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Le suicide anomique

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L'éducation institutionnalisée<br />

E. Saïd dans Des intellectuels et du pouvoir, postule que la politique est partout, que les<br />

intellectuels sont « de leurs temps », c'est-à-dire influencés par les médias et l'industrie de<br />

l'information, qu'ils ne peuvent lui résister qu'en contestant les comptes-rendus officiels et<br />

les justifications légitimant le pouvoir. L'intellectuel doit pour y parvenir fournir des<br />

« démasquages » ou des versions de rechange au discours dominant à travers lequel il<br />

s'efforce de dire la vérité. <strong>Le</strong> choix majeur auquel l'intellectuel est confronté est : soit il<br />

s'allie à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit (chemin le plus difficile) il<br />

considère cette stabilité alarmante et il va prendre en compte l'expérience de subordination<br />

des déshérités.<br />

Bourdieu postule que pour faire face aux think tanks qui produisent et imposent l'idéologie<br />

néolibérale, « ces groupements d'experts appointer par les puissants », il faut opposer les<br />

productions de penseurs critiques, rassembler des « intellectuels spécifiques » au sens de<br />

Foucault, c'est-à-dire l'intellectuel qui va travailler sur des points précis, dans des secteurs<br />

déterminés (par exemple: l'asile, l'hôpital, etc.), pour arriver au stade de « l'intellectuel<br />

collectif », capable de définir les objets et les fins de sa réflexion. Cet intellectuel collectif<br />

peut remplir des fonctions négatives en produisant des instruments de défense contre la<br />

domination symbolique. <strong>Le</strong>s compétences et autorités des intellectuels collectifs réunis<br />

peuvent ainsi soumettre le discours dominant à une critique logique, sociologique, en<br />

mettant à jour les déterminants qui pèsent sur le discours dominant et ceux qui le<br />

transmettent (les journalistes économiques par ex.). Mais ils peuvent aussi remplir une<br />

fonction positive en contribuant collectivement à l'émergence d'une pensée politique<br />

critique. Bourdieu ajoute qu'il ne peut s'agir de l'œuvre d'une seule personne, d'un maître à<br />

penser ou d'un porte-parole autorisé par un groupe pour porter la parole supposée des<br />

gens sans paroles. Il postule enfin l'importance de l'intellectuel collectif pour contribuer à<br />

créer les conditions sociales d'une production collective d'utopies réalistes (Contre feux 2,<br />

Raisons d'agir).<br />

1


En quoi et dans quelle mesure un individu est-il déterminé, ou pas, par l'éducation<br />

institutionnalisée, par sa scolarisation?<br />

J.T. Gatto postule que le curriculum caché « hidden curriculum » des institutions scolaires<br />

a une fonction de contrôle social et permet de perpétuer le système capitaliste en<br />

maintenant l’illusion en une « égale opportunité des chances » et une mobilité sociale<br />

possible. Gatto, qui a enseigné pendant vingt-six ans, est aujourd’hui un virulent détracteur<br />

de l’institution scolaire et croit que la non-scolarisation est une solution pour un<br />

changement radical, pas uniquement en matière d’éducation, mais pour l’ensemble de la<br />

société. Il postule que l’objectif réel de l’école est d’aliéner les êtres humains. Il postule<br />

aussi que les étudiants apprennent à ne pas critiquer l’autorité et finissent par avoir une foi<br />

dogmatique envers les experts et les politiques gouvernementales. La scolarisation produit<br />

également de bons consommateurs et n’a pas intérêt à développer la pensée critique et la<br />

créativité des étudiants, autrement ce système économique et politique s’effondrerait de<br />

lui-même en l’absence de stupides consommateurs :<br />

« Mass dumbness is vital to modern society. Now dumb people aren’t just ignorant;<br />

they’re the victims of the non-thought of secondhand ideas. Dumb people are now<br />

well-informed about the opinions of Time magazine and CBS; their job is to choose<br />

which pre-thought thoughts, they like best. » 1<br />

Pour Marcuse, les sociétés industrielles avancées se reproduisent en tendant à éliminer la<br />

négativité (critiques et oppositions). <strong>Le</strong> résultat est un univers unidimensionnel de pensée<br />

dans lequel l'aptitude pour une pensée critique et l'habileté à traduire celle-ci dans nos<br />

comportements et manières de vivres sont en partie oubliés. Si on considère le capitalisme<br />

comme étant non seulement une forme d’organisation économique du travail, mais<br />

également un système idéologique et culturel, l’école institutionnelle s’avère le moyen le<br />

plus approprié et le plus efficace pour légitimer et perpétuer ce système. Dans les sociétés<br />

industrielles avancées, l’école a pour fonction de préserver le statut quo et de transmettre<br />

les valeurs de l’idéologie dominante : le capitalisme. Lorsque Marcuse parle<br />

1 J.T. Gatto, Dumbing us down : The Hidden Curriculum of Compulsory Schooling, Philadelphia : New Society<br />

Publishers, 1992, page 26.<br />

2


d’unidimensionnalité c’est dans le sens d’une auto-aliénation, d’une délégation à autrui<br />

(professeur, expert, gouvernement) de son droit et devoir à exercer une pensée critique.<br />

C’est dans la subjectivité des individus que devra prendre naissance le besoin d’un<br />

changement radical. Reitz mentionne que :<br />

« Critical education, for Marcuse, is education that by its own inner dynamic leads<br />

beyond the classroom and may define action and behavior patterns incompatible<br />

with those of the Establishment. » 2<br />

Marcuse décrit le fait que dans les sociétés industrielles avancées, certaines réactions<br />

automatisées des gens ne sont plus questionnées. Ces actions ne sont pas seulement<br />

instrumentales, elles semblent apparaître également très raisonnables aux individus. Dans<br />

son analyse du fascisme allemand, Marcuse remarque que la rationalité technologique est<br />

caractéristique du fascisme; le régime totalitaire, la culture (façons de penser et manières<br />

d’agir) sont adaptés et fusionnés à la rationalité technologique du national-socialisme. À<br />

l’intérieur du fascisme allemand les actions des individus, mêmes lorsqu’elles sont perçues<br />

comme étant spontanées et individuelles, s’inscrivent dans cette logique fasciste. Dans la<br />

rationalité national-socialiste, les valeurs, les pensées et les actions sont déterminées par<br />

la nécessité de fonctionnement de cette machine de production, de destruction et de<br />

domination. Pour Marcuse, le capitalisme est également un système totalitaire, un système<br />

économique et technologique qui manipule les besoins des individus en fonction de ses<br />

intérêts économiques. La manipulation et la production de fausses consciences et de faux<br />

besoin sont un aspect du totalitarisme. Marcuse mentionne le caractère hégémonique des<br />

sociétés capitalistes où une grande partie de la société est exclue du processus de<br />

fabrication des normes et valeurs sociales. Il s’agit en fait de pseudo démocratie. La<br />

personnalité autoritaire et l’homme unidimensionnel ne sont pas seulement à la base du<br />

fascisme, ces caractéristiques sont aussi présentes dans les sociétés capitalistes. La fin du<br />

national-socialisme n’est pas la fin de la mentalité et des mécanismes qui soutiennent ce<br />

système. Pour Marcuse, le danger d’un néo-fascisme est encore existant. Si Horkeimer et<br />

Adorno supposent qu’un changement révolutionnaire n’est pas encore possible parce que<br />

2 C. Reitz, Art, Alienation, and Humanities A Critical Engagement with Herbert Marcuse, State University of NY Press,<br />

2000, page 191.<br />

3


les consciences des individus dans les sociétés industrielles avancées seraient de facto de<br />

fausses consciences, Marcuse, plus optimisme, pense qu’il y a une potentialité<br />

révolutionnaire portée par de potentiels sujets subversifs. L’approche dialectique de<br />

Marcuse va tenir compte des structures sociales qui manipulent la pensée des individus et<br />

leurs actions et le fait que ces structures peuvent être changées par des acteurs sociaux.<br />

Marcuse mentionne que :<br />

« The outcome depends, to a great extent, on the ability of the young generation,<br />

not to drop out and not to accommodate, but to learn how to regroup, how to<br />

develop with the new sensibility, a new rationality, to sustain the long process of<br />

education. The indispensable pre-requisite for the transition to large-scale political<br />

action » 3<br />

C’est donc par la négation de l’ordre en place et par la négation du statut quo qu’un<br />

changement de paradigme pourra advenir. Il ne s’agit pas pour Marcuse d’une réforme à<br />

l’intérieur du système, mais plutôt d’un renversement de l’ordre établi. C’est ce qu’il va<br />

intituler le Grand Refus : « Ce Grand Refus est la protestation contre la répression non<br />

nécessaire, la lutte pour la forme ultime de liberté ». 4 Désillusionné par la classe ouvrière<br />

en tant que possible sujet révolutionnaire, Marcuse continu d’espérer et de rechercher ces<br />

potentiels acteurs d’un changement de paradigme. Analysant la Nouvelle Gauche, il<br />

remarque que la nouvelle opposition se trouve chez ceux qui vivent en marge de la<br />

société, constituée de groupes à la périphérie du prolétariat existant dans les sociétés<br />

industrielles.<br />

Marcuse nous dit dans « An essay on liberation » que l’intégration crée des conditions<br />

telles que le besoin d’un changement radical ne donnera naissance à une nouvelle<br />

conscience politique que dans des groupes sociaux qui sont relativement libres par rapport<br />

aux aspirations et intérêts sur lesquelles repose l’assimilation à la société : libres alors de<br />

pouvoir travailler à une transmutation radicale des valeurs. Peut-être pouvons-nous<br />

espérer que les enfants de la non-scolarisation, « unschooling », ayant grandi en dehors<br />

3 H. Marcuse, Counterrevolution and Revolt, Beacon Press Boston 1972, page 133-134.<br />

4 H. Marcuse, Eros et civilisation, Paris, Ed. de Minuit, 1963, page 135.<br />

4


de l’institution scolaire, lorsqu’ils seront en nombre suffisant, parviendront à être les<br />

acteurs d’une véritable révolution.<br />

Rancière s'est interrogé sur l'émancipation intellectuelle, sa pensée représente pour moi<br />

un véritable changement de paradigme. Rancière pense l'inégalité non pas en terme de<br />

retard à rattraper (école laïque étatique) ou d'illusion à démonter (Bourdieu) mais bien en<br />

terme d'une critique de la logique pédagogique qui pense l'inégalité comme effet d'une<br />

ignorance. Rancière postule qu'il ne faut pas partir de l'inégalité pour aller vers une égalité<br />

à venir, mais bien, partir des formes d'égalités d'ores et déjà actualisables et actualisées.<br />

Pour Rancière, tendre à « réduire » les inégalités, c'est en fait la reproduire à l'infini. Il<br />

propose de partir du présupposé de l'égalité et qu'il ne faut pas confier cet enjeu à l'école<br />

comme institution, l'idée étant que ce n'est pas une question de choix entre des méthodes<br />

scolaires, mais de la façon même dont on construit le rapport de l'égalité à l'inégalité.<br />

La logique de l'émancipation est donc affaire de relations concrètes toujours individuelles,<br />

en rupture avec la logique de l'institution qui est de se reproduire indéfiniment elle-même,<br />

donc de reproduire l'inégalité qui la structure. Rancière postule que l'émancipation<br />

intellectuelle, c'est la rupture de la logique de l'explication, de la logique qui reproduit la<br />

présupposition d'incapacité de « l'ignorant » à apprendre par lui-même. C. Nordmann nous<br />

apprend que Rancière a découvert Jacotot dans le cadre d'une recherche sur l'histoire de<br />

la pensée et de la condition ouvrière au XIXe siècle, en développant une critique de la<br />

théorie marxiste de l'idéologie élaborée par Althusser. Selon Althusser (proche ici de<br />

Bourdieu) les exploités subissent leurs conditions faute de comprendre les institutions qui<br />

les asservissent. Il faut alors que les intellectuels dotés de savoir scientifique, leurs<br />

expliquent le fonctionnement de ces « machines à domination », pour qu'ils puissent par la<br />

suite être en mesure de se libérer. Il s'agit toujours de cette réactualisation de la<br />

dichotomie que fait Platon entre doxa et épistémê. Mais ce que Rancière constate, c'est<br />

que les ouvriers sont en fait parfaitement conscients de leurs conditions d'exploitation, le<br />

problème ne se situait pas là, le problème venait plutôt précisément du fait qu'ils se<br />

savaient capables de autres choses que de cette condition de vie, capable d'un autre<br />

destin que celui de l'exploitation.<br />

5


La « doctrine » de Jacotot (puisqu'il ne s'agit surtout pas d'une méthode) de l'émancipation<br />

intellectuelle lui vint, nous mentionne Rancière, d'une expérience dû au hasard. En 1818,<br />

Joseph Jacotot enseigne la littérature française à l'université Louvain. Auparavant député,<br />

le retour des Bourbons le contraignit à l'exil. Il enseigne donc la littérature française à des<br />

non francophones (ne parlant que le Flamand, que lui-même ne parlait pas). Il leur<br />

demanda une rédaction en français sur le thème du Télémaque de Fénélon et fut<br />

époustouflé de la qualité des résultats. Rancière nous dit que :<br />

« Jusque là il avait cru ce que croit tous les professeurs consciencieux : que la<br />

grande affaire du maître est de transmettre ses connaissances à ses élèves pour<br />

élever, par degré, vers sa propre science […]. Bref, l'acte essentiel du maître était<br />

d'expliquer, de dégager les éléments simples des connaissances et d'accorder leurs<br />

simplicités de principe avec la simplicité de fait qui caractérise les esprits jeunes<br />

ignorants. » 5<br />

<strong>Le</strong>s élèves avaient appris, brillamment, sans aucune explication du maître. Si le maître ne<br />

leur avait pas communiqué sa science, ce n'était donc pas par le biais du savoir du maître<br />

que l'élève apprend. C'est livré à leurs intelligences aux prises avec le livre qu'ils ont<br />

appris. <strong>Le</strong>s deux facultés en jeu dans l'acte de l'apprentissage sont donc l'intelligence et la<br />

volonté. Puisqu'il y a abrutissement lorsqu'une intelligence est subordonnée à une autre,<br />

les explications du maître sont donc des formes d'abrutissement. L'émancipation est alors<br />

conçue comme l'acte d'une intelligence qui n'obéit qu'à elle-même. L'acquisition d'un savoir<br />

ne nécessite donc pas d'explication, chacun fait son apprentissage par soi-même, à force<br />

d'essais et d'erreurs (et non suivant une méthode progressive comme ce qui est enseigné<br />

à l'école). La place centrale du professeur exprimerait non pas une nécessité mais une<br />

fonction de nécessité hiérarchique. « L'explication » et la position de la relation<br />

maître/élève dans l'école traditionnelle relèvent et expriment un rapport d'inégalité. L'élève<br />

est subordonné à l'intelligence du « savant », il est assujetti, considéré incapable, ignorant.<br />

Il s'agit d'établir une hiérarchie intellectuelle entre le maître et l'élève et entre les élèves<br />

entre eux. Ce qui est présupposé, postulé, c'est l'inégalité des intelligences et des<br />

capacités des individus.<br />

5 J. Rancière, « <strong>Le</strong> maître ignorant », 1987, page 9-10.<br />

6


Rancière, dans le sillage de Jacotot, va s'attaquer à la croyance dans la hiérarchie des<br />

intelligences en énonçant l'égalité des intelligences : chacun est capable de penser, de<br />

réfléchir. Ce changement de paradigme permet de basculer d'un état d'impuissance (effet<br />

souvent produit par la théorisation de Bourdieu) à un état de puissance, de pouvoir. Il<br />

s'agira donc, non pas d'apprendre à penser mais d'aiguillonner le désir de continuer<br />

toujours à pensée. Jacotot a prouvé que le processus d'apprentissage n'est pas un<br />

processus qui remplace l'ignorance de l'élève par le savoir du maître, comme on remplit<br />

une cruche vide, mais qu'il s'agit de développement du savoir de l'élève lui-même. Il y va<br />

d'un travail autonome de l'intelligence.<br />

Une autre leçon que tire Jacotot de son expérience m'apparaît particulièrement<br />

rafraîchissante, voir renversante par rapport à l'ordre établi et jamais remit en question<br />

dans l'organisation scolaire traditionnelle, est le fait que la règle pédagogique de l'école<br />

institutionnelle veut que l'on parte du« commencement », alors que Jacotot postule que<br />

l'on peut partir de n'importe où. Cette règle suppose que l'ignorant va procéder dans sa<br />

réflexion au hasard, alors que le maître va procéder méthodiquement du plus simple au<br />

plus complexe. Jacotot postule que tout les actes intellectuels s'opèrent de la même façon<br />

et n'importe quelle intelligence est capable d'effectuer le trajet à partir d'un point<br />

quelconque.<br />

Rancière mentionne que pour Jacotot l'important n'est pas d'établir un programme scolaire<br />

mais de mettre une intelligence en possession de son propre pouvoir. Lorsqu'il parle de la<br />

possibilité de partir de n'importe où, ce peut être Télémaque, un poème, etc, il est question<br />

d'un processus d'appropriation, comme l'enfant qui s'approprie sa langue maternelle en<br />

procédant par association de ce qu'il sait, à ce qu'il ignore, sans recourir à des<br />

« explications ». Rancière va dire aussi que l'on se forme essentiellement à partir de<br />

choses que l'on déchiffre soi-même laborieusement. Il s'agit de mettre la personne en<br />

situation de suivre sa propre intelligence.<br />

<strong>Le</strong>s points de convergence avec la philosophie de la non-scolarisation (unschooling) telle<br />

qu'elle est pratiquée de nos jours, me semble très intéressant. Illich va également<br />

7


s’intéresser aux rapports existants entre l’école et la société. Il mentionne dans<br />

« Deschooling Society » que c’est dans la vie que l’on apprend, pas à l’école. Véritable cri<br />

d’alarme, il affirme que le désastre de notre temps est celui d’un monde scolarisé qui<br />

fabrique des individus manipulés par l’école institutionnalisée soumise à une logique de<br />

productivité. L’école institutionnelle des sociétés industrielles avancées, se présente<br />

comme un monopole ayant une fin en soi : aliéner l’individu et procéder à une<br />

capitalisation du savoir, (Illich 1971). Il affirme également que l’école est un moyen de<br />

contrôle social, un moyen de hiérarchiser, de perpétuer une société de classes. Illich<br />

retient ultimement la fonction d’unification des individus, la fonction d’aliénation de la<br />

scolarisation :<br />

« Prisonnier de l’idéologie scolaire, l’être humain renonce à la responsabilité de sa<br />

propre croissance et, par cette abdication, l’école conduit à une sorte de <strong>suicide</strong><br />

intellectuel. » 6<br />

Dans une lettre à Ivan Illich en 1972, John Holt a écrit :<br />

« I’m working for the kind of change we want, for a convivial society […] you and I<br />

may have slightly different functions. You may be somewhat more of a prophet and I<br />

somewhat more of a tactician. » 7<br />

Holt passera le reste de sa vie à imaginer et à tenter de créer une façon de parvenir à un<br />

changement de paradigme en éducation. Après avoir enseigné pendant des années, Holt<br />

considérait que les écoles (qu’il assimilait à une prison) ne pouvaient pas être réformées.<br />

En 1977, il créa le magazine « Growing without schooling » et, en bon tacticien, expliqua et<br />

démontra comment passer de la scolarisation (et non l’éducation) à la non-scolarisation,<br />

« unschooling », un néologisme qu’il inventa à la place du mot d’Illich « deschooling »,<br />

déscolarisation, parce qu’il trouvait que ce mot créait plus de confusion que de<br />

compréhension. Ce terme,« unschooling » défini comment vivent et apprennent les<br />

familles en dehors des écoles au curriculum compulsif et institutionnel. <strong>Le</strong> terme<br />

« unschooling », se distingue également du terme « homeschooling » jugé plus vaste<br />

6 I. Illich, Une société sans école, Seuil 1971, page 106.<br />

7 J. Holt, Teach Your Own, Perseus, 2003, page 60.<br />

8


puisqu’il y a plusieurs philosophies à l’intérieur du « homeschooling ». Certaines familles<br />

vont pratiquer l’éducation à domicile pour des raisons religieuses, d’autres vont<br />

littéralement « faire l’école à la maison », c’est-à-dire suivre l’enseignement d’un<br />

professeur avec un curriculum fixe. <strong>Le</strong> terme « unschooling » s’approche davantage d’un<br />

concept philosophique que d’une méthode d’enseignement appliquée. Holt n’excluait pas<br />

la possibilité pour les « unschoolers » d’employés certain curriculum ou de suivre des<br />

cours avec une approche traditionnelle de l’enseignement, mais ce qui est déterminant,<br />

c’est le fait que c’est l’enfant qui choisi quoi, quand, pourquoi et comment il va faire ses<br />

apprentissages. L’enfant est responsable et en contrôle de sa propre éducation. Cette<br />

approche postule que l’apprentissage, comme la motivation, est intrinsèque à l’individu.<br />

L’apprentissage commence et part de soi. Apprendre ne devrait pas être inféodé à un<br />

corpus de savoir prédéterminé répondant à une demande sociétale. <strong>Le</strong> rôle des parents<br />

est d’encourager la curiosité des enfants, de les assistés dans leurs recherches, projets et<br />

expériences. Par « unschooling », Holt entendait :<br />

« This is also known as interest driven, child-led, natural, organic, eclectic, or selfdirected<br />

learning. Lately, the term "unschooling" has come to be associated with the<br />

type of homeschooling that doesn't use a fixed curriculum. When pressed, I define<br />

unschooling as allowing children as much freedom to learn in the world, as their<br />

parents can comfortably bear, you live and learn together, pursuing questions and<br />

interests as they arise and using conventional schooling on an "on demand" basis, if<br />

at all. This is the way we learn before going to school and the way we learn when we<br />

leave school and enter the world of work. So, for instance, a young child's interest in<br />

hot rods can lead him to a study of how the engine works (science), how and when<br />

the car was built (history and business), who built and designed the car (biography),<br />

etc. Certainly these interests can lead to reading texts, taking courses, or doing<br />

projects, but the important difference is that these activities were chosen and<br />

engaged in freely by the learner. They were not dictated to the learner through<br />

curricular mandate to be done at a specific time and place, though parents with a<br />

more hands-on approach to unschooling certainly can influence and guide their<br />

children's choices.<br />

Unschooling, for lack of a better term (until people start to accept living as part and<br />

parcel of learning), is the natural way to learn. However, this does not mean<br />

unschoolers do not take traditional classes or use curricular materials when the<br />

student, or parents and children together, decide that this is how they want to do it.<br />

<strong>Le</strong>arning to read or do quadratic equations are not "natural" processes, but<br />

9


unschoolers nonetheless learn them when it makes sense to them to do so, not<br />

because they have reached a certain age or are compelled to do so by arbitrary<br />

authority. Therefore it isn't unusual to find unschoolers who are barely eight-yearsold<br />

studying astronomy or who are ten-years-old and just learning to read. » 8<br />

La non-scolarisation tient donc plus d’un processus que d’un contenu en tant que tel, le<br />

processus d’apprendre à se connaître soi-même étant primordial. Holt postulait que<br />

l’apprentissage vient naturellement aux humains, spécialement aux enfants, il s’agit de<br />

leurs procurer un environnement qui respecte, encourage et supporte leurs intérêts et leurs<br />

personnalités et ils vont apprendre au même titre qu’ils vont grandir, manger et respirer.<br />

Rancière postule que ce qui relève de l'égalité ne relève pas de l'institution scolaire. Il<br />

mentionne que le débat sur l'école constitue en un débat sur la logique globale de<br />

l'institution, nécessairement structuré par une finalité essentielle : ce qu'une institution<br />

sociale cherche, c'est sa reproduction. Rancière considère catastrophique la polarisation<br />

des débats autour des questions des programmes et des méthodes. L'émancipation, la<br />

liberté, consiste en privilégier la construction singulière des situations d'apprentissages. <strong>Le</strong><br />

discours de l'institution scolaire laisse aux professeurs un programme, une méthode pour<br />

atteindre des connaissances et compétences qui sont bien définies et évaluables.<br />

L'émancipation commence, elle, avec la possibilité de penser autrement, de penser<br />

différemment ce que sont des compétences ou des acquis. Holt critiquait dans le système<br />

éducatif institutionnel le fait que la scolarisation avait plus à voir avec la mémorisation et la<br />

récitation des « bonnes réponses » apprissent par cœur, qu’avec la pensée critique, la<br />

résolution intelligente de problèmes, l’expérimentation ou la découverte.<br />

Si La Boétie insiste sur l'asservissement volontaire : pourquoi la majorité des dominées ne<br />

se révolte-t-elle pas? Spinoza met lui plutôt l'accent sur une forme d'ignorance des<br />

mécanismes de la domination. Dans L'Éthique, il mentionne : que les hommes se croient<br />

libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des<br />

causes par où ils sont déterminés. Pour combattre l'illusion de liberté basée sur<br />

8 J. Holt Op. cit, 2003, page 61.<br />

10


l'ignorance, Spinoza postule la nécessité d'assumer sa liberté par la connaissance et la<br />

conscience. M. Abensour mentionne que :<br />

« Dans son rapport à la dialectique de l'émancipation, le nouvel esprit utopique<br />

aurait pour tâche de se livrer à un travail de déconstruction et de critique tel qu'il<br />

ouvre une nouvelle course à l'utopie, lui imprime une nouvelle direction. » 9<br />

La liberté consiste donc pour plusieurs auteurs, dans un premier temps à constater qu'on<br />

ne l'est pas, puis à prendre conscience de ce qui nous détermine pour pouvoir<br />

éventuellement penser autrement, se penser autrement, de façon à ouvrir, à élargir le<br />

« champ du possible » dans notre rapport au monde. Pour Rancière, la communauté des<br />

égaux, la communauté des êtres pensants, ne se développe que si l'on suppose qu'il y a<br />

quelqu'un pour l'entendre et y répondre, que si l'on postule l'égalité de notre intelligence et<br />

de celle de tout autre. Il s'agit d'un tel changement de paradigme, que Rancière mentionne<br />

que :<br />

« Joseph Jacotot, lui-même, ne l'aurait jamais entendu sans le hasard qui l'avait fait<br />

maître ignorant. Seul le hasard est assez fort pour renverser la croyance instituée,<br />

incarnée, en l'inégalité ». 10<br />

9 M. Riot-Sarcey, sous la direction , « L'Utopie en questions », 2001, page 248.<br />

10 J. Rancière, « <strong>Le</strong> maître ignorant », 1987, page 220.<br />

11

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