</strong> « table <strong>de</strong>s peuples » décrivant le résultat <strong>de</strong> c<strong>et</strong> éc<strong>la</strong>tement. Or c’est le contraire qui se<br />

vérifie !<br />

Il est donc nécessaire <strong>de</strong> s’interroger sur l’eff<strong>et</strong> d’<strong>une</strong> telle disposition <strong>et</strong> sur le sens qui<br />

en émerge. Selon moi, l’ordre préféré par les rédacteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse suggère que le chapitre<br />

10 est p<strong>la</strong>cé à c<strong>et</strong> endroit dans le but <strong>de</strong> fournir au lecteur <strong>de</strong>s clés pour comprendre l’histoire<br />

<strong>de</strong> Babel qui vient ensuite. Je vais donc relire c<strong>et</strong>te histoire en suivant le récit pas à pas <strong>et</strong> en<br />

tenant compte, dans l’analyse narrative à <strong>la</strong>quelle je vais me livrer, <strong>de</strong> l’esprit dans lequel le<br />

chapitre 10 présente <strong>la</strong> dispersion <strong>de</strong>s humains ainsi <strong>de</strong> <strong>la</strong> présentation qu’il donne <strong>de</strong><br />

Nemrod.<br />

Le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s humains à Babel (11,1-4)<br />

« Toute <strong>la</strong> terre était un <strong>la</strong>ngage unique <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mots uniques ». Ainsi commence le récit.<br />

Ce que le narrateur souligne par ces mots, ce n’est pas seulement que les humains parlent <strong>la</strong><br />

même <strong>la</strong>ngue. Ils tiennent aussi un même <strong>la</strong>ngage, répètent les mêmes mots. Bref, le narrateur<br />

évoque moins l’unité <strong>de</strong> ces gens que l’uniformité qui les caractérise, l’absence <strong>de</strong> distinction.<br />

Un peu plus loin, d’ailleurs, le vers<strong>et</strong> 3 illustre concrètement c<strong>et</strong>te affirmation : il nous montre<br />

tous ces gens se dire l’un à l’autre <strong>la</strong> même chose en ânonnant les mêmes mots, comme le<br />

suggère le caractère répétitif <strong>de</strong>s propos qu’ils échangent : littéralement « briqu<strong>et</strong>ons briques<br />

<strong>et</strong> cuisons en cuisson ». En outre, puisqu’ils s’expriment à <strong>la</strong> première personne du pluriel,<br />

leur discours n’a pas d’interlocuteur autre que ceux qui le prononcent. Pas <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce donc pour<br />

un vis-à-vis : tous sont englobés dans ce « nous » aux accents autistes…<br />

Une fois soulignée ainsi l’indistinction caractérisant les humains, le narrateur ajoute<br />

qu’ils se dép<strong>la</strong>cent « vers l’orient ». Or, au début <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse, l’orient est connoté


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 6<br />

négativement 8 : il représente en eff<strong>et</strong> un éloignement vis-à-vis <strong>de</strong> Dieu. Ce qui est donc un<br />

mouvement loin <strong>de</strong> Dieu conduit ces gens dans <strong>une</strong> p<strong>la</strong>ine au pays <strong>de</strong> Shinéar. Or on l’a vu,<br />

selon 10,8-12, c<strong>et</strong>te p<strong>la</strong>ine est le lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> capitale <strong>de</strong> Nemrod : Babel, le lieu <strong>de</strong> naissance<br />

<strong>de</strong>s grands empires oppresseurs. Ainsi, c’est <strong>une</strong> fois arrivés au pays <strong>de</strong> Nemrod que les<br />

humains imaginent le proj<strong>et</strong> qu’ils ne vont pas tar<strong>de</strong>r à m<strong>et</strong>tre en œuvre.<br />

Tel qu’il le formulent, ce proj<strong>et</strong> est d’abord <strong>de</strong> cuire <strong>de</strong>s briques. Or, à <strong>la</strong> réflexion, il<br />

serait plus logique d’é<strong>la</strong>borer d’abord le proj<strong>et</strong> d’ensemble – <strong>la</strong> ville à construire – puis, dans<br />

un second temps, d’envisager <strong>la</strong> manière concrète <strong>de</strong> s’y prendre <strong>et</strong> <strong>de</strong> penser alors aux<br />

matériaux à employer. Mais le narrateur, par sa façon <strong>de</strong> raconter, donne à penser que ces<br />

gens confectionnent <strong>de</strong>s briques avant même <strong>de</strong> savoir à quoi elles vont servir. Il m<strong>et</strong> ainsi<br />

l’accent sur le travail répétitif <strong>et</strong> sans but précis, travail d’esc<strong>la</strong>ves s’il en est, esc<strong>la</strong>ves qui<br />

n’ont pas à envisager <strong>la</strong> finalité <strong>de</strong> leur besogne. Le lecteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible se souvient bien sûr ici<br />

<strong>de</strong>s Hébreux réduits en esc<strong>la</strong>vage en Égypte <strong>et</strong> contraints <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s briques pour les villes<br />

<strong>de</strong> Pharaon 9 . Or ici, a priori, les gens ne sont pas esc<strong>la</strong>ves : ils s’encouragent les uns les autres<br />

à ce travail, comme s’ils choisissaient eux-mêmes leur vie <strong>de</strong> servitu<strong>de</strong>. Mais connaît-on <strong>de</strong>s<br />

esc<strong>la</strong>ves sans maître ? Et qui pourrait donc être ce maître ? La question est ouverte, <strong>et</strong> <strong>la</strong> suite<br />

du récit <strong>de</strong>vrait nous en apprendre davantage.<br />

Ensuite, toujours dans un <strong>la</strong>ngage répétitif, qui prolonge l’impression que ces gens<br />

ânonnent les mêmes mots 10 , le narrateur suggère que les briques vont servir à <strong>la</strong> construction<br />

<strong>de</strong> bâtiments. Il faut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> sens narratif <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te remarque, dont j’ai souligné<br />

plus haut <strong>la</strong> raison probable. Comme me le suggérait un étudiant, <strong>la</strong> différence entre briques <strong>et</strong><br />

pierres consiste en ce que les secon<strong>de</strong>s sont taillées <strong>et</strong> ne sont donc pas souvent régulières,<br />

alors que les premières, confectionnées au moule, sont uniformes <strong>et</strong> peuvent donc se ranger<br />

avec régu<strong>la</strong>rité. C’est pourquoi un bitume lisse suffit pour les assembler, alors qu’un mortier<br />

plus substantiel doit combler les vi<strong>de</strong>s <strong>la</strong>issés par les pierres. S’il en est ainsi, les matériaux<br />

choisis sont à l’image <strong>de</strong>s bâtisseurs eux-mêmes qui s’inscrivent dans <strong>une</strong> uniformité sans<br />

altérité.<br />

8<br />

9<br />

10<br />

Voir Gn 3,24, où Adam <strong>et</strong> Ève s’éloignent « à l’orient » du jardin <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’arbre <strong>de</strong> vie, <strong>et</strong> 4,16 où<br />

Caïn sort loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> face du Seigneur, lui aussi « à l’orient d’É<strong>de</strong>n ».<br />

Voir Ex 1,13-14 ; 5,6-19. Une <strong>de</strong>s villes ainsi bâtie porte un nom <strong>de</strong> pharaon : Ramsès (Ex 1,11).<br />

La répétition peut difficilement se rendre en français : <strong>la</strong> brique, l e véna, sert <strong>de</strong> pierre, l e ’aven,<br />

tandis que le bitume, hakhémar, sert <strong>de</strong> mortier, hakhomèr.


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 7<br />

C’est alors que le narrateur rend <strong>la</strong> parole à ses personnages pour faire entendre <strong>la</strong> suite<br />

<strong>de</strong> leur proj<strong>et</strong> : ils veulent construire <strong>une</strong> ville dotée d’<strong>une</strong> tour « dont <strong>la</strong> tête est dans les<br />

cieux ». Un tel proj<strong>et</strong> n’est pas seulement urbanistique. Bâtir <strong>une</strong> ville suppose toujours aussi<br />

<strong>une</strong> visée politique : un proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> société <strong>et</strong> <strong>une</strong> organisation comm<strong>une</strong>. Dans un tel cadre, <strong>la</strong><br />

tour n’est sans doute pas seulement un point <strong>de</strong> repère visible <strong>de</strong> partout. C’est aussi, comme<br />

beaucoup le pensent, un temple, lieu <strong>de</strong> rencontre entre les humains <strong>et</strong> leurs dieux, <strong>et</strong> donc un<br />

moyen pour les bâtisseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, <strong>de</strong> sacraliser leur proj<strong>et</strong>. Par ailleurs, en hébreu, le mot<br />

migdal, “tour”, peut désigner aussi un acropole 11 , dans ce cas-ci, <strong>une</strong> cita<strong>de</strong>lle rendue<br />

inexpugnable par sa hauteur même. En ce sens, <strong>la</strong> tour serait également un signe <strong>de</strong> puissance<br />

affirmée, mais aussi d’<strong>une</strong> volonté <strong>de</strong> défense face à l’extérieur. Décidément, c<strong>et</strong>te ville qui<br />

s’élève dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine <strong>de</strong> Shinéar commence à ressembler <strong>de</strong> plus en plus à ce que doit être <strong>la</strong><br />

capitale <strong>de</strong> Nemrod dont il a été question en 10,10.<br />

Ainsi s’ébauche un début <strong>de</strong> réponse à <strong>la</strong> question <strong>de</strong> savoir qui est le maître <strong>de</strong> ceux qui<br />

choisissent l’esc<strong>la</strong>vage pour eux-mêmes. Une nouvelle ambiguïté <strong>de</strong> l’hébreu perm<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

préciser, du reste. Car le mot ro’sh, “tête”, qui désigne le somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> tour, peut signifier<br />

aussi, comme en français, le “chef”. Un chef qui installerait son trône bien haut, à proximité<br />

du ciel, comme le suggérait déjà André Neher. Qui serait donc ce chef, sinon Nemrod, dont <strong>la</strong><br />

capitale (<strong>la</strong> tête) est également située dans <strong>la</strong> terre <strong>de</strong> Shinéar ?<br />

La suite du texte perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> préciser c<strong>et</strong>te intuition. Car les bâtisseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville ajoutent<br />

<strong>de</strong>s précisions quant à <strong>la</strong> finalité <strong>de</strong> leur proj<strong>et</strong>. Ce but d’abord est exprimé positivement :<br />

« que nous fassions pour nous un nom ». Ces mots confirment qu’il s’agit bien d’un proj<strong>et</strong><br />

politique. En eff<strong>et</strong>, l’expression « faire un nom à quelqu’un » n’est pas neutre dans <strong>la</strong> Bible.<br />

En 2 Samuel 7, par exemple, Dieu prom<strong>et</strong> à David, qui vient <strong>de</strong> s’installer dans sa capitale, <strong>de</strong><br />

lui « faire un nom » (v. 9) en établissant sa dynastie (v. 11-12) <strong>et</strong> son trône (v. 16).<br />

L’expression vise donc l’établissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> renommée <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire d’un roi <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa<br />

dynastie ; elle comprend l’unification du peuple autour d’<strong>une</strong> ville, <strong>la</strong> capitale qui <strong>de</strong>vient le<br />

cœur d’un pouvoir centralisé 12 .<br />

Dans ces conditions, il est c<strong>la</strong>ir que le “nom” dont il s’agit est celui du roi que ces gens<br />

vont porter au pouvoir, pas celui du peuple ! Ils se proposent donc <strong>de</strong> rentrer dans le rang pour<br />

former <strong>une</strong> masse d’esc<strong>la</strong>ves volontaires soumis à un roi dont ils assureront <strong>la</strong> renommée <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

gloire. Mais pourquoi <strong>une</strong> telle attitu<strong>de</strong> ? Il suffit d’écouter <strong>la</strong> conclusion <strong>de</strong> leur discours :<br />

11<br />

12<br />

Voir Jg 8,9 ; Is 2,15 ; pour <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> ces constructions, voir Dt 1,28 ; 9,1<br />

À ce propos, voir aussi 2 S 8,13 <strong>et</strong> 1 R 5,11.


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 8<br />

« <strong>de</strong> peur que nous soyons dispersés sur <strong>la</strong> face <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> terre ». Ainsi donc, ce qui pousse<br />

ces gens à opter pour ce régime, c’est <strong>la</strong> peur <strong>de</strong> s’exposer au risque <strong>de</strong> <strong>la</strong> dispersion <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

fragilisation que celle-ci entraîne inévitablement. Aussi préfèrent-ils vivre dans <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> à<br />

l’ombre du roi Nemrod – ce guerrier <strong>de</strong> légen<strong>de</strong> qui ne manque pas <strong>de</strong> moyens pour les<br />

protéger (Gn 10,8-9).<br />

Mais <strong>une</strong> autre réflexion s’impose concernant le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> Babel. Il est<br />

remarquable, en eff<strong>et</strong>, qu’à l’inverse <strong>de</strong> David à qui Dieu prom<strong>et</strong> <strong>de</strong> « faire un nom », ce sont<br />

les gens eux-mêmes qui préten<strong>de</strong>nt se le donner, dans le désir autiste <strong>de</strong> n’avoir pas à recevoir<br />

leur i<strong>de</strong>ntité d’un autre, d’un étranger. La peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> dispersion apparaît dès lors aussi comme<br />

<strong>la</strong> crainte <strong>de</strong> perdre son i<strong>de</strong>ntité en étant, dans <strong>la</strong> dispersion, confronté à l’inconnu. En ce sens,<br />

il est sans doute symptomatique <strong>de</strong> voir que, lorsqu’il prom<strong>et</strong> <strong>de</strong> « faire un nom » à David,<br />

Adonaï refuse en même temps <strong>de</strong> se <strong>la</strong>isser bâtir un temple par son élu (v. 5-7). Tout se passe<br />

comme s’il ne vou<strong>la</strong>it pas se <strong>la</strong>isser utiliser, même indirectement, pour légitimer le pouvoir <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> je<strong>une</strong> royauté <strong>de</strong> David qu’il a pourtant activement promue. Sur c<strong>et</strong> arrière-p<strong>la</strong>n, on<br />

comprend encore mieux le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> tour dont parle le récit. Tout en vou<strong>la</strong>nt se faire euxmêmes<br />

un nom, les bâtisseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville cherchent néanmoins <strong>une</strong> légitimation sacrale à leur<br />

proj<strong>et</strong>, faisant comme si <strong>une</strong> divinité al<strong>la</strong>it <strong>de</strong>scendre du ciel sur leur tour sanctuaire afin <strong>de</strong><br />

bénir leur entreprise <strong>et</strong> <strong>de</strong> sacraliser le pouvoir <strong>de</strong> leur roi.<br />

À ce point, on perçoit bien que le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Babel est celui du totalitarisme. Il semble<br />

avoir <strong>de</strong>ux moteurs. D’<strong>une</strong> part, <strong>la</strong> complicité d’un peuple avec son propre esc<strong>la</strong>vage,<br />

complicité mue par <strong>la</strong> peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> dispersion <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> faiblesse qui résulterait <strong>de</strong> c<strong>et</strong> éc<strong>la</strong>tement<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> confrontation avec l’étranger – <strong>une</strong> peur qui est aussi, d’ailleurs, peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté.<br />

D’autre part, l’opportunisme d’un prince qui m<strong>et</strong> à profit ce désir <strong>et</strong> les peurs du peuple pour<br />

se faire un nom <strong>et</strong> asseoir son pouvoir. Il vient ainsi sceller du sceau <strong>de</strong> sa volonté <strong>la</strong> soif<br />

popu<strong>la</strong>ire d’uniformité sécuritaire <strong>et</strong> imposer à tous <strong>la</strong> « pensée unique » qu’ils lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong> garantir. Ainsi, l’unité se réalise sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’uniformisation <strong>et</strong> tend à niveler les<br />

différences, à gommer les singu<strong>la</strong>rités <strong>de</strong>s individus <strong>et</strong> <strong>de</strong>s groupes <strong>et</strong> à éliminer les<br />

dissi<strong>de</strong>nces réelles ou potentielles. Mais ce que le récit <strong>de</strong> Babel montre bien, c’est que c’est<br />

sur <strong>la</strong> base d’<strong>une</strong> convergence d’intérêts que naît le totalitarisme : peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

différence d’un côté, soif <strong>de</strong> pouvoir <strong>de</strong> l’autre.<br />

À ce point <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture, on perçoit mieux <strong>la</strong> fonction du doubl<strong>et</strong> que j’ai repéré plus haut<br />

entre l’introduction <strong>de</strong> Babel comme capitale <strong>de</strong> Nemrod en 10,10-12 <strong>et</strong> le récit <strong>de</strong><br />

l’édification <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa tour. Le récit biblique fournit en réalité <strong>de</strong>ux versions<br />

complémentaires <strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te capitale d’empire. Au chapitre 10, elle est ce que


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 9<br />

produit en “principe” (en hébreu ré’shît) un guerrier chasseur comme Nemrod : un royaume<br />

violent centralisé autour d’<strong>une</strong> capitale, <strong>et</strong> qui en engendre d’autres tout aussi violents. En<br />

11,1-5, le narrateur reprend les choses par l’autre bout : ce qui rend possible un tel proj<strong>et</strong><br />

politique, c’est aussi un peuple qui redoute <strong>la</strong> liberté ainsi que <strong>la</strong> différenciation <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

singu<strong>la</strong>rité qu’elle engendre, <strong>et</strong> qui, dans l’espoir d’échapper à ce qu’il perçoit comme <strong>une</strong><br />

menace, soutient le tyran <strong>et</strong> nourrit chez lui <strong>une</strong> prétention totalitaire, sans craindre <strong>de</strong><br />

sacraliser celle-ci.<br />

L’intervention du Seigneur (v. 5-9)<br />

Tandis que les bâtisseurs sont au travail, le Seigneur <strong>de</strong>scend pour voir leur entreprise.<br />

Quelle va être sa réaction ? Va-t-il prendre p<strong>la</strong>ce au somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> leur tour sanctuaire <strong>et</strong><br />

sacraliser leur proj<strong>et</strong> par sa présence ? C’est impossible, on s’en doute après <strong>la</strong> lecture du<br />

chapitre précé<strong>de</strong>nt où <strong>la</strong> diversification <strong>de</strong>s humains est présentée comme fruit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

bénédiction <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté divines. Un tel proj<strong>et</strong> totalitaire va c<strong>la</strong>irement à rebours du<br />

<strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> Dieu tel que l’ébauchent les premières pages <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse. Dès le récit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

création (Gn 1), en eff<strong>et</strong>, son œuvre consiste à distinguer, à séparer, <strong>de</strong> sorte que puisse se<br />

construire <strong>une</strong> harmonie riche <strong>de</strong>s diversités, grâce à <strong>de</strong>s liens d’alliance qui respectent les<br />

différences. Ainsi, <strong>la</strong> disparité <strong>de</strong>s êtres est essentielle à <strong>la</strong> vie. Au <strong>de</strong>meurant, c’est bien en ce<br />

sens que les humains se sont dispersés aux quatre coins <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre, comme le montre le<br />

chapitre 10. On comprend dès lors qu’ici, Adonaï intervienne face à l’entreprise humaine,<br />

pour entraver le processus d’uniformisation, <strong>de</strong> “dé-création”, pourrait-on dire, ce proj<strong>et</strong><br />

porteur <strong>de</strong> mort.<br />

C’est bien ce qui se passe dans le récit. Mais au lieu <strong>de</strong> raconter d’emblée ce que fait<br />

Adonaï, le narrateur préfère donner à entendre ce qu’il se dit en voyant le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s humains.<br />

En donnant ainsi <strong>la</strong> parole à Adonaï, le narrateur entend dévoiler comment, selon lui, le Dieu<br />

<strong>de</strong> sa foi 13 réagit face à <strong>une</strong> telle entreprise. Après avoir constaté que l’unité indistincte <strong>de</strong>s<br />

humains débouche sur un proj<strong>et</strong> totalitaire, il ajoute : « voici : si c’est ce qu’ils commencent à<br />

faire, maintenant, rien ne leur sera impossible <strong>de</strong> tout ce qu’ils méditeront <strong>de</strong> faire ». Il a<br />

raison, le Seigneur <strong>de</strong> s’a<strong>la</strong>rmer <strong>de</strong> ce qu’il voit : rien n’est impossible au totalitarisme<br />

qu’engendrent <strong>la</strong> peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> différenciation <strong>et</strong> le désir d’uniformité, ainsi que <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong><br />

puissance du prince porté au pouvoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte. Mais si rien ne lui est impossible, c’est au<br />

13<br />

Le Dieu mis en scène dans un récit biblique reflète l’idée <strong>de</strong> Dieu qu’avaient les auteurs du texte ;<br />

<strong>de</strong> même les paroles qu’il prononce.


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 10<br />

prix <strong>de</strong> <strong>la</strong> négation <strong>de</strong>s individus, <strong>de</strong> leur singu<strong>la</strong>rité <strong>et</strong> <strong>de</strong> leur liberté sacrifiées sur l’autel du<br />

proj<strong>et</strong> totalitaire. Car si tous se rangent <strong>de</strong>rrière un seul nom, peu importe le nom <strong>de</strong> chacun…<br />

Un esc<strong>la</strong>ve n’est-il pas un numéro ?<br />

De ce<strong>la</strong>, le Seigneur ne veut pas : c’est l’exact opposé <strong>de</strong> ce qu’il désire quand il crée en<br />

vue d’alliances porteuses <strong>de</strong> vie. Aussi, pour assurer son proj<strong>et</strong> créateur, pour protéger <strong>la</strong> vie<br />

<strong>et</strong> garantir <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> son épanouissement, il adopte <strong>une</strong> mesure préventive pour enrayer<br />

<strong>la</strong> machine qui est en marche : « Allez ! Descendons – dit-il – que nous confondions là leur<br />

<strong>la</strong>ngage, <strong>et</strong> qu’ils ne comprennent plus chacun le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> son compagnon ». En par<strong>la</strong>nt à <strong>la</strong><br />

première personne du pluriel – usage très rare en hébreu lorsque quelqu’un se parle à luimême<br />

– Adonaï recourt à <strong>une</strong> tournure qui répond au “nous” du proj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s humains. De plus,<br />

les verbes qu’il utilise font écho, par un jeu d’allitérations, à ce que les humains se disaient (v.<br />

3-4). Il est c<strong>la</strong>ir qu’ici, Dieu répond indirectement aux esc<strong>la</strong>ves bâtisseurs <strong>et</strong> que son but est<br />

<strong>de</strong> contrecarrer leur proj<strong>et</strong> 14 . On le voit : alors que les humains se veulent un “nous”<br />

englobant, un nous sans vis-à-vis, sans autre, Adonaï leur oppose un autre “nous”, <strong>de</strong> manière<br />

à les empêcher <strong>de</strong> se comp<strong>la</strong>ire dans l’indifférencié <strong>et</strong> l’uniforme.<br />

Barrer <strong>la</strong> route à l’indifférencié : c’est bien <strong>de</strong> ce<strong>la</strong> qu’il s’agit. Car <strong>la</strong> première mesure<br />

que prend le Seigneur, <strong>la</strong> seule qu’il mentionne explicitement, c’est <strong>de</strong> confondre les <strong>la</strong>ngues,<br />

<strong>de</strong> sorte, dit-il, qu’ils ne se comprennent plus « l’un l’autre » lorsque, en se par<strong>la</strong>nt « l’un à<br />

l’autre », ils s’encouragent dans leur proj<strong>et</strong> commun 15 . En brouil<strong>la</strong>nt leur <strong>la</strong>ngage, Adonaï<br />

accentue <strong>et</strong> consacre les différences entre les humains, <strong>de</strong> sorte qu’il leur soit désormais<br />

impossible <strong>de</strong> nier leur singu<strong>la</strong>rité <strong>et</strong> <strong>de</strong> rêver d’<strong>une</strong> uniformité autosuffisante. En valorisant<br />

ainsi <strong>la</strong> diversité, il accentue <strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong> toute communication, <strong>de</strong> sorte que personne ne<br />

croie qu’il communique ou qu’il communie s’il n’a d’abord fait droit à l’altérité <strong>de</strong> l’autre, s’il<br />

n’a pas accepté <strong>et</strong> traversé ses différences en les respectant.<br />

Après avoir parlé <strong>de</strong> confondre le <strong>la</strong>ngage – ce qu’il ne manquera pas <strong>de</strong> faire (voir<br />

v. 9) –, Adonaï disperse les humains sur <strong>la</strong> face <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> terre <strong>et</strong> fait ainsi cesser <strong>la</strong><br />

construction <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, c’est-à-dire <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce du proj<strong>et</strong> totalitaire. C<strong>et</strong>te dispersion <strong>de</strong><br />

l’humanité, qui va <strong>de</strong> pair avec <strong>la</strong> multiplication <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues, a quelque chose d’étrange. En<br />

14<br />

15<br />

D’autres mots repris à <strong>la</strong> première partie du texte le confirment. Voir à ce propos l’étu<strong>de</strong> fouillée<br />

consacrée à ce texte par J. FOKKELMAN, Narrative Art in Genesis, Van Gorcum, Assen /<br />

Amsterdam, 1975, p. 11-45.<br />

Je rapproche ici les <strong>de</strong>ux occurrences dans ce texte <strong>de</strong> l’expression « chacun [à] son compagnon »<br />

(v. 3 <strong>et</strong> 7), expression que l’on rendrait en français par « l’un [à] l’autre ».


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 11<br />

eff<strong>et</strong>, elle semble être à première vue <strong>une</strong> négation <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur d’unité, tandis qu’elle brise un<br />

désir, en soi légitime, <strong>de</strong>s êtres humains : celui <strong>de</strong> construire leur unité. Mais à y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong><br />

plus près, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas <strong>de</strong> ce<strong>la</strong>. En réalité, Adonaï ne fait ici qu’empêcher<br />

les humains <strong>de</strong> prendre un raccourci, qui les mènerait à nier <strong>la</strong> valeur qu’ils préten<strong>de</strong>nt<br />

honorer, ou à <strong>la</strong> pervertir en uniformité réductrice <strong>et</strong> étouffante.<br />

On le voit, en dispersant les humains, Adonaï leur offre <strong>une</strong> nouvelle chance <strong>de</strong> vie,<br />

puisqu’il consacre <strong>de</strong>s différences indispensables à <strong>la</strong> vie <strong>et</strong> à son épanouissement. Dans ce<br />

cas, il n’a rien d’un Dieu jaloux qui chercherait à empêcher les humains <strong>de</strong> le détrôner,<br />

comme le veut <strong>la</strong> première interprétation ; c’est au contraire un Dieu passionné <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> liberté humaines qui prend soin d’enrayer toute dérive totalitaire. Et si ce n’est pas sa<br />

volonté, ce<strong>la</strong> reflète du moins <strong>la</strong> visée du narrateur qui tente <strong>de</strong> persua<strong>de</strong>r son lecteur <strong>de</strong> ce<br />

qu’<strong>une</strong> telle voie est <strong>une</strong> impasse pour les sociétés, pour l’humanité.<br />

Enfin, en donnant lui-même à <strong>la</strong> ville interrompue un nom qui renvoie par un jeu <strong>de</strong> mots<br />

à <strong>la</strong> confusion du <strong>la</strong>ngage, Adonaï souligne que c’est bien <strong>une</strong> altérité qu’il impose à ceux qui<br />

vou<strong>la</strong>ient « se faire un nom », se forger <strong>une</strong> i<strong>de</strong>ntité sans autre. Sa décision va donc bien dans<br />

le sens d’<strong>une</strong> authentique alliance. Du reste, ce nom <strong>de</strong> “Babel” a lui-même quelque chose <strong>de</strong><br />

curieux. D’<strong>une</strong> part, l’étymologie suggérée par le jeu <strong>de</strong> mots du narrateur évoque <strong>la</strong><br />

confusion du <strong>la</strong>ngage <strong>et</strong> <strong>la</strong> dispersion <strong>de</strong> l’humanité (v. 9) ; d’autre part, dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong>s<br />

babyloniens, Babel signifie “Porte <strong>de</strong> Dieu”. C<strong>et</strong>te curiosité, me semble-t-il, cache un<br />

paradoxe. Car <strong>la</strong> diversification <strong>de</strong> l’humanité est <strong>une</strong> chance au sens où elle constitue <strong>une</strong><br />

“porte” pour aller vers “l’Un”, pour aller vers “Dieu”, mais c<strong>et</strong>te fois, sans raccourci – par les<br />

lents chemins <strong>de</strong> l’alliance. En ce sens, Babel est <strong>une</strong> bénédiction. Quant à <strong>la</strong> dispersion <strong>de</strong>s<br />

humains <strong>et</strong> <strong>la</strong> diversification <strong>de</strong> leurs <strong>la</strong>ngues, elles s’inscrivent parfaitement, comme le<br />

soulignait à sa manière le chapitre 10, dans <strong>la</strong> dynamique <strong>de</strong> <strong>la</strong> création. Non pas en tant que<br />

telles, mais parce qu’elles sont le lieu à partir duquel se <strong>de</strong>ssinent <strong>la</strong> tâche <strong>et</strong> <strong>la</strong> vocation <strong>de</strong><br />

l’humanité : <strong>de</strong>venir <strong>une</strong> « à l’image <strong>de</strong> Dieu ».<br />

En guise <strong>de</strong> conclusion : r<strong>et</strong>our à l’histoire <strong>et</strong> au contexte biblique<br />

Dans son état actuel, le texte <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse est certainement à dater d’après l’exil <strong>de</strong> Juda<br />

à Babylone. À c<strong>et</strong>te époque, le récit <strong>de</strong> Babel a dû être relu <strong>et</strong> compris comme <strong>une</strong> explication<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> chute <strong>de</strong> l’empire babylonien. Car si <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville <strong>de</strong> Babel n’a jamais été<br />

abandonnée, en revanche le royaume <strong>de</strong> Nabuchodonosor, proj<strong>et</strong> perçu par les Judéens


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 12<br />

comme totalitaire <strong>et</strong> impérialiste, a bel <strong>et</strong> bien avorté 16 . C’est peut-être en ce sens que les<br />

rédacteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse ont pris soin <strong>de</strong> situer le récit après <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription positive <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

dispersion <strong>de</strong>s nations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues au chapitre 10 : car pour ceux qui, comme le royaume <strong>de</strong><br />

Juda, avaient été sous <strong>la</strong> coupe <strong>de</strong>s Babyloniens, l’échec <strong>de</strong> c<strong>et</strong> empire avait représenté <strong>la</strong><br />

chance <strong>de</strong> pouvoir échapper à son emprise totalitaire <strong>et</strong> <strong>de</strong> vivre sur leur terre, pour y<br />

constituer <strong>une</strong> nation à part entière, selon les termes du refrain <strong>de</strong> Gn 10. Une telle chance ne<br />

pouvait être à leurs yeux que l’œuvre d’Adonaï leur Dieu.<br />

Mais en choisissant <strong>de</strong> p<strong>la</strong>cer <strong>la</strong> légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> Babel dans le prolongement <strong>de</strong>s récits<br />

mythiques du début <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse, ceux qui ont composé <strong>la</strong> Thora lui conféraient <strong>une</strong> portée<br />

supplémentaire, en <strong>la</strong> situant sur un horizon universel. De c<strong>et</strong>te façon, le récit <strong>de</strong> Babel<br />

<strong>de</strong>venait <strong>une</strong> critique radicale <strong>de</strong> toute tentative totalitaire <strong>de</strong> réaliser l’unité <strong>de</strong>s humains. Car<br />

si le chapitre 10 rappelle l’unité fondamentale <strong>de</strong> l’humanité en <strong>la</strong> faisant <strong>de</strong>scendre d’un seul<br />

<strong>et</strong> même ancêtre, il évoque également son foisonnement <strong>et</strong> sa multiplicité, qui ne peuvent être<br />

abolis qu’au prix d’un nivellement <strong>et</strong> d’un appauvrissement auxquels le Dieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible ne<br />

peut se résoudre. Tel est, me semble-t-il, le cœur <strong>de</strong> ce célèbre récit.<br />

Faudra-t-il conclure, alors, que l’unité <strong>de</strong>s humains <strong>et</strong> <strong>de</strong>s peuples ne fait pas partie du<br />

proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Dieu ? Je ne pense pas. Mais ce que l’histoire <strong>de</strong> Babel dit, c’est que l’unité qu’il<br />

veut ne peut se faire au prix <strong>de</strong> l’abolition <strong>de</strong>s différences. Le Dieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible est un Dieu<br />

d’alliance. Or, <strong>une</strong> alliance ne peut se vivre que là où les partenaires restent eux-mêmes, avec<br />

leurs particu<strong>la</strong>rités <strong>et</strong> leurs singu<strong>la</strong>rités, tout en créant un lieu d’échange <strong>et</strong> d’enrichissement<br />

mutuel. Dans les Actes <strong>de</strong>s Apôtres, un récit fait pendant à celui <strong>de</strong> Babel. C’est le récit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Pentecôte (Ac 2,1-11). On y raconte que, sous l’impulsion <strong>de</strong> l’Esprit <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong>s gens<br />

« venus <strong>de</strong> toutes les nations qui sont sous le ciel » (v. 4) comprennent les apôtres qui<br />

proc<strong>la</strong>ment les merveilles <strong>de</strong> Dieu : « chacun les entendait parler sa propre <strong>la</strong>ngue » (v. 7, cf.<br />

v. 11), explique le narrateur. Ainsi, <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues n’est pas abolie. Seulement, elle<br />

ne constitue plus un obstacle à <strong>la</strong> communication entre les humains. Voilà, selon Luc,<br />

comment Dieu comprend l’unité <strong>de</strong> l’humanité. Non <strong>une</strong> uniformité où les diversités<br />

s’effaceraient, mais <strong>une</strong> communion où les différences <strong>de</strong>viennent le lieu d’<strong>une</strong> alliance<br />

inédite.<br />

16<br />

Voir récemment J.-L. SKA, Les énigmes du passé. Histoire d’Israël <strong>et</strong> récit biblique (Le livre <strong>et</strong> le<br />

rouleau 14), Lessius, Bruxelles, 2001, p. 30-31.


Wénin • Babel (Gn 11,1-9) • 13<br />

Bibliographie sommaire<br />

Marie BALMARY, Le sacrifice interdit. Freud <strong>et</strong> <strong>la</strong> Bible, Grass<strong>et</strong>, Paris, 1986.<br />

David BANON, Babel ou l’idolâtrie embusquée, C.P.E., Genève, 1980.<br />

Hubert BOST, Babel. Du texte au symbole, Labor <strong>et</strong> Fi<strong>de</strong>s, Genève, 1985.<br />

François CASTEL, Commencements. Les onze premiers chapitres <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse, Le Centurion,<br />

Paris, 1985, 141-149.<br />

Georg<strong>et</strong>te CHÉREAU, « De Babel à <strong>la</strong> Pentecôte. Histoire d’<strong>une</strong> bénédiction », dans Nouvelle<br />

Revue Théologique 122 (2000), p. 19-36.<br />

Robert COUFFIGNAL, « La tour <strong>de</strong> Babel. Approches nouvelles <strong>de</strong> Genèse XI,1-9 », dans Revue<br />

Thomiste, n° 83 (1983), p. 59-70.<br />

A<strong>la</strong>in MARCHADOUR, « La Tour <strong>de</strong> Babel », dans M. QUESNEL & Ph. GRUSON (éds), La Bible <strong>et</strong><br />

sa culture, t. 1 : L’Ancien Testament, Desclée <strong>de</strong> Brouwer, Paris, 2000, p. 74-80.<br />

André NEHER, De l’hébreu au français, Klincksiek, Paris, 1969, p. 42-56.<br />

Anne-Marie PELLETIER, Lectures bibliques, aux sources <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture occi<strong>de</strong>ntale, Nathan/Cerf,<br />

Paris, 1993, p. 65-72.<br />

Walter VOGELS, Nos origines. Genèse 1–11, Novalis, Québec, 1992, p. 177-189.

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