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VOYAG E SIMAGINAIRE S 3SONGES,VISIONS 3E TROMANS CABALISTIQUES.Ornés de Figures.T O M E S E C O N D .Première divifion de la première claiTe, contenanrles Voyages Imaginaires romanefques.AAMSTERDAM,Etfe trouve a PARIS 3RUE ET HOTEL SERPENT E,M. DCC. LXXXVII.


LA V I EET LESAVENTURESS Ü R P R E N A N T E SD EROBINSONCRUSOÉ,CONTENANT:SON retour dans fon ïfle, fes autres nouveauxvoyages, & fes réflexions.Traduit del'angloïs.T o M ESBCOND.


PRÉFACEDU T RAD V CTE U R.LES deux premières parcies des AvetituresdcRobinjon Crufoéonzèxé figénéralementgoücées, qu'onnefauroitdouterdufuccèsdes autres. II eft bien vrai que c'cft aiïezle fort des derniers volumes de tomberbeaucoup. II eft aifé den crouver la raifotidans le caraclère même de 1'efprit humain.Si un auteur veuc concinuer un ouvragede raifonnemenc ou de ficbion, 1'efprit felafle, la raifon s'émouÖc, le feu fediffpe,1'invention fe carit. S'il compofe quelquehiftoire, les événemens qu'il a arrangésdans fon cerveau, lui plaifenc infinimentdavancageau commeneemenc de fontravail, que lorfqu'il 1'a déja pouiïe fortloin. Le ftyle eft d'abord dans toute fabeauté, rien ne le gêne; les expreffionsnaiflent en fouie fous fa plume. II fauc,dans la fuite, décrire desévénemensfemblables; il s'agit d'épargner au lecteucTome II.A


2 P R É F A C Erennui que la nature même a attaché &la répétition. 11 faut donner la torture afon génie, pour chercher des fynonymes,Sc pour varier les portraits. On ett peunaturel, on le fent; 1'ouvrage commencea plaire moins a 1'auteur lui-même, Scde degré en degré, plus il devient défagréablea celui qui le compofe, plus ilbaifle &. devient médiocre ou mauvais.Malgré cette véri té inconteftable, fondéefur la raifon 5c fur 1'expérience, j'ofeavancer que les deuxdernières parties desAventures de Robinfon Crujoé, n'égalentpas feulement les deux premières, maisqu'ellesles furpafTentde beaucoup. RobinfonCrufoé auteur, femble entrer dans lecaractèiede Robinfon Crufoé qui voyage,& qui d'abord grofller, ignorant, pauvreraifonneur,fentfonefpritfe mürirparPage&C par 1'expérience. Dans ces volumes-ciil penfemieux,parlemieux, raifonneplusconféquemment; il écrit d'un ftyle moinsembarrafle, plus poli 8c plus conformeau geut des gens d'efprit. II acquiert tcus


DU TRADUCTE V R. 3.ces avantages fans perdre celui de la«aïveté, fans fe jeter dans 1'oftentaciondu bel-efprir.Si 1'on trouve dans les premières parties;plufieurs tableaux auffi juftesque vifs, desfentimens fic des réflexions qui doiventrépondre aux événemens, 1'on en verradans les dernières d'une juitefTe &. d'unevivacité infinimenc plus grandes; on enverra de mieux développés & de moinschargés de circonftances pctites èc inutiles.Ce qu'il y a de furprenanc & -d'extraordinairedans les premières avencuresde notre voyageur, pourroic faire croirequ'il n'effc pas poffible que dans fes nouveauxvoyages il aic écé fujec a des révolutionsauffi éconnantes & auffi merveilleufesque celles qui onc frappé le lecleurdans les premières parciesj &C qu'ici parconféquenr,des événemens plus communsdoivent faire naïtre des réflexions pluscommunes 2c moins fufceptibles d'une4efcription pathéticjue.A ij


4 P R Ê F A C ECette apparence eft fort trompeufé;les parties fuivantes Temporten t encorefur les premières pour la variété, pourle nombre &; pour le merveilleux desaventures.Je connois des perfonnes fenfées quiont été rebutées par le long féjour denotre voyageur dans fon ifle. II leur fembloitqu'elles s'occupoient avec lui desannées entières a dreffèr üne hutte, aélargir une caverne §c a faire unepaliffade;elles fe font imaginées qu'elles 1'aidoientpendant plufieurs mois a polir unefeule planche, Sc elles fe croyoient auffiemprifonnées dans leur leclure, que lepauvre Robinfon 1'étoit dans fa folicude.Et elles n'ont commencé a refpirer avecnotre voyageur, qu'a. 1'arrivée de Vendredi,qui a ranimé leur attention rebutéepar des récits trop uniformes. Quoiqueje croye que c'eft leur faute plutotque celle de 1'auteur, & que ces particularités,petites en elles-mêmes, doiventêtre intéreiïantes pour tous ceux qui ont


DU TRADUCTEUR. 5aCTez d'imagination & de fentimeht pourfe mettre a la place de notre aventurier,& pour s'approprler fa fituation & fespenfées, j ofe leur promettre qu'elles nerencontreront pas ici une pareille fource sd'ennui & de dégout.Pour les en convaincre, je placerai iciun fommaire fort abrégé des aventuresde RobinfonCrufoé, contenues danscette troiftème êc dans cette quatrièmeparties.Quoiqu'avancé enage, maitred'unbieaconfidérable & peu chargé de familie,Robinfon Crufoé ne pouvant s'accommoderd'une vie tranquille 6c fédentaire,ne refpire qu'après de nouvelles courfes;il n'exécute fon-projet ccpendant qu'aprèsla mort de fa femme; & ayant recu unevifite de fon neveu, qui devoit aller auxIndes, en qualité de capitaine de vaiiTeaumarchand, il fe détermine a. 1'accompagner: fachant que le navire doit toucherau Eréfil, &C lui donner par-la. occafionde revoir fa chère Me, il met uncAüj


6 P R É F A C £fomme confidérable a acheter, pour f.iColonie, tout ce dont elle pouvoit avoirbsfoin II y arrivé, après avoir eu par mcrdeux aventures auffi furprenantes St décritesd'une manière auffi pathétique „qu'il eft poffible de fe 1'imaginer. li y voirles Anglois qu'il y avoit laiffés, Sc lesEipagnols qui y écoienc arrivés depuis.Ces derniers lui font un récit touchantde mille fcélérateiTes, Sc deplufieursnoiresconfpirations que les Anglois avoientformécs contre-cux, Sc des moyens parIcfquels ils avoient été a Ia fin défarmés ,& affujens au refte de la Coionie. Ils luifont encore I'hiftoire d'une terrible guerrequ'ils avoient foutenue conrrc les Sauvages, dont a la fin ils avoient pris Screndu tributaires une quarantaine, aprèsavoir vu Icurs plantations ruinécs par cesbarbares. II trouve dans 1'ile les angloisaccóuplés a des femmes fauvages qu'ilsavoient été chercher dans une autre ilc3par une entreprife auffi téméraire qu'heurcufedans fa réuffite. II leur fait ccn>


ïo P R É F A C Eroutes détournécs, marche avec fon traindont il forme une petice caravanne, &Cévite avec foin les garnifons Rufliennes»pour ne point hafarder fon illuftrc compagnonde voyage. Ils font de nouveau attaquésdans un défert par quelques hordesde Tartares Kalmucks, qui, contreleur ordinaire, s'étoicntrépandus jufquesla.Afiiégés dans leur camp par ces barbares,ils fe dérobent pendant J'obfcuritéde Ia nuit, Sc gagnent des lieux furs; ilsarrivent a Archangel. Ils trouvent danscc port un batiment de Harnbourg, oüJ!S sembarquent. Enfin ils entrent dansJ'EIbc, font de grands profits fur leursmarchandifes, vont par rerre. jufqu'enHoliandc, s'y emharquent &c reviennentcn Angleterre : 1'aureur ayant mis danstous ces voyages dix ans & neuf mois.Cette efpèce de petit extrait ou 1'onn'a touché que les chefs généraux, feravoir fuffifammenc, j'efpère, jufqua quelpóint les troifième Sc quacrième parties


DU TRADUCTEUR. IXxnéritent de s'attirer la curiofité du lecteur.Je ne m'arrêterai pas long tcms a juftifiercerce hiftoire dans 1'efpric de ceuxqui continuent a la traiter de fabuleufe.Fable ou non, qu'imporce? Les aventuresde Télémaque font fabuleufes auffi : maïson n'en eftime pas moins ce livre admirable: c'efl: une fable, mais fertjle enmoralités excellentes, & plus propre ainftruire, que les véricés les plus certaines.Celles de Robinfon, quoiqu'écrkes d'unautre ftyle Sc dans un autre gout, fontpleines auffi de très-bonnes lecons, Sc1'on fcroit bien d'en profker, au lieu d'examineravec tanr de févérité, fi 1'on nousdébice ici des effets de la providence oudes effets de l'invention. Ce que je puisfoutenir pourtant avec uncérité, c'eftqu'il y a de très-honnêces gens, dans nosvilles marchandes, qui affiirent avoir vunotre voyageur au retour de fes derniersvoyages, avoir mangé avec lui, Sc luiavoir entendu réciter une partie dcsavcn-


11 PRÉFACE DU TRADUCTEUR.tures qu'on voir dans ces deux premiersvolumes (i).Quoi qu'il en foit, il n'ejft pas nécefiairede trop creufer ce fujet : cec ouvrageamufe, & il eft utile; le public feroir,trop heureux, s'il trouvoit le même caractèredans la plupart des livres nouveaux.(ï ) II y a encore plufieurs anglois qui portent le nómde Robinfon, il eft a préfumer qu'un de ceux-ci a voultiplaifanter en fe faifantpaffer pour le héros du roman.


LA V I EE T L E SAVENTURESD EROBINSONCRUSOÉ.TROISIÈME PART IE.JL'HISTOIRB de ma vie vérifie parfaitementlanden proverbe qui dit, qw'un vafe de terre neperd jamais l'odeur dont il a été d'abordimbu. Aprèsavoir lutté trente-cinq ans avec une variété demalheurs, dont les exemples font fort rares ,j'avois joui pendant fept ans de tout ce que 1'abondance& la rranquill'ué du corps & de 1'efprit ontde plus agréable; mon age étoit déja fort avancé ;Sc j'avois appris, par une longue expérience, que


H L E S A V E N T W R E S 1den n'étoit plus propre a rendre rhomme heureuxque Ia médiocrité. Qui neut pas cru quefdans cette agréable fituation , ce goütné avec motpour les voyages & pour les aventures, feroit évaporéavec le feu de ma jeuneiïe, & qua lage defoixante-un ans j je ferois au-deiïus de tous lescaprices capables de tirer quelqu'un de fa patrie ?D'ailleurs, le motif ordinaire qui nous détertoin.ea ce parti, ne pouvoit plus avoir lieu chezmoi ; il ne s'agifioit plus de faire fortune ; & , apariet- fagemenc , j'étois dans un état oü je nedevois pas me croire plus fiche par 1'acquifitionde cent mille livres de plus j j'avois du bien fuffifammentpour moi Sc mes héritiers : il s'augmentoitmême de jour en jour 5 car ma familieétant petite , je ne pouvois pas dépenfer mes revenus,a. moins que de me donner des airs audelfusde ma condition, & de m'accabler d equipages, de domefliques , & d'autres ridicules magntficences,dont j'avois a peine une idéé, bienloin den faire les objetsdemonincünation. Ainfi,le feul parti qu'un homme fage auroir pris a maplace, eüt été de jouir paifiblement des préfensde la providence , & de les voir croïtre fous fesmains.Cependant, toutes ces confidérationsn'avoiempas la force nécefïaire pour me faire réfifter longtemsau penchant que j'avois de me perdre de,


S E R O Ï I S S O N C R v s o i . 15ïiouveau dans le monde. C'étoit comme une vcritablemaladie; & fur-tout le defir de revoir monik, mes plantarions, la colonie que j'y avois laiffée,ne me lairfoit pas un moment de repos ;c'étoit 1'unique fujet de mes penfées pendant lejour, Sc de mes rêves pendant la nuit j j'en parloisrout haut, mcme quand je ne dormois pas,Sc rien au monde ne me 1'otoit de 1'efprit; tousmes difcours fe tournoient teüement de ce cótéla,que ma converfation endevenoit ennuyeufe,Sc je me donnois par - la un ridicule dont jem'appercevois fort bien fans me fsntir en état dei'éviter.Au fentiment de plufieurs perfonnes fenfées ,tout ce que le peuple raconte fur les fpeélres &fut les apparitions, n'eft du qua la force de 1'imaginationdéréglée Sc deftituée du fecours de laraifon ; ces promenades des efprits Sc des lutins ,font de pures chimères. Le fouvenir vif qu'on aquelquefois de fes amis , & de leurs difcours ,faifit d'une telle maniète 1'imagination dans certainescirconftances, qu'on croit les voir réellement,leur parler, & entendre lëurs réponfes.C'elt ainfi, felon ces habiles gens , que le cerveaufrappé peut prendre 1'ombre pour la réalitémême.Pour moi je puis dire que jufqu'ici je ne faispoint, par ma propre expérieaee, s'il y a véri?


i6 L E S A V E N T U R Ê Srablement des efprits qui apparoiffent après avoirété féparés des corps : je ne décide pas non plusque ce ne font qne des vapeurs qui offufquentun cerveau malade : mais je fais fort bien quedans ce tems-la j'étois la dupe de mon imaginationa un tel point, & qu'elle me tranfportoit fifort hors de tnoi-même, que quelquefois jepenfoisêtre véritablement devant mon chaxeau , entouréde toutes mes fortifications, Sc voir diftinctementmon efpagnol , le père de Vendredi, Scles fcélérats anglois que j'avois laifTés dans mesdomaines. Je dis plus, je parlois fouvent a cesperfonnages chimériques , & quoiqu'éveillé, jeles regardois fixement conime desgens quiétoientréellemenr devant mes yeux. Cette illufion alloitplufieurs fois fi loin, que ces images fantaftiqnesme jetoient dans des frayeurs réelles. Dans unfonge que j'eus un jour , 1'efpagnol & le vieuxfauvage me firent une relation fi particulière Scü vive de plufieurs trahifons des trois rebellesanglois, que c'étoit la chofe du monde la plusfurprenante. Ils me racontèrent que ces perfidesavoient fait le projet de maiïacter tous les Efpagnols,Sc qu iis avoient brülé toutes leurs proviiïonspour les faire mourir de faim. C etoient deschofes dont je n'avois jamais entendu parler, Scqui n'avoient pas une entière réalité; mais que,fur la foi de ce rève , je ne pus m'empêcherpourtant


i>E R ó B i ü s o S CRÜSÖI. ifboétfmX de croire abfolxxraérit véritables j juf*qiïït ce que je fufle pleinement convaincu ducon-*traire. J'avois rêvé en rncme tems que ; fenfibleiaux accufatiöns des Efpagnols , j'examinois cesfcélérats, & je les cohdamnois a ecre penduS tousttrois. On verra en fon lieu ce qu'il y avoit de réeldans cette vifion j- mais quelle que füt la caufe quime 1'ofFrit a 1'imagination , elle uapprochoitqu©trop de la vérité , quoiqu'elle ne fut pas vraie entoutau pied de la lettres & la conduite de cesdiables incarnés avoit été tellemènt abomiuableque , fi a mon retour dans 1'ïle je les Jtyois faiepunir de mort, je leur aurois fait juftice, fanspouvoir paffer pour criminel, ni devant Dieu £lii devant les hommes.Quoi qu'il en foif, je véciïs plufieurs zhnèeidans cette fituation, fans tro'uver le moindre agré-':meur,le moindre plaifire'naucunechofe,a moinsqu'elle n'eüt quelque relation a mon bifarre pen-'chant. Mon époufe voyant avec quelle impétucnllté toutes nies idéés me portoieht vers des pro*jets fi déraifonnables , me dit une nuif-, qua fonsavis ces mo'uvemens irréfifUbles venoient de la,providence, qui avoit déce"rminé mon retour dmscette ile, & qu'elle ne voyoit rien qui put m'eïldétournerque matendrefie poüreile & pöur mes?e'nfans $ qu'elle étok sure que , fi elle venoit £inoudr,- je prendrois ce pa-tti fans balancer j mailTsme li*B


i8 L E S A V E N T Ü R E Sque , la chofe écanr réfolue dans le del , elle feroitau défefpoir d'y mertre un obftacle elle feule..J'étois Cl attentif a ce difcours , & je la regardoisfi. fixeroent q'elle perdit contenance , & qu'elles'arrêta ecu: court. Je lui demandai pourquoi eliene continuoit pas n n:e d're tout ce qu'eüe penfoitla- J e'ïus; mais je m'appercus qu'elle avoit leCfEur fi piein , que les iarrnes comméncoient a luicouler desyeux. Parle{ donc, ma chere, lui dis-je,fouhaite^-vous que je men allle ? Non , réponditelle,il s'en faut de beaucoup ; mals fi vous y ctesréfolu , plutot que de vous en détourner, jefuispr2tea vous accompagner , car, quoique je trouve ce partifort incompatible avec votre dge, & fort mal cjjortiA l'état de votre fortune, fi ia chofe dok être abfolttmcnt,jene fuis pas d'humeur a vous abandonner ;vous êtes oblige'de le faire , ft ce dejir fi violent vousvient du ciel ; vous ne faurie^ y réfifier fans manquerit votre devoir, & je manquerois au mien,fijene prenois le parti de vous fuivre.Ces tendres paroles de ma femme diffipèrentBn peu mes vapeurs, & me firent rcfléchir, d'unemanière plus calrne , fur la nature de mon deffein•, je me mis devant les yeux tout ce qu'il yauroit d'extravagantpour un homme de mon age,.de fe précipiter de nouveau , fans aucun motifplaufible , dans les hafards dont j'étois forti fiheureufement, & dans des misères qui auroiens


t) É k Ö 6 I N S Ö N C R Ü s o i i 9été fuivies d'une vie parfairenienr lieureufe /pourvu que moi-même feuffe bien voulu n'y p?S'répandre de I'amertuine.Je confidérai ^ qu'öutre qu'il n'y a que la jeuneffe& la pauvreté capables d'infpirer de pareilsdeüe'ms , j'avois une époüfes& un enfant quialloit bientót être fuivi par un autre;'que j'avoistout ce que jë pouvois defirer , & j'étois aiïèzvieux pour fonger a me féparer pour jamais dece que j'avois acquis pluröt qu'asaccumuler-Pour ce qui regarde Yavertijjement intérieur dueïel , auquel ma femme aftribuoit mon deffein5je n'en étois pas trop convaincu; & après avoirlutté pettdartt long tems avec la farce de monimagination, j'en devins enfin le maitre, commeje crois qu'on peut Mie toajours en pareil cas ,pourvii qu'on le veuilie fétieufemenr. Je réullïspeu-a-peu a me tranquilli!er par les raifonrtemensdont je viens de faire menr.on \ mais ce qui ycontribua le plus , c'eft le deffein que je pris deme dörtner de 1'occupation , &. de me chercherquelques affaires propres a ne me pas laiffer leloifir de livrer mon irnagination a ces idéés capricieules:car je m'étois appercu que jamais moncefveau n'en étoit rempli que quand j'étois dans1 oifiveté , & que je n'avois pas fur quoi exercegl'aótivité naturelle de mon efprihConféquemment, a cetce nouvelle réfölution3Bij


&o L E S A V E N T U R E S 'j'adietai une- métairie dans Ie comré de Bedford,,dans le deffein de m'y retirer : la maifon étoitjohe, & les campagnes quiéroientautour, étoienefort propres a être améliorées. Rien ne me convenaitrnieux, puifque naturellement-j'avois bemco'updego&c pour 1'agricu-lture & pour cous lesioinsqu'il fa ut fe donner pour accroït.re les revcnusd'une terre. LXiilleu-rs, ma maifon de cam--pagne écoit éloignée de la mer; ce qui m'empê-'choit de renouveler mes folies par le commercede gens de mer', Sc par le récit de tout ce qui re--g.irdoit les pays lointains.M'y étant ctabli avec ma familie, j'achetai descharmes avec tout ce qu'il faut pour cultiver ltsterresjje me fournis de charrettes, d'un charrior,dechevaux,de vaches, de brebis;-& me mettantattavailler avec application, je me vis en fix moisdetems un véritable gentilhomme campagnard. Jeme donnai tout entier a diriger mes laboureurs ,a planter, a faire des enclos, & je crus mener J|a,vie la plus fortunée que la nature puille fournir a-imhomme qui, après de longs embarras, chercheun afyle contre de nouvelles infortunes.Je cultivois ma propre rerre ; je n'avois poïntderentes a payer ; j'étois le matrre de planter ,d'arracher, de batir , de jeter bas , comme je letrouvois a propos : tout ce que je recueülois étaicpour moi-même, & toutes mes améütfrati'W


TJ E ROBIN «GN CRUSOÉ. ÏÏétoient pour le bien de ma poftéiité. Je ne fongeoisplus a reprendre le cours de ma vie errante ,ëc me trouvant exenipt de tout cbagrin , je croyoisvécitabtemerit avoit attrapé cette heureufe médiocrité,dont mon père m'avoi: fi fouvent fau 1'éloge.Les douceurs que je goütois alors dans la vie, merappeloient fouvent dans 1'efprit ces vers d'unpoe te :E!ois?;né des coers & des viccs,Ici, du fiécle d'or, jc trouve le deftin.X-a jeuneflc en nos champs eft libre dc caprices, (Et la vieiilclfc eft fans chaglin.Je fus troublé dans cette félicité par un feul«coup imprévu de la providence , donr non-feulementle fuiiefte ëffet étoit irrémédiable , maisdont les confequences encore me replongcrentdans mes fautaifies plus profondément que jamais.Cette funefte difpofuion a courir le mondereflemblok chêz moi a. une maladie qui eft dansle fang, & qui, rerenue pendant quelque temspat les remèdes, s'empare du corps avec une violenceirréfiftible. Le coup dont je parle étoit lap-eite de mon époufe,Mon but n'efl: pas ici de faire fon panégyrique ,d'en.trer dans le détail de fes bonnes quaiités, &de faire la cour au beau fexe, en compofanr uneJwrangue al'honneur de ma femme. Je diraifeu-Büj


a L E S A V E N T O R E Slemtnt qu'elle étoit Ie foutien de toutes mes at*f-iii.es, le centre de tous mes projets Jl'aufceür detouce ma félicité , puifque par f.i prudence ellem'avoit détourné de 1'exécution de mes delfeiuschimériques. Ses tendres difcours avoient fair deplus utiles impreiïions fur moi, qu'autrefois mapropte raifon, les larmes d'une mère , les fagcspréceptes dun père éclairé , & les prudens confedsde mes amis n'auroientété capables d'en fairelur mon efprit. Je m'étois félicité mille fois dem ctre laiiïe gagner par fa douceur & par fon attachementpour moi : & par fa mort je me confidéroiscomme un homme déplacé dans le monde,privé de tout fecours & de toute confolation.Dans ce tiifte état je me voyois auffi étrangerdans ma patrie que je 1'érois dans le Brcfii lorfquej'y abordai; & quóiqu environné de. mes domeftiques,je me trouvois prefque auffi fettl queje 1'avois été dans mon ile. Je ne favois que!parti prendre j je voyois autour de moi rous leshommes occupcs, les uns a gagner leur vie parle travail le plus rude , les autres a fe perdre dansde ridicules vanités , ou a s'abïmer dans les vicesles plus honteux, fans atteindre les uns & lesaucrcs a la félicité que tout le monde fe propofepour unique but. Je voyois les riches tomberdans le dégout du plaifir par 1'habicude de s'yHvrer j & s'umftkx, par leurs déba v Liches , un


8E R o B I N S O M C R U S O É. ZJttcfor fata! de domein: Sc de remords : je voyoisïö pauvre, aa contraire , employer toutes fesfarces pour gagner de quoi fe foutenir , Sc rouïaritdans un eerde perpétuel de peines Sc d'inquiétudes,ne travailler que pout vivre , Sc nevivre que pour travailler.Ces réilexions me iirent reffouvenir de la vieque j'avois inenéeautrefois dans mon petitroyaume, ou je n'avois feraé qu'autant de biedqu'il ir.'en failoit pour un an , & oü je n'avoispas daigné ramafler de grands tröiipeaux , pareequ'ils ne m'étoient pas néceflaires pour ma nourriture;enfin , oü je lailïbis moifir 1'argent fansi'honorer d'un feul de mes regards pendant plusde vingr années.Si de toutes ces confidérarions j'avois tité lefruit vers lequel la raifon Sc la réflexion me güLdoient,j 'aurois anpris a chercher une félicitéparfaite ailieurs que dans les plailirs de cette vie;j'aüvois tourné mes idéés vers une fin fixe oü tendtout ce qui nous arrivé fur la terre , &c k laquellela vie préfente doit fervir de preparatif j en unmot, jaurois du fonger a un bonheur dont tl eftde notre intérêt de nous afturer la pofTeffion , Scdont nous pouvons dès-a-ptéfent goüter les prémices.Mais avec mon époufe j'avois perdu mon guidejj ctois co mme un vaüfeau fans gouvernail que lesB iv


&4 L E S A V B N T U R B Svents balottent adeur gré ; ma tcte s'ouvroit d$nouveau aux courfes & aux aventures ; rous mesamufemens innocens , mes terres , mon jardin ,.pna familie, mon bétail, qui m'avoient donnésuneoccupation fi fatisfaifante, n'avoienr plus riende piquant pour moi. C'étoit de Ia mufique potjeyn homme qui n'avoit point d'oreilles, & desmets pour un malade dégouté & fans appétjr.Cette trifte infenfibilité, pour tout ce qui m'avoieprocuré quelque tems auparavant les plus douxpiaifirs, me fit prendre 1'e parti d'abindouner Ucampagne , & de retourner aLondres,Le même ennui m'y accompagna: je n'y avojsaucune affaire; j'y courois 5a & la, fans deftein ,comme un homme défceuvré , de qui on pei tdire qu'il eft abfolument inutile parmi rous lest|res créés , & dont la yie &c la mort doivent êtreégalement indifférentes pour les autres hommes-C'étoit auffi , de toutes les fimations de la viehumaine, celle pour laquelle j'avois Ie plus d'ayerfion,accoutumé comme j'étois depuis ma plusteudre jeunefle a une vie aétive. A mon avis, lespareffeux font la He du genre humain ; auffi jecrpyois ma conduite préfente infiniment moinsconforme i 1'excellence de ma nature, que celjéQue j'avois tenue dans mon ïle , en employant qn#pis enfkir pour faire une. punctie*commtncepeiit de 1'anuée , mqn.


E Rosins on C R. v s p i. > 5»eveu , que j'avois élevé pour la mer , & 1 qut| avois aonné un vaifleau a commander , revHitdun petir voyage qu'il avoit fait i Bilbao , le premierqu'il cut fait en qualité de maitre. Mutantvenu voir, il me dit que «mins marchands lui9voient pcopofc de faire, pour eux, un voyngedans les Indes & a la Clvne ? Eh bien! mononcle , cominua-t-il , feriez-vous fi mal de vcn;r3vec moi? je me fais fort de vous faire^ revofryotre ïle, car j ai ordre de toucher au BréhLRien, a mon avis, n'eft unc preuve plus fcnfibled'une vje a venir, & de 1'exiftènce d'un mondeinvifible , qu'un certain concours des caufts fecondesavec les idéés qui nous roulcnt dans i'efprit, fans que nous les communiquions a perfonne.Mon neven ignoroir parfaltement jufqua qu|ipoint mon penchant de courir le monde s'étorr.raniméa& je ne favois rien de men coté de fanouvelle entreprife. Cependant, lemème matin,fans que je m'attendüTe a fa vifire, je m'érois pccupéa comparer mes defirs avec toutes les circonftanc.esde la conditipn oü je me trouvois ,& j'avois pus a la fin la réfolution que voici: Jevoulois aller a Lisbonne pour confultermon vieurcapitaine pernigais fur mes defteins, & s'ij lesirouvoit fenfés^c praticables , je youlois m'af~fafï d'ime patente qui me permis de peupler R0»


i6 L E S A V S N T U K . E Sjle , «Sc cl'y emmener avec moi une Colonie. Apeine me rus-je fixé a cette penfée, que voila précifémentmon hevea qui eiatre , & qui me propofed'y aller avec lui.Sa propofitiön me jeta d'abord dans une profonderêverie , & après 1'avoir regardé attentivementpendant une minute : Quel malin efprit,lui dis : je, vous envoye ici pour me fourrer dansla têce cette malheureufe idéé: II parut d'abordétonné de ces paroles: mais s'appercevant cependantque je n'avois pas un fort grand éloignementpour ce projet, il fe remir: Commenc donc,monfieur, me dit il : cette propofitiön cft-elle fifort a rejete'r? II eft allez naturel, ce me femble,que vous fouhaitiez de re voir vos perits étars, oüvous avez regné autrefois avec plus ie facilitéque n'en goutent vos frères les autres monarques.En un mot, le projet répondoit avec tam dejuftelfe a la difpofition de mon efprir, que j'yconfentis, & que je lui dis que , s'il s'accordoitavec fes marchands , par rapport a ces voyaees ,j'étois réfolu a le fuivre, pourvu que je ne fuflepas obligé d'aller plus loin que mon rle.Mais, monfieur, me dit-il, je n'efpère pas quevous ayèz envie d'y être laiiïé & d'y vivre de nouveaua votre vieille manière. Pour dtre tout, répondis-je,ne pouvez-vous pas me reprendre enlevenant des Indes? Ilmerépliquaqii'il n'y avék


D E R O B I N S . ON C R Ü S O É . ifpoint d'apparence que fes marchands lui permiflentde faire ce détour avec un vailïèau chargé,puifqu'il pouvoic allonger ie voyage de ptüfieafSmois : d'ailleurs, ditil, fi j'avois le malheur defaire naufrage, vous feriez précifément dans lamême & trifte ficuacion donc vous vous êtes tiréavec tanc de bonheur.II y avoit beaucoup de bon-fens dans cette objectionmais nous trouvames un moyen pourremédier a eet inconvénienr; ce futd'embarqueravec nous toutes les picces formées d'une grande'chaloupe , & quelques charpentiers qui putfenr,en cas de befom , les joindce enfemble, & ydonner la dernière main dans 1'Ëe, ce qui meficihteroit de palfer de - la dans le continent.Je ne fus pas long-tems k prendre ma dernièrerétoJutioii , car les importunités de mon neveus'arrangeoient li bien avec mon ineünation, qu'aucunmorif au monde ne fut capable de la contrebalancer.D'unautrecóté, ma femme étant mortc,il n'y avoit perfonne qui s'intérefsat affèz a mesaffaires pour me détourner de ce delTein , exceptéma vieille veuve, qui fit tout fon poffible pourm'arreter par la confidération de mon age , dema fomme, de 1'inutilité d'un voyage fi dangereux, & fur-tout de mes petits enfans. Mais tousfes difcours ne fervirent de rien j je lui dis quemon defir de voyager étoit invincible, & que les


L E S A V E W T T J R . E Stinpreffions qu'il faifoit fur mon efnrit étoient fipeu commune?, que, fi je reftois chez moi , jecroirois défobéir aux ordres de Ia providencr,.Me voyant tellernent affermi dans ma réfolution ,elle mit non-feulement fin a fes confeils mii>elle me donna toutes fortes de fecours pour fairemes preparatifs 8c mes provilions , pour réglermes affaires de familie & l'éducation de mesenfans.Pour ne rien négliger a eer égard , je fis monteftament, & IaiiTcis mes biens en de fi bonnesmains , que j'étois perfuadé que mes enfans nejperdroient rien de ce cóté-la ,'quelque accidentqui put m'arriver ; 8c pour la manièr.e de lesélever, je m'en re mis entièrement a ma bonnevetive, a qui je deftinai en même-tems un peffrevenu fuffifant pour vivre a fon aife. J'ai vu dansl.a fuiteque jamais bienfait ne fut mieux employé,qu'une ruère ne pouvok pas avoir des foins plustendres pour fes propres enfans, & qu'ij n'étcitpas poflible de fe conduire avec plus de prüdence,Cette bonne dame vpcur affez long-tems pour mevoir de retour , & pourfentir de nouveanx effetsde ma reconnoiffance.Mon neveu fut pret a mettre a la voile au commencementde Janvier 1694, & je m'embarquaiavec mon fidéle Vendredi dans les Dunes, le 1 § ,«yant avec moi, outre n;a chaloupe démontée s


É! RoBlNSON' C R C S O' É. i£une cargaifon confidérable de routes forres décfrofes néceflaires pour ma colonie , dans le defleinde tour garder dans le vailïeau , fi je neuouvois pas mes fujers dans un état conve-Hable.Premièrement, j'avois avec moi quelques valets, que j'avois envie de laiffer dans mon ïle ,& de les y faire travailler pour mon eompte pendantque j'y ferois ; a eux permis d'y refter , ou.de me fuivre quaild je prendrois la réfolutiond'en fortir. Il y avoit parmi eux deux charpentiers,un ferruner & un autre garcon forr ingénieux $qui, quoique tonnelier de fon métier , étoit uitmacliinifte univerffl. 11 étoit fort adroit a. fairedes rorres, & des moulins a bras pour moudre lebied : de plus , il étoit tourneur & pötier , & capablede faire, dans la perfe&icn , toutes fortesd'ouvrages en bois ou en terre, en un mot , ilméritoit fort bien le nom de Factotum , que nouslui donnames.Outre ceux-la, je menois avec moi un tailleurqui, s'étant offert d'aller aux Indes avec monneveu, en qualité de paflager , confentit enfuitedc s'établir dans ma colonie; c'étoit un garconfort adroit, & que je trouvai, dans 1'occafion ,d'un fort grand fervice , par rapport a plufieursdiofes même éloignées de fon métier ; car, comme


$3 L E S A V E N T Ü R È Sj'ai déja dit, rien n'enfeigne mieuxles mécaniqitesque la néceflué.Ma cargaifon , autant que je puis men fouvenir,confiftoit dans un aflez grande quantitéde todes , Sc de petites érofFes minces propres aliabiller les Efpagnols , que je m'attendöis detrouver dans mon ïle; & il y en avoit aflez, felonmon calcul , pour les tenir propres pour plus defep: ans, Si 1'on y ajoute toutes les autres chofesnéceflaires pour les couvrir , comme gants, chapeaux, fouüets , bas \ il y en avoit environ poutrrois cents livres leerling, y compris tout ce qu'ilfalloit pour des lirs, & la batterie de cuifine, pots,chaudfons, & du cuivre pour en faire un plusgrand nombre. J'y avois joint a peu pres 500 liv.pelant de fer ttavaillé , comme clous , outils deroutes fortes , crochets, gonds , ferrures , &e.Je ne dois pas oublier une centaine darmesa. feu de réferye , moufquets , fufils , piftolets»beaucoup de plomb de tout calibre, & deuxpièces de canon de bronze , & comme il m'étoitjmpoffible de prévoir les dangers ou ma coloniepouvoitctre engagéeun jour, j'avois encore chargéle vailfeau d'une centaine de barils de poudre 3canon , d'épées, de fabres , Sc de plufieurs fersde piqués Sc de hallebardes. Outre cela , je priaimon neyeu de prendre avec lui deux petits canons


t>E R O B I N S O N C R Ü S O É . $tde ïillac , avec le nombre qu'il lui en falloit, afinde les laifler dans 1'ile , s'il étoit nécelTaire d'ybatir un fort Sc de fe mettre en défenfe contrequelque ennemi. Cette précaution n'étoit pourtantpis iautile , comme j'eus lieu de le penferen y arrivanr, Sc 1'on verra par la fuite de cettehiftoire , qu'il n'en falloit pas moins, fi 1'on vouloitfe maintenir dans la poiTeflion de 1'ile.Ce voyage téuffit beaucoup mieuxquelesautresque j'avois faits par mer, Sc par conféquent je neferai pas fort fouyent obligé d'arrcter , par lerécit de quelques accidens facheux , le leóleurimpatient apparemmentde favoir 1'étatoüfe trouvoitma colonie. II eft vrai cependam que nouseümes d'abord des vents contraires, Sc quelquesautres contre-tems, qui firent durer le voyageplus que je n'avois efpéré. Mon voyage de Guineeavoit été jufques-ia 1'unique dont je fuffe revenucomme je I'avois projeté ; ce qui me fitctoire que je ferois toujours malheureux dansmes courfes : ma deftinée étoit de n'être jamaiscontent a terte, & d'ayoir toujours des infortunesen mer.Les vents contraires, qui nous poufsèrent aucommencement vers le nord , nous forcèrent aentrer dans le port de Gollowart en Irlande , Scnous y retinrent pendant vingt-trois jours ; maisnous avions eet agrément dans ce petit défaftre.


que les vivre's y étoient aboridant.es , & a börjtóarché j en forte que , bien loin de diminuefiios- provifions, nous eömes occafiori de les augmeneer.J'y fis embarquer pltifiears cöchons &£veaux, avec deux vach'es, que j'avois delfein yÜ nous avions en un heureuX paffage , de débar-*qtieï dans mon ïle i mais |e fcts obUgé d'en dif- 1pofer autremeiit.Nous rernimes a- la voile le ciriq de Fé'vriefavec un vent fra'is qui ditra pendant plufieursjours, fans aricurie mauvaife rencontre , exceptéaft accident qui vaut bien la peine d•'être rap-*porté dans toutes fes circonftances. Le foir dutingtFévrier nous vim-es emrer le matelot quiétoit en fentin'elle ; il nous dit qu'il avoit vu deïain urt éclat de lunïière fuivi d'un coup' de canon';,& immédiatement après , un moufle vincnous dire que le Bolfem-an en avoit ent-endu unfecond.La-defius ftous montames tous fur le tillacgött',pendant quelques momens, nous n'ententEmesrien j mats peu de minutes après nous découvrimesune grande lumière , & nous conjec-'rtirames de-Ia que c'étoit un grand incendie.Nous crimes d'abord reeours a notre eftime jqui nous fit cohvenir unanimement qu'il ne pouvoity avoir de ce cöté la aucune tetre dans 1'efpacede cinq cents lieues j car le feu paroifloit k-I'oueft


ÖE R O B I N SON C R U S O É .i'Queft nord-oueft de nous. Nous conclümes de-Ia, que le feu devoic avoir pi is a qüelque vaiffeau; les coups de canon qu'on venoitd'entendrenous perfuadèrcm que nous n'en é&ions pas loin,& nous.étions sürs qu'en fuivanc none cours ,nous en approchions , paree que de moment aaurre la rlame nous paroifloit plus grande. Cependant, le tems fe trouvoit nebuleux , nous nepümes rien voir que du feu ; mais une demi-heureaprès, pouffés par un vencfavorable, quoiqu'auezSpetit, & le tems s'étanc un peu éclairci, nous appercumesdiftinclement un grand vaiffeau dévorépar le feu , au beau milieu de la mer.Je fus lenfiblement touché de ce rrifte fpectacle,quoiquerienne m'intérefsataüx perfonnesqui éroient en danger , que les liens ordinairesde l'humanité.Ces fentimens de compalTion furencextrêmement réveillés en moi par le fouvenir de1 etat oü j'étois, lorfque le capiraine portugaisme prit dans fon bord au milieu de 1'océan : ératqui n'étoit pas, a beaucoup prés , auffidéplorableque la fituation oü fe devoient trouver ceux duvaifTeau en queftion , s'il n'y avoit aucun autrebatiment qui allat avec eux de conferve J'ordonnaidans le moment qu'on fit feu de cinq canons,.1'un immédiatement apiès 1'autre , afin de leur*faire favoir qu'il y avo't pres de-la un navire örêcales fecourir, & qu'ils fiffent leurs efforts poucTome II.C


34 L E S A V E N T U R E Sfe fauver de notre coté dans leur chaloupe ; carquoique nous pufïions voir leur vaiiTeau par lemoyen de la llame , il ne leur étoit pas poiliblede nous appercevoir a caufe de 1'obfcurité de lanuit.Nous mimes a la cappe pendant quelque tems;& en atteudant le jour , nous laifsames aller levaiffeau du coté oünous découvrimes lebatimentembrafé : mais pendant cette manoeuvre nousvimes, avec une grande frayeur, quoique nouseuflions lieu de nous y attendre , le navirp faureren Fair , Sc quelques momens après le feu s'éteindre, apparemment a caufe que le refte duvailfeau étoit allé a fond. C'étoit un fpeccacle terribleSc affligeant, fur - tont par la compailïonqu'il nous donna de ces pauvres malheureux quidevoicnt être tous détruits par les flames , ou bienerrer avec leur chaloupe dans le vafte océan; c'eftde quoi les ténèbtes ne nous permirent pas dejuger. La prudence voulut pourtant que je fuppofalfele fecond cas; Sc pour les guider du mieuxqu'il me fut poflible , je fis defceudre des lanteinesde tous les cötés du vailTeau, Sc tirer lecanon pendant toute la nuit, afin de leur fairecannoitre qu'ils n'étoient pas loin de nous.Le lendemain, environ a huit heures , neusdécouvrimes, par ie moyen de nos lunettes d'ap-'proche, deux chaloupes accablées de monde , Sc


BE ROBIN SON CRUSOÉ. 35nous appercümes que ces pauvres gens , ayant levent conttaire , faifoient force de rames , & quenous ayant vus, ils faifoient toutes fortes defignaux pout fe faire voir de nous.Nous leur donnames a notre tour le fignal ordinairede venir a bord , & en même tems nousfimes plus do voiles, pour nous mettre plus aportee. En moins d'une demi-heure, nous les joignimesSc les laifsames tous eiurer dans le vaiffeau.lis ctoient pour le moins au nombre de ibixante,tant hommes que femmes , Sc petits enfans^ Sc il y avoit patmi eux plufieurs paflagers.Nous apprimes que le vaifleau fauté en 1'airétoit de trois cents tonneaux , allant de Québecdans la tivière de Canada , vers la France; & lemaitre nous raconta au long toutes les particularitésde ce défaltre.Le feu avoir commencé par 1'imprudence dutimonier, dans la géfole oucabinetoü 1'on meela boufloïe , les chandelles, Sec. Tout Ie mondeétant accouru au fecours , on 1'avoit cru abfolumentétemt ; mais 011 s'appcrcut dans la fuiteque quelques étincelles étoienrrombées dans certainsendroits du vaiffeau , oü il étoit impoiïïbled'atteindre. Deda il avoit gagnc la quitte, d/qüil s'étoit répandu par tont le corps du batimenravec une telle violence, que nt le travail ni i'in-Cij


ji> LES A V E N T U R E . Sduftrie n'avoicnt été capables de le maïtrifer. Lefeul pani qui leur étoit refté a prendre , avoit étéd'abandonner le navire : pat bonheur ils avoientdeux chaloupes affezgrandes, & un petit efquif,.qui ne leur pouvoit (ervir qu'a mettre des provifions& de i'eaii fraïche, Dans cette fituation,route leur confolation étoit d'être échappés dufeu , fans pouvoir efpércr raifonnablement de fefauver, étanta une.figrande diftance de terre.Lefeul bonheur, dont ils pouvoientfe fiatter, écoit detrouver quelque badment en mer qui voulüt bienles prendre lur fon bord. Ils avoient des voiles ,des rames , une bou(fole, 8c ils fe préparoienta retourner versTerre-Neuve (i), avec un ventfavorable; toutelaprovifion qu'ils avoient, n'étokfufSfante tout au plus que pour les empècher demourirde faim pendant douze jours , danslequelefpace de tems , s'ils avoient Ie vent favorable,ils efpéroient de venir jufqu'au banc de ce paysla,6c de s'y foutenir par le moyen de la pêche,jufqu'a ce qu'ils puffent venir a terre ' ymais ilsavoient a ctaindre tant de hafards , de tempêtes,de vent contraires , de plutes capablesde les engloutir , que, s'ils fe fauvoient, ce nepouvoic ètre que par une efpèce de miracle.( i ) Ees Anglois 1'appcllcnt Newfound-Land-


BE ROBISSON CRUSOÉ. 37Au milieu de leurs délibérations, étant prefquetous défefpérés , ils avoient entendu-avec Wiéioie inexptimable un coup de canon , fuivi dequatrë aatres : leur courage en avoit été toutranimé , & , conformément a mon intention ,ils avoient compris par la qu'ils éioient a la porteed'un vaifTeau qui leur offroit du


?S LHS A V E N T U R E S& des mains en font route la variété; mais unexces de joie, fur-tout d'une joie fubire , emportel'homme a un nombre infini d'extravagancesoppofécs 1'une a. 1'autre.Quelques - uns. de ces pauvres gens étoientnoyés de larmes ; d'aurres}furieux , déchiroientleurs habirs, comme s'ils avoient été dans le pluscruel défefpoir ; les uns paroiifoient fous a lier ,ils couroient ca & la, frappoient du pied & fetordoient les mains; les autres danfoient , chantoient,faifoient des éclats de tire, & poufloientdes cris de joie ; ceux-ci étoient tout ftupéfaits ,étourdis & incapables de prononcer une parole :ceux-la étoient malades , & fembloient prêts aroaiber en foiblefle. Enfin le moindre nombrefaifoit le figne de la croix > & remercioit dieu defa délivrance.Je ne rapporte pas cette dernière circonftancepour donner mauvaife opinion d'eux; je ne doutepas que dans la fuite ils n'ayent rendu graces auciel du fond de leur ame : mais ils étoient aucommencement fi pailionnés , qu'ils n'étoient pasles maitres de leurs mouvemens & de leurs penfées; ils étoient piongés dans une efpèce de frénéfie, & il y en avoit peu pat mi eux qui euiïèntalTez de force d'efprit pour être modérés dansleur joie.II fepeut bien que leur tempérament contribuat


PE R O B I N S O N C R ü S D E. }0a 1'excès de leurs tranfports ; c'étoient desFrancois, peuple plus vif, plus paflionné , & pluspropre que tour autre a aller aux extrémités contraires, a caufe du feu qui excite leurs efpritsanimaux. Je ne fuis pas affez philofophe pourraifonner la-deifus a fond : mais je .puis dire queje n'avois jamais vu une pareille expreflion 4ejoie. Rien n'en approche davantage , que lesexaavagances oü fe laifla emponer mon fidéleVendrcdi en trouvant fon pèrc (i) Uc dans lecanot; j'avoue encore , qu'il y avoit quelquechofe de femblable dans la furprife du capitaineanglois & del fes deux compagnons que je déhvrai(i) autrefois des mams des traitres qui vouloientles abnndonner dans mon ile ; mais dansle fond, tout cela n'eft pas comparable a te queje remarquai dans cette occafion-ci.II faut obfetver encore , que toutes ces extravagancesn'éclatoient pas féparément dans cesFrancois , de la manièrej que je 1'ai dépeint. Ellesfe fuceédoientrapidement avec toute cette variétédans chaque individu •, celui qui dans un momentparoifloit étourdi & ftupide comme un hommefrappé de la foudre, fe mettoit ï'inftant d'après adanfer, a fauter, & a crier comme un fou; tan-(Ï) Deuxieme partie.(O V>U.Civ


4° L E S A V E N T V R E S' tot il s'arrachoit les cheveux , déchiroit feshabits , & les fouloic aux pieds, comme un habitantdes petites-maiions ; tanrot il verfoit untortent de larmes , le cceur lui manquoit , iltomboit endéfaillance; & onne i'avoit fecouru,la mott auroit fuivi la violence de tous ces mouvemens.11 n'en étoit pas ainfi de quelques-uns,ou du moindre nombre , mais de prefque tousautant qu'ils étoient, &• fi j em'en fouviensbien, notre chirurgien fut obligé den faignerune trentaine.II y avoit deux prètres parmi eux , 1'un encorejeune, 1'autre avancé en age • & ce qu'il yadeplus furprenant, le plus vieux étoit le moinsfage. Dès qu'il mie le pied fur Ie bord de notrevaifTeau , il tomba tout roide , comme s'il écoitmort. Notre chirurgien mit d'abord en oeuvredes remèdes propres a le faire revenir a lui,étant le feul dans le vaifTeau qui lui crux encoreun fouffle de vie : enfuite lui ayant frotté lebraspour le réchauffer, Sc pour y faire venir le fang;il Ie faigna. Le fang ne coula d'abord que goutte'a goutte ; mais il fortit enfuite avec plus d*hberté. Trois minntes après leboi ,'iomme ouvritles yeux , & dans un quart-d'heure de cems ilparia, & fut entièrernent fétabli. Dès que le fangFut armé}il commenca k fe promener, en nousaOVant qu'il fe portoic bien , Sc le chirurgien '


D E R O S I N S O N C R V S O É . 41trouva bon de lui donner un verre de liqueur cor-. diale. Après Un quarc d'heuve d'intervaüe , quelouesFrancois vinrent dans lachambre ou Ie chirurgienétoic occupé afaigner une femme, difancque le prêrre avoit abfolument perdu 1'efpnr ;peut-être qu ayant réfléchi avec nop d'attentionfur le changement fubit de fon état, cecte t&faxion1'avoit jeté dans une nouvelle excafe de joie,& fes efprits s'étoient mis a. couler avec trop derapidité pout que les vailTeaux fulfent capablesde les conduire comme il faut: Ut deiïïis fon langétoit devenu chaud & fiévteux,& certainement ilavoit acquisen moins de rien toutes les qualitésrequifes pour habiter l'hopital des fms. Le chirurgienne trouva pas a propos de redoubler lafaignée ^ mais il lui donna quelque chofe pour1'alToupir; ce qui opéra quelque tems après, & lelendemain il seveiila également fain de corps Scd'efprit.Le jeune prctre modéra fes paffions avec unegrande fermeté , & nous donna le véritable modèled'un efprit fenfé , & mastte de lui-mème.Dès qu'il fut a notre bord , il fe profterna pourrendre graces a dieu de fon heureufe délivrance:je fus aflez maiheureux de le rroubler dans cettelouable adion , le croyant évanouï. II leva la terepout me dire d'un air fort ttanquille , qu'il étoitoccupé i témoiguer fa recpnnoiifauce i dieu;


4 1 L E S A V E N T U R E SJe vous coiijure, ajouta-t-il, de me petmettre decontinuer encore quelques momens, j'aurai Phonneurenfuite de vous remercier comme celui a, qui,après leciel, je fuis tedevable de la vie.J'étois fort vnorrifié de 1'avoir interrompu, 8crion-feulementje le lahfai en tepos, mais j'empêchailesautres de ttoublet fa dcvotion.Aptès êttedemeuté dans certe polture pendantquelques minutes,il vint me joindte, & d'unemanière tendre &graveen même tems, lesyeuxpleins de larmes,il me remercia, & rendit gracesk dieu de s'être fervi de moi pour fauver ia vie arantd'autres mifétables. Je lui répondis que j'étoischarmé de lui avoir donné cette occafion de marquerfa reconnoitfance envers dieu, que je n'avoisrien fait que ce que la raifon 8c 1'humanitédevoient infpirer a tous les hommes , 8c que jecroyois devoir de mon coté remercier dieu de cequ'il s'étoit fervi de moi pour conferver tant decréatures faites a fon image.Aprèscette converfation, eet homme de bien fittous fes efforts pour calmer les paffions de fescompatriotes , par des exhortations , desprières ,des raifonnemens , enfin par tout ce qui ctoircapable de leur faire renfermer leur joie dans lesbornes de la modération. 11 réufiit aflez bien avecquelques uns ; la plupart ne fe polTédoient pasallèz pour profiter de fes lecons.


DE R o B I N S O N C R U S O E . 43J'ai voulu r^ettre toutes ces particularités patécrir, pavee que lelectein' pourraapprendre par-laa guider fes paffions. Vn exces de joie empone1'homme plus loin que les tranfpörrs de la douleur,de Ia colère & de la rage ; & j'ai vu danscette occafion combien il faut veillet fur cesmêmes paflions, de quelque nature qu'èlles puif-:fent être \ puifque les emportemens de -joie nefonr pas moins dangereux pour nous que les autresmouvemens de cceursqui paiTent pour les plusdangereux.Nous fümes un pen dérangés le premier jourpar 1'extravagance de nos hótes; mais après leuravoir donné des logemens que notie vaiffeau étoiten état de fournir, 8c après qu'ils eurent biendormi, tout fut ttanquille, &C nous les vlmestout autres.Ils nous donnèrent toutes les marqués dëreconnoilTance, que les fentimens 5c la politelTe fontcapables de dicter aun peuple qui natutellemencdonne dansl'excèsdece coté-la. Lecapitaine&imde mes religieux me vinrent voir lelendemain ,pourmedire qu'ils fouhaitoientfort de me parler,auflvbien qu'a mon neveu , qui commandoit levaifleau, afin de nous confulter fur leur fort. Dèsque mon neveu fut venu , ils commencèrenr parnous dire , que tout ce qu'ils avoient au monden'ctoit pas capable de nous récompenfer du fer-


44 L E E A V E N T U R . E Svice important que nous leur avions rendu. Lecapitaine prit alors la parole, & me dit, qu'ilsavoient fauvé de 1'argenr, qu'ils avoient dans leuuschaloupes d'autres chofes de prix fauvces desflamesa lahate, & qu'ils avoient ordre de nousoffrir tout cela, fi nous voulions bien 1'accepcer;qu'ils nous conjuroient feulement de les mettrea terte. en quelque endroit d'oü il leur futpoffible de gagner Ja.France.Mon neveu 'parui? d'abord afTez porté 3 acrepterleurs préfens , quitte a voir après ce qu'ilpourroit faire en leur faveur ; mais j'eus affez depouvoir fur lui pour 1'en detourner , fachant ceque c'eft que d'être'abandonné dans un paysétranger fans argent. Je me refTouvins que, fi le(i) capitaine portugais en avoit ufé de cette manièreavec moi , & m'avoir fait achérer fonbienfait de tout ce que j'avois au monde , jeferois mort de faim , d moins que de renrrérdans un efclavage pareil a celui que j'avois foufferten Barbarie , & peut-êcre pire , puifqu'iln'eft pas trop siVquun Portugais fok un meilleurmaitre qu'un Turc.Je répondis donc au capitaine francois , que ,fi nous 1'avions fecouru lui & fes geus dans leur(i) Première partie.


D E RoBINSON" C R U S O É . 45•malheur , nous n'avions fait que ce que Fhuma'-nité vouloit bien que nous filïions pour notreprochain , & que nous fouhaitions qu'on nous fitde même en parciHe extrémité. » Nous fommes35 perfuadés, lui dis-je, que vous nous auriez33 donné la même auiftance , fi vous aviez été»3 clans notre nruation , & nous dans la votre , &33 que vous nous l'auriez dcnnée fans aucune vue33 d'intérêt. Nous vous avons pris fat notre bord ,33 monfieur, pourfuivis-je, pour vous conferver, &13 non pas pour jouir de vos dépouilles ; & je ne33 trouverois tien de plus barbare , que de vous» meitrea terre après vous avoir pris lespauvres33 reftes que vous avez arrachés aux Manies: ce» feroit vous fauverla vie pour vous tuer enfuite33 nous-mêmes; ce feroic vous empêcher de vous» noyer, pour vous faire mourir de faim : ne» croyez donc pas que je permette qu'on accepte33 la moindre chofe de ce que votre reconnoif-J> fance vous porte a nous ofJFrir. Pour ce qui33 regarde le parti que vous nous propofez de33 vous mettre a terre , la chofe eft d'une grande>3 difiiculcé : norre vailfeau eft deffmé pour les33 Indes Orientales , quoique nous nous foyons33 détournés confidérablement de norre cours33 du coté de l'oueft, dirigés fans doure parlapro->3 vidence pour vous titer d'un danger fi terri-33 ble : nous ne fommes pas les maitrej de chan-


46 L E S A - V E N T U R . E S» ger notre route de ptopos délibéré , pour.» l'amour c!e vous: mon neveu le capitaine n'en» pourroit jamais rcpondre devant les propriétai-» res , a qui il s'eft engagé de continuer fon* voyage , après avoir touché au Bréhl. Tout ceij qu'il nous eft poffible de faire pour vous , c'eft« de prendre notre route du cöté oü nous pou-» von's nous attendre a rencontrer des navires» qui retournent des Indes Occidentales , & de•> vous ptocuter parda. le moyen de paffer enJ> Angleterre ou en France.La premièrepartie de maréponfe étoit fi pleined'humanicé, & de générofité même, que ces meffieursne pouvoient qu'en êtte extrémement fatisfaits: mais il n'en étoit pas ainfi par rapport aurefte , 5c les palTagers fur-tout étoient fort confretnéspar la crainte d'être obligés d'aller avecnous jufqu'aux Indes Orientales. Ils me conjurèrentque , puifque nous étions tellement dédvésdu cöté de 1'oueft avant que de les rencontter,j'eulTe du moins la bonté de fuivte le même coursjufquau banc de Terre-Neuve , oü peut-crre ilspomroient louer quelque batiment pour retoutnerau Canada d'oü ils étoient pattis.Je trouvois cette propofitiön raifonnable, &j'étois. fort porté a la leur accorder \ je conlidéroisque de trainer tout eet équipage jufqu'auxIndes , ne feroit pas feulement un parri tvifte &


DE ROBINSON C R Ü J O Ï . 47infupportable pour ces pauvres gens ; mais qu'ilpourroit emièrement ruiner norre voyaee , enfaifant unebrêcheirréparable dans nos provifions.Je ne croyois pas d'ailleurs enfreindre le contratque mon neveu avoir fait avec fes marchands,en me prêtant a un accident imprévu. Certainementni les loix de la nature, nilesloix révéléesne pourroient nous permettre d'abaudonner a unemort prefqu'inévitable un fi grand nombre degens, & puifquenous les avions pris a. notre bord,notre propre intérêt, auili-bien que le leur, nousobligeoit a les mettte quelque patt a terre. Jeconfentis donc a fuivre notre route, comme ils lefouhaitoient, & fi les vents tendoient la chofeimpoilible , je leur promis de les débarquer a laMartinique, dans les Indes Occidentales.Le tems cependant continua a être beau avecun vent aflez vigoureux qui refta quelque temsenttele nord-eft, & le fud-eft ; ce qui nous fitmanquerplufieuts occafions d'envoyer nos genscn Europc. II e!t vrai que nous rencontrames plufieutsvailTeaux deftinés pour 1'Eutope : mais ilsavoient lutté fi long-tems avec les vents contrairesqu'ils n'osèrent fe charger de palfagers , depeur de mourir de faim tous enfemble. De cettemaiiièrenousfümesforcès de pouiTer notre voyagejufqu'a ce qu'une femaine après nous arrivamesaux bancs de Terre-Neuve. C'eft - ld que nous


48 L E S A V E N T Ü R É Sniimes nos Francois dans une baique , qu'il'*avoient louée en pleine mer $ pour les mettre iterte , & pour, de-Ia , les condnire en France ,s'il leur étoit poffible de trouver-la affez de provifiónspeur les avitailler.Le feul paffager francois qui reftaa notre bord,étoit le jeune prêtre , qui ayant appris que notredelTein étoit d'aller aux Indes , fouhaita de fairevoyage avec nous , 3c d'être mis a terre fur lacöre de Coromandel. J'y confentis avec plaifir.Cet homme-la me revenoit extraordinairement,& non fans raifon , comme on verra dansIa fuite. D'ailleurs, quatre matelots s'engagèrentavec nous; c'étoit de braves gtns , qui nous turen Ed'un grand fervice.De-Li nous primes la route des Indes Occidentales,en faifant cours du cöté du ftid, &cdu fïid-quarr a 1'eft , fans avoir beaucoup de Yenr,pendant une vingtaine de jours. Nous étionsdanscette firuation, quand nous.rencontrames de nouveaude quoi exercer notte humanité furun objettout auffi déplorable que le premier.Le 19 de Mars 5 , nous trouvant dans laIatitude fepcentrionale dezy degrés, 5 minutes, &faifant cours fud-efté< fud-eft quart au fud , nousdécouvrimes un grand vaifTeau venanta nous.Nousne pumes pas d'abord le voir diftinctement; maisen étanr plus prés, nous appticumes qu'il avoitper du


BE R O B I N S O N C R U S Ö É . 49perdu le perroquet du grand mar , le mat d'artimon,Sc le beau-pré» II tira d'abord un coup decanon , pour nous faire fa voir qu'il étoit en détrelfe.Nous avions un vent frais nord-nord-eft ,£c en peu de tems nous fumes a porrée de 1'arraifonner.Nous apprimes qu'il étoit de Briftol, & qu'ilrevenoit des Barbades ; mais qu'aux Barbades.mêmes il avoit été jeré hors de la roure , par unfurieux ouragan , quelques jours avant qu'il futprêt a mettre :i la voile ; Sc dans le tems que lecapitaine Sc le premier contre-maure étoient aterre : de manière qu'outre la violence de la tempête, il avoit manqué auvailfeau des gens capablesde le conduire. II avoit été attaqué par unfecond orage , qui 1'avoit abfolument détouté ducöté de l'ouelt, & réduit dans le trifte état oünous Ie rencontramés. L equipage s'étoit attendude découvrit les iles de Bahama , mais il s'en étoitvu éloigné Sc jeté vets le fud-eft , par un ventgaillatdde nord-nord-eft, qui étoit précifémentcelui que nous avions alors : Sc n'ayanfqu'unevoile au grand mat, Sc une autre quarrée artachéea une efpèce de mat d'artimon dreflée a lahate , il n'avoit pas eu le moyen de ferrer levent; de forte, qu'ils avoient fut tous les efforrspoflibles pour atteindre les iles Canaries.Ce qui mettoit le combie au malheur de cesTome II.D


50 L E S A V E N T U R E Sgens , c'efl qu'outre la fatigue que leur avoientdonné ces deux tempêtes, ils moutoient de faim.ïl n-e leut reftoit pas une feule once de pain , oude viande;, depuis plus d'onze jours, & leur feuleconfolation étoit qu'ils n'avoient pas éntièrementconfommé leur eau , & qu'ils avoient encoreenviron undemi-tonneaudefarine. Pourdu iucreil leur en reftoit abondamment; outre fept barilsde rum. Ils avoient dévoré une alfez grande quantitéde confirures.II y avoit a bord , comme paffagers , un jeunehomme avec fa mère , & une fervante. Croyantle vailleau pvêt a mettre a la voile , ils s'étoientembarqués par malheur le foir avant ce terribleouragan , & n'ayant plus rien de leurs provifïonsparciculières , ils s'étoient trouvés dans une lituationplus déplorable que les matelots , qui,réduits a la dernière extrémité eux -mêmes,n'avoient pas été fufceptibles de compaffion. Onpeut juger s'il eft facile de décrire la malheureufelituation oü s'étoit trouvée cette infortunéefamilie.Peut-être n'aurois-je jamais fu cette patticularité, fi, le tems étant doux & la mer calme , macuriofité ne m'avoit porté a aller a bord de cemalheureux navire. Le fecond contre-mairre>,qui étoit forcé , dans cette extrémité , de prendrele commandement du vailTeau , étant venu a


DE RoBtNSON CRÜSÖÉ. J Inotre bord, m'avoit pariéde ces puTagers, commede gens qu'il croyoir morts ; il n'en avoit pasentendu parler depuis plus de deux jours, pareequ'il avoit eu peur de s'eli informer , puifqu'iln'étoit pas en état de les foulage'r dans leurmifère,Nous fïmes d'abord tous nos efforts pour donneta ce malheureux équipage tout le fecours quinous fut poffible , & j'avois aiffez de pouvoir fut1'efprit de mon neveu pour Ie potter i les avitailleréntièrement, quand même nous'ïnrions étépat-li dans la néce'Iité d'aller dans tëWirginie, oufur quelqu'autre cote de 1'Amériqué , faire denouvelles provihons pour nous-mêmes. Maisheureufement nous ne fümes pas obligés depouffetnorre charité jufques-la.Ces pauvtes gens étoient alors èxpofés a ünnouveau danger ; & il y avoit tout a ctaindrede leur gourmandife. Le contre-maitre nous ehamena fix dans fa chaloupe , qui paroiffoientautant de fquélertes , & qui avoient a peine Iaforce de remuet leurs rames. Il étoit lüi-mêmea moitié mort, n'ayant rien. rcfervé pout lui, &s'étant contenté de la même portion, qui avoitété donnée pour la fubfiftance du moindrematelot.Enmettant quelques mets devant'ui, je 1'avertisd'en mangetavec leuteut & avec fobtiété; maisDij


j i L E S A V E N T U R . E Sa peiue en eut-il mangé trois bouchées qu'il comtmencaa fe rrouver mal. II fut alféz prudent ponts'arrêter d'abord , & notre chirurgien lui préparaun bouillon propre a lui fervir de remède ,& c!e nonrriture en même-tems; i! fut mieux dèsqu'il 1'eut pris. Je n'oubliois pas cependant fescompagnons', a qui je donnois auffi de quoimanger. Ils le dévorèrent véritablement , étantfi affamés , qu'ils en avoient contraire uneefpècede rage , qui les cmpcchoit. d'être en aucunemanièr^^ajucs d'cux-m.êmes. II y en eutmêmedeux qtiij'ï^ajisgèrenr avec tant d'avidité que lejour fuivant ils en faillirent mourir.Ce fpectade étoit extrêmement touchant pourmoi, & me rappeioit dans 1'efprit la mifère alaquelle je m'attendis autrefois , en mettant lepied fur le rivage de mon ile, fans avoir la moindreprovifion , & fans m'appercevoir d'aucunmoyen de trouver des vivres pour une feulejournée ; expofé d'ailleurs, a cë que je croyois ,a fervir bientöt moi-même, de nourriture auxbêtes féroces.Pendant tout le tems quele contre-maitre étoitoccupé a me réciter tout le détail de la mifèrede 1'équipage , mes penfées rouloient fans difcontinuationfur le fort des trois paffagers, lamère, Ie fils & la fervante , dont il n'avoit rienentendu dire pendant deux jours, & que Ia difette


D E RoBINSON CRUSOÉ. $ $drtrerne de fes propres gens Favoit forcé a négliger,felonfon propre aveu. Je compris par-la quaïa fin il ne leur avoit donné aucune nourriture ,& jen concluois qu'ils devoient tous trois êtremorts de faim.Je retins la-deiTus le contre-maitre , que nousappeliions alors le capitaine , a notre bord , avecfes gens pour qüils feprilTent vigueur par debons aümens ; & fongeant en même-tems a rendrele même fervice au refte de 1'équipage , je fisconduire a leut navire notre contre maitre avecla chaloupe montée de douze hommes , & chargéed'un fac plein de pain , & de fix grofles piècesde bceuf. Notre chirurgien donna o-rdre ames matelors de faire bouillir cette viande enleur préfence , & de placet des fenrinelles dansla chambredu cuifimer , pour déroruner ces gensaffamés de dévorer la viande toure crue , ou deParracher du pot avant qu'elle fut ctiite commeil faut, & de ne leur en donner d'abord qu'unepetite portion. C'eft cette fage précaution quileur conferva la vie : & fi on avoir été négligenta eet égard , ils fe feroient tués par le moyen deces mêmes alimens , qui leur étoient donnés pourles empêcher de mourir.J'ordonnai en même-tems a. notre contre-maitred'aller dans la chambre des palTagers , pourvoir dans quel état ils étoient, & pour lètfrDiij


54 L E S A V E N T U R E Sdonner les rafra'chiiTemens néceflaires , s'ilsétoient encore en vie. Le chirurgien'Pavent pourvupour eet effet d'une grande écuelle plein e defon bouillon préparé , qui avoir fait rant de biena notre pauvre contre-maitre , & qui , felon lui,étoit capable de les rétablir pat degtés.Peil fatisfait encore de toutes ces mefures ,& ayant grande envie de voir de mes propresyeux le trifte fpedacle que ce vailfeau pouvoitme foutnit d'une manière plus vive que nepourroit jamais le faire aucun técit, je pris avecmoi celui que nous appellions alors le capitainedu vaiifeau, & je fuivis nos gens avec fa chaloupe.Je trouvaitoas ces pauvres affamés dans une efpècede fedition, & prets a arracher la viande duchaudron parforce; mais moncontre-maitre, faifantfon devoir, avoit placé un garde a la porte dela chambre du euifinier voyant qu'ii nefaifoitrien pat fes exhortations, il employa la violencepour faire du biena ces gens endépitd'eux-mêmes.I! ent pourrant lacondefcendance de faire rremperfuffifamment quelques bifcuits dans le pot, & deleur en faire donner a chacun un, pour appaifer unpeu la fureur de leur appétit: lesprianr de croireque c'étoit pout leut propre confervarion qu'il neJe ir en donnoitque peu a la fois. Mais tout celan'avoitpas été capable de les appaifer: fi je n'y étois


BE ROBINSON CllBSOÉ. JJpasfurvenu avec leuis propres officiers, & fi a mesexhortations je n'avois pas ajouté la terriblemenace de ne leur donner rien , s'ils ne fetenoient en repos , je crois en vérité qüilsauroient forcé la chambre du euifinier , & qu'ilsauroient arraché la viande du chaudron. On pouvoitvoir partaitement bien dans te cas que ventreaffamé n'a point d'oreilles.Nous les appaifamespourtant,& commencant a les mnurirpardegrés , nous leur permimes a la fin de matigertout leur fon , tk tout alla mieux que jeneutje penfé.Pout ia mifère des paffagers, elle étoit toutautrement terrible que celle de 1'équipage.Comme les matelots avoienr eu d'abord peu dechofe pour eux-mêmcs , ils leur avoient donfiédes portior.s extrèmc-menr petires j a la fin ils tasavoient r.bfolumenr négligés; de manièreque,depuis fix ou lept jours , ils n'avoient eu nen dutout a mangf r , & forr peu de chofe les deux outrois jours qui avoient précédc. La pauvre mère,a ce que 1'équipage nous rapporta , étoit unefemme debomfens& très-bien élevée,qui ayantépargné pour fon fi!s, avec une tendreflévérirablemcnrmatemelle , tout ce qu'ellepouvoit,avoit enfin perdu toutes fes forces. Quand notrecontre-maitreentra dans fa chambre , il la vitaflife a tene , appuyée contre un des cotés duDiv


5^ L E S A V E N T U R E SvdShm , entre deux chaifes liées enfemble, latête enfoncée entte fes.épaules, & femblable aun cadavre, quoiqu'eile ne fut pas toat-afaitmorte. II fit tour ce qu'il put pout la faire revenua elle , & pour lui fortifier le cceurtil luimit unpeu de bouillon dans la bouche'avec unecuiller ; elle ouvtit les lèvres , & leva une de fesmains; elle s'efforca enfin de parler. Elle enrenditce qu'il lui difoit; mais en lui faifant figneque ce fecouts venoit trop tatd pour elle, elle luimontta du doigt fon fils , comme fi elle vouloicle prier d'en avoir foin.Touché pourrant d'une pirié extraordinairepourcette tendre mère , il fit tous fes efforrs pourlui faire avaler un peu de bouillon , & , a ce qu'ilcrtit, il en fit defcendre dans fon eflomac deuxou trois cmllerées : je doute fort qu'il en fut bienfur : quoi qu'il en foit, il ne prit que des peinesinutiles , puifque la nuit d'après elle mourur.Le jeune-homme dont elle avoit confervé <strong>lavie</strong> aux dépens de la fienne, netoir pas dans uneextrémité tout-a-fait auffi grande; il étoit cependantérendu roide dans un petitlit , & fembloitamoitié mort. II avoit dans fa bouche une piece d'unvieux gant, dont il avoir mangé le refte. Néanmoinsétant jeune , & ayant plus de force que fa mère ,Ie contre-maitre réuffita lui faire avaler quelquechofe, 6c il fembla fe ranimer ; mais lorfque


DE R.OBINSON C K U S O É . J7quelques momens après il lui en fit avaler troisou quatre cuillerées , le pauvre garcon en eutmal au cceur, & les rendit immédiarement après.Pour la pauvre fervante elle étoit route étendueauprès de fa maïtrefTe , comme fi elle étoittombée en apoplexie •, elle luttoit avec la morr.Tous fes membres étoient tors ; d'une de fesmains elle avoit faifi le pied d'une chaife , & ietenoit fi fetme qu'on eut bien de la peine a luifaire lacher prife: fon autte brasétoit tout étenduau-deffus de fa tête , & fes deux pieds étoientappuyés avec force contre une table. En un mot,elle fembloit être a 1'agonie ; mais elle n'étoitpas morte.Cette pauvre fille n'étoit pas fenlement affoibliepar Ia famine , & effrayée par la penfée d'unemort prochaine ; mais, comme nous apprimesencore dans la,fuite par les gens du vailleau , elleétoit extrêmement inquierre pour fa maitrefïe ,qu'elle voyoit moutante depuis quelques jours, &pour qui elle avoit tout 1'attachement imaginabte.Nous ne favions comment faire avec cettemalheureufe fille: car lorfque notre chirurgien,homme favant & expérimentc , lui eut rendu ,pour a,infi dire , la vie; il eut une feconde curea faire par rapporr a fon cerveau, qui paroifToitpendant plufieuts jouts abfolumenr tenverfé.Quiconque lira ce tragique accident, doit fon-


58 L E S A V E N T U R F Sger qu'il n'eft pas pofhble, quelque humanité que1'on ait, de faire fur nier ce que 1'on auroit pufaire fur terre , oü 1'on refte quelquefois troisfemaines. II s'agitToit ici de donner du fecours ace malheürcux equipage , mais non pas de refteravec lui ; & quoiqu'il defirar fort d'aller de conferveavec nous pendant quelques jours, cependantnous n'avions pas le lot fit d'attendre unvaiiTeau qui avoit perdu fes mats. Néan moins ,lorfque le capitaine nousconjura de 1'aidera drefferun perroquet au grand mar , & un autre afon artimon , nous voulümes bien mettre a lacappe pendant trois ou quatre jours. Enfuire aprèslui avoir donné cinq ou fix tonneaux de boeuf,un de lard , une bonne provifion de bifcuits ,dela farine & des pois , & avoir pns pour paiementttois caiffes de fucre , une quantité aflez grandede rum , & quelques piéces de huit , nous lesquirtrimes en prenant dans notre bord, a leurinftante prière, un prêtre , avec le jeune-homme,la fervanre , & tout ce qui leut appartenoit.Le jeune homme étoit un garcon dedix-feptans, bien fait , modefte> & fort raifonnable. Ilparoiffoit accablé de la mort de fa mère , ayantencore depuis peu perdu fon père dans les Barbades.Il s'étoit adrefle au chirurgien pour me prierde Ie prendre dans mon vanieau , & de ie tirer


DE R O B I N S O N C R U S O É . 59d'avec ceux qu'il appeloit les meurtrievs de famère. Aiiili peut-on dire qu'ils 1'étoient en quelqueforte; car ils auroient pu épargner de leurponion quelque petite chofe pour foutenir la viede cette miférable veuve, quand ce n'auroit étéque de quoi l'empêcher de mourir de faim : maisla faim ne connoit ni humanité , ni parenté , niamitié , ni juftice. Elle eft fans pitié, & incapablede remords.Le chirurgien avoit beau lui mettre devant lesyeux la longueur du voyage , qui devoit le féparerde tous fes amis, 8c qui pouvoit le rejeter dansuu auffi rnauvais état que celui dont il venoit defortir •, il dit qu'il lui étoit indifférent de quelcótéil allat, poutvü qu'il fe féparat de ce cruel équipage,8c que le capitaine ( c'eft de moi qu'il entendoitpafier, ne connoiflant pas encore monneveu ), feroit rtop honnête homme pour luidonner le moindre chagrin, après lui avoir lauvéla vie; que pour la fervante, fi elle revenoit dansfon bon fens, elle nous fuivroit volontiers partout,&c qu'elle recevroit comme un grand bienfait lapermilhon d'enttet dans notre navire.Le chirurgien me fit cette propofitiön d'unemaniére fi parhétique , que je 1'acceptai, & queje les pris tous deux avec tout leur bien , exceptéonze picces de fucre, oü il étoit impoffible d'at-


€o L E S A V E N T U R E Sreindre : mais comme !e jeune-homme en avoitune teconnoiffance, je fis fignet un billet au commandant,pat lequel il s'engageoit d'aller, dèsqu'il feroit arrivé a Btiftol, chez ün cetrainM. Roger, parent du jeune-homme, & marchandde cette ville , & de lui donner une lettrede ma part, avec tout ce qui avoit appanenu a ladéfunte veuve. Mais il eft apparent que toutes cesprécautions ont été inutiles;car je n'ai jamais apptisque ce vaifTeau fut arrivé a Briflol. II eft trésprobable,qu'étantfi fort endommagé, & faifanteau de plulieurs cötés, il ait coulc a fond a lapremière tempète.Nous étions d'abord a la latitude de dix-neufdegrés rrenre-deux minutes, & nous avions eujufqu'alors un voyage affezheuieux par rapportautems, excepté qu'au commencement nous avionseu des venrs contraires. Mon defTein n'eft pas defatiguer le public du récit de quelques incidenspeu confidérables , comme changement de vents,ouragans, beau-tems & pluies , &c. Pour m'accommodera 1'impatiente cutiofué du lecteur, jedirai que je découvris mon ile le 10 Avril 1695.Ce ne fur pas fans de fort grandes difficultés queje la trouvai; j'y étois entré autrefois, & jen étoisforti dn cöté du fud-eft vers Ie Bréfil : mais faifantnotie route alors entre i'ile & le continent


D E R O B I N S O N C R Ü S O E . 6t& n ayant point de carte de cette cöte, ni aucunemarqué particuliere a laquelle je ptuTe la reconnoitre, je la vis fans favoir que ce fut elle.Nous croifames pendant long-tems de cóté &d'autre; nous mïmes pied a terre dans plufieuissles fituées a l'emboucrmre dufleuve Orénoque,mais fans parvenu-a notre but; j'appris feulement,en fuivant ces cotes que j'avois été auttefois dans1'erreur, en croyanr que la terre que jedécouvroisétoit le continent. C'étoit uneile fort longue, ouplutot une longue fuite d'iles fituëes vis-a-vis dugrand efpace qu'occupe 1'embouchure de ce lleuve.Les fauvages qui abordoient de tems en tems amon ïle , n'étoient pas proprement des caraïbes ,mais des infulaires, & d'autres barbaresqui habitoientles lienx lesplus pr oches de moi. je vifitaien vain , comme j'ai dit, plufieurs de ces lies;j'cn tröuvai quelques-unes habitées & d'autresdéfertes. Dans une , entr'autres , je vis quelques. efpagnols j & je crus d'abord que c'éroient ceuxque j'avois fait venir dans mes domaines; maisen leur patlant je fus qu'ils avoient prés de launepetite chaloupe dans unepetite baie, & qu'ilsétoient vernis la pout aller chercher du fel j &Cquelques huitres & perles : en un mot, j apprisqu'ils n'étoient point de mes fujets, & qu'ilsappartenoient-a 1'ile de la Trinité, q.ii eft plas


L E S A V E N I - U R É Sdn coté du nord de dix ou onze degrés de Iatltude.Enfin allant d'une ïle a 1'autre , tantót avecle vaifTeau , Sc tantötavec la chaloupe du vaifTeaufrancois, qui étoit patfaitement bonne , & qu'onnous avoit cédée avec plaifir, je vins au coté niéridionalcle mon ile, Sc d'abord. j'en reconnustoute la figure. je mis auffi-tót mon vaifTeau a1'ancte dans une rade fute vis-a-vis de la petitebaie, ptès de laquelle étoit mon ancienne habitation.Dès que j'eus fait cette découverte , j'appellaiVcndredi , Sc jc lui demandai s'il favoit oü ilétoit. II fe mit a regarder fixement pendant quelquetems, Sc puis frappant de joie fes mains Tunecontre 1'autre; il s'écria: oui, oui, oh! voila , oh!voila! & montrant du doigt mon chateau, il.commenca a chanter cc a faire des gambadescomme un fou : j'avois même bien de Ia peinea 1'empêcher de fautet dans la mer, Sc d'allera tette a la nlage.Eh bien! Vendtedi, lui dis-je, qu'en dis-tu?,trouverons-nous quelqu'un ou non ? ton père y ferat-il? Au nom de fon père,le pauvre garcon, dontle coeur étoir li feniibie , parut tout troublé, & jevis les larmes couier de fes yeux en abondance.Qu'y a-t il donc, Vendredi, lui dis-je? es-tu af-


D E R O B I N S O N C R U S O É . 6$fligé paree qu'il y a apparence que tu verras tonpère? « Non, non, non, non, répondit-il, en>3 fecouant la tére, moi ne le voit plus. Eh! que53 fais-tu mon enfant? lui dis je. Oh! répra-33 tit-il, lui morr long-tems, lui beaucoup vieux33 homme 33. La chofe n'eit pas encore süre , luïdis-je : mais enfin crois-tu que nous trouveronsquelqüautre de nos gens ? 11 avoit fans doute lesyeux meilleurs que moi : car quoique nousfuffions a une demi-lieue de terre , montrant dudoigt la colline qui éroit au-delfus de mon chateau, il s'ccria : moi voir, moi voir beaucoupd'hommes, la, li & la. Je tournai les yeux verseet endroit; mais je ne vis rien , pas mêmeavec ma lunette d'approche, ce qui venoit prcbablementde ce que je ne 1'avois pas dirigée avecjufteflè. II ne lailfoit pas d'avoir raifon, comme^e compris le lendemain en examinant la chofe :ils avoient éré cinq ou fix en eet endroit pourvoit le vaifTeau ne fachant qu'en penfer.Dès que Vendredi m'eut dit qu'il voyoit desgeus, je fis mettre pavillon anglois & tirer deuxcoups de canon , pour leur faire enrendre que nousétions amis, Sc undemi-quart d'heure après nousvimes une fumée s'élever du coté de la peiite baie.J'ordonuai en ce moment qu'on mis la chaloupeen mer avec un drapcau blanc en fi^ne de paix,&prenant Vendredi avec moi & le jeune prêtre,


BE ROBINSON CRUSOE. 6$la vïtefle d'une flèche qu'un bras vigoureuxfait fortir d'un are. L'homme le plus fermen'auroit pas pu s'empccher de jeter quelqueslarmes en voyant les tranfports de joie oü eepauvre garcon s'abandonna en joignant fon pète.11 1'embralfa, le baifa,le prit entre fes bras pourle mettre a terre fur le tronc d'un arbte , le regardafixement pendant plus d'un quatt d'heure, cemmeun homme qui confidère avec éronnement untableau extraordinaire; enfuite il fe mit présde lui, le baifa de nouveau, fe remit fur fespieds, & continua a le regarder avec attention ,comme s'il étoit enchanté de le voir.Le lendemain fes tendres extravagances prirentun autre cours. Il fe promena avec lui plufieursheures fur le rivage , en le tenant par la main,comme fi c'étoit une demoifelle, & de tems entems il lui alloit cheicher quelque chofe dans lachaloupe, tantör un morceau de fucre , tantót unverre de liqueur , & tantót un bifcuit; enfin toucce qu'il ctoyoit capable de faire plaifir au bonvieillard.L'après-dïnée il s'y prit encore d'une nouvellemanière : il mit le bondiomme a terre, & commencaa danfer autour de lui avec mille poftures,plusbutlefques les unes que les auttes, & en mêmetems il lui patloit , & lui racontoit , pout 1©divertir, quelques particulaiités de fes voyages.Tome II.E


GG L E S A V E N T U R . E SEn un mor, fi la même tendretTe filiale pouvokêtre trouvée parmi les chrétiens, on pourroit dirsen quelque forte qu'il n'y a rien de plus inutileque le quatrième commandement.Mais laiirant la route digreffion, j'en viens a lamanière dont je fus recu paF les habitans de 1'ile.Je n'aurois jamais fait, fi je voulois raconter endétail toutes les civilités que me firent les efpagnols.Le premier j, que je reconnoiiTois parfaitementbien , 'comme j'ai déja. dit, s'approcha dela chaloupe portant un drapeau de paix,& accompagnéd'un de fes compatriotes. Non feulementil ne me reconnut pas d'abord, mais iln'avoir pas feulement la penfée que ce püt êtremoi , avant que je lui eulfe parlé. Comment!Signor, lui dis-je d'abord en portugais, vousne me reconnoilTez pas ? II ne me répondit pas unmof, mais donnant fon fufil a fon compagnon,il ouvrit les bras, & vint m'embralTer, en difantplufieurs chofes cn efpagnol dont je n'entendoisqu'une partie. 11 me Terra entre fes bras, 6i medemanda mille pardons de n'avoir pas reconnucevifage qu'il avoit conhdéré autrefois comme celuid'un auge envoyé du ciei pour lui fauver la vie. IIdifoic encore un grand nombre d'autres belleschofes, que lapoliteife efpagnole fournilToita foncceur véritablemenc reconnqiifant; & enfuite fetournant vers fon compagnon, il lui ordonna da


P E R O B I N S O N C R U S Ö É . Gjfaire venir route la bancie. II me demanda fi j'avoisenvie de me promenef vers mon chaceau , afincju'il eut Ie plaifir de m'en remettre en poffeffion,fans avoir lafatisfaction pourtant de m'y monrrerles augmentations & les embeliffemens oü jedevois naturellement m'attendre.Je le voulus bien; mais il me fut auffi i'mpoffiblede trouver ma demeure , que fi je n'y avoisjamais été. lis avoient planté un fi grand nombred'arbres, ils les avoient arrangés d'une manière fibifarre, & les avoient placésfi prés 1'unde 1'autre,qu'étantextrêmement crus pendant les dixannéesde mon abfence, ils rendoient mon chateau abfolumentinacceffible. On n'en pouvoit approcherque par des chemins fi tortueux, que c'étoit unvrai labyrinthe pout tout autre que pour leshabitans.Quand je lui demandai, quelle raifon 1'avoitporté a faire tam de fortifications ; il me dit quej'en verrois affez Ja nécefLté , quand il m'auroitdonné un détail de tout ce quis'étoit pafié depuis1'attivée des efpagnols dans mon ïle. < Quoi-» qu'alors, pourfuivit-il, je fufle dans une grandeJJ confternation de votre dcpart, je ne lailfai pas» d'être charmé de votre bonheur; qui vous avoit» procuté fi a propos un bon navire pour vous53 tirer de ce défert. J'ai eu fort fouvent, continua-» t-il, certains mouvemens dans 1'efprit qui meEi;\


£8 L E S A V Ë N T Ü R E S» perfuadoient que vous y reviendriez un jour;53 Mais je dois avouer, que rien ne m'eft jamais« arrivé dans le cours de ma vie de plus trifte Sc>3 de plus mortifiant, que d'apprendre votre« départ, quand j'ai conduit ici mes compa-» triotes 33.II me dit encore, qu'il avoit une longue hiftoirea nous conter, touchant les trois barbares quej'avoislaiiTés dans 1'ile. Il entendoit par-la les troismatelots féditieux, & il m'alTura que les efpa-(Tnols s'étoient trouvés moins a leur aife avec eux,qu'avec les fauvages parmi lefquels ils avoientmené une fi trifte vie, excepté que les premiersétoient moins a craindre a caufe de leur peticnombre. « Mais dit-il, en faifant le figne de» la croix, s'ils avoient été plus nombreux, il33 yadu tems que nous fetionsdans le purgatoire.» J'efpère, monfieur, ajouta-t-il, que vous ap-» prendrez fans chagrin, qu'une néceffité abfolue,,3 & le foin de notre propre confervation, nous a33 fotcés de les défarmer , & de nous les afTujettir.» Vous nous pardonnerez cette action alTuré-„ ment, quand vous faurez que non feulement„ ils ont voulu être nos maïtres, mais encote,3 nos meurtriers >3. Je lui répondis, que j'avoisdéja craint tout, de la fcélératafte de ces drMes,en quittant 1'ile , & que j'aurois fort fouhairéde le voir auparavant de retour avec fes com-


B E R O B I N SON C R U S O É . £3pagnons, Sc de les mettre en polfeflion de 1'ile ,en leur foumettanc les anglois, comme ils ne1'avoient que trop mérité; que j'étois ravi qu'ils yeuflent fongé pour moi, bien loin d'y trouver aredite, Sc que je ne favois que trop que c'étoientdes coquins opiniatres, incorrigibles , Sc capablesde toutes fortes de crimes.Pendant ce difcours nous vïmes approcher1'homme qu'il avoit envoyépour avertir fes compagnons,de mon arrivée. 11 étoit fuivi de onze efpagnols,qua leur habillement il étoit impoffiblede prendre pour tels. 11 commenca par nous faiteconnoitre les uns aux autres ; il fe tourna d'abordde mon mon coté èn me difant: Monfieur, voilaquelques-uns de ces gentilshommes qui vousfont redevables de la vie, & enfuite il leur dit qui(j'étois ,8c quelle obligation ils m'avoient. Ladelfusils s'approchèrent tous Pun après 1'autre,non comme une tronpe de fimples matelots quivoudroient faire connoiffance avec un hommede mer comme eux, mais comme des ambaffadeurspour haranguer un monarque, ou unconquérant. Toutes leurs manières étoient obligeantes& polies, avec un noble mélange.de gravitémajeftueufe, qui donnoit un air de bienféanceSc de grandeur a leur foumilTion même. Jepuis protefter qu'ils favoient beaucoup mieux.Eüj


yo L E S A V E N T Ü R E Sleur monde que moi, & que j'étois fort embarraiTéfur la manière de recevoir leurs compiimens,bien loin de me fentir en état de leur rendre lapareille.L'hiltoire de leur arrivée & de leur conduitedans 1'ile eft tellement remarquable; il y a tantd'incidens qui ont de la liaifon avec ce que j'airapporcé dans ma première partie , que je nefaurois m'empêcher de la donnet ici route entièreavec toutes les particalarités, qui me paroilTentextraordinairement intételfantes.Je m'en vais en lier tous les faits autantque ma'mémoire me le permettra, d'une manière hiftorique, fans troubler davantage la tête du lecleurd'un nombre infirii de dis je, dit-il, répanis-je,répondit-il, qui ne fervent qu'a faire languir lanarration.Pour le faire fuccinólement & clairement, ilfaut que je fa (Te quelques pas en arrière , & que jerappeiLe au fouvenir du lecteur les circonftancesdans lefquelles fe trouvèrent ces gens a mon départde 1'ïle. On n'auta pas oublié peut-être quej'avois envoyé un efpagnol, & le père de Vendrediyque j'avois fauvés tous deux des dentsdes cannibales', pour aller dans un gtand canotchercher dans le continent les autres efpagnols,&c pour les tranfporter dans 1'ile, afin de les


BE R O B I N S O N C R V S O É. ?ttirer du trifte état ou ils étoient, & de trquveravec eux le moyen de revenir parmi les chrètiens.Dans ce tems-la je n'avois pas plus de raifonspout m'attendrea. ma délivrance, que jen'en avois vingt ans auparavant, de voit lamoindre apparenc c e 1'arrivée d'un vaifTeauanglois, par le moyen duquel je pufie me tirerde ma ttifte fituation. Par conféquent, lorfquemes gensrevinrent, ils ne purent qu'ètre extraordinairementctonnés en voyant que je m'en étoisallé, & que j'avois laifle dans file trois étrangersen pofleflion de tout ce qui m'appattencit:leur furpwfe fut d'autant plus grande , qu'ils s'attendoienta !e partager avec moi.Pour le voyage quavoit fait mon efpagnolavec le pere de Vendredi, il me dit qu'il n'yavoit rien de fort particulier, le tems s'étanttrouvé fott doux & la mer calme. Ses compagnons, comme il eft aifc de croire, furent charmésde le revoif j auffi étoit il le principal d'entr'eux, & leur commandant, depuis que le capitainedu vaifTeau dans lequel ils avoient faitnaufrage, étoit mort. Ils furent d'autant plus furprisde le voir, qu'ils favoient cu' létoit tombé entreles mains des fauvages , & qu'ils fuppofoientqu'il en avoit été dévoré felon leur affreufecoutume»


7% L E S A V E N T U R . E SL'hiftoire qu'il leur fit de fa délivrance, & dela manière dont je 1'avois poutvu, pourle tranfporrercommodément, leur parut un fonge: leurétonnement étoit femblable, a ce qu'il m'ont ditenfuite, a celui des fils de Jacob, quand Jofephfe fitconnoïrrea eux ,& leur racontafon élévationdans la cour du roi d'Egypte. Mais lorfqu'il leurmontra les provifions qu'il leur apportoit pour levoyage, les armes, la poudre & le plomb, ilsfurent tités de leur furprife; ilsfe formérent uneidéejufte de leur fort, &fitenttous les ptépatatifsnéceflaires pour pafler dans mon ïle.Leur premiet foin fut d'avoir des canots , Scétant obligés de pafler les bornes de la probité,en trompant leurs amis les fauvages, ils leurempruntètent deux grandes barques, fous prétexted'allet fe divenir en mer , ou d'aller a lapêche.C'eit dans ces canots qu'ils s'embarquètentle lendemahi. 11 ne leur falloit pas beaucoup detems pour emballer leurs richefles, n'ayant nibagage, ni habits, ni vivres, ni rien en un motque ce qu'ils avoient fut le corps , Sc quelquesracines dont ils étoient accoutumés de fe fervirau lieu de pain.Mes deux envoyés ne furent abfens en toutque pendant trois femaines, & dans eet intervalleje trouvai 1'occafion de me tirer- de 1'ile,


B E R o B I N S O N C R U S O É . 7$comme j'ai rapporti au long dans ma premièrepartie , laiüant mon domaine en proie a trois fcéiérats, les plus efFrontés , les plus déterminés, &les plus difficiles a ménager qu'on auroit putrouver dans tout le monde. Mes efpagnolsnes'en appercurent que trop a leurs dépens.La feule chofe équitable que firent ces coquins,ce fut de donnet d'abord ma lettte aux efpagnols,& de leur mettre mes provifions entre les mams,comme je leur avois ordonné. Ils leur remirentencore un grand écrit très-circonftancié , contenantmes diteétions fur la manière dont j'avoisfongé a ma fubfiftance & a mes commodités,pendant mon féjour dans 1'ile. II contenoit lamanière dont j'avois fait mon pain, élevé meschèvres apprivoifées, femé mon bied, feché mesraifins , fait mes pots ; en un mot, toute maconduite dans cette déplotable fituation.Non feulement ils livrèrent eet écrit aux efpagnols, dont deux favoient auez d'anglois pout enptofiter , mais ils leur donnèrent toutes fortes defecours 5 & dans le commencement il regna entremes deux peuples une alTez grande union. lis partaeèrentd'abord avec eux mon chateau, & vivoienten frères avec les efpagnols, dont le chefavoit déji une idéé de ma manière de vivre ; cequi le rendoit capable de ménager toutes les af-


74 Lis A V E N T Ü R E Sfaires de la colonie avec le fecours du père deVendredi.Pour les anglois , ils étoient trop grands feigneurspour fe mêler d'une occupation fi balTe;ils ne fongeoient qua patcourir 1'ile , a tuer despetroquets, Sc a toutner des tottues; & quand lefoir ils revenoient au logis, ils trouvoient lefouper tout ptèt, gtaces aux foins des efpagnols.Geux-ci s'en feroient fort confolés, fi lesautresavoient feulementvoulules lailTer enrepos;mais ils n'étoient pas gens a vivre long-temsen paix : ils n'avoient pas la moindre en vie defongerau bien de cette petite république , Sc ilsne vouloient pas fonffrir que les autres les déehargeafientde ce foin ; femblables au chiendu jardihier qui ne vouloit pas manget luimè-me,ni pet mettre que les auttes mangealTent.Leurs différens, d'abord peu confidérables,ns valent pas la peine d'être rapportés; mais toutd'un coup la fcélératefie de mes coquins éclatale plus extraordinairement qu'il eft poffibled'imaginer. Ils fe mirent a. faire une guerre ouvetteaux efpagnols avec toute 1'infolence imaginable, d'une maniète conttaire a la raifon,a leurs interets, a. la juftice & même au fenscommun5n'ayant pas feulement le moindre présextepour pallier la brutalité de leur conduite.


D E R O B I N S O N C R ü 5 O ï. 7JII eft vrai que je n'en ai fu d'abord toutesles particularités que des efpagnols, qui étoient,pour ainfi dire, leurs accufateurs , & donr letémoignage pouvoit être fufpect; cependant quandj'eus le loifir de les examiner fur tous lespointsde Paécufation , ils n'en ofèrent nier un feul.Mais avant que d'aüer plus löin, il faut queje fuppiée ici a une négligence, dont j'ai étécoupable dans ma première panie , en oubbantd'inftruire le leóteur d'une particularité qui a unègrande liaifon avec ce qui va fuivre* Voici ceque c'eft.Dans le moment que nous allions levet 1'ancrépour quitrer mon ïle , il arriva une petitequerelle dans le vaifTeau anglois, Sc il étoit forta craindre que 1'équipage n'en vïnt a une fecondefédition.La chofe en fetoit venus la pcut-être , fi lecapitaine, s'animant de tout foft courage , &aflifté de moi Sc de fes auttes amis, n'avoir prispar force deux des plus opiiiiattes, Sc s'il ne les'avoit fait mettre dans les fers, en les menac,ant,comme des fébelles qui retomboient unefeconde fois dans le même crime , Sc qui exeitoientles auttes pat leurs difcours féditieux , 'dgles tenir en prifon jufqua ce qu'il les fit pendtéen Angleterre.Quoique le capitaine n'eut pas cette intention,


7tJ L I S A V B N T V R E Sil efFraya par-la plufieurs matelots coupables de lapremière mutinetie, & ils perfuadèrent a tout lerefte qu'on les amufoit feulement par de bonnesparoles , mais qu'on les metttoit entte les mainsde la juftice dans le premier port d'Angleterreoü le vaifleau entreroit.Le contre - maitre en eut vent, & nous enavettit; fut quoi il fut téfolu; que moi qui pafloistoujours pour un homme de conféquence, j'iroisleur parler avec le contte - maitte, & que je lesaflurerois que, s'ils fe comportoientbien pendantle refte du voyage, il ne feroit jamais parlé dupalfé. Je m'acquittai de cette commiflïon, & jeleur donnai maparoled'honneur, qu'ils n'avoientrien a craindre du refientiment du capitaine. Ceptocédé les appaifa, fut-tout quand ils virentrelachés amon interceilion les deux mutins a quion avoit mis les fers aux pieds.Cependant cette affaire nous empêcha de fairevoile pendant cette nuit, & le vent s'étant abbattu,nous fumes le lendemain que les prifonniersqu'on avoit relachés avoient volé chacun unmoufquet, & quelques autres armes, commeaufii apparemment de quoi tirer, & que s'étantgluTés dans la pinace, ils s'étoient fauvés a terrepour fe joindre aux autres mutins, leurs dignescompagnons.Dès que nous eümes fait cette découverte, je


B i R O Ü S S O N C R Ï S S I 7fis mettre la chaloupe en mer, avec le contremaitre& douze hommes , pour chercher ces coquins4 mais ils ne fe ttouvèrent pas non plus queles trois autres ; car ils avoient tous fui enfembledans les bois, dès qu'ils avoient vu approcher lachaloupe.Le contre-maitre étoit fur le point de les punir,une fois pour toutes, de leuts mavaifes actions,en déttuifant la plantation, & en brülant toutce qui pouvoit les faire fubfifter; mais n'ofantpas le faire fans ordre,il lailTa tout dans 1'étatoü il 1'avoit trouvé, & fe contenta de revenirau vaiifeau en ramenant la pinace.Pat cette nouvelle tectue, Ie nombte des angloisdans 1'ile montoit jufqüa cinq : mais lesttois ptemiets étoient li fupérieurs en méchancetéaux nouveaux venus , qu'après avoir vécudeux jours avec eux, ils les chafsèrent de la maifonpour aller pourvoir a leur propre fubfiftance,& pendant quelque tems ils poufsèrent la duretéjufqüa leur refufer la moindre nourritute. Toutcela fe paffaavant 1'arrivée des efpagnols.Quand ceuxci furent venus dans 1'ile , ils fitenttous leurs efforts pour potter ces ttois bêtes férocesa fe réconcilier avec leurs compatriotes, & a lesreprendre dans leur demeure, pour faire une feulefamilie enfemble; mais ces fcélérats ne voulutentpas feuiement en entendte parler.


78 L E S A V E N T U R . E SAinfi les deux malheureux furent forcés defiire bande a part; & voyant qu'il n'y avoit queTindiiftrie & 1'appiication qui fulTent capables deles laire fubfifrer a. leur aife, ils érablirent leurdemeure dans la partie feptentrionale de 1'ïle, maisun peu du cöté de Poueft, de peur des fauvages,qui d'ordinaire débarquoient dans liieducoté de1'eft.C'eft la qu'il* conftruifïrent deux cabanes, 1'unepour eux , 8c 1'autre pour leur magafin, & les efpagnolsleur ayant donné du bied pour femer,&c une partie des pots que je leur avois laiffés, ilsfe mirent a creufer, a planter, 8c a faire des enclos,d'après le modèle que je leur avois prefcrit;& dans peu de tems ils fe trouvèrent dans unecondition alTez fupportable. Quoiqu'ils n'euifentd'abord enfetnencé qu'une très-petite portion deterre , ils eurent alTez de bied pour avoir du pain;& comme un des deux avoit été fecond euifinierdans le vaifTeau, il étoit fort habile a faire desfoupes, despuddings, & d'autres mets, autantqueleur riz, leur lait & leurjviande pouvoient y fournir.lis étoient dans cette fituation, quand les troiscoquins, dont j'ai parlé, les vinrent infulter, uniquementpourfedivertir. Ils leur dirent que c'étoita eux que 1'ile appartenoit, 8c quele gouverneurleur en avoit donné la poffeffion; que perfonnen'y avoit le moindre droit qu'eux, & qu'ils ne


BB R o B l N S O N C R U S O É . 79batiroient point de maifon fur leur tetrein a moinsque de leur en payer les rentes, ou que le diabley auroit patt.Les pauvres gens s'imaginèrent d'abord qu'ilsvouloient railier; ils leur demandèrent s'ils vouloiententier, pour voir a leur aife les beauxpalais qu'ils avoient batis, & pour s'expliquer furles rentes qu'ils demandoient. L'un, voulancbadinet a fon tour, leur dit que, s'ils étoientles maittes du tetrein, il efpéroit que, s'ilsfaifoient valoir leurs tertes comme il faüt, ilsvoudroient bien leur accorder quelques années defranchife, a 1'exemple des autres feigneurs , & illes pria de faire venir un notaire pour drefier un•contrat. Un de mes trois marauds, en jurant &en blafphêmant, répondit qu'ils alloient voit fitoutcecin'étoit qu'une raillerie, & s'approchantd'un feu que ces bonnes gens avoient fait poutapprèter leur diner, il prend un tifon, le jette dansune des cabanes, & y met le feu. Elle auroit étéconfumée, fi un des ptoptiétaites n'avoit coutud ce coquin, ne 1'avoit éloigné pat force de fapauvre hutte, & n'avoit éteint Ie feu en marchantdeifus ; encore eut-il bien de la peine aréuffir.Ce fcélérat étoit dans une telle rage, en voyantle mauvais fuccès de fa batbatie , qu'il s'avancafur celui qui en étoit la caufe, avec une pereke


8o L E S A V E N T U R E Squ'il tenoit dans la main, & il Pauroit aiTomméil celui :ci n'avoit évité le coup adroitement. Soncompagnon voyant le danger oü il étoit, vintd'abord a fon fecours. Ils faifirentchacun un fufil,& celui qui avoit été attaqué le premier jeta fonennemi a. terre d'un coup de croiTe, avantque lesdeux autres fcélérats fulTent a portee, & voyantles deux autres fe préparer a les infulter, ils fejoignirent, & leur préfentant les bouts de leursf ufiis, ils les menacèrent de leur mettre la bourredans le ventre, s'ils ne fe retitoient.Les autres avoient des armes a' feu : mais undes honnêtes gens, plushatdi que fon camarade,& défefpéré par le danger oü il fe trouvoit, leurdit, que, s'ils faifoient la moindre mine de lescoucher en joue, ils étoient morts, & leur commanda,avec fermeté, de mettre bas les armes. lisn'en firentrien; mais voyant les autres fi déterminés,ils en vinrent aune capitulation, 8c confentirentas'en aller, pourvu qu'on leurlaiflatemportetleut compagnon'bleiTé. II 1'étoit effectivement& dangereufement même ; mais c'étoit fa proprefaute. On peut dire que les deux attaqués, voyantleur avantage, avoient eu tort de ne les pas défarmerréellement, comme ils étoient les manies deIe faire , 8c de ne pas aller enfuite raconter routeleur aventute aux efpagnols. Car dans la fuite lestrois malheiireux ne fongèrent qu'a avoir leurrevanche,


D E R O B I N 5 O 51 C R O S O É . 8 1revanche, & ils le diffimulèrent fi peu, qu'ils nevoyoient jamais les autres fans les en menacer.Ils les perfécurèrent nuit Sc jour, & a différentesreprifes ils foulèrent aux pieds leur bied,tuèrent a coups de fufil trois boucs & une chèvreque ces pauvres gens élevoient pour leur fubfifitance; en un mot, ils les traitèrent avec tantde cruauté Sc de batbatie , que ceux-ci,poulTés a bout, ptitent la réfolution défefpéréede les combatcre a la première occafion. Dans cedeffein, ils prirent le parti d'aller au chateau oüles ttois coquins demeutoient avec les efpagnols,& de leur livrer le combat en honnêtes gens, enpréfence des étrangers.Pour exécuter cette entreprife , ils fe levèrentle matin avant le jour, & s'étant approchés duchaceau, ils fe mirent a appelier les trois fcéiératspat leuts noms, Sc dirent a un efpagnol, qui leutrépondit, qu'ils avoient a leut parler en particuliet,11 étoit arrivé juftement, le jour d'auparavant,que les deux efpagnols avoient rencontré dans lebois un de ces anglois honnêtes gens, Sc qu'ilsavoient entendu de tetribles pkintes fut les affrontsSc les dommages qu'ils avoient te^us deleuts batbates compatriotes, qui avoient ruinéleur plantation, détruit leurmoiffon, &tuéleur,Tomé II.F


Sz L E S A V E N T U R . E Sbétail; ce qui étoit capable de les faire mourir defaim , files efpagnols ne les fecouroienr.Ces derniers étant de retour au logis, & fetrouvantatable avec les fcélérats, prirent la libertéde lescenfutet, quoique d'une manière douce 8chonnête. L'un d'eux leur demanda comment ilspouvoientêtte fi cruels & fi inhumains a 1'égardde leurs pauvres compatriotes, qui ne les avoientjamais offenfés, 8c qui ne fongeoient qu'a trouver,de quoi fubfifter; quelle raifon ils pouvoientavoir pour leur en ötet les moyens qui leur avoientcouté des travaux fi fatigans ?Un des anglois répliqua brufquemeht queces gens n'avoient rien a faire dans 1'ile, qu'ilsy étoient venus fans permiffion , que la terre neleur appartenoit pas, 8c qu'il ne foumiroit abfolumentpas qu'ils y batilTent, ni qu'ils y filfentdes plantations. Mais, feigneut anglois, dit 1'efpagnold'un ton fott modété , ils né doivent pasmoutir de faim. « Qu'ils meurent de faim , &c» qu'ils aillent a tous les diables, répondit 1'an-3> glois, comme un vrai barbare.« Ils ne batirontJ» ni ne planteront point ici». Que voulez-vousdonc qu'ils fafient, feigneut anglois, répliqua esthonnête homme? » Ce que je veux qu'ils faf-» fent, dit 1'autre animal féroce, qu'ils foifent» nos efclaves, & qu'ils travaillent pour nous »»


t>E ROBIN SON CRÜSOÉ. SJ'Mais quelle raifon avez vous pour attendre cettefoumiffion d'eux ? Vous ne les avez pas achetés devotre argent, & vous n'avez pas le moindre droitde les réduiie a 1'efclavage. Le même coquin luirépondit que 111e leur appattenoit a eux ttois >que le gouverneur la leur avoit laiflee, & queperfonne n'y avoit la moindre chofe k direqu'eux : que, pour le faire voir , ils alloientbrüler les huttes de leuts ennemis, & que ,quelque chofe qu'il put arriver, ils n'y fouffriroientni leurs eabanes, ni leurs plantatiohs.S'il eft ainfi, feigneut, dit 1'efpagnol, nousdevtions être vos efclaves auuu » Vous avezj> raifon, répliqtta 1'impudertt coquin ; nousi? comptons bien la-deflus , & vous vous en» appetcevrez bientot ». Cet infolent difcoursétoit relevé par une centaine d'imprécations placéeséloquemment dans les endroits les plusconvenables. L'efpagnol fe contenta d'y répondrepar un fouris moqueur, &c ne daigna pasfeuUment lui dite le moindte mot.Cette converfation cependant avoit échaufféla bile a ces coquins, & fe levant avec fureur,1'un d'entr'eux (nommé Guillaume Atkins) ditaux autres : allons, motbleu, finilfons avec ceschiens-la; démolilTons leut chateau, & ne fóuffronspas qu'ils tranchent du maïtre dans nosdomaines.Fij


84 L E S A V E N T U R . E SLa-deiTus ils s'en allètent tous ttois, chacunarmé d'un fufil, d'un piftolet, & d'un fabre,en difant a. demi-bas mille chofes infolentes furla manière dont ils efpétoient de traiter les efpagnolsa leur tour, dès qu'ils en trouveroient1'occafion. Mais ceux-ci neles entendirent qu'impatfaitement: ils paturent juget feulement qu'illes menacoient pour avoir pris le parti des angloishonnêtes gens.Ön ne fait pas ttop bien ce qu'ils firent pendanttoute cette nuit; mais il eft apparent qu'ilsparcoururent tout le pays pendant quelques heures,Sc qu'enfin fatigués, ils s'étoient mis a dormirdans 1'endroit que j'appelois autrefois mamaifon de campagne, fans s'éveiller d'aiTez bonmatin pour exécuter leurs projets abominables.On fut après que leur but avoit été de furprendreles deux anglois dans le fommeil, demettre le feu a leur cabane pendant qu'ils yleroient couchés, Sc de les y brfiler, ou de lestuer lorfqu'ils voudroient en fortir pour éviterle feu. La malignité dort rarement d'un profondfommeil , Sc je m'étonne qu'ils n'eurent pas lafotce de fe tenit éveillés pour exécuter leurbarbare deifein.Cependant les autres ayant en même-temsréfolu une entreprife contr'eux, mais plus digneds braves gens que fincendie Sc le meurtte, il


BE RoBINSON C R U S Cr É. 85arriva fort heuréufement pour les uns Sc pourles autres, que ceux de la cabane étoient déja.en chemin avant que ces coquins fanguinairesvinffent a leur demeure.Quand ils arriverent, ils ttouvèrent la huttevide. Atkins, qui étoit le plus détetminé , ctiaa fes camarades : voici le nid, mais les oifeauxs'en font envolés; que le diable les emporte.La-deiTus ils s'attêtèrent pendant quelques inftanspour deviner la raifon qui pouvoit avoirobligé leurs ennemis de fortir de fi bonne henre,& ils convinrent tous que les efpagnols devoientleur avoir donné connoiflance du danger oü ilsadoient être expofés. Après cette coujecture ,ils fe donnèrent la main tous trois,, Sc s'engagèrentpar des iermens horribles, a fe vengerde ceux qui les avoient trabis. Immédiatementaprès, ds fe mirent a travailler fur les hutcesdes pauvres anglois , ils les abattirent toutesdeux , & n'en laifsèrent pas une pièce entière ;de manière qua peine pouvoit-on connoitre laplace oü elles avoient été ; ils en réduifirentpour ainfi dire , en poaffière tous les meubles *Sc en répandirent tellement les débris au long& au large , qu'enfuite ces bonnes gens trouvèrentplufieurs de leurs uftenfiles a. une dernidieuede leur habitation.Après cette expédition, ils arraehèrent tousP iij


8£ L E S A V E N T U R . E Sles arbres que leurs ennetnis avoient plantés,1'enclos dans lequel ils tenoient leur bétail &leur bic; en un mot, ils faccagèrent tout auffiparfaitement qu'auroit pu le faire une horde derartares.Pendant ce bel exploit les deux anglois étoientallés pout les chercher & pour les combatttepat-tont oü ils les trouveroienr; & quoiqu'ilsne fulTent que deux contre trois, il eft certainqu'il y autoit eu du fang répandu; car ils étoienttous également déterminés , & incapables des'épargner en aucune manière.Mais la providence fut plus foigneufe de lesfeparér, qu'ils n'étoient ardens a fe joindre ;car comme ils avoient voulu fè croifèr a deffein,lorfque les trois étoient allés du coté des hüttes,les deux marchoient du cöté du chateau ;lorfque ces derniers fe furent mis en cheminpour les chercher, les trois étoient revenus ducoté de ma vieilie demeure. Nous allons voirdans le moment la différente qu'il y eut dans leprocédé des uns & des autres.Les trois revinrent vers les efpagnols la fureurpeinte fut Ie vifage, & échauffés de I' expéditionqu'ils avoient faite avec tant d'animofitc;ils fe yanrèrent hautement de leur action , commefi elle avoit été Ia plus héröïque du monde,$c i'un 4'encr'eux avanwnr fftr un des efpagnols&


BE ROBINSON C R U S O i. 87d'un air arrogant, il lui faifit le chapeau, & lelui faifant pitouetter fur la tête, il lui dit infolemment,en lui riant au nez : Et vous, feigneut,nous vous donnerons la même fauce, fivous n'avez pas foin d'avoir du refpect pournous.L'Efpagnol, quoique donx & fort honnête,étoit un homme auffi courageux qu'on puiffe1'être •, d'ailleurs il étoit adroit & robufte aufuptême degfé. Après avoir regardé fixementcelui qui venoit de 1'infulter avec fi peu de raifon, il alla vers lui d'un pas fort grave , & dupremier coup de poing il Ie jeta a terre, commeun bceuf qu'on affbmme; fur quoi un autre anglois,auffi infolent que le premier, lui dra uncoup de piftolet. II ne le tua pourtant pas, lesballes pafsèrent au travers de fes cheveux, mais1'une lui toucha le bout de 1'oreille & le fit faignccbeaucoup.L'Efpagnol voyant couler fon fang abondamment,crut être bleffe plus dangereufement qu'ilne l'étóitj & quoique jufques-la il eut agi avectoute ia modétation poflible, il commenca as'échauffer, & crut qu'il étoit tenu de montrera ces fcélérats qu'ils avoient tort de fe jouer ad'aufli braves gens qu'eux : il arracha le fufil acelui qu'il avoit jeté a terre, & il alloit fidrefanterla cetvelle au coquin qui 1'avoit voulaF iv


88 L E S A V E N T U R . E Stuer, quand les autres efpagnols fe montrant,Ie prièrent de ne point tirer fur lui, & fe jetant furmes dróles , les défarmèrent, & les mirent horsdetatde leur nuire.Quand ces marauds fe virent fans armes, &les efpagnols autant animés contr'eux que lesanglois, ils commencèrent a mertre de 1'eaudans leur vin, & a les prier avec alTez de douceurde leur rendre leurs'armes. Mais confidérant1'inimitié qu'il y avoit entr'eux & les deuxhabitans des hutres, & perfuadés que le meilleurmoyen d'empêcher qu'ils n'en viniTent auxmains enfemble , étoit de laifler ceux-ci défarmés, ils leur dir'ent qu'ils n'avoient point intennonde leur faire le moindre mal, &z qu'ils continueroienta leut donner toute forte'd'affiftance ,s'ils vouloient vivre pailiblement; mais qu'ilsne trouvoient pas a propos de leur rendre leursarmes, pendant qu'ils étoient animés contre leurspropres compatriotes, & qu'ils avoient mêmedécTaré ouvertement leur delfein de faire efclavestous les efpagnols.Ces gens abominables , hors d'érat d'entendreraifon & d'agir raifonnablement, voyant qu'onleur refufoit leurs armes, fortirent de eet endroit,la rage dans Ie coeur, & menacant qu'ilsfauroient bien fe venger des efpagnols, quoi-,qu'on leur eut océ leurs armes a feu. Mais


B I R O B I N S O N C R U S O E . 89ceux-ci méprifant leurs bravades, leur dirent deprendre garde a ne rien entreprendre contteleurs plantations & contre leur bécail; que s'iisétoient aflez hardis pour le faire, ils les tueroientComme des bêres féroces par tout oü ilsles trouveroient; & que , fi après une telle hoftilité, ils tomboient vifs entre leurs mains , ilsles pendroient fans quarrier.Ces menaces ne leur firent rien rabattre deleurfureur, 6c ils s'en allèrent jetant feu 6cflames, 6c jurant de la manière du monde laplus terrible.A peine les avoir-on perdus de vue , que voilanos deux autres, tout auffi enragés qu'eux , maisa bien plus jufte titre-, car ayant éré a leur plantatiön, 6c la voyant detruite de fond-en-comble,ils avoient de juftes raifons pour s'emportercontre leurs barbares ennemis. Ils ne trouvèrentque dirficilement le tems de raconter leur malheuraux efpagnols, tanc ceux ci s'empreifoientde les informer de leur propre aventure. II fautavouer que c'étoit une chofe très-extraordinairede .voir ainfi trois infolens infulter dix-neuf bravesgens, fans recevoir la moindre punition.II eft vtai que les efpagnols les méptifoienr,lür-tout après les avoir défarmés, 6c rendu par-laleurs menaces v«ines. Mais les anglois étoient


9o L E S A V E N T V R E Splus animés, & réfolurenc d'eii tirer vengeance ,•quoiqu'il en put arriver.Cependant les efpagnols les appaisèrent enleur difant que, puifqu'ils leur avoient óté leursarmes, ils ne pouvoient pas petmettre qu'onles attaquat Sc qu'on les tuat a coups de fufil. Deplus, i'efpagnol qui étoit alors comme gouverneurde 1'ile, les affura qu'il leur procureroit une fatiffactionentière. Car, dit-il, il ne faut pas douterqu'ils ne reviennom a nous quand leur fureuraura eu le tems de fe ralentir, puifqu'ils ne fauroientfubfifter fans notre fecours , & nous vousproinetrons en ce cas qu'ils vous fatisferont, acondition que , de votre cöté, vous vous engagieza n'exercer aucune violence contr'eux, quepour votre propre défenfe.Les deux anglois s'y accordèrent, mais avecbeaucoup de peine : les efpagnols leut proteftèrentqu'ils n'avoient point d'autre but que d'empt-cherl'erTüfion du fang parmi eux , & de lesrendre tous plus heureux. » Car , dirent-ils,» nous ne fommes pas fi nombreux, qu'il n'y» ait de la place ici pour nous tous', & c'eft» une grande pitié que nous ne puifiions être55 tous amis w. Ces paroles les adoucirent a lafin éntièrement; ils s'engagèrent a tout ce queles efpagnols voulurent , Sc reftèrent quelques


DE ROB IN s ON CRU'SOÉ, 91jours avec eux a caufe que leur propre habitationavoit été dérruite.Environ cinq jours après, les ttois vagabonds,las de fe promener & a moitié morts de faim,ne s'étant foutenus que pat quelques ceufs detourterelles , revinrent vets le chateau, & voyantle commandant efpagnol avec deux autres fepromener fur le bord de la petite baie , ilss'en apptochèrent d'une manière aifez foumife,& lui demandèrent en grace & avec humilité,d'être recus de nouveau dans la familie. Menhonnête homme d'efpagnol les recut gracieufement: mais il leur dit qu'ils avoient agi avecleurs propres compatriotes d'une manière fi grofficre, & avec fes gens a lui d'une manière fibrutale , qu'il lui étoit impofiible d'accotderleur demande, fans délibérer la-dellus auparavantavec les anglois & avec les autres efpagnols; qu'il ailoit dans le moment leur en fairela propofitiön, & qu'il leur donneroir réponfedans une demi-heure. La faim leur fit paroïtrela conditiën d'attendre une demi-heure hors duchateau, extrêmement dure & n'en pouvantplus, ils fupplièrent le gouverneur de leur faireapporrer un peu de pain, ce qu'il fit : il leurenvoya en même tems une groffe pièce de chevreau&: tin perroquet roti,' & ils mangèrentle tout avec un très-grand appétit.


$i L E S A V E N T U R E SAprès avoir attendu le réiuitat de la délibérationpendant la demi-heure ftipulée , on lesfit emrer, & il y eut une gtande difpute entt'euxSc leurs compatriotes qui les accufoientde la ruine totale de leur plantation, Sc du deffeinde les affalfiner. Comme ils s'en étoientvantés aupatavant , ils ne purent pas le nieralors. Le chef des efpagnols fit le médiateur,& comme il avoit potté les deux anglois a nepoint attaquer les ttois autres pendant qu'ilsfetoient défarmés Sc hors d'état de leur nuire ,aufli il obligea les trois fcélérats d'aller rebatir lescaoanes ruinées, 1'une précifément comme elleavoit été , & 1'autre plus fpacieufe ; a faire denouveaux enclos, a planter de nouveaux arbres *a femer du blé pour remplir celui qu'ils avoientruiné : en un mot, a remettre tout dans 1'étatou ils 1'avoient trouvé, autant qu'il leur étoitpoffible; car il n'étoit pas faifable de fuppléerexactement au blé qui étoit déja fort avancé ,Sc aux arbres qui avoient déja commencé acroitte confidérablement.Ils fe foumirent a toutes ces conditions; Sccomme on leur donnoit des vivres en abondance,ils commencèrent a vivre paihblement,& toute la colonie étoit fort unie. 11 n'y manquoitrien, finon qu'il étoit impofiible de porterles trois vagabonds a travailler pour eux-mêmes.


BE R o B I K S e . N C R U S O É. 93Néanmoins les efpagnols furent a(fez obligeanspour leur déclarer que, pouivu qu'ils netroublalfent plus le tepos de la fociété, & qu'ilsvoulufTeiu ptendre a cceur le bien général de laplantation , ils ttavailleroient pour eux avecplailir, & qu'ils leur permettroient de fe promenera leur fantaifie, d'être auffi fainéans qu'ilsle trouveroient a ptopos. Tout alla patfaitementbien pendant un mois ou deux; aptès quoi lesefpagnols furent affez bons de leut rendre leursarmes, & de leur donner la même liberté dontils avoient joui aupatavant.Huic jours après eer acte de générofité de lapart des efpagnols, ces fcélérats, incapables dela moindre reconnoiffance, recommencèrent leursinfolences, & fe mirent dans la tête le deffeindu monde le plus affreux. lis ne l'exêcutèrentpourtant pas alors, a caufe d'un accident quimit toute la colonie éga'.ement en danget, &cforca les uns & les auttes a renoncer a tout reffentimentpatticulier, pour fonger a leur propreconfervation.II arriva pendant une nuit que le gouverneurou le chef des efpagnols ne put fermer les yeux,de quelque cóté qu'il fe tonmat. II fe pottoittrès-bien par rapport au corps, comme il m'adit ; mais il fe fentoit agité par des penféestumultueufes , quoique parfaitement éveillé j


94 L E S A V E N T Ü R É Sfon cetveau écoit plein d'images de gens qui fébactoient Sc qui fe tuoienc les uns les autres.En un mot étant refté quelque tems au lit danscette inquiétude , & fentant fon agitation redoublerde plus en plus, il fe leva. Comme ilsétoient tous couchés fur des tas de peaUx de chèvres, placées dans de petites couches qu'ilsavoient dteffées pour eux-mêmes, & non pasdans des branies comme moi, ils avoient peude chofe a faire pour fe lever. II ne leur falloitque fe dreiTer fur leurs pieds , & mettre un jufteau-cotps& leurs efcarpins, & ils étoient en étatde fortit & de vaquer a. leurs affaires.S'étant donc ainfi levés, 1'efpagnol fottit ; maisFobfcurité 1'empêchoitde rien voir d'une manièrediftincle ; d'ailleuts il étoit empêché par lesarbres que j'avois plantés , Sc qui, étant patvenusa une gaande hauteur , lui barroient la vue ; deforre qu'il ne pouvoit que regarder en haur Scremarqter que le ciel étoit ferein & parfeméd'éroiles. II n'entPndoit point le moindre bruir,Sc la-deilus il prit le patti de fe tecoucher. Maisc'étoit encore la meme chofe; il ne pouvoit ni doL-"mir, ni fe tranquilifer 1'efprit; il fentoit ton joursame également troublée fans en appercevoir lamoindre laifon.Ayant fait quelque bruit en fe levant & en fécouchant, en fortanr & en reacrant, un de fes


DE R O B I N S O N C R U S O E . 9 $gens s'éveilla , & demanda qui étoit celui quifaifoic du bruit : fur quoi le gouverneur luidépeignit la firuarion oü il fe trouvoit. Erourezdonc, lui dit 1'efpagnol ; de tels mouvemens nefont pas a négliger , je vous en alfure. II y acertainement quelque malheur qui nous pendfur la tête. Ou font les anglois ? poufuivit-il. Iln'y a rien a craindre de ce cöté-la , répondit legouvetneur; ils font dans leurs huttes. II eftappatent que depuis leur dernière mutinerie lesefpagnols s'étoient réfervé mon chateau , Sc qu'ilsavoient logé les anglois dans un quartier a partd'oü ils ne pouvoie^' pas venir a eux fans qu'ilsy confentifTènt.N'importe , répondit 1'efpagnol ; il y a iciquelque chofe qui ne va pas bien , j'en fuis surpar ma propre expérience. je fuis très-convaincuajoüta-t-il, que nos efprits ont de la communicationavec des efprits dégagés de la marière ,qui habitent le monde r-.vïfible , & qu'ils enrecoivent des avernffemens avantageux , pourvuqu'ils s'en veuillent fervir, Aüons , dit-il, fottonsd'ici, examinons tóüt ; & fi nous n'y trouvonsrien qui fmffe ifiér vos appréhenfions jje vous conrera' unfujet, Sc qui vous


tfS L E S A V E N T W R . E Sline , d'oü j'avois autrefois reconnu le pays enpareil cas en y monranr par le moyen d'uneéchelle que je tirois aptès moi, afin de parvenirjufqu'au fecond étage. Comme ils étoient alorsen grand nombre dans 1'ile , ils ne s'avisèrencpas de toutes ces précautions ; ils s'y en furenttout dtoit par le bois; mais ils furent bien furprisen remarquant de cette hauteur une lumièrevenant de quelque feu , Sc en entendantla voix deplufieurs hommes.Dans toutes les occafions oü j'avois vu lesfauvages débarquer dans mon ile , j'avois pristout le foin imaginable pour leur cacher que 1'ïleétoit habitée; Sc quand ils venoient a le découvrit,je le leur faifois fentir d'une manière alfez rude,que ceux qui s'en échappoienr n'en pouvoient pasdonner un récit fort exact, & que les feuls qui m'avoientvu, Sc qui s'en étoient allés en état de leraconter, étoient les ttois fauvages qui , dansnotre derniète rencontre , s'étoient fauvés dansiin des ttois canots, 8c dont la fuite m'avoitforta'larmé.il n'étoit pas poiïïble a ma colonie de favoit fi lesfauvages étoient abordés a 1'ïle dans un fi grandnombre, & s'ils avoient quelque delfein contteelle fur le rapport de ces ttois , ou fi c'étoit patla même taifon qui les y avoit fait venir autrefois.Mais quoi qu'il en foit, il n'y avoit pourelle


B ! R o B I N S O N C R U S O É . $7elle que deux partis a prendre , ou de fe cacherfoigneufement & de prendre toutes les melurespoflibles pour laiffer ignorer a ces cannibales que1'ile étoit habitée, ou de tomber fur eux avectant de vigueur qu'il n'en cchappat pas un feul :ce qui ne fe pouvoit faire qu'en coupanc le chemina leurs barques. Malheureufem'ent mesgens n'eurent pas cette préfence d'efprit j ce quitroubla leur tranquillité pendant un tems confidérable.On croira facilement que le gouverneur & lesdeux hommes , furpris de ce qu'ils voyoient,s'en retournèrent dans le moment pour évedlerleurs camarades , & pour les mftruire du dangerqui les menacoit. Ils prirent d'abord 1'allarme jmais il fut impoffible de leur perfuader de fetenir clos & couverts, lis foitirenc d'abord pourvoir de leurs propres yeux ce dont il s'agidoir.Le mal n'éroit pas grand tant qu'il faifoirobfcur,&ils eurenttout leloifir pendant quelques heuresde confidérer les fauvages , par le moyen de lalumière répandue de trois feux qn'ils avoientfaits fur le rivage a quelque diftance 1'un de 1'autre.Ils ne pouvoient pas comprendre quel étoic ledeffein de ces gens , & ils ne favoient a quoi feréfoudre eux-mêmes. Les ennemis écoient engiand nombre ; 8c ce qu'il y avoit de plus chagtinant, c'eft que j^bien loin d'être enfemble,Tome II. i*.a G


^3 L E S A V E N T U R E Sils étoient fépatés en plufieurs bandes afTèzéloignées 1'une de 1'autre.Ce fpectacle jeta les Efpagnols dans une terribleconfternation ; ils les voyoient toder par-tout,& appréhendoient fort que par quelque accident,ils ne vinlfent a découvtir leur habitation, ou qu'ilsne fulfent afTurés par quelque marqué que le lietiétoit peuplé. lis craignoient fut-tout pour leurtroupeau, qui ne pouvoit pas êtte détruit fansles mettre en danger de mourirde faim.4» Pour pjévenir ce défaftre , ils détachèrent d'aborddeux Efpagnols & trois Anglois, avecordrede chalTèr tout le ttoupeau dans la grande valléeoü étoit ma grotce , & de le faire entrer dans lagrotte même s'il étoit nécelfaire»Us réfolurent en même tems, s'il arrivoit queles fauvages s'aifemblarfent tous en une feuletroupe , Sc s'éloignalfent de leurs canots , detomber fur eux quand ils feroient une centaine.Mais c'eft a quoi il ne falloit pas •s'attendre ; il yavoit entte leurs petires bandes la diftance d'unegrande demi-lieue ; & , comme il parut enfuite,elles étoient de deux nations diflérentes.Après s'être arrêtés quelque tems pour délibérerfur le parti le plus sur qu'il y avoit a prendredans cette conjonóture , il réfolurent d'envoyerle vieux fauvage, père de Vendredi, poutveconnoitre pendant qu'il faifoit encore obfcur


D E RoBlNSON C R U S Ö E . 99& pour fe mêler avec eux , afin de favoir leutdefTein. Le bon vieillard 1'entreprit volontiers ;& s'étant mis nud comme la main , il partit dansle moment. Aptès deux heures d'abfence , il vintrapporter qu'il avoit trouvé que c'étoient deuxpartis différens de deux nations qui étöiënt enguerre 1'une contre 1'autre ; qu'ils avoient donnéune grande bataille dans leur pays , & qu'ayantfait quelques prifonniers de cöté & d'autre , ilsétoient venus pat hafatd dans la même ïlepout faire leur feftin, & pour fe divertir ; quedès qu'ils s'étoient découverts mutuellement,leut joie avoit été exttêmement troublée , Sc qu'ilsparoiffoient dans une fi grande rage, qu'il ne falloitpas douter qu'ils ne fe battiffent de nouveaua 1'approche du jour. II n'avoit pas vu d'ailleursla moindte appatence qu'ils foupconnafTent 1'iled'être liabitée , & qu'ils s'attenaüTenta. y trouverd'autres gens que leurs ennemis. A peine ce bonhommeeut-il fini fon rapporr, qu'm terriblebruit fit comptendre a nos gens que les deuxarmées en éroient aux mains , & que le combatdevoit être furieux.Le père de Vendredi employa toute fon éloquencea petfuader a nos gens de fe tenir enrepos , Sc de ne pas fe montrer. Il leur dit quec'étoit en cela feul que confiitoit leut süreté ,que les fauvages ne manqueroient pas de feG ij


130 L E S A V E N T U R . E Stuet les uns lés autres , & que ceux qui échap-.peroientdu combat, s'embarqueroient tout auflitöt.Cette prédiction fut accomplie dans toutesfes circonftances.Mes gens cependant ne voulurent pointentendre raifon , particulièrement les Anglois ,qui facrifiant leur prudence a leur curiofité ,fottirent tous pour aller voir le combat. Ilsne laiffèrent pas. néanmoins de fe fervir de quelqueprccaution; & au lieu d'avancer a. découvertpardevant leur habitation , ils prirent undétour par le bois & fe placèrent avantageufementdans un endroit ou ils pouvoient voit toutce qui fe paffbit fans être appercus, a ce qu'ilspenfoient. Mais la fuite fit eroire qu'ils avoientété découverts pat les fauvages.La bataiile cependant étoit auffi terrible qu'opiniatre, & fi je puis ajoutet foi aux Anglois ,il paroiffoic dans un des partis une bravoureextraordinaire , une fermeté invincible, & beaucoupd'adreffe a ménager le combat. Il dura deuxheures avant qu'on put voir de quel cóté fedéclaretoit la viftoire. Alors la troupe la plus prochedes Anglois commenca a s'affoiblir , a femettre en défoidre , &c a s'enfuir peu de temsaptcs.Nos gens craignoient fort quequelques-uns desfö'yards ne fe jetaffent , pour fe dérober a la


DE ROBINSON C R U S o É. TOÏfureur de leurs ennemis, dans la caverne qutétoir devant leur habitarion , & qu'ainfi ils ne découvrilTentinvolontairement que le iieu écoichabité. Ils craignoient bien plus encore que lesvictorieux ne les y fuiviffent , Sc Ia-deffus ilsréfolurent de fetenir avec leurs armes au-dedansdu rettanchement, de faire une fortie fur tousceux qui voudröient entrer dans la caverne, dans-1'intention de les mer tous , Sc de les empêcherde donner des nouvelles de leurs découyértes.Leur deffein étoit de ne fe fervir pour eet effecque de leurs fabres , ou des croffes de leurs fufils,de peur de faire du bruit & d'en attirer par-laun plus grand nombre.La chofe arriva précifément comme ils s'yétoient attendus ; trois d'entre les vaincus s'enfuyantde routes leurs forces, & traverfant labaie , vinrent direétement vers eet endroit , nefongeant a autre chofe qüa chercher un afyledans ce qui leur paroiiloir un bois épais. La fentincllede mes gens vint auffi'-töt les averrir , enajoütant, a leur grande fatisfaclion, que les vainqueursne les pourfuivoient pas , & fembloientignorer de quel coté ils s'étoient fauves, furquoile gouverneur Efpaghol , trop humain pourfoufTrir qu'on rhaffacrat ces pauvres fugitifs,ordonna a. trois de nos gens cle pafler par-deffusla colline , de fe gliffer derrière eux, de lesG iij


io2 L E S A V H N T U R . E Sfurprendre, & de ies faire prifonniers : ce quifut fait.Le refte du peuple s'enfuit du cóté de leurscanots , Sc fe mit en mer. Pour les viclorieux, ils neles pourfuivitent pas avec beaucoup d'ardeur ,Sc s'étant tous mis enfemble , ils jetèrent deuxgrands cris pour célébrer leur triomphe , felontoutes les apparences. Le même jour , a peuprèsa trois'heures de 1'après-di'née, ils rentrèrentdans leurs barques , & de cette manière macolonie s'en vit délivrée , & ne revit pas ceshötes incommodes de plufieurs années.Après qu'ils fe furent tous retirés, les Efpagnolsfort-kent de leur embufcade pour aller examinerle champ de bataille. I's y troavèrent a-peu-près«ne rrentaine de morts , dont quelques - unsavoient été tués par de grandes flèches qu'on leurvoyoitencoredans Ie corps; mais la plupart avoientperdu la vie par des coups terribles de certainsfabres de bois , dont mes gens trouvèrent fcizeou dix-fepr fur la place , avec autantd'arcs & dejavelors. Ces fabres étoienr d'une groffeur &d'une pefanteur rerrib'e , Sc il falloit avoir uneforce extraordinaire pour les manier comme ilfaUE. La plupart de ceux qui avoient etc tués parces inftrumens avoient la tête brifée, & , comme1'on dit, en matmelade. D'autres avoient les jambesck^les bras caflcs; ce qui marqué clairemenc


D E R O B I N S O N C K U S O E . 10$qu'ils fe battent avec la dernière animofité. Nousn'en trouvames pas un qui ne fut roide mort. Ca,rla coutume eft patmi eux de faire tête i 1'ennemi,quoique bleffé, jufqu'a la detnière goutte de leutfang, & les viftorieux ne manquent jamais d'emporterleurs propres bleflés , & ceux d'entre lesennemis que leurs bleffutes empêchent de prendrela fuite.Cet accident apprivoifa mes Anglois , pendantquelque tems : ce fpedacle leur avoit donné de1'horreur , & ils ttembloient a la feule idéé de cescannibales, entte les mains defquels ils ne pouvoienttombet fans être tués comme ennemis , &clans leut fervir de nourriture comme un troupeaude bétail. lis m'avouèrent enfuite que la penféed'être manges en guife de bceuf ou de mouton ,quoique ce malheur ne püt leur arriver qu'aprèsleur mort, avoit alors quelque chofe pour eux de fieffroyable , qu'ils en avoient horreur; & quependant plufieurs femaines, les images affireufesqui leur rouioient dans 1'efprit, les avoient prsfquerendus malades.lis furent quelque tems de fuite fort' traitables,& vaquètent aux affaires communes de la colonie.Ils plantoient, femoient, faifoient la moiffon, comme s'ils avoient vécu dès-lenr enfancedans ce lieu : mais cette bonne conduite n'eutpeint de dutée, & ils prirent bientóc de nouveL


i©4 L E S A V E N T U R . E Sles meiures pour fe venger de leurs compatriotes,& fe précipirèrent eux-mêmes dans de grandsmalheurs.Ils avoient fait trois prifonniers , comme fatd:t: c'étoient de jeunes gens , alertes & robuftes,qui les fervirent enqualité d'efclaves, & qui leurfurent d'une grande utilité. Mais ils ne s'yprirenr,pas, pour gagner leur cosur , de la même manièredont j'avois ufé avec Vendredi. Ils négligèrentde les rendre fenfibles a 1'humanité aveclaquejle ils leur avoient fauvé la vie. Bien loin deleur donner quelques principes de religion , ilsne fongèrent pas fenlement a les civiüfer, & aleur itifpirer une conduite raifonnable par des inftructionsfages &: accompagnées de douceur. Ilsles nourriiToient, mais en recompenfe ils les employoientau travaii le plus rude , & ils ne s'enfaifoient fervir que par farce. De cette manièreils ne pouvoient pas compter fur eux quand ils'agiroit de hazardet leur vie pour' leurs maitr.es.;au iieu que Vendredi étoit homme a feprécipiterdansje mort cercaine , pour me tirer dudanger.1Quoi qu'il en foit , toute Ia colonie paroiffoitliee alors par une fincère arnitié ; le péril communen ayant banni pour un tems ton te animofité partkulière.Dans cette fituatipn, ils fe mirent ansnimementi déiibérer fur leurs intéréts, & la


B E R O B I N S O N C R U S O É . 10$première chofe qui leur parut digne d'attention ,ce fut d'examinet , fi , inftruifs par 1'expérienceque le córé de 1'ile qu'ils occupoient étoit le plusfréquente par les fauvages, ilsne feroient pas biende fe retirer dans un endroit plus éloigné , toutauffi propre a leur fournir abondamment de quoivivre , Sc ihfiniment plus capable de mettreen süreté leur bied Sc leur bétail.'Après beaucoup de raifonnemens pour Sccontre ce projet , on réfolut de ne point chan-?er de demeure , paree qu'il pourroit arriver unjour que le vieux gouverneur leur envoyat quel-;qu'un de fa part, qui ne pourroit que les chercheren vain, s'ils s'éloignoient de fon ancie'nnedemeure ; & qui les croiroit tous péris , s'dvoyoit fon chateau détruit: ce qui les priveroita jamais de tout le fecours que j'aurois la bontéde leur donner. Mais pour leur bied & leur bétail,il tombèrent d'accord de les réculer dans la vatléeou étoit ma grotte , & oü il y avoit unegrande étendue de fort bonne terre. Cependantaprès y avoir penfé plus murement, ils changèrentde deffein , Sc prirent Ia réfolution de n'envoyerdans cette valléequ'une partie de leur bétail,& de n'yfemet que la moitié de leur bied , afinque , fi par quelque défaftre une partie en étoitdétruue , le refte put être hors d'infulte , &leur fournir le moyen de réparer leur pene.


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DE R O B I N S O N C R U S O É . I07plantoient beaucoup plus grands & plus avancésque je ne Pavois fait, n'ayant que le deffein demettre des pailiflades devant ma fortification , apeine avoientdls été en terre pendant trois ouquatte ans, qu'éranc forr prés 1'un de 1'autre,ils firent une haie impénétrable a ia vue même.A 1'égard de ceux que j'avois plantés , & dontletronc étoit de la groffeur d'unecuiffed'hommeils en mirent un fi gtand nombre de jeunes , &les placèrent fi ferrés , que pour pénétrer parforce dans le chareau il auroit fallu une arméeentière pour s'y faire une enttée a coups de hache;car a. peine un petit chien auroit-il pu paffer autravers.lis firent la même chofe des deux cötés de monhabitation, & par derrière •, & ils ecuvrirent d'arbrestoure la colline , ne fe laiiTant pas a eux-mêmesla moindre fortie , finon par le moyen demon écheile qu'ils tiroient aptès eux pour monterfut lefecond étage de cette hauteur, précifémentcomme je m'y étois pris autrefois moi - même.Ainfi, quand 1'échelle n'y étoit pas , il falloit desaïles ou du fortilège pour rendre quelqu'un capablede venir a eux.II n'y avoit rien la qui ne fut parfaitement bienimaginé ; & ils virent enfuite que toutes ces précautionsn'avoient pas été inutiles. Je fus convaincupat-la que, comme la prudence humain»


ioS L E S A V E N T U R . E Seft autorifée par Ia providence divine , ainfi c'efïla direét-ionde la providence qui la met a travailler, 8c Ci nous vcuüons bien en écouter la voix,|e fuis sur que ce feroit le moyen d'éviter ungrand nombre de défaftres, auxquels notre négligenceeft accoutnmée d'affujettir norre vie.ïls vécurent de cette manière deux années defuite dans une patfaite tranquillité , fans recevoirIa moindre vifite de leurs incommodes voifïns,II eft vrai qu'un matin ils eurent une allarmebien chaude. Elle leur fut donnée pat quelqueEfpagnols, qui ayant été de fort bonne-heure ducote occidental de 1'ile, oü je n'avois jamais misIe pied , de peur d'être découverr, avoient étéfurpris par la vue d'une vingtaine de canots quiparoiffoient fur le point d'aborder; ils étoientrevenus au logis a toutes jambes dans une grandeconfiornacion , & ils avoient averti leurs camaradesdu danger qui paroifïbit les menacer.La-defTus ils fe tintent clos 8c couverts, pendanttout ce jour, 8c le jour fuivant , ne fortantque la nuit pour aller a la découverte; mais heureufementpout euxl'allarme étoit faüfle, les fauvages-n'étoient pas débarqués, ils avoient appatemmeiitpouffé plus loin pour exécuter quelqu'autreentreprife.Peu de tems aprcs, ces Efpagnols eurent avecks trois Anglois une nouvelle querelle , donc


DB RoBINSON C R U S o i I09Yoici la caufe. Un d'entr'eux , le plus violentde tous les hommes , enragé contre un efclave,de ce qu'il n'avoit pas bien fait quelque ouvragequ'il lui avoit donné , & qu'il avoit marquéquelque dépit , lorfqu'il avoit voulu ieredreffer , faifit une hache , non pas pour lepunir , mais pour le uier.II avoit envie de lui fendre la tête; mais iarage ne lui permettant pas de bien diriger foncoup , il tomba fur 1'épaule du pauvre homme ;fur quoi un des Efpagnols , croyant qu'il luiavoit coupé un bras , accourut pout le ptier dene pas maffacrer ce malheureux , & pour 1'enempêcher par force , s'il étoit néceffaire. Cefurieux la-cleffus fe jeta fur 1'Efpagnol lui-mèmeen iurant qu'il le tueroit en la place du fiuvage;mais 1'autre évita le coup, & avec une pellequ'il avoir a la main , ( car ils étoient tous occupésau iabonrage , ) il le tetraffa. Un autre Angloisvoyanr fon compagnons a rerre , fe rua fur1'Efpaenol, & lererraifa a fon tour. Deux autresEfpagnols vinrent au fecours de celui-ci, & letroifième Anglois fe rangea du coté des deuxautres. Ils n'avoient point darmes a feu , ni lesuns ni les autres , mais alfez de haches , &d'autres outils propres a s'aifommer. II eft vratqu'un des Anglois avoit un fabre caché fous feshabits, avec lequel ilbleffales deux Efpagnols, qui


lio L E S A V E N T U R . E Sétoient venus pour feconder leurs compagnons^La-deffus toute la colonie fut en confufion , &les Anglois furent faits prifonniers tous trois.On délibéra d'abord fur ce qu'on en feroit. Ilsavoient déja excité tant de troubles , ils étoientfi futieux, & de plus de fi grands fainéans , qu'ilsétoient pernicieux a cette petite fociété, fanslui être en aucune maniete utiles ; d'ailleutsc'étoient des ttaitres & des petfides, a qui lecrime ne coütoit rien.Le gouverneur leur déclara overtement, ques'ils étoient de fon pays, ils les feroit touspendrefans quartiet , puifque les loix de tous lesgouvetnemens tendent a la confervation de lafociété , & qu'il eft jufte d'en èter tous ceux quitacbent de la détruire ; mais qu'étant Anglois ,il vouloit les traiter avec la plus grande douceur,en confidération d'un homme de leur nation , aqui ils devoient tous la vie , & qu'ils les abandonneroientau jngement de leurs deux compattiotes.La-delTus un de ces derniers fe leva, & priaqu'on le difpenfat de cette commiffion , puifqu'ilsferoient obligés en coufcience a les condamnera être pendus. Enfuite il conta commentGuillaurrie Atkins leur avoit fait la propofitiönde fe joindre tous cinq , pour aiïafUner lesEfpagnols pendant leur fommeil.


PE R O B I N S O N C R U S Q É. 11 iLe gouverneur entendant une entreprife fihorrible, fe tourna vers le fcélérat qu'on venokd'accufer; comment donc , feigneur Atkins, luidit-il, vous nous avez voulu affaffiner tous tantque nous fommes ? Qu'avez-vous a répondre acela ? Ce malheureux étoit fi éloigné de le nier ,qu'il en convint effrontément , en jurant qu'ilétoit encore dans le même deffein.Mais, Atkins, repric 1'Efpagnol, qu'eft-ce quenous vous avons fait pout métirer un pateil traitement,8c que gagnetiez-vous en nous maffacrant? Que faut-il que nous faffions pour vousen empêcher ? Pourquoi faut-il que vous nousmettiez dans la néceiïité , ou de vous tuer , oud'être tués par vous ? Vous avez grand tort denous mettre dans cette cruelle fituation.La manière calme & douce dont 1'Efpagnolprononca ces paroles, fit croire a Atkins qu'il femocquoit de lui; fur quoi il fe mit dans une tellefureur , que , s'il avoit eu des armes, & s'iln'avoit pas été tetenu par ttois hommes, il efta croire qu'il auroit tué le gouverneur au milieude toute ia compagnie.Cette rage inconcevable les obligea a confidérerférieufement quel patti ils prendroient a1'égard de ces furieux. Les deux Anglois , & 1'Efpagnolqui avoit empêché la mort de 1'eiclave,opinèrent qu'il en falloit pendre un , pour fervir


i i i L E S A V E N T U R . E Sd'exemple aux autres ; & que ce devoit être celuiqui dansle moment avoit voulu faire deux meurrresavec fa hache. II eft efFectivement appatentqu'il avoit eu ce deffein la ; cat il avoit fi cruellementbleffé le pauvre fauvage, qu'on croyoitimpoflible qu'il en réchappar.Le gouverneur néanmoins ne fut pas de eetavis la ; il tépéta encore que c'étoit i un Angloisqu'ils étoient tous redevables de la vie , & qu'ilne confentiroit pas i la mort d'un feul, quand ilsauroient maffacré la moitié de fes gens. II ajoütaque , s'il étoit affaffiné lui-même par un Anglois,il emploieroit fes dernières paroles a les prier delui faire grace.II infifta li-deffus avec tant de fotce , qu'il futinutile de l'en diffuadsr ; & comme d'ordinaire1'opinion qui tend le plus vers la clémence , prévaut'dansnnccnfeil,quand elle eft foutenue avecvitmeur , ils entrèrent tous dans le fentiment deeet honnête homme. II falloit pourtant fongeraux moyens d'empêcher 1'exécution de la barbareentreprife des criminels , & de délivrer une foispour toutes cette petite fociété de fes appréhenfionsfi bien fondées. On délibéra li- deffus avecbeaucoup d'attention , & 1'on convint a la finunanimement de ces articles.» Qu'ils feroient défarmés, Sc qu'on ne leur» permettroit pas d'avoir ni fufil , ni poudre,» ni


öt RèBissoN CRUSOE. tijni plomb, ni fabte , ni aucune chofe capablet> de nuire.» Qu'il feroit défendu , tant aux Efpagnols>ï qu'aux Anglois , de leur pariet, ou d'avoir le .0 moindre commerce avec eux.» Qu'ils feroient chalfés pour toujouts de la'A fociété; permis a eux de vivre, oü, & de» quelle manière ils le ttouveroient a propos.» Qu'ils fe tiendroient toujouts aune certaine>•> diftance du chateau , & que , s'ils commet--» toient le moindre défordre dans la plantation ,as le bied, ou le bétail appartenant a la fociété,»» il feroit permis de les tuer comme des chiens,s» par-tout oü on les ttouveroit *.Le gouverneur , dont 1'humanïcé éteit au»deifus de tout éloge , ayant réfléchi fur le contenude leur fentence , fe tourna du coté desdeux Anglois , & les pria de confidérer que cesmalheureux ne pouvoient pas avoir d'abord dugrain & du bétail ; que par conféquent il falloitleut donner quelques provifions pour ne les pasréduire a mourir de faim. On en convint , & onréfolut de leur donner fuffifamment du biedpour fubfifter pendant huit mois , & pout avoitde quoi femer , afin qu'ils en eulfent aprèsce temsda de leur crü. On y ajoüta fix chèvres-,qui donnoient du lait, qüatre boucs, & fix chevreauxdeftinés en pattie a leur nourritute, &cJomc ILH


_Ji4 L E S A V E N T U R E Sen partie a fervir de commencement a uanouveau troupeau. On y ajoüta encore tousles outils néceflaires , fix haches , un maillet Scune fcie; mais a condirion qu'ils s'engageroiencpar un ferment folemnel , I ne les employerjamais contre leurs compatriotes, ni contre lesEfpagnols , & qu'ils ne fongeroient de leurvie a leur caufer le moindre dommage.C'eft ainê «^i'ils furent chaflés de la fociété »pour aller s'établir a part. Ils s'en allèrent d'unair très-mécontent , fans voulolr prêter le fermentqu'on exïgeoit d'eux avec tant de juftice.Ils dirent qu'ils alloient chercher un endroit pours'établir , & pour y faire une plantation ; & onleur donna quelque peu de vivres , mais pointd'atmes ni d'outils.Qnatre ou cinq jours après ils revinrent denouveau pout chetcher des provifions , & ilsindiquèrentaugouvetneut 1'endrok qu'ils avoientmarqué pour y demeurer , & pour y planrer.C'étoit un lieu fott convenable , dans 1'endroitIe plus éloigné de 1'ile , du coté du notd - eft ,peu éloigné de la cöte oü j'avois abotdé dansmon premier voyage , après avoir été emportépar les courans en pleine mer.C'eft-la qu'ils fe batirent deux jolies cabanesfur le modèle de mon chateau , au pied d'unecolline déja environnée de quelques arbres de


DE R o B l N S O N C K V S 0 È. ïljplufieurs cotés ; de manière qu'en y p'antant unpetit nombre d autres , ils fe mettoient éntièrementa couvert, a moins qu'on ne les cherchafavec beaucoup de foin. lis demandèrent quelquespeaux de chèvies pour leur fervir de Hts Side couvertures , & elles leur furent données,Etant alors d'une humeur plus pacifique , ilss'engagèrent folemnellement a ne rien entreprendrecontte la colonie ; & a cette condidon ,on leut donna tous les outils dont on pouvoit fepaffer. On y ajoüta des pois , du millet , Sc duriz, pour femer; en un mot , tout ce dont ilspouvoient avoit befoin , excepté feulement desarmes & des munitions.Ils vécurent dans eet état environ fix mois , &ils firenc leur moifTon, qui étoit peu confidérable,paree qu'ayant tant d'autres chofes a faire , ilsn'avoient eu le Ioifïr que dedéfricher unfott petittetrein.Quand ils fe mirent a faire des planches & despots , ils furent terriblement embatrafTés , & ilsne firent rien qui vaille. Ce fut une nouvellepeine pour eux , quand la faifon pluvieufe vintn'ayant point de cave pout mettte leur gfain acouvert & pout le tenirfec; ce qui faillit a Ie gaterabfolument. Cet inconvénient les humilia affez;pour leur faire demander le fecours des Efpagnols,aui Ie leur accordèrent trés - volontiers. DansHij


ii£ L E S A V E N T U R E STefpace de quatre jours ils en creusèrent une dansun des córés de la colline , fuffifamment grandepour mettre leur grain Sc leurs autres provifionsal'abri; mais c'étoit peu de chofe comparéea lamienne, fur-rout dans l'état oü elle fut, lorfqueles-Efpagnols 1'eurent élargie confidérablement,Sc qu'ils y eurent ajouté pluiieurs appartemens.Environ neuf mois après cette fépatation, il pricun nouveau caprice a ces coquins dont les fuitesjointes a celles de leurs crimes paffes , les mirentdans un grand danger, auffi bien que toute la colonie.Fatigués de leur vie laborieufe , fans la moindreefpérance d'une plus heureufe iïtuation pour1'avenir, ils fe mirent en tête de faire un voyagedans le continent d'oü les fauvages étoient venus:Sc cela pour effayer de faire quelques prifonnierspropres a les dccbarger du travail le plus rude.Ce projet n'étoit pas fi mauvais, s'ils s'y étoientpris avec modération ; mais ces malheureux nefaifoient rien fans qu'il y eut quelque crime , oudans le projet, ou dans ï'exécution. A mon avis,ils étoient fous une efpèce de malédiction du ciel,qui, pour les punir de leurs crimes , leur en laiffoitfaire de nouveaux , dontil les chatioit par denouvelles cataftfophes. Du moins mon fentimenteft que , fi 1'on ne veut pas admettte que descrimes vïlibles s'attiient dans le monde des chadmensvifibles, il efl: difhcile d'accorder ce qui


D J R o B l N S O N C R Ü S O É . IÏ7arrivé dans le monde, avec la jufrice dïvine. Dans1'occafion dont il s'agit ici , la chofe parut évidemment5 leur criminelle mutïnerie les engageadans leurs auttes forfaits ; & les réduifit dans letrifte état oü ils fe ttouvètent dans la fuite. Aulieu d'avoir quelques remords du premier crime,ils yenajoütètent u'aurres, comme , par exemple,la monflrueufe cruauté de bleffer un pauvreefclave , qui peut-être n'avoit pas fait ce qu'onlui avoit ordonné , paree que Ia chofe lui étoitimpoiïible , & de le bleffer de manière a. l'eftropierpourtoute fa vie. Je ne parle pas de 1'intentionde le tuer , dont il eft difticile de douter quandon confidère leur affreux projet de tuer de fangfroidtous les Efpagnols , pendant qu'ils feroiencendormis.Pour reprendre le fil de mon hiftoire, ces troiscompagnons en fcélératelTe vinrent un matin amon chateau , en demandant , avec beaucoupd'humilité , qu'il leur fut permis de parler auxEfpagnols. Ceux-ci le voulant bien , les troisAnglois leur dirent qu'ik étoient fatigués de leurmanière de vivre, qu'ils n'éroientpas alTez adroitspour faire les chofes qui leur étoient néceflaires ,£c que n'ayant aucun fecours , pour eu venir about, ils mouttoient de faim indubitablement ;que fi les Efpagnols leur vouloient permettredaHh iij


iiS L E S A V E N T U R . E Sprendre un des canots qui avoient fetvi a lestranfporter , & leur donner des armes & desmunitions pour pouvoir fe défendre, ils iroientchercher fortune dans le continent, & qu'ainfiils les délivreroient de lembarras de leur fournirdes provifions.Les Efpagnols n'auroient pas été fachés denêtre défaits ; mais ils ne laifsèrent pas de leurrepréfenter chatitablement qu'ils alloient fe perdrede propos détibéré, & qu'ils favoient par leurpropre expérience , fans avoir befoin d'un efpritde prophétie , qu'ils devoient s'attendte amourit de mifère dans le continent.Ils rcpondirent, d'une manière déterminée ,qu'ils périroient tous dans 1'iïe : car ils ne pouvoient, ni ne vouloient travailler ; & que s'ilsavoient le malheur d'être mafïacrés , ils mettroientpar-la fin a toutes leurs misères ; quedans le fond ils n'avoient ni femmes ni enfansqui perdiffent quelque chofe par leur mert ; enun mot,, qu'ils étoient téfolus de pattir , quandon leur refuferoit des armes.Les Efpagnols leut répüquèrent avec beaucoupd'honnèteté , que s'il vouloient fuivre cedeffein abfolument , ils ne permettroient pasqu'ils le fiffent fans avoir de quoi fe défendre ;& que , malgré la difette darmes a feu ou ils


D E RolISSOK C R U S O I . II!)étoient eux-mêmes , ils leur donneroient deuxmoufquers }un piftoler, un fabre & rrois haches;ce qui étoit tout ce qu'il leut falloit.Les trois aventuriers acceptèrent rome. Onleur donna du pain pour plus d'un mois ; aurautde chevteau frais ,r.'üs en ponvoient manger,pendant qu'il feroit bon ; un grand panmerrempli de raifins fecs , un pot rempli d'eaufraiche , & un jeune chevreau en vie. Avec cesprovifions ils fe mirent hardiment dans un canot,quoique le patTage fut au moins large de quarantemilles d'Angletette.II eft vrai que la barque étoit affez grandepour porter une vingtaine d'hommes ; & patconféquent, elle étoit plutot embarraflante dans*cette occafion , que trop petite ; mais commeils avoient un vent frais & Ia' marée favorabte ,ils la manièrent aflez bien. Ils avoient mis, enguife de mat, une grande perche , avec unevoilé de quatre peaux de chèvres fechées &ccoufues enfemble. De cette forte ils quittcrentle rivage de fort bonne grace , & les Efpagnolsleurs fouhaitètent un bon voyage fans s'attendrea les revoir jamais.Ceux qui étoient rellés dans 1'ile, Anglois &Efpagnols , ne pouvoient s'empècher de fe felicirerde tems en rems , de la manière paifibledont ils vivoient enfemble , depuis que ces gensH iv


lio. L E S A V E N T U R . e sintrairables s'en étoient allés ; & leur retour:etoit la chofe dit' monde oü ils s'attendoient lemoins; quand , après. une abfence de vingt-deuxjours , un des Anglois, s'occupant dans fa plantation, appercut tout d'un coup ttois étrangersavancant de leur có.té , avec des armes a feu.D'abord 1'Anglois fe mit a fuk comme levent, & tout erfrayé il fut dire au gouverneurEfpagnolquec'en étoit fait deux, & qu'il yavoitdes étrangers. qui étoient débarqués dans 1'ile ,'fans qu'il put dire quelsgensc'étoient. L'Efpagnolaprès avoir réfléchi pendant quelques momenslui demanda ce qu'il vouloit dire par-la ; qu'il nefavoit pas quels gens c'étoient, &que ce devoientêtre afTurément des fauvages. Non, non , répondit1'Anglois ; ce font des gens habillés , avec desarmes a feu. » Eh bien! dit 1'Efpagnol, de quoi» vous troublez vous donc , fi ce ne font pas des.» fauvages ? ïls font donc nos amis; car il n'y» a point de nation'chrétiénne au monde qui ne» foit plutöt portée a nous faire du bien que du.» mal.-.aiorit'^r;; •, _ , § • > -_r >. _ \Pendant qu'ils étoient dans cetteconverfation,voiü les Anglois qui , fe tenant derrière lesarbres nouveilement plancés, fe metrent a crierde toutes leurs forces. On reconnut d'abord leurvqix, & la première fiu'prife fe aufii - tót placei une autre.x


DE ROBIN s ON CRUSOÉ. UIOncommeii9a a s'étonner d'un fi prompt retour,dont il étoit impoffible de deviner la caufe.Avant de les faire entref , on trouva bon deles queftionner fut 1'entkoit oü ils avoient été &farce qu'ils y avoient fait. lis réponditent en peude mots , qu'ils avoient fait le paffage en deuxjouts de tems ; qu'ils avoient vu fur le rivage oüils avoient deffein d'aborder , une prodigieufequantité d'hommes qui paroiffoient allarmés deles voir , & qui fe préparoient a les recevoir acoups de flèches & de javelots , s'ils avöient ofémettre pied - a. - tetre ; qu'ils avoient tafé lescótes du coté du nord, 1'efpace de fix ou feptlieues, & qu'ils s'étoient appercus que ce quenous prenions pour le continent, étoit une ïle ;que bientót après ils avoient découvert une autreile a main droite du cóté du nord , & beaucoupd'autres du coté de 1'oueft ; &z qu'étant réfolusd'aller a. terre a quelque prix que ce fut, ils étoientpaffes du cóté d'une de ces iles occidentales , Scy avoient débarqué hardimenr; qu'ils avoienttrouvé le peuple fort honnête & fott fociable , 8cqu'ils en avoient recu plufieurs racines & quelquespoiffons fecs; les femmes paroiffoient difputeraux hommes le plaifir de leur fournir desvivres, qu'elles étoient obligées deporter fut leurtête pendant un afféz long chemin,Ils reftèrent la. quatre jours, & demandèreiu


ïi2 L E S A V E N T U K . E Spar fignes , du mieux qu'ils purenr , qu'ellesEations il y avoit la aux environs. On leur fitentendre que c'étoient des peuples cruels , habituésa manger les hommes ; mais que pout eux,ils ne mangeoient ni hommes ni femmes, exceptéles prifonniers de guerre, dont la chair leur fournoilïbitun feftin de ttiomphe.Les Anglois leur demandèrent de la mêmemanière quand ils avoient eu un pateil feftin. IJgfirent comprendre qu'il y avoit deux mois, enétendantlamain du cóté de lalune , & montrantdeux de leurs doigts. Ils y ajoutèrent que leurgrand roi avoit deux eens ptifonniers qu'il avoitfairs dans une bataille , & qu'on les engraifioitpour le feftin prochain. Les Anglois parurentla-deffus fort curieuxde voir ces prifonniers; maisles fauvages les entendant mal , s'imaginèrentqu'ils fouhaitoient d'en avoit quelques-uns pourles manger ; & montrant du doigt le couchant& enfuite 1'orient, ils leur firent entendre qu'ilsleur en apporreroient le lendemain.Ils tinrent leur parole , & leur amenèrent cinqfemmes & onze hommes, dont ils leur firentpréfent; de la même manière que nous amenonsvers quelque port de mer, des bceufs&des vachespour avitailler un vaifleau. ,Quoique mes fcélérats euffentdonné dans notreïle les plu? grandes marqués de barbarie, 1'idée


D E R O B I N S Ö N C R U S O É . 12$feule de manger ces prifonniers leur fit horreur.Le grand nombre de ces pauvres gens étoit embarralTant:cependant ils n'ofèrent refufer unpréfentde cette valeur \ c'auroit été faire un cruel affronta cette nation fauvage, lis fe déterminèrent enfinal'acceptet, & donnèrenr en rccompenfe a ceuxqui le leur avoient fait une de leurs haches, unevieille clef, un couteau & cinq ou fix ballesde fufil, qui leur plaifoient fort, quoiqüils enjgnoraffent 1'ufage. Enfuite les fauvages liane lespauvres captifs les mains derrière le dos , lesportèrent eux-mêmes dans le canot.Les Anglois furent obligés dequirter le rivagedansle moment, de peur que, s'ils fuffentreftésa tette la bienféance ne les eut forcés a tuer quelques-unsde ces pauvres gens , a les mettre a labroche , & a prier a diner ceux qui avoient eu lagénérofitéde les pourvoirde cette belle provifion,Ayanr donc pris congé des gens de 1'ile, aveqtoutes les marqués de reconnoiffance qu'il eftpoffible de faire par fignes, ils remirent en mer,& s'en retoutnèrent vers la premrer'ê ik , ou ilsdonnèrent la liberté a huk de leurs prifonniers ,ttouvant le nombre qu'ils en avoienc trop grandpour ne leut êtte pas a charge.Pendant le voyage , ils fitent de leur mieuxpour lier quelque commerceavec leurs fauvages;mais il fut impoffible de leur faire comprendre


ij-4 L E S A V E N T U R . E Squelque chofe. Ces gens s'étoient fi fortemencmis dans 1'efprit qu'ils alloient bientöt fetvit depature a leurs pófTefieurs , qu'ils croyoient quetout ce qu'on leur difoit, & tout ce qu'on leurdonnoit, tendoit uniquement a ce trifte but.On commenca d'abord par les délier ; ce quïleur fit pouflèr des cris terribles , fur-tout auxfemmes, comme fi elles avoient déja le couteaufous la gorge. Car, a s'en rapporter aux coutumesde leur pays, ils ne pouvoient qu'en conclutequ'on les alloit égotger dans le moment.Leurs appréhenlions n'étoient guères moindresquand on leur donnoit a manger. Ils s'imaginoientque c'étoit dans le deffein de conferver leurembonpoint pour les manger avec plus de volupté.Si les Anglois fixoient les yeux par ticulièrementfur quelqu'une de ces miférables créatutes, celuifur qui ces regards tomboient s'imaginoit toutauffi-tót qu'on le trouvoit le plus gras & le plus.propre a être mis en pièces le premier. Lors mêmequ'ils furent arrivés a notre ïle , & qu'on les ttaitoitavec beaucoup de douceut, ils s'attendoienctous les jours, pendant quelque tems, a. fervir dediner ou de föuper a leurs maittes.Lorfque les trois aventuriers eurentfinile merveilleuxjournal de leur voyage , le gouverneurleur demanda oü étoient leurs nouveaux domeftiques.Et ayant apptis qu'ils les avoient amenés,


»E R O B I N S O N C R V S O E . 115'dans une de leurs cabanes, & qu'ils venoientexpres pour demander des vivres pour eux , illéfolutde s'y cranfporter avec tous les Efpagnols,Sc les deux Anglois honnêtes , en un mot avectoute la colonie, fans oublier le père de Vendredi.Ils les ttouvèrent dans la hutte , tousliés ; carleurs maitres avoient jugé néceffaire d'ufer deprécaution , de peur que , pendant leur abfence,ils nepriffent le parti de fe fauver avec le canor,Ils étoient affis a terre, tout nuds comme la main.II y avoit trois hommes agés d'environ trente atrente-cinq ans, tous bien tournés , & ayant lamine d'être adroits Sc robuftes. Le refte confiftoicen cinq femmes, parmi iefquelles il y en avoitdeux de trente ou quarante ans , deux de vingtcinqou vingt-fix ans, Sc une gtande rille bienfaire de feize ou dix fept ans: elles étoient routesbien proportionnées pour la taille & pour lestraits , mais d'une couleut un peu tannée : il yen avoit deux, qui , fi elles avoient été parfaicementblanches, auroient pü palfer pour de bellesfemmes a Londres même : elles avoient quelquechofe d'extrêmement gracieux dans 1'airdu vifage,Sc toute leur contenance étoir fort modefte : cequi fut fur-tout remarquable après qu'on les euthabiiiées, quoique dans le fond leurs habits ne


n£ LES A V E N T U R . E SfufTënt guères propres a relever les agrémens dabeau fexe.La vue de toutes ces nudités parut pécherextrêiïiement contre la bienféance , particulièrement.auxEfpagnols , qui , outre leur modération,leur intégrité & la douceur de leur naturel,fe diftinguoient encote par leur modeftie ; d'ailleursils avoient toute la pitié poffible de ces pauvresgens , les voyant dans la plus trifte fituation,& dans la plus mortelle inquiérude qu'on puiffes'imaginer , puifqu'ils s'attendoient a chaquemoment a être rrainés hors de lacabane pour êtreaiTommés , & pour fervir d'un mets délicat a leursmaicres.Pourtacherde les tranquillifer, ilsordonnèrencau vieux fauvage, père de Vendredi , d'aller voirs'il en connoiiToit quelqu'un , & s'il entendokquelque chofe a leut langage. Le bon-hommele fit, les regarda fort attentivement, maisn'enreconnut pas un feul. II avoit beau parler , perfonnene comprit rien a fes paroles ni a fes fignes,excepté une des femmes.C'en ctoit affez pour répondre au but desEfpagnols , & pour les aiTurer que leurs maïrresétoient chrétiens , qu'ils avoient en horreur lesfeftins de chairhumaine,& qu'ils pouvoient êttesurs qu'on ne les égorgeroit pas.


BE R O B I N S Ö N C R U S O E . 12/Dès-qu'ils en furent inftruits , ils marquèrencune joie extraordinaire par mille poftures comiquestoutes différentes; ce qui faifoit voir qu'ilsétoient de différentes nations.La femme qui faifoit 1'office d'interprète eutordre de leur demander s'ils vouloient bien êtreefclaves , Sc travailler pour les hommes qui lesavoient amenés pour leur fauver la vie: fur quoiils fe mirent tous a danfer, Sc a prendre 1'un unechofe , 1'autre une autre , & a les portet vets lacabane , pout matquer qu'ils étoient prêts a rendrea leurs maitres toutes fortes de fervices.Le gouverneur , craignant que ces femmes nedonnalTènt occafion a de nouvelles querelles, Scpeut êtte a quelque effufion de fang, demandaaux trois Anglois ce qu'ils avoient réfolu de fairede ces perfonnes , & s'ils avoient ïntention de lesemployet comme fervantes ou comme femmes ;1'un & 1'autre , répondit un d'eux : » Je ne pté-» tends pas vous en empêcher, répar tit 1'Efpagnol;3' vous en êtes les maitres : mais je crois qu'il eft» julte , pout évitet des défotdres, que vous33 n'en preniez chacun qu'une feule, Sc que vous33 vous y teniez fans avoit aucun commerce avec33 les autres. Je fais bien que je ne fuis pas qua-»3 lifié pour vous marier légitimemeut \ mais il» me paroit raifonnable qüe , pendant que vous33 ferez ici, vous viviez avec la femme qui vous


12 8 L E S A V X H T U R E S» fera tombée en partage, comme fi el!e étoitJ> réellement votre époufe, & que vous ia main»» teoiezv comme telle , en 1'empêchant de fon» coté d'avoit aucun commerce fcandaleux avecj> tout autte homme. » Cette propofitiön leurparut a tous fi jufte Sc fi équitable , qu'ils 1'acceptètentfans la moindre difficulté.Les trois Anglois fe ttouvètent même d'unehumeur aflez douce alors; ils demandèrent auxEfpagnols s'ils n'avoient pas envie d'en prendrequelques-unes pour eux. Ils répondirent tous quenon. Les uns dirent qu'ils avoient des femmesen Efpagne; & les auttes, qu'ils n'avoient pasenvie de fe joindre a des femmes qui n'étoientpas chrétiennes : en un mot, ils déclatèrent tousqu'ils avoient la confcience trop délicate pouravoir le moindre commerce avec elles : ce quieft un exemple d'une vertu fi rigide, que je n'enai pas rencontré un pareil dans tous mes voyages.Enfin,lescinq Anglois convinrentd'en prendrechacun une, & ainfi ils vécurent d'une manièretoute nouvelle. Les Efpagnols Sc le pète de Vendredicontinuèrent a demeurer dans ma vieillenabitation , qu'ils avoient élargie confidérablementen dedans. Ils avoient avec eux les trois efclavesqui avoient été pris, lorfque les fauvagess'étoient donné bataille : c'étoit - la , pour ainfidire la capitale de la colonie , dont les autrestiroient


DE R o B I N S O N C R U S O É . I I 9tïroienr des vivres , Sc toutes fortes de fecours,felon que la nécefïicé 1'exigeoit.Beut-être n'y a-t- il rien de plus merveilleuxdans toute cetre hiftoire , que la facilité avec laquellefe fit lo choix des femmes dont j'ai parlë ,parmi ces cinq compagnons prefque tous égalementinfolens, Sc difEciles a. gouverner. II eftétonnant fur tout qu'il n'arrivat pas que deuxs'attachaffènt a la même perfonne , puifqu'il yen avoic deux beaucoup plus aimabïes que lesautres. Il eff vrai qu'ils trouvèrent un affëz bonbiais pour éviter les querelles; car, ayant misles cinq femmes enfemble dans une des huttes ,ils s'en furent tous dans 1'autre, & tirèrent aufort a qui choifiroit le premier.Ce qu'il y a encore de plus particulier , c'efcque celui a qui il échut de choifir ayant tous lesautres , étant entré dans la cabane oü fe trouvoientces femmes toutes nues , il prit celle quipaffoit avec raifon pour la moins agréable detoutes , puifqu'elle étoit la plus laide Sc la plusvieille , ce qui excita de grands éclats de rireparmi les quatre auffi-bien que parmi les Efpagnols.Mais il raifonnoit mieux qu'eux tous, Sccomprit que dans ce choix il ne falloit pas feulementavoir égard a 1'agrémenc , mais encore aufecours qu'ils pouvoient tirer de leurs femmesdans 1'économie de leurs affaires ; Sc effeétive-Tomt II.I


IJO L E S A V E N T G R . E Sment le fuccès le juftifia, & fa femme fit 'voirqu'elle étoit la meiileure, Sc la plus utile de toutela troupe.L'affaire n'éroit pas tout-a. fait auffi divertiffantepour les pauvres prifonnières; car loriqu'ellesfe virent de cette manière toutes enfemble, Sc qu'on les venoit chercher une a une ,leurs anciennes frayeurs fe renouvellèrent avecplus de force, &: elles crurenr fermement que lemomen: detre dévorées étoit venu alors. Conformémenta cette terrible prévention , lorfquele premier matelot entra pour emmener la plusvieille , les aurres poufsèrent les cris les plus lamentables,cV envitonnèrent leur pauvre compagnepour 1'emhraifer, & prendre congé d'elle.Elles le firenr avec de fi grands rranfports de douleur, qu'elles auroient touché le cceur le plusdur, Sc il fut impofiible aux Anglois de les tirerde 1'opinion qu'on les alloic tuer fans délai, jufou'ace qu'on eut fait venir le père de Vendredi,qui leur apprit que les cinq hommes avoient volonréd'en prendre chacun une pour en faire fafemme.Lórfque cette cérémonie fut faite, & que lafrayeur des nouvelles mariées fut un peu appaifée, les Anglois fe mirent a travailler; Sc aidéspar les Efpaenols , ils batirenr en peu d'heurescinq noiivelies cabanes pour y loger , les autres


Ï)Ë R o B l N S O N C R U S Ö I, I 3 Iétant, pout ainfi dire , toutes remplies .de leursmeubles , de leurs ourüs, &l de leurs provifions.Les trois vauriens avoient choili 1'endroit le pluséloigné, & les deux autres le plus voifin de monchateau ; mais les uns & les auttes vets le nord.de file •, de manière qu'ils continuèrent a fairebande a part, & qu'il y avoit dans mon ïle lecommencement de trois villes différentes.Pour remarquer ici combien il eft difficile auxhommes de pénétrer les fectets de la providencedivine, il arriva juftement que les deux honnêtesgens eurent en partage les femmes qui avoientle moins de mérite : au lieu que les trois fcélérats, qui n'étoient bons a rien , incapables defaire du bien aux auttes, & i eux mêmes; en unmot, qui ne valoient ptefque pas la peine d'êtrependus , échurent a des femmes adtoites, ditigentes,induftrieufes, & patfaitement bonnes ménagères,je ne veux pas dire par-la que les autresfulfent d'un mauvais naturel ; elles étoient toutescinq également douces, patientes, tranquilles &foumifes , plutot comme efclaves , que comme.femmes. Je veux feulement faire entendre quelesdeux dont il s'agit ici, étoient moins habiles queles autres , moins laborieufes & moins propres.Je dois faire ici encore une remarque a 1'honnenrd'un efprit appliqué , & a la honte d'un naturelpareifeux & négügent. Lorfque j'allai voirlij


JJI L E S A V E N T O R . E Sles différcntes plantations , & da manière dontchaque petire colonie les méiWgeoit, je trouvaique celle des Anglois, honnèces gens, furpaflbittellemenc celle des trois vauriens, qu'il n'y avoitpas la moindre compataifon a faire. Il eft vrai queles uns Sc les auttes avoient culrivé autant de tetrequ'il étoit néceflaire pout y femet du bied fuffifammentj mais d'ailleurs , tien n'étoit plus aiféque de remarquer une trés-grande différence dansla maniète dont chaque petite colonie s'y étoitprife pour rendre les terres fertiles, Sc pout lesenfermet dans des enclos.Les deux honnêtes gens avoient planté autourde leur cabane une quantité prodigieufe d'arbresqui la rendoientinacceflible , St qui en cachoientla vue, Sc quoique leur plantation eut été deuxfois ruinée, la ptemiète fois par leurs proprescompatriotes, Sc la feconde par les fauvages,comme on va le voir, tout étoit rétabli déja. Scaufli floriffant que jamais. Leurs vignes étoientarrangées comme fi elles étoient nées dans le paysou elles font d'otdinaite , Sc les raifins en étoientaufli bons que ceux de 1'ile, quoique leurs vignesfuflênt beaucoup plus jeunes que celles des autrespour les raifons que je viens d'alléguer. De plus,fis s'étoient fait une rettaite dans le plus épais dubois, ou par un ttavail aflïdu ils s'étoient creuféune cave qui leur fervit extrêmemnt dans la fuite


DE ROBINSO» CS-USCÊ. 13*pour y cacher leur familie, quand ils furent attaquéspat les batbates. lis avoient plarité tout autourun fi grand nombte d'arbres, quelle étoitinaceeffible, finon par de petits chemins qu'ilsétoient feuls capables de ttouver.Pour les trois vauriens , quoique leur nouvelétabliflement les eut fott civilifés , en comparaifonde leur brutalité paffée, Sc qu'ils ne donnaden!plus de fi fortes marqués de leur humeurmutine Sc querelleufe, il leur reftoit toujouts undes caraótères d'uncceur vicieux , je veux dire laparede. Il eft vrai qu'ils avoient femé du bied, Scqu'ils avoient fait des enclos; mais ils avoient parfaitementvcrifié ces paroles de Salomon : Jepajfaidans la vigne du parejfeux, & elle étoit toute couverted'épines. Quand les Efpagnols vinrent pourvoir la moiffon de ces trois Anglois, ils ne iapurent découvrir qua peine , a travers les mauvaifesherbes. Il y avoit dans leur haie plufieuistrous , que les boucs fauvages y avoient faitspour manger les épis, Sc quoiqu'ils les euffentbouchés comme ils 1'avoient pu, cela s'appeloitfermer 1'écurie après que le cheval a été volé.La plantation des deux autres , au contraire ,avoit par-tout un air d'application & de fuccès-On ne découvroit pas une mauvaife herbe entreleurs épis , ni la moindre ouverture dans leur haieUs vérifioient eet autre paffage de Salomon ;liij


ij4 L E S A V E N T T J R . E SLa maïn diligente enrichit : tout germoit, toutctoifToit chez eux : ils jouifloient d'une pleineabondance ; ils avoient plus de bétail que lesautres, plus de meubles , plus düftenfiles , & eumême tems plus de moyens de fe divërtir.II eft vrai que les femmes des trois premiersétoient très-propres, très-adroites , qu'elles ménageoientparfaitement tout ce qui regardoit 1'économieinférieure , & qu'ayant appris la manièreAngloife de faire la cuifine, d'un des deux autresAnglois qui avoit été fecond euifinier du vaifleau ,elle's donnoient fort proprement a manger a leursmaris; au lieu qu'il avoit été impoffible d'y drelTerles deux autres femmes ; mais en récompenfe, lefecond euifinier s'en acquittoit rrès - bien luimême, fans négliger aucune de fes autres occupations.Celle des trois autres n'étoit que d'allerroder par toute 1'iie , de chercher des ccufs dctcurtereiles , de pêcher & de chafler; en un mot,ils s'occupoient a. tout, excepté a ce qui étoit nécefTaire.En récompenfe, ils vivoient comme desgueux 5 au lieu que la manière de vivre des autresétoit agréable & aifée.J'en viens a préfent a une fcène tragique différentede tout ce qui étoit arrivé auparavant a lacolonie & a moi-même; en voici le récit fidéle& circonftancié.II atriva un jour, de fort bon matin , que cinq


D E R O B I N S O N C R Ü S O É . tf$ou fix móts p'eins de fauvages abordèrent fansdoute dans la vue ordinaire de faitS quelquefeftin. Cet accidenr éruit devenu fi f.uniher a lacolonie , qu'elle ne s'en mettoit plus en peine ,Si qu'elle ne fongèoit qua fe tenir cachée , perfuadéeque , fi elle n'étoit pas dccouvene par fesfauvages, ils fe rembarqueroient dès qu'ils auroienrmangéleurs provifions, puifqu'ils n'avoientpas la moindre idéé des habitans de i'i'e. Celuiqui avoit fait une pareille dccouverte fe conrentoitd'en donner avis l toutes les difVérenres plantations, afin qu'on fe tint clos Sc couvert enplacant feulement une fentinelle pour les avertvrdu rembarquement des fauvages.Ces mefures étoient juftes, fans doute : maisun défaftre imprévu les rendit inutiles, Sc farilttêrre la ruine de toute la colonie, en la découvrantaux barbares- Dès que les canots des fauvageseurent remis en mer, les Efpagnols fortirentde leurs niches, & quelques-uns d'entreeux eurent la curiofité d'aller examiner le lieu dufeftin. A leur grand étonnement, ils y trouvèrenttrois fauvages.. étendus i terre, Sc erifevetis dansun profond fommeil •, apparemment ils s'étoienttellement remplis de leurs mets horribles, qüilss'éroient mis a dormir comme des bétes , fansvouloir fe lever ïorfque leurs compagnons avoient1 iv


i}6 L E S A V E N T Ü R E Sété prêcs a parcir : ou bien ils s étoient peut-êtreégarésdansles bois, & ils n'étoient pas venus affezd tems pour fe rembarquer avec les autres.Quoi qu'il en foit , les Efpagnols en étoientfort embatfalfés , & le gouverneur, confulté fureet accident , étoit tout auffi embarraiféq u elesautres. Ils avoient des efclaves autant qu'il leuren falloit , & ils n'étoient pas d'humeur a tuerceux-ci de fang-froid. Les pauvres gens ne leuravoient pas fait le moindre tort, & i[ sn'avoientauc.un fiijet de guerre légitime contre eux qui putles autorifer a les traitet en ennemis.Je dois rendre ici cette jufHce a ces Efpagnols,que , malgré tout ce qu'on raconte des cruautésque cette nation a exereces dans le Mexique &dans ie Pérou, je n'ai de ma vie vu, dans aucunpays_, dix-fept hommes, de quelque nation quece fut, fi mndeftes , fi modérés , fi vertueux , ficivils & d'un fi bon naturel, lis n'étoient pas fuf.ceptibles de Ia moindre inhumanité, ni d'aucunepaffion violente , & cependant ils avoienttous une valeur extraordinaire , & une noblefierté.La douceur de leur tempérament, & I'empirequ'ils avoient fur leurs paffions , avoientfuffifamment paru dans la manière dont ils s'étoientconduits avec les ttois Anglois; & dansce cas - ci , ils donnèrem la p!i lsbelle preuve


DE R o B I N S O N C R Ü S O É . 1J7imaginable de. leur humanité & de leur juftice.Le parti Ie plus naturel qu'il y avoit a ptendre ,c'étoit de fe retirer , 3i de donner par - la letems a ces Indiens de s'éveillet & de fortir de1'ile \ mais une circonftance tendoit ce parti inutile.Ces pauvres gens n'avoient point de barque,& s'ils fe mettoient a roder par 1'ïle, ils pouvoientdécouvrirles plantations, & par-la, cauferla ruine de la colonie.La - deffus , voyant que ces malheureux fauvagescontinuoient toujoilrs a dormir, ils réfolurentde les èveiller 8c de les faite prifonniers.Ces pauvres gens furent exttèmement futprisquand ils fe virent faifis & Hés , & ils furentagités d'abord pat les mêmes craintes qu'on avoitremarquées dans les femmes de nos Anglois, caril femble que ces peuples s'imaginent que leurcourume de manger les hommes eft génétalementtépandue pat toutes les nations. Mais oules délivra bienrot de ces frayeuts , & on lesmena , dans le moment même , a une des plantations.Pat bonheur on ne les conduifit pas a monchateau ; ils furent d'abord menés a ma maifonde campagne , qui étoit Ia ferme principale , &enfuite on les tranfporta a. 1'habitation des deuxAnglois.


138 L E S A V E N T U R . E SLa , on les fir travailler, quoiqu'iis n'euflencpas grand'chofe a. faire pour eux : & n'y prenantpas garde de fi prés, paree qu'ils n'en avoientguères befoin , ou qu'ils les trouvoient incapablesde bien apprendre le labourage, ils s'appercurentunjout qu'un des trois s'étoit échappé,& quelque 'recherche qu'on en fit, on n'en entendicplus pariet dans la fuite.Toutce qu'ils purent croirequelque tems aprè?,c'eft qu'il avoit ttouvé le moyen de revenir chezlui avec les canots de quelques fauvages qui, parles motifs ordinaires , avoient fait deux moisaprès quelque féjour dans 1'ile.Cette penfée les erfraya extrêmement; ils enconclurent, avec beaucoup de raifon que, fi cedróle revenoit patmi fes compattiotes, il ne manqueroitpasde les informer que 1'ïle étoit habiréetPat bonheur il n'avoit jamais été inftruit dunombre des habitans, & de leurs différentes plantations.II n'avoit jamais vu ni entendu 1'effet deleurs armes a feu , Sc ils n'avoient eu garde delui découvrir aucune de leurs retraites , telle quema grotte dans la vallée , & la cave que les Angloiss'étoient cteufée eux-mêmes.La première certitude qu'ils eurent de n'avoirque trop bien conjecturé, c'eft que deax moisaptès, fix canots templis chacun de fept, huit,ou dix fauvages, vinrent tafer la cóte fepten-


DE ROBINSON C R V S O É. I J 9trionale de 1'ïle , oü ils n'étoient jamais venus auparavanr,& qu'ils y débarquèrent une heureaprès ie lever du foleil , a un mille de diftancede 1'habitation des deux Anglois, oü avoit demeure1'efclave en queition.Si toute ia colonie s'étoit trouvée de ce cóté-la,le mal n'auroit pas été gtand ; & , felon toutesles apparences., aucun des ennemis n'auroitéchappé. Mais il n'étoit pas polïible h deushommes d'en repouflér une cinquantaine, & deles combattre avec fuccès.Les deux Anglois les avoient découverts enmer a. une lieue de diftance , & pat conféquent ilfe palfa une grolfe heure avant qu'ils ruffent aterre \ & comme ils avoient débarqué a un millede leur habitation , il leur falloit du tems pourrevenir jufques-hL Nos pauvres Anglois , ayanttoute la raifon dmaginable de fe croire trabis,prlrent d'abord rle parti de garotter les deux quileur reftoient,' & d'ordonner a ,d e i , xdes troisautres qui avoient été emmenés avec les femmes,& qui avoient donné a leurs maïties des marquésde leur fidélité, de conduite dans la ca*e fufditeles deux nouveaux venus avec les femmes, & tousles meubles dont ils pouvoient fe charger. Ils leurcommandèrent encore de tenir la ces deux fauvagespieds & poings liés jufqu'a nouvel ordre.Enfuite- voyant tous les fauvages débarqués


140 L E S A V E N T U R . E Svenir droit du cóté de leurs huttes, ils ouvrirentleur enclos, oü leuts chèvtes apprivoifées étoientgardées : ils les chafsèrent toutes dans les bois,auffibien que les chevreaux, afin que les ennemiss'imaginaffent qu'ils avoient été toujouts fauvages,Mais 1'efclave qui étoit leur guide , les avoit tropbien inftruirs pour en être les dupes; cat ils continuèrentleur marche directement vers la demeuredes deux Anglois.Après que ceux - ci eurent mis de cette manièreen süreté leuts femmes & leuts uftenfdes,ils envoyèrent le ttoifième efclave qui étoit venudans 1'ile avec les femmes, vers les Efpagnols,pour les aller avertir au plus vite du danget quiles menacoit, & pour leur demander un promptfecouts. En même tems ils ptirent leurs armes &leurs mnnitions , & fe retitètent dans le mêmebois oü étoit la cave qui fervoit d'afyle a leursfemmes. lis s'arrêtètent a quelque diftance deda,pour voir, s'il étoit poffible, le cbemin que ptendroientles fauvages.Au milieu de leur retraire , ils virent d'unecolline un peu élevée toute la perite armée deleurs ennemis approchet de leurs cabanes, & unmoment après ils les virent dévorées des flamesde tous cotés , ce qui leur donna la plus cruellemortification. C'étoit pour eux une perte irrépa»rab'e , du moins pour fort long-tems.


D E R o B I N S O N C R U S O E . I4IUs s'arrètèrent pendant quelque-tems fur cettepetite colline, jufqu'i ce qu'ils virent les fauvagesfe répandre par-tout comme une ttoupe debètes féroces , & rodant pout trouver quelqueburin , fur-tout pour décerrer les habitans , dontil étoit aifé de voir qu'ils avoient connoiffance.Cette découvette fit fentir aux Anglois qu'ilsn'étoient pas en süreté dans le lieu oü ils fe trouvoient,paree qu'il croit fort naturel de penferque quelques-uns des ennemis enfileroient cetteroute; & dans ce cas , ils auroient pu y veniren trop grand nombre pour pouvoir leur réfifter.Pour cette raifon, ils trouvèrent i propos depouffer leur retraite une demi-lieue plus loin ;s'imaginant que plus les fauvages fe répandroientau long Sc au large, Sc plus leurs pelotons feroientpetits.lis firent leur première halte a 1'entrée d'unepartie du bois fort épailfe , oü fe trouvoit letronc d'un vieux arbre fort touffu Sc éntièrementcreux. Us s'y mirent run Sc 1'autre , réfolus d'attendreIa révénement de toute cette trifte aventure.Us ne s'y étoient pas tenus long-tems, quandils appercutent deux fauvages s'avancer tout droicde ce cóté li, comme s'ils les avoient découvetts& les alloient attaquer j & i quelque diftance ilsen virent trois autres, fuivis de cinq autres en-


(141 L E S A V E N T U R . E Score , & tenant tous la même route. Outre ceuxla, ils virent- a une plus grande diftance feotaurres fauvages qui prenoient un chemin différent, car toute la troupe s'étoit répandue dans1'ile , comme des chaffeurs qui battent le bois pourfaire lever le gibier.Les pauvres Anglois fe trouvèrent alors dansun grand embarras , ne fachant pas s'il valoitmieux s'enfuir, ou garder leur pofte; mais aprèsune coatte délibération , ils confidérèrent que files ennemis continuoient a roder par-tout de cettemanière , avant 1'arrivée du fecours , ils pourroientbien découvrir Ia cave , ce qu'ils regardoienrcomme le dernier des malheurs, lis réfolurentdonc de les atrendre ; & s'ils éroienr attaquespar une troupe trop forte , de monter jufqu'auhautde 1'arbre , d'oü ils pouvoient fe défendretant que leurs munitions clureroient ,quand même ils fe trouveroient environnés derous les fauvages qui éroient débarqués , a moinsqu'ils ne s'avifaffent de mettre le feu k 1'arbre.Ayant pris ce parri, ils confidérèrent encores'il feroit bon de faire d'abord feu fur les deuxpremiets, ou s'ils attendroient la venue des troispour féparer ainfi les premiers d'avec les cinq quifuivoient les trois du milieu. Ce parti leur pat utle meilleur, & ils réfolurent de laiffer palier lesdeux premieis, k moins qu'ils ne vinffent les at-


D E R o B l N S O N C R U S O É . I43taquet. I!s furent coniirniés dans cette réfolutionpar le procédé de ces deux fauvages qui prirencun peu du cöré de 1'arbre , en avancant vers uneautre parrie du bois; mais les trois & les cinq quiles fuivoient, continuèrent leur chemin direótementvets eux , comme s'ils avoient été inftiuitsdu lieu de leut retraite.Comme ils fe fuivoient tous 1'un aptès 1'auttetles Anglois qui ttouvoient bon de ne tirer qu'una un, crurent q«"il n'étoit pas impofEble d'abattreles trois premiers d'un feul coup. La deffus celuiqui devoit tirer le premier , mit ttois ou quatreballes dans fon moufquet, & le pla^ant dans untrou de 1'arbre trés - propre a. aflurer le coup , ilatrendit qu'ils fuffent venus a trente veiges dediftance pour ne les pas manquer.Pendant que 1'ennemi avancoit, ils virent diftinctement, parmi les trois premiers , leur efclavefugitif, & ils réfolurent qu'il n'écbappetoir,pas, quand ils devroient tirer 1'un immédiatementaprès 1'autre. Ainfi, 1'un fe tint pret pourne le pas manquer, fi par hafard il ne tomboitpas du premier coup.Mais le premier fa voit vifet ttop jufte poutperdre fa poudre; il fit feu , & en toucha deuxde la bonne manière. Le premier tomba roidemort , la balie lui ayant paffé tout au ttavers dela tcte, Le fecond , qui étoit Tefclaye fugitifs


144 L E S A V E N T U R . E Savoit la poittine percée* d'outre en otjtre , Sctomba pat tetre , quoiqüil ne fut pas tout - a-fait mott; pour le troifième , il n'avoit qu'unelégère bleffure a 1'épaule , caufée apparemmentpar la même balie qui étoit paffée pat le corpsdu fecond. Cependant , effrayé mortellementil s'étoit jeté a terre , en pouflant des ctis & deshurlemens épouventables.Les cinq qui les fuivoient, plus étonnés dubtuit, qu'infttuits du danger , s'arrêtèrent aucommencement. Les bois avoient rendu le bruitmille fois plus terrible par les échos qui le rendoientde toutes patts , & les oifeaux fe levantde tous cbtés , y mêloient toutes fortes de ctis,chacun felon fa différente efpèce. En un mot,c'étoit ptécifément la même chofe que lorfque lapremière fois de ma vie j'avois tiré un coup defufil dans 1'ile.Cependant, voyant que tout étoit rentré dansle filence, & ne fachant pas de quoi il s'agiffoit,ils s'avancèrent fans doute fans donner la moindremarqué de crainte ; mais quand ils furent venusa 1'endroit oü leurs pauvres compagnons avoientété fi maltraités, ils fe prefsèrent tous autout dufauvage bleffé , & lui patloient apparemment, enle queftionnant touchant la caufe de fon malheur, fans favoir qu'ils étoient expofés au mèmedangenIIt


Bt PvOBlNSON CRUSOÉ. I45II leur répondit, fans doute, qu'tin éclat defeu , fuivi d'un affreus coup de tonnerre , dcfcendudu ciel, avoit tué deux de fes camarades ,Sc l'avoitblefTé lui-même. Cetteréponfe du moinsétoit fort naturelle; car, comme il n'avoit vu aucunhomme ptès de lui , & qu'il n'avoit jamaisentendu un coup de fufil, bien loin d'en connoitreles terribles effets, il lui étoit difficile defaire quelque autre conjeclure la-deffus. Ceuxqui le queftionnoient étoient certainement aufliignorans que lui; fans cela, ils ne fe feroienc pasamufés a examiner , d'une manière fi tranquille,la deftinée de leurs compagnons, fans s'atcendrea un fort pareihNos deux Anglois étoient bien fichés, commeils m'ont dit, de fe voir obiigés de tuer tant depauvres créatures humaines , qui n'avoienr pas lamoindre idéé du péril qui les menacoit de fi prés jcependant, y étant forcés par le foin de leutpropre confervation , &c les voyant tous, pourainfi dire , fous leur pouvoir , ils réfolurent deleur lacher une décharge générale ; car le premieravoit tout le tems néceffaire pour recharger foufufil. Us convinrent enfemble des différens cocésoü ils viferoient pout rendte 1'exécution plus terrible, &c faifant feu en même tems, ils tuèrent8c blefsèrent quatre de leur troupe , &c le cinquicme, cjuoiqüil ne fut touché en aucune ma-Tomé II.K


X\G L E S A V E N T U R E Snière, tombaa terre , avec le refte , comme mortde peur ; de manière que nos gens s'imaginèrentles avoir totts tués.Cette opinion les fit fortir hardiment de 1'arbrefans avoir rechargé, ce qui étoit une démarchefort imptudente ; & ils furent bien étonnés , enapptochant de 1'endroit, d'en voir quatre en vie ,parmi lefquels il y en avoit deux blelfés afiez légèrement,& un autre fain Sc fauf. Cette découverteles obligea a donner deffus avec la crofle dufufil. Us dépéchèrent d'abord 1'efclave qui étoit lacaufe de ront ce défaftre, Sc un autre qui étoitblelfé au genou. Enfuite le fauvage qui n'avoitpas recu la moindre bleffure, fe mit a genoux devanteux, tendant fes mains vers le ciel, Sc parun murmure lamentable, & d'auttes fignes aifésa comprendre , il demanda la vie ; pour les parolesqu'il prononeoit, elles leur étoient abfolumentinintelligibles.Ils lui répondirent pat fignes , de s'afleoit aupied d'un atbre, & un des Anglois ayant par hafardfur lui une corde, lui lia les pieds & lesmains , Si le laiffant la dans cette fituation, ils femirent 1'un Sc 1'autre aux rrouffes des deux premiers, avec toute la vivacité poffible , craignantqu'ils ne découvrilfent la cave qui cachoit leursfemmes , Sc tout le bien qui leur reftoit. Us leseurent en vue une f©is }mais a une grande dif-


DE R . O B I K S O N CRÜSG'É. I47tahce. Ce qui leur plaifoit fort pquttant, c'étoitde les voit traverfer une vallée du cöté de la mer,par un chemin qui étoit tout a-fait a 1'oppofitede la cacliette pour laquelle ils craignoient fi fort.Satisfaits de cette découvette , ils s'en retoursièrentvers 1'arbre ou ils avoient laiffé leur prifonnier;mais ils ne 1'y trouvèrent point. Lescordes dont il avoit été lié , étoient a tetre aupied du même arbre , & ils crurent qu'il avoitété trouvé & délié par les autres fauvages.Us étoient alors dans un auffi grand embarrasqu'aitparavant, ne fachant quelle route prendreni oü étoit 1'ennemi , ni en quel nombre. Ladeffusils ptirent le parti de s'en aller vets Iacave , peur voir ff tout y étoit en bon état, 8cpour calmer la frayeur de leurs femmes qui ,quoique fauvages elles-mêmes , craignoient mottellemeiitleuts compatriotes, paree qu'elles connoiffbientpatfaitement leur naturel.Y étant attivés , ils virent que les Indiensavoient été dans le bois, 8c fort prés de 1'endroiten queftion , mais qu'ils ne 1'avoient pasdéterré. 11 ne faur pas s'en étonner ; lés arbres yétoient fi touffus & fi ferrés, qu'il n'éróit pas poffibled'y pénétrer fans un guide qui connut lesehemins; &, comme nous 1'avons vu , celui quiconduifoit les Indiens étoit la-deffus auffi ignorantqu'éuXiKij


148 L E S A V E N T U - R . E SNos Anglois trouvèrent donc toutes chofescomme ils le fouhaitoient; mais leurs femmesétoient dans une terrible frayeur : dans le mêmetems ils virent arriver a leur fecours fept Efpagnols: les dix autres, avec leurs efclaves & lepère de Vendredi , avoient fait un petit corpspour défendre la ferme, que j'appelle ma maifonde campagne , & oü ils avoient leut bied & leur'bétail; mais les fauvages ne s'étoient pas étendusjufques-la. Ces fept Efpagnols étoient accompagnésde 1'efclave que les Anglois leur avoient envoyé, & du fauvage qu'ils avoient laiffé lié aupied de 1'arbre. Hs virent alors qu'il n'avoit pasété délié par fes compagnons , mais bien par lesEfpagnols, qui avoient été dans eet endroit, oüils avoient vu fept cadavtes , & ce pauvte malheureux,qu'ils avoient ttouvé bon d'emmeneravec eux. 11 fut pouttant néceffaire de le lier denouveau , & de lui faire tenir compagnie auxdeux qui étoient reftés, lorfque le troifième ,auteut de tout le mal , avoit fait fon efcapade.Les prifonniers commencèrent alors a leur êtrea charge, & ils craignoient fi fort qu'ils n'échappaffent, qu'ils réfolurent une fois de les tuertous , perfuadés qu'ils y étoient contraints par1'amour qu'ils fe devoienta eux-mêmes. Le gouverneurefpagnol ne voulut pouttant pas y confentit,& ordonna, en attendant mieux , qu on


DEROBTNSONCRUSOÉ. 149les envoyat | ma vieille gcotte , dans la vallée ,avec deux Efpagnols pour les garder & pour leurdonner la nourriture néceffaire. On le fit, & ilsreftèrent - la toute la nuit fuivante , lies & garottés.Les deux Anglois voyant les troupes auxiliairesdes Efpagnols, en fureot fi fort encoutagés , qu'ilsne voulurent pas. en refter-la; ils prirent avec euxcinq Efpagnols j & ayant a eux tous , cinq moui •quets, un piftolet, & deux batons a deux bouts,ils pattirent auffi- tót pout aller a, la chaffe des fauvages.Ils s'en furent du cóté de 1'arbre, oü ilsavoient d'abord fait tête aux fauvages , & ilsvirent fans peine qu'il en étoit venu d'autres depuisce cems-la , & qu'ils avoient fairs quelquesefforts pour emporter leurs compagnons qui yavoient perdu la vie, puifqüen ayant traïné deuxaffez loin de-U, ils avoient été obligés de fe défilterde leur entreprife. De-la ils avancèrent versla colline qui avoit été leur premier pofte , & d'oüils avoient eu la mortificafion de voir leurs maifonsen feu. ïls eurent le dépbdfir de les voirencore toutes fumantes , mais ils ne découvrirentaucun de leurs ennemis.Us réfolurent alors d'aller , avec toute la précautionpoffible , vers leurs plantations ruinéesmaisen chemin faifant, étant 3 portee de voir leKiij


ï 5 0 L E S A V E N T U R E Srivage de Ia mer, ils virent diftinctement les fauvagesempreffés a fe jeter dans leurs canots pourfe retirer de cette ile , qui leur avoit été lifatale,Ils furent d'abord fachés de les laiffer partbfans les faluer encore d'une bonne décharge ;mais en examinant la chofe avec plus de fangfroid, ils furent ravis d'en être quitres.Ces pauvres Anglois étant ruinés alors pour lafeconde fois, Sc privés de tout le fruit de leurtravak, les autres s'accordèrent tous a les aideca relever leurs habitations , Sc a leur donner tousles fecours poffibles. Leurs ttois compatriotesmêmes, qui, jufquesda , n'avoient pas marquéla moindre inclination pour eux, &c qui n'avoientrien fu de toute cette affaire, paree qu'ils s'éroiencétablis du coté de 1'eft, vinrent offrir leur afliftance, Sc travaiüèrent pour eux pendant plufieursjours avec beaucoup de zèle. De cette maniète ,en fort peu de tems, ces pauvres Anglois furentde nouveau en état de fubfifter par eux mêmes.Deux jours après, la colonie eut la fatisfaftionde voit trois canots des Indiens portés fur le rivage,& prés de-la , deux hommes noyés; cequi fit croire , avec beaucoup de fondement,que les ennemis avoient eu une tempête en mer,ês 9 u e quelques-unes de leurs barques avoient


' D E R O B I N S O N C R U S O É . 151éré renverfées ; cela étoit confirmé pat mi ven:violent qu'on avoit fenti dans 1'ile , la nuit mêmed'après le dépatt des ennemis.Cependant, fi quelques-uns étoient péris patla tempête, il en reftoit affez pout infotmer leurscompattiotes de ce qu'ils avoient fait, & de-cequi leur étoit arrivé , & pour les potter a unefeconde entreprife , oü ils pourroient employeeaffez de forces pour n'en avoir pas le démenti.11 eft vrai qu'ils n'étoient pas en état d'ajouterdes particularirés fort elfentielles au récit queleur guide avoit fait des habitans, Us n'avoientvu eux-mêmes aucim homme; & leur guideétant mott, il n'étoit pas impoffible qu'ils necommencaffent i révoquer en doure la fidélitéde fon rappott. Du moins rien ne s'étoit offerta eux , capable d'en confirmer la véricé.Cinq ou fix mois fe pafsèrent avant qu'onentendit parler dans 1'ile de quelque nouvelleentteptife des fauvages; & mes gens commencoienta efpérer que les Indiens avoient oubliéleuts malheureux fuccès, ou bien qu'ils défefpéroientdeles réparer, quand tout a-coup ilsfutent attaqués par une flotte fornddable detout au moins vingt-huit canots remplis de fauvagesarmés d'arcs Sc de flêches, de maflues ,de fabres de bois & d'autres pareilles armes.Leur nombre étoit fi grand, qu'il jeta tqu;eK. iv


15 - L E S A V E N T U R E Sla colonie dans la plus terrible conrternatiorr,Comme ils débarquèrent vers Ie foir dans lapartie oriëntale de 1'ïle, nos gens eutent toutecette nuit pour coafulter fur ce qu'ils avoienta faire. Sachant que leur süreté avoit confiftééntièrement a n'êtte pas découvets „ ils crurentqu'ils y étoient portés alors par des motifs d'autantplus forts, que Ie nombre de leurs ennemisétoit plut grand.Conformément a cette opinion , ils réfolurentd'abord d'abattre les cabanes des deux Anglois,& de renfermer le bétail dans Ia vieillegrotte; car ils fuppofoient que les fauvages tireroienttout droit de ce cóté-la, pour jouer encoreIe même jeu, quoiqu'ils fuffent abordésa plus de deux lieues de l'hahitation de ces deuxAnglois infortunés.Enfuite ils emmenèrent fout Ie bétail qui étoitdans ma vieille maifon de campagne, & quiappartenoit aux Efpagnols ; en nn mor. ils otèrcnt,autarit qu'il fut poffible, tout ce qui étoitcap >le de faire croire 1'ïle habitée. Le jour• après ils fe poftèrent de bon matin, avec toutesleurs forces , devant la plantation des deuxAnglois, pour y attendte 1'ennemi de piedferme.1A chofe arriva précifémenc comme ils 1'a-'fWai conjecturé. Les fauvages lailfant leuts


DE Ro BIN 3 ON CltUSOÉ. I$Jcanots pres de la cóce oriëntale de 1'ile , s'avancèrentfur le tivage , diredement vets le lieuen queftion , au nombre d'environ deux centcinquante , felon que nos gens en pouvoientjuger.Notre armee étoit fort petite en comparaifon-,& , ce qui étoit le plus fac-heux , il n'yavoit pas de quoi lui foumir fuffifamment darmes.Voici le compte des hommes :Dix-fept efpagnols,Cinq anglois,Le père de Vendredi,Trois efclaves venus dans 1'ile avec les femmes fauvages, & qui s'étoient montrés fort fidèles, . . . JTrois autres efclaves qui fervoient les efpagnols , .Nombre total,T7J. l_Pout armer ces combattans, il y avoit :Onze moufquets, .Cinq piftolets, $Trois fufils de chaffe , ?Cinq fufils que j'avois ótés aux matelots mutins en lesdéfarmant,SDeux fabres, *Trois vielles hallebardes,__5Nombre total, 22.1 1Pour en tirer tout 1'ufage poffible, ils ne don


154 L E S A V E N T U R . E Snèrent point d'atmes a fea aux efclaves; maisils les atmèrent chacun d'une hallebarde , oud'un baton a deux bouts, avec une hache, Chaquecombattant eutopéen en prit une aulTi. IIy avoit encore deux femmes qu'il ne fut paspoffible de détourner d'accompagner leurs marisau combat. On leur donna les arcs & les flêchesque les Efpagnols avoient prifes des fauvagesa la bataille qui s'étoit donnée dans 1'ile, il yavoit quelque tems, entre deux différentes troupesd'Indiens. On donna encore une hache achacune de ces amazones.Le gouverneur efpagnol, dont j'ai déja. patléfi fouvent, étoit généraliffime ; & GuillaumeAtkins, qui, quoiqu'un terrible homme quandil s'agitioit de commettre quelque crime, étoitcependant plein de valeur, commandoit fouslui. Les fauvages avaneèrent fur les nötrescomme des lions; &c ce qu'il y avoit de facheux, c'eft que nos gens ne pouvoient pastiter le moindre fecours du lieu ou ils étoientpoftés, excepté que Guillaume Atkins , qui,dans cette occafion rendit de gtands fervices,étoit caché avec fix hommes derrière quelquesbrouffailles, com'mé d'une garde avancée, avecordre de laiffer pafler les premiers des ennemis,de faire feu enfuite au beau miiieu de la troupe,ëc de fe retirer aptès, avec toute la promptitade


B E R o B I N S O N C R U S O É . 1 5 5poffible , en faifant tin détour dans le bois pourfe placer derrière les Efpagnols , qui avoiensune rangée d'arbres devant eux.Les fauvages s'avancant pat petits pelotonsfans aucun ordre , Atkins en laiffa paifer unecinquantaine, tk voyant que le tefte faifoit unetrouoe auffi épaiffe que dérangée , il fit fairefeu a trois de fes gens qui avoient chargé tousleurs fufils de fix ou fept balles, a peu prés ducalibre d'un piftolet. 11 n'eft pas poffible de direcombien ils en tuèrent & blefsètent; mais leurfurprife & leur conftemation n'eft pas exptimable.Ils étoient dans un étonnement & dansune frayeur tetrible d'entendre un bruit fi inouï,& de voir leurs gens tués & bleffés, fans enpouvoir découvrir la caufe; quand Atkins luimême& les trois autres firent une nouvelledécharge dans le plus épais de leur bataillon;& en moins d'une minute, les ttois premiersayant eu le tems de charget de nouveruleurs fufils , leur donnèrent une ttoifième décharge.Si alors Atkins & fes gens s'étoient tetités immédiatement,commeon le leur avoit otdonné, oufi les autres avoient été 1 portée de continuer lefeu, les fauvages étoient défaits indubitablemenr; car la conftemation dans laquelle ilsétoient, venoit principalemenr de ce qu'ils,


jjS L E S A V E N T U R E Ss'imaginoientque c'étoi'entles dieux quilestuolentpar le tonnerre & par la foudre. Mais GuillaumeAtkins s'atrêtant-la pout recharger de nouveau, lestira d'erreur. Quelques-uns des ennemis les plus*éloignés , le découvrirent, & le vinrent prendrepar derrière, & quoiqu'Atkins fit encore feu furceux-la deux ou trois fois,& qu'il en mat unevingtaine, il fut cependant bleffé lui-même; unde fes gens anglois fut tué a coup de flèches, & lemême malheur arriva quelque tems après a unEfpagnol, & a un des efclaves qui étoient venusdans 1'ile avec les époufes des Anglois. C'étoit ungarcon d'une bravoure étonnante ; il s'étoit battuen défefpéré , & il avoit dépêche lui feul cinqennemis, quoiqu'il n'eüt d'autres armes qu'unbaton a deux bouts & une hache.Nos gens étant prefles de cette maniète-la,& ayant fourfert une perre fi confidérable , feretirèrent vers une colline dans le bois , & lesEfpagnols, après avoir fait ttois déchatges, firentla rettaite auffi.Le nombre des ennemis étoit tertible, & ilsfe battoient tellement en défefpérés , que, quoiqu'ily en eut une cinquaijtaine de tués & aurantde bleffés au moins, ils ne laiffoient pasd'enfoncer nos gens fans fe mettre en peine dudanger, & leur envoyoient conrinuellement desnuées de flèches. On obferva même que leurs


DE R.03INS0N C R U S O É. I 5 7blefles, qui étoient encote en état de combattte,en devenoient plus furieux , Sc qu'ils étoient plusa craindre que les autres.Lorfque nos gens commencèrent leur retraite ,ils laifsèrent leurs morts fur le champ de bataille,Sc les fauvages maltrauèrent ces cadavres de lamanière du monde la plus cruelle , leur caffantles bras, les jambes Sc la têce, avec leuts maffues& leuts fabtes de bois, comme de vrais barbaresqu'ils étoient.Voyant que nos gens s'étoient retirés, ils nefongèrent pas a les fuivre; mais s'étant rangés encercle, felon leur coutume, ils poufsèrent deuxgrands cris en -figne de vi&oire. Leur joie fatpourtant modérée , peu après, par plufieurs deleurs blefles, qui tombèrent a terre , Sc qui perdirentla vie a force de perdre du fang.Le gouverneur ayant retiré fa petice armée furun teitre un peu élevé , Atkins; tout blellé qu'ilétoit, fut d'avis qu'on matchat, & qu'on donnatde nouveau avec toutes'les forces unies Maisle gouverneur lui répliqua : « Seigneur Atkins ,J> vous voyez de quelle manière défefpérée leurs» bleffés combattant; lailfons-les en repos jufs>qu'ademain; tous ces malheureux feront tous» roides de leurs bleffures, ils feront trop af-» foiblis par la perte de leut fang, pour en venir


*$8 L E S A V E N T U R . E S» aux mains de nouveau , Sc nous aurons meil-« leur marché du refte ".C'eft fort bien dit a vous, feigneur , répliquaAtkins, avec une gaiété brufque ; mais patbleu ilil en feta de moi précifément comme des fauvages; je ne ferai bon a rien demain, & c'eft pourcela que je voudrois recommencer la danfe pendantque je fuis encore échauffé. « Vous parlezj> en btave homme, feigneut Atkins , tépartie» 1'Efpagnol , & vous avez agi de même; vous» avez fait votte devoir, & nous nous battrons» pour vous demain , ft vous n'êtes pas en étatJJ d'être de la partie. Attehdons jufqu'a demain,J> je crois que ce fera le parti le plus fage< >»Néanmoins , comme il faifoit un fort beauclair de lune , & que nos gens favoient que lesfauvages étoient dans un grand défotdre , courantconfufément de cóté öc d'autte, prés del'endroitoü étoient leurs morrs & leurs blelfés,ils réfolurent de tomber fur eux pendant lanuit, petfuadés que s'ils pouvoient donnerune feule décharge avant que d'être découverts,leurs affaires iroient bien. L'occafion étoit ttèsfavorable, car un des Anglois , prés de 1'habitationduquel le combat avoit comtnencé,favoit un moyen süt pour les furprendte. 11 fitfaire a nos gens un déEour dans le bois, du cóté


B E R O 81 N S O N C R U S Ö É . IJ»)de 1'oueft, puis tournant da cóté du fud , illes mena fi pres du lieu oü étoir le plus grandnombre des fauvages , qu'avant d'avoir été vus,ou entendus, huitd'entre eux fitent une déchargefur les ennemis avec un fuccès terrible. Unedemi-minute après , huit autres les faluèrent dela même manière, & répandirent parmi eux unefi grande quantité de gtoffe dragée , qu'il y eneut un grand nombre de tués & de Heffes; Sc,pendant tout ce rems-Ia., il ne leur fut pas poffiblede découviir d'oü venoit ce catnage , Sc dequel cèté ils devoient fuit.Les nöttes ayant chargé leurs armes de nouveau,avec toute la promptitude poffible, fe partagèrenten trois ttoupes, réfolus de tombet futles ennemis tous a. la fois. Dans chaque petitettoupe il y avoit huit perfonnes, car ils étoienten tout vingt-quatte , fi 1'on compte les deuxfemmes qui, pour le dire en paffant}combattitentavec toute la fureur imaginable.Us partagèrent les atmes a feu égalément itoutes les troupes , comme auffi les hallebardesSc les batons a deux bouts. Us vouloient laifferles femmes derrière ; mais elles dirent qu'ellesétoient réfolues de mourir avec leurs maris.S'étant mis ainfi en bataille , ils fottirent du boisen pouffant un cri de toutes leurs forces. Lesfauvages tintent tous fetme ; mais ils étoient


iSo L E S A V E N T U R E Sdans la dernière confternation, en enrendant nosgens poulTer leurs cris de trois diffétens cótés.Ils étoient affez courageux pour nous combatttes ils nous avoient vus, & êffedtivement, dès quenous approchames , ils titèrent plufieurs flèches,dbnt 1'une blefla le pauvre père de Vendredi,mais pas dangereufement. Nos gens ne leur donnèrentguère de tems, & fe ruant fur eux, aprèsavoir fait feu de trois cótés différens, ils fe mêlèrentavec eux , & a coups de crofles, de fabres,de haches & de batons a deux bouts, ils remuèrentfi bien les mains , que les ennemis femirent a hurlet affreufement & a s'eufuir , 1'und'un cóté & 1'autre de 1'autre , ne fongeant pluscju'a fe dérober i des ennemis fi terribles.Nos gens étoient fatigués de les aflommer , &il ne faut pas en êtte furptis , puifque dans lesdeux aétions ils en avoient tué ou bleffé mortellementcent quatte-vingt tout au moins. Les autresfaifis d'une frayeut inexprimable, couroient parles collines & les vallées avec toute la rapiditéque la peut pouvoit ajouter a leur vïtefle naturelle.Comme nous ne nous mettions guère en peinede les pourfuivre, ils gagnèrent tous le rivage furlequel ils avoient débarqué ; mais ce n'étoitpas la encore la fin de leur malheur, car il faifoitcette nuit un tetrible vent qui, venant ducóté


DE ROBIN S O N CRUSOÉ.cóté de la mer, les empéchoit de quitter le rivage.La tempête continua pendant toute la nuit,Sc quand la matée monta, leuts canors furentpouiïés fi avant fut le riyage , qu'il auroit falluune peine infinie pour les remetttre a flot, Scquelques-uns en heuttant contte le fable, ou lesuns contre les auttes , avoient été mis en pièces.Nos gens, quoique charmés de leur viétoire ,eurent peu de repos tout le refte de la nuit; maiss'étant rafraichis du mieux qu'il leur étoit poffible, ils prirent le parti de marcher vers cettepattie de 1'ile oü les fauvages s'étoient tetités.Ce deffein les forca de paffer au travers duchamp de bataille, oü ils virent plufieurs de leursmalheureux ennemis encore en vie , mais horsd'efpérance d'en revenir : fpeétacle défagréablepour des cosurs bien placés, car une ame véritablementgrande, quoique forcée par les loix naturellesa déttuire fes ennemis , eft fott éloignéede fe réjouir de leurs malheurs.II ne leur fut pas néceffaire de s'inquiéter a1'égard de ces pauvres fauvages , car leurs efclaveseurent foin d'en finif les misètes a grandscoups de haches.Ils parvinrent enfin a un endroit oü ils vitentles teftes de 1'atmée des fauvages qui confiftoitencore dans une centaine d'hommes. Us étoientTams II,L


i6i L E S A V E N T U R E Saffis d terre, Ie menton appuyé fur les genoux ,'& la tête foutenue par les deux mains.Dès que nos gens furent éloignés d'eux de Iadiftance de deux porties de moufquet, le gouverneurordonna qu'on tirat deux moufquets fansballes pour leur donner 1'allarme , & pour voirleur contenance. II avoit envie de découvrir parias'ils étoient d'humeur a fe batcre encore , ous'ils étoient éntièrement découragés par leur défaite.C'eft felon ce qu'il découvriroic qu'il vouloitprendre fes mefures.Ce ftratagême réuffit; car dès que les fauvages:eurent entendu le premier coup , & qu'ils virentle feu du fecond, ils fe Ievèrent fur leurs piedsavec toute la frayeur imaginable , & ils s'cnfuirentvers le bois , en faifant une lorre de hurlementque nös gens n'avoient pas encore entendujufques-la, & dont ils ne purent pas dévinetle fens. D'abord nos gens auroient mieuxaimé que le tems eut été ttanquille, & que leutsennemis euffent pu fe rembatquer; mais ils neconfidéroient pas alors que leur retraite put êttala caufe d'une nouvelle expédition , & qu'ils feroientpeut-ctte revenus avec des forces auxquellesil n'auroit pas été poffible de réfifter ,ou bien qu'ils auroient pu revenir fi fouvent, quela colonie , uniquement occupée a les repouffer aauroit été obligée de pétir de faim.


DE R O B I N S O H C R V S O f.Guillaume Atkins qui, malgré fa bleffure ,n'avoit pas voulu quitter la pattie , donna lemeilleut confeil de tous ; il étoit d'avis de fefervif de la frayeur des ennemis pour les coupeïd'avec leurs batqües, Sc pour les empêcher deregagner jamais leur patne.lis confultcrent long-tems la-deffus; quelques"uns s'oppofoient a cette opinion , craignant que1'exéeution de ce ptojet ne poufsat les barbaresdéfefpéics a fe cacher dans le bois, ce qui forceroitles nötres a leur donner la chaffe comme £des bêtes féroces, les empêchetoit de travailler ,pour ne s'occuper qua garder leur bétail Sc leursplantations, & les fetoit vivre daüs des inquiérudescontinuelles.Atkins tépondit qu'il valoit mieux avoir af--faire a cent hommes qu'a cent nations , Sc qu'ilfalloit abfolument détruire , & les canots, Sc lesennemis, s'ils vouloient n'ètre pas détruits euxmêmes;en un mot, il leur montra fi bien 1'utilitéde fon fentiment, 'qu'ils y enttèrent tous. Ilsmirent aufli-tot la main a 1'ceuvre, & ayant ramaffédu bois fee, ils effayèrent de mettre quelques-unsdes canots en feu j mais ils étoient tropniouillés. Néanmoins le feu en gata tellemencles parties fupérieures, qu'il n'étoit plus poffiblede s'en fervir.Quand les Indiens eurent remarqué Ie deffeinLij


i


D E R O B I N S O N C R U S O É .fauvages au défefpoir , ils devoient placer desgardes a après de leurs plantations. 11 eft vrai qu'ilsavoienr mis leurs troupeaux en süreté , & qu'ilétoit im poffible aux Indiens de trouver la capitalede 1'ile ; je veux dire mon vieux chateau , nonplus que ma grotte dans la vallée; mais malheureufementils déterrèrent la grande ferme , lamirent toute en pièces, ruinèrent 1'enclos & laplantation qui étoit a 1'entour , foulèrent le biedaux pieds, arrachèrent les vignes, & garèrentles raifins qui étoient en maturhé; en un mot,ils firent des dommages inc-ftimables, quoiqüilsn'en profitalfent pas eux-mêmes.Nos gens étoient, a la vérité , en état de lescombartre par-tout oü ils les trouveroient; matsils étoient fort embattaffes fur la manière de leurdonner la chaffe. Quand ils les ttouvoient un aun, ils les poutfuivoient en vain ; ils trouvoientaifément leur sureté dans Ia vïteffè extraordinairede leur pieds; & d'un autre coté , nos gensn'ofoient pas aller un a un pour les furprendre,de peur d'être environnés & accablés par lenombre.Ce qu'il y avoit de meilleur , c'eft que lesfauvages n'avoient point d'armes; leurs ares leurétoient inütilés, faute de flèches & de matériaux ,pour en faire de nouvelles; & ils n'avoient aucunearme' tranchante parmi toute leur troupe.L iij


i66 L E S A V E N T U R E SL'extrémité a laquelle ils étoient réduits étoitcertainement déplotable ; mais la fituation danslaquelle ils avoient mis la colonie, n'étoit guèresmeilleure. Car quoique nos retraites fuffent confervées,nos provifions étoient ruinées pour laplupart; notre moiflbn étcit détruite , & la feulereffource qui reftoit étoit le bétail qui étoit dansla vallée, pres de la grotte , un petit champ debied qui étoit auffi de ce cöté la , & les plantationsde Guillaume Atkins & de fon camatade ;car 1'autre avoit perdu la vie dans la premièreaftion, par une fièche qui lui avoit percé la têtefotis Ia temple. II eft a remarquer que c'étoit lemême fcélérat inhumain qui avoit donné eet affreuxcoup de hache au pauvre efclave, & quiavoit ptojeté enfuite de faire main-baffe fur tousles Efpagnols.A mon avis, ces gens furent alors dans un casplus trifte que je n'avois été depuis quejem'avifaide femer du millet & du riz, & que jecommeiïfjai a réuffir a apprivoifer des chêvres,Us avoient dansles indiens une centaine de loupsdans 1 ïle, qui dévotoienttout ce qu'ils pouvoienttrouver, & qu'il étoit impoffible d'atteindre.La première chofe dont ils putent convenirdans eet embatras, c'étoit de pouffer les ennemisvers le fud-oueft, dans 1'endroit le plus reculéde 1'ile, afin que fi d'autres fauvagey abordoient


„E ROBINSON CRUSOÉ. \6jdans ces entrefaites, ils ne poffent pas découvrirceux-ci. lis réfolurent eneore de les haraffer contiauellement,d'en tuer autant qu'ils pourroientpour en diminuer le nombre , Sc s'ils pouvoientréuffir a la fin, de les apprivoifer, de leur enfeignera femer, & de les faire vivre de leur propretravail.Confotmément a ces réfolutions, il les poutfuivirentavec tant de chaleur , Sc les effrayèrentrellement par leurs armes a feu , dont le feulbruit faifoit tombet les indiens a terre , qu'ilss'éloignoienr de plus en plus; leur nombre diminuoitde jour en jour, & enfin ils furent réduitsl f ecacher dans les bois Si dans les cavemes,oü plufieurs périrent miférablement de faim ,comme il parut dans la fuite , par leurs cadavresqu'on trouva.La mifère de ces pauvres gens remplit les nótresd'une généreufe compaffion, furtout le gouverneutefpagnol, qui étoit 1'homme du monde quiavoit le cceur le rnieux placé Sc le plus digne d'unhomme de naidance. II propofa aux autres detacher de prendre un des fauvages pour lui faireentendre 1'inrenriou de la colonie, & pour 1'envoyerparmi les fier.s, afin de les faire venir a unecapirulation , qui affurat les fauvages de la vie, &la colonie du repos qu'ils avoient perdu depuis' la dernière invafion.L i?


L H S A V B N T U R E SIls furent affez long-tems avant de pouvoirparveniraleur but;mais enfin la difette les ayantaffoiblis, on en faifit un. II étoit au commencementtellement accablé de fon malheur, qu'ilne voulut ni manget ni boire ; mais voyant qu'onle traitoitavec douceur, & qu'on avoit Phumanitéde lui donner ce qu'il falloit pour fa fubfiïtance,fans lui faire le moindre chagrin, il revint de fesfrayeurs, & fe tranquillifa peu-a-peu.On luiamena lepère de Vendredi, qui entroicfouvenc en converfation avec lui, & qui 1'affuroicde ï'intention qu'on avoit, non-feulement defauvetla vie a lui Sc a tous fes compagnons, maisencore de leur donner une partie de 1'ile, a conditionqu'ils fe tiendroient dans leurs propreslimites, fans en fortir jamais pour caufer lemoindre dommage a la colonie. II lui promicauffi qu'on leur donneroit du grain pour enfemencerdestetres, & qu'on leur fourniroit dupain, en attendant qu'ils fufient en état d'en fairepour eux-mêmes. De plus, il lui ordonna d'alleeparler a fes compatriotes, Sc de leur déclarerque, s'ils ne vouloient pas accepter des conditionsfi avantageufes, ils fetoient tous détruits.Les malheureux fauvages, extrêmement humiliéspar leur misère, & réduits au nombre d'environtrente-fept, recurent cette propofirion fansbalancèr, Sc demandèrenr qu'on leur donnat quel r


DE R O B I N S O N C R U S O É. I 9ques alimens. La-deffus douze efpagnols & deuxanglois bien armés, marchèrent vets 1'endrcit oüles indiens fe crouvoienc alors, avec trois efclavesSc le père de Vendredi. Ces derniers leur portoientune bonne quanriré de pain, quelqueseateaux de riz féché au foleil Sc trois chevreauxen vie. On leur ordonna de fe placer au piedd'une coHine pour manger enfemble; ce qu'ilsfirent aveo toutes les marqués poflibles de rcconnoitfance,Sc dans la fuite ils fe montrèrent lesobfervareurs les plus religieux de leur parole,qu'il eft poffible de trouver parmi les hommes.Ils ne fortoieut jamais de leur tetritoite que quandils étoient obügés de venir demander des vivresSc des confeils pout diriger leut plantation.C'eft encore dans ce même endroit qu'ils vivoientquand je fuis rentte dans 1'ile, Sc que jeleur ai rendu une vifite.On leur avoit enfeigné a femer du bied, afaire du pain, a traire des chèvres, &c & rienne leur manquoir que des femmes pour fairebientót un peuple dans les formes. On leur avoitafligné une partie de 1'ile bordée de rochers parderrière, Sc de la mer par-devant. Elle étoit fituéedu coté du fud-eft, Sc ils avoient autant de tetresfertiles qu'il leur en falloit; elles étoient étenduesd'un mille Sc demi en largeur, Sc d'environ quacr©en longueur.


jjo L E S A V E N T U R E SNos gens leur enfeignèrent enfuice a faire despelles de bois , comme j'en faifois autrefois pourmoi-mëme, Sc firent préfent a toute la troupede douze haches Sc de trois couteaux; avec cesoutils ils facilitoient leur ttavail & vivoient avectoute la tranquillité Sc avec toute 1'innoceuce qu'onpouvoit dcfirer.Après la fin de cette guerre, la colonie Jouitd'une tranquillité parfaite, par rapport aux fauvages,jufqui ce que je revins la voir deux annéesaprès. Les canots des fauvages ne lailfoient pasd'y aborder de tems en tems pour faire leurs repasinhumains; mais comme ils étoient de différentesnations, & qu'ils n'avoient apparemment jamaisentendu parler de ce qui étoit artivé aux autres,ils ne firent aucune recherche dans 1'ile pourtrouver nos fauvages; Sc quand ilsl'auroient fair,c'auoit été un grand hafard s'ils les avoienttrouvés.C'eft ainfi que j'ai donné un récit fidéle Sccomplet de tont ce qui étoit arrivé de confidérablea. ma colonie pendant mon abfence. Elleavoit extremement civilifé les indiens, Sc leurrendoitdefréquentes vifires; mais elle leur défendoit,fous peine de la vie, de la venir voir aleur tour de peur d'en être trahie.Ce qu'il y a de remarquable encore, c'eft quenos gens avoient enfeigné aux fauvages a faire


D E Ro B I N S O N C R U S O É . %JXdes paniers & d'autres ouvrages d'ofier : maisbientót ils avoient furpaffc leuts maitres. Ilsfavoient faire , en ce genre, les chofes du mondeles plus curieufes, des tamis, descages, des tables,des gardes-mangers , des chaifes, des lits, &c.étant exttêmement ingénieuxdès qu'on leut avoitune fois donné 1'idée de quelque chofe.Mon arrivée fut d'un grand fecours a ces pauvresgens, puifque je les pourvus abondamment decouteaux, de cifeaux , de pelles , de bëches,de pioches; en un mot de tous les outils dontils pouvqient avoir befoin. Us s'en fervirentbientótavec beaucoup d'adreffe, & ils eurent aflézdinduftrie pour fe faire des maifons entièresd'un tiffud'ofier; ce qui, malgré fon air comique,étoit d'une grande utilité contre la chaleur & contretoutes fottes de vetmines.Cette invention plus tant a mes gens, qu'ilsfirent venir les fauvages, pour faire la mêmechofe pour eux ; & quand je fus voir la coloniedes deux anglois, leurs huttes parurent de loin ames yeux être de gtandes ruches. Pour GuillaumeArkins, qui commencoit a devenir fobre, induftrieux,appliqué, il s'étoit fait une tente d'ouvragede vanier, qui paffoit 1'imagination. Elle avoitcent vingt pas de circuit; les murailles en étoientauffi ferrées que le meilleur panier; elles confiftoienten ttente-deux compartimens fort épais,


I171 L É S A V E N T U R . E S& de la haureur'de feptpieds.il y avoit au milieuune autre huttequi n'avoit pas au-deü devingtdeuxpas de contour. Elle étoit beaucoup plusforte Sc plus épaifle que la tente extérieure; lafigure en étoit octogone, Sc chacun des huit coinsétoit foutenu d'un bon poteau. Sur le haut deces poteaux, il avoit pofé de grandes pièces demême ouvrage, jointes enfemble pat des chevillesde bois; ces pièces fervoient de bafe a huitfohves qui faifoient Ie döme de tout le batiment,&qui étoient parfaitement bien unies,quoiqu'au lieu de clous, il n'eut que quelqueschevilles de fer qu'il avoit trouvé moyen de faireavec de la vieille ferraille que j'avois laiiTée dans1'ïle.Certainement ce dröle faifoit voir une grandeinduftrie dans plufieurs chofes ou il n'avoit jamaiseu occafion de s'appliquer. II fe fit non-feulementune forge, avec deux foufflets de bois &de forr bon charbon , mais encore une enclumede médiocre grandeur, dont il avoit trouvé laniatière dans un levier de fer, ce qui lui donna lemoyen de forger des crochets,des gaches de ferrure,des chevilles de fe:, des verroux Sc desgonds.J'en reviens a fon batiment: après avoir drelféle döme de fa tenre intérieure, il remplit lesvides entre les folives, d'ouvrages de vahiét


BE R O BIN S ON C R Ü S O Ê . I7Jauffi-bien tiffus qu'il fut poffible, Il le couvricd'un fecond tiffiu de pailie de riz ; & fur leteut il mit encore des feuilles d'un certain arbie,fort larges; ce qui rendoit tout le toit auffi impénérrablea la pluie, que s'il avoit été couvettdetuiles, ou d'ardoifes: il fit tout cela lui-même,hotmis 1'ouvtage de vaniet, que les fauvagesavoient tifTu pour lui.La tente extérieure formoit comme une efpècede galerie couverte, & de fes trente-deux anglesde folives s'étendoient les poteaux qui foutenoientle döme, & qui étoient éloignés du circuit, del'efpace fi.e vingt pieds ; de manière qu'il y avoitentre les murailles extérieures & intérieures,une promenade large de vingt pieds a peu prés.II partagea tout 1'intérieur en fix apparremenspar le moyen de ce même ouvrage de vanier,mais plus proprement tifTu & plus fin que lerefte. Dans chacune de ces fix chambres de plainpied, il y avoit une potte, pat laquelle on enttoitpar la rente du milieu, & une autre quidonnoit dans la galerie exrétieute, qui étoit auffipartagée en fix pièces égales , non-feulementpropres a fervir de retraite, mais encore de décharge.Ces fix efpaces n'emportoient pas toutela circonférence, 6V les autres appartemens qu'ily avoir dans la rente extérieure, étoient arrangésde la manière que voici. Dès qu'on étoit entré


Ï74 LïS A V E N T Ü R Ê Spar la porte de dehors, on avoit tout droit devantfoi un petit pafTage qui menoit a la porte dela maifon intétieure ; a chaque cöté du paflage ily avoit une mutaille d'ouvrage de vanier, avecune porte par oü 1'on entroit dans une efpècede magalïn large de vingt pieds & long dequarante , Sc deda dans un autre un peu moinslong. De manière que dans la rente extérieureil y avoit dix belles chambtes, dans fix defquelleson ne pouvoit entrer que par les appartemensde la tente intérieure , dont elles étoient, pourainfi dite, les cabinets. Les autres quatre, commeje viens de dire, étoient de grands magafins,deux d'un cöté, 5c deux de 1'autre du paflagequi menoit de la potte de dehors a celle de lamaifon intérieure.Je crois qu'on n'a jamais entendu parler d'unpareil ouvrage de vanier , ni d'une hutte faiteavec aurant de propreté 5c d'arrangement. Cettegrande ruche fervoit de demeure a ttois families jfavoir , a celle d'Atkins , de fon compagnon , Scde la femme du troifième Anglois qui avoitperdu la vie dans la dernière guerre , Sc quiavoit laifls fa veuve avec ttois enfans fur lesbras.Les autres en usèrent patfaitement bien aveccette familie , 5c lui fournirent, avec une charitélibérale , tout ce dont elle avoit befoin, da


BEROBINSON CRUSOE. ijfgrain, du lait, des raifins fecs , &c. S'ils tuoientun chevreau, ou s'ils trouvöient une tortue, elleen avoit toujours fa part; de manière que tousenfemble ils vivoient aflez bien, quoique, commej'ai déja dit, il s'en fallür de beaucoup qu'ilsn'eufTent la même application que les Anglois quifaifoient une colonie a part.II y avoit une particularité dans la conduite detous les Anglois , que je ne dois pas palier fousfilence. La religion étoit une chofe abfolumentinconnue parmi eux. Il eft vrai qu'ils fe faifoientfouveuir aiïez fouvent les uns les autres, qu'ily avoit un Dieu, en jutant a la manière des gensde mer; mais cette efpèce d'hommage qu'ils tendoienta la divinité , étoit fort éloigné d'être unacte de dévotion, & leuts femmes , pour êtremariées a des chrétiens , n'en étoient pas pluséclairées. Ils étoient eux-mêmes fort ignoiansdans la religion, & par conféquent fort incapablesd'en donner quelque idéé a leurs femmes. Toutesles lumières qu'elles avoient acquifes pat le mariage, c'eft que leurs maris leur avoient enfeignéa parler 1'Anglois palfablement , comme aufli aleurs enfans, qui étoient environ au nombre devingt, & qui apptenoient a s'énoncer en Anglois,dès qu'ils étoient en état de former des fons articulés,quoiqu'ils s'en acquittaflent d'abord d'une


ïjd L E S A V E N T U R E Smanière aflez butlefque , aufli - bien que leursmères.Parmi tous ces enfans , il n'y en avoit pas unqui pafsan 1'age de fix ans quand j'arrivai. A peiney en avoir-il fept que les Anglois avoient menéces dames fauvages dans 1'ile. Elles étoient toutesfécondes , 1'une plus , 1'autre moins ; celle quiétoit tombée en pattage au fecond euifinier duvaifTeau , étoit groffe alors pour la fixième fois ;il n'y en avoit pas une qui ne fut douce, modérée, laborieufe, modefte & prompte a fecoutirfes cofnpagnes ; elles étoient fur-tout exrtêmementfoumifes a leurs maitres , que je ne puisappeler leurs maris que très-improprement. II neleur manquoit plus rien que d'être inftruires dansle chriftianifme, &c mariées légitimement: ellesy parvinrent bientöt pat mes foins , ou du moinspar une conféquence de mon arrivée dans file.Ayant donné ainfi l'hiftoire générale de la co*lonie, & pareillement des cinq rébelles Anglois,il me refte a entter en quelque détail touchantles Efpagnols , qui conftituoient le corps le pluspuiflant de mes fujets , & dont Thiftoite eft remarquablepar des particularités dignes d'attention.Ils m'informèrent, dans plufieurs de nos converfations,de la fituation oü ils s'étoient tiouvéspatmi


i R O B I N S O J I G R U S O É . 177parmi les fauvages. ILs me direnr naturellementqu'ils n'avoient pas fongé feulemenr a chercherdans l'mduftrie quelque fecours contre la misère;£c que , quand même , iis auroient été fi forr ac-•cablés par le fardeau de leurs inforrunes, fi abïmésdans le défefpoir , qu'ils s'éroienr abandonnésnonchalamment a la réfolution de fe laiffermourir de faim.Un homme fort grave 8cfort fenfé d'entre eux,me dir qu'il fentoit hien qu'ils avoient eu tort;puifqti'un homme fage , au lieu de fe lailfer entrainera. fa misère , doit tirer du fecours de tousles moyens que lui oflre la raifon, pour adoucirle malheur préfent, & pour fe préparer une délivranceenrière pour 1'avenir. La douleur , con*tinua-t tl, eft la paffion du monde la plus infenfée5c la plus inutile ; elle ne roule que fur des chofespaffées , qu'on ne peut rappeler , 8c qui, d'ordinaire,font fans remède; elle ne fe ronrne prefquejamais du coté de 1'avenir ; &c bien loin de nousfaire réfléchir fur les moyens de finir nos malheurs, elle y met le comble, au lieu de les rendrefupportables. La-dellus il m'aliégua un proverbeefpagnol qu'il m'eft impoftible de citer mot amot, mais dont j'ai fait le proverbe que voici :TomeErrc troublé dans le troüblc,C'eft rendre ie trouble doublé.IL


178 L E S A V E N T U R E S11 porta enfuite fes réflexions fur toutes lescommodités que je m'étois auttefois procuréesdans ma folitude , & fur les foins infatigablespar lefquels, d'un état plus trifte que le leur n'avoitjamais été , j'en avois fu faire un plus heureuxque n'étoit le leur dans le tems même qu'ils fettouvoient tous enfemble dans 1'ile.II me dit encore qu'il avoit remarqué avec étonnementque les Anglois avoient plus de préfenced'efprit dans l'inforturie , que tout autte peuplequ'il eut jamais rencontré ; & que fa nation , &la Portugaife, étoient les gens du monde les plusmaiheureux quand il s'agifloit de lutter contre1'adverfité ; puifqu'après avoir fait inutilementles efforts ordinaires pour fe tirer du malheur ,leur premier pas étoit toujours le défefpoir , fouslequel ils refloient affaiffés , fans avoir la forced'efprit de former le moindre deffein propre amettre tin a leurs calamités.Je lui répondis qu'il y avoit une grande différenceentre leur cas & le mien, puifqu'ils avoientété jetés a terre fans aucune chofe néceffaire pourfubiifter. Qu'en effet, mon malheur avoit été accompagnéde ce défavantage , que j'étois feul •mais qu'en récompenfe , les fecours que ia providencem'avoit mis entre les mains en poulTantles débris du vaifTeau fi prés du rivage , auroientété capables de ranimer le courage de l'homme


RE R O B I N S O N C.RUSOÉ. Ï79du monde le plus foible. Seigneur, téfétii 1'Efpagnol, fi neus avions été dans votre iituation ,nous n'aurions jamais rité du vaifTeau la moitiédes chofes utiles que vous fütes en tirer ; nousn'aurions jamais eu 1'efprit de faire un radeaupour les porter a terre , ou de le faire aborder a1'ile fans voiles & fans rames. Nous ne nous enferions pas avifés tous enfemble , bien loin qu'unfeul d'entre nous eut été capable de 1'entreprendre& de 1'exécuter. Je le conjurai la-ddFus de mettredes barnes & fes complimens , & de continuer lerécir de leur embarquement dans 1'endroit oü ilsavoient fi mal paffe leur tems. 11 me dir que malheureufementils étoient abordés dans une ile oüil y avoit du monde fans ptovifions, & que s'ilsavoient été affez fenfés pour remettre en mer, &aller vers une ile peu éloignée de-la., ils auroienttrouvé des provifions fans habitans. Que les Efpagnolsde 1'ile de la Trinité y ayant été fréquemment,n'avoient rien négligé pour la remplir deboucs & de cochons; que d'aiileurs, les tourtcrelles& les oifeaux de mer y étoient dans unefi grande abondance , que s'ils n'y avoient pastrouvé du pain , du moins ils n'anroient jamaispu manquer de viande. Dans 1'endroit oü ilsavoient abordé , au'contraire , ils n'avoient euque quelques herbes & quelques racines fansgoüt & fans fuc , dont la charité des fauvages


i?o L E S A V E N T U R . E Sles avoit pourvus, encore fort fobtement, pareeque ces bonnes gens n'étoient pas en état de lesnourrir mieux ; a tnoins qu'ils n'euffent vouluavoir part a leuts fefHus de chair humaine.Les Efpagnols me firent encore le récit de tousles moyens qu'ils avoient employés pour civiliferles fauvages, leurs bienfaiteurs, & pour leurdonner des feminiens & des coutumes plus raifonnablesque ceux qu'ils avoient hérités de leursancêtres; mais tous leuts foins avoient été inutiles.Les fauvages avoient ttouvé fort étrangeque des gens qui étoient venus la, pout chercherde quoi vivre , voululfent fe donnet les airsd'inftruire ceux qui leut procuroient de quoi fubfifter; felon eux, il ne falloit fe mèler de donnerfes idéés aux gens , que quand on pouvoit fepaffer d'eux.Les Efpagnols avoient été expofés fouvent ade terribles extrérnirés , érant quelquefois abfolumentfans vivres. L'ile oü Ie malheur les avoitportés , étoit habitée par des fauvages indolens ,tk par conféquent plus pauvtes & plus miférablesque d'autres peuples de cette même partie dumonde. En récompenfe , ceux-ci étoient moinsbarbares & moins cruels que ceux qui étoientplus a leur aife.Mes Efpagnols trouvoient pourtant dans latrifte fituation oü ils avoient été , une démonf-


BI ROBINSON C R V S O ï. l8ïtration évidente de la fageffe & de la bonté de laprovidence qui diuige les événemens. Car fi, animéspar la misère & par la difette qui les accabloient, ils avoient cherché un pays plus abondant,cette précaution même les auroit détournésde la route de fe délivrer par mon moyen.Les fauvages , a ce qu'ils me racontèrent encore, avoient voulu , pour prix de leur hofpitalité, les conduite avec eux a la guerre. 11 eft vraiqu'ils avoient des armes afeu, & s'ils n'avoientpaseu le malheur de perdre leurs munitions, nonfeulementils auroient été en état de rendre desfervices confidérables a leurs hótes, mais encorede fe faite refpeder par leurs amis & par leursennemis. Mais n'ayant ni poudre ni plomb , obligéspourtant de fuivre leurs bienfaiteurs dans lescombats , ils y étoient plus expofés que les fauvageseux-mêmes. Us n'avoient ni arcs, ni flèches,& ils ne favoient pas faire ufaga de ces fortesdarmes que leurs amis auroient pu leur fournir.Ainfi , ils étoient foicés a refter dans rinadion ,en batte aux dards des ennemis, jufqüa ce queles deux armées fe ferraffent de prés. Alors, effeétivementils étoient d'un grand fervice. Avectrois hallebardes qu'ils avoient, & avec leursmoufquets , dans le canon defquels ils mettoientdes morceaux de bois pointus au lieu de bayonnettes,ils rompoient quelquefois des bataillonsM i ij


i§z L E S A V E N . T X T R . E Sentiers. II ne laiflbit pas d'arriver fort fouvent ,qüenvironnés par une grande multitude d'ennemis, ils ne fe fauvoient d'une grêle de flèchesque par une efpèce de miracle. Mais enfin, ilsavoient fu fe garantir de ce danger, en fe ccuvranttout le cotps de larges boucliers de boiscouverts de peaux de certains animaux fauvagesdont ils ne favoient pas le nom. Un jour cependantle malheur avoit voulu que cinq d'entr'euxfuflent jetés a. tetre par les maflues des fauvages, ce qui avoit donné. occafion a 1'ennemid'en faire un prifonnier; c'étoit précifément 1'Efpagnolque j'avois eu la fatisfaéfcion d'arracher ala cruauté de fes vainqueurs. Ses compagnons1'avoient cru mort dans le commencemenr; maisen apprenant qu'il avoit été pris, ils auroient hafardévolontiers leur vie tous , tant qu'ils étoient,pour le délivrer.Dans le tems que ces Efpagnols avoient ététertafles , les autres les avoient renfermés au milieud'eux fans les abandonner , jufqüa ce qu'ilsfuflent revenus a eux-mêmes. Alors, faifant tousenfemble un petit bataillon , ils s'étoient fait jourau travers de plus de mille fauvages renverfanttout ce qui s'oppofóit a eux , & procurant a leursamis une victoire entière , mais peu fatisfaifantepour eux-mêmes par Ia perte de leut compagnon.


D EROBINSON CRUS o i 183On peut juger pat-la , quelle avoit été leurjoie en revoyant leur ami qu'ils avoient cru dévorépar les fauvages , la plus mauvaife efpèctd'animaux féroces. Cette joie étoit parvenue auplus haut degré, pat la nouvelle qu'il y avoit prtde-la un chrétien affez humain pour former tedeffein de finir leurs malheurs ,& capable de 1'exécutet.Ils me firent encore la defcription la plus pathétiquede la futprife que leur avoit donnée lefecouts que je leur avois envoyé ; le pam , furtoute chofe , qu'ils n'avoient pas vu depuis tantd'années. Ils 1'avoient béni mille & mille fois ,comme un aliment defcendu du ciel, & en legoütant ils y avoient trouvé le plus reftautantde tous les cordiaux. Plufieurs auttes chofes queje leur avois envoyées pour leur fubfiftance ,leur avoient caufé a-peu-prés le mëme raviffement.Mes Efpagnols, en me faifant ce récit, trouvoientdes termes pour exprimer leurs feminiens-,mais ils n'en avoient point pour donnerune idéé de la joie qüavoitexcitée dans leur amela vue d'une barque & de pilotes tout prcts ales titer de cette ïle malheureufe , & a leur fairevoir le lieu & la perfonne defquels ce fecours leurétoit venu. Us me dirent ieulement que les exrravagancesoü les avoit portés uns délivrance fi peu. M iv


1S4 L E S A V E N T U R . E Sattèndue, n'avoient été guères éloignées d'unevéritable frénéfie ; que leurpaffion , qui étoufFoit'prefque toutes les facultés de leur ame , s'étoitfrayé plufieurs routes différentes, pour éclaterdans 1'un d'une celle manière , dans 1'autre d'unemanière route oppofée ; que les uns s'étoientéyanoüis, que les autres avoient pleuré, Sc quequelques uns étoient devenus pour un tems abiolumenrfous.Ce portrait me toucha beaucoup , & me rappelales tranfports de Vendredi en rencontrantfon père ; ceux des Francois qui s'étoient fauvésa bord de leur navire embrafc; ceux de eet équipageque mon fecours avoit empêchés de mourirde faim , & fur-tout la manière dont j'avois étéfaifi (noi-même , en quirtanr le déferr dans lequelj'avois vécu pendant vingt-huit ans. C'eft ainfique d ordinaire nous nous inréredbns aux fenttmensd'autrui, aproportion que nous y reconnoifTonsnos propres fentimens.Ayant donné ainfi une idéé de 1 etat ou je trouvaima colonie , il eft tems que j'entre 'dans ledétail de ce que je lis pour elle, & de la firuarionoü je la iaifïai en fortant de 1'ïle. Ces gens étoientperfuadés, aufli bien que moi, qu'ils ne feroientplus importunés par les vifires des fauvages, & que süs revenoient , ils étoient en état«è? les repoufler, quand ils feroient deux fois plus


DE ROBINSQN C R U S O É . 185nombreux qn'auparavant. Ainfi , il n'y avoit riena craindre de ce cotéla. Un point plus impottantque je traitai avec 1'Efpagnol , que j'appele gouverneur, c'étoit leur demeure dans 1'ïle. Mon intentionn'étoit pas d'en emmener un feul avecmoi: auffi n'étoit-il pas jufte de faire cette gracea quelques-uns, Sc de laiffer la les autres, qui auroientété au défefpoir d'y refter, fi j'euffe diminuéleur nombre.Je leur dis donc a tous que j'étois venu pourles écablir dans 1'ïle, Sc non pour les en fairefortir ; que dans ce deffein , j'avois fait des dépenfesconfidérables, afin de les pourvoir de toutce qui étoit néceffaire pour leur fubfiftance , Scpour leur süreté : que de plus , je leur amenoisdes perfonnes non - feulement propres a augmenreravantageufement leur nombre , mais encorea leur rendre de grands fervices , étant artifans, & capables de faire pour la colonie millechofes néceflaires qui lui avoient manqué jufqu'apréfent.Avant de leur livrer tout ce que j'avois apportépour eux , je leur demandai a chacun ,1'un après 1'autre , s'ils avoient abfolument bannide leur ccsur leurs anciennes animofités, &c s'ilsvouloient bien fe toucher dans la main les unsaux autres, pour fe promettre une amïcié étroite,


i8cT L E S A V S N T U R E SSc un attachement fincète pour 1'intérêt communde toute la fociété.Guillaume Atkins répondit d'une manière gaie& cordiale, qu'ils avoient eu affez de malheurspour devenir modétés, & aflez de difcofdes pourdevenir amis ; que pour fa part il promettoit dcvivre Sc de mourir avec les autres ; que, biet»loin de nourrir quelque haine contre les Efpagnols, i! avouoit qu'il avoit mérité de refte toutce qu'ils avoient fait a. fon égatd , 5i que s'il avoitété a leur place , & eux dans la fienne , ils n'enauroient pas été quittes a fi bon marcliéyqu'ilétoit prêr a leur demander pardon, s'ils le vouloient,de fes folies Sc de fes brutalités ; qu'ilfouhaitoit leur amitié de tout fon cceur , & qu'ilne négligeroit aucune occafion de les en convaincre;qu'au refte, il étoit content de ne pasre voir encore fa patrie de vingt ans.Pour les Efpagnols, ils dirent qu'en effet ilsavoient dans le commencement défarmé & exiléAtkins Sc fes compagnons, a caufe de leur mauvaifeconduite, & qu'ils s'en rapportoient a moi,s'ils 1'avoient fait fans raifon : mais qu'Atkinsavoit marqué tant de bravoure dans la grandebataille contre les fauvages, & qu'enfuite il avoitdonné tant de marqués de 1'intérêt qu'il prenoitdans toute la fociété , qu'ils avoient oublié tout


DE R O B I N S O N C R Ü S O É . 187le pafte, & qu'ils le croyoient auffi digne d'êtrefonrni darmes & de tout ce qui lui étoit néceffaireque tout autre ; qu'ils avoient déji fait /oirjufqu'a quel point ils étoient fatisfaits de lui , enlui confiant le commandement fous leur gouverneur;qu'ils avoient parfaitement, lui & fes compagnons, mérité leur confiance par tout ce quipeut potter les hommes a fe fier les uns auxautres; enfin , qüüs embraffbient avec plaifir1'occafbn de m'affurer qu'ils n'auroient jamaisd'autre intérêt que celui de toute la colonie.Sur ces déclararions qui paroiffoient pleines defranchife & d'amitié , je les priai tous a dinerpour le lendemain; & véritablement j e leur donnaiun repas magnifique. Pour le faire préparer, je fisvenir a. terre le euifinier du vaifTeau & ion compagnon, &c je leur donnai pour aide le fecondeuifinier qui éroit dans 1'ïle- On apporta du vaiffeaufix pièces de bceuf, & quatre de potc , unegrande jatte de porcelaine pour y faite du punch ,avec les ingtédiens néceflairesdix bouteilles devin rouge de Bordeaux , & dix bouteilles de bièred'Angieterre. Tout cela fut d'autant plus agréablea mes convives, qu'ils n'avoient taté de tien depareil depuis bien des années.Les Efpagnols ajoutèrent a nos mets cinq chevreauxentiers , que les cuifiniers firenr rotir, &'dont on envoya trois bien couverts dans le


*88 L E S A V E N T U R E SvaifTeau, afin que 1'équipage fe régalat de viandefraidie dans le tems que mes infulaires faifoientbonne chère des provifions falées du vaiffeau.Après avoir goüté avec eux tous les plaifirsinnocens de la tabie , j'e fis porter a terre toutela cargaifon que j'avois deftinée a mes gens; &pour empêcher qu'il y eut des difputes fur lepartage, j'ordonnai que chacun prit une portiouégale de tout ce qui devoit fervir a. les vêtir pourlors. Je commencai par leur diftribuer autant detoile qu'il leur en falloit pour avoir quatre chemifes,& j'augmentai enfuite le nombre jufqu'afix, a l'inftanre prière des Efpagnols. Rien aumonde n'étoit capable de leur faire plus de plaifir;il y avoit fi long-tems qu'ils n'en avoient porté ,que 1'idée même leur en étoit prefque fortie dela mémoire.Je deftinai les étoffes minces d'Angleterre ,dont j'ai parlé ci-deffus, a leur faire faire achacun un habit en forme de fourreau; croyanteet habillement libre & peu ferré , le plus proprepour la chaleur du climat. J'ordonnai en mêmetems qu'on leur en fit de nouveaux dès que ceuxciferoient ufés. Je donnai a peu prés les mêmesordres pour ce qui regardoit les efcarpins, lesfouliers , les bas, &c les chapeaux.II m'eft impoffible d'exprimer la joie 8c la fac


D E R o B I N S O N C R U S O E . l8j)tisfaétion qui éclatoient dans 1'air de tous cespauvres gens, en voyant le foin que j'avois prisde leur foutnir tant de chofes utiles & commodes.Ils me dirent que j'étois leur véritablepère, & que, tant que , dans un endroit fiéloigné de leur partie , ils autoient un correfpondantcomme moi , ils oublieroient qu'ils éroientdans un défert. La-defTus ils déclarèrent tousqu'ils s'engageoient a ne jamais abandonnei 1'ilefans mon confentement.Je leur préfencai enfuite les gens que j'avoisemenés avec moi, fur tout le tailleur, le ferru*-rier, les deux charpentiers , &c mon artifan univerfelqui leur étoit d'une plus gtande utilitéqu'aucune chofe au monde. Le tailleur, pourleur marquer le zèle qu'il avoit pour eux , femit d'abord a ttavailler, &avec ma permiiïion ,il commenca par leur faire a chacun une chemife.En même tems il enfeigna aux femmes lamanière de manier 1'aiguille , de coudre & depiquer, & les employa même fous lui a faireles chemifes de leurs maris & de rous les autres.Pour les charpentiers , il n'eft pas néceffairede dire de quelle utilité ils furent a ma colonie.Ils mirent d'abotd en pièces tout mes meublesgroffiers, & firent en leur place, en moins derien5des tables fort propres, des chaifes , deschalits, des buffets, Sec,


1«?0 L E S A V E N T U R E 5Pour leur faire voir de quelie manière la natureavoit produit mes artifans, je menai mescharpentiers voir Ia maifon d'Atkins. lis m'avouèrenttous deux qu'ils n'avoient jamais vuun pareil exemple de 1'indufhie humaine : 1'undes deux, même après avoir rêvé pendanr quelquesmomens, fe tournant de mon cöré : Envérité , dit-il, cette homme na pas befoïn denous , il ne lui manque rien que des outils.Ce mot me fit fouvenir de produire ceux quej'avois apportés; je diftribuai a chaque hommeune bêche, une pelle & un rateau , afin de fuppléerpar Ia a la charme & a la herfe. Je donnaiencorea chaquepetire colonie a part, unepioche,un leviet, une grande hache, Sc une fcie , en leurpermettant d'en prendre de nouveaux du magafingénéral, dès qu'ils feroient ufés ou rompus.J'avois menéavec moi a terre le jeune hommedont Ia mère étoit motte de faim , & la fervanteauffi. C'étoir une jeune fille douce, bien élevéeSc pieufe , & fa conduite charmoit tout le monde.Elle avoit vécu fans beaucoup d'agrément dans levaifTeau oü il n'y avoit point d'autre femmequ'elle ; mais elle s'ctoit founufe a fon fort avecbeaucoup de réfignation. Quand elle vit i'ordrequi regnoir dans mon ile , & fair flor.ilTant quiy éclatoir par-tout , confidérant qu'elle n'avoitaucune affaire dans les Indes orieutales , elle me


»B ROBIN SON CRÜSOÉ. 191pvia de la lailTer dans 1'ïle , & de 1'agtéger commeunmembre de ma familie. Le jeune homme mefit la méme prière, Sc j'y confentis avec plaifir 4Je leur donnai un petit terrein , ou 011 leur fittrois tentes, entourées d'ouvrages de vanier ,conlïruites a la manière de la maifon d'Atk'.ns.Ces tentes étoient liées enfemble d'une tellemanière, que chacun avoit fon appartement, Scque celle du milieu pouvoit fetvit de magafin Scde falie a manger pour 1'ufage de 1'un & de 1'autre.Les deux Anglois trouvèrent a propos de changecde demeure , & d'approcher davaatage de cesnouveaux venus. C'eft ainfi que 1'ïle refta toujoutspartagée en trois colonies.Les Efpagnols , avec le père de Vendredi Scles premiers efclaves , étoient toujours dans monvieux chateau fous la collme , lequel devoit pafferpour la capitale de mon empire a fort juftetitre. lis 1'avoient tellement étendu, qu'ils y pouvoientvivre fort au large , quoiqu'entièrementcachés, & je fuis sur qu'il n'y eur jamais aumonde une perite ville dans un bois fi parfairementa Fabri de toute inlulte. Mille hommesauroient parcouru toute 1'ïle pendant un moisentier fans la trouver, a moins que d'être averrisqu'elle y croit réellement. Les arbres qui 1'entouroientétoient fi ferrés , Sc leurs branches étoienttellement enttelacées les unes dans les autres,


ijii L E S A V E N T U R . E Squ'il auroit fallu les abartre pour voir le chitèaU id'ailleurs , il étoit prefque impoflible de découvrirles deux petixs chemins par lefquels les habitanseux mêmes entroient &c fortoient. L'unétoit tout au h'aüt de la petite baie , a plus de deuxeens verges derrière 1'habitatibn j 1'autre , encoreplus caché, menoit par-defius Ia colline, par lemoyen d'une échelle , comme je 1'ai déja. dit plusd'une fois. Ils avoient planté encore au-dellus dela colline un bois fort épais d'un acre d'étendue,oü il n'y avoit pas la moindre ouverture, exceptéune fort pë'tite entre deux arbres, par laquelle onentroit de ce cóté-il.La feconde colonie étoit celle de GuillaumeAtkins, de fon compagnon, & de la familie deleur camarade défunt, du jeune homme & dela fervante. Dans celle-11 demeuroient encoreles deux charpentiers, & le ferrurier qui étoitd'autant plus utilea tous les habitans, qu'il étoitencore bon armurier, & capable par conféquencde tenir toujours en bon état les armes a feu. Ilsavoient. avec eux mon artifan univerfel qui valoitvingt autres ouvriers lui feul. Ce n'étoit pasfeuiement un garcon forr induftrteux , mais encorefort gai & N diverti(fant, en forte qu'on trouvoitchez lui 1'agréable & 1'utile. Avant que defortir de mon royaume j'eus la fatisfaction de iematter avec la fer?ante qui étoit une fille demérite.


BI R ö ï I H S O H GRUSO-Ï, 195mérite. Enfin , la troifième colonie étoit célle desdeux Anglois honnêtes gens.A propos de manage, je ne dois pas négligerde rapporter ici les converfations que j'eus dansTile avec mon religieux francois fur les mariagesdes Anglois.II eft certain que c'étoit un catholique romain,& il eft a craindre que je ne choque les proteftansen parjant avantageufement de fon cara&ère & defa piété. Non-feulement c'étoit un papifte , maisun prêtre , & un prêtre francois. Ces qualitéspourtant ne doivent pas m'empêcher de lui rendrejuftice ; c'étoit un homme fobre , grave , &c, ducóté de la morale , véritablement chrétien. Sacharité étoit exemplaire, & toute fa conduitepropre a fervir de modèle aux gens de bien. Perfonnene doit trouver a redire , je crois, auxéloges que je lui donne malgré fa profeflion , 8cfes principes , fur lefquels il fe trompoit a monavis , & peut - être encore au fentiment de plufieursde mes lecteurs.La première converfation que j'eus avec lui,après qu'il eut confenti a me fuivte dans lesIndes, me plut extraordinairement. La religionen étoit le fujet, &c il m'en paria avec toute Iamodération & la politelfe imaginables.Monfieur , me dit il, en faifant le figne de lacroix , vous ne m'avez pas feulement fauyé laTome ILN


•J94 L Ï S ' A ' V E H T U R Ï ^vie par la bénédiction du ciel, mais vous m'ave^permis encore de faire ce voyage avec vous. Vousavez été affez obligeant pour me confidérercomme votre ami , & pour me permettre devous pariet avec franchife. Vous voyez par monhabit de quelle religion je fuis , &jepuis devinerla votre par votre patrie. Mon de voir eft fansdoute de faire , en toute occafion, tous les effortspoffibles pour porter les hommes dans lefein de 1'églife catholique, & de leur donner laconnoiffance de la religion que je crois la feufevéritable. Maiscomme je me confidère ici commeun de vos domeftiques; vos bienfaits, les régiesde la civilité Sc de la juftice même me forcent ane rien faire fans votre permiffion. Ainfi , moafieur,je ne prendrai jamais la liberté d'entrer endifpute fur quelque point de religion, touchantlequel nous n'avons pas les mêmes fentimens , amoins que vous ne le trouviez a propos.Je lui répondis que je trouvois dans fa conduiteautant de prudence que de modération jqu'il étoit vrai que j'étois de ceux qu'on ttaited'hérétiques dans fon églife , mais qu'il n'étoicpas le ptemier catholique romain avec lequelj'avois lié converfation , fans m'empottet a cesttanfpotts de zèle qui ne peuvent que tendre cesfortes d'enttetiens gtofiiers Sc inutiles : qu'il pouvoitêtre perfuadéque fes fentimens »'altéreroiene


DE EtofclNSON C H O S O L Ï95Jamais rien dans 1'eftime que fes bonnes qualitésm'avoient donnée pour lui, & que, s'il arrivoitque nos converfations fur ces fortes de matières, produififTent quelque mécontentement,j'aurois foin que ce ne fut pas ma faute.II me répattit que , felon lui, il étoit aifé debannir la difpute de toutes nos converfations ;que ce n'étoit pas fon aflaire de vouloir convertirceux avec qui il parloit, & qu'il me prioit de leconfidérer dans nos entretiens plutót comme unhonnête-homme, que comme un religieus ; quefi je voulois lui permettre quelquefois de parleravec moi fur des matières de religion, il le feroittrès-volontiers , & qu'alors il étoit perfuadéque je fouffrirois avec plaifir qu'il défendit fesopinions le mieux qu'il lui feroit poffible 5 maisque fans mon confentement il ne tournejroit jamaisla converfation de ce cóté-la.II me dit encore qu'il étoit réfolu de ne riennégliger , & en qualité de prêtre , & en qualiréde fimple chtétien, de tout ce en quoi il pourroitcontribuer a 1'utilité de 1'équipage , & a 1'intétêtgénéral du vaifTeau ; & que s'il ne pouvoitpas ptier peut-être avec nous, ni nous avec lui,il auroit du naoins la confolation de prier pournous dans toutes fortes d'occafions.C'étoit la le tour de nos entretiens ordinaires,Nij


ic)6 L E S A V E N T U R E Sie trouvois dans ce religieux non-feulement unhomme bien élevé , mais encore un cceur bienplacé , & , fi j'ofe le dire , du bon-fens, & unegrande érudition.II me fit un récit très-diverciffant de ia vie, Scdes événemens extraordinaires donc elle avoit étécomme tiffue. Parmi les aventures nombreufesqu'il avoit eues pendant les deux années qu'ilavoit employées a voyager, la plus remarquable,a. mon avis, étoit fa dernière courfe , dans laquelleil avoit été forcé cinq fois de changer de•vaifleau ; fans que jamais aucun des cinq fütparvenu a 1'endroit pour lequel il avoit été deftiné.Son premier delfein avoit été d'allet a Saint-Malo , dans un vaifleau prèt a faire ce-voyage :mais forcé par les mauvais tems d'entrer dans leTase le navire avoit donné contre un banc ,Al& 1'on avoit été obligé d'en oter toute la cargaifon.Dans eet embarras il avoit trouvé uuvaifleau prèt a faire voile pour les iles Madères.II s'y étoit embarqué , mais le maitre n'étant pasun fort excellent marinier , & s'étant trompédans fon eftime , avoit laiffé dériver fon navirejufqu'a Fial , oü, par un heureux hafard, il avoittrouvé une bonne occafion de fe défaire de famarchandife qui confiftoit en grains. Ce bom


DE ROBINSON CRUSOÉ. 197heur 1'avoit fait réfoudre a ne point allet auxMadères, mais a charget du fel dans 1'ile de Mai,& a s'en allet de-la vers TerreNeuve.Dans cette conjonfture mon religieux n'avoitpu que fuivre la deftinée du vaifleau, & ,1e voyageavoit été lieuteux jufqu'aux bancs, oü 1'on prendle poiffon. Renconttant la un vaifleau francois,deftiné pour Québec, dans la rivière du Canada,& de-la pour la Martinique, pour y apporterdes vivtes, il avoit cru trouver l'occafion d'exécuterfon premier deffein. Mais après être arrivé aQuébec, le mairre du vaifleau étoit mort, &levaifleau n'étoit pas allé plus loin. Se voyant traverféde cette manière , il s'étoit mis dans levaifleau deftiné pour la France, qui avoit été confuméen pleine mer, & nous 1'avions recu a bordd'un vaifleau deftiné pour les Indes otientales.C'eft ainfi qu'il avoit échoué tout de fuite en cinqvoyages, qui étoient, pour ainfi dire, les partiesd'une feule courfe, fans parler de ce qui lui arrivadans la fuite.Pour ne pas faire de trop longues digreflionsfur les aventutes d'autrui, qui n'ont point de relationavec les miennes, je reviens a ce qui fe pafladans mon ile , par le moyen de mon religieux»Comme il étoit logé avec nous pendant tout letems que je fus dans Pïle, il me vint voit un matmN iij


i9? Lis A V S N T W R . E Sque j'avois réfolu d'aller vifuer la colonie des Anglois, qui étoit dans 1'endroit le plus éloigné de1'ïle. II me dit avec beaucoup de gravité, quedepuis quelques jours il avoit attendu avec impafience1'occalion de m'entretenir, efpérant quecequ'il avoit a me dire ne me déplairoit pas, pareequ'il tendoit a mon deffein général, la profpéritéde ma colonie, &pour y attirer les bénédiótionsdu ciel, dont jufqüici elle ne jouiffoit pas autancqu'il 1'auroit fouhairé.Sur pris de la fin de fon difcours, je lui répondisd'une manière aflez précipitée :


Dl RoïlNSON CRBSeÉ. I99quand. il feroit encore meiüeur, il peut y en avoicparmi vos gens dont les aétions n'ont pas la mêmepureté. Vous favez que dans l'hiftoire des enfansd'Ifraël, un feul Achan, éloigna la bénédiction dedieu de tout le péuple, & lirrita tellement, quetrente-fix ifraélites, quoiqu'ils n'euffent point depatt dans le crime, furent robjet de fa colète &cdefa vengeance.Son difcours me toucha fort, & je lui dis quefon raifonnement étoit jufte , & que fon deifeinme patoilloit fi fincète, & fi plein de piété, que >moitifié de 1'avoit interrompu , je ne pouvoisque le prier de vouloir bien continuer. Perfuadéque ce qu'il avoit a me dire demandoit quelquetems, je 1'avertis de mon intention d'aller yoirles plantations des Anglois, & je lui ptopofai dem'y accompagner , & de m'expliquer fes vues ertchemin faifant. II me répondit qu'il y confentoitavec d'autant plus de plaifit, que ce qu'il avoitame dite regardoit ces mêmes Anglois. La-deffusnous ncusmïmesen chemin je le conjurai deme parler avec toute la franchife poffible.Avant que d'en venir a mon fujet, me dit-il,vous me petmetttez bien , monfieur, de poferici quelques principes, comme la bafe de toutmon difcours. Quoique nous dirférions dans quelquesfentimens particuliers, tout ce que j'ai aNiv


i©o L E S A V E N T U R E Svous dire, feroit fans fruit, fi nous ne nousaccordions point dans les principes généraux.Je fais bien que malheureufement nous n'ad-'mettons pas tous les mêmes dogmes, dans lecas même dont ils'agit; mais il eft certain quenous ne pouvons que tomber d'accord de certainesvérités primitives. Nous croyons 1'un &1'autre qu'il y a un dieu, 8c que ce dieu nousayant donné des regies pour y conformer notreculte & notte conduite, nous ne devons pasnous hafarder de propos délibéré a 1'offenfer, ennégligeant ce qu'il nous commande , ou en faifantce qu'il nous défend. D'ailleurs, quels quefoient les points particuliers de nos religions,nous admettons tous comme une vériré inconteftable,qued'ordinaire la bénédidtion du ciel nefuit point la tranfgreffion volontaire & audacieufede fes loix. Tout bon chrétien,par conféquent,eft obligé de faire tous fes efforts pour tirer deleur lérhargie criminelle tous ceux qui vivent fansfe mettre en peine de connoitte dieu & fes loix.Vos Anglois fontproteftans ; mais quoique je foiscatholique, leurs opinions différenres des miennesne me déchargent pas du foin que je dois avoirde leurs ames, 8c je fuis obligé en confcience dene rienépargner pour les faire vivre aufli éloignésqu'il eft poflible d'une inimitié cuverte avec leur


DE ROBINSON C R U S O É. 201créateur, furwout fi vous me permetrez de memêlet d'une affaire qui vous regarde direcftement.II me fut impofïible jufquesda de dévinerfonbut; je ne laiffai pas pourtant de lui accorderfesprincipes, de le remercier de 1'intérêt qu'il vouloitbien prendre a ce qui nous regardoit, & dele prier d'entrerdans unplus grand détail, afin queje puffe comme un autre Jofué j éloigner de nousla chofe maudite.Eh bien! monfieur, dit-il, je prendrai donc Ialiberté que vous voulez bien me donner. II y aici trois chofes ,ce me femble , qui doivent mettreune barrière entre vos efforts, & les bénédicftioiisdu ciel, & que je voudrois voir éloignées pout1'amour de vous & de vos fujets. Je fuis fur,monfieur, que vous ferez de mon fentiment dèsque je les aurai nommées, fur-tout quand je vousaurai convaincu qu'il eft aifé de venir a bout detous ces obftacles , a votre grande fatisfaftion.Premièrement, monfieur, continua t-il, vous avezici quatre Anglois qui fe font cherché des femmesparmi les fauvages, & qui en ont eu plufieursenfans, fans s'être mariés felon les loix de dieu& des hommes: par conféquent ils doivent êtreconfidérés comme yivant jufqüici dans i'impureté.Vous me repondrez, monfieur, que danstëtte occafion , il n'y avoit aucun ecciéfiaftique


201 L E S A V E N T U R E Spour préfïder a la cérémonie requife pour un mariagelégitime, & qu'il n'y avoit pas même de1'encre, du papier & des plumes pour drefferuncontra: de mariage & pour le figner; je fuis inftruitmêmedeceque le gouverneur Efpagnol vousa raconté des conditionsfouslefquelles ila permisque cetre liaifou fe fir. Mais la précaution qu'il aprife de les faire choifir & de les obliger a s'entenir chacun a une feule & même femme , n'établitpoint un mariage légitime , puifque le confentementdes femmes n'y eft point entté, Scque les hommes fe font accordés feulement pouréviter les inimitiés & les querelles.D'ailleurs, 1'effence du mariage, pourfuivit-il',ne confifte pas feulement dans le confentementmutuel de 1'homme & de la femme , mais encoredans une obligation formelle & légale, quiforce 1'une & 1'autre des parties conttactantes a,fe reconnoitre toujours dans les qualités d'épouxSc d'époufe. Elle engage 1'homme a s'abftenir detoute autre femme, tandis que le premier contratfubfifte, & de pourvoir la fienne, auffi-bien quefes enfans, de tout ce qui leut eft néceffaire autancque fes facultés peuvent le lui petmettre. Cecontrat obhge la femme a remplir de fon coté lesmêmes ou de femblables conditions.Pour les hommes en queftion , rien ne lesempêche de fe fervir de la première occafion


BI R ö B I N S O N C R U S O É . 20Jpour abandonner leurs femmes & leurs enfans,pour les laiffer dans la misère, Sc pour en épouferd'autres. Peut-on dire, monfieur, continua-tjl, avec une grande chaleur, que la gloire dedieu ne fouffre pas d'une liberté fi peu légitime?Croyez-vous, que tant que cette licence fubfiftera,la bénédi&ion du ciel accompagnera voseftorts, quelque bons qu'ils pmffenr être en euxmêmes,& dans votre intention? N'eft il pas toujourscertain, que ces gens qui font vos fujets, Scéntièrement foumis a votre volonté, vivent parvotre permiflion dans une fornication ouverte?' J'avoue que je fus frappé de la chofe, dèsque les argumens de mon religieux m'eurent ouvertles yeux fut fon énotmité; je compris d'abordqu'il auroit été aifé de laprévenir, malgré 1'abfencedetoute perfonne eccléfiaftique. Ilnes'agiCfoitque de faire de vive voix un contrat, devantdes témoins, de le confirmerpar quelque figne ,donton auroitpu convenir unanimement,&d'engager& les hommes & les femmes a ne s'abandonnerjamais, & a veiller conjointement furleurs enfans communs: Sc aux yeux de dieu,c'auroit été fans doute un mariage légitime; parconféquent il y avoit eu une négligence impardonnable, a ne pas fonger a un expédient fifacile.Je ctus fermer la bouche a mon prêtre, en


204 L E S A V E N T U R E Slui difant que tout cela s'étoit paffé pendant menabfence, & que ces gens avoient déja vécu lilongtems enfemble, que fi leut liaifon mutuelle neméritoit que le nom de fornication, la chofe étoitfans remède.Je vous demande pardon de ma ftanchife ,me répliqua-t-il ; je vois bien que vous avezraifon de foutenir que vous ne fauriez être coupablede tout ce qui s'eft fait ici pendant votreabfence ; mais ne vous flattez pas, je vous prie,de ne point être dans. une obligation abfolue deréformer tout ce qu'il y a d'indécent & d'illégitime.Que le paffé foit imputé a qui il vousplaira : tout ce qu'il y aura de défecftueux pourle futur fera a votre charge , paree que vous êtesle maitte vous feul de mettre fin a tout ce qu'ily a de criminel' dans cette affaire.J'avoue a ma honte que je fus aflez ftupidepour ne pas encore comprendre mon religieux,& pour m'imaginer que fon deffein étoit dem'obliger a les féparer; & je lui répondis , quefi je prenois de pareilles mefures, ce feroit levrai moyen de bouleverfer toute la colonie.Non, non, monfieur, me répartit-il, étonnéde ma méprife; mon deffein n'eft pas que vousfépariez ces couples, mais que vous les faffiezépoufer légitimement; & puifqu'il feroit difïicilede leur faire goüter ma manière de les marier,


B I R O B I N S O N C R. U S © É. 20$quoique valable felon les loix de votre patrie ,je vous crois qualifié devant dieu & devant leshommes pour vous en acquittet vous-même ,pat un contrat écrit, lïgné par les hommes Scpar les femmes, devant tous les témoins quipeuvent fe trouver dans 1'ile. Je ne doute pasqu'un pareil mariage ne paflat pour légitime cheztous les peupïes de 1'Europe.J'étois furpris de trouver dans fon difcourstant de vétitable piété, un zèle fi fincère , & uneimpartialité fi généreufe pout les intéréts de foncglife, enfin une fi gtande atdeur pour le falut deces perfonnes , qu'il ne connoilfoit pas feulement,bien loin d'avoir la moindre relation avec elles.Je puis dire que je n'ai jamais vu une charitéplus grande Sc plus délicate. Prêtant fur-tout attentiona ce qu'il avoit dit touchant 1'expédientde les matier moi-même, dont je connoiffoistoute la validité, je lui dis que je tombois d'accotdde tout ce qu'il venoit de dire, que je le remercioisde fa charité généreufe, & que je feroisla propofitiön de cette affaire a mes Anglois: maisque je ne voyois pas qu'ils duffent trouver lemoindre fcrupule a fe faire matier par lui-même,fachant que la chofe feroit aufli valable en Angletetre,que s'ils étoient matiés pat un prêtreAnglican. On verradans h fuite comment fe paflaroute cette affaire.


1&6 LïS A V E M T U R E »Je Ie preffai enfuite de m'expliquer fon fecondgrief, en le remerciant de mon mieux fur leslumières qu'il m'avoit données fur Ie premierarticle.II me dit qu'il le feroit avec la même candeur,perfuadé que je ne le trouverois pas mauvais.Cette feconde cenfure avoit pour objet la négligenceinexcufable des Anglois, qui ayant vécuavec leurs femmes 1'efpace de feptannées, leurayant enfeigné a parler & a lire 1'anglois, & leurvoyant de la pénétration & du jugement, n'avoientpas fongé a leur touchet un mot de la religionchrétienne, de 1'exiftence d'un feul dieu, & dela manière de le fervir, bien loin de les en inftruirea fond, & de les défabufer de la groffière abfurditéde leur idolatrie.II traita cette négligence de crime atroce;dont non-feulement ils auroienta rendrecomptedevant le tribunal de dieu ; mais que peut-êtrepar une jufte punition , ils ne trouveroient plusoccafion deréparer; dieu leur pouvant arracherces femmes, dont, pour ainfi dire , il leur avoitcommis le falut.Je fuis perfuadé, continua-tdl, avec beaucoupde ferveur, que s'ils avoient été obligés de vivreparmi les fauvages , d'entre lefquels ils ont tiréleurs femmes , ces idolitres auroient pris plusde peines pour les engagcr dans le cake du diable,


BB ROBIWSÓN C R B S O i 10?,qu'ils n'en ont pris pout donner a leurs prifonniersla connoitïance de dieu. Quoique nousne foyons pas de la même religion , monfieur,pourfuivit-il, cependant en qualité de chtétien,nous devons être ravis de voir les efclaves dudémon inftruits des ptincipes généraux du chriftianifme,de les voir admettre un dieu, unrédempteur ,une réfurre&ion, & une vie a venir;dogme ou nous foufcrivons rous. Ils feroientdu moins alors plus prés de la véritable églife,'qu'a préfent, qu'ils font une ptofeffion ouvertede 1'idolatrie &c du culre du diable.Ne pouvant plus réfifter a Ia eendrede quela vertu éclairée de eet honnête homme m'infpiroitpour lui, je le ferrai entte mes bias avecpaffion. « Combien n'ai-je pas été éloigné, lui» dis-je , de bien connoitre ce qu'il y a de plus» effentiel dans les vertus chrétiennes, qui cons>fiftent a aimerl'églife de Jéfus-Chrift, & le falueSJ duprochain'. En vérité j'ai ignoté jufqu'ici le» caraeftère d'un vrai chrétien ». Ne patlez pasainfi , mon cher monfieur, me répondit-il, vousn'êtes point coupable de toutes ces négligences.« II eft vrai, répliquai-je,mais jen'ai pas pris ces,> fortes de chofes a cccur, comme vous ». II efttems encore de remédiera tous ces inconvéniens ,réparcit-il; ne foyez pas fi prompt a. vous condamneryous-même. « Mais que ferai-je , lui


aoS L E S A V E N T U R E S .w dis-je ? vous favez que mon dépattne faurok» être difFéré >•>. Hé bien! me répondit il, voulez^vousme petmettre de parler a ces pauvresgens ? * De tout mon cccur , lui dis-je , &c„ je ne négligerai rien pour appuyer de mon auto-33 rité tout ce que vous leur direz 33. Par rapportacela , répliqua-t-il, nous devons les abandonnera la grace de Jéfus-Chrift, Notre devoirfe borne a les inftruire, a. les exhorter, a lesencourager; fi vous vouiez bien me laiüer faire,& fi le ciel daigne bénir mes foibles efforts,je ne défefpère pas de porrer ces ames ignorantesdans le fein du chriftianifme, 8c de leurfaire embraffer les articles fondamentaux , dontnous convenons tous; j'efpère même d'y réuffir,pendant que vous ferez encore dans 1'ile.Je le priai alors de paffer au troiiième article,fur lequel il s'étoit offerr de m'éclaircir. Cet^arricle eft de la même nature , me dit-il. 11 s'agitde vos pauvres fauvages, qui font devenus vosfujets, pour ainfi dire, par le droit de la guerre.C'eft une maxime qui devroit êtte recue de tousles chrétiens, de quelque fede qu'ils puiflent être,que la connoiffance de notre fainte religion doitétre étendue par tous les moyens poflibles, 8c danstoutes les occafions imaginables.C'eft fut ce principe que notre églife envoyedes miiïionnaires dans la Perfe, les Indes , laChine,


D E R O B I N S O N C R U S Ö É . 20Ê?C li ine , & que nos prélats même s'engagent ades voyages dangereux, & a demeurer parmides barbares & des meurtriers, pour leur donnetla cohnoiflEauce de dieu, & pour les.porrer dansle fein de féglife chrétienne. Vous avez ici touteprête Pöccafiori d'une pareille charité; vous pouvezdétoürner de l'idolarrie trente-fix ou trentefeptpauvres fauvages, & les conduire a la connoiffancede dieu , leur créaieur & leur rédempteftr.Pourriez-vous négliger un pareil moyend'exercer votre piété, Sc de faire une bonne oeuvre-,qui vaut la peine qu'un chrétien y employé tout letem's de fa vie ?Ces paroles me rendoient inuet d'étonnement,& j'étois charmé de voir devant mes yeux unvèritable modè'e du zcie chrétien , quel.s quepuffent être les fentimens particuliers de eethomme de bien. J'avoueque jamais pareille penféene m'étoit venue dans 1'efprit, & fans lui j'auroisété peut-être incapable toute ma vie d'enavoir de femblables. Je regardois ces fauvagescomme de vi's efclaves., dont nous aurions punous fervir en cette qualité', fi nous avions eude quoi les employer; & donr, faure de cela,nous ne devions fongcr qu'a nousdéfaire , en lestranfporrant ailleurs, quand ils n'aurcient jamaisrevu leur patrie.La confufion de mes penfées dura long-temsToins II.O


2IO L.E S A V E N T U R E Sfans que je fuffe en état de répondre un mot a fondifcoursyil remarqua mon défordre , & meregardant d'un air férieux : Je ferois au défefpoir,me dic-il, d'avoir laché la moindre expreffiojiqui put vous offenfer. " EfFectivement, lui« répondis-je , je fuis en colère, mais c'eft contre>3 moi-même. Je fuis confus de n'avoir jamais33 formé quelqu'idée la-deffus, & de ne favoir« pas a quoi pourra fervir la no'tion que vous33 m'en donnez a préfent.33 Vous favez, continuai je , dans quelles cir-33 conftances je me trouve. Le vaifTeau , dans33 lequel je fuis , eft deftiné pour les Indes :33 il eft équipe par des marchands parriculiers,33 & ce feroit une iujuftice criante de 1'arrêter33 plus long-tems ici, fachant que les provifions>3 que confomme 1'équipage , & les gages qu'il33 tire, jettent les marchands dans des dépenfes33 inutiles. II eft vrai que j'ai accordé de pouvoir»3 demeurer douze jours ici, & fij'y demeure plus33 longrems, de payer trois livres fterling par jour.33 II ne m'eft permis même d'allonger de cette33 mauière-la mon féjour dans 1'ile", que de huit>3 jours. II m'eft impoffible par conféquent d'en-,» treprendre un deffein fi lcuable , a moins que>3 de foufïrir qu'on me laiffé de nouveau dans33 lile -y & de m'expofer, fi le vaifTeau réuffit mal33 dans le voyage, a refter ici toute ma vie, apeu


B E R O B I N S O N C R Ü S O Ê . 2 11» prés dans le mt-me état dont la providence m'a>i tké d'une manière fi miraculeufe ».H m'avoua qu'il m'eu coüteroit beaucoup flje voulois exécuter cette enrreprife;' mais il s'enrapportoit a ma con'.cience , fi Se f dut d'un figrand nombre d'ames ne valoir pas la peine queje hafardafle tout ce que j'avois dans le monde.N'ayant pas lecceur aufli touché de cette véritéque lui; « je conviens, monfieur, lui dis je, que33 c'eft quelque chofe de très-glorieux que d'êrre33 un inftrumenr dans la main de dieu, pour33 converrir trenre-fept payens a la connoiflance33 de Jefus-Chrift. Mais vous êtes un eccléfiafj3tique, votre vocation particulière vous porte» naturellement de ce cótédi , Sc je m'étonne,3 qu'au lieu de m'y exhorter, vous ne'fongic-zsj pas vous-mème a 1'entreprendre.A ce difcours il s'arrèra rout court, fe placadevant moi, Sc me faifant une profonde révérence; jerends graces a dieu Sc a vous, monfieur,me dit-il, de me donner pour une ceuvre fi excellente, une vocation fi manifefte. Si vous croyezêtre difpenfé cl'y mettre la main par la fituationoü vous vous trouvez, Sc fi vous voulez bienvous en fier a moi, je m'y mertrai avec la plusgrande fatisfaóftion, Sc je me croirai dé-tommagéde tous les malheurs de mon tnfte voyage, en mevoyant employé dans un deffein fi glorieux.O ij


212 L E S . A V E N T U R E SPendant qu'il difoit ces chofes, je découvroisdans 1'air de fon vifage une efpèce d'extafe; fesyeux brüioient d'un feu nouveau , fes jouesétoienrrouges, &c cette couleur alloit & venoit, commeon le voit arriver a un homme agïté par différentespaffions. Je me tus pendant quelque tems,faute de trouver des termes propres a exprimermes fentimens; j'étois extraordinairement furprisde voir dans un homme tant de .zèle & tant decandeur , & un zèle qui s'élevoit fi fort ata-deffasde la fphère du zèle ordinaire des gens de fa profefiion, & même de tous les jmtres chrétiens.Arès avoir rêvé quelque tems, je lui demandaiférieufement s'il parloit tóut de bon , & s'il étoitréellement réfolu de s'enfermer dans ce défertpout lerefte.de fa vie, peut-ëtre unniquementpout entreprenare la converfion de ces gens,& s'il éroit capable de s'y hafarder , fans aucuneefpérance certaine de réuflir dans cette entreprife.Qu'appeilez-vons fe hafarder , me répliquat-ilvivement ? dites-moi, je vous prie, dans quellevue'croyez-vous que j'aye pris la réfolution devous fuivre dans les Indes ? « Je n'en fais rienj) lui dis-je; a. moins que ce ne foit pout aller» prêcher Févangile aux Indiens ». Vous devinezjufte, me répondir-il ; & fi je puis converrir cestrente-fept hommes a la foi de Jéfus-Chrift,


D E R o B I N S O N C R Ü S O É . 21 Jpenfez-vou$ que je riiauraï pas bien employé montems quand je devrois être entetré ici ? Le falutde tant d'ames ne vaut pas feulement toute mavie, mais encore celle de vingt autres de maprofeffion. Oui, oui, monfieur, je béniroistoujours Jéfus-Chrift & la faiïite Vierge, fi jepouvois êcte le moindre inftrument du falut detant d'ames, quand je ne devrois jamais revoirma patrie. Mais puifque vous voulez me fairellionneur de m'employer a ce faint ouvrage,ce qui me portera a prier pour vous tous lesjours de ma vie j j'efpère que vous ne me refuferezpas une feule grace que je vous demanderai;c eft de me laiffer Vendredi, afin de mefeconder , & de me fervir d'interprète \ car vousfavez que fans un pareil fecours il m'eft impoffibled'entrer en convetfation avec ces pauvresgens.Je fus fort troublé a. cette demande , ne pouvantpas me réfoudre a me féparer de ce fidéledomeftique , pour plufieurs raifons. II avoit étémon compagnon dans tous mes voyages, nonfeulementil étoit plein de franchife , mais ilm'aimoit avec toute la tendtefïe poffible, & j'avoisréfolu de faire quelque chofe de confidérable pourfa fortune , s'il me furvivoit, ce qui étoit trèspréfumable.D'ailleurs, comme je lui avois faitembraffer la religion proteftante, il auroit couruOiij


xi4 L E S A V E N T U R E Srifque de ne favoir plus a quoi s'en tenir, fi 1'onavoit taché de lui donner d'autres idéés; bienperfuadé que, quelque chofe qu'on put lui dire,il ne fe mertroit jamais dans 1'efprit, que fonb-m maitre étoit un hérétique , & devoit êtredamné. De nonvelles inlirudtions auroient pu êtrele yrai moyen de le faire renoncer a fes principes, & de le rejecer-dans 1 idolatrie.Unepenfée, qui me vint tout d'un coup , meUanquüli'a; je déclarai a mon religieux que jene pouvois pas dire avec finccrité, que j'étoisprêt a ine défaire de Vendredi, par quelquemotif que ce put être , quoique naturellementje ne duffe pas me faire une affaire de facrifierundomeffique a cette charité a laquelle il facrifioitfa vie même; que ce qui m'en détournoitle plus étoit la perfuafion oü j'étois que Vendredine confentiroit jamais a me quitter, & que je nepouvois pas Py forcer fans une injuftiee criante,puifqu'il y auroit une dureté affreufe a éloigner demoi un homme qui avoit bien voulu s'engager folemnellementa ne m'abandonner jamais.Cette réponfe 1'embarraffa fort; il lui étoitimpofiible de communiquer fes penfées a cespauvres fauvages , pour qui fon langage étoitauffi barbare que le leur Péroit pout lui. Pourremédier a eet inconvénient, je lui dis que lepèie de Vendredi avoit appris 1'efpagnol, qu'il


Dl R o B I N S O N C R U $ O É. i I 5Fentendoit auffi lubmême, & que par conféquentce vieillard pouvoit lui fervir d'interprète.II fut fort fatisfait de cette ouverture; 8c rienn'étoit déformais capable de le détourner de cedeffein j mais la Providence donna un autre touta cette affaire, & la fit réuffir par un autre moyen.Quand nous fümes venus a Fhabitation desAnglois, je les fis tous affembler, & après leuravoir mis devant les yeux tout ce que j'avois faitpour leur rendre la vie agréable , dont ils témoignèrentune grande reconnoiffance, je commencaia leur parler de la vie fcandaleufe qu'ilsmenoient; je leur dis qu'un eccléfiaftique demes amis y avoit déja fait rcflexion , & qu'iltraitoit leut conduite de criminelle & d'impie.Je leur demandai enfuite , fi en conttactant cesinfames liaifons, üs étoient déja mariés, ounon? Ils me répondirent que deux d'entr'euxétoient veufs, 8c que les trois autres étoientencore garcons. Ie continuai a leur demander,s'ils avoient pu en confcience avoir un commerceavec ces femmes, les appeller leurs époufes,& procréer des enfans d'elles, fans être mariéslégitimement ?Ils me répondirent, comme je m'y étois bienattendu, qu'il n'y avoir eu perfonne pour lesmarier; mais qu'ils s'étoient engagés devant legouverneur, a les prendre en qualité d'époufesO iv


L E S A V E N T U R . E S'légitimes; & que , felon eux , dans les circonftancesoü ils fe trouvoienc alors, ce mariage écoicauffi légitime que s'il avoir été contraire devancun prêtre, & avec toutes les formalités requifés.Je leur répliquai que , fans doute , ils éroientmariés réellement par rapport a Dieu qu'ilsétoient obligés en confcience , de regarder leursprifonnières comme leurs légicimes époufes:mais que n'éranr pas mariés felon les loix humames,ils pouvoient, s'ils vouloient, fe moquerd'un pareil mariage, & abandonner leurs femmes& leurs enfans ; ce qui mettroit leurs malheureufesfamilies dans un état déplorable,deftituées de bien & d'amis : que pour cetteraifon , je ne pouvois rien faire pour eux, imoins que d'être convaincu de la bonté de leutsintentions ; que je ferois obligé de tournet toutema charité du cöté de leurs enfans. Je Jeur disencore, que s'ils ne m'affuroienrpas qu'ils éroientptêts a époufer ces femmes, je ne pouvois pasles laiffer enfemble dans une liaifon criminelle& fcandaleufe, qui devoit indubirablement éloignerd'eux la bcnédiélion de Dieu,Atkins, ptenant alors la parole pour tous lesauttes , me répondit , qu'ils avoient autantd'amour pour leurs femmes, que fi elles étoientnées dans leur patrie , & que rien ne les porteroitjamais a les abandonner; que pour lui en


DE ROBIN SON CRUSOÉ. 217particulier, fi on lui ofFroit de le ramener enAngleterre , & de lui donner le commandementdu plus beau vaifTeau de guerre de 1'armée navale,il le refuferoit, a moins qu'on ne lui permic deprendre fa familie avec lui - , & que s'il y avoitun eccléfiaftique dans Ie vaifTeau , i! femarieroitdans le moment de tout fon cceur.C'étoit-la juftement oü je Pattendoisj le prêtren'étoit pas avec moi alors, mais il n'étoit pasloin. Je répondis a Atkins , qu'efTeétivementj'avois un homme d'éghfe avec moi, que jeles voulois faire marier le lendemain , & qu'iln'avoit qu'a délibérer la-defTus avec fes camarades.Pour moi, je n'ai que faire de délibérstion ,je fuis prêr, fi Ie miniftre eft prêt de fon cóté ;& je fuis fur que tous mes compagnons font demen fentiment. Je lui dis que mon ami, leminiftrë , éroit francois , & qu'il ne favoit pasun mot de la Iangue angloife ; mais que jem'offrois a lui fervir d'inrerprète. 11 ne fongea pasfeulement a me demander s'il étoit papifte ouproteftant; ce que j'avois extrcmement craint.La-defTus nous nous féparames, je fus rejoindremon prêtre, & Atkins alla délibérer fur cetteaffaire avec fes camarades.Je communiquai au religieux la réponfe quemes gens m'avoientdonnée , & je le ptiai de ne


aiS L E S A V E N T U R E Sleur en parler que quand 1'afFaire feroic en étatd'être conclue.Avant que je puffe encore m'éloigner de leurplantation, ils vinrent me trouver tous en corps,& me dirent .qu'ils avoient mürement confidéréma propofitiön ; qu'ils étoient ravis que j'eulïeun homme d'églife avec moi; & qu'ils étoientptêts, dès que je le trouverois bon , a me donnerla fatisfaction de fe marier forniellement : carils étoient fott éloignés d'avoir la moindre enviede quitter leurs femmes, & ils n'avoient eu quedes intentions droites, en les choififfant. LadefTusje leur ordonnai de me venir trouver tousle lendemain , & d'inftruire leurs femmes , enattendant, de la nature d'un mariage légitime ,qui devoit les affurer de leurs maris, & leur brerla crainte d'en être abandonnées , quelque chofequi put arriver.II ne fut pas difficile de faire comprendre cetteaffaire aux femmes, & de la leur faire goürer.Ils he manquèrent pas de venir le lendemain amon appartement; & je trouvai a propos alorsde produire mon homme d'églife. 11 n'avoit ni1'habit d'un miniftre Anglican, ni celui d'unprêtre francois. II étoit habillé d'une foutanenoire, liée d'une efpèce d'écharpe , ce qui luidonnoit affez 1'ait d'un miniftre habillé a. lalégète.


DE RoBINSON CRUSOÉ. Z i 9D'ailleurs, ils n'en doutèrent point dès qu'ilsvirent fa gravité , & le frrupule qu'il fe faifoitde matier ces femmes avant qu'elles fuffentbaotifées, Sc qu'elle; euffenr embraffé la religionchrérienne. Cette délicateffe de confcience leurdonna un refpeét extraordinaire pour lui.Pour moi, je commencai a craindre qu'il nepoufsat fes fcrupules aflez loin , pout ne les pasmatier du tour; j'avois beau 1'en vouloir détourner, il me réfifta avec fermeté , quoiqüavecmodeftie; Sc enfin il tefufa abfolument d'allerplus loin , avant d'avoit preffé la-deffus les hommesSc les femmes. J'avois peine d'abord a yconfentir; mais enfin j'en tombai d'accord, pareeque je voyois la fincérité de fon intention.11 leur dit d'abord que je 1'avois inftruit deleur fituation Sc de leur deffein, qu'il defiroitfort de 1'accomplir , Sc de les marier, comme ilsle fouhaitoient ; mais qüavant de le fiure, ildevoit abfolument avoir une converfation férieufeavec eux. Selon les loix formelles de lafociété , leur dit-il , vous avez vécu jufqu'icidans un commerce illicire, & il n'y a qu'unmariage légitime, ou une féparation qui puifïêmettre fin a votre conduite crimiuelle. Mais ily a encore une autre difficulté , qui regarde lesloix du chriftianifme; & il ne m'eft pas permisde marier des chrétiens a des fauvages, 'a des


220 L E S A V E N T U R E Sidolatres , a. des payennes qui n'onr point recule baptème: je ne vois pas que vous avez ie temsde petfuader vos femmes de Te faire baptifer,Sc d'embraffer le chriftlanifme, dont eües n'ontjamais peut-ene enrendu palier j ce qui rendleur baptême impoffible.Je crois, conrinua-t-il , que vous êres d'affezmauvais chrériens vous-mêmes, que vous avezpeu de connoilTance ce Dieu , & de fes voies :par conféquent , je crains fort que vous n'ayezpas dit gtand'chofe la-deffus a vos pauvres femmes.II m'eft impoffible, cela éranr, de vousmarier, fi vous ne me prometrez de fairetous vos efforts pour perfuader vos femmes d'cmbralfernorre fainte religion , & de les inftruirefelon votre pouvoir ; car il eft abfolument contraireaux principes de Tévangile , de lier deschrériens a des fauvages ; & je ferois au défefpoirde me charger la confcience d'une pareilleaffaire.Bon Dieu ! dit Guillaume Arkins , commentenfeignerions - nous la religion a nos femmes ?Nous n'y entendons rien nous-mêmes; d'ailleursfi nous leur allions parler de Dieu, de J. C. duCiel & de 1'Enfer, nous les ferions rire feulement,Sc elles nous demanderoient fi nous croyons toutcela nous-mêmes ? Si nous leurs répondions quenous fommes perfuadés que le ciel eft pour les


D E R O B I N S O N C R U S O É . 221gens de bien , & que 1'enfer doit êcre Ie partagedes méchans , elles nous demanderoienc quelferoit notre fort, de nous qui croyons toutes ceschofes, & qui fommes de fi grands vauriens,Eh! Monfieur, en voila plus qu'il n'en faut pourles dégoütet de notre religion , aufli röt qu'ellesen entendront pader. 1! faut avoir de la religion,fi 1'on vent inftruire la-deffus les autres.» Atkins,lui rcpondis-je » je crains bien que rout ce que5% vous venez de dire ne foit que trop vrai ;» mais cela n'empêche pas que vous ne puif.53 fiez donner quelques idees de religion a.55 votre femme ; vous pouvez lui dire , qüil55 y a un Dieu & une religion meiileure que la53 fienne-, qüil y a un Étre fouverain , qui a fair55 tout & qui peut détruire tout; qu'il récompenfe55 les bons, qu'ilpunit les méchans, & qu'il nous» jugera rous felon notre conduite. Quelque33 ignorant que vous foyez, la nature elle-même35 doit vous avoir enfeigné ces vérités , & je fuis33 sur que vous en êres pleinement convaincu.Vous avez raifon , dit Atkins ; mais de quelfront dirai je tout cela a ma femme? Elle me dirad'abord qu'il n'y a pas un mot de vérité en toutcela.s» Pas un mot de vérité ! lui répliquai-je bruf-33 quement 33; que prérendez - vous dire paria?Oui , monfieur, répliqua - t-il, elle me


til L E S A V E N T U R E Sdira que tout cela ne fauroit être, & qu'il eftimpofiible que dieu foic jufte dans fes récompenfes, & dans fes punitions, puifque je ne fuispas puni & livré au diable . depnis long-tems,moi qui ai donné tant de marqués de méchancetéa" ma femme même , & X toutes les perfonnesavec qtd j'ai eu quelque commerce. Elle ne comprendrajamais comment dieu peut me laiifervivre encore , après avoir toujours agi d'unemamère direcTemenr oppofée a ce que je lui doisrepréfenter, comme L vertu , & comme !arè"iede mes aclions.» Certainement, Atkins, lui dis-je , je crains» b;en que vous n'avez raifon»'; & en me tournantalors du cöté de mon „eccléflaftique , fortimpatient de favoir le réfultat de notre entretien,je lui communiquai les réponfes de Guillaume.Ecoutezdonc, monfieur , me dit-il, dires aAtkms que je fois un moyen sur de ie rendre unexcellent prédicareur pour fa femme , c'eft de feconvertir lui-même; car il 'faut être vérirablemencrepenrant pour prêcher avec fruit la repentance.S'il peut regarder fes péchés palfés avec une verita'olecontrition , il feta mieux qualifié pour convertirfafemme que qui quece puilfe êtré. II ferapropre alors a lui perfuader, que dieu eft un juftejnge , par rapport au bien & au mal; mais quec'eft un Etre miféricordieux , donc Ia bonté & la


P E R O B I N S O N C R U S O É . 22}patience infinie different la punition dn coupable,pour lui donner le tems d'avoir recours a fi grace;qüil ne veur pas la mort du pécheur , mais qu'ilfe repente & qu'il vive ; qu'il fouffre même queles fcélérats les plus abominables profpètent longtemsdans leurs mauvais defTeins , & qu'il enréferve lecharimenr jufqu'd la vie a venir ; quec'eft une preuve évidenre d'une vie future , quefouvent les gens verrueux ne recoivent leur récompenfe, ni les méchans leut punition , que dans1'autre monde. Cette réflexion lui donuera une occafionnaturelle d'enfeigner a fa femme le dogmede la réfurrection & du dender jugament. Encoreun coup , qu'il fe repente lui-mëme, & je luifuis garant de la convetficn de fa femme.J'expliquai tout ce difcours a Atkins, qui1'écouta d'un ait fott férieux, & qui en parutexttêmement touché , ne pouvant fouffrir qu'avecpeine que j'allaffe jufqüa la fin. Je fais tout cela,monfieur, me dit-il, & je fais plus encore ; maisje n'ai pas 1'effronrerie de parler la-deffus a mafemme, fachant que dieu , ma confcience , &ma femme même , témoigneront que j'ai vécujufqu'ici, comme fi je n'avois jamais entendupatler de dieu , d'une vie future, ou de queiqu'autrematiète femblable. Pout ce que vousdites touchant ma converfion , hélas!.... La-


224 L E S A V E N T U R E Sdeffus il potiffa de profonds foupirs, & je voyoisfes yeux fe rempür de larmes,Ah y! monfieur , reprit-il , c'eft une affairefaire., il n'en faut plus parler. » Une affairefaite,» Atkins, lui dis je! Qu'entendez-vous paria»?Je fais bien ce que j'entends parda, me réponditil;je veux dire qu'il n'en eft plus tems, & celan'eft que trop vrai.Je tracluihs au prêtre mot-a mot ce qu'Atkinsvenoit de di're , & ce religieux zélé , qui malgrélesopinions parrfculières de foncgüfe, avoit tantde foin du falut d'autrui , qu'il feroit abfurde decroire qu'il fut indifférent fur le lien propte, nepur s'empêcher de verfer quelques larmes. Maiss'crant remis , il me pria de demander a Atkins,s'il éroir bien aife que le tems de. fa converfionfut paffe , ou bien s'il en étoit touché , & s'ilfouhaitoit fincèrement de fe trompet la-deffus.Quelle demande , dit Atkins avec beaucoup depaffion ! Comment eft-il poffible qu'un hommefoit content de fe trouver dans un état qui nepeut finir que par des peines érernelles ? Je fuisfi éloigné d'en avoir de la joie , que je crains bienque le défefpoir ne me porre un jour a me coupc-rla gorge pour mettre fin a la crainte qui medonne de fi mortelles inquiétudes. .Le religieux, a qui je rapportai les triftes paroles


£>E RDBINSON C R U S 6 i. ü |tofes du pauvre Atkins, demeura penfif' pendantquelques momens : mais revenant bientöt de fatnéditation ; s'il fe trouve véritablement danscette fituation, me dit-il. affutez-lë qu'il a encorele tems de fe convettir , & que Je uw - Chriftfépandra la repentance dans fon ame. Dites-luien même tems, que perfonne n'eft fauvé que paf %mérité , & par la mort de Jefus-Chrift,q ui luidonne accès au tróne de Ia grace , & que parconféquent il n'eft jamais trop tard poür ceiix quiy recourent fincèrement. Penfe-t-il qu'un pécheuffoit jamais capable de fe mettre, par fes crimes,hors de la portée de la miféricorde divine ? Ditesluiencore , je vous prie, que quandil feroit vraique la grace de dieu lalfée , pour aiiifi-diré, des'offrir fi fouvent en vain , fe rëtire qüelquefoiséntièrement d'un pécheur obftiné, il n'eft jamaistatd pouttant pout 1'implorer ; & q u el e sminiftiesde 1'évangile ont un ordre général de ptêcherla grace au nom de Jefus-Chrift , 1 tous ceux quife repentent fincèrement.Atkins m'ayant écoutéavecattention, & d'unemanière rtès-férieufe , ne répondit rien; mais ilme dit qu'il alloit patler d fa femme ; & iï f eretira dans le moment même. J'adreffai cependantles mêmes difcours aux autres , & jeremarquaiqu'ils étoient tous ignorans, jnfqu'a la ftupidité,dans les matières de la religion, comme jéTome ƒ/,p


n6 L E S A V E N T U R E S1'érois lorfque je quittai mon père pour aller cou»rir le monde. Cependant ils m'écoutèrent tousd'un air très-attentif, & ils me promirent fortementde parler a leurs femmes , & de ne négiigerrienpourleur faire embrafler le chriftianifme.Quand je rapportai leur réponfe au prêtre, ilme regarda en fouriant, & en fecouant la tête :Nous qui fommes les ferviteuts de J. C. dit-il, nöusne pouvons qu'inftruire , & exhorter-; & quandles gens recoivent nos inftructions &c promettentde les fuivre , nous avons fait tont ce que nousfommes capables de faire, & nous fommes obligésde nous contenter de leurs promeffes. Maiscroyez-moi, monfieur , conrinua-t-il, quelsquepuiftent êrre les crimes paffes de eet Atkins , jepenfe que c'eft Ie feul de la troupe qui fe repentlincèrement. Je ne défefpère pas des auttes,mais je ctois eet hommeda vétitablement touchédes égatemens de fa vie pafiée. Je fuis sur quequand il pariera de religion a fa femme , il commencerapar fe convertir lui même : car onn'apprend jamais mieux , que quand on s'efforced'enfeigner aux autres; & j'ai connu un hommed'une très-mauvaife conduite , & qui n'avoitqu'une notion ttès fuperficielle de la religion,qui devint un parfaitement bon chrétien, ens'attachant a la converfion d'un Juif. Si ce pauvreAtkins commence une fois a parler a fa femme,


P E R O B I N S O N C R O S O È . 217de Jefus-Chrift , je parierois ma vie , qu'il ferafenfiblement touché de fes propres difcours, Scfe repentira téellement ; ce qui póurroir avoirde trés-bonnes fuites.Cependant fur la promeiTe que les autres Angloislui firent, de travailler a la converfion deleurs femmes , il les maria , en attendant qu'Atlcinsvint avec la fienne. II étoit fott curieux defavoir oü ce dernier s'en étoit allé ; & fe tour-,nant vets moi; Je vous conjure, me dit-il, fortonsde votre labyrinthe , pout nous promener ;je fuis perfuadé , que nous ttouverons quelquepart ce pauvre Atkins en converfation avec fafemme , Sc occupé a lui enfeigner quelquesdogmes de la religion. Je le voulus bien , jele menai par un chemin qui n'étoit connuque de moi, oü lesatbres étoient tellement épaisqu'il étoit difftcile de voir de dehors ce quife paffoit oü nous étions- Quand nous fümesvenus au coin du bois , nous vïmes Atkins Scfa femme aflïs a 1'ombre , & engagés dans Iaconverfation la plus fétieufe. J'en avertis monreligieux , Sc nous les conudérames pendantquelque tems avec attention , pour juger deleurs difcours par leurs attitudes.Nous vimes qu'il lui montroit du doigt fucceflivementle foleil, tous les cotés du ciel, laterre , la mer, les bois, lui-même Sc fa femme-,


4ll& - L E ' S ^ A V E N T U R - É SVous le vo.yez', 'me Hit'Ie prêtre , il lui fait unfermon , il 'lui-dit, felon toutes les apparences,que notre dieu a fait • le ciel , la terre , lamer, &c.Immédiatement après , nous le vimes fe lever,fe jeter a"genou-x , & tendre fes deux mainsvers le ciel ; nous fuppofames qu'il parloit touthaut ; mais nous étions trop loin pour en rienentendre. Après avoir refté dans cette poftuteune demi-minute, il fe remit 'auptès de fafemme, Sc recommenca a. 1'enttetenir. Nous lavimes fort attentive , fans favoir fi elle parloit afon tour , ou non. Pendant que fon mari avoit été« genoux, j'avois vu de groifes larmes couler futles joues du prêtre , & moi-même j'avois eu routesles peines du monde a m'empêcher de pleurer.Ce qui nous chagrina beaucoup , c'étoit 1'impoffibilitéd'entendrequelques'expreflionsdefaprière.Néanmoins nous ne voulumes pas approcherdav'antage , de peur de 1'interrompre , Sc nousnous conrentames de certams geftes qui nousfaifoient alTez comprendre le fens de la converfation.S'étant afïis de nouveau auprès d'elle,comme j'ai déja dir, il continua de lui parler d'unemanière trés pathétique; il 1'embraifoir de temsen tems avec padion. D'autres fois nousle voyionstirer fon mouchoif, elfuyerles yeux de fa femme",Sc la baifer de nouveau avec un tranfporr extra-;


E RoBiNSéN- C R U S óf. '22.9ordinaire. • Nous - Té vimes enfuite fè';levectout d'un coup , lui donnet • la '-ma'iii ', 'pour- fëlever auffi - ySc 1'ayant menée a' quelquespasde-la, fe m'ettrëa genoux avec elle, Sc y demeurerpendant quelques mintites.A ce fpedaclev mon ami-né fut plus lè maitr-ede fon zèlè7 ll-s%cria a haute voix: O faint-Paul,faint-Paul, les voil'd qui prient Dteü ènfemblë!J'eus peur qu'Atkins ne lenténdit , Sz je le con-)urai dé fe'iïiödêfér pendant quelques momens ,afin que noüs' L puffions voir la ffivd'urie fcène fitouchante. Jamais je n'en avois vu de plus proprea émouvoïr le ccenr , Sc en même tems daplus agtéable. Mon prêtre fé re'tiftt : ën èffèr; maisil marqua par fon air' ! , une êxtafé'de joie , devóir cette pauvre payenne , prête a entter dansriotre fainte reltgiöfir Tantor il •pleür-'èft 7 ; -tantocilfaifoit des prlères jaculatöirès'pour rendregraces a Dieu d'iuie preuve fi manifefte du fuccèsmervéllleux de nos delfeins ; quelquefoisil levoit les mains versie ciel, tantot il faifoicle figne de la ctoix , tantot il parloit toucdoucement , Sc quelquefois haut , Sc fesactions de graces étoient tantèt en latin , Sctantót en francois , Sc fouvent les'pleürs étouffoientfa voix , de manière que ce qüil difoit,ne reffembloit pas a des fons ar-tkulés.Je le cotijurai de nouveau de fe -rtanquilliferPiij


f3 0 L E S A V E N T U R E Safin que nous puiffions exarnjpe%^emble avecacceiuion tout ce qui fe paffoit fous nos yeux. Lafcène n'étoit pas encore finie, Sc après qu'ils fefurent relevés, nous vimes encore -Atkins adrefferlaparolea fa femme, avec toutes les mar-,ques d'une très-grande ferveur.Nous conjecfurames par fes geftes, qu'elle étoitfott touchée de fes difcours; elle le voit les mains,les ctoifoit fur fa poitrine, & fe mettoit dansplufieurs autres'attitudes convenables a un cceurtouché, & a un efprit attentif Tout cela con rtinua pendant un demi-quart d'heure , & enfuiteils s'en allèrent-, de forte qu'il fallut mettre - ladeshornes a natte curiofité.• [ Je me fervis de eet intervalle pour parieramon religieux, &pour lui dire que j'étois charméde ce que nous venions de voir; que bien que jene fuffe pas fort crédule fur ces converfions fubites,je croyois pourtant qu'il n'y avoit ici que dela fincérité, quelle que put être 1'ignorance Scde 1'homme , & de la femme ; & que j'attendoisune heureufefin d'un fi heureux commencement,» Que fait-on, dis-je, fi ces deux fauvages, par las> voie de l%üVuóbion & del'exemple, n'influe-»> ront pas fur la converfion de quelques autres » ?De quelques auttes ! me répondit-it précipitamment: oui, de tout autant qu'il y en a.riez-vous-eu a moi, fi ces deux fauvages (car Je


D E R O B I N s e N G R U S O É- J imari n« rI'a été guères moins que la femme ,)fe rendent a Jefus-Chtift , ils ne ceffèront jamaisde s'attachet a. la converfion des auues. Car lavéritable religion eft communicative, & celuiqüteft devenu téellement chrétien , ne lailfera pasunfeulpayen dans l'erreur,s'ilefpère 1'enpouvoirtirer. Je lui avouai que fon tentiment étoit fondéfur un principe très-chrétien , & que c'étoit unepteute d'un grand zèle , & d'un cceur fort généreux». Mais, mon cherami., lui dis-je, vou-„ Ibz-vous bien me permettre . de vous faire ici„ uuefeule difficulté ? Je ne trouvé. rien a dire„ contre ; la fervenr que vous marquez , pouc* tranfporter ces gens du fem du paganifme ,« dans celuidela religion chrérienneMnais quelle» I confolarïon en pouvez-vous tirer , puifque ,» felon vous, ils feront toujours hors des limites« de 1'églife. catholique , fans laquelle vous„ croyez qu'il n'y a point de falut ? Convertiss> a la religion proteftante., ils pafferont chez-» vous pour hérétiques, auffi darnnables que les:> payens eux-mêmes.II me répondit ainfi avec beaucoup de candeur& de charité chrétienne: monfieur, je fuis catholique, prêtre de 1'Ordre de faint-Benoit, & j'admetstous les dogmes de 1'Eglife Roroaine; maisje .vous dis, fans la moindre envie de vous complLmenter , & fans confidérer la fituation dansP iv


%3i L E S A V E M T U R . E Siaquelleje me trouve ici, que je ne vous^ègarde,pas comme un homme abfolument exclus de lagrace de Dieu. Je ne ditai jamais , quoique jefache qu'on le ctoit généralement parmi nous ,que vous ne fauriez être fauvé j je n'ai garde deborner aflez la mifcricorde de Jefus-Chrift, pourm'imaginer que vous ne fauriez être porté danslenfein de 1'églife par des voies qui nous foncinconnues, & je fuis sur que vous avez la mêmeeharité pour naus : Je prie continuellemenc quevous puiffiez rentrer dans 4'églife par des eneminsdont je laiffé le choix a 1'Être infinimentfage. En attendant vous confeftèrez , je crois,qu'en qualké de catholique , je puis faire unedifférence eoniidérable entre un proteftant & unpayen ; entre quelqu'un qui invoque le nom deJefus , quoique. d'une manière que je ne jugepas conforme a la véritable foi, Sc un fauvage,un barbare , qui ne connoïc ni dieu, ni chrift,:ni rédempteur. Si vous n'êtes pas dans les limi*tes de 1'églife, vous en êtes plus prés, du moins,que ceux quin'en ont jamais entendu parler. C'eftpar cette raifon que je me réjouis en voyant eethomme qui s'étoit livré a toutes fortes de crimes,'adrefter fes prières au fauveur , quoique je ne lecroie pas parfairement eclairé ; perfuadé quedieu, dont toute bonne oeuvre procédé, achevera€glk-ei en le menant un jour a la connpiüanc§


DE R O B I N S O N C R O S öi 2.35entière dé la vérité; & s'il' réuffit a 'infpirer lareligion chrétienne a. fa pauvre-femme , je nefaurois jamais croire qu'il périra lui-même. Majoie eft donc fondée quand je vois quelqu'unapprocher de la véritable églife ,. quoiqu'il n'yentre pas auffi-tot que je le fouhaiterois. Ilfaut s'enfier, pour la petfection de ter ouvrage , a Dieu qui1'acheveta lorfqüil le trouvera a propos.' Je,ferois.charmé , je vousprotefte, fi tous les fauvages reffembloienta cette bonrie femme , dulTent-dsêtre d'abotdtous proteftans; & je ctoirois fermementqueDieu, ayant commencé a illuminerleurefprit, leura-ecorderoit de plus en plus les lumières'd'en haut, &t les .feroit entrer a la fin dans lefein de fon 'églife.J'étois furpris.de la fmcérité de cepieuxpapifte,a mefure que j'étois convaincupat la force de fonraifonnement; & je me mis d'aborddans 1'efprir,que fi une pareille modération étoit généraleparmi les hommes , nous pourrions être toiischrétiens catholiques , quelle que put être la différencede nos fentimens particuiiers, & queeet efprit de charité nous conduiroit bientót tous,aux mêmes principes. Comme il croyoit qu'unepateille tolérance nous rendroit tous catholiques,je lui dis que je m'imaginois que fi tous lesmembres de fon églife étoient capables d'unecjaatfiré pareille, ils feroient bientot tous protef-


1J4 L E S A v E N T v R z » ;lans: nous brifarnes-la, car nous'rfentris&s^&ai»dans la controwerfe.Je.vouks-p^tmaJKJ'ën^söat'flèr pn .pealfwr-Jitbiérancet, Sc le prenant par ia main J >rMfiS(te" ami 5 lui dis-je , j'approuve forc ce que, jeoa*>» vénez'de-dire j mais cemmerneot fi- vous&'Ji"prêchiez nne pareüle doctrine en LTpagne ou» en tralie, vous n'éviteriez jamais les griffes de» Knquifitiön ». •> ïï ,-J.-..V• Ceia pourroit bien êtrej me dit- il^raass jene-crois pas qu'une .parèiiles'ijffiaMittÉ-ientfe j»Speuples mc-illeurs chrériens : un eacèsik jchariicne'paffera jamais chez moi;psoainhéDéfie£'!cliïqla" ,; Commè Atkins' Sc fa femhïè nfóooiarir' 'piesdans eet endroir, nous n'avioiisi aacinne raiafe-JÏpburnóas y arrêter. Nouisfleviames donc (urHbs* pas, Sc nous les.trouvarnesi déja qai ;3QQ©$ :aftendoient. Quand je les vis , |e demandai aapï/êfife s'i'I tröuvoit a propos que nous leur décotivr'iflfossque nous les avions vus dansle bófqaet?!Ce n'étoit' pas-la fon ayis; il vouIoit'iierconv,er:-:fèt^ryiaveé'A-tkins , pour voir ce qu'il nousdiroitde 'fon propre mouvement. La-deffus nous les*fimss entrer , fans permettre que perfoimey'fot;qüe'-hbus -rrois ,-& voici quel fut notre entretien:ROBINSON CRUSOÈ. Je vous prie, Atkins»


Ö£ ROBINSON C K. Ü S 0 É. Z J 5dites-moi quelle éducation avez-vous cue ? dequelle prof effion étoic, votre père.?„ GUILLAUME AT~KINS. U,n plus honnêtehomme que je ne ferai de ma vie ; c'ctpit meccléfiaftique, monfieur.R. CR. Quelle éducation vous a-t-il donliée? . ; . ., . ' t .'. .G. AT. II n'a rien négligé pour meuportetalavertu; mais j'ai méprifé fes préceptes'êk fesréprimandes , c®mme une véritable:i>ê§fb ffiroceque j'étojs. , ...6jQ V>h HWJ smruooR. CR. Salomon dit effedivement , quecelui qui méprife la corredion eft femblabie auxbêtes. . . . Hófa'k i^f-isl at: EUOVG. AT. Hélas ! , monfieur , .-,ja-;:n'iü ssérfipietrop femblable aux bêtes les plus eruelles.., .pjjiCrque j'ai aflaffmé mqnpropre père. Ah.! niqn Dieu!monfieur, ne parions plus de-cela yj'ai tué mo_qpropre père. ;: , :;, • e -r tamoa. inon bnr.i


236 • LE-S A V E N T U R E Splongé un poignard dans 1'e fein; mais j'ai abrégéfes jours en luti óranc route fa confolation , Scen empoifonnant tous fes plaifirs. Je 1'ai' tué ,taonfieur , par la plus noire ingraticude, parlaquelle j'ai répondu a la tehdreffe la plus forteque jamais père eut pour fon fds.R. CR. Tranquillifez-vous , Arkins , jene vous ai pas fait cerre queftion pour vous arracher1'aveu que vous venez de faire; je prieDieu- de vous -en donner un lincère repenrir,comme auffi de tous vos autres péchés. Je vousfai faire feulement paree que je m'appercois quequoique vous ne foyez pas-exrrêmement éclairé,vous ne laiffiez pas d'avoir une idéé de la religionSc de la morale , & que vous en favezplus que vous n'en avez pratiqué.• G. AT. Ce n'eft pas vous qui m'aveza%caché-cet aveu , monfieur; c'eft ma confcience.Quand nous commencons a jeter la -Vue fur nospéchés paffes, il n'y en a point qui nous_touchentplus fenfiblemeut que ceux que nous avonscommis contre des pareus pleins d'indulgencepour nous. II n'y en a point qui fiffent desimpreffions fi profondes, êc qui nous accablencdavantage.R. CR. II y a dans votre difcours quelquechofe de fi pathétique, Atkins, que je ne faurois1'entendre fans me troubler.


DJ ROBINS ON Cnvsoi' xyfC AT. Et pourquoi vóus troubletiez-vous,monfieur? des fentimens comme ies miens vousdoivent êtte abfolument éttangers.R. CR. Non, non, Atkins, tout ce rivage ichaque arbte , chaque colline de toute cette ïle,eft un témoin des inquiétudes afrreufes que m'acaufé le fouvenir de Pingratitude que J'ai euedans ma ptemière jeunefle, pour les foins d'unpère aufli tendre que paioït avoir été le vótre. J'aitué mon père auffi-biea que vous , mon pauvreAtkins; mais je crains fort que votte repentir nefurpafle beaucoup le mien.J'en aurois dit d'avantage fi j'avois été le maïtrede ma douleur ; le repentir d'Atkins me paroiffoitfi fort Femporter fur le mien, que je n'étoisplus en état de foutenir cette converfation. Jevoyois que cët homme , que j'avois appelé pourlui donner des lecons, m'en donnoit a moi defott touchantes, auxquelles natutellement je nedevois pas m'attendte.Le jeune prêtre, a qui je communiquai toutce difcouts , en fut fort ému. Eh bien ! me ditil,ne vous ai-je pas averti d'avance, que, dès queeet homme - la feroit converti , il deviendroitnotre prédicateur? Je vous afliire , monfieur,que s'il perfévère dans fa repentance, je fetaiinutile ici, & qu'il feta des chrériens de tous leshabitans de 111e.


i}& 'LES A V E N T U R E SMe tournant alors de nouveau du cóté d'AtkinsJr> mais, Guillaume , lui dis-je, d'oü vient que,s> précifément dans ce moment-ci, vos péchés« vous touehent d'une li grande force ?G. AT. Hélas! monfieur, vous m'avez misa un ouvrage qui ma percé le cceur. Je viens deparler, avec ma femme , de Dieu , & de la religion, afin de lui faire goüter le chriftianifme ;& elle m'a fait un fermon elle-même, qui ne mefortira jamais de 1'efprit, tant que je vivrai.R. CR. Ce n'eff^ pas votre femme qui vousa prêché, moncher Atkins; mais votre confciencevous a infpiré a vous-même les argümens dontvous vous êtes fervi.G. AT. II eft vrai , monfieur, ma confcienceme les a infpirés avec une force a laquelle il m'aété impoffible de réfifter.R. CR. Informez - nous , Guillaume , dece qui vient de fepaffer entte vous &votte femme jj'en fais déja quelque chofe.G. AT. Ah ! monfieur , il ne m'eft paspoffible de vous en rendre un compte exact - yquoique j'en foispénétré, je ne faurois pourtanttrouver des termes pour m'expliquer comme ilfaut; mais qu'impotte dans le fond? il fuffit quej'en fois touché, & que j'aie pris une ferme réfolutionde réformer ma vie.R. CR. Mais encore , Atkins, dites-nous-j


D E R.O B ï N S O K C R U S O E . 2J 9en quelque chofe; par oü avez-vous entamé kconverfation ? Le cas eft tout-a-fait extraordinairecertainement ; fi votre femme vous a portéa une réfolution fi louable , elle vous a fait effëctivementun excellent fermon.G. AT. J'ai débuté par la natute de nosloix fut le mariage , qui tendent a lier ï'homme& la femme par des nceuds indiffolubles. Je luiai fait entendre que fans de pareilles loix, 1'ordrene pouvoit pas être maintenu dans la fociété';que les hommes abandonnetoient leurs families,& qu'ils fe mcleroient confuférrtenr avec d'autresfemmes ; ce qui embrouilleroit toutes les fucceffions,& rendroit tous les héritages incertains.R. CR. Comment ! Guillaume , vous parlezcomme un dodeur en droit. Mais avez-vouspu lui faire comprendre ce que c'eft qu'héritages &families ? Les fauvages n'en ont pas feulement uneidéé, a ce qu'on dit, & fe marient fans aucun égardpour 1'alliance. On m'a afluré même que parmieux les frères fe marient avec leurs fceurs , lespères avec leurs filles , & les rils avec leurs mères.G. AT. Je crois , monfieur , que vous êtesmal informé; ma femme m'a dit au moins, quefa nation abhotre de pareils mariages ; & quedans les degrés de parenté , dont vous venezde faire mention , ils ne fe marient jamais, quoiqu'ilsne foient pas auffi fcrupuleux que nous ,peut-être, pat rapport aux degrés plus éloignés.


t-H-o L E S A V E N T . TTRESR. CR. Eb. bien ! que vous répondit-elle IG. AT. Elle me dit , qu'elle trouvoit cesloix fort bonnes , qu'elles étoient meilleutes quecelles de fon pavs.R. CR. Mais lui avez - vous expliqué ceque c'étoit ptoprement que le mariage ?G. AT. Oui, & c'eft par-la. qu'a commencénotie dialogue. Je lui ai demandé fi elle vouloitetre mariée avec moi a notre maniète ? Quellemanière, me dit -elle ? Je veux dire, répliquai-je,la manière que Dieu a établie pour le mariage,Cette réplique donna lieua la converfation la plusparticulière que jamais mari eut avec fa femme.* Voici le dialogue a''Atkins & de fa femme,précifément de la manière que je l'ai écrit furle champ, a. mefure qu'il me le communiquoit.LA FEMME. Établie pat Dieu? Comment?vous avez donc auffi un Dieu dans votre pays ?GUILLAUME ATKINS. Sans doute , machère, Dieu eft dans tous les pays.La F. Point du tout , votre Dieu n'eft pas* Tout ce que dit la femme dans ce dialogue, eft enfort mauvais anglois; j'aurois pu I'imiter en francois,comme j'ai fait dans le premier volume, en pareil cas;mais je ne l'ai pas trouvé a propos, par ce que la raatièreeft féneufe , & que ce mauvais langage y répandroit quelwque chofe de trop badin;


DE R O B I N SON C R U S O Ü . 241dans mon pays ; nous n'avous que legrand vieuxDieu Benamuchée.G. AT. Hélas! ma pauvre enfant, je nefuis pas aflez habile pour vous expliquer ce quec'eft que Dieu. II eft dans le ciel, il a fait le cielèc la terre, & tout ce qui s'y trouve.i/f.Comment! vous avezle grand Dieu dansvotre pays , & vous ne le connoiflez pas ? vousne fadorez pas ? Cela n'eft pas poffible.G. AT. Cela eft pourrant certain , quoiquenous vivions fouvent comme s'il n'y avoitpoint de Dieu dans le ciel , & que fon pouvoirne s'étendit point jüfqu'a la terre.LA F. Mais pourquoi Dieu le permet-il ?Pourquoine vous fait-il pas vivre mieux ?G. AT. C'eft notre propre faute.LA F. Mais vous dites qu'il eft grand , qu'il aun grand pouvoir , qüil peut vous tuer , s'ilveut; pourquoi ne vous tue-t-il pas, quand vousne le fervez pas , Sc que vous faites du mal ?G. AT. II eft vrai qüil auroit pu me tueril y a long-tems , Sc que je devrois m'y attendre; car j'ai été un homme indigne de vivre;mais il eft miféricordieux , Sc il ne nous punkpas toujours quand nous Ie mérirons.LA F. Eh bien ! n'avez vous pas remercié votreDieu de'fa bonté pour vous?G. AT. Hélas ! je l'ai remercié aufli peuTornt II.O


x^i L E S A V E N T U R E Sde fa miféricorde, que je l'ai craint pour fonpouvoir.LA F. Si cela eft, votre Dieu n'eft pas Dieu ;je ne faurois le croire. II eft grand, il a du pouvoir, & il ne vous tue pas quand vous le fachez ?G. AT. Faut - il donc, ma chère, que mamauvaife conduite vous empèche de croire enDieu ? Qde je fuis malheureux! Je fuis chrétien,& mes crimes empêehentlespayensde le devenir!LA F. Mais comment puis-je croire que vousayez la-hauc un Dieugrand & fort, &c que cependantvous ne faites point de bien ? 11 faut doncqu'il ne fachepas ce que vous faites.G. AT. Vous vous trompez : il fait tout,il nous entend, il voit ce que nous faifons, ilconnoic nos penfées , quoique nous ne parlionspas. .LA F. Cela ne fe peut pas , il ne vous entendpas jurer, & direa tout moment, Dieu me damne.G. AT. II entend tout cela affurément.LA F. Mais oü eft donc fon grand pouvoit ?G. AT. II eft miféricordieux ; c'eft tout ceque jepuisvous dire, & c'eft cela qui prouve qüileft le véritableDièu.ïl n'a point de pafïion comme.les hommes, & c'eft pour cette feule raifon quefa colère ne nous confume pas , dès que nouspéchons contre lui.


t) | R o B l N S O N C R U S O É. 24$() UA TRIÈME PARTIE.A. TKINS nous dit qu 'il étoit rempli d'horreur,en difant a fa femme que dieu voit &c entendtout, & qu'il connoït nos penfées les plus fecrettes;en fongeant que, malgré cette vérité,il avoic ofé faite un fi grand nombre de mauvaifesactions.LA F. Miféricordieux! que voulez-vous ditepar la ?G. AT. 11 eft notre créateur^& notre père. IIa pitié de nous & nous épargne.LA F. Quoi! il n'eft pas en colère contrevous \ il ne vous tue pas quand vous faites dumal? II n'eft donc pas bon lui-mêmej ou il n'apas beaucoup de force.G. A T. II eft infiniment bon , ma chèrefemme , infiniment grand & capable de nouspunir. Fort fouvent même il donne des exemplesde fa juftice & de fa vengeance , en faifantpérir les pécheurs au milieu de leurs crimes.LA F. II ne vous a pas tué pourtant; il fmtdonc qu'il vous ait averci qu'il ne vous tueroicpas, & que vous ayez fait un accord avec lui;,de pouvoir fiire du mal, fans qu'rl foic eu co-Qij


t44 L K S A V E N T U R E Slère contre vous , comme contie les autreshommes.G. A T. Bien loin de-la , mon cceur , j'aipêché hardiment pat une fauiïe confiance en fabonté; & il auroit été infiniment jufte, en medétruifant, comme il a fouvent déttuit d'autrespécheurs.LA F. II eft donc bien bon a votre égard ;qu'eft-ce que vous lui avez dit pour 1'en remercier?G. AT. Rien, ma pauvre femme; je fuisun indigne fcélérat, rempli de la plus neireingratitude.LA F. Mais vous dices qu'il vous a fait: quene vous a-t-il fait meilleut?.G. A T. II m'a fait comme il a fait tous lesautres hommes; mais je me fuis corrompu moimême; j'ai abufé de fa bonté ; & je fuis patvenua ce comble de fcélératelfe par ma proprefaute.LA F. Je voudtois que vous fiffiez en forteque Dieu me connut: je ne le facherois pas,je ne ferois point de mauvaifes chofes.G. AT. Vous voulez dite, ma chère, quevous fouhaiteriez que je vous fiffe connoirreDieu , cat Dieu vous connoit déja, & il n'y a pasune feule de vos penfées qui lui foit inconnue.LA F. II fait donc aufti ce que je vous dis


»E R O BIN S ON CRUSOE. 145a préfent ? II fait que je fouhaice de le connoitre? Hélas! qui pourra faire en forte que jeconnoilfe celui qui m'a faite?G. AT. Ma chère, je fuis au défefpoir den'être pas en état de vous éclairer la-deffus :c'eft lui feul qui doit fe faire connoitre i vous :je m'en vais le ptier de vous enfeigner humême,& de me pardonner de m'être renduindigne & incapable de vous inftruire.C'eft la-deffus qu'Atkins, pénétré de douleurde ne pouvoir pas fatisfaire la defir ardentqu'avoit fa femme de connoitre Dieu , s'étoitjeté a genoux, pour prier 1'efprit faint d'illuminereet efptit ténébreux par la connoiffancefalutaire de 1'évangile; de lui pardonner fes péchésk lui-même; & de vouloir bien fe fervird'un auffi indigne inftrument pour la converfionde cette malheuieufe payenne. Après avoir étéprofterné en terre pendant quelques momens,il s'éroir remis auprès de fa femme , & la converfationrecommenca de la manière fuivante.LA F. Pourquoi vous êtes-vous mis a genoux?Pourquoi avez-vous parlé? Que figmfietout cela?G. AT. Je me fuis mis a genoux, ma chèrefemme, pour m'humilier devant celui qui m'afait ; je lui ai dit Oh ! comme vos vieillards


L E S A V E N T U R E Sfont au faux dieu Benamuchée; je veux dire que,je lui ai adreffé mes prières.LA F. Et pourquoi avez-vous dit: Oh fG. A T. Je l'ai prié d'ouvrir les yeux devotre entendement, afin que vous puifiieZ leconnoitre & lui être agréable.LA F. Peut-il faire cela encore ? 1G. AT. Sans doute, il peut faire -tout; rienne lui eft impofiible.L A F. Et il entend tout ce que vous lui dites ?G. AT. Certainement. 11 nous a ordonné dele prier-, avec promelTe de nous écouter, & denous accotder ce que nouï lui demanderions.LA F. Tl vous a ordonné de le prier! Quandvous 1'a-tril ordonné? Ou vous 1'a-t-il ordonné ?11 vous a donc parlé lui-même?G. AT. Non, ma chère, il ne nous a pointparlé lui même; mais il s'eft révélé'a nous dedifférentes manières. 11 a parlé aucrefois a quelquesfainrs hommes, en termes fort clairs; &il les a dirigés par fon efprit, pour raiTembk-ttoutes fés loix dans un livre.LA F. Je ne vous comprends pas. Oü elt celivre ?G. AT. Hélas'! ma pauvre femme, je n'aipas ce livre ; mais j'efpère que je lé trouverai*in jour, & que je vous -enfeignerai a. tó lire,


DE ROBINSOK GRUSOE. 247(C'eft dans cette occafionque nous l'avionsvu embraffer fa femme avec beaucoup de tendteffe, mais en même tems avec beaucoup dechagrin de fe voir fans bible).LA F. Mais comment me ferez-vous comprendreque Dieu lui-même a enfeigné a ceshommes a faire cc livre ?G. AT. Par la même règle par laquelle nousfavons qu'il eft Dieu.LA F. Hé bien! par quelle règle, par quelmoyen favez-vous qu'il eft Dieu ?G. AT. Paree qu'il ne nous ordonné & nenous commande rien qui ne foit bon & jufte ,rien qui ne tende a. nous rendre parfaitementbons & parfaitement heuteux, & par ce qüilnous défend tout ce qui eft mauvais en foimême, ou mauvais dans fes conféquences.LA F. Ah! je voudtois bien comprendre toutcela ; je voudrois bien voir tout ce que vousvenez de dite. 11 enfeigne tout ce qiu elf bon,il défend tout ce qui eft mauvais , ii rccempenlele bien & il punit le mal; il B fait tout, il donuetout, il m'entend quand je lui dis Oh tÉ ne metuera pas fi je fouhaite d'être bonne i fi je veuxfaire du mal il peut me tuer, mais il peut m'épargnerauffi, & ü eft pouttant le grand Dieu.Eh bien ! je crois qüil eft le grand Dieu *, je veuxlui dire Oh avec vous, mon cher.Q iv


24 S LES A V E N T U R E SC'eft ce difcours qui fur-tout avoit touchéle coBur d'Atkins. II s'étoit mis d genoux avecfa femme pour prier Dieu tout haut de lïlluminerdefon faint-efprit; & de faire en force parfa providence, qu'il put trouver une bible, afinde la lire avec fa femme, & de la faire parvenirpar-ld a la connoiflance de la véritable religion.Parmi les autres difcours qu'ils tinrent enfuitede cette prière , fa femme lui fit promettre, puifque,de fon propre aveu, toute fa vie n'avoit étéqu'une fuite de péchés propres d provoquer iacoleiede D.eu, de la réformer, & d ene plus irriterD l e ude peur qu'iln efÜt óté du monde, &qu'elle ne perdït patld Te moyen de connoitremieux la Divinicé 5 enfin de peur qu'il ne fut éternellemenrmiférable lui-même, comme il luiavoit dit que les méchans feroient après leur mort.Ce récit nous toucha beaucoup 1'un & 1'aucremais fur-tout le jeune religieux. D'un cóté iletoit extafié de joie; mais de 1'aucre, il étoitcruellement mortifié de n'entendre pas 1'anglois,pour pouvoir parler lui-même d cette femmequi avoit de fi excellentes difpofitions. Revenude fes réflexions, il f etourna vers moi en medifant qu'il y avoit plus d faire avec cette femmeque de la marier. Je ne Ie compris pas d'abord;mais il s'expliqua, en me difant qu'il croyoicqu'il falloit la bnptifer,


DE R O B I N S O N CRÜSOÉ. 249J'y confentis , & lui, voyant que je me hatoisd'en orclonner les préparatifs : Patience, monfieur,me dit-il, mon fentiment eft qu'il fautla baptifer abfolument; fon mari Pa fait réfoudrea* embraffer le chriftianifme, il lui a donnédes idees juftes de 1'exiftence d'un Dieu , defon pouvoir, de fa juftice &c de fa clémence ;mais il faut que Je fache, avant que d'allerplus loin, s'il lui a dit quelque chofe de Jefus-Chrift , du falut qu'il nous a ptocuté par famort, de la foi, du faint-efptit, de fa réfurreétion,du jugement dernier & de la vie avenir.J'appelai la-deffus Atkins, & je le lui demandai.II fe mit a pleurer en difant qu'il enavoit dit quelque chofe, mais fort fupetficiellement;qu'il étoit un homme fi criminel, Sc quefa confcience lui reprochoit avec tant de forcefa conduite impie, qu'il ttembloit a la feuleidéé que la connoiffance que fa femme avoitde fa mauvaife vie ne lui donnar du méprispour tous ces dogmes factés Sc importans ; maisqu'il étoit sut que fon efptit étoic tellementdifpofé a recevoir les impreffions de toutes cesvérités, que fi je voulois bien lui en parler, jeviendrois facilement a. bout de 1'en perfuader,Sc que je n'y perdrois pas mon tems ni mespeines.


250 L E S A V E N T U R E SLd-deflus je la fis venir, & m'étant placéentr'elle Sc le prêtre , pour fervir de truchement,je le priai d'entter en matière. II le fit,Sc je fuis perfuadé que dans ces derniers fiecles,jamais prêtte papifte ne fit un pareil fermon :aufTi lui dis-je que je lui ttouvois toutes leslumières , tout le zèle , Sc toute la fincérité d'unvrai chrétien, fans aucun mélange des erreurs defon églife , & qüil me paroiifbit femblable auxévêques de Rome, avant que 1'églife Rpmaineeut ufurpé Ia fouveraineté fur les confciences.Pour abréger , il réuffit a porter cette pauvrefemme a embraffer la connoiifance du fauveur ,&• de la rédemption , non - feulement avec furprife&.ayec étonnement , comme elle avoitrecu d'abord les notions de Dieu,, & de fesattributs \ mais encore avec joie, avec foi , Scavec un degré de lumière qu'on auroit de la peinea s'imaginer , bien loin de pouvoir en donnerune idéé jufte.Quand il fe prépara a la baptifer , je ie priaide s'acquitter dè cette cérémonie avec quelquesprécautions, afin qu'on ne remarquat pas qu'il futcatholique ; ce qui autoit pu avoir de mauvaifesconféquences , Sc caufer des divifitms parmi tousces gens, qui n'avoient encore que de foiblesidéés fur ces fortes de matières. II me réponditque , comme il n'avoit pointlade cbapeile con-


DE R o B I N S O N C R U S O É. 2JÏfacrée , ni les autres chofes néceflaires aux formalitésde fon églife , il s'y prendroit d'unetelle manière que je ne remarquerois pas moimêmeqüil étoit catholique , li je n'en avoispas été infltuit auparavant. 11 tint fa paroLe, Scaprès avoir pronopcé aflez bas quelques paroleslatines, il jeta tout un plat d'eau fur la tête dela femme , en difant tout. haut , en francois ;Marie, ( car en qualité de fon parrain je lui donnaice nom-la, a la ptière de fon mari,") je tebaptife au nom du Père, du Fils & du Saint-?Efprit. ü • . - !11 n'étoit pas poffible de deviner par-Ia déquelle religion il étoit. II eft vrai qu'il lui donnaenfuite la bénédiction en latin ; mais Atkinss'imagina que c'étoit du francois , ou bien il n'yprit pas garde du tout.Gette cérémonie étant achevée, il la maria ,& fe tournant enfuite du coté d'Atkins , il i'exhorrad'une manière très-pathétique , non-feulementa perfé'vérer dans-Jes bonnes difpofitions ,mais encore a répoudre par une fainte vie , auxlumières qui venoient d'être répandues dans faconfcience. II lui dit qu'il feroiten vain profellionde fe repentir, fi achieliement il ne renoncoita tousfes crimes. II lui repréfenta que,- puifque Dieu luiavoit fait la grace de fefervit de lui, comme d'uninftrument pour la^conyerfion de fa femme;, il


*5 2 L E S A V E N T B R . E Sdevoit bien prendre garde de ne pas deshonorercette faveur du ciel ; & que s'il fe négligeoit ladeffus, il pourroit voir une payenne fe fauver ,& 1'inftrument de fon falut rejeté.H y ajouta un gtand nombre d'autres excellenteslecons , & les recommandant 1'un & 1'autrea la bonté divine , il leur donna fa bénédiétionde nouveau ; fe fervant toujours de moicomme de fon interprète , c'eft ainfi que finittoute la cérémonie. Je puis dire que ce jour-la aété le plus agréable que j'aie paffe de ma vie.Pour mon religieux , il n'étoit pas encore about de rous fes pieux delfeins ; fes penfées conrmuoienttoujours a rouler fur la converfion destrente-fept fauvages , & il feroit refté de tout foncceur dans l'ile pour y travailler ; mais je lui fisvoir que fon entteprife étoit imptaticable , &cque je trouverois peut-êtte un moyen de la faireréuflir fans qu'il fut befoin qu'il s'en mêlat.Ayant ainfi réglé les affaires de mon ile, je mepréparois a retourner a bord du vailfean , quandle jeune Anglois que j'avois tiré du barimentaffamé, vint me dire qu'il avoit appris que j'avoisun eccléfiaftique avec moi; que, par fon moyen,j'avois marié les Anglois fotmellement avec lesfemmes fauvages ; il ajouta qu'il favoit un autremariage a faire entre deux chrériens , qui pourroitbien ne m'être pas défagréable.


DE R o B I N S O N C R Ü S O É . 2. 5 JJe vis d'abord qu'il s'agiffoit de la fervante defa défunte mère , qui étoit la feule femme chréciennequi fut dans 1'ile. La-deffus je l'exhortaiane pas faire une chofe de cette importance pré*cipitamment , & feulement pour adoucir Ia folitudeoü il fe devoit trouver dans 1'ïle. Je lui disque j'avois fu de lui-même , & de la fervante ,qu'il avoit du bien confidérablement, & des amiscapables de le pouffer dans le monde ) que d'ailleurscette fille n'étoit pas feulement une pauvrefervante, mais que fon age n'étoit pas proportionnéau fien, puifqüelle pouvoit bien avoir vingr-fepta vingt-huit ans , au lieu qu'il en avoit a peinedix-huit; que par mes foins il pouvoit bien-tötfortir de ce défert, & revenir dans fa patrie, oücertainement il fe repentitoit de fon choix précipité, ce qui les rendroic dans la fuite malheureux1'un & 1'autre.J'allois en dire d'avantage , quand il m'interrompiten fuurianr, pour me dire avec modeftie, que je me trompois dans ma conjecture, &cqu'il n'avoit rien de tel dans 1'efprit, fe ttouvantdans des circonftances affez ttiff.es, pour n'y pasmettte encore le comble par un mariage malafforti; qü'il étoit charmé de mon deffein de lefaire retoutner dans fa patrie ; mais que monvoyage devant être de longue haleine , felon toutesles apparences, &c très-hafardeux , il ne me


254 L'ïS A V E N T U R E Sdemancloir, pour route grace, par rapport a lui,que de lui donnet quelques efclaves, 8c tout cequi étoit néceffaire pour établir une plantation ;que de cette manièreda i! attendroit avec patiencePoccafion de retourner en Angleterre , perfuadéque, quand j'y ferois revenu , je ne 1'oublieroispas. Enfin il me dit qu'ilavoit envie de me donnerdes lettres pour fes pareus, afin de les informerdes bontés que j'avois eues pour lui, & de1'endroit ou je 1'avois laiffé, & il me promit quedès que je le ferois fortir de 1'ile , il me céderoitfa plantation , de quelque valeur qu'elle put être.Ce petit difcours étoit fort bien arrangé, pourun garcon de eet age , & il m'étoit d'autant plusagréable qüil m'affuroit pofitivement que lematiage enqueftion ne leregardoit pas lui-même.Je lui donnai toutes les affurances poffibles derendre fes lettres , fi je revenois fain &c fauf enAngleterre , de n'oublier jamais la facheufefituation dans laquelle je le iaiffois, &d'employertous les moyens poffibles pour 1'en tirer.J'étois fort impatient cependant de favoif deqtiel mariage il avoit voulu parler , & il m'appritqu'il s'agiffoit de Sufanne, (c'étoit le nom dela fervante) 8c de mon artifan univerfel.J'en fus charmé aupied de Ia letcre, paree quele parti meparoiifoit très-bon de coté Sc daurre.j'ai déja donné le caraclère dn jeune homme.


D E ROBINSON C R U S O E . 25$Pour la fille, elle étoit modefte, douce & pieufe;elle avoit du bon fens , & aflez d'agrément ;elle parloit bien , & a propos , d'une manièredécente & polie, toujours prète a répondre quandil falloit, & jamais elle n'étoit précipitée a femèler de ce qui ne la regardoit pas ; elle avoitbeaucoup d'adrefle pour faire toutes fortes d'ouvrages, & elle étoit fi bonne ménagère, qu'elleauroit pu être la femme de charge de toute lacolonie. Elle favoit parfaitement bien fe conduireavec des perfonnes d'un certain rang, &tpar conféquent il ne lui étoit pas mal-aifé deplaire a tous les habitans de 1 ile.Nous les mariames ce même jour , & commeje lui tenois lieu de père dans cette cérémonie ,je lui donnai aufli fa dot; car je lui affignai aelle-même & a fon époux un efpace de tetreaflez confidérable pour en faire une plantation.Ce mariage, & la propofitiön que le jeune hommem'avoit faite de lui donner en propre une petiteétendue de terrein , me firent penfer a partagertoute 1'ile aux habitans , afin de leuróter touteeccafion de querelles.J'en donnai la commiifion a. Atkins, qni étoitdevenu grave , modéré , bon ménager ; en unmot qui étoit alors un parfaitement honnêtehomme, rrès-pieux, fort attaché a la religion,


x^G L E S A V E N T U R E S& , fi j'ofe décider d'une affaire de cette nature,vérirablement converti.II s'acquitta de cette commifiion avec tant deprudence , que tout le monde en fut fatisfait, &qüils me prièrent tous de tatifier le partage parun écrit de ma main. Je le fis dreffer tout auffitót,& en fpécifiant les limites de chaque plantation, je leut donnai a chacun un dtoit de poffeiïionpour eux, 8c pour leurs héritiers , ne meréfervant que le haut domaine de toute 1'ile , 8cune redevance pour chaque plantation , payableen onze ans , a moi, ou a celui de mes héritiersqui, venant la demander, produiroit une copieauthentique du préfent écrit.A 1'égard de la forme du gouvernement 8c desloix, je leur dis qu'ils étoient auffi capables quemoi de prendre des mefures utiles la deffus, &que je fouhaitois feulement qu'ils me promiffentde nouveau de vivre enfemble comme bons amis&c bons voifins.II y a encore une particularité que j'aurois tortde paffer fous filence. Comme tous les habitansde mon ïle vivoient dans une efpèce de république, & qu'ils avoient beaucoup a faire ,il paroiffoit ridicule qu'il y eut trente-fepc fauvagesrefégués dans un coin de. 1'ile, a peinecapables de gagner leur vie, bien loin de contribuet


ï) s ROBINSON C R U S O É. 2.57buer a 1'utilité générale. Cette confidétation mefit propofer au gouverneut Efpagnol , d'y alleravec le père de Vendredi, & de leur offrir de fejoindre aux autres habitans, afin de plantet poureux-mêmes , ou bien de fervir les autres, pourlanourriture & 1'enttetien , en qnalité de domeftiques, & non pas en qualité d'efclaves. Car jene voulois pas abfolument permettre qu'on lesréduisk a 1'efclavage ; ce qui auroit été contrairea la capitulation qu'ils avoient faire en fe rendanr.lis acceptètent la propofitiön de grand coeut ,& quittèrent leurs habitarions dans le momentmême. II n'y en eut que trois ou quatre quiprirent le parti de cultiver leurs propres terres ,tous les autres aimèrent mieux être diftribuésdans les différentes families que nous avionsétablies.Toutes les colonies fe réduifoient alors a,deux. II y avoit celle des Efpagnols qui demeuroientdans mon chateau, & qui étendoient leutplantation , du cöté de 1'eft , tout le long de lapetite baie , jufqu'a ma maifon de campagne.Les Anglois vivoient dans le nord-eft de 1'ile ,oü Atkins & fes camarades s'étoient établis dès lecommencement , & ils s'étendoient du coté dufud & fud-oueft , derrière la plantation desEfpagnols. Chaque colonie avoit encore a fadifpofition une aflez grande étendue de terre enToms II.R


258 L E S A V E N T W R . E Sfriche , qu'elle pouvoit cultivet en cas de befoin^en fotte que, de ce cóté, il n'y avoit aucunfujetde jaloufie & de difcorde.On avoit laiffé défette la partie oriëntale de1'ïle, afin que les fauvages puffenc y aller &Cvenir a leur ordinaire , & on avoit réfolu de nefe point mêler de leurs affaires , s'ils ne fe mêloientpas de celles des habitans. II ne faut pasdouter qu'ils n'y vinffent fouvent, comme ilsavoient fait autrefois , mais je n'ai jamaisentendu dite qu'ils aient enttepris la moindrechofe contte mes colonies.II me vint alots dans 1'efprit , que j'avoisfait efpérer a mon religieux que la converfiondes trente-fept Sauvages pouvoit fe faire fans lui,d'une manière dont il feroit fatisfait. Je lui fisfentir que cette affaire étoit en bon train, & queces gens étant ainfi diftribués parmi les chrétiens,il feroit facile de leur faire goütet les ptiucipesde notre religion , pourvu que chacun de leursmaïtres voulüt bien faire tous fes effotts pout yréuffir.11 en convint; mais, dit-il, comment les porterons-nousa y travailler avec application ? Jelui répondis qu'il falloit les y engager, en lesafremblant tous , ou bien en leut allant patier a.chacun en particulier. Ce fecond parti lui parutle plus convenable; &c la-deffus nous partageames


x> E RöfciNSON C R ys o f. 15"9l'ouvrage entre nous. Il entreprit d'aller voir lesEfpagnols, qui éroient tous papiflies , dans letems que j'irois adreffèr mes exhortations auxAnglois, qui étoient tous proteftans. Nous leurrecommandames aux uns & aux auttes, ttès-fort,de ne point faite entrer, dans les inliruótionsqu'ils donneroient aux fauvages, aucune diftinctionentre les catholiques & les proteftans , & defe contenterde leur apprendreles principes générauxdela religion chrétienne, comme 1'exiftencede Dieu , le mérite de Jefus-Chrift, Sec. Ils nousle promirent , & ils s'engagèrent même a neparler jamais enfemble de controverfe.En venant a la maifon, ou a la ruche d'Atkins,je vis , avec plaifir , que la jeune femme de monmachinifte , Sc 1'époufe d'Atkins, étoient devenuesamies intimes, &c que cette petfonne pieufeavoit perfedionné l'ouvrage que 1'époux avoitcommencé.Quoiqu'il n'y eut que quatre jours d'écoulésdepuis le baptême de la femme d'Atkins ,elle étoit déja devenue fi bonne chrécienne , queje n'ai de ma vieentendu parler d'une converfionli fubite , & pouffée li loin en fi peu de tems.II m'étoit venu juftement dans 1'efprit , lemême matin que je méditois cette vifite , qu'enleut laiflant tout ce qui leur étoit nécefiaite,j'avois oublié de leur donner une bible; en quoije confefle que j'avois moins de foins pour eux,Rij


±6o L E S A V B N T U R I »que rna bonne veuve n'avoit eu autrefois poutmoi, en m'envoyant trois bibles tk un livte decommunes prières , avec la cargaifon de centlivres fterling , qu'elle eut le foin de me fairerenir dans le Bréfil.La charité de cette pauvte femme eut un effetplus étendu qu'elle n'avoit ptévu ] cat ces biblesfetvitent alots d'inftrudtion & de confolation ïdes gens qui en faifoient un meilleur ufage queje n'en avois fait alors moi-même.J'avois une de ces bibles dans ma poche , enarrivant a la maifon d'Atkins , oü je remarquaique les deux femmes venoient de parler enfemble, fur des matières de religion. Ah ! monfieur,dir Atkins dès qu'il me vit , quand dieu veut feréconciliet avec des pécheurs , il en fait bientrouver les moyens. Voila ma femme qui a trouvéun prédicateur nouveau \ je fais que j'étois aufliindigne qüincapable de mettre la main a unpareil ouvrage ; & voila cette jeune femme quiparoït nous êtte envoyée du ciel. Elle eft en étatde converrir toute une ïle pleine de fauvages.La jeune femme rougit a ces mots, 8c fe levapour s'en aller; mais en la priant de demeuter,je lui dis qu'elle avoit enttepris un deffein excellent, & que je fouhaitois de tout mon cceur quele ciel voulüt bénir fes foins.Nous contimfames fur ce fujet, pendant quel:


DE ROÏINSON CR.USOÉ. l6lque tems, Sc ne voyant pas qu'ils euflent aucunlivre , je titai ma bible de mapoche.» Voici du» fecours que je vous apporte , Atkins, dis-je,& je ne doute point que vous ne le receviez„ avec plaifir ». Le pauvre homme étoit fi furprisde ce préfenr,que, pendant quelques minutes,il fut incapable de prononcer un feul mot.Mais s'étant remis de fon ttouble , il prit lelivteavec reipec~fc, & fe tournant du coté de fa femme:Ne vous ai-je pas dit, ma chère , lui dit-il, que,quoique dieu foit la-haut, dans le ciel, il peutentendre nos prières ? Voici le livre que je luiai demandé , quand nous nous fommes mis agenoux enfemble dans le bofquer; dieu nous aentendus , il nous 1'a envoyé. Après avoir finice difcours, iltomba dans de fi gtands tianfportsde joie , qu'au milieu des aófcions de graces qüiladrelfoit au ciel, il verfoit un ruifleau de larmes.Sa femme étoit dans une futptife extraordinaire, & elle étoit prête a tomber dans uneerreur , oü perfonne de nous ne s'étoit attendu.Elle croyoit fermement que dieu avoit envoyéce livre direftement du ciel, a la prière de fonmari , & elle prenoit pour un préfent immédiatce qui n'étoit qu'un effet équivalent de la providence.II ne tenoit qua nous de la confirmer danscette penfée , mais la matière me parut tropférieufe pour permertre que la bonne perfonneRiij


a


N ER O B I S S Ö N Ciiusoi 265force de 1'éducation fe faifit de nouveau de leurame, 8c les inftrudtions qu'ils onr recues dansleur première jeuneffe , opèrenr fur eux avectout le fuccès imaginable. Les préceptes qui ontété endormis, pour ainfi dire , pendant longtemsfe réveillent alors , Sc produifent des effetsmetveilleux. , .II en étoit ainfi du pauvre Atkins. 11 n'étoitpas des plus éclairés ; mais voyant qu'il étoitappelé a inftruire une perfonne plus ignoranteque lui, il ramaffoit toutes les lecons de fonpète qu'il pouvoit fe rappeler, 8c il s'en fervoitavec beaucoup de fruit.II fe reffouvenoir fur-tout avec force de ceque fon père lui avoit dit fur 1'excellence de labible, quirépandit fur des families Sc fur desnations entières les bénédiótions du ciel; véritédont il n'avoit jamais compris 1'évidence quedans cette occafion, oü voulant inftruire despayens 8c des fauvages , il ne pouvoit fe paflerdu fecouts des oracles divins.La jeune femme étoit bien aife aufli de voircette bible, pour le grand befoin qu'elle en avoitalors. Elle en avoit une, comme aufli fon jeunemaïtre , abord du vaifleau, parmi les autres hardesqu'on n'avoit pas encore portées a terre,mais il lui en falloit une pout s'en fervir d'abord.]'ai déja tant dit de chofes touchant cette jeuneR iv


2^4 L E S A V E N T U R E Sfemme , que je ne faurois mempêcher d'en rapporterencore une particularité fott remarquable& fort inftruétive.J'ai raconté ci-deffus a quelle exttémité elleavoit été réduite quand fa maitreffe mourut defaim , dans le malheureux vailfeau que nousavions rencontré en pleine mer.Caufant un jout avec elle fur la facheüfe fituationoü elle s'étoit trouvée alors, je lui demandaifi elle pouvoit me donner une idéé de cequ'elle avoit fenti dans cette occafion, & mefaire comprendre ce que c'eft que mourir defaim, Elle me dit qu'elle ctoyoit qu'oui , Scvoici comme elle me détailla toute cette defcriprion.Après avoir fouffert beaucoup pendant prefquetout Ie voyage, par la difette des vivtes,il ne nous refta rien a la,fin qu'un peu de fucre ,un peu de vin Sc un peu d'eau. Le premier jourque je n'avois pris aucune nourriture, je metrouvai, vers le foir, un grand vide dans 1'eftomach, avec de grandes douleurs j & a 1'approchede la nuit, je me fentis fort endormie, Scje ne ceffai de bailler; ayant pris un verre devin, je me mis fur un lit ;& ayant dormi environtrois heures, je me trouvai un peu rafraïchie.Après avoir veillé trois auttes heures , environles cinq heures dn matin, je fentis les mêmes


DE RoBIKSOK C R U S O É . l6$douleurs d'eftomach, & je voulus dormir denouveau: mais il me fut impoffible de fermer lesyeux, étant fort foible& ayant de grandsmauxdecceur \ ce qui continua pendant le fecond jout avecbeaucoup de variété; tantót j'avois faim, & tantótj'avois mal au crxur, avec des naufées, commeune petfonne qui a pris un vomitif. Je me remisfur le Ut vers le foir, ayant pris un verre 'd'eaupour toute nourriture-, m'étant endotmie, je revoisque j'étois dans les Barbades , que j'y trouvoisle marché rempli de toutes fortes de vivres,que j'en achetois copieufement, & que je dinoisavec ma maitreffe avec un trés-grand appétit.A la fin de ce rêve, je crus mon eftomach auffirempli que fi j'avois diné réellement, mais quandje fus reveillée, je me trouvai dans une exttêmeinanition,'& comme fut le point derendre 1'ame.Je pris alors notre dernier verre de vin, j'y mis dufusre, paree qu'il y a quelque chofe de nourriffant;mais n'ayant rien dans mon eftomach furquoi le vin put opérer, tout 1'effer que j'en tiroisconfiftoit dans quelques fumées défagréables ,qu'il m'envoyoit au cerveau , Sc 1'on m'a ditqu'après avoir vidé ce verre , j'avois été pendantlong-tems comme une perfonne qui nefent rien , par un excès d'ivreffe.Le troifieme jour , après avoir paffé toute lanuit dans des fonges fans liaifon, en fommeil-


i66 L E S A V E N T U R . E Slanr , plutot qu'en dormanc, je m'éveillai, enfentant une faim enragée ; & je ne fais pas , fij'avois été mère, & que j'euiïè eu un de mesenfans avec moi , fi j'aurois eu aflez de forced'efprit pour n'y pas mettre les dents.Cette rage dura environ ttois heures, pendantlefquelles j'étois aufli futieufe, ace que m'a ditenfuite mon jeune makte , que ceux qui le fontle plus dans 1'hópital des fous.Dans un de ces accès de frénéfie , foit par unmouvement extraordinaire du vaifleau , ou quele pied me glifsat, je tombai a terre, 6V je meheurtai le vifage contte le lit de ma maitrelfe ,ce qui me fit fortir le fang abondammentdunezja mefure que le fang couloir, ma tage diminuoit,aufli-bien que la faim qui en étoit lacaufe.Mes maux de cceur & mes naufées revinrentenfuite \ mais il me fut impoflible de rendre ,puifque je n'avois rien du tout dans 1'eftomach.Aflbiblie pat la perte du fang, je m'évanouis ,& 1'on me crut motte , mais je tevins bientötamoi, fouffrant des douleurs d'eftomach , dontil m'eft impoflible de vous donner une idée. A1'approche de la nuit je ne fentis qu'une faimterrible , avec des defirs de manger, que jem'imagine avoir été femblables aux envies d'unefemme groflè.


©E ROBINSON CRUSOI. 2.^7Je pris encore un verre d'eau avec du fucre ;mais mon eftomach incapable de retenir cettedouceur , rendit le tout dans le moment même ;ce qui me fit prendre de 1'eau pure qui me reftadans le corps. La-defTus je me mis au lit, enprianr dieu de route mon ame, qu'il lui plutde me délivrer d'une vie fi malheureufe ; & metranquillifant par 1'efpérance d'être bientótexaucée, je parvins a fommeiller pendant quelquetems. M'étant réveiliée, je me crus mourante,ayant la tête toute accablée par les vapeurs quis'élevoient de mon eftomach vide. Je recommandaialors mon ame a dieu, en fouhaitantfort que quelqu'un abrégeat mes fouffrances, &Cme jetat dans la mer.Pendant tout ce tems, ma maitreffe étoit couchéeauprès de moi, comme une perfonne expirante;mais elle foutint fa misète avec plus decourage & de patience que moi, &, dans eetétat, elle donna fa dernière bouchée de pain afon fils, qui ne voulur la prendre qu'après desordres redoublés de fa mère, & je fuis perfuadé©que ce peu de nourriture lui a fauvé la vie.Vers le matin , je me rendormis, & mon fommeilétant diffipé de nouveau,je fentis une envieextraordinaire de pleurer, qui fut fuivie par unautre violent accès de faim. Je me levai toutefurieufe, §C dans le plus déplorable état qu'on


Lis A V I N T U R I SpnifTe s'imaginer : fi j'avois trouvé ma maitteffemorte , je crois fort que j'aurois mangé unmorceaude fa chair avec autant d'appetit que Iaviande de quelque animal deftiné a nous fervirde nourritute. Deux ou trois fois je voulus arracherun morceau de mon propre bras; & voyantle baffin dans lequel j'avois faigné le jour d'auparavant,je me jetai deflus, Sc j'avalai le fangavec précipiration , comme fi j'avois eraint qu'onne me 1'arrachat des mains.Cependant dès que je 1'eus dans 1'eftomach,la feule penfée m'en remplit d'horreur, Sc ellebannit ma faim pour quelques momens. Je prisalors un autre verre d'eau qui me rafraïchit Scme tranquillifa pendant quelques heures. C'étoit-M Ie quattième jour , Sc je reftai dans eet étatjufques a la nuit; alots dans 1'efpace de quatreheures je fus fujette fucceiïivementa tous le différensaccès que la faim m'avoit déja caufés;j'étois tantöt foible , tantot accablée d'envie dedormir , tantót tourmentée de violents mauxd'eftomach , tantót pleurant, tantót enragée, Scmes forces diminuèrent cependant d'une manièreextraotdinaire. Je me couchai de nouveau,n'ayant d'autte efpérance que de mourir avant lala fin de la nuit.Je ne fetmai pas 1'ccil pendant toute cette nuit,& ma faim étoit changéc en une maladie conti-


DI R O B I N S O N C R Ü S O É . Z69nuelle; c'étoit une affreufe colique caufée patles vents , qui s'étoient fait un paffage dans mesboyaux vides, & qui me donnoient des tran-.chées infupportables. Je demeurai dans ce trifteérat jufqu'au lendemain matin, que je fus furprife&troubléeparles cris & les lamentationsdemon jeune manie , qui m'apprit que fa mèreétoit morte. N'ayant pas la force de fortir dalit, je levai un peu la tête , & je m'appercus quemadame refpiroit encore, quoiqu'elle donnatfort peu de fignes de vie.J'avoisalors des convulfions d'eftomach épouvantables,avec un appetit futieux, & des douleursque celles de la mott feule peuvent égaler.Dans cette affreufe fituation j'entendis les matelotscrier de toutes leuts forces , une voile , unevoile ! lis fautoient, & coutoient pattout le vaiffeaucomme des gens qüi avoient pet du 1'efprit.J'étois incapable de me levet du lit: ma pauvremaitreffe 1'étoit encore plus, Sc mon jeune maitreétoit fi malade , que je m'attendois a le voitexpirer dans le moment. Ainfi il nous fut impoflibled'ouvrit la porte de notre chambre , Sc denous informer au jufte ce que vouloit dite toutce vacatme. II y avoit deux jours que nous n'avionsparlé a qui que ce fut de 1'équipage. Ladetnière fois qu'on nous étoir venu voir, on nousavoit dit qu'il a'y avoit plus un morceau de pain


27° L E S A V E N T U R E Sdans tout le vaifleau , & les matelots nous ontavoué dans la fuite qu'ils nous avoient et us tousmorts.Nous étions dans eet état affreux, quand vousnous envoyates des gens pour nous fauver la vie,&; vous favez mieux que moi-même quelle étoitnotre fituation.quand vous vïntes nous voir.C'étoient la a peu-près les propres paroles decette femme, & il me femble qu'il n'eft pas poffiblede donner une defcription plus exacte detoutes les circonftances oü fe ttouve une perfonneptête a moutif de faim. J'en fuis d'autant pluspetfuadé, que le jeune homme me rapporta a-peuqarès les mêmes particulatités de 1'état oü ils'étoit trouvé. II eft vrai que fon récit étoit moinsdétaillé & moins touchantyaufli y a-t-il de 1'apparencequ'il avoit moins foufferc, puifque fabonne mère avoit prolongé fa vie aux dépens dede la fibrine , & que tout ce que la fervante avoiteu de plus que fa dame pour foutenir une misèrefi affreufe , avoit été la force de fon age & de faconftitution.De la manière que ce fait me fut rapporté,il eft cerrain que fi ces pauvres gens n'avoient pasrencontré notre vaifleau ; ou quelqu'autre , ilsauroient tous péri en peu de jours, a moins qüede s'ctre mangés les uns les auttes. Ce trifte expédientmême n'auroit pas fervi de gtand'chofe ,


D B R O B I N S O N C R U S O E . 27 rpuifqu'ils étoient éloignés de terre de plus decinq cents lieues. 11 eft tems de finir cette digreffion, Sc d'en revenir a la manière dont je régloistoutes les affaires dans mon ile.11 faut obfetver ici que, pour plufieurs raifons,je ne jugeai point a propos de parler a mes gensde la chaloupe que j'avois eu foin d'embarquerpar piéces détachées, dans 1'intention de les fairejoindre enfemble dans file.,J'en fus détoutné d'abord en y arrivant, parles femences de difcorde qui étoient répanduesparmi les différentes colonies , perfuadé qu'aumoindre mécontentement on fe ferviroit de lachaloupe pour fe féparer les uns des autres ; peutêtreauffi en auroient-ils fait ufage pour pirater,Sc de cette manière, mon ile feroit devenue unnid de brigands , au lieu que j'en voulois faireune colonie de gens modérés Sc pieux. Je nevoulus pas leur laiffer non plus les deux piècesde canon de bronze , ni les deux petites piècesde tillac , dont mon neveu avoit chargé le vaiffeau, outre le nombre ordinaire. Je les crusfans cela affez forcs Sc affez bien armés pourfoutenir une guerre défenfive , Sc mon bucn'étoit nullement de les mettre en état d'entreprendredes conquêtes; ce qui ne pouvoit queles. précipitef a la fin dans les derniers malheurs.Pour toutes ces raifons , je laiffai dans


L E S A V E N T U R E SIe vaifTeau, & la chaloupe , & 1'artillerie;dans le deflein de les leur rendre utiles d'uneautre manière.Voila tout ce que j'avois a dite de mescolonies que je quittai dans un état floriffant,& je revins a bord le . . . . de ... . aprèsavoit été vingt-cinq jours dans 1'ile , &c promisa mes gens , qui avoient ptis la réfolution d'yrefter jufqüa ce que je les en titaffe , de leurenvoyer du Bréfil de nouveaux fecours , fi j'enrrouvois quelque occafion. Je m'étois engagéfur-tout a leut faire avoir quelque bétail,vaches , moutons , cochons , &c.; car pour lesdeux vaches & le veau que j'avois fait embarqueren Angleterre , la longueur de norrevoyage nous avoit obligés de les tuer au milieude la mer, n ayant plus de quoi les nourrir.Le jour fuivant nous fitnes voile après avoirfalué les colonies de cinq coups de canon ,Sc nous vinmes dans la Baye de Tous-les-Saints,dans le Bréfil, en vingt-deux jours de tems,fans renconcrer rien qui fut digne de remarque,excepté une feule patticulatité.Le ttoifième jour, apiès avoir mis a la voile,la mer étant calme , & le courant allant avecforce vers 1'eft-nord-eft , nous fümes quelquepeu enttainés hors de notre cours , & nosgens criètent jufqu'a trois fois: Terre du cötéde


t> £ ROBIN s ON C R Ü S o É, ijjde i'eft; fans qu'il nous fut poffible Se favoirli c-étoit le conrinent ou des lies. Ve ts le foirnous vimes la mer, du cöté de la terre, toutecouverte de quelque cliofe de noir, que nousne pümes pas diftinguer; mais notre contremaitreétant monté dans le grand mat, avec unelunetre d'approche , fe mit a. crier que c'étóictoute une armée. Je nevouloit dire avec fon armée,favois pas ce qu'il& je le traitaid'extravagant. « Ne vous fachez pas, Monfieur,» dit-il , c'elt une armée navale, je vous5> en réponds. 11 y a plus de mille canors , &» je les vois diftinérement venir tout droic» a nous. "Je fus un peu furpris de cette nouvelle,auffi-bien que mon neveu le capitaine ,quiavoit entendu raconter dans 1'ile de fi rerribleschofes de ces fauvages , & qui n'ayaiit jamaisété dans ces mers, nefavoit qu'en penfer.11 s'écria deux ou trois fois , que nous devionsnous attendre a, être dévotés. J'avoue que voyantla met calme , & le courant qui nous portoitvers le rivage, je n'érois pas fans frayeur. Je1'encourageai pouttant,en lui confeillant delaiffer tomber 1'ancre aufli-tot qüil verroitinévitable d'en venir aux mains avec cesBarbares.Le calme continuaiit, & cette flotte étaniTome ILS


274 L E S A V E N T U R E Sforc proche de nous , je commandai qu'onjetat 1'ancre , & qu'on ferlatles voiles; j'affuraien même tems 1'équipage qu'on ne devoit rienctaindre , finon qu'ils ne mifTent le feu auvaiffeau , & que pour les en empêcher, il falloitremplir les deux chaloupes d'hommes bienarmés, & les attacher de bien prés, Pufie ala poupe, 8C 1'autre a la proue. Cet expédientay*an't été approuvé, je fis prendre a ceux deschaloupes un bon nombre de feaux, pouréteindre le feu que les Barbares pourroients'efforcer de mettre au-dehors du navire.Nous attendimes les ennemis dans cettepofturé , & bientót nous les vimes de prés;je ne crois pas que jamais un plus terriblefpeclacle fe foit offert aux yeux d'un chrétien.11 eft vrai que le contte-maitre s'étoit forttrompé dans fon calcul: au lieu de mille canots,il n'y en avoit a-peu-près que cent vingt-fix ;mais ils étoient tellement chargés, que quelquesunscontenoient jufqüa dix fept perfonnes , &Cque les plus petits étoient montés de fepthommes tout au moins.Us s'avan§oient hardiment, & paroiffoientavoit le deffein d'environner le vaiffeau detous cötés : mais nous otdonnames a noschaloupes de ne pas permettre qu'ils approchaffenctrop.


B K R O B I N S O N C R sisoi 17^Cet ordre même nous engagea, contrenotie intention , dans un combat avec cesSauvages. Cinq ou fix de leur plus grandscanots approchèrent tellement de la plus grandede nos chaloupes , que nos gens leur firentfigne de la main de fe retirer, ils le comprirent fortbien, &ilsle firenr; mais tout en fe retirant, ilslancèrent une cinquantaine de javelotscontre nousSc bleffèrent dangereufementun de nos hommes.Je criai pouttant 3 ceux des chaloupes de nepoint faire feu, Sc je leur fis jeter un bon nombre deplanches pour fe couvrir contre les flèches des fauvages,en cas qu'ils vinffent a en tirer de nouveau.Environ une demi-heure après, ils avance-tentfur nous en corps du coré de la poupe ,fans que nous puflions d'abord deviner leutdeffein. lis apptochèrent affez pour que je videfans peine que c'étoient de mes vieux amis,je veux dire de ces Sauvages avec lefquelsj'avois été fouvent aux mains.Un moment après ils s'éloignèrent denouveau , jufqu'a ce qu'ils fuffent tous enfembledirectemeut oppofés a un des córés de notreNavire , Sc alors ils firent force de rames pourvenir a nous. Ils approchèrent fi fort, effedivement,qu'ils pouvoient nous entendre parler jSc la-deffus je commandai a tout 1'équipagede fe tenir en repos, jufqu'a ce qu'ils tiraffencSi)


L E S A V E N T U R E Sleurs flèches une feconde fois, mais qu'ontint le canon tout prêr.En même-tems j'ordonnai a Vendredi defe mettre fur le tillac, pour les arraifonner, Scpour demander quel étoit leur deflein. Je nefais pas s'ils i'entendirent , mais je fais bienque cinq ou fix de ceux qui étoient dans lescanots les' plus avancés , nous montrèrent leurderrière tout nud, comme s'ils nous vouloientptiet gracieufement de le leur baifer. Si c'étoitfeulement une marqué de mépris, ou fi par-lails nous défioient, Sc donnoient le fignal auxautres, c'eft: ce que j'ignore; mais immédiatementaprès, Vendredi s'écria qu'ils allóienttirer; Sc malheureufement pout le pauvregarcon^, ils firent voler dans le vaifleau plusde trois cent flèches, dont perfonne ne futblefle que mon 'fidéle valet lui-même , qui ames yeux eut le corps percé de trois flèches ,ayant été le feul qui fut expofé a leur vue.La douleur que me caufoit la perte de cevieux compagnon de tous mes ttavaux , mepotta a un violent defit de vengeance. J'ordonnaid'abord qu'on chargeat cinq canons a cartoucheSc quatre a boulets, Sc nous leur donnamesune telle bortiée , que le fouvenir leur en eftrefté cettainement pendant toute leut vie.Us n'étoient éloignés de nous que de la


D E R O B I N S O N C R U S O Ê . 177moitié de la longueur d'un cable , Sc noscanonniers vifèrent fi jufte, que quatre deleurs canots furent renverfés , felon toutes lesapparences, d'un feul & même coup de canon.Ce n'étoit pas le fot compliment qu'ils nousavoient fait, qui avoit excité ma colère &mon reflentiment , nous n'en comprenions pasle fens , Sc tout ce que j'avois réfolu de faire ,pour les punir de leur impoliteiïe , c'étoit deles effrayer, en tirant quatre ou cinq canonschargés feulement de poudre. Mais voyantla décharge furieufe qu'ils nous faifoient fansraifon , Sc la mort du pauvre Vendredi, quiméritoit fi bien toute mon eftime & toute matendtefle, je crus êtie en droit devant DieuSc devant les hommes, de repoulfer la forcepar la force, Sc j'aurois été charmé mêmed'abimer tous leurs canots.Quoi qu'il en fok, notre bordée fit uneexécution teirible ; je ne faurois dire précifémenccombien nous en tuames ; mais il eft cettainque jamais il n'y eut dans une mulckude degens une pareille frayeur Sc une conftemationfemblable. II y avoit treize ou quatorze deleurs canots tant brifés que renverfés, & coulésa fond , Sc ceux qui les avoient montés. étoienttués en pattie, Sc en pattie ils tachoient de fefauver a la nage.S iij


278 L E S A V E N T U R F . 3Les autres étoient hors de fens , a forced'être efFrayés , & ne fongeoient quas'éloigner,fans fe mettre en peine de leurs camarades ,dont les canots avoient été coulés a fond ,ou ruinés par notre canon. Leur perte , pareonféquent, doit avoir été confidérable. Nousn'en primes qu'un feul, qui nageoit encoredans la mer une heure après le combat.Leur fuite fut f; précipirée, que dans ttoisheures ils furent abfolument hors de la portéede nos yeux, excepté trois ou quatre canotsqui faifoient eau, felon toute apparence , Scqui ne pouvoient pas fuivte le gros avec lamême rapidité.Notre prifönnier étoit tellement étourdi defon malheur, qu'il ne vouloit ni parler , nimanger , Sc nous crümes tous qu'il fe vouloitlaiffer mourir de faim. Je trouvai pouttant unmoyen de lui faire revenir la parole , en faifantfemblant de le faire rejeter dans la mer , Scde le remettre dans 1'état oü on 1'avoit trouvé ,s'il vouloit s'obftiner a garder le filence. Onfit plus , on le jeta effeéfivemgnt dans la mer,& 1'on s'éloigna de lui. II fuivit la chaloupeen nageant, Sc y étant rentte a la fin, ildevint plus traitable, Sc commenca a parler,mais dans un langage dont perfonne de nousne pouvoit pas entendre un feul mot.


B E R O I I W J O H CRUSoi. 179Un vent frais s'étant levé, nous remïmes ala voile , tout le monde étant chatmé de s'étretiré de cette affaire, hormis moi, qui étoisau défefpoir de la pette de Vendredi , & quiaurois fouhaité de retourner a 1'ile pour entirer quelqu'autte propre a me fervir; maisc'étoit une chofe impoflible, & ij f" l o l tfuivre notre route. Notre prifonnier cependantcommencoit a comptendre quelques motsanglois, & a s'apptivoifet avec nous. Nouslui demandames alors de quel pays il étoitvenu avec fes compagnons ; mais il nous fusimpoflible d'entendre un mot de fa réponfe.11 parloit du gofier d'une manière fi creufe& fi érrange , qüil ne paroiffoit pas feulementformer de fons articulés, & nous crumes tousqu'on pouvoit parfaitement bien parler cettelangue la avec un baillon dans la bouche.Nous ne pümes pas remarquer qüil fe fervitdes dents , des lévres , de la langue , ni dupalais: fes paroles reffembloient aux différenstons qui fortent d'un cor de chaffe. II ne laiflapas a quelque-tems de-la d'apprendre un peud'anglois , & alors il nous fit entendre quela flotte qui nous avoit attaqués , avoit étédeftinée par leurs rois pour donner une grandebataille. Nous lui demandames combien derois -ils avoient donc ? 11 dit qu'ils étoientSiv


23o L E S A V E N T U R I Scinq nations , qu'ils avoient cinq rois , &que leur deffein avoit été d'aller combattredeux nations ennemies. Nous lui demandamesencore par qualle raifon ils s'étoient approchésde nous ? Et nous fümes de lui que leurintention n'avoit été d'abord que de contemplerune chofe auffi merveilleufe que notre vaifTeaule leur avoit paru. Tout cela fut exprimé dansun langage plus mauvais encore que ne Tavoicetc celui de Vendredi, quand il commencaa s'énoncer en anglois.II faut que je dife encore un mot ici dupauvre garcon , du fidéle Vendredi. Nouslui rendimes les denïiers honneurs, avec touteia folemnité poffible; nous le mïmes dansun cercüeil, & après Tavoir jeté dans la mer,nous primes congé de lui par onze coups decanon. C'eft ainfi que finit la vie du meilleur& du plus eftimable de tous les domeftiques.Continuatie notre voyage avec un bon vent,nous découvrimes la terre, le douzième jouraprès cette aventure, au cinquième degré delatitude méridionale: c'étoit la partie de toute1'Amérique qui s'avance le plus vers le nord-eft.Nous fïmes cours vers le fud quarc a 1'eft, enne perdant point le rivage de vue pendantquatre jours , ala fin defquels nous doublameskcap Saint-Auguftin , & ttois jours «prés


BE R O B I N S O S CBCUSOÉ. 2.31nous kiflames tomber 1'ancre dans k bayede Tous-les-Saints , 1'endroit d ou étoit venuetoute ma bonne &c ma mauvaife fortune.Jamais i! n'y étoit venu de vaifleau qui y eutmoins d'affaites, & cependant nous n'obtinmesqu'avec beaucoup de peine d'avoir la moindrecorrefpondance avec les habitans du pays; ntmon aflbcié , qui faifoit dans ce pays unetrés-belle figure, ni mes deux faéteurs , ni lebtuit de la manière miraculeufe dontj'avoisété tiré de mon défert, ne me purent obtenircette faveur. Mon aflbcié, a la fin ,- fe fouvenantque j'avois donné auttefois cinq-cents moidoresau prieur du monaftère des Auguftins , Sc deuxcents aux pauvres, obligea ce religieux d'allerparler au gouverneur , Sc de lui demanderpermiflïon d'aller a terre, pour moi, le capitaine,& huit autres hommes. On nous 1'aecorda ,mais a condition que nous nekdébarquerionsaucune denree, Sc que nous n'emmenerionsperfonne de-la, fans une permiiiion exprefle.ils nous firent obferVer ces conditions avectant de févérité , que j'eus toutes les peinesdu monde i faire venir a tertetrois ballesde draps fins, d'étoffes &c de toiles que j'avoisappottés exptès pour en faire prêfeht I monaflbcié.C'étoitun homme ttès-gcnéreux, & qui


L E J A V E N T U R E Savoit de fort beaux fentimens, quoique, toutcomme moi, il eüc d'abord peu de chofe.Sans favoir que j'euffe le moindre defïein delui faire un préfent, il m'envoya a bord, duvin & des confitures , pour plus de trentemoidores, & il y ajouta du tabac , & quelquesbelles médailles dor. Mon préfent n'éroic pasde moindre valeur que le fien , Sc lui devoitêtre très-agréable 5 j'y joignis la valeur de centhvres fterling en mêmes marchandifes; maisdans une autre vue, & je Ie priai de fairedrefïer ma chaloupe , afin de 1'employer pourenvoyer a ma colonie ce que je lui avoispromis.L'arTaire fut faite en fort peu de jours , &quand ma barque fut toute équipée, je donnaiau pilote de telles inftruétions pour trouvermon ile , qu'il étoit abfolument impofliblequil la manquat; aufli Ia trouva-t-il, commej'ai appris dans Ia fuite , Par les lectres de monafTbcié.En moins de rien , elle fut chargée de lacargaifon que je deftinois a mes gens, Sc unde nos matelots , qui avoit été a terre avecmoi dans 1'ile, s'offrit d'aller avec la chaloupe ,& de s'établir dans ma colonie , pousrvu quej'ordonnaffe, par une lettre, au gouverneurEfpagnol 3de lui donner des habits, du terrein.


© E R o B I N S O N C H U S O É . 28 J& des outils néceflaires pour commeneer uneplantation : ce qu'il entendoit fort bien , ayantété planteur auttefois a Mary-Land, Sc aufliboucanier.Je l'encourageai dans ce deffein, en luiaccordant tout ce qu'il me demandoit, Scen lui faifant préfent de 1'efclave que nousavions pris dans la dernière rencontre ; & jedonnai ordre au gouverneur Efpagnol de luidonner une portion de tout ce qui lui étoitnéceffaire , égale a celle qui avoit été diftribuéeaux autres.Quand la chaloupe fut prête a mettte enmer , mon affbcié me dit, qu'il y avoit laun planteut de fa connoiffance , fort bravehomme, mais qui avoit eu le malheur des'attiret la difgrace de 1'églife. Je n'en fais p.istrop bien la raifon, me dit-il; mais je le croishérétique dans le fond du cccur, & il a étéobligé de fe cacher pour ne pas tomber entreles mains de 1'inquifuion. II feroit charmé detrouver cette occafion d'échapper avec fvfemme Sc avec fes deux filles , & fi vous vorderlui donner le moyen de fe faire une plantationdans votre ile, je lui donnerai quelque argentpour la commencer ; car les officiers de1'inquifition ont faifi tous fes effets , & il nolui refte rien , que quelques meubles Sc deus


284 L E S A V E N T U R E S 'efclaves. Quoique je haifTe fes principesyajouta-1 - il, je ferois faché qu'il tombat entreleurs mains ; car il eft certain qu'il fetoit brülétout vif.J'y eonfentis dans le moment, Sc nouseachames ce pauvre homme avec toute fafamilie dans notte vaifTeau, jufqu'a ce que lachaloupe fut prête a pattir3Sc alors nous ymimes toutss fes hardes , & nous 1'y menameslui-même dès qu'elle fut fortie de la baye.Le matelot qui avoit pris le même parti >fut charmé de fe voir un pareil compagnon,ils étoient a~peu-près également riches, ilsavoient les principaüx outils néceflaires pourcommencer une plantation , & voila tout.Néanmoins ils avoient avec eux quelques plantesde. cannes de fucre, avec les matériaux pouren tirer de Tutilité, Zr. Ton m'afluroic quele planteur Portugais, prétendu hérétique ,entendoit parfaitement tout ce qui concernecette forre de plantation.Ce que j'envoyois de plus confidérable a mesfujets , confiftoit en ttois' vaches a lait, cinqveaux, vingt-deux porcs, trois ttuies pleines,deux cavales , Sc un cheval entier.Outre cela, pour faire plaifir a mes Efpagnols ,je leur envoyois trois femmes Portugaifes ,en les priaut de leur donner des époux , &'•


DE ROBIHSON C.RU5ÖÉ. lSjde les traiter avec douceur. J'aurois pu leuren faire avoir un plus grand nombre; marsje favois que mon Portugais perfécuré avoiravec lui deux files en état de fe marier, puifqueles autres avoient des femmes dans leurpatrie.Toute cette cargaifon arriva en bon érat dans111e , & 1'on croira fans peine quelle y futrecue avec plaifir par mes fujets , qui, aveccette addition , fe trouvoient alors au nombrede foixante ou foixante-dix , fans les petitsenfans, qui étoient en grande quanrité , commej'appris enfuite au retour de mes voyages,par des lettres que je re* s a Londres , patla voie du Portugal,II ne me refte pas ummot a dire a préfentde mon ile , & quiconque lira le refte demes mémoires fera fort bien de n'y fongerplus , & de s'attacher éntièrement aux foliesd'un vieillard qui ne devient pas plus fage,ni pat fes propres malheurs , ni par les malheursmêmes d'auttui ; d'un vieux imbécille , dontles paflions ne font pas amorties par quaranteans de mifère & de difgraces , ni farisfaitespat une profpérité fliü furpafle fes efpérancesmêmes.Je n'érois non plus obligé d'aller aux Indes,qu'un homme qui eft en liberté , & qui n'eft


i%G L E S A V E N T U R E Spas coupable d'un crime, n'eft obligé d'aller augéolier de Neuwgate, pour le prier de Peufermetparmi les autres prifonniers, «Sc de le laifTermoiuïr de faim.Puifque j'avois une fi grande tendrefle pourmon ïle, j'aurois pu prendre un perit vaiffeaupour y aller direclemeut , j'aurois puencore le charger de tout ce que j'avoisembarqué dans le vaifTeau de mon neveu lecapitaine, & j'aurois pu prendre avec moiune patente du gouvernement, pour m'afTurerla propriété de mon ile, en la foumettant auhaut-domaine de la Grande-Bretagne. J'auroispü y transporter du canon, des munitions ,des efclaves, des planteurs 5 j'aurois pu y faireune citadelle au nom de 1'Angleterre , & yétablit une colonie flable &c floriflance. Enfuite, pour agir par principe , & en hommefage , je devois m'y fixer moi-même , renvoyermon petit navire bien chargé de bon riz,comme il m'étoit aifé de le faire en fix moisde tems, & prier mes correfpondans de lecharger de nouveau de tout ce qui pourroitctre urile & agréable a mes fujets. Malheureufementje n'avois pas des wies fi raifonnables ,je n'étois pas touché des avantages confidérablesque j'aurois pu trouver dans uh pareil établiffement; j'étois polfédé feulement par un


DE R O B I N S O N C R U S O É . 1%Jdémon aventurier, qui me forcoit a courir lemonde, limplement pour courir. II eft vraique je me plaifois forc a êcre le bienfaiteurde mes fujets, a leur faire du bien par mapropre auroriré, fans dépendre d'aucun fonverain;enfin a repréfenrer ces anciens patriarches,qui étoient les rois de leurs families. Je n'avoispas des deffeins plus étendus; je ne fongeoispas même a donner un nom a 1'ile ; maisje Tabandonnai comme je 1'avois rrouvée,napparrenanr propremenc a perfonne, & fansétablir aucune forme de gouvernement parmimes gens. Quoique, en qualité de père & debienfaireur , j'euffe quelque intluenee futleur conduite, je n'avois pouttant fur euxqüune autorité precaire, & ils n'étoient obligésde m'obéir que par les régies de la bienféance.Paffe encore , fi j'étois tefté avec eux; lesaffaires auroient pu prendre un bon train :mais comme je les plantois la pour reverdir,fans remettre jamais le pied dans 1'ile, toutdevoit tombet nécefTairement dans le défordre.C'eft ce qui arriva précifément, a ce quej'appris dans la fuite, par une lettre de monaflocié , qui y avoit envoyé de nouveau unechaloupe. Je ne recus cette lettre que cinqans après qu'elle avoit été écrite , & je vis


3. BS L E S A V E N T U R E Sque les affaires de ma colonie ne faifoientque des progrès très-chétifs; que mes gensétoient forc las de refter dans eet endroityqu'Atkins étoit mort; que cinq Efpagnols s'enétoient allés; que quoiqu'ils n'eulfent pasrecu de grandes infulces de la part des Sauvages,ils ne laiffoient pas d'avoir eu quelques petitscombats avec eux. Enfin, qu'ils 1'avoientconjuré de m'écrire que je me fouvinffe dejna prorneffe de les tirer de la , & de leurprocurer le plaifir d'aller mourir dans leurpatrie.Mes courfes & mes nouvelles difgraces neme laiffèrent pas le loifir de me fouvenir deeet engagement , ni de toute autre chofe quiconcernat 1'ile ; 8c ceux qui veulent favoirIe refte de mes aventures, n'ont qu'a mefuivre dans un nouvelle carrière de folies &de malheurs: ils pourronr du moins apprendrexparda , que bien fouvent le ciel nons puniten exaucant nos dehrs8c qu'il nous faittrouver les plus grandes afflidtions en fatisfaifantnos vceux les plus ardens.Que par conféquent aucun homme fage nefe flatte de Ia force de la raifon, quand ils'agit de choifir un genre de vie. L'hommeeft un animal qui a la vue bien courte. Lespaffions


DE ROBIN sou CRU séi t%jpafïlons ne font pas fes meilleurs amis, Scfes penchans les plus vifs font d'otdinaire fesplus mauvais confeillers.Je dis tout ceci en réfléchiffartt fut le defitimpétueux que je m'étois fenti dès ma plustendre jeuneiïe , de courir tout le monde, Sc furles malheurs oü m'a précipité ce penchant finaturel qui paroiffoit être né avec moi. 11 m'eftaifé de vous rapporter d'une manière hiftorique9Sc de vous faire comprendre les effets de cepenchant avec les circonftances qui 1'ont, pourainfi dire, animé Sc fait agit ; mais les vuesfecrètes de la ptovidence, en permettant defuivre aveuglément des penchans fi bizarres ,ne fauroient être comprifes que par ceux qui oncpris 1'habitude de confidérer avec attention lesvoies de cette providence, & de tirer des conféquencespieufes de la juftice de Dieu, Sc de nospropres égaremens.Mais je me fuis affez étendu fur le ridicule dema conduite; il eft tems d'en revenir a monhiftoire. Je m'étois embarqué pour les Indes, Scj'y fus. II faut pouttant que j'avertiffe ici,qu'avant de continuer ma courfe, je fus obligéde me féparer de mon jeune eccléfiaftique, quim'avoit donné de fi fottes preuves de fa piété.Trouvant la un navire pret a faire voile pourLisbonne , il me demanda petmilTion de s'y em-Tome II.T


i5>o L E S A V E N T U R E Sbarquer; c'eft. ainfi qu'il paroilfoit prédeftiné 1n'achever jamais fes voyages. J'y confentis, ik.j'aurois fait fagement , de prendre le mêmeparti.iMais j'en avois ptis un autre, & le ciel faittout pout le mieux. Si j'avois fuivi ce prêtre, jen'aurois pas eu un fi grand nombre de fnjetsd'être reconnoiffant envers Dieu, & 1'on n'auroitjamais entendu parler de la feconde partiedes Voyages & Aventures de Robinfon Crufoé.Du Bréfil, nous allames tout droit, par la merAtlautique , au cap de Bonne-Efpérance : notrevoyage, jufques-la, fut paffablement heureux,quoique de tems en tems nous euffions les ventscontraires , & quelques tempêtes ; mais mesgrands malheurs fur mer étoient finis , mes difgracesfutures devoient m'arriyer par terre, afinqu'il parut qu'elle peut nous fervir de chatimenrauiïi-bien que la mer, quand il plaït ainfi au ciel,qui ditige a fes fins les circonftances de toutes1 ;s chofes.Comme notre vaifleau étoit uniquement deftinéau commerce, nous avions a bord un Infpecleur,ou Super- Cargo, qui en devoit réglertous les mouvemens, après que nous ferionsarrivés au cap de Bonne-Efpérance. Tout avoitécé confié a fes foins & a fa prudence , & iln'étoit limité que dans le nombre de jours qu'ij


BE ROBIN sou CRUSOÉ. 291falloit refter dans chaque port. Ainfi je n'avoisque faire de m'en mêler; ce Super-Cargo Scmon neveu, le capitaine, délibéroient entt'euxfur les différens partis qu'il y avoit a ptendre.Nous ne nous arrétames pas plus long-tems aucap, qu'il le falloit pour prendre de 1'eau fraicheSc les autres chofes qui nous étoient néceflaires,Sc nous nous hatames, autant qüil fut poffible,pour arriver a la cóte de Coromandel, paree quenous étions informés qu'un vaifleau de guerrefrancois de cinquante pièces, avec deux grandsvaifleaux marchands, avoient pris la route desJndes. Je favois que nous étions en guerre avecles Francois , Sc par conséquent je n'étois pasfans apptéhenfion : heuteufement ils allèrentleur chemin, fans que nous en ayions entenduparler dans la fuite.Je n'embarraflerai pas ma narration de ladefcription des lieux, du journal du voyage,des variations de la bouflole , des latitudes , desmouflbns, de la fituation des potts, Sc d'autresparticularités qui rendent fi ennuyeufes les relationsdes voyages de long cours, Sc qui font fiinutiles a ceux qui n'ont pas deffein de faire lesmêmes courfes.11 fuffira de nommer le pays Sc les ports oünous nous fommes arrêtés, Sc de dire ce quinous y eft arrivé de remarquable. Nous tou-Tij


291 L E S A V E N T U R E Schames d'abord a 1'ile de Madagafcar; le peupley étoit féroce & traitre, rrès-bien armé d'arcs &de lances, dont il fe fert avec beaucoup de dextérité.Cependant nous y fümes fort bien ;pendant quelque tems les habitans nous traitèrentavec civilicé, & pour des babioles que nousleur donnames , comme des couteaux , descifeaux, &c. ils nous apportètent onze jeunesboeufs, affez petits, mais gras & bons : nous endeftinames une partie pour notre nourriture,pendant le tems que nous devions nous arrêterla, & nous f imes faler le refte pour la provifiondu vaifTeau.Nous fümes obligés de demeurer la quelquetems, après nous être fournis de vivres, & moi,qui étois cuiieux de voir de mes propres yeux cequi fe paffoir dans tous les coins de Tunivers oüla providence me menoit, je vins a terre aufïi-tötqu'il me fut poffible. Un foir nous débarquamesdans la partie oriëntale de file, & les habitans,qui y font en gtand nombre , fe prefsèrent autourde nous, & d'une certaine diftance ils nous confidétèrentavec attention. Toutefois, étant traitésd'eux jufquesda fort honnêtement, nous ne nouscrümes pas en danger: nous coupames feulementtrois branches d'arbres que nous plantames enterre a quelques pas de nous; ce qui non-feuleenentdans ce pays-la eft une marqué de paix &c


BI ROBIMSON CRUSO£.d'amitié, mais qui porte encore les infulaires afaire la même chofe de leur coté , pour indiquerqu'ils acceptent la paix. Dès que cette cérémonieeft faite, il ne leur eft pas,permis de paffer vosbranches, & vous ne fauriez pafler les leurs, fansleur déclarer la guerre. De cette manière, chacuneft en sureté derrière fes limites, & la place quieft entre deux fert de marché, & de coté &d'autre on y trafique librement. En y allant, iln'eft pas permis de porter des armes, Sc les gensdu pays même , avant que d'avancer jufques-la,fichent leurs lances en terre, mais fi on rompt laconvention, en leur faifant quelque violence, ilsfautent d'abotd fur leurs armes, Sc tachent derepoufler la force par la force.11 arriva un foir que nous étions venus a terre,que les infulaires s'aflemblèrent en plus gtandnombre que de coutume , mais tout fe pafla avecla civilité ordinaire. Us nous apportètent plufieursprovifions qu'ils troquèrent contte quelques bagatelles, & leurs femmes mêmes nous fournirentdu lait & quelques racines, que nous recumesavec plaifir; en un mot tout étoit paifible, Scnous réfolümes même de pafler la nuit a terredans une hutte que nous nous étions faire dequelques rameaux.Je ne fais par quel preflenriment je n'étois pasfi content que les autres de refter toute la nuitTiij


iif4\ L E S A V E N T U R E Sg terre, & fachant que notre chaloupe étoit a1'ancre a un jet de pierre du rivage, avec deuxhommes pour la garder, j'en fis venir un a tetrepour couper quelques branches , pour nous encouvrir dans la chaloupe; & ayant étendu lavoile, je me couchai delïus, a 1'abti de cetteverdure.Environ a deux heures après minuit, nousentendimes des ctis terribles d'un des mariniers,qui nous prioit au nom de Dieu de faire approcherla chaloupe, fi nous ne voulions pas quetous nos gens fulTent maffactés; en même temsj'entendis cinq conps de fufil , qui furent répécésdeux fois immédiatement après ; je dis cinqcoups , car c'étoitda le nombte de toutes lesarmes a feu qu'ils avoient. On voit affez, par Ianéceffité oü ils furent de tirer fi fouvent, que cesbatbares ne font pas fi effrayés de ce bruit, queceux avec qui j'avois eu affaire dans mon ile.M'étant réveillé ên furfaut par tout ce tumulte,je fis avancer la chaloupe, 8c voyant trois fufilsdevant moi, je pris la réfolution d'aller a terreavec mes deux matelots, Sc d'affifter nos gensattaqués.Nous füme-s prés du rivage en moins de rién,mais il nous fut impoffible d'exécuter notredeffein, car nos matelots, pourfuivis par troisou quatre cents de ces barbares, fe jetèrent dans


BS R O B I N S O V C R Ü S S É . 2 5k. mer avec précipitation pour venir a nous. Ilsn'étoient que neuf en tout, n'ayant que cinqfufils; il eft vrai que les auttes étoient armés depiftolets & de fabres, mais ces atmes leur avoientété dün fon petit ufage.Nous en fauvames fept avec bien de k peine ,'patmi lefquels il y en avoit trois bfen blefles.Pendant que nous étions occupés a les faireentrer , nous étions tout aufli expofés qüeux,car ils nous jetèrent une grêle de darcis ; & nousfümes obligés de barricader ce coté de la chaloupeavec nos bancs Sc quelques pknches quis'y trouvoient par un pur hafard , ou, pour mieuxdire, par un effet de k providence divine.Cependant, fi 1'affaire étoit arrivée en pleinjour, ces gens vifent fi jufte , qu'ils nous auroient:percés de leurs flèches, a moins de nous teniréntièrement a couvett. ÏLa lumïère dé la lunenous les faifoit voir peu diftincïement, pendantqu'ils faifoient volet une quantité de dards dansnotre barque. Cependant, ayant tous rechargénos fufils, nous fimes feu deflirs, & leurs ctisnous firent aflez- comprendre que nous en avionsbleflé plufieurs. Cela ne les empêcha pas dé refterfur le rivage en ordre de bataille jufqu'au matin,fans doute dans la vue d'avoir meilleur marché denous, dès qu'ils pourtoient nous voir.Pour nous, nous fümes forcés de refter dansT iv


i$6 L E S A V E N T U R E Seet état, fans favoir comment faire pour lever1'ancre & pour faire voile, ne pouvant pas yréuffir fans nous tenir debout; ce qui leur auroitdonné autant de facilité pour nous tuer, quenous en avons d'abattre un oifeau qui eft fur unebranche,Tout ce que nous pümes faire, ce fut dedonner au vaifTeau des fignaux que nous étionsen danger, & quoiqu'il füt z une lieue de-la,mon neveu entendant nos coups de fufil, &voyant par fa lunette d'approche que nous faifionsfeu du coté du rivage, comprit d'abord toute1'affaire, & levant Tancre au plus vïte, il vincauffi ptès de nous qu'il fut poffible. il nousenvoya de-la 1'autre chaloupe, avec dix hommes jmais nous leur criames de ne pas approcher, enleur apprenant notre fituation. Alors un de nosmatelots prenant le bout d'une corde , & nageancentre les deux chaloupes, de manière qu'il étoitdifficile aux Sauvages de 1'appercevoir, vint abord de ceux qui étoient envoyés pour nous tirerde ce danger. La-deffus nous coupames notrepetit cable , & laiflant I'ancte, nous fümes tiréspar 1'autre chaloupe, jufqu'a ce que nous fuffionshors de la portée des flèches. Pendant tout ce'tems nous nous étions tenus couchés derrièrenotte barticade.Dès que nous ne fümes plus entre le vaifTeau


vi ROBIKSON C i i v s o i 197& le rivage , le capitaine donna une bordée terribleaux barbares , ayant fait charger plufieurscanons a cartouche, & 1'exécution en fut affreufe.Quand nous fümes revenus a bord , & hors dedanger, nous eümes tout le loifir néceffaire pourexaminer la caufe de tout ce tintamarre , & decette rupture fubite de la patt des fauvages. NotreSuper-Cargo , qui avoit été fouvent de ce coté-la ,nous affuta qüil falloit abfolument qu'on eut faitquelque chofe pout ittiter les Sauvages, qui, fanscela, ne nous auroient jamais attaqués, aptès nousavoir recüs comme amis. La méche fut a la findécouverte , & 1'on apprit qu'une vieille femmes'étant avancée au-dela de nos branches, pournous vendre du lait, avoit eu avec elle une jeune•fille qui nous apportoit auffi des hetbes &c desracines; un des matelots avoit voulu faire quelqueviolence a la jeune fille ; ce qui avoit faitfaire un terrible bruit a la vieille , qui en étoitpeut-être la mère , ou la parente. Le matelotnéanmoins n'avoit pas voulu lacher prife , maisil avoit taché de mener la fille au milieu d'unbocage, hors de la vue de la vieille ; celle - lis'étoit retirée la-deffus, pour aller inftruire deeet affront fes compattiotes, qui dans 1'efpace detrois heures avoient affemblé toute cette armée.Un de nos gens avoit été tué d'un coup dejavelot dè« le commencement, dans le tems ^


aoS L E S A V E N T U R E Squ'il fortoit de la hutte faite de branches. Toiïsles autres s'étoient tités d'affaire , excepté celuiqui avoit été la caufe de tout ce malheur, &cqui paya bien cher le plaifir qu'il avoit goütéavec fa noire maitrefle.Nous fümes aflez long-tems a favoir ce qu'ilétoit devenu, cependant nous voguames deuxjouts Ie long du rivage avec notte chaloupe ,quoique le vent nous exhortat a paitit, & nousfitnes toutes fottes de fignaux pour lui faireconnoitre que nous 1'attendions ; mais toutecette peine fut inutile ; nous le crümes perdu ;& s'il avoit fouffert lui feul de fa fottife, le maln'auroit pas été fort confidérable.Je ne pus cependant me fatisfaite la-deflus,fans hafarder d'aller une feconde fois a terre,pour voir li je ne pourrois rien découvrir touchantle fott de ce malheuieux. Je réfolus de lefaire pendant la nuit, de peur d'effuyer unefeconde attaque des noirs. Mais je fus fott imprudenten me hafardant de mener avec moi unetroupe de mariniers féroces, fans m'en être faitdonner le commandement; ce qui m'engagea ,malgré moi, dans une entteprife aufli malheureufeque criminelle.Nous choisïmes, le Super-Cargo & moi, vingtdes plus déterminés garcons de tout 1'équipage „& nous débarquames dans le même endroit oü


DE R O B I N S O N C R U S O É . I99les Indiens s'étoient affemblés , quand ils nousavoient attaqués avec tant de fureur. Mon deffeinétoit de voir s'ils avoient quitté le champde bataille , & d'en furprendte quelques - uns,s'il étoit poffible, afin de les échanger contre lematelot en queition, fi par hafard il vivoitencote.Etant venus a tetre , fans aucun bruit , a dixbeutes du foir, nous partageames nos gens endeux pelotons, dont je commandai 1'un , & leboifeman 1'autte. Nous ne vïmes ni nentendimesperfonne d'abord , & nous nous avancames ,en laiffiant quelque diftance entte nos deux peritscorps.Vers 1'endroit oü 1'aótion s'étoit paffee nousne découvrimes rien , a caufe des ténèbres; maisquelques momens après notre boffeman tomba aterre , ayant donné du pied contf e un cadavte.La-deflus il fit halte j ufqua ce que je 1'euffe joint,8c nous réfolümes de nous arrètet-la en attendantle lever' de la lune qui devoit venir fur 1'horifonen moins d'une heure de tems. C'eft aloisque nous découvrimes diftinftement le carnageque nous avions fait parmi les Indiens; nous envimes ttente - deux a terre , parmi lefquels il yen avoit deux qui refpitoient encore. Les unsavoient le .bras emporté, les auttes la jambe,Sc les autres la tête, 8c nous fupposames qu'on


$QQ L ï S A V E N T U R E Savoit emporté ceux qui avoient été blefles, 5cqu'on avoit efpété de pouvoit guérir.Après avoir fait cette découverte, j'étoisd'avis de retourner a bord; mais le boflemanme fit dite qu'il étoit réfolu , avec fes gens,d'aller rendre une vifite a la ville oü ces chiensd'Indiens demeuroient, & me fit prier de 1'yaccompagner, ne doutant point que nous n'ypuflions faire un butin confidétable , & avoirdes nouvelles de Thomas Jeffery ; c'étoit-la lenom du matelot que nous avions perdu.S'ils m'avoient demandé permiflion de tentetcette entteprife, je fais bien que je leur auroisordonné pofitivement de fe rembarquer ; maisils fe contentèrent de me faire favoir leur intention,& de me prier d'être de la partie. Quoiqueje fufle combien un tel deflein, oü 1'onpouvoit petdre beaucoup de monde, étoit ptéjudiciablea un vaifleau dont 1'unique but étoitd'aller négocier, je n'avois pas 1'autorité néceffairepour détourner le coup; je me contentaide leur ref ufer de les accompagner, & j'ordonnaia ceux qui me fuivoient de rentrer dans la chaloupe.Deux ou trois de ces derniers commencèrentd'abord a murmurer contre eet otdre, adire qu'ils vouloient y aller, en dépit de moi,& que je n'avois aucun commandement fur eux 0


S> E R o B I N S O N C R . U S 0 É . JOIAllons Jean , s'écria 1'un , veux - ru y venir ?pour moi j'y vais certainemenr. Jean réponditqüil le vouloit bien. 11 fut fuivi d'un autre, Sccelui-la d'un autre encore ; en forte qu'ils m'abandonnèrenttous, hormis un feul que je priaiinftamment de refter. Il n'étoit demeuté dans lachaloupe qüun feul mouffe; ainfi il n'y avoit .que ce matelot, le Super -Cargo Sc moi, quiretoutnames vers la chaloupe , oü nous avertïmesles autres , que nous refterions pour la garder,Sc pour en fauvet autant qu'il nous feroitpoffible. Je leur répétai encore, qu'ils entteprenoientle deffein du monde le plus exttavagant,Sc qu'ils poutroient bien avoir la même deftinéeque Jeffery.Us me répondirent en vrais mariniers , qu'ilsagiroient prudemment , Sc qu'ils me garantiffoientqu'ils en viendroient a bout a leur honneur.J'avois beau leur mettre devant les yeuxles intérêtsdu vaifleau, & que leur conduite étoitinexcufable devant Dieu & devant les hommes,c'étoit comme fi j'avois patlé au grand mat dunavire ; ils me donnèrent feulement de bonnesparoles, Sc m'affurèrent qu'ils feroient de retourdans une heure au plus tatd. La ville des Indiensn'étoit, a ce qu'ils me ditent, qu'a un demimilledu rivage; mais ils trouvèrent qu'elle étoitcloignéé de plus de deux grands milles.


3©z L E S A V E N T U R E SC'eft ainfi qu'ils s'en allèrent tous , & quoiqueleut entreprife fut extravagante au fuprêmedegré il, faut ayouer pourtant qu'ils s'y prirencavec toute la précaution poffible. Ils étoient touspatfaitement bien armés ; car, outre un fufil ou«n moufquet, ils avoient chacun un piftolet &cune baïonnette : quelques - uns s'étoient munisavec cela de fabres , & le boffeman & deuxautres avoient des haches d'armes. D'ailleurs ilsétoient poutvus tous enfemble de treize grenades, en un mot jamais gens plus hatdis & mieuxarmés n'entteprirent un deffein plus abominable& plus extravagant,Quand ils s'en allèrent, ils n'étoient animésque par le defir du butin, & pat 1'efpérance detrouver de 1'or, mais une circonftance oü ils nes'attendoient pas , les remplit de 1'efprit devengeance, & les changea tous en autant dediables incatnés. Etant arrivés a un petit nombrede maifons indiennes, qu'ils avoient prifes pourla ville même , ils fe virent fort éloignés de leurcompte, puifqu'il n'y avoit-la que treize huttes ,& qu'il leut étoit impoflible de favoir la fïtuation& la grandeur de la ville qu'ils avoientdeffein de faccager.lis délibérèrent long - tems fans favoir quelparti prendte. S'ils attaquoient ce hameau, ilfalloit égorger tous les habitans fans qu'il en


I)E R . O B I N S O N C R Ü S O É . 305échappat un feul , pour donner 1'alarme a laville, ce qui leur attireroit route une armée, Scs'ils laifloient ces gens-la en repos , il étoit abfolumentimpoflible de trouver le chemin de laville , Sc d'exécuter leur beau projet.Us choifirent pourtant ce dernier parti, réfolusde chercher la ville le mieux qu'il leur feroicpoffible. Après avoir marché quelques momens,ils trouvèrent une vache attachée a un arbre , Scils réfolurent d'abord de s'en faire un guide.Voici comme ils raifonnèrent ; Ia vache appartientou au hameau, ou a la ville. Si elle eft déliée,elle cherchera fon étable fans doute. Si elle retoutneen atrière , nous n'avons rien a lui dire ,elle nous eft inutile abfolument; mais li elle vaen avant, nous n'avons qu'a. la fuivte; elle nousmenera indubitablement ou nous voulons être.La-deflus ils coupèrent la corde , &. virent avecplaifir Ia vache marchet devant eux. Pout abréger,elle les mena tout droit vers la ville , qu'ilsvirent compofée a-peu-près de deux cents cabanes, dont quelques-unes contenoient plufieursfamilies.Ils y trouvèrent un profond filence , Sc toutle monde endormi tranquillement comme dansun endroit qui n'avoit jamais été expofé aux attaquesde quelques ennemis. Us tinrent alors unnouveau confeil de guerre, Sc ils réfolurent de


304 L E S A V E N T U S . E Sfe partager en trois corps, de mettie le feu atrois maifons, dans les trois différentes partiesdu bourg , & de faifir & gatotter les gens a me*fure qüilsfortiroient de leurs maifons embrafées.Si quelqu'un leut réfiftoit, leur parti étoit toutpris. Au refte le pillage étoit leur grand but, 8cils étoient bien réfolus de s'en acquitter avectoute 1'ardeur imaginable. Ils trouvètent bon cependantde commencer par vifiter toute la ville,fans faire le moindre bruit, afin d'en examiner1'étendue , & de juger de-la fi leur deffein étoitpraticable ou non.Après cette précaution, ils fe déterminèrentbardiment a tenter fortune , mais tandis qu'ilss'animoient les uns & les auttes, les ttois quis'étoient le plus avancés , fe mirent a crier touthaut , qu'ils avoient trouvé Thomas Jeffery; cequi fit coutit tous les autres de ce coté - la. Ilstrouvèrent effeétivement ce malheureux, a quion avoit coupé ia gorge; il étoit nud & pendupar un bras. Il y avoit prés de - la une ^maifonindisnne , ou fe trouvoient plufieurs des prmcipauxde la ville, qui avoient été dans le combat,8e dont quelques - uns avoient été bleffés. Nosgens virent qüils étoient éveillés, puifqu'ils parloientenfemble; mais il étoit impoflible d'enfavoir le nombre.Le fpeótacle de leur camarade égorgé donnaaux


Dl ROBINSON GRVSÖÉ. jojjaux Anglois une celle fureur , qu'ils jurèrent defe venger , & de ne donner quartiet aaucun In->dien qui tomberoic entre leurs mains: dans lemoment même ils mirent la main a Pceuvre,Comme les maifons écoient balfes Sc toutes coa»vertes de chaume, il ne leur fut pas difficile d'ymettte le feu , Sc en moins dün quan d'heuretouce la ville brüloit en quatre ou einq différensendroirs. Ils n'oublièrenr pas fur-tout Ia cabaneoü fe trouvoient les Indiens éveillés, dont jeviens de faire mentiom Dès què le feu commencaa y prendre, ces pauvres gens effrayéscherchèrent la porte pour fe fauverymais ils vrencontrèrent un danger qui n'étoit pas moindre,Sc le boffeman en tua deux de fa propremain avec fa hache darmes. La maifon étanegrande , Sc remplie de gens , il ne voulut pas yenttet pour en achever le maffacre; mais il yjeta une grenade, qui les effraya d'abord, & qui,en crevant enfuite, leur fit poulfer les cris les pluslamentables.La plupart des Indiens qui fe trouvoient danscette maifon furenr tués ou Heffes par la gre->nade, excepté deux ou trois , qui voulurent denouveau fortit par la porte, oü ils furent recuspar le boffèman , & par deux autres la baron*nette au bout du fufil, & mifétablement niaffacrés.Il y avoit dans la maifon un autre appa*»Terne ILV


jocï- L E S A V E N T O R E Stement plus reculê óü fe trouvoit le roi, ou lecapitaine général de cette ville, avec quelquesautres. Nos gens les forcèrent d'y refter jufqu'ace que la maifon confumée par les dammes ,leur tombat fut la tête , & les écrafat.Pendant toute cette éxécution, ils ne titèrencpas un feul coup de fufil, ne voulant éveiller lepeuple qu'a mefure qu'ils étoient en état de ledépècher ; mais le feu fit fortir les Indiens dufommeil affez vïte , ce qui forca les Anglois afe tenir enfemble en petit corps ; 1'incendie nettouvant que des matiètes exttêmement combuftibles, fe répandit en moins de rien au long& au large, & rendit les rues entte les maifonsprefque impraticables. 11 falloit pourtant fuivrele feu, pour éxécuter eet affreux deffein , avecplus de füreté, & dès que la (lamme faifoit fortirles habitans hors de leurs maifons, ils étoientd'abord affommés par ces furieux,'qui, pour tenirleur rage en haleine, ne faifoient que crier lesuns aux autres de fe fouvenir du pauvre Jeffery.. Pendant tout ce tems-la j'étois dans de fortgrandes inquiétudes ; pafticulièrement quand jevis 1'incendie, que 1'obfcurité de la nuit mefaifoit paroïtre , comme s'il n'étoit qu'a quelquespas de moi.D'un autte cöté mon neveu, le capitaine , quiavoit été éveillé par fes gens, voyant ces nam-


R E R o E l N S O N C R U S O É . )OJmes, en fut dans une furprife extraordinaire •, iln'en pouvoit pas deviner la caufe , Sc il craignicfort que je ne fuffe dans quelque grand danger ,aufli-bien que le Super-Cargo. Mille penfées luirouloienr dans 1'efprit , Sc enfin, quoiqu'il neput qu'a peine tirer plus de monde du vaitfeau ,il réfolut de fe jeter dans 1'autre chaloupe , &de venir a. notre fecours lui-même avec treizehommes.11 fut fort étonné de me trouver avec le Super-Cargo dans ia chaloupe , accompagnés feulementd'un feul matelot Sc du moulfe. Quoiqu'il futfort aife de nous voir fains Sc faufs, il étoittrés - imparient de favoir ce qui fe pafloit a1'égard des autres. La (lamme s'augmentoit demoment a autre , & nos gens ayant commencéa fe fervir de leurs armes a feu, les frëquenscoups de fufil que nous entendions ne pouvoientque nous donner la plus grande curiofité pourune affaire oü nous étions fi fort intéreflës.Le capitaine ayant pris fa réfolution-, me ditqu'il vouloit aller donner du fecours a fes gens,quelque chofe qui en pür arriver. Je tachai de1'en détourner par les mêmes raifons que j'avoisemployees contre les autres; je lui ailégüai lefoin qu'il devoit avoir de fon vaifleau, 1'intérêtdes propriétaires , la longueur du voyage ,Sic. Sc je m'offrois d'aller reconnoitre avec lesVij


$o§ L E S A V E N T U R . E Sde x hommes qui m'étoient reftés , pour décou>vrir, de quelque diftance, quel devroit être probabiementl evenement de cette affaire , & pourTen venir infotmer au plus vite.C'étoit parler a un fourd ; mon neveu étoitauffi incapable d'entendre taifon que tout le refte.il vouloit y aller, me dit-il, & il étoit fachéd'avoir laiffé plus de dix hommes dans le vaiffeau.11 n'étoit pas homme a laiffer périr fesgens, faute de fecours \ il étoit réfolu de leur endonner quand il devroit peidre le vaifleau , &la vie même.Dans ces circonftances, bien loin de perfuader]e capitaine de refter-la, je fus obligé Je le fuivre.II ordonna a deux hommes de s'en retournera bord avec 'la pinaffe, & d'aller chercherencore douze de leurs camarades , dent fix devoientgarder les chaloupes , pendant que lesfix auttes marcheroient vers la ville. De cettemanière il ne devoit refter que feize hommes• dans le vaifleau , dont tout 1'équipage ne confiftoitqu'en foixante-cinq hommes , defquelsdeux avoient été tués dans la première aétion.Ces ordres étant donnés , nous nous mimesen marche j & guidés par le feu, nous allamestout droit vets la ville. Si les coups de fufilnous avoient éronnés de loin, nous fümes remplisd'horreur quand nous fümes prés de-la par


D BROBINSON CKVSöi. ,a 9les cris des malheure*x habitans , qüon rraitoitd'une manière fi affreufe.Je n'avois jamais été préfent au fac duneville i j'avois bien entendu parler de Drogkeda€ nIrlande , oü Oliviet Cromwel avoit faitmaffacrer tout le peuple , hommes, femmes& enfans. J'avois vu la defctiprion de la prtfede Magdebourg par le cbmte de Tilly , & dumaffacre de plus de vingt-deux mille perfonnesde tout fexe, & de tout age; mars je navoisvu rien de pareil de mes propres yeux j & *\m'eft impoflible d'en donner une idéé, ni d'exprimerles terribles impreffions que cette aóhonabominable fit fur mon efprit.Parvenu jufqüa la ville , nous ne vïmes aucunmoyen d'entrer dans les mes \ nous fümes doncobligés de la cotoyer , & les premiers objetsqui s'offrirent a nos yeux, étoient les ruines,ou plutbt les cendres d'une cabane , devant la*quelle nous vimes, a la lumière du feu, les cadavresde quatre hommes, & de trois femmes& nous ctümes en découvrir quelques autres aumilieu des flammes. En un mot nous appercumesd'abord les tracés dune aftion fi barbare, & fiélöignée de 1'humanité , que nous crumes Itopoffibleque nos gens en fuffent les auteurs; nousles jugeames tous dignes de la mon la pluscruelle , s'ils en étoient effeótivemem coupables.


}io L E S A V E N T U R E SL'incendie cependant alloit toujours en avant,& les cris fuivoient le même chernin que le feu;ce qui nous mit dans la plus grande conftemation; quand nóus vimes , a notte grand étonncment,trois femmes mies, poulïant les crisles plus affreux , s'enfuir de notre coté, commefi elles avoient eu des ailes : feize ou dix-fepthommes du pays fuivoient la même route, ayanta leurs troufles trois ou quatre de nos bouchersAnglois , qui ne pouvant pas les atteindre firentfeu fur eux , & en renversèrent un tout prés denous. Quand les pauvres fuyards nous découvrirent,ils nous prirent pour un aurre corps deleurs ennemis, & firent des hurlemens épouvantables, fur-tout les femmes , perfuadées quenous allions les maffacrer dans le moment.Mon fang fe glaea dans mes veines , quand jevis eet affreux fpeótade, & je crois que fi nosquatte matelots étoient venus jufqu'a nous,j'aurois fait tirer deffus. Cependant nous nousmïmes un peu a 1'écart, pour faire, comprendreaux pauvres Indiens qu'ils n'avoient rien a craindrede nous.La - deffus ils s'approchèrent, fe jetèrent aterre , & en levant les yeux au ciel, ils fembloientnous demander , par les tons les plus lamentables, de vouloir bien leur fauver la vie.Nous leur fïmes comprendre que c'étoit-la


D E R O B I N S O N C B- U S O É. J1Inotre deffein ; fur quoi ils fe mirent tous dansun petit peloton derrière un retranchemenr.Dans ces enrrefaires j'ordonnai a. mes gens defe tenir tous enfemble , Sc de n'attaquer perfonne, mais de tacher de faifir quelqu'un desAnglois,pour apprendre de quel diable ilsétoient poffédés , Sc quelle étoit leur intention.Je leur dis encore, que s'ils rencontroientleurs camarades engagés, ils tachaffent de lesfaite retirer, en les affurant que s'ils reftoient lajufqu'au jour, ils feverroient environnés de centmille Indiens. La-deffus je les quittai, Sc fuivifeulement de deux hommes, je me mis patmiles pauvres fuyards que nous avionsfauvés.C'étoit la chofe du monde la plus trifte a voir;quelques - uns avoient les pieds tout gtillés aforce de courir par le feu. Une des femmesétant tombée en pafïant par les dammes avoitle corps a moitié roti , Sc deux ou trois hommesavoient plufieurs coups de fabre fur le dos Scfur les cuiffes j un quatrième , percé de parten part d'un coup de fufil, rendit 1'ame a mesyeux.J'aurois fort fouhaité d'apprendre les motifsde eet abominable mafTacre; mais il me fut impoflibled'entendre un mor de ce qu'ils me difoientytout ce que je pus comprendre par leursfignes, c'étoit qu'ils étoient auffi ignorans la-V iv


5 i i LES A V E N T U R . E Sdefllis, que je letoïs moi-même. Cette horribleentreprife m'effraya tellement que je réfolus ala fin de retoürner vers mes gens , de pénétrerdans la ville au travers des Hammes , & dsmettre fin a cette boucherie, a quelque prixque ce fut.Dans le tems que je communiquois maréfolution a mes gens, que je leur ordonnoisde me fuivre, nous vimes quatre denos Anglois,avec le bofTëman a leur tête , eourir commedes furieux par-defifus les corps de ceux qu'ilsavoient tués. lts étoient tout couverts de fan»Sc de pouiïïère ; nous leur criames de toutesnos forces de venir a nous j ce qu'ils firentdans le moment.Dès qne le boffèman rious apper^ut, il pouiïann cri de triomphe, charmé de voir arriverdu fecours. Ah! mon brave capitaine, s'écriat-il, je fuis ravi de vous vojr ; nous n'avonspas encore a moirié fait avec ces diables, avecces chiens d'enfer ; j'en tuerai autant que lepauvre JefFery avoït de cheveux 3 la tête ;nous avons juré de n'en épargner pas un feu!;nous voulons exterminer toute cette abominablenation. La deffus il fe remit a eourir toutéchauffé & tout hors d'haleine, fans nousdonner le tems de lui dire un mor.Sliflö» crianï de toutes mes forces ; arrê teK


D E R O B I N S O N CRÜSOÉ. JIJbarbare, lui dis-je; je re défends, fous peinede la vie, de toucher davantage a un feulde ces pauvres gens ; ii tu ne t'arrêtes , tues mort dans le moment.Comment donc ! monfieur , répondit-il,favez-vous ce qu'ils ont fait ? Si vous voulezvoir la raifon de notre conduite , vous n'avazqua approeher. La-detTus il nous montra lemalheureux Jeffery égorgé & pendu a un arbre.J'avoue que ce fpeftaele étoit capable deme porter a approuver leur vengeance, s'ilsne 1'avoient pas pouffée fi loin, & je me remisdans 1'efprit ces paroles que Jacob adreflaautrefois a fes fils Siméon & Lévi: mauditefoit leur colère, car elle a été féroce; & leutvengeance, car elle a été cruelle.Le trifte objet que nous venions de voirme donna dans le moment de nouvelles affaires ;car mon neveu & ceux qui me fuivoient, enconcurent une rage aulfi diflicile a modérerque celle du boueman & de fes camarades.Mon neveu me dit qu'il craignoit feulemencque fes gens ne fuffent pas les plus forts, &qu'au refte il croyoit qu'il ne falloit pas faire,quartier a un feul de ces Indiens , qui tousavoient trempé dans un fi abominable meurtre,& qui avoient mérité la mort, comme desaOaffins. Sur ce difcours, huk des demiers venus


314 L E S A V E N T U R E Svolèrent fur les pas du bofleman, pour metttela derniere main a ce cruel attentat ; & moi,voyant inutile tout ce que je faifois pour lesmodérer, je m'en revins trifte & penfif, nepouvanr plus foutenir la vue de «e meurtre,ni des malheureux qui tomboient entre lesmains de nos barbares matelots.J'en étois accompagné que du Super-Cargo,& de deux autres hommes , & j'avoue qu'ily avoit bien de 1'imprudence a moi de retourner• vers nos chaloupes ?avec fi peu de monde.Le jour approchoit, Sc 1'alarme qui s'étoitlépandue par tout le pays , avoit raflembléprés du petit hameau une quarantaine d'Indiensarmés de lances, d'arcs & de flèches.. Heureufementj'évitai eet endroit en allant tout droitau rivage j quand nous y arrivames, il étoitdéja plein jour \ nous nous mimes aufli-tótdans la pinaffe ; Sc , après être venus a bord,nous la renvoyames, dans la penfée que nosgens pourroient bien en avoir befoin pourfe fauver.Je vis alors que leTeu commencoit a s'éteindteSc que le bruit cefloit; mais une demi-heureaprès j'entendis une faive de fufils: j'apprisdans la fuite}que nos gens 1'avoient faite furles Indiens qui s'étoient attroupés pres du petithameau. Ils en tuèrent feize ou dix-fept, Sc


E>£ R O B I N S O M C R U S Ö É . J15mirent le feu a leurs cabanes; maïs ils épargnèrentles femtnes & les enfans. Lorfque mesgens s'approchoient du rivage avec la pinafle,ceux qui venoient de faire cette affreufeexpédition commencoient a paroitre , fansaucunordre , répandns ca & la ; en un mot dansune telle confufion , qu'ils auroient pu êtredéfairs facilement par un très-petit nombre degens déterminés.Heureufement póur eux ils avoient jeté laterreur dans tout le pays, & les Indiens étoientfi effrayés par une attaque fi peu attendue,qu'urie centaine de leurs braves gens n'auroientpas attendu de pied ferme fix de nos matelots.Aufll , dans toute l'aófcion , il n'y en avoit pasun feul qui fe défendït. Ils étoient tellementétonnés du feu d'un coté, & de 1'attaqne denos gens de i'autre , que dans 1'obfcuricé dela nuit ils ne favoient de quel cóté fe tournet.S'ils fuyoient d'un cöté > ils tomboient dans unde nos petits corps: & s'ils retournoientfur leurspas , ils en rencontroient un autre; la mortfe préfenroit a eux de toutes parts. Au(fi danstoute cette affaire aucun de nos gens ne recutle moindre mal, excepté deux , dont 1'un s'étoitbrülé la main, & dont I'autre s'étoit fait uneentorfe au pied.J'étois fort en colère contre tout l'équipage,


jïtf L E S A V E N T Ü R E Smais fur-tout contre mon neveu Ie capfraine,qui avoit non-feulement négligé fon devoir,eti hafardant le fuccès de rout le voyage , dontle foin.lui avoit été commis , mais encore enanimant la fureur de fes gens plutót que dela calmer. II répondit a mes reproches avecbeauconp de refpeót, en difant que la vue deJeffery égorgé d'une maniète fi ctuelle , l'avoitfurieufement paffionné ; qu'il n'auroit pas düs'y laifier entrainer en qualité de commandantduvaiffeau, mais qu'en qualité d'homme, ilavoit été incapable de raifonner dans cetteoccafion. Pour les, matelots, comme ils n'étoientpas foumis a mes ordres , ils fe foucioientfort peu fi leur expédition me déplaifoit ounon.Le Iendemain nous remimes a la voile ,Sc par conféquent nous ne fümes rien de 1'etTetqu'avoit produit dans ce peuple 1'aéHon barbarede notre équipage. Nos gens différoient dansle calcul qu'ils faifoient de ceux qu'ils avoienttués ; mais on pouvoit juger a-feu-près parleurs différens rapports}qu'ils avoient fait périrenviron cinquante perfonnes, hommes, femmesSc enfans. Pour ce qui regarde les maifons,il n'en étoit pas échappé une feule de 1'incendie.Ils avoient lai(Té-la le pauvre Jeffery, pareequ'il étoit inutile de 1'emporter avec eux ;


BE ROBIN s ON CRVSOÉ. 517ils 1'avoient feulement détaché de 1'arbre , 011il avoit été pendu par un bras.Quoique nos gens cruflent leur a&ion forcjufte, je n'étois tien moins que de leur fentiment,Sc je leur dis naturellemenr que Dieu nebéniroir poinr notre voyage , & qu'il les puniroirdu fang qu'ils avoient répandu , comme d'unmaiTacre exécrable ; que véritablement lesIndiens avoient tué Jeffery; mais qu'il avoicété 1'aggrefTeur , qu'il avoit violé la paix , enabufant d'une fille qui étoit venue dans notrequartier fur la foi du traité.Le bolTeman défendit fa caufe , en difantque, quoique les nótres femblallent avoirviolé la paix, il étoit pourtant certain que lesIndiens avoient commencé la guerre , en tirantleurs flèches fur nous, & en tuant de nosgens, fans aucune caufe raifonnable; que, trouvant1'occafion d'en tirer raifon, il nous avoit étépetmis de le faire , & que les petites liberrésque Jeffery avoit prifes avec la jeune Indienne ,n'avoient pas mérité qu'on 1'égorgeat d'une ficruelle manière; que par conféquent ils n'avoientrien fait que punir des meurtriers ; ce qui étoitpermis par les loix divines & humaines.Qui ne croiroit qu'une pareille aventure nouseüt detournés de nous liafarder encore a rerreparmi des payens. &: des barbares? Malhea-


518 L E S A V E N T U R E Sreufement les hommes ne deviennenc fagesque par leurs propres difgraces, & jamais leurexpérience ne leur eft d'un fi grand ufage , quequand elle leur coute cher.Nous écions deftinés pour le golfa de Perfe,& de-la pour la cöte de Coromandel ; & notrebuc n'ctoit que d'aller en paiïant a Suratte.Le principal defTein du Super-Cargo regardoitla baye de Bengale , & s'il ne trouvoit pasoccafion d'y faire fes affaires , il devoir allera la Chine & revenir a Bengale a fonretour.Le premier défaftre qui nous arriva fut danste golfe de Perfe , ou cinq de nos gens étantallés a terre fur la cóte qui appartient a l'Arabie ,furent tués ou emmenés comme efclaves parles gens du pays. Leurs compagnons ne furentpoint en état de les délivrer , ayant afTez a faireeux-mêmes pour fe fauver dans la chaloupe.Je leur dis naturellement, que je regardoisce malheur comme une punition du Ciel. Maisle boffeman me répondit avec chaleur , quej'aurois bien de la peine a juftifier mes cenfures£c mes reproches par des paffages formels derécritnre , & il na'allégua celui ou il eft dit,que ceux fur qui étoit tombée la tour de Silé,n'avoient pas été plus grands pécheurs que lesautres Galiléens. Je confefle que je ne trouvai


©E R O B I N S Q N C R U S O É. 3Ï9rien de folide a lui répliquer, fur-tout pareeque , parmi ceux que nous venions de perdre,il n'y en avoic pas un feul qui eüt trempédans le malTacre de Madagafcar, je me fervoistoujours de cette expreffion , quelque choquantequ'elle füt pour tout 1'équipage.Les fermons fréquens que je leur faifois furce fujet, eurent de plus mauvaifes conféquences ,pour moi que je n'avois cru. Le boffeman , quïavoit été le chef de cette entreprife , m'étancvenu joindré un jour, me dit d'un ton fortléfolu, que j' avois grand tort de remettre toujourscette affaire fur le tapis, té de m etendre enreproches mal fondés & injurieux; que 1'équipageen étoit fort mécontent, & lui fur-tout, furlequel j'avois le plus tiré 5 qu'étant feulementun paffaget, fans aucun commandement dansle vaifleau , je ne devois pas m'imaginer quej'eufle le moindre droit de les infulter , commeje faifois continuellement. Que favons-nous»,continua-t-il, fi vous n'avez pas quelque deffeincontre nous dans 1'efprit, & fi ufi jour, quandnous ferons de retour en Angleterre, vous nenous appelerez pas en juftice pour cette aótion?Je vous prie, monfieur, plus de difcours futcette matière; fi vous vous mêlez encore deee qui ne vous regarde point, je quitte le


3io L E S A V E N T U R E SvaifTeau, plutot qne de fouffrir vos cenfureSperpétuelles.Après 1'avoir écouté avec patience, je lui dis ,qu'a la vérité le maffacre de Madagafcar , que jen'appelerois jamais autrement , m'avoit toujoursfouverainement déplu , Sc que j'en avois parlélibremént, fans pourtant appuyer davantagefur lui que fur un autre ; qu'il étoit vrai queje n'avois aucun commandementdansle vaiffèau,mais auffi que je n'avois jamais prétendu yexercer la moindre autorité , & que je n'avoisfait feulement que dire mon fentiment avecfranchife fur les chofes qui nous concernoienttous également; que je voulois pourtant qu'ilfut que j'avois une part confidérable dans lacharge du navire , & qu'en cette qualité j'avoisun droit inconteftable de parler encore avecplus de liberté que je n'avois fait jufqu'alors,fans être obligé de rendre compte de maconduite, ni a lui, ni a qui que ce fut. Jelui tins ce difcours avec afTez de fermeté ;& comme il n'y repliqua pas grand chofe , jecrus que c'étoit une affaire finie.Nous étions alors dans Ie port de Bengale;Sc ayant envie de voir le pays , je m'étoisfait mettre a terre, quelques jours après notrearrivée, avec le Super-Cargo, pour nous divertirpendans


D E R O B I N S O N G R U S O É . J Ü ;pendant quelques heures. Vers le foir, dansle rems que je me préparois a retoürner abord , un de nos mariniers vint me dire dëne pas prendre la peine d'aller jufqu'au rivage*puilque les gens de la chaloupe avoient ordrede ne point ramener.Surpris de'ce compliment infolent, èommêd'un coup de foudre-; je demandai a eet hommequi lui avoit donné ordre de me dire unepareille fottife ? Et ayant appris que c'étoitle boffeman, je dis au meffager qu'il n'avoitqu'a rapporter a celui qui 1'avoir envoyé , qu'Üs'étoit acquitté de fa commiilion , & que jön'y avois rien repondu. tJ'allai d'abord trouver le Super-Cargos8clui racontant toute Phiftoire , je lui dis qugje prévoyois quelque mutinerie dans le Vailfeau& je le priai de s'y transporrer dans quelquebarque indienne, pour informer le capitainede ce qui venoit de m'arriver. J'aurois bienpu m'épargner cette peine; car 1'affaire étoitdéja faite a bord du navire. Le bolTeman ,le canonnier, & le charpentier j en un mottous les officiers fubalternes, dès qu'ils m'avoient•vu dans la chaloupe , étoient montés fur letillac , 8c avoient demandé 3 parler au eapitaine*Comme le boffeman étoit un homme quiparloit fort-bien, c'étoit lui qu'on avoit chargéTome ILX


j i i L E S A V E N T U R E Sdu foin de faire la harangue. Après avoirrépété toute la converlation que nous avionse^ue enlemble, il dit en peu de mots au'capitaine,qu'ils étoient bien-aifes que j'euiTe pris, demon propre mouvement, le parti d'aller zterre, puifque, fans cela, ils m'y auroient obligé ;qu'ils s'étoient engagés a fervir dans le vailfeaufous fon commandement, &c qu'ils étoient dansfintention de continuer a le faire avec laplus exacte fidéiité; mais que, fi je ne vouloispas quitter le vailfeau de bon gré, & fi, ence cas,il ne vouloit pas m'y forcer , ils n'étoientpas d'avis d'aller plus loin avec lui, & qu'ilsabandonneroient tous le vailfeau.En pronon^ant ce dernier mot, il fe tourna -du cöté du grand mat, ou tous les matelotsétoient aflemblés, qui fe mirent autli-tot a.crier d'urie feule voix , oui tous , tous.. Mon neveu étoit un homme de courage,& d'une grande préfence d'efprit; quoiqu'ilfut très-furpris d'un difcours fi peü attendu,il répondit d'une manière calme, qu'il prendroitl-'affaire en confidération; mais qu'il ne pouvoitrien réfoudre la-delfus, avant de m'avoitpjirlé.11 fe fervit alors de plufieurs raifonnemenspour leur faire voir 1'injuftice de leur propofition,mais en vain; ils fe donnèrent tous la mam


C E R o B I N S Q N C R Ü S O É . $1}en fa prcfence , en jurant qu'ils iroient tousa terre, a moins qu'il ne leur promit pofitivementqu'il ne fouffriroit pas que je remiffe le pied.dans le vaiffeau.C'étoit quelque chofe de bien dur pour lui,qui m'avoit de fi grandes obl'igations, & quiignoroit de quelle manière je prendrois cetteaffaire-la. II crut pouvoir détourner le coupd'une autre manière ; & le prenant fur un tonfort haut, il leur dit, avec beaucoup de fermetéque j'étois un des principaux intérelTés dansle vailfeau , & qu'il étoit ridicule de vouloirme chaffer, pour ainfi dire, de ma propremaifon; que s'ils quittoient le navire, ilspayeroient cher cette défenion , s'ils étoientjamais affez hardis pour remettre le pied enAngleterre •, que , pour lui, il aimeroit mi'euxrifquer tout le fruit du voyage , & perdre levaiffeau , que de me faire un pareil affront&c qu'ainfi il? n'avoient qu'a prendre le partiqu'ils jugeroient a propos. II leur propofa enfuited'aller a terve lui-même avec Ie boffeman ,pour voir de quelle manière on pourroit accommodertoute cette affaire.Ils rejetèrent unanimement cette propofiticn,en difant qu'ils ne vouloient plus avoir riena faire avec moi , ni a terre , ni a byrd duvaiffeau, & que fi j'y renrrois, ils éroient tousX ij


JÏ4 L E S A V E N T U R E Sréfolus d'abandonner le navire. Eh bïen!répliqua le capitaine , fi vous êtes tous danscette intention ; j'irai parler a mon oncle toutfeul. II le fit, & il vint juftement dans letems qit'on venoit de me faire le complimencridicule dont j'ai parlé.J'érois ravi de le voir; car j'avois craintqu'ils ne remprifonnaffent, & qu'ils ne s'enallalfent avec le navire : ce qui m'auroit forcéa demeuter-la feul, fans aigent , fans hardes,Sc dans une fituation plus terrible que celleou je m'étois troüvé autrefois dans mon il*.Heureufemenr ils n'avoient pas poulfé leurinfolence jufques-la Sc lorfque mon neveume raconta qu'ils avoient juré de s'en allertous fi je rentrois dans le vailfeau, je lui disde ne s'en pohu embarraffer, Sc que j'étoisiéfolu de refter a terre; qu'il eüt foin feulementde me faire apporter mes hardes & une bonnefomme d'argent, Sc que je trouverois bienle moyen de revenir en Angleterre..Quoique mon neveu füt au défefpoir de melaiiTer-la, il vit bien qu'il n'y avoit pasd'autie parti a prendre. Il retourna a. bordSc dit a ces gens , que fon oncle avoit cédéaleur importunicé, Sc qu'on n'avoït qua m'envoyermes hardes. Ce difcours calma tout eetorage; 1'équipage fe rangea a fon devoir j il


o E R O B I S S O N C n u s e i 315n'y eut que moi d'embarfaiTé , ne fachant quelpatri prendre.Je me trouvois tout feü'l dans 1'end'roit Ieplus reculé du monde, étant éloigné de l'Angletetrede plus de trois mille lieues, qae quandj'érois dans mon ile. 11 eft vrai que je pouvoisrevenir pat terre , eri patfant par le pays daGrand-Mogol jufqua Suratte ; de-la je pouvoisaller par mer jufqu'a Baifora , dans ^le golfeperllque , d'öü je pouvois vénit avec les caravanespar les déferrs de l'Arabie , jüfqu a Alep& a Sanderon. De la il m'etoit facile de meuanfpotter en France par Htalie': routes cescourfes mifes enfernble , faifoieiit Ie dfamètréentier du globe , & peut-êrre davautagé.11 y avoit encore un autie parti a prendre,c'étoit d'attendre quelqués vailfeaitx angloi's qui,venïnt d'Achin dans 111e de Sumatra, devoientpalfer a Bengale ; mais comme j'étois venu lafans avoir rien a démêler avec la compagnieangloife des Indes oriemales , il m'auroit étédiflïcile d'en fortir fans fon confentement,qu'il m'étoit impomble d'obtenir, Snort par unegrande faveur des capitaines de les vaideaux,ou des facteurs deda compagnie, & je n'avoispas la moindre relation, ni avec les uns,ni avec les autres.X üj


$i6 L E S A V E N T U R . E SPendant que j'érois dans eet embarras , j'eusle plaifir charmant de voir partir le vaiileaufans moi; ce qui pent-être n'étoit jamais arrivéauparavant a un homme qui fut dans une firuationcomme la mienne , a moins que 1'équipagene fe fut révolté , tk n'eut mis a terre ceux quine vouloient pas confentir a leur mauvais deuein.Ce qui me confoloit un peu, c'eft que monneveu m'avoit laifle deux domeftiques, ou pourmieux dire, un domeftique & un compagnon.Ce dernier étoit le clerc du bouriier du vailfeau,& I'autre étoit le propre valet du capitaine. Je prisun bon appartement chez une femme Angloife,oü logeqtent plufieurs autres marchands Anglois,Franaois & Juifs Italiens. J'y Pus parfaitementbien accommodé ; & pour qu'on ne put pas direque je ptenois mon parti trop précipitamment,j'y reftai pendant neuf mois pour confidérermürement par quel moyen je pourrois m'enrevenir chez moi le plus commodémenr, &avec,1e plus de fureté.j'avois avec moi des marchandifes d'Anglelerred'une affez grande valeur ; outre une bonnefommedargent, mon neveu m'avoit lailïé millepièces de huit, & une lettre de crédit d'unefomme beaucoup plus confidérable , que j'étoisle maitie de cirer, fi j'en avois befoin ; en forte.


DE ROBINSON CRÜSÖÉ. J Ï-7que je ne courois pas le moindre rifque de manquerd'argent.Je me défis d'abord de mes marchandiles trèsavantageufement,&, fuivant 1'intention quej'avois déja eue en commencant le voyage, j'achetaiune belle partie de diamans ; ce qui réduifitmon bien dans un petit volume, qui ne pouvoitpoint m'embarraffer pendant le voyage.Après avoir demeuré-la affez long-tems, fansgoüter aucune des propofitions qu'on m'avoitfaites touchant les moyens de retourner en Angleterre,un marchand Anglois, qui logeoit dansla même maifon , & avec qui j'avois Hé uneamitié étroite, vint un matin dans ma chambrè.Mon cher pays, me dit-il , je viens vous communiquerun projet qui me plaït fort, & quipourroit bien vous plaire aulfi, quand vcus1'aurez confidéré avec artention. Nous fommesplacés, continua-t-il , vous par accident, & molpar mon propre choix , dans un endroit dumonde fort éloigné de notre patrie ; mais c'eftdans un pays oü il y a beaucoup a gagner pourdes gens comme vous & moi qui entendons lecommerce. Si vous voulez joindre mille livresfterling a mille auttes que je fournirai , nouslouerons ici le premier vaiffeau qui nous accommodera:vous ferez capitaine & moi marchand,& nous ferons le voyage de la Chine. Pourquoi,Xiv


|i8 L E S A V E N T U R . E Smonfieur, refferions-nous ici les bras croifés ?Tout roule, tout s'agite dans le monde : tousles cotps terreftres & céleftes font occupés; parquelle raifon demeurerions-nous dans une lacheoifiveté ?. II n'y a , pour ainfi-dire , des fainéansque parmi les hommes , & je ne vois pas qu'ilfoir nécelïaire que nous foyons de cette méprifableclafTe.Je goütai fort cette propofition , d'autant plusqu elle me fut faite avec beaucoup de marqués d'axnitié& de franchife. L'incertitude de ma fituationcontribua beaucoup a m'engager dans Iecommerce, qui n'éroit pas naturellement I'élémentqui me fut le plus propre : en récompenfe,Ie projet de voyager touchoit la véritable cordede nves inclinations, & jamais une propofitiond'aller voir une partie du monde qui m'étoitinconnue, ne pouvoit m'être faite mal-a-propos.Quelque rems s'écoula avantque nous puflionstrouver un navire qui nous agréat, & quandnous1'eümes rrouvé , il nous fut fort difficile d'avoirdes matelots Anglois, autant qu'il nous en fallokpour diriger ceux du pays que nous pouvionstrouver fans peine. Bientör pourtant nous engaTgeamesun contre-maitre, un boffeman & uncanonnier, tous Anglois, un charpentier Hollandois, & trois matelots Portugais , qui fuffifoientpc»,i'.r avoir 1'ceil fur nos. mariniers Indiens*


BE ROBINSON C r, ü s o i 319II y a tant de relations des voyages qui ontété faits de ce cöté-la que ce feroit une chofafort ennuyeufe pour le leóteur , de ttouver ïciune défcription exacte des pays ou. nous relachames, & des peuples qui les habitent. Il fuffirade dire que nous allames d'abord 4 Achin,dans l'ile de Sumatra, & de-la a Siam , oü noustroquames quelques- unes de nos marchandifescontre de 1'opium & contre de 1'arac; fachantque la première de ces marchandifes fur-touteft d'un grand prix dans la Chine , particulièrementdans ce tems-la , ou ce royaume en manquoir.En un mot, dans cette première courfe ,nous fiimes jufqu'a Juskan ; nous fimes un tresbonvoyage, oïi nous employames neuf mois ,& nous retoumames a Bengale, fort contensde ce coup d'elfai.J'ai obfervé que mes compatriotes font fortfurpris des fortunes prodigieufes que font dansces pays-la les officiers que la compagnie y envoie,& qui y gagnent, en peu de tems, foixante,foixante-dix, & quelquefois jufqu'a cent millelivres fterling,Mais la chofe n'eft pas furprenante pour ceuxqui confidèrent le grand nombre de ports ounous avons un libre commerce oü les habitcnscherchent, avec la plus grande ardeur , tout cequ» vient des pays étrangers, & , qui plus eft,


jjo L E S A V E N T U R E Sou 1'on peut acheter un fi grand nombre dechofes qu'on peur vendre ailleurs, en y faifancun profit très-confidérable.Quoi qu'il en foit , je gagnai beaucoup dansce premier voyage; j'y acquis des lumières pourfaire de plus gros gains; & fi j'avois eu quelquevingtaine d'années de moins, j'y ferois reftéavecplaifir, bien sur d'y faire ma-forrune: maisj etois plus que fexagenaire ; j'avois des richeffesfnffifamment, & j'étois forti de ma patriemoins pour acquérir des tréfors , que pour fatiffairea un defir inquiet.de roder par tout le'monde. C'eft avec bien de la jaftice que j'appellece defir inqüiet; car quand j'étois chez moi, jen'avois point de repos que je ne fulfedans quelquecourfej & quand je courois j'étois impatientde re voir mon pays. Ainfi le gala me touchoitfort peu , puifque j'étois riche , & que narurellementje n etois pas avare ; je crus donc n'avoirguères profité par ma courfe , & rien ne pouvoitme déterminer a en entreprendre d'autres, quele defir de voir de nouveaux pays; mon oeil étoitfemblable a celui dontparle Salomon , qui n'étoitjamais raflafié de voirj & mes voyages , bienloin de me contenter, ne faifoient qu'animerma curiofité pour d'autres voyages. J'étois venudans une partie du monde, dont j'avois entenduparler beaucoup , & j'étois réfolu d'y voir tout ce


DE ROBINSOH CRUSOÉ. 33Iqu'il y avoit de plus remarquable , pour pouvoitdire que j'avois vu tout ce qui méritoir d'êtrevu dans le monde.Mon compagnon de voyage avoit des ideestoutes différentes des miennes. Je ne le dis paspour faire comprendre que les fiennes étoienties moins raifonnables; au contraire, je conviensqu'elles étoient plus juftes & mieux atfortiesaux vues d'un marchand, dont la fagette confiftea s'attacher aux objets les plus lucratifs.Cet honnête-homme ne fongeoit qu'au folidei& il auroit été content d'aller & de venir tou-*jours par les memes chemins & de loger dansles mêmes gïtes, comme un cheval de pofte ipourvu qu'il y eüt trouvé fon compte, felon laphrafe marchande ; au lieu que j'étois un vraiaventurier , a qui une chofe déplaifoit dès quaje la voyois pour la feconde fois.D'ailleurs , j'avois une impatience extraordinairede me voir plus pres de ma patrie , & jene favois comment faire pour me procurer cettefatisfaction. Dans le tems que mes délibérationsne faifoient que me rendrê plus irréfplu , monami, qui cherchoit toujours des occupationsnouvelles, me propofa un autre voyage vers lesiles d'oü 1'on tire les épiceries , afin d'y chargetune cargaifon entière de clous de girofle. Sonintention étoit d'aller aux iles Manilles , oü les


35* L E S A V E N T U R . E SHollandois font le principal commerce , quotqu'ellesappartiennent en partie aux Efpagnols.Nous ne trouvames pas a propos cependantd'aller fi loin , n'ayant pas grande envie de noushafarder dans des endtoits oü les .Hollandc/isont un pouvoir abfolu , comme dans l'ile deJava, dans celle de Céylan , &c. Tout ce quiretarda le plus notte courfe, c'étoit mon irréfolucion; mais, dès que mon ami m'eut gagné,les préparatifs furent bientöt faits. N'ayant riende meilleur a. faire, je trouvois dans le fondque eourir ca & la, dans 1'attente d'un profi'tauffi grand que fur, donnoit plus de fatisfactionque de refter dans 1'inaction 5 qui étoit, felonmon penchant naturel , 1'état le plus trifte Sc leplus malheureux de la vie. Je m'y réfolus donc;nous touchames a l'ile de Bornéo , & a plufieursautres dont j'ai oublié le nom - ySc notre voyage,.qui ne réuilït pas moins bien que le premier ,ne dura en tout que cinq mois.Nous vendimes nos épiceries , qui confiftoientprincipalement en clous de girofle, Sc en noixde mufcade, a des marchands de Perfe , quïvouloient les emporter avec eux dans le GolfePerfique ; nous y gagnames cinq pour un , &par conféquent nous y fïmes un profit extraordinaire.


BE ROBIN SON CRUSOÉ. 33$Quand nous fimes nos comptes , mon amïme regarda avec un fourire : Eh bien ! me diti!,en infultant a mon indolence naturelle, cecine vaut il pas mieux que d'aller' eourir de cótéSc d'autre , comme un fainéant, & d'ouvrir degrands yeux pour voir les extravagances despayens ? « Pour dire la vérité, mon ami , luis> répondis je , je commence a être un profélite» du commerce; mais permettez - moi de vous» dire , continuai-je , que fi un jour je puis me» rendre maïtre de mon indolence , tout vieux:» que je fuis, je vous lafferai, a force de vous» faire eourir le monde avec moi; vous n'au-,1 rez pas un moment de repos, je vous enj» réponds. >»Peu de tems après notre retour , un vaiffeaaHollandois de deux cents tonneaux, a-peu-près,"arriva a Bengale; il étoit deftiné a aller vifiterles cótes , & non pas a paffet & repaffer d'Europeen Afie , Sc d'Afie en Europe. On nousdébita que tout 1'équipage étant devenu malade ,Sc Ie capitaine n'ayant pas allez de gens pourtenir la mer , le navire avoit été forcé de relachera Bengale; que le capitaine ayanr gagnéauez d'argent, avoit envie de retourner en Europe, & qu'il avoit fait connoltre qu'il vouloitvendre fon vailfeau.J'eus le vent, de cette affaire plutot que mon


354 L E S A V U N T U R E Saffocié, & ayant grande envie de faire eet achat,je coiu'tis au logis pour 1'eu informen II y fongeapendant quelque tems ; car il n'étoit nullementhomme a précipiter fes réfolutions. Ce batimenteft un peu tröp gros , me dit-il; mais cependantil faut que nous 1'ayons.La-deffus nous achetames le vaiffeau , nous lepayames , & nous en primes poffeffion ; nousnous réfolumes a en garder les matelots pourfes joindre a ceux que nous avions déja ; maistöut d'un coup ayant recu chacun , non leursgages , mais leur portion de Pargent qui avoitété donné pour le navire-, ils s'en allèrent. Nousrie fumes pas , pendant quelque tems , cequ'ils étoient devenus , & nous apprïmes a lafin qu'ils avoient pris tous la route d'Agra, lieude la réfidence du Grand-Mogol ; que de-la ilsavoient deffein d'aller a Suratte , afin de s'yembarquer pour le Golfe Perfique.Rien ne m'avoit fi fort chagriné depuis longtems, que de ne les avoir pas fuivis; une tellecourfe , dans une grande compagnie , qui m'auroitprocuré en même tems & du diverriffement& de la furetc , auroit été mon vrai balor.D'ailleurs , j'aurois vu le monde-,'& en mêmetëms j'aurois approché de ma- patfie : mais ce'chagrin paffa peu de jours après, quand je fusquelle forte de Meflieurs cétoient que ces'Hol-


B E R O B I N s os C n u s o i . 33$landois. L'homme qu'ils appeloient capitainen'étoit que le canonnier. Ils avoient été attaquésa terre par des Indiens qui avoient tué le véritablecommandant du vaiffeau, avec'trois matelots.La-deffus ces dtóles, au nombre de onze,avoient pris la' réfolution de s'en aller avec levaiffeau. Ils 1'avoient fait, après avoir laiffé eneffet a terre le contre - maïtre & cinq hommes ,dont nous aurons occafion de parler dans lafuire.Quoi qu'il en foit, nous crümes avoir un bondroit pour la poffeffion du vaiffeau , quoiquenous fentiffions bien que nous ne nous étionspas informés aflez exaótement du ritre de cesmalheureüx, avant que de faire le marché. Sinous les avions queftionnés comme il falloit,ils fe feröient coupés , felon toutes les apparences; ils feröient tombés en contradiction lesuns avec les autres , & peut - être chacün avecfoi-même. Il eft vrai qu'ils nous montrèrent untranfporr, oü étoit nommé un Emmanuel Cloofterhooven• mais je m'imagine que tout celaétoit fuppofé : cependant , dans le tems quenous fitnes le marché , nous mavions aucunerailon de les foupconner.Nous voyant maïtres d'un fi grand batiment,KOUS engageames un plus grand nombre de ma-


3j6 Lis A V I N T V R É Stelots Anglois & Hollandois , & nous nous dé-'terminames a uri fecond voyage du cöté du fudvers les lies Philippines & Mölucques , pourchercher des clous de girofle.Pour ne pas arrêter long-tems le lecteur fur'des chofes peu dignes d'attention, ayanr encoretant de chofes remarquables a lui racónter, jedirai en peu de mots que je paffai fix ans dan9ce pays a négocier avec beaucoup de fuecès , &que la dernière année je prls , avec mon alfocié,le parti d'aller dans notre vailleau faire un tourvers la Chine, après aVoir acheté dn riz dansle royaume de Siam.Dans cette courfe, étant forces par les ventscontraires d'aller & de venir pendant quelquetems dans les détroits qui féparent les ïles Mölucques, nous ne nous en fümes pas plutötdébarraffés ; que nous appercümes que notrenavire s'étoit fait une voie d'eau, & quelquepeine que nous priflions3il nous fut impoffiblede dccouvrir oü c'étoit. Cet inconvénient nousobligea de chercher quelque porr , & mon affocié, qui connoifloir ces pays mieux que moi,confeilla au capitaine d'entrer dans la rivièrede Cambodia. Je dis le capitaine ; car ne voulantpas me charger du commandement de deuxYailfeaux, j'avois établi pour mon capitaine decelui-ci


C E R o B I N S O N C R U S Ó É . Jcelui - ci notre contre - maitre M. Thomfon. Larivière dont je viens de parler eft au Nord dugolfe qui va du coté de Siarn.Pendant que nous étions 11 , & que nousallions tous les jours a terre pour avoir des rafraïchiflemens, il arriva un matin qu'un hommevint me parler avec empreffemenr. C'étoit unfecond canonnier d'un vaifTeau des Indes anglois ,qui étoit a 1'ancre dans la même rivière 5 prés dela ville de Cambodia. 11 me paria anglois smonfieur, me dir-il , vous ne me connöifTez pas *& cependant j'ai quelque chofe a vous dire quïvous touche de prés.Le regardant attentivement, je crus d'aborelle connoitre j mais je me trompois. « Si cette» affaire me regarde de prés $ lui repondis-je» fans que vous y foyez intéreffé , qu'eft-ce* qui vous porte a me la communiquer ? »J'y fuis porté, répartit-il, par le grand dangerqui vous pend fur k tête, fans que vous enayez la moindre connoiffance*» Tout le danger oü je crois être, lui» répliquai-je, c'eft que mon vaiiïeau a faitJ> une voie d'eau; mais j'ai deffein de ien mettre fur le coté pourtacher de ladécouvrk)».Monfieur, monfieur me dit - il , fi vous êtesfage , vous ne fongerez point a tout cela , quandvous faurez ce que j'ai a vous dire. Savez-Tome ILY


338 L E S A V E N T U R I Svous que la ville de Cambodia n'eft pas fort.loiij d'ici , & qu'il y a prés de-la" deux grosVailfeaux anglois & trois hollandois ? Eh bien 1« qu'eft-ce que cela me fait, lui tépondis je? »Comment ! Monfieur , -répartit-il , eft-il de laprudence d'un hommequi cherche des aventures,fcommevous, d'entrerdans un port fans examinerauparavant quels vailfeaux peuvent être a 1'ancre,Sc s'il eft en état de leur faire tête ? Vous favezbien, je m'imagine , que la partien'eft pas égale.Ce difcours ne m'étonna point du tout, pareeque je n'y comprenois rien; je dis a monhomme qu'il s'expliquar plus clairement; &que je ne voyois aucune raifon pour moi decraindre les vailfeaux des compagnies angloifeSc hollandoife , puifque js ne fraudois point lesdroits, & que je ne faifois aucun commerce• défe-ndu. Fort bien, monfieur, me dk-il ,en fouriant d'un petit air aigre-doux , fi vous.-vous croyez en fïïreté , vous n'avez qu'a refterici; je fuis mortifié pourtant de voir queyoiti fécurité vous fait têjeter un avis falutaire.Soyez perfuadé que , fi vous ne levez 1'ancredans le moment, vous allez être attaqué parcinq chaloupes remplies de monde , & que fi1'on vous prend, on commencera par vouspendre comme un pirate , quitte a vous fairevotre procés après. J'aurois cru, monfieur,


DE R o B I N S O N C R U S O É . Jj^qu un avis de cette importance m'auroit procurcü'né meilleure réceptiön que celle que Vousme faites. « Je n'ai jamais été ingrat4lui dis-je*sa pour ceux qui m'ont rendu fervice; itiais ili, eft abfolument impoffible de comprendre le» motif du deffein que}felon vous , oü a» pris contre moi» Cependant je veux profitet« de vos confeils, & puifqu'on a formé uni» projet fi abominable contre moi, je m'ené vais dans le moment , 8c je donnerai»3 ordre qu'on mette a la Voile , fi on a bouché»j la voie d eau, ou fi elle ne nous empêche>> pas de renir la mer. Mais, monfieur, faudra-,3 t-il que je pfenne ce parti la fans favoir cettë,3 affaire a fond, & ne pourriez-vous pas mgsi donner quelques luiiiières la-deffus ?Je n'en fais qu'une partiesme dit-il j maisj'ai avec moi un marinier Hollandois , quipourroit vous en iriftruire, file tems le petmettoit.Vous ne fauriez 1'ighorer'entiêrementvous-même \ car vöici ce dont il s'agit. Vousêtes allé avec le vaiffeau a Sumatra4oü lecapitaine a été tué avec ttois de fes gens patles infulaires, 8c vous vóüs en êtes allé avec'le vaiffeau pour exercer la piraterie. Voila labafe de toute cette affaire , 8c 1'on vous exécuteraeii qualité de pifate ,, fans beaucpup defagoii. Vous favea bien que les vaiffeauSYij


340 L E S A V I N T Ü R S Smarchands n'en font pas beaucoup avec lesécumeurs de mer, quand ils les ont en leurpouvoir.« Vous parlez bon anglois i préfent, lui» dis-je, & je vous remercie. Quoique nous» n'ayons aucune part dans le crime dont vous» venez de parler, & que nous ayons acquis» la propriété du vailfeau par les voies les>i plus légitimes , je veux pourtant prendre>• mes précautions pour éviter le malheur dont3» votre difcours me raenace. 31 Piendre vosprécaurions, monfieur , me répondit-il brufquement! vous vous fervez d'une expreflionbien foible. La meilleure précaution ici , eftde fe mettre au plus vïte a 1'abri du danger.Si vous vous intérelfez a votre propre vie,& a celle de tous vos gens, vous leverez1'ancre fans délai , dès que 1'eau fera haute;vous profiterez alors de toute la marée, Scvous ferez déja bien loin en mer , avant qu'ilspuilfent defcendre jufqu'ici. lis doivent fe fervirde la marée comme vous 5 & comme ils fonta. vingt milles d'ici, vous les devancerez de deuxbonnes heures, Sc s'il fait un vent un peu gaillard,leurs chaloupes n'oferont pas vous donner lachaffe en pleine mer.« Monfieur, lui dis-je , vous me rendez»» un fervice tr;s-important; que voulez-Yous


vi ROB IN sou CRUSOÉ. 34Ï„ vous que je fade pour vous en témoigner„ ma reconnoiflance » ? Vous n'ètes pas peutêtrealfez convaincu de la vérité de mon avis ,me répondit-il, pour avoir téellement emnede m'en récompenler. Cependant, fi vousparlez férieufement, j'ai une propofition avous faire. On me doit dix-neuf mois de payedans le vailfeau, avec lequel je fuis vehttd'Angleterre, & ü en eft dü fept a moncamarade le Hollandois ; fi vous voulcz nousles payer, nous fuivrons votre fortune fansvous tien demander deplus, Grien ne s'offrequi foit capable de vous convaincre de kvérité de mon avis; Sc ft le contraire arnve3nous vous laifferons le maÜre de nous récompenfercomme vous le trouverez a propos.J'y topai d'abord, Sc dans le momentmême je mé fis mener au vailfeau avec eux.A peine en érois-jë approché que mon-atfocié ,qui étoit refté i bord, monta fur le nllac,& ma cria que la voie d'éau verrok d ètrebouchée. Dieu en foit loué , lui dis jé; maisqu'on léve- 1'ancre au plus vite; «• Et pourquoi„ donc, me répondit-il ? que vOutez vous dire„ paf-la? » Point de queftions , lui répliquat je ;que tout équipage mette la mam a 1'ceuvre ,& qu'on léve lancfe dans le moment, fansperdte une feule minute.rYiij


34 1 L E S A V E N T U R E SQuoiqu'il fut extrêmement furpris de eetordre, il ne lailfa pas d'appeler le capitaine,& de le lui communiquer ] & quoique lamarée ne füt pas encore tout-a-fait haute ,favorifés d'un vent frais qui venoit de terre ,nous ne laiffames pas de mettre a la voile.Je fis venlr enfuite mon affocié dans la hutte;je lui dis tout ce que je favois de cette hiftoire ,les deux nouveaux venus en racontèrent le refte.Comme ce récit demandoit du tems , undes matelots vint dire , de la part du capitaine,que cinq chaloupes fort chargées de monde nousdonnoientla chafie ; ce qui nous fit voir évidemnientque 1'avis que nous avions reou n'étoitque trop bien fondé. La delfus je fis aflemblertout 1'équipage, & je ï'inftruifis du delfein qu'onavoit formé de prendre notre vailfeau , & denous traiter tous comme des pirates; & je leurdemandai s'ils étoient réfolus a fe défendre. Ilsrépondirent tous avec allégreffe, qu'ils vouloientvivre & mouriravec nous,Comme j'étois du fentiment qu'il falloit febattre jufqu'a notre dernier foupir, je voulusfavoir du capitaine ce qu'il falloit faire pour nousdéfendre avec fuccès. 11 me dit qu'il feroit bonde tenir les ennemis en refpecf avec notre artillerie, tant que nous pourrions; qu'enfuite ilfalloit leur dpnner des bannes falves de mouf-j


DE ROBINSON C R U S O É. 343queterie,& fi , malgré tout cela , ils approchoientda vaiffeau , le meilleur parti feroit de„onsterker fous le tillac , qu'il leur feroit peutêtreimpoffible de mettte en pièces, faute d outüs„éceflakes.Nous donnames en même tems ordre aucanonnier de placerprèsdugouvernail deux.pièceschargéesa cartouche, pour nettoyer le tillac encas debefoin } & dans cette pofture nous attendlmesles chaloupes , gagnant toujours la hautemer a 1'aide d'un vent favorable. Nous voyionsdiftinctement les chaloupes a quelque d.ftancede nous; elles étoient extrêmement grandes ,montéesd'un aombrede gens, & elles faifoientforce de voiles pour nous atteindre.U y en avoit deux, que, par nos lunettes d'approche,nous reconnümes pour angloifes, quidevancpient de beaucoup les autres.&gagnoiencfur nous confidérablement. Quand nous les vïmesfur le point de nous atteindre, nous •marnesun coup de canon fans boulet pour leur donnerle fignal qae nous voulvons entrer en conférenceavec eux , & en même tems nous mimes pavillonblanc. lis continuoient toujours a nous fuwvre, en mettant au vent toutes les voiles quiisavoient; 6c quand nous les vimes a portée, nousmimes pavillon rouge, & leur marnes un coupde canon a boulet.Yiv


344 L E S A V E N T U R E SUs ne laifsèrent pas pour cela de pouffer leurpointe, & les voyant aiïez prés de nous pourleur parler avec une tromperte pariante, nousles arraifonnames, en les avertifTant qu'il leuren prendroit mal s'ils approchoient davantage.C'étoit parler i des fourds ; nous remarquamesqu'ils faifoient tous leurs efforts pour venirfous notre poupe, & pour attaquer le vailfeaupar-la. La-deffus , perfuadé qu'ils fe fioient furles forces qui l e sfuivoient , je fis pointer fureux, & les voyant vis-a-vis de notre bord, jeleur fis tirer cinq coups de canon, un defquelsemporta toute la poupe de la chaloupe Ia pluséloignée , ce qui forca les matelots a baifferroutes les voiles, &afe jeter tous du coté dela proue de peur d'aller a fond. Ce mauvais fuccèsnempêcha pas ceux de la chaloupe la plusavancée d'aller toujours leur chemin.Dans le tems que nous nous préparions a*donneri celle-li fon fait a part, une des troisqui fuivoient, s'en fut tout dtoit a celle qui venoitd'être mife dans un fi pitoyable état, & entira tous les hommes. Cependant nous arraifonnamespour la feconde fois la chaloupe Ia plusavancée, en lui offrant une trève pour parlemenrer& pour être informés de la raifon de leurprocédé. Point de réponfe encore; elle tachafetilement de gagner notre poupe; fur quoi norr©


E ER O B I N S O N C R U S O É . 345canonnier, qui entendoit fon métier a merveille,lui tira encore deux coups de canon; ils manquèrent1'un & 1'aucre, ce qui porta ceux de lachaloupe a poulfer un grand cri en tournant leursbonnets a 1'entour de la tête. Le canonnier s'étantpréparé de nouveau , en moins de rien fit feufur eux avec plus de fuccès, & quoiqu'il manquatle corps de la chaloupe , un des coupsdonna au beau milieu des matelots, & fit uneffet tetrible. Trois autres coups que nous leurarames immédiatement après, mirent prefquerouten pièces, & leur emportèrent le gouver-„ailavec une pièce de larrière , ce qui les mit.dans un grand défordre. Pour les achever, notrecanonnier fit encore feu fur eux de deux autrespièces qui les accommodèrent fi bien, que nousvimes la chaloupe»fur le point d'aller a fond ,Sc plufieurs matelots déja dans l'eau.La-defi"us je fis d'abotd armer la pinalfe quenous avions #enue, jufques-la, tout prés du vaiffeau,& je donnai ordre i nos gens d'empêchernos ennemis de fe noyer, d'en prendre autantqu'ils pourroient, & de revenir avec eux a borddans le moment; car nous voyions déja les autreschaloupes avancer fur nous avec toute lavitefie polfible.Nos gens fuivirent pondtuellement mes ordres,Usen prirent trois , parmi lefquels il y en


J4 L E S A V E N T U R E Savoit un fur le point de fe noyer , que nouseümes bien de la peine a faire revenir a lui.Des que nous les eümes a bord, nous fimesforce de voiles pour gagner la haute mer, &nous vimes que , quand les trois dernières chaloupesavoient joint les deux autres , ellesavoient trouvé a propos d'abandonner la chaffe.Délivré d'un fi grand danger, oü je n'avoispas le moindre lieu de m'attendre , je réfolusde changer de cours, & d'óter par-la le moyena qui que ce fut, de deviner oü nous avions deffeind'aller. Nous courümes donc du cóté de1'eft , hors de la route de tous les vailfeauxeuropéens.N'ayant plus rien a craindre alors, nous queftionamesnos deux nouveaux venus fur les motifsde toute cette entreprife qu'on avoit faite contrenous, & le Hollandois nous en découvrit toutle myftère. II nous dit que celui qui nous avoitvendu le vaiffeau n'étoit qu'un fcélérat qui s'enétoit emparé, après que le capitaine (dont ilnous dit le nom, fans que je m'en puiffe fouvenira préfent) eut été tué par les infulaires avectrois de fes gens. Il avoit été lui-même de eetéquipage-la & s'étoit échappé des mains desbarbares , s'étant jeté dans un bois avec troisautres, &.il avoit été obligé de s'y cacher quelquetems. Enfuite il s'étoit fauvé lui feul d'une ma-


DE ROBISSOS CRÜSOÉ. 347nlère miraculeufe , en abordant a la nage la chalouped'un vaiffeau hollandois qui revenoit dela Chine, 8c qui s'étoit mis a. 1'ancte fur cettecote pour faire aiguade,Quand il eut été quelque tems a Batavia, ily arriva deux hommes de ce vajlfeau qui avoientabandonné leurs compagnons'fÉhdant le voyage:ils avoient rapporté que le canonnier qui s'enétoit enfui avec le navite, 1'avoit venduaBengalea une troupe de pirates qui, s'étant mis a croifer,avoient déja pris un batiment anglois &deux hollandois très-richement chargés.Cette dèmière partie du difcours nous embarralTafort , quoique nous en connulfions toutela faufleté ; nous vimes évidemment que, finous étions tombés entte les mains de ceux qutvenoient de nous donner la chaffe fi chaudement,c'auroit été fait de nous. Envain aurionsnousdéfendu notre innocence contre des gensfi tetriblement prévenus , qui auroient été nosaccufateurs Sc en même tems nos juges, Sc dontnous n'aurions du attendre que tout ce que la ragepeut infpirer Sc faire exécuter a des hommes quine font pas maitres de leurs paffions,Cette confidération fit croire a mon aflocié;que le meilleur parti pout nous étoit celui deretourner a Bengale , fans toucher a aucun port,Nous pouvions nous juftifier la fans peine ,


34^ L E S A V I N T U R . E Sen faifant voir oü nous avons écé quand le navireen queftion y étoit entté, de qui nous 1'avions,& de quelle manière; & li ParTaire avoitétédébattue devant les juges, nous écions sürsde n'être pas pendus fur le champ , Sc de recevoirenfuite notre fentence.Je fus d'abord'^de 1'opinion de mon affocié,mais je la rejetai, après y avoir fongé plus murement;puifque nous nous trouvions de I'autrecoté du détroit de Malacca, nous ne pouvionstetourner a Bengale , fans eourir les plus grandsdangers. Le bruit de notre crime prétendu Scde la mauvaife réception que nous avions faitea nos aggrelfeurs , devoit avoir donné 1'alarmepar tout; & nous devions être guetés en chtminpar tous les vailfeaux anglois & hollandois.Dailleurs, notre retour auroit eu tout Pair d'unefuite, & il n'en falloit pas davantage pour nouscondamner fur 1'étiquette du fac. Je communiquaices réflexions a 1'Anglois qui nous avoicdécouvert la confpiration contre nous, & il neles trouva que trop folides.La-deffus nous réfolümes d'aller chercher lacote de Tunquin, Sc de-la celle de la Chine,en pourfuivant notre delfein de négocier , devendre quelque part notre vaiffeau, & de nousen retourner avec quelques batimens du pays.Ces mefures nous parurent les meilleures pour


» e ReiiHiOM CRUSOE. J49notre süreté, & nous fimes cours notd nord-eft,en nous mettant plus au large de cinquante lieues ,que n'étoit la route ordinaire.Ce parti nous jera dans quelques inconvéniens.A cette hauteur nous trouvames les ventsplusconftammentcontraires, venant d'ordinairede 1'eft nord-eft, ce qui devoit faire durer treslongtems notre voyage ; & malheureufemencnous étions affez mal pourvus de vivres. D'ailleursil y avoit a craindre que quelques-uns desvailfeaux dont les chaloupes nous avoient attaqués,& qui étoient deftinés pour les mêmesendroits, n'entraffent dans ces ports avant nous ,ou que quelqu'autre navire, informé de tout cequi venoit de fe palTer , ne nous pourfuivit avectoute 1'opiniatreté poflible.J'avoue 'que j'étois dans une tres - facheufefituation , & que je me croyois dans les circonftancesles plus défagréables oü je me fulfe trouvé.Je n'avois jamais commis le moindre acte frauduleux,bien loin de mériter le titre de voleurou de pirate. Toute ma mauvaife conduite, depuisma jeunefle, avoit confifté a être mon propreennemi, & c'étoit la première fois de mavie que j'avois couru rifque d'être traité commeun criminel du plus bas ordre. J'étois parfaitementinnocent j mais il ne m'étoit pas poflibU


L E S A V É N T U R E Sde dcnner des preuves convaincantes de moti 1innocence»Mon affocié me voyant abïnlé dans üne pfo^fonde inélancolie , quoiqu'il eüt été d'abordauffi embarralfé que moi, commenca a me donnercourage ; & me faifant une exacte defcriptiondes différens ports de cette cöre, il me ditqu'il étoit d'avis de chercher un afyle dans laCochinchine, ou dans la baie de Tunquin, d'oünous pouvions gagner Macao, ville qui avoitautrefois appartenu aux Portugaiss& ou il yavoit encore un bon nombre de families euro*péennes , & fur-tout des miffionnaires qui yétoient venus' dans 1'intention de fe tranfportefde-la dans la Chine.Nous nous en tïrinïes a cette réfolution; &après un voyage fort ennuyeux , dans lequelhoüs foumimes beaucoup par la difette desvivres, nous découvrïmes la cote de Cochinchine,& nous primes lö parti d'entrer dans unepetite rivière oü il y avoit pourtant affez d'eartpour notre batiment, réfolus de nous informerbu par terre, ou par le moyen de notre pinaffe \s'il y avoit quelques vailfeaux dans lés purts d'a-IentounLa précaution que nous avioiis piife d'entref'tkns cette petite rivière , nous tira d'affaire fort


35 E R O B I H S O N C R U S O E . }$tneureufement. Quoique nous ne viffions pas d'abordde vaiffeaux dans la baie de Tunquin ,cependant le lendemain matin nous y vïm'es entrerdeux vaiffeaux hollandois, & un autre fanscouleurs, que nous primes pourtant pour hollandoisauflï, paffa a deux lieues de nous, faifantcours vers la cote de la Chine. L'après-dinéenous appercümes encore deux batimens angloisqui prenoient la même route. Ainfi nous étionsbien-heureux d'êrre cachés dans eet afyle , dansle tems que nous étions environnés de tousVotés , par un li grand nombre d'ennemis.Nous n'étions pas pourtant tout-a-fait a notreaife.; le pays oü nous étions entrés, étoit .habité'par les gens les plus barbares qui étoient voieurs,non-feulement de.naturel, mais encore de profeffion.Dans le fond, nous n'avions rien a faireavec eux , excepté le foin de chercher quelquesproviiions. Nous ne fouhaitions pas d'avoir aveceux le moindre commerce ; néanmoins nouseümes bien de la peine a nous défendre de leursinfultes.La rivière oü nous étions, n'étoit diftante quede quelques lieues des demières bornes feptentnonalesde tout le pays, & en cotoyant avecnotre chaloupe, nous découvrimes la pointe detout le'royaume au nord-eft, oü s'ouvre la grandebaie de Tunquin. C'eft en fuivant les cóces de


35* L E S A V E N T Ü R E Scette manière, que nous avions découvert lesvaifféaux ennemis , dont nous étions environnésde tous cotés. Les habitans de 1'endroit oü nousnous tvouvions, étoient précifement, comme jeI'ai déja dit, les plus barbares de toute cettecote, n'ayant aucun commetce aVec aucun autrepeiiple, Sc ne vivant que de poilTon, d'huile Scde vivres les plus groffiers. Une marqué évidentede leur barbarie exceflïve, étoit l'abominablecoutume qu'ils avoient de réduire en efclavagetous ceux qui avoient le malheur defaire naufrage fur leur territoire , &• nous eravimes bientot un échantillon de la manière finvante.J'ai obfervé ci-deffus que notre navire s'étoitfait une voie d'eau au milieu de Ia mer, fansqu'il nous eut été pofüble de la découvtir. Quoiqu'elleeüt été bouchée d'une manière aufli peuattendue qu'heureufe , dans f inftant même quenous al'lions être affaillis par les chaloupes artgtoifesSc hollandoifes , cependant n'ayant pastiouvé le batiment auffi fain que nous 1'aurionsbien voulu, nous réfolümes d'en tirer tout ce qu'ilavoit de plus pefanr, Sc de le mettrefur le cotépour le nettoyer, Sc pour trouver Ia voie d'eau ,s'il étoit poflible., Conformément a cette réfolurion, ayant misd'un feul cöti les canons & tout ce qu'il y avoitde


D È R o B I N S O N C R U S O É . J J $de plus pefant dans le vaiffeau, nous fitnes denotre mieux pour le renverfer, afin de pouvoirvenir jufqu'a la quille.Les habicans qui n'avoient jamais remarquérien de pareil, defcendirent auili-töt vers le ri*vage, 8c voyant le vaiffeau reuverfé de ce cöté-la,fans appercevoir nos gens qui rravailloientdansles chaloupes 8c fur dés échafaudages du cotéqui leur étoit oppofc, ils s'imaginèrentd'abordque le batiment avoit fait naufrage, & qu'enéchouant, il étoit tombé fur le coté de cettemanière.. . ..Dans cette fuppofition , ils vinrent , environtrois heures après, ramer vers nous avec dix oudouze grandes barques montées chacune de huichommes , réfolus, feloii toutes les apparences,de piller le vailfeau , &c de mener ceux de 1'équipagequ'ils trouveroient vers leur roi, ou capitaine; car nous n'avons pa rien apprendre dela forme de leur gouvernement: cè qu'il y a defür , c'eft qu'en ce cas-la 1'efclavage étoit unechofe a Iaquelle nous devions nous attendre.Etant avancés du coté du vaiffeau , ils femirent a ramer tout autour & ils nous découvrirenttravaillant de toutes nos forces a la quille& au cöcé du navire pour le nettoyer, pour leböucher 8c pour lui donner le fuifAu commencement, ils ne firent que nou*Tomé ILZ


3 54 L E S A V E N T U R . E Scontempler avec attention , fans qu'il nous futpoffïble de deviner leur deffèin. Cependant,a tout hafard, nous nous fetvimes de eet intervallepour faire enrrer quelques-uns de nos gensdans le vaiffeau , afin que de la ils donnaffentdes armes Sc des munitions a ceux qui travailloiencpour fe défendre en cas de befoin.11 fut bientót tems de s'en fervir; car aprèsavoir confulté enfemble pendant un qnart-heure,& conclu apparemment que le vaiffeau devoicavoir échoué, & que nous ne travaillions que pourle fauver, ou pour nous fauver nous-mêmes ,parle moven de nos chaloupes , dans lefquelles ilsnous voyoient porter nos armes, ils avancèrentfur -nous comme fur une proie certaine.Nos gens les voyant approcher en fi grandnombre , commencèrent a s'effrayer ; ils étoientdans une affez mauvaife pofturepour fe défendre,6c ils nous crièrent de leur ordonner ce qu'ilsdevoient faire. Je comman'dai d'abord è ceuxqui étoient fur 1'écliafaudage de tacher de femettre dans le vaiffeau au plus vite , Sc a ceuxqui étoient dans les chaloupes , d'en faire letour Sc d'y entrer auffi. Pour nous qui étionsa bord , nous fimestous nos efforts pour redreffèrle batiment. Cependant ni ceux de l'échafaudage,ni ceux des chaloupes ne purent exécuter nosordres, paree qu'un moment après, ils eurentles


D E RoBlNSON C R U S O É . 355barbares fur les bras : déja deux de leursbarquesavoient abordé notre pinalfe, & fe faifiifoientde- nos gens comme de leurs prifonniers.Le premier fur qui ils mirent la main étoit unAnglois, garcon aulli brave querobufte : il avoitun moufquet a la main •, mais au lieu de s'enfervir , il le jeta dans la chaloupe ; ce queje pris d'abord pour une imprudence, quialloit jufqu'a la ftupidité : mais il me défabufabientöt j car il prit le drole qui 1'avoit faifi,par les cheveux , & 1'ayant tiré de fa barquedans la notre , il lui coigna la tête contre undes bords de la chaloupe, d'une telle force,qu'il lui en fit fottir la cervelle dans le moment.En même tems un Hollandois, qui étoiticóté de lui, ayant pris le moufquet par le canon,en fit le moulinet de fi bonne grace, qu'iltetraffa cinq ou fix des ennemis qui vouloientfe jeter dans la chaloupe.Ce n'en étoit pas affez pour repouffer trenteou quarante hommes, qui fe jetoient avec précipitationdans la pinaffe, ou ils ne s'attendoient a\aucun danger, & oü il n'y avoit que cinq hommespour la défendre. Mais un accident des plus burlefquesnous donna une victoire complette.Notre charpentier fe préparant a fuivre (i) & £( 1) Enduire de fuif.Zij


L E S A V E N T U R E Sgoudronner le dehors da vaiffeau: venoit défaire defcendre dans la pinaffe deux chaudrons,1'un plein de poix bouillante , & I'autrede poix-refine, de fuif, d'huile, & d'autresmatières femblables. L'aide du charpentier avoitencore dans la main une grande cuillier defer, avec laquelle il fournitfoir aux autres cetteliqueur chaude , & voyant deux de nos Cochinchinoisentrer du cóté oü il étoit, il les arrofad'une cuillerée de cette matière, qui les forcaa fe jeter a la mer, mugiffant comme deuxtaureaux.C'eft bien fait, Jean , s'écria la - deffus lecharpentier; ils trouvent la foupe bonne, donneleur-enencore une écuellée : en même tems ilcoutt de ce cöté-la avec un de ces torchons qu'onattaché a un baton pout laver le vailfeau, & letrempant dans la poix , il en jette une fi grandequantité fur ces voleurs, dans le tems que Jeanavec fa cuillier la leur prodigue libéralement,qu'il n'y eut pas un feul homme dans les troisbarques ennemies , qui ne fut miférablementgrillé. L'effet en étoit d'autant plus grand & plusprompt, que ces malheureux étoient prefquetout nuds, & je puis dire que de mes jours jen'ai entendu de cris plus affreux, que ceux quepoulTèrent alors ces pauvres Cochinchinois.C'eft une chofe digne de remarque , que,


DE ROBINSON C R U S O É. 357quoique la douleur faffe poulfer des ais atous les peaples du monde , cependant ces crisfout tout aaffi différens que leurs différens langages.Je ne faurois mieux nommer le fon quifrappa pour lors nos oreüles, qu'un heurlement,Sc je n'ai jamais rien entendu qui en approchatdavantage, que le bruit affreux quefkent ces loupsqui vinren: m'attaquer autrefois dans le Lau-guedoc-Jamais victoire ne me fit plus de plaifir; nonfeulementparee qu'elle nous déliyra d'un dangerqui, fans eer expediënt, auroit été tres-grand;mais fur-tout paree qu'elle fut remportée fansrépandre de faug , & fans tuer perfonne , exceptécelui a qui notre Anglois avoit calfé la têtecontre le bord de la chaloupe. J'aurois été audéfefpoir de faire périr ces malheureux , quoiqu'endéfendant ma propre vie ; paree que jefavois qu'ils n'avoient pas la moind.ee notion derinjuftice qu'ils commettoient en nousattaquant.Je fais que Ia chofe, étant néceffaire , auroit étéjufte , paree qu'il ne peut pas y avoir de crime afe défendre : mais je crois que la vie a bien del'amertume, quand on s'eft ven gé en tuant fonprochain , & j'aimerois mieux fauffrir d'affezgrandes infultes, que de faire périr mon aggreffeur.Je penfe même que tous ceux qui refléchiffent& qui connoiffenr le prix de rhuma.-.Z iij


358 L E S A V E N T U R E Snité, font de mon fentiment. J'en reviens a monhiftoire.Pendant cette bataille comiqne , nous avions,mon affocié & moi, li bien employé les gensquenous avions a bord , que le vailfeau fut enfin redrelfé.Les canons étoient déja remis dans leursplaces., & le canonnier me pria d'ordonner aceux de nos chaloupes de fe retirer, paree qu'ilvóuloit faire feu fur les ennemis.Je lui dis de n'en rien faire, & que le charpentiernous en délivreroit bien fans le fecoursdu canon ; j'ordonnai feulement au cuifinier defaire chauffer une autre chaudronnée de poix.Mais heureufement nous n'en eümes que faire ;les pauvres diables étoient fi mécontens de leurpremier alfaut, qu'ils n'avoient garde d'en tenterun fecond. D'ailleurs, ceux qui écoient le pluséloignés de nous, voyant le vaiffeau redreffé & aflot, commengoient apparemment a fentir leurméprife, &, par conféquent, ils ne trouvoiencpas a propos de poulfer plus loin leur deffein.C'eft ainfi que nous nous rirames d'affaired'une manière divertiffante , Sc ayant porté ibord , quelques jours auparavant, feizebons cochonsgras , du riz , des racines , & du pain,nous réfolumes de remettre en met i> quelqueprix que ce fut, perfuadés que , le jour d'après,nous nous trouverions environnés d'un fi grand


„ombre de Cochinchinois , que nos chaudronsauroienr de la peine a fournir a tous leurs befoins.Le mèmefoir donc nous reportames toutesnos affaires dans le vaiffeau , Sc le lendemamnaatin nous fumes en état de faire voileNoustrouvames bon néamoins de nous temt a 1 ancrei quelque diftance, ne craignant pas les ennemis,paree que nous étions en bonnepofturepour les attendre. Le jour fuivant, ayant achevetout ec que nous avions a faire i bord, & voyantaue nos voies d'eau étoient parfaitement bouchées, nous mlmes a la voile. Nous aunons fortfouhaité d'entrer dans la baie de Tunquinpourfavoir ee qu'étoient devenus les vailïeaux hollandoisqui y avoient été; mais nous y avions vuentter plufieurs auttes batimens depuis peu, Scpar conféquent nous n'osames pas nous yhafarderNous fitnes donc cours du cèté du nordeftvers Hle Formofa, ayant auffi grand peurde rencontrer quelque vaiffeau anglois ou hollandois, qu'un vaiffeau marchand europeen voguantdanslaMéditerranée,a peur de rencontrerun vaiffeau de guerre d'Alger.Nous flmes d'abordcours nord-eft, comme finous voulions aller aux iles Mamlies , ou aux ilesPhüippines, afin d'être hors de route des yaxf-< „feaux europeens,SrScPtifnire nous tonrnameseniuite nuusZ iv


|6o L E S A V E N T U R E ?vers le nord jufqu'a ce que nous vinffions artvingr-deuxième degré trois minutes de latirtude, & de cette manière nous arrivames a 1'ile,Pormofa. Nous y mimes a 1'ancre pour prendrede 1'eau fraiche & d'autres provifions; nous enfümes fournis abondamment par le peuple, quinous fit voir beaucoup d'intégrité dans tout Iecommerce que nous fitnes avec lui. Peut êtreces bonnes manières & cette probité font-ellesdues au chriftianifme qui a été autrefois plantédans cette ile par des miffionnaires Hollandois.Ce qui confirme une remarque que j'ai toujoursfaite, touchant la religion chrétienne, par-toutou elle eft recue ; qu'elle y produife des effetsfanchfians, ou non , elle civilife les nations , 8tdu moins elle réforme leurs manières.De la nous continuames a faire cours du coté'du nord, en nous tenant toujours a une diftanceégale des cótes de la Chine; & de cette,manière nous pafsarnes pardevant tous les portsoü les vailfeaux européens font accoutumés derelacher, bien réfolus de faire tous nos efforts,pour ne pas tomber entre leurs mains. II eft surquefi cemalheurnous étoitnrrivé, fur-tout danscepays-la, nous étions perdus , & j'en avois telle- .ment peur, en. mon particulier, que j'auroismieux aimé me ttouver entre les gaffes de 1'inquifition.


DE R o B I N S O N C R U S O ff $G\Etant parvenus alors a la latitude de crentetroisdegrés, nous réfolümes d'entrer dans le pre^mier port que nous trouverions, & pour eet effeJ;nous avangames du coté du rivage. Nous n'enétions qu a deux lieues quand une barque vint anotre rencontre, avec un vieux pilote Portugais,qui voyant que notre vaiffeau étoit europeen,venoit pour nous offdr fes fervices.. Cette offrenous fit plaifir, & nous le primes a bord. Surquoi , fans demander oü nous avions envied'aller, il renvoya fa barque.Nous étions alors les maitres de nous fairemener oü nous le trouvions bon , & je propofaiau bon vieillard de nous conduire au golfe deNanquin, qui eft dans la partie Ia plus feptentrionalède la cote de la Chine. II nous réponditqu'il connoifloit fort bien ce golfe ; mais qu'ilétoit fort curieux de favoir ce que nous y voulionsfaire.Je lui dis que nous avions envie d'y vendrc.notre cargaifon , & d'acheter a la place des porcelaines,des roiles peintes,des foies crues & desfoies travaillées , &c. II nous répondit, qua cecompte , Ie meilleur port pour nous auroit étécelui de Macao , oü nous aurions pu nous défairede notre opium très-avantageufement, & achererdes denrées de la Chine a auffi bon marché qu aNanquin,.


|6i L E S A V E N T U R E SPour mettre fin au difcours de notre pilote,qui étoit fort circonftancié, nous lui dimes quenous n'étions pas feulement marchands, maisencore voyageurs ; & que notre but étoit d'allervoir la grande ville de Pekin, Sc la cour du fameuxmonarque de la Chine. Vous feriez doncfort bien , répondit-il, d'aller vers Ningpo, d'oüpar la rivière qui fe jette la dans la mer, vouspouvez gagner en peu d'heures le grand canal.Ce canal qui eft par-tout navigable, paffe par lecceur de rout le vafte empire chinois , croifetoutes les rivières, Sc traverfe plufieurs collinespar le moyen de portes Sc d'échelles, & s'avancejufqu'a Pekin , parcourant une étenduede deux cent foixante-douze lieues.« Voila qui eft fort bien , feigneur Portugais,3» lui répondis-je ; mais ce n'eft pas cela dont il» s'agit: nous vous demandons feulement fi vous53 pouvez nous conduire a Nanquin , d'oü nous>3 puilfions enfuite aller facilement a la cour du53 roi de la Chine II me dit qu'il le pourroitfaire fort aifément, & que depuis peu un vaiffeauhollandois avoit pris précifément la mêmeroute. Cette circonftance n'étoit guètes propre ame plaire, & j'aurois autant aimé rencontrer lediable, pourvu qu'il ne fut pas venu dans unefigure ttop effrayante, que des vailfeaux hollandoisqui, négociant dans ces pays, font beau-


J5 Ê R O B I N S O N C R Ü S O É .coup plus gros & mieux équipes que n'étoit lsnotre.Le vieillard me tronvant csnfterné au feulnom d'un vaiffeau hollandois, me dit que nousne devions pas être alarmés de ce qu'il venoitde nous dire, puifque les Hollandois n'étoientpoint en guetre avec notre nation. « 11 eft vrai a» lui répondis-je ; mais on ne fait pas de quelle» manière ces gens-la nous traiteroient, dans» un pays oü ils font hors de la juftice ». Il n'y arien a craindre , répartit-il; vous n'êtes point pirates,& ils n'attaqueront point des marchandsqui ne cherchent qu'a faire paifiblement leursaffaires.Si, a ce difcours rout mon fang ne me monrapas au vifage , c'eft apparemment paree que lanature avoit ménagé quelque obftruction dansquelque vailfeau pour en arrêter le cours. J'étoisdans un fi grand défordre, qu'il n'étoit pas poffibleque notre Porrugais ne s'en appereüt.Monfieur , me dit-il, il femble que mon difcoursvous fait de Ia peine; vous irez oü vousle trouverez a propos, & foyez sur que je vousrendrai tous les fervices dont je fuis capable. liis eft vtai, feigneur Portugais, lui répondis-je;33 je fuis dans une alfez grande irréfolution tou-33 chant la route qu'il faudra prendre , paree que3> vous venez de parler de pirares ; je fouHaite


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D E R O B I N S Q N C R Ü S O É . 3|convenus enfemble de ne leur point donner dequartier, s'ils tombent entre leurs mains.Je lui demandai la-dèffus comment ils pouvoiëntefpérer de rencontrer ce pirate, puifquiln'étoit plus dans ces mers. On 1'afTure , reprk-il;mais ce qu'il y a de certain , c'eft qu'il a été dansla rivière de Cambodias& qu'il y a été découvertpar quelques Hollandois qu'il avoit killes itetre en fe rendant maitre du vailfeau. II eft certainencore que quelques marchands Anglois ScHollandois qui fe trouvoient alors dans la mêmerivière , ont été fur le point de le prendre. Sileurs premières chaloupes, continua-t il, avoientété fecondées comme il faut par les autres, ilauroit été pris indubitablement; mais ne voyantque deux chaloupes a pottée, il fit feu deffus, Stles mit hors d'état, avant que les autres fulfenta portée; il gagna enfuite la haute mer , & il nefut pas poffible aux chaloupes de continuer a lepourfuivre. Mais on a une defcription fi exadede ce batiment, qu'on le reconnoitra fans peinepar-tout ou on le trouvera , Sc 1'on a réfoïu unanimementde faire pendre a la grande vergue,le capitaine, Sc 1'équipage, fi jamais on peut s'enrendre maitre.«Comment! dis-je, ils les exécuteront fans» aucune formalité ? lis commenceront par les» faire pendre, Sc enfuite ils leur feront leur


%GG L E S A V E N T U R È S*> procés»? Bon! Monfieur, me répondit-il jde quelle formalité voulez-vous qu'on fe ferveavec de pareils fcéléracs ? II fuffic de les jeterdans la mer , pour s'épargner la peine de la pendaifon: ces coquins-la n'aurontque ce qu'ils méritent.Voyant que le vieux Portugais ne pouvoit pasquitter notre bord, &c nous faire le moindremal, je lui dis vivement; » Voila juftement laJ* raifon pourquoi je veux que vous nous meniez» a Nanquin, & non pas a Macao , ou a quelqueJ> autre port fréquente par les Anglois & par les3> Hollandois. Sachez que ces capitaines dont» vous venez de parler, font des infolens bc des» étourdis qui ne faveur pas ce que c'eft que la9 juftice, & qui ne fe conduifent, ni felon la» ioidivine, ni felon la loi naturelle. Ils font;> affez inconfidérés pour fe hafarder a devenir» meurtriers , fous prétexte de puuir des vos>leurs , puifqu'ils veulent faire exécuter des» gens fauffement accufés; & pour les traiter» en criminels, fans fe donner la peine de les» examiner & d'entendre leur défenfe. Dieu me« fera k grace peut-être de vivre affez long-» tems pour en rencontrer quelques-uns dansy> des endroits oü 1'on pourra leur apprendre-*> de quelle manière il faut adminiftrer k juf-» tice. j*


Q£ ROBINSON CRUSOÉ. 367La-deffus je lui déclarai naturellement, quele vaiffeau oü il fe trouvoit , étoit juftementcelui qu'ils avoient attaqué avec cinq chaloupes ,d'une manière auffi lache que mal conduite. Jelui contai en détail comment nous avions acheténotre navire de certains Hollandois, & commentnoüs avions appris dans la fuite que c'étoient descoquins qui s'étoient enfuis avec le vaiffeau ,après que leur capitaine avoit été affaffiné patles Indiens de Sumatra ; mais je 1'affurai que , dedire que eet équipage s'étoit mis a pirater, c'étoitdébiter une fable inventée a plaifir ; que nosennemis auroient fagement fait de creufer cetteaffaire , avant que de nous attaquer ; & qu'ilsrépondvoient devant Dieu du fang qu'ils nousavoient forcés de répandre.Le bon vieillard fut extrêmement furpris dece técit, & nous dit que nous avions raifon dene pas vouloir aller du cóté du nord. 11 nousconfeilla de vendre notie navire dans la Chine ,& d'en acheter ou d'en batir un autre. Vous n'entrouverez pas un fi bon que le votre, ajouta-t-il;mais il vous fera aifé d'en avoir un capable devous ramener a Bengale avec vos gens & avecvos marchandifes.Je lui dis que je profiterois de fon confeil detout mon cceur, dès que je pourrois trouver unbatiment a ma fantaifie , & un marchand pour


L E S A V E N T U R E Sle mien. II m'affura qu'il y auroit a Nanquin desgens de refte , qui feröient ravis d'acheter notrevailfeau \ qu'une jonque chinoife fuftiroit pourm'en retourner, & qu'il me trouveroit fans peinedes gens qui m'acheteroient 1'un, & qui mévendroient I'autre.« Mais, lui dis-je, vous dites que notre vaiffeau» fera indubïtablement reconnu , & par confés>quent fi je prends les mefures que vous mé» confeillêz , je puis jeter par-la d'honnêtes gens» dans un terrible péril, & être Ia caufe de leur»> mort. II fuffita a ces capitaines de trouver Ie3> vaiffeau, pour qu'ils fe mettent dans 1'efpritJ> qu'ils ont trouvé au'fli les cfiminels, & qu'ils» maffacrent de fang-froid des gens qui ft'oric» jamais fongé a les offenfer >?iJë fais le moyeri de prévenir eet inconvénient,me tépondit le bon vieillard; je connois les conimandansde tous ces vailfeaux, & je les verraiquand ils palferont par ici; je ne manquerai pasde leur faire connoitre leur erreur , & de leurdire que3quoiqu'il foit vrai que le premier équipages'en eft allé avec le navire, il eft faux pourtantqu'il s'en foit jamais fervi pour exercer la piratérié.Je leur apprendrai fur-tout , que ceux qu'ils ontattaqués dans la baie de Siam , ne font pas lesmêmes gèns ' ymais que ce forit d'honnêtes mafchandsqui ont acheté le vaiffeau de quelquesfcélérats 3


D È R O B I K S O N C R U S Ö I , ^GCffcélérats, qu'ils en croyoient les propriétaires. Jefuis perfuadé que du moins ils s'en fieront affeza moi, pour agir avec plus de précaution qu'iisn'avoient d'abord projeté. Eh bien , lui dis-je ,fi vous les rencontrez , voulez-vous bien vousacquitter d'une commiffion que je vous dcnneraipour eux ?Oui-da , me répondit-il, pourvu que vous mêla dunniez par écrit, afin qu'ils voient clairementqu'elle vient de vous, & que je ne 1'ai pas forgéede mon chef. La-deffus je me mis a leur écrire,& après avoir détaillé toute 1'hiftoire de 1'artaquedes chaloupes que j'avois étéobligé de foutenir ,Sc développé la fauffeté des raifons qui les avoientpouffés a me faire cette infulte, dans le deffeinde me traitet avec toute 1'inhamanicé poffible ,je finis en les affurant que , fi j'avois le bonheurde les reconnoitte jamais en Angleterre, je lesen payerois avec ufure, a moins que les Ioix dela patrie n'eulfent perdu toute autorité pendantmon abfence.Le vieux pilote lut & relut eet écrit a différentesreprifes, & me demanda fi j'étois pret afoutenir tout ce que j'y avancois, Je lui dis queje le foutiendrois tant qu'il me refteroit un folde bien, & que j'étois très-fur de trouver uneoccafion de faire repentir ces Meffieurs de laprécipitation de leur cruel deffein. Mais je neusTomc IIT.Aa


J70 L E S A V E N T U R E Spoint occaiion d'envoyer le Portugais avec cettelettre; car il ne nous quitta point, comme on leverra dans la fuite.Pendant ces converfations , nous avangionstoujours du coté de Nankin , & après treizejours de navigation , nous mimes a 1'ancre aufud-oueft du grand golfe, oü par hafard nousapprimes que deux vaifleaux hollandois venoientde palier, & nous en conclümes qu'en continuantnotre route , nous tomberions infailliblemententre leurs mains.Après avoir confulté fur ce terrible inconvénientavec mon alfocié, qui étoit aulTi embarralféque moi, & auffi réfolu fur le parti qu'il falloitprendre , je m'adrelfai au vieux pilote pour luidemander s'il n'y avoit pas prés de - la quelquebaie ou quelque rade oü nous puffions entrer,pour faire notre commerce particulier avec lesGhinois, fans être en danger. II me dit que fi jevoulois aller du cóté du fud , 1'efpace d'environquarante-deux lieues, j'y trouverois un petit portnommé Quinchang, oü les miffionnaires débarquoientd'ordinaire en venant de Macao , pouraller prêcher dans laChinelareligion chrétienne ,& oü jamais les vailfeaux européens n'entroient:qu'étant la, je pourrois prendre des mefures pourle refte du voyage; que dans le fond ce n'étoitpas un endroit fréquenté par les marchands,


DE ROBIN SON CRUSOÉ. 371excepté dans certains tems de 1'année qu'il y avoicune foire , oü les marchands Japonois venoienEfe pourvoir de denrées de la Chine,Nous convinmes tous de faire cours vers ceport, dont peut-ëtre j'orthographie mal le nom,Je 1'avois écrit avec ceux de plufieurs autresendroits» dans un petit mémoire que 1'eaua garémalheureufement par un accident; je me foaviensforr bien que les Chinois & les Japonois donnoienta ce petit port un nom tout différent decelui que lui donnoit notre pilote Portugais , &qu'il le prononcoit Quinchang.Le jour après que nous fümes fixés a cetteréfolution , nous levames 1'ancre , n'ayant étéque deux fois a terre pour prendre de 1'eau fraiche, & des provifions , comme racines , théariz , quelques oifeaux , &c. Les gens du paysnous en avoient apporté en abondance , pournotre argent , d'une manière fort civile & fortintègre.Les vents étant contraires , nous vóguamescinq jours entiers avant que de furgir 1 ce port;nous y entrames avec toute la fatisfaótion imacinable.Pour moi, quand je me fentis fur terre ,j'étois plein de joie & de reconnoiffance enversle ciel, & je réfolus, auffi-bien que mon affocié ,de ne jamais remettre le pied dans ce malheureuxnavire , s'il nous étoit poffible de nous défairsAai}


37* L E S A V E N T U R . E Sde nos marchandifes , quand ce feroit d'unemanière peu avantageufe.Je ne faurois m'empêcher de remarquer icïque de toutes les conditions de la vie , il n'y ena aucune qui rende un homme fi complettementmiférable, qu'une crainte continuelle. L'éctiturefainre nous dit, avec beaucoup de raifon , que lapeur fert de piége a fhomme. C'eft une mortperpétuelle , & elle accable tellement 1'efprit,qu'il eft inacceflible au moindre foulagemenr ;elle étouffe nos efprits aniniaux , &c abat toutecette vigueur naturelle , qui nous fourient dansdes affliótions d'une autre nature.Mon imagination , qui en étoit faifie d'unemanière affreufe, ne manquoit pas de me repréfenterle danger bien plus grand qu'il n'étoitréellement; elle me dépeignoit les capitainesAnglois & Hollandois comme des gens abfolumentincapables d'entendre raifon, & de diftinguerentre des fcélérats & d'honnêtes gens, entreune fable inventée pour les tromper , & entre1'hiftoire véritable &c fuivie de nos voyages 5c denos projets. Rien n'étoit plus facile pour nous,dans le fond, que de faire voir clairement a torsteperfonne un peu fenfée , que nous n'étions rienmoins que des pirates. L'opium & les autresmarchandifes que nous avions a bord , prouvoientclairement que nous avions été i Bengale,


»ï ROBIN SON CausoÉ. 573& les Hollandois qui, a ce qu'on difoit, avoientles noms de tous ceux de I'autre équipage , devoientremarquer , du premier coup-d'ceil, quenous étions un mélange d'Anglois , de Portugais& d'Indiens, parmi lefquels il ne fe trouvoit quedeux Hollandois. En voila plus qu'il ne me falloitpour convaincre le premier capitaine qui nousauroit rencontrés, de notre innocence & de fonerreur.Mais la peur , cette paffion auffi aveugle qu'inutile, nous remplit le cerveau de trop devapeurs , pour y laiifer une place a la plus grandevraifemblance. Nous regardions route cette affairedu mauvais cóté ; nous favions que les gensde nier Anglois & Hollandois , & particulièrementles derniers , étoient fi animés au feul nomdes pirates qui s'étoient échappés de leurs mains,en ruinant une partie des chaloupes qu'on avoitenvoyées pour les prendre , que nous étions perfuadésqu'ils ne voudroient pas feulement nousentendre parler , & qu'ils prendroient pour unepreuve convaincante de notre crime prétendu ,la figure du vaiffeau qu'ils connoiffoient partaitementbien, & notre fuite de la rivière deCambodia. Pour moi., j'étois affez ma propredupe , pour m'imaginer que , fi j'étois dans leurcas, j'agirois tout de même, & que je tailleroisAa iij


374 L E S A V E N T U R E Stout 1'équipage en pièces, fans daigner écouterfa défenfe.Pendant que nous avions été dans ces inquiétudes, mon affccié & moi, nous n'avions paspu fermer 1'ceil fans rêver a des cordes & a desgrandes vergues: une nuit, entr'auttes, fongeantqu'un vailfeau hollandois nous avoit abordés , jefus dans une telle fureur que , croyant affommerun matelot ennemi, je donnai un coup de poingcontre un pilier de mon lit, d'une telle force ,que je m'écrafai les jointures ; ce qui me fiteourir rifque de perdre deux de mes doigts. Unechofe qui me confitma encore davantage dans1'idée que nous ferions maltraités par les Hollandois, fi nous étions dans leur pouvoir, c'eft ceque j'avois entendu dire des cruautés qu'ils avoientfait elfuyer a mes compatriotes a Amboine, enleur donnant la torture avec toute 1'inriumanitépoffible : je craignois qu'en faifant fouffrir les douleursles plus cruelles a quelques-uns de nos gens,ils ne leur filfent confeffer des crimes dont ilsn'étoient pas coupables , & ne nous puniffentcomme pirates , avec quelqu'apparence de juftice.La charge de notre vaiffeau pouvoit leurfournir un puiffant motif pour prendre des mefuresfi inhumaiues, puifqu'elle valoit cinq millelivres fterling.


DE R O B I N S O N G R V S © É. j7jPendant tout le tems que durèrent nos frayeurs,nous fümes agités fans relache par de pareillesréflexions, fans confidérer feulement que les capitainesde vailfeaux n'ont pas ('autorité de fairede telles exécutions. II eft certain que , fi nousnous étions rendus a quelqu'un d'entr'eux, & s'ilavoit été affez hardi pour nous donner la torture, ou pour nous mettre a mort, il en auroitété puni rigoureufement dans fa patrie. Mais cettevérité n'étoit pas fort confolante pour nous : unhomme qu'on maffacré , ne tire pas de grandsavantages du fupplice qu'on fera fouffrir a fonmenrtrier.Ces frayeurs ne pouvoient que me livrer ade mortifiantes réflexions fur les différentes particularitésde ma vie paffée. Après avoir paftequarante ans dans des travaux &c des dangerscontinuels, je m'étois vu dans le port vers lequeltous les hommes tendent , une opulente tranquillité;& j'avois été affez malheureux pour meplonger de nouveau, par mon propre choix,dansdes inquiétudes plus grandes que celles dont jem'étois tiré d'une manière fi peu attendue. Quelchagrin pour moi, qui, pendant ma jeuneffe ,avois échappé a tant de périls , de me voirdans ma vieilleffe expofé, par mon génie aventurier,a perdre la vie fur une potence, pour unAaiv


376 L E S A V E N T U R E Scrime pour lequel je n'avois jamais eu le moinpenchant,bien loin d'en être coupable !Quelquefois des penfées pieufes fuccédoienta ces confidérations chagrinantes ; je me mettoisdans 1'efprit , que fi je tombois dans ce malheurque je craignois fi fort, je devois confidérer cedéfaftre comme un effet de la Providence, qui,malgré mon innocence dans le cas préfent ,pouvoit me punir pour d'autres crimes , & quej'étois obligé de m'y foumettre avec humilité, dela même manière que fi elle avoit trouvé a proposde me chatier par un naufrage, ou par quelqü'autremalheur qui eüt du rapport avec mavie errante.11 m'arrivoit encore affez fouvent d'être excitépar ma crainte, a prendre des réfolutions vigoureufes;je ne fongeois alors qua combattre jufqu'ala dernière goutte de mon fang, plutöt quede me laiffér prendre par des gens capables deme maffacrer de fang froid,II vaudroit encore mieux pour moi, difois-jeen moi-même , d'être pris par des fauvages , &leur fervir de nourriture, que de tomber entreles mains de ces gens, qui peut-être feront ingénieuxdans leur cruauté , & qui ne me ferontmourir, qu'après m'avoir déchiré par la torturela plus violente. Quand j'ai été aux mains avec


DE R O B I N S O N C R U S O É. 377les Anthropophages , c'étoit toujours dans ledeffein de me battre jufqu'a mon dernier foupir ;par quelle raifon ferois-je plus lache , quand ils'agit d'éviter un malheur plus terrible ?Quand ces fortes de penfées avoient le deffusdans mon imagination , j'étois dans une efpècede fièvre , Sc dans une agitation, comme fi j'étoisréellement engagé dans un combat opiniatre ;mes yeux brilloient , Sc le fang me bouillonnoitdans les veines; je réfolvois alors fermement, fij'étois obligé d'en venir la, de ne jamais demanderquartier, Sc de faire fauter le vaiffeau en fairquand je ne pourrois plus réfifter , afin de laiffera mes perfécuteurs fi peu de butin, qu'ils n'auroientgarde de s'en vanter.Plus nos inquiétudes avoient été grandes pendantque nous étions encore en mer , Sc plusnous fümes charmés quand nous nous vimes aterre. A cette occafion mon affocié me raconta ,que la nuit d'aupatavant, il avoit rêvé qu'il avoitun grand fardeau fur les épaules, Sc qu'il le devoitporter au haut d'une colline ; mais que le pilotePortugais 1'avoit levé de deffus fon dos, & qu'enmême tems, au lieu d'une colline , il n'avoittrouvé qu'un terrein uni Sc agréable. Ce fonge-laétoit plus fignificatif que les rêves ne le fontd'ordinaire ; nous étions véritablement comme


578 L E S A V E N T U R E Sdes gens qu'on venoit de décharger d'un pefantfardeau.Dès que nous fümes a terre, notre vieux pilote,qui avoit cóhcu beaucoup d'amitié pour nous ,nous trouva un logement & un magafin, quidans le fond ne faifoient enfemble que le mêmebatiment. C'étoit une petite cabane jointe a unehntte fpacieufe , le tout fait de cannes & environnéd'une paliffade de ces grandes cannes , appeléesbambous dans les Indes. Cette paliffadenous fervoit beaucoup pour mettre nos marchandifesa 1'abri de la fubtilité des voleurs , dont il yaune aflez grande quantité dans ce paysda. D'ailleurs,le magiftrat du lieu nous accorda, pour plusgrande füreté, une fentinelle qui faifoit la gardedevant notre magalin, avec une efpèce de demipiquea la main. Nous en étions quittes, en donnanta cette fentinelle un peu de riz &c une petitepièce dargent; ce qui ne montoit, tout enfemble,qua la valeur de trois fols par jour.II y avoit déja du tems que la foire dont j'aiparlé étoit finie : cependant il y avoit encore dansla rivière trois ou quatre jonques chinoifes ,avec deux batimens japonois, chargés de denrées,qu'ils avoient achetées dans la Chine; Scils n'avoient pas fait voile jufqu'alors, paree queles marchands étoient encore a terre.


D E R O B I N S O N C R Ü S O É . 379Le premier fervice que nous rendit notre pilote,ce fut de nous faire faire connoiflance avectrois miiïionnaires, qui s'étoient arrêtésla quelquetems pour convertir les habitans du lieu. Ilefi vrai qu'ils avoient fait de leurs profélytes uneaffez plaifante forte de chrétiens; mais c'étoitda.leur affaire, & non pas la notre. Parmi ces meffieursil y avoit un prêtre Ftancois , fort jolihomme, de bonne humeur, d'une converfationfort aifée. II s'appeloit le père Simon, Sc fes manièresétoient bien éloignées de la gravité de fesdeux compagnons, qui étoient, 1'un Portugais, ScI'autre Génois. Ils étoient d'une grande auftérité,Sc fembloient prendre exrrèmement a cceur 1'ouvragepour lequel on les avoit envoyés, occupéscontinuellement a s'infinuer dans 1'efprit des habitans, Sc a trouver moyen de lier converfationavec eux.Nous avions le plaifir de manger fouvent avecces religieux, Sc d'apprendre par-la leur manièrede prècher 1'évangile aux payens. II eft certainque ce qu'ils appeloient la converfion des Chinois,étoit fort éloigné de mériter un titre fi ma«gnifique \ tout le chriftianifme de ces pauvres gensne confifte guères qua favoir prononcer le nomde Jéfus-Chrift, adire quelques prières adrefféesa la Vierge & a fon Fils, dans un langage quileur eft inconnu, Sc i faire le figne de la croix.


'380 L E S A V E N T U R E SCette craffe ignora'nce de ces prétenclus convertis,n'empêche pas les milïïonnaires de croirefermement que ces gens iront tout droit en paradis, & qu'ils font eux-mêmes les glorieux inftrumensdu falut de leurs profélytes; c'eft dans 1'efpéranced'un fuccès fi merveilleux, qu'ils hafardentde grands voyages, qu'ils fubiffent le ttiftefort de faire un long féjour,parmi ces barbares,Sc qu'ils s'expofent a une mort accompagnée destourmens les plus cruels. Pour moi, quelquemauvaife opinion que j'aie de leur manière deconvertir les payens, je croirois pourtant manquerde charité, fi je n'avois pas une haute idéédu zèle qui les porte a entreprendre un pareilouvrage, au milieu de mille dangers & fans lamoindre vue d'un intérêt temporel.Le religieux Frangois nommé le père Simon,avoit ordre de s'en aller a Pékin, ou réfide legrand empereur de la Chine, & il n'étoit danscette petite ville que pour attendre un compagnon,qui devoir venir de Macao pour faire ce voyageavec lui. Je ne le rencontrois jamais qu'il ne mèprefsat d'aller avec lui, en m'affurant qu'il memontreroit tout ce qu'il y a de grand & de beaudans tout ce fameux empire, & fur-tout la plusgrande ville de 1'univers; une ville, felon lui,que Londres & Paris mis enfemble ne ponrroie.ntégaler.


BE R O B I N S O N C R U S O E. 381Cette ville eft effeétivement grande, penplée:mais comme je regarde ces fortes de chofes d'unautre ceil que ces gens qui fe jettent d'abord acorps, perdu dans 1'admiration, je dirai dans lafuite quelle eft mon opinion de ce célèbre Pé-:kin. Je reviens au père Simon.Un jour que nous dinions enfemble; & quenous étions tous de fort bonne humeur, je luifis voir quelque penchant a 1'accompagner dansfon voyage, & il nous preffa fort, mon affocié& moi, de prendre cette réfolution. D'oü viencdonc, père Simon, lui répondit mon affocié, quevous fouhaitez fi fort notre compagnie? Vousfavez que nous fommes hérétiques, & par conféquentvous ne fauriez nous fréquenter ni trouverle moindre plaifir dans notre commerce. « Bon,« répondit-il, vous pouvez devenir catholiques« avec le tems; mon occupation ici eft de con-» vertir les payens; que fait-on fi je ne réüffirai>J pas a vous convertir auffi»? Oui-da, monpère, lui dis-je! ainfi donc garre les fermonspendant tout le chemin. « N'ayez pas peur, ré-» pliqua-r-il, je ne vous fatiguerai pas par mes» fermons : notre religion n'eft pas incompatible» avec la politeffe : d'ailleurs, nous nous regar-» dons, dans un pays fi éloigné, comme compa-» triotes, quoique vous foyez Anglois & moi» Fangois; pourquoi ne pourrions-nous pas nous


3§i L E S A Y E N T U R Ë S» confidérer mutuellemenc comme chrétiens ,« quoique vous foyez huguenors &c moi cathoj>lique? Quoi qu'il en foit, ajouta-1-il, nousJJ fommes tous honnêtes gens, 8c fur ce pied-lan nous pouvons parler enfemble, fans embarraf-35 fer nos converfations de difputes fur la relii>gion 33.La fin de fon difcours me parut fort feufée;8c me rappela dans 1'efprit ce bon religieux duquelje m'érois féparé dans le Bréfil.11 eft certain pourtant que le caraétère du pèreSimon n'approchoit pas de celui de mon jeuneprêtre. 11 eft vrai que dans fes manières il n'avoitrien qui deshonorat fa profelfion ; mais on ne luiremarquoit pas ce fond de zèle, cette piété exacte,ni cette affeclion pour le chriftianifme, qui éclatoientfi fort dans la conduite de I'autre.Quelque preflantes que fuffent fes follicitations,il ne nous étoit pas poflible de nous j laifferaller fi-tót; il falloit premièrement difpofer denotre vaiffeau & de nos marchandifes; ce quiétoit affez difficile dans un endroit oii il y avoitfi peu de commerce : un jour même je fus rentéde faire voile pour la rivière de Kilam, & demonter jufqu'a la ville de Nanquin; mais j'enfus detoumé par un coup inartendu de la providence,qui fembloit commencer a s'intéreffer anos affaires. J'en conclus que je pouvois efpérer


BE RoBINSON CRUSoé. jSjde revenir un jour dans mapatrie, quoique jen'euflë pas la moindre idee des moyens dont jepouvois me fervir pour 1'entreprendre. 11 me fuffifoit,pour me promettre cette fatisfa&ion, deremarquer que quelque lueur de la bonté divine ferépandit fur nos entreprifes. Voici ce que c'étoit.Un jour notre vieux pilote nous amena unmarchand Japonois, pour voir quelles fortes demarchandifes nous avions. 11 nous acheta d'abordnotre opium , Sc le paya fort bien, Sc fur lechamp, partie en or , que nous prenions felon Iepoids, partie en petites pièces monnoyées ducoin de fon pays, Sc partie en lingots d'argent dedix onces a peu ptès. Pendant que nous faifionsce négoce avec lui, il me vint dans 1'efprit que cemême marchand pourroit bien encore nous acheternotre vailfeau, & j'ordonnai a notre interprètede lui en faire la propofition. 11 ne la regutqu'en hauffant les épaules; mais il nous revintvoir quelques jours après, amenant avec lui undes miffionnaires, pour lui fervir d'interprète,Sc pour nous communiquer la propofition qu'ilavoit a nous faire. II nous dit qu'il nous avoicpayé une grande quantité de marchandifes, avantque d'avoir la moindre penfée de nous acheternotre vailfeau, & qu'il ne lui reftoit pas affezd'argent pour nous en donner le prix; que fi jevoulois y laiffèr les matelots, il le loueroit pour


384 L E S A V E N T U R E Sun voyage du Japon; que la il le chargeroit denouveau pour 1'envoyer aux iles Philippines, aprèsen avoir payé ie fret, & qu'après le retour il1'acheteroir. Non-feulement je prêtai 1'oreille acecre propofition, mais mon humeur aventurièreme mit encore dans Pefprit d'être moi-même dela partie, de m'en aller aux iles Philippines, Scde Ia vers la mer du fud. La-deffus je demandaiau marchand s'il avoit envie de louer le vailfeaujufqu'aux iles Philippines & de le décharger la. IIme dit que la chofe n'étoit pas poffible, maisqu'il le déchargeroit dans le Japon, quand ilferoit de retour avec fa cargaifon. J'y autois topé,fi mon affocié, plus fage que moi, ne m'en avoitpas détourné, en me repréfentant les dangers dela mer, 1'humeur perfide & traitteffè des JaponoisSc celle des Efpagnols des iles Philippines;plus perfide & plus traitreffe encore.La première chofe qu'il falloit faire avant quede conclure notre' marché avec le Japonois,c'étoit de demander au capitaine Sr. a 1'équipage,s'ils avoient envie d'entreprendre cette courfe.Dans le tems que nous en étions occupés, jerecusune vifite du jeune homme , que mon neveum'avoit donné pour compagnon de voyage. II medit que cette courfe promettoit des avantages ttèsconfidérables,Sc me confeilloit fort de 1'entreprendre;mais que, fi je n'en avois pas envie, ilme


DE ROBINSON CRUSOE. }8£itie prioit de le placer dans le vaiffeau commemarchand; ou en telle autre qualité que je letrouverois a propos ; que s'il me trouvoit encoreen vie a fon retour en Angleterre , il merendroit un compte exaót de fon gain , & queje ne lui donnerois que la part que je voudrois.Je n'avois pas grande envie de me féparer delui, mais prévoyant le grand avantage oü ceparti devoit conduire naturellement, & le connoiffantpour un jeune homme auffi propre a jréuffir, que qui que ce fut, j'avois du penchanca. lui accorder fa demande. Je lui dis pourtantque je voulois confulter mon affocié fur fa propofition,& que je lui donnerois une réponfepofitive le lendemain.Mon affocié, a qui j'en parlai d'abord , s'yprêta très-généreufement; il me dit que jefavois bien que nous regardions tous deux notrenavire comme acheté fous de mauvais aufpices,ëc que nous n'avions pas envie de nous y rembarquer;que nous ferions bien de le céder aü'jeune hommesa condition que, fi nous le revoyionsen Angleterre , il nous donneroit lamoitié des profits de fes voyages , & qu'il garderoitI'autre moitié pour lui.Je n'avois garde d'être moins généreux quemon affocié , qui n'étant pas, comme moi, in-Tome ILB b



D E R O B I N S O N C R T J S O É . 3 87fur Ia córé du Mexique , avec la permiffion dedébarquer la; d'aller a la ville du Mexique, Scd'entrer dans un vaiffeau efpagnol avec tout fortmonde, pour s'en retourner en Europe.II fit ce voyage avec beaucoup de fuccës ; ilvendit fon vaiffeau a Acapülco l Sc ayant obtenuli la permiffion d'aller par terre jufqu'a Porto-Bello , il y trouva le moyen de paffe r , avec toutce qu'il y avöit gagné , dans la Jamaïque, d'oüil retourna en Angleterre huit aüs après, avecdes richeffes immenfes. J'en dirai davantage dan»fon lieu. 11 eft tems d'en venir a mes propresaffaires.Le vaiffeau étant pret de mettre en mer, Ho-tilcommencames a fonger a récompenfer les deuxhommes qui nous avoient rendu un fervice liconfidérable, en nous avertiffant a tems de laconfpiration qu'on avoit faite contre nous dansla tivière de Cambodia. Nous fkvions de refte,dans le Fond, que ce n'étoit pas pour 1'amour denous qu'ils nous avoient dönné ün avis fi important, Sc qu'ils nous avoient plutót obligés parfcélérateffe, que par charité. Ils nous croyoientréellerhent pirates, & cependant ils nous découvrirenrun deffein qu'ils avoient toutes les raifonsimaginables de croire parfaitement jufte,uniquement dans la vüé d'écumer la mer avecnous , Sc d'avoir part au butin. Néanmoins, iJsBbij


388 L E S A V E N T U R E Snous avoient réellement fauvés d'un danger extreme,& je leur avois promis de leur en témoignerma reconnoiffance. Je commencai d'abordpar leur faire payer les gages, qui, felon eux,leur étoient dus dans les vailfeaux qu'ils avoientquittés pour nous fuivre ; c'eft a-dire , dix- neufmois a 1'Anglois , & fept au Hollandois. Je leurdonnai encore a chacun une petite fomme d'argent, en or , dont ils furent très-contens, & jefis 1'Anglois canonnier de vaiffeau , a la place dunotte, qui en étoit devenu fecond contre-maitre& bourfier : je donnai au Hollandois lemploide boffeman. lis fe crurent par-la parfaitementbien récompenfés , & ils rendirent de très-


DE R O B I H S O N C R U S O E . 389pays ; fans compter que peut-être y trouverionsnousquelque jonque chinoife, ou quelque batimentde Tunquin , pour nous ramener avectout ce qui nous appartenoit. Charmé de cettenouvelle, je pris la réfolution d'y attendre cetteoccafion, & comme j'étois sur qu'on n'en vouloitpoint k nos 'perfonnes, qui ne pouvoientpas être fufpeétes hors du vailfeau , nous pouvionsefpérer même de trouver la quelque vaiffeauanglois ou hollandois, qui voudroit biennous mener dans quelqu'autre endroit des Indes,plus proche de notre patrie.En attendant, nous trouvames bon de nousdivertirun pen, en faifant trois ou quatre petitsvoyages dans le pays. Nous en fimes un, entr'autres, long de dix journées, pour aller voirNanquin; c'eft une ville qui mérite bien la peined'être vue. On dit qu'il y a un million dames,ce que j'ai bien de la peine a croire. Elle eft batiefort régulièrement, routes les rues en font tiréesau cordeau, & fe croifent les unes les autres,ce qui en augmente extrêmement la beauté.Mais quand je compare les peuples dë cepays-la, leur manière de vivre , leur- gouvernement, leur religion , leur magnificence, ace qu'on voit de plus remarquable dans 1'Europe, je dois avouer que tout cela ne vaut pasla peine d'en parler, bien loin de mériter lesBbiij


39o L E S A V E N T U R E Spumpeufes defcriptions que certaines relationsnous en donnent.Si nous admirons la grandeur des Chinoïs ,leurs Tichelles, leurs cérémonies pompeufes, leurcommerce , leurs forces , ce n'eft pas paree queces chofes font admirables en elles-mêmes, maisparee que I'idée que nous avons des gens quihabitent cette partie du monde , ne nous permecpas de nous attencjre arien de grand & d'exrtaordinaire.Sans cela, qu'eft-ce que leurs batimens , encomparaifon de tant de magnifiques palais qu'onadmire dans 1'Europe ? Qu'eft-ce que leur commercea proportion de celui de 1'Angleterre , dela Hollande, de la France & de 1'Efpagne ? Leursvilles ne fonj: rien au prix des nötres, pour laroagnificence, laforce, la richelfe, 1'agrément& la variété. Rien n'eft plus ridicule que de mettreen parallèle leurs pons, oü fe trouve un petitnombre de jonques & d'autres vils batimens ,avec nos flottes marchandes & nosarmées navales.On peut dire même avec vérité , qu'il yaplus decommerce dans notre feule ville de Londres,que dans rout ce vafte Empire y &c qu'un feulvailfeau de guerre du premier rang , anglois ,hollandois ou francois , eft capable de faire têtel toutes leurs forces de mer, & même de lesabimer : encore un coup, il n'y a que I'idée que


D E R o B I N S O N C R U S O E . 39Inous avons de la barbarie des peuples de ce pays,qui nous repréfente d'une manière fi avantageufetouc ce qu'on rencontre de plus remarquable dansla Chine ; rout nous y parut furprenant , pareeque nous ne nous attendions a rien qui fut capablede donnet de la furprife.Ce que j'ai dit de leurs flottes peut êtreappliquéa leurs armées. Quand ils mettroient deuxmillions de foldats enfemble, une puiffance fiformidable en apparence ne feroit que reiner lepays, &rcduire leshabitans amourir de faim. S'ils'agiffoit d'affiégerune ville forte, comme ils'entrouve quantké en Flandre, ou de fe battre enbataille rangée , une feule H'gne de cuiraifiersAllemands ou de gendarmes Francois, renverferoittoute la cavalerie Chinoife. Un million deleurs fantaffins ne viendroit pas a bout d'un feulcorps de notre infanterie, placé a nepouvoirpasêtre environné de tous cótés. Je crois mème pouvoirdire, fans gafconnade , que trente mille fantaffinsAllemands ou Anglois, & dix mille cavaliersFrancois, abimeroient toutes les forces dela Chine. 11 en eft de même de 1'art d'artaquer& de défendre les villes. II n'y a pas une villefortifiée dans toute la Chine, qui founnt pendantunmois les efforts d'une armee européenne;toutes les armées chinoifes enfemble attaqueroienten vain une place forte comme Dunker-Bb iv


392 L E S A V E N T U R . E Sque, pourvu qu'elle ne fut pas réduite a fe rendtepar la famine. Ils ont des armes a feu , il eftvrai; mais elles font groffières , Scfont fujettes.a prendre un rat, comme on dit: ils ont de Iapbudre d canon, mais elle eft fans force. Ils fontfans difcipline , ignorans dans 1'exercice, & dansla manière de fe ranger en bataille , ne faciiantce qua c'eft que d'attaquer avec otdre , & defaire la retraite fans confufion. Toutes ces vérités,dont je fuis très-convaincu , me font rire de toutmon cceur , quand j'entends raconter de fi belleschofes de ces fameux Chinois , qui, dans lefond, ne font que des ignorans & de vils efclaves,'fujets a un gouvernement defpotique , proportionnéa leur génie & a leurs inclinations.Si ce bel empire n'éroit pas ii éloigné de laMofcovie, & fi les Mofcovites eux-mêmes n'étoientdes efclaves auffi méprifables que les Chinois, rien ne feroir plus aifé pour un Ernpereurde Mofcovie , que de le conquérir dans unefeule campagne; &l fi le Czar Pierre, qui eft,k ce qu'on dit, un jeune prince de grande efpérance,& qui commence a fe rendre formidabledans le monde , avoit pouffé fes deffeins ambitieuxvie ce cóté-la , au lieu de les tourner du cótédes belliqueux Suédois , il feroit peut-être 1 ,a 1'heure qu'il eft , ernpereur de la Chine, aulieu qu'il a été battvi a Nerva par 1'intrépide


DE R O B I N S O N C R U S O É . 395Charles , quoique les Mofcovites fuffent fiscontre un.On a tort d'avoir meilleure opinion du favoirdes Chinois, & de leurs prcïgrès dans les fciences.Ils ont des globes , des fphères & quelquesfbibles notions de mathématiques : mais fi vouscreufez un peu avant dans leur habileté, vous envoyez d'abord le foible ; ils ne connoiffent riendans le mouvement des corps céleftes , & leurjgnorance va jufqu'a un rel degré de ridicule ,que, lorfque le.foleil eft éclipfé , ils s'imaginenrqu'il eft attaqué par un grand dragon qui veutle dévorer, & ils fonr un bruit tétrible en frappantfur des tambours & fur des timbales , pourfaire peur au monftre , & pour le détoumer defa proie.Voila la feule digreffion de cette nature qu'ontrouvera dans mon hiftoire ; je ne m'attacheraidéformais qu'anx aventures de ma vie errante ,fans parler des villes que j'ai vues, ni des vaftesdéferts que j'ai traverfés , qu'autant qu'il lefaudra pour répandre du jour fur ce qui m'eftarrivé de remarquable dans mes courfes.Etant de retour a Nanquin , j'étois , felonmon calcul , dans le coeur de la Chine , puifquece petit port eft fitué au trentième degréde latitude feptentrionale. J'avois grande enviede voir la ville de Pekin, &c de me rendre aux:


|94 L < S A V E N T V R E Simporrunités du Père Simon. Son compagnonétoit arrivé de Macao , le tems de fon départétoit fixé , & par conféquent il falloit prendrema réfolution. Je m'en rapportai entièrement amon affocié, qui a la fin fe détermina ; & nouspréparames tout pour le voyage. Nous trouvamesmne heureufe occafion de faire ce chemin d'unemanière sure 8c commode , en obtenant d'unsnandarin Ia permiffion de voyager en fa compagnie, & comme fes domeftiques. Ces mandarinsfont comme une efpèce de vicerois ougouverneurs de provinces , qui font une groffefigure,& qui font extrêmement refpecTrés par lespenples, auxquels , en récompenfe , ils font forta charge, puifqu'ils font défrayés par le cheminavec toute leur fuite, 8c tout leur équipage.Les vivres & le fourrage ne nous manquèrantpas dans te voyage, paree que les Chinois étoientchiïgés de nous les fournir gratis ; ce qui étoit;lort commode pour nous , quoique nous n'yprefitaffions de rien. Nous étions forcés a lespayer au prix courant, & 1'intendant ou maitred'hotel du mandarin venoit nous en demanderle paiement avec beaucoup d'exactitude. Ainfila permiffion que le feigneur nous avoit donnée&e voyager a. fa fuite étoit très-commode pournous, fans qu'elle dut paffer pour une grandefaveur. II y gagnoit beaucoup au contraire; car


DE ROBINSON CRÜSOE. }$fil y avoit une trencaine de gens qui le fuivoientde cette manière , & qui lui payoient tout ce quele peuple lui fournilfoit pour rien.Nous fümes vingt-cinq jouts en chemin avantque d'arriver a Pékin. Le pays que nous traversameseft a la vérité extrêmement peuplé • quoiqu'affezmal cultivé. L'économie de ces gens eftfort peu de chofe , & leur manière de vivramiférable , comparée a la notre. II eft vrai queces malheureux , dont on vante tant 1'induftne,ne fentent pas leur mifère, & fe croient afièzheureux , paree qu'ils n'ont pas feulement I'idéedu bonheur dont jouiflent les fujets chez lesnations bien pslicées de notte Europe. L'orgueddes Chinois eft extraordinaire, & n'eft furpafféque par leur pauvreté , a laquelle ils mettentle comble. A mon avis, les fauvages de 1'Amériquefont plus heureux que ces gens-ci. Ils n'ontrien, mais ils ne defirent rien , au lieu que lesChinois font fuperbes & infolens au milieu deleur gueuferie. 11 n'eft pas poffible d'exprimerleur oftentation, qu'on remarque fur-tout dansleurs habits, dans leurs batimens, dans le nombrede leurs efclaves; & ce qu'il y a de plus ridicule, dans le mépris qu'ils affëctent pour toutesles autres nations.J'avoue que dans Ia fuite j'ai voyagé avec plusd'agtément dans les affreux déferts de la grande


596 L E S A V E N T U R E STartarie , que je ne faifois dans la Chine , malgréIa bonté des chemins, qui y font parfaitementbien entretenus. Rien ne mechoquoit davanrage,que de voir ce peuple hautain , impérieux , infolenr,au milieu de la misère, & de la plus groffièreignorance, que ceux qui n'en jugent que fuperficiellement, rraitent d'efptit & d'induftrie.Quoique leuts manières me rebutalfent au fuprêtnedegré, je ne laiffois pas de m'en divertirfouvent avec le père Simon. Un jour en approchantdu chateau prétendu d'une efpèce de gen-,tilhomme campagnard , nous eümes d'abord1'honneur d'être en compagnie du maitre , pendantune grande demi-lieue. Son équipage étoitnn don-Quichotifme parfair , un vrai mélangede pompe 8c de pauvreté : 1'habillement de cedon-Chinois auroit convenu a merveille a unTrivelin, ou a un Jean Potage. C'étoit une toiledes Indes, richement brodée de graiffe ; on yvoyoit briller tout 1'ornement néceffaire pour lerendre ridicule; de grandes machines pendantes,desfalbalas, &c. Cette robe magnifique couvroitune vefte de taffetas noir , aulfi grafie que celled'un boucher, preuve convaincante que celui quila portoit étoit un falop infigne.Son cheval étoit une noble copie du fameux-Roffinante. II étoit vieux , maigre , & a moitiémort de faim : on en acheteroit un meilleur en


D E R O B I N S O N C R U S O É . ^$7Angleterrepourla fomme d'une guinée & demie;auifi n'auroit-il pas pris la peine de marcher, ftdeux efclaves qui fuivoient le chevalier a pied ,armés de bons fouets4n'avoient donné couragea cettearidelle. II avoit encore un fouet a la mairjlui-même , qui ne lui étoit pas inutile , & iltravailloit du coté de la tête & des épaules dunoble animal, dans le tems que ces palfreniersexercoientleurs forces furies parties poftérieures.Pour comble de pompe, il étoit encore accompagnédedix ou douze efclaves; on peur jugerdela magnificence de leur livrée , par la defcriptionque j'ai faite de 1'habit du maitre. Nous apprimesqu'il venoit de la ville pour aller fe promenera fa terre , qui étoit a-peu-près a une demilieuede nous. Nous marchames au petit pas ,pour jouir plus leng-tems de la brillante figurede ce chevalier ; mais enfin il prit les devants ,paree que nous trouvames a propos de nousarrêter a un village pour nous y rafraïchir. Peude tems après , étant arrivé a fon chateau, nous1'y rrouvames qui dinoit dans une petite courdevant fa porte. C'étoit par un pur orgueil qu'ilavoit choifi eet endroit expofé aux yeux despaffans, & 1'on nous dit que plus nous le regarderions& plus nous flatterions fa vanité.II étoit aifis a 1'ombre d'un arbre femblablea un palmier-nain, fous lequel, pour fe défen-


35>S L E S A V E N T U R É Sdre encore mieux des rayons du foleil , il avoléFait placér un grand parafol, qui ne repréfentoitpasmalundais, & par conféquerit qui contribuoitbeaucoup a rendre ce fpeftacle pompeux.II étoit renvetfé dans un grand fauteuil qui avoitde la peine a contenir le volume de fa groffecorpulence , & il étoit fervi par deux efclavesfemelles , qui apportoient les plats. II y en avoitencore deux autres du mêmefexe, qui s'acquittoientd'un emploi que peu de gentilshommesEuropéens voudroient exiger de leurs domeftiques.L'une lui mettoit la foupe dans Ia boucheavec une cuillier, pendant que I'autre tenoit 1'affiette,& ramafloit les bribes qui tomboient deIa barbe & de Ia vefte de taffetas de fafeigneurie .Ce noble cöchori croyoit au-dëffous de lui de féfervir de fes propres mains , dont nos Rois fontufagedans de pareilles occafions, plutèt que défe laiffer approcher par les doigts de leurs do-' meftiques.Je ne pouvois m empêcher de reflécbir fur lespeines ridicules oü 1'orgueil des hommes lesjette, & fur 1'embarras oü un homme qui a Iefens commun, fe doit trouver quand il fe fentnn penchant malheureux pour la vaniré. Fatiguésenfin de voir la fatuiré de ce pauvre animalqui s'imaginoit que nous étions extafiés d'admi--ration, dans le tems que nous le regardions d'un


DE ROBIN SOK CRUSOÉ. 395eeil de pitié & de mépris , nous continuarnesnotre voyage: le feul père Simon s'arrêta-la encorequelques momens, curieux de voir de présles mets dont ce gentilhomme fe bourroit la bedaineavec tant d'oftentation. Il nous rapportiqu'ily avoit gouté, & que c'étoient des ragoutsdont un dogue anglois voudroit a peine appaiferfa faim. C'éroit un plat de riz bouilli, danslequel il y avoit une grolfe gouffe d'ail & un petitfachet rempli depoivreverd,& d'uneautre plantequi relfemble a du gingembre , qui a 1'odeur dnmufc & le goüt de moutarde : tout cela étoitétuvé avec une petite pièce de mouton fort mai-'gre. Voila tout le diner que eet animal offroiten fpe&acle auxpalfans, dans le tems qu'outreles quatre fervantes, on voyoit encore a une certainediftance de la table , quatre ou cinq efclavesmales , tout prêts a exécuter les ordres defon excellence. Si leur table étoit plus mauvaifeque celle de leur maitre, il eft certain qu'ils n é-ïoient pas trop bien nourris.Pour notre mandarin, il faut avouer qu'il yavoit plus de réalité dans la magnificence dontil faifoit parade. Il étoit refpeété comme un roi,&: toujours tellement entouré de fes gentilshommes& de fes officiers, que je ne pus jamais levoir qu'a une certaine diftance.11 eft vrai que dans tout fon équipage il n'y'


4°o L E S A V E N T U R È S "avoit pas un feul cheval qui me parut meilféurque nos chevaux de fomme ; mais ils étoient fi.bien cachés de couvertuies & de harnois, qu'ilne me fut pas poffible de remarquer s'ils étoientgras ou maigres. Tout ce qu'on en voyoit, c'étoitles pieds & la tête.Débarraffé alors de toutes les inquiétudes quim'avoient fi fort agité, je fis gaiement tout cevoyage , & ce qui augmenta ma belle humeur,c'eft que je l'achevai fans eftuyer la moindre cataftrophei excepté qu'au patfage d'une petiterivière, mon cheval romba & me jeta au beaumilieu de 1'eau. Elle n'étoit pas fort profonde,mais je ne laiflai pas de me mouiller depnis lespids jufqu'a la tête, ce qui gata abfolument lepetit livre fur lequel j'avois écrit les noms despeuples & des villes dont je voulois me fouvenir.Nous arrivames a la fin a Pekin; je n'avoisd'autre domeftique que le valet que mon neveum'avoit donné, & qui étoit un fort bon garcon.Toute la fuite de mon aflocié confiftoit auffidans un feul garcon qui étoit notre compatriote.Nous avions encore avec nous le vieux pilotePortugais qui avoit envie de voir la cour chinoife,& que nous défrayames pendant le voyage,pour nous en fervir en qualité d'interprète. Ilentendoit fort bien la langue du pays, parloicboa


PE R O B I N SON C R U S O É . 40Ibon francois, & même il favoit affez d'angloispour fe faire entendre.Ce bon vieillard nous fut d'une grande milité,& il nous donna mille marqués de fonaffedfion. A peine avions - nous paffe une femainea Pékin, qu'il nous vint parler en riantde tout fon cceur. Ah ! feigneur Anglois, medit - il , j'ai Ia meilleure nouvelle dn mondea vous donner. Je lui répondis que dans cepays-la, je ne m'attendois pas a des nouvellesfort bonnes ni fort mauvaifes. Je vous affure,reprit-il, qu'elle eft fort bonne pour vous, quoiqu'ellefoit bien mauvaife pour moi. Vous m'avezdéfrayé dans un voyage de vingt- cinq journées,& vous me laifferez retourner tout feul,fans vaiffeau, fans cheval & fans argent?Pour abréger, il nous dit qu'il y avoit dansla ville une grande caravane de marchands Mofcovites& Polonois; qu'ils fe préparoient a rerournerchez eux par la grande Ruffie ; qu'ilsavoient réfo'u de partir dans cinq ou fix femainesde-la, & qu'il ne doutoirpoint que nous nenous Jervifïlons d'une occafion fi favorable.J'avoue que cette nouvelle me fit un fenfibleplaifir. Une joie inexprimable fe répandit dansmon ame, & m'empêchaj pendant quelques momens,de répondre un mot au bon vieillard : Enfinétant revenu de cette extafe, je lui demandaiTomc ILC c


401 L E S A V E N T U R E Scomment il favoit ce-qu'il venoit de rapporter,'s'il en étoit bien sur. Très-sür, me répondit-il ;j'ai rencontré dans la rue, ce matin, une demes vieiiles connoiffances; c'eft un Arménienqui eft venu d'Aftracan , dans le deffein de s'enaller a Tunquin oü je 1'ai vu autrefois; maissyant changé de fentiment, il veut aller aveccette caravane jufqu'a Mofcou , Sc de-la. il aenvie de defcendre le Volga pour retourner aAftracan. « J'en fuis charmé , lui dis-je ; mais je• „ vous prie de ne vous point affliger d'une chofe» que je regarde comme un grand bonheur pour33 moi. Si vous vous en retournez tout feul a33 Macao, ce fera votre propre faute».La-deifus je confultai mon alfocié fur 1'ouverturequ'il venoit.de nous donner, Sc je luidemandai fi ce parti 1'accommoderoir. II me ditqu'il feroit tout ce que je trouverois bon; qu'ilavoit fi bien érabli fes affaires a Bengale , & lailféfes effets en fi bonnes mains, que, s'il pouvoitmettre ce qu'il venoit de gagner dans ce fecondvoyage, en foies de la Chine, crues Sc travaillées,il fe-feroit un plaifir d'aller en Angleterre, d'oüil pourroit retourner aifement a Bengale avec lesvaiffèaux de la compagnie.Etant demeurés d'accord la-delfus, nous réfolümesde prendre le vieux pilote avec nous, s'ilvouloit, Sc de le défrayér jufqu'a Mofcou, ou


t) É R O B I S S O H C R V S Ö L 4O3jufqu'en Angleterre. Si nous n'avions pas eu enviede lui donnet" quelqu'autre récompenfe, nousn'aurions pas mérité par-la de pafTer pour généreux.II nous avoit rendu des fervices confidérables,non-feulement fur mer, mais encore a.terre, oü il s'étoit intéreffé dans nos affaires avectoute l'affeótion imaginable. Le feul plaifir qu'ilnous avoit fait, en nous amenant le marchandJaponnois, nous avoit valu un profit de plufieurscentaines de livres fterling.Ainfi, lui faire du bien,n'étoit que lui rendre juftice. Nous réfolümesdonc de lui faire préfent d'une petite fomme enor monnoyé, montant, a-peu-près, a la valeur deloixante-quinze livres fterling, & de Ie défrayer,lid & fon cheval, s'il vouloir nous accompagner:nous le fouhaitions de tout notre cccur, pareequ'il pouvoit nous être très-néceffaire en plufieursoccafions.Nous le fïmes venir pour lui communiquernotre réfolution. Je lui dis qu'il s'étoit plaint dela néceffiré de s'en retoutner tout feul, mais quej'étois d'avis qu'il ne retournat point du rout, quenous avions réfolu d'aller en Europe avec la caravane, & de le prendre avec nous , s'il avoitenvie de nous fuivre. Le bon homme fecoua latête a cette propofition ; il nous dit que Ce voyageétoit bien long, qu'il n'avoit point d'argent pouren foutenir les frais 3ni pour fubfifter dans 1'en-*Cc ij


404 L E S A V E N T Ü R E Sdroit oü nous ie ménerions. Je lui répondis queje le croyois bien, & que c'étoit pour cela mêmeque nous avions réfolu de faire quelque chofepour lui, afin de lui faire connoïtre que nousétions fenfibles aux fervices qu'il nous avoit rendus,Sc que fa compagnie nous étoit agréable.La- deffus je 1'informai du préfent que nous avionsdeffein de lui faire, Sc je lui dis que, par rapportaux frais du voyage, nous Pen déchargerionsentièrement, & que nous le conduirions a nosdépens, ou en Mofcovie ou en Angleterre, felonqu'il le trouveroit bon; a condition feulementque , s'il mettoit Pargent que nous lui donnerionsen marchandifes, il les tranfporteroit afes propresfrais.II recut ma propofition avec des tranfports dejoie, Sc répondit qu'il nous fuivroit au bout dumonde, fi nous voulions; & la-deffus nous préparamestout pour le voyage, ce qui nous coütaplus de tems que nous ne Pavions d'abord cru.Heureufement la même chofe arriva aux autresmarchands de la caravane, qui, au lieu d'être prêtsen cinq ou fix femaines, eurent befoin de plusde quatre mois, avant que d'être en état de pai^tir. . ' »Ce fut au commencement de Février, vieuxftyle, que nous fortïmes de Pékin. Mon affociéSc le vieux pilote étoient allé faire un tour en-


D E RoBlNSON C R Ü S O É . 405femble, vers le petit port oü nous étions entrés,pour difpofer de quelques marchandifes que nousy avions laiffées; Sc, dans eet intervalle, j'allaiavec un marchand Chinois que j'avois connu aNanquin, acheter dans cette ville quatre-vingt-dixpièces de beau damas, avec environ deux eensautres pièces d'étoffes de foie , parmi lefquellesil y en avoit qui étoient rayées d'or, une affezgrande quantité de foies crues, & d'autres denréesdu pays. Tout cela étoit déja arrivé a Pékinavant le retour de mon affocié, & eet aehat nouscoütoit la fomme de trois mille cinq eens livresfterling. Pour charger toutes ces marchandifes,jointes a une alfez grande quantité'de thé Sc debelles toiles peintes, il nous falloit dix-huit chameaux,outre ceux qui devoient nous porter;nous avions deux chevaux de main, Sc trois pourporter nos provifions; de manière que notre équipageconfiftoit en vingt-fix, tant chameaux quechevaux.La caravane étoit grande •, elle étoit compofée,fi je m'en fouviens bien, d'a-peu-près trois eensbètes de charge , Sc d'environ cent vingt hommesparfaitement bien armés Sc préparés a tout événement: car comme les caravanes orientales fontfujettes aux attaques des Arabes, celles-ei le fontaux infultes des Tartares, qui ne font pas pourtantC c iij


4oc* LES A ' V E H T Ü R E Sfi dangereux que les autres, ni fi cruels, quandils ont le deffus.Nous étions de plufieurs nations différentes :ir,a;s les Mofcovites faifoient le plus grandnombre. II y avoit du moins foixante habitansde la ville de Mofcow, parmi lefquels il fe trouvoitquelques Livoniens; &, ce qui nous faifoiegrand plaifir, cinq Ecoffois, gens riches & trèsverfésdans les affaires qui regardent le commerce& les voyages.Après que nous eumes fait la première journée,nos guides, qui étoient au nombre de cinq,appelcreht tous les marchands & tous les paffagers,excepté les valets, pout tenir un grandconfeil, felon la coutume de toutes les caravanesde ce pays. Dans cette affemblée , chacun donnaune petite fomme pour en faire une bourfecommune , afin de payer le fourrage 8C d'autteschofes dont on pouvoit jourriellement avoir befoin.On y régla rout le voyage; on nomma descapitaines & d'autres officiers pour nous commander,en cas que nous fuffions attaqués, 8ctous ces régiemens ne fe firent pas par autotité,mais par un confentement unanimè de tous lesvoyageurs , qui étoient tous également intéreffésdans le bien commun de la caravane.La route de ce cóté-la eft un pays extréme-


DE R o B l N S O N C.RUSOB. 407ment peuplé : il y a furtout un grand nombre depotiers habiles, qui préparent la belle terre, donton fait ces vafes fi eftimés dans tout le monde.Au milieu de la marche , notre vieux Portugais,qui avoit roujours quelque chofe a dire pour nousdivertir, vint me joindre, en me promettant deme faire voir la plus grande curiofité de toute laChine, qui me convaincroit, malgré tout le malque je difois tous les jours de ce pays, qu'on yvoyoit ce qu'il étoit impoffible de voir dans toutle refte de 1'univers. Après s'être long-tems laifletirer 1'oreille pour s'expüquer plus clairement, ilme dit que c'étoit une maifon de campagne toutefaite de terre de Chine. « A d'autres, lui dis-je :„ la chofe eft aifée a comprendre; toutes les„ briques qu'on fait dansce pays-ci, font de terre„ de Chine, & ce n'eft pas un grand miracle.„ Vous n'y êtes pas, répondit-il: de terre de„ Chine, de véritable potcelaine. Cela fe peut,» répliquai je : de quelle grandeur eft-elle, cette„ maifon -la? Si nous pouvons 1'emporter avec„ nous dans uneboïte, fur un chameau, nous„ 1'achererons volontiers, fi 1'on veut s'en dé-„ faire. Sur un chameau ! répartit le vieux pilote,„ en levant les mains vers le ciel: c'eft une maifon„ oü demeure une familie de trente perlonnes.Voyant qu'il parloit férieufement, je fus fortC c iv


40S L E S A V E N T U R . E Scurieux d'aller voir cette merveille, & voici ceque c'étoit. Tout le batiment étoit fait de charpente& de platre; mais le plarre étoit réellementde cette même terre dont on fait la porcelaine.Le dehors, qui étoit expofé a la chaleur dufoleil, étoit verniffé, d'une blancheur éclatante,peint de figures bleues, comme les grands vafesqui viennent de ce paysda, & auffi dur que file tout avoit été cuit au four. En dedans, toutesles murailles étoient compofées de carreaux darcisau four, & peints, a-peu-près de la même grandeurque ceu*'qu'on trouve en Angleterre & enHollande, & ils étoient tous de laplus belle porcelainequ'on puiffe voir; la peinture en étoitcharmante, variée par différentes couleurs mêléesd'or; plufieurs de ces carreaux ne faifoient qu'unemême figure; mais ils étoient joints enfemble pardu mortier de la même terre, avec rant d'art,qu'il étoit difficile de ne les pas prendre pour unefeule & même pièce. Les pavés étoient de lamême matière, & auffi drus que les pavés depierre qu'on trouve en plufieurs provinces d'Angleterre,fur-toutenLincolnshire, Nottinghamshire& Leiceftershire; cependant ils n'étoient nipeints, ni durcis au four, excepté dans quelquescabinets, oü ils étoient de ces mcmes petitscarreaux qui couvroient les murailles. Les caves,


DE R O B I K S O N C R U S O Ê. 40}en un mot toute la maifon étoit faite de la mêmeterre; & le tok étoit couvert de carreaux de porcelained'un noir fort luftré & btillant.C'étoit a la lettre une maifon de porcelaine,& fi je n'avois pas été en marche; j'étoishomme a m'arrêterla plufieurs jours, pour en examinertoutes les patticularités. On me dit quedans le jardin il y avoit des viviers dont le fondèc les cótés étoient couverts de la même fortede carreaux; & que, dans les allées, il y avoit deparfaitement belles ftatues de porcelaine.On feroit une grande injuftice aux Chinois, fion n'avouoit pas qu'ils excellent dans ces fortesd'ouvrages; mais il eft sur, en même tems, qu'ilsexcellent dans les contes borgnes qu'ils débitentfur leur induftrie a eet égard. Ils m'en ont dit deschofes fi peu vraifemblables, que je ne veux pasme donner la peine de les rapporter. J'en donneraipourtant ici un échantillon. Ils m'ont affuréqu'un de leurs artifans avoit fait tout unvailfeau de porcelaine, avec tous fes agrès, mats ,voiles, cordages, & que ce navire fragile étoitaffez grand pour contenir cinquante perfonnes.Pour rendre la chofe plus touchante, ils n'avoientqua ajouter qu'on avoit fait. le voyage du Japonavec ce vailTeau; j'y aurois ajouté foi tout demême qu'au refte; car, je crois fort qu'ils eu ontEiemi bien ferré.


'4io L E S A V E N T U R . E SCe fpectacleextraordinaire me retint Ia, deuxheures après que la caravane étoit déja pafTée ;ce qui porta celui qui commandoit ce jour-la , ame condamner a une amende de trois fchellings'a-peu-près; 8c il me dit que , fi la même chofem'étoit arrivée a trois journées au-dela de la muraille,au lieu que nous étions a trois journées endeca , il m'en auroit coüté quatre fois autant, 8cque j'aurois été obligé d'en demander pardon Iepremier jour de confeil général. Je promis d'êtredéformais plus exact, 8c j'eus lieu dans la fuited'obferver que 1'ordre de ne fe pas éloigner lesuns des autres, eft d'une néceffité abfolue pour lescaravanes.Deux jours après, nous vimes la. fameufe muraillequ'on a faite pour fervir de boulevartaux Chinois, contre les irruptions des Tartares.C'eft alfurément un ouvrage d'un travail immenfe\ cette muraille va même , fans aucunenéceffité, par-deffus des montagnes & des rochersqui font impraticables d'eux - mêmes , & beaucoupplus difficiles a forcer que la muraille même,dans les autres endroits.Elle a un millier de milles d'Angleterre d'étendue,a ce qu'on prétend ; mais le pays qu'ellecouvre n'en a que cinq eens , a le compter fansles détours qu'on a été obligé de faire en batiffantfa muraille ; elle a vingt - quatre pieds de hau-


DERO'BINSON CRÜSOÉ, 411teur , Sc amant d'épaiffeur en quelques endroits.'Pendant que la caravane paffoit par une desportes de cette efpèce de fortification, je pouvoisexaminer ce monument fi fameux pendant unebonne heure , fans péchet contre nos régiemens;j'eus le loifir, par conféquent, de le contemplerde tous cètés, autant que pouvoit porter ma vue.Notre guide Chinois , qui nous en avoir parlécomme d'un des prodiges de 1'univers, marquabeaucoup de curiofué pour favoir mon opinion.Je lui dis que c'étoit la meilleure chofe du mondecontre les Tartares. II n'y entendit point de malice, Sc prit cette expreffion pour un complimentfort gracieux; mais notre vieux pilote n'étoit pasfi fimple. II y- a du caméléon dans vos difcours,me dit-il.« Du caméléon ! luirépondis-je; qu en-'» tendez-vous par-la ? » Je veux dire, reprit-il,que le difcours que vous venez de tenir au guideparoit blanc quand on le confidère d'ici, & noirquand on le confidère de-la : que c'eft un complimentd'une manière, & une fatyre d'une autre.Vous dites que cette muraille eft bonne contreles Tartares ; vous me dites par-la a moi, qu'ellen'eft bonne que contre les Tartares feuls. Le feigneurChinois vous entend a fa manière, Sc il eftcontent \ '6c moi je vous entends i la mienne, &je mis content auffi. « Mais ai-je grand tort, dans» votre fens, lui dis-je ? Croyez-vous que cette


L E S A V E V T U R E S» belle muraille foutiendroit les attaques d'une» bonne artillerie , & de bons ingénieurs ? N'y» feroit - elle pas, en dix jours de tems, une* brèehe alfez grande pour y entrer en batailleo rangée5ou bien ne la feroit-elle pas fauter en»e fair avec fes fondemens, d'une manière a faire» douter qu'il y eut jamais eu une muraille dans?> eet endroit » ?Nos Chinois éroient fort curieux de favoir ceque j'avois dit au pilote, & je lui permis de lesen infrruire quatre ou cinq jours après , .étantalors, a-peu-près, hors de leurs frontières , Refur Ie point de nous féparer de nos guides. Dèsqu'ils furent informés de 1'opinion que j'avois deleur belle muraille , ils furent muets pendanttout le refte du chemin qu'ils avoient encore afaire avec nous, & nous fümes quittes de toutesleurs belles hiftoires touchant la grandeur & lapuiffance chinoife.Après avoir palTé ce magnifique rien , appeléla muraille de la Chine , femblable a-peu-près acelle que les Romains ont faite autrefois dans leNorthumberland, contre les invafrons des Pides,nous commen^ames a trouver le pays affez malpeuplé; on peut dire même que les habitans yfont en quelque forte emprifonnés dans les placesfortes, paree qu'ils n'en ofent fortir qu'a peine ,de peur de devenir la proie des Tartares qui


D E R o B l N S O N C R U S O Ê . 4Ï Jvolent fur les grands cnemins a main armee , &ca qui les habitans ne pourroient rc'fifter en rafecampagne.je commencai alors a remarquer parfaitementbien la néceffité qu'il y avoit a ne fe pas cloignerdós caravanes , en voyant des troupes entièresde Tartares roder autour de nous. Ils approchoientaffez de nous pour que je puffe lesexaminer a mon aife , & j'avoue que je fu'.s furprisqu'un empire conime celui de la Chine, airpu être conquis par des faquins auffi miférablesque 1'étoient ceux qui s'offroient a mes yeux; cen'étoit que des bandes confufes, fans ordre, fansdifcipline, & prefque fans armes.Leurs chevaux font maigres, &c a moitié mortsde faim , mal dreffés; en un mot, ils ne fontbons a rien. j'eus 1'occafion de remarquer ce queje viens de dire, le premier jour, après avoirpaffe la muraille. Celui qui nous commandoitalors nous permit , au nombre de feize, d'aller ala chaffe de certains moutons fauvages qui fontaffurément les plus yifs & les plus alertes detoute leur efpèce. Ils courent avec une vuefféétonnante J , mais ils fe fatiguent aifément •, &Cquand on en voit, on eft sur de ne les pas eouriren vain : ils paroiffent d'ordinaire une quarantainea la fois ; & comme de véritables moutons ,ils fe fuivent toujours les uns les autres.


414 L É S A V E N T . Ü R Ë SAu milieu de cette chaffe burlefque nous rencentramesplus de quarante Tartares. Si leur butétoit d'aller a la chaffe des moutons , commenous, ou s'ils cherchoient quelque proie, c'sft ceque j'ignore ; mais dès qu'ils nous dccouvrirent,un d'entr'eux fe mit a fonner d'une efpèce de cor,dont Ie fon étoit affreux. Nous fupposames tousque c'étoit pour donner le fignal a leurs amis devenir a eux, & cette fuppofition ne fe trouva pasfauffe; car , en moins d'un demi-quart d'heure ,nous vimes une autre troupe , tout auffi forte,paroitre a un demi-mille de nous.Heureufement il y avoit parmi nous un marchandEcoffois , habitant de Mofcow , qui, dèsqu'il entendit le cor , nous dit qu'il n'y avoitautre chofe a faire que de charger brufquementcette canaille fans aucun délai, & nous rangeanctous fur une même ligne , il nous demanda finous étions prêts a donner. Comme il vit quenous étions réfolus de le fuivre , il fe mit a norretête, & s'en fut droit a eux.Les Tartares nous regardoient d'un ceii hagard,ne fe nïettant point du tout en peine defe ranger dans quelqu'ordre ; mais dès qu'ils nousvirent avancer , ils nous lachèrent une volée deleurs flèches, dontheureufement aucune ne noustoucha. Ce n'eft pas qu'ils euffent mal vifé ; maisils avoient tiré d'une trop grande diftance j leurs


»E RoBINSON C R U S O É. 4I JSecties tombèrent juftement devant nous , & fi.nous avions été plus prés d'eux, d'une vingtainede verges , plufieurs de nous auroient été tués, oudu moins bleffés.Nous fïmes d'abord halte ; & quoique nousfuffions affez éloignés de cette canaille , nousfuries feu fur eux, & nous leur envoyames desballes de plornb , pour leurs flcches de bois. Nousfuivimes notie décharge au grand galop , pourtomber fur nos ennemis le fabre a la main , felonles ordres de notre courageux Ecoffois. Ce n'étoitqu'un marchand, mais il fe conduifit dans cetteoccafion avec tant de bravoure, & avec une valeurfi tranquille , qu'il paroiffoit être fait, pourles exploits militaires.Dès que nous fümes a portée de ces miférables, nous leur lachames nos piftolets dans lamouftache, & immédiatemenr après nous mïmesflamberge au' vent; mais nous aurions pu nousépargner cette peine , puifque nos faquins s'en»fuitent avec toute la confufion imaginable.C'eft ainfi que finit notre combat, oü nousn'eümes d'autre défavantage , que Ia perte desmoutons que nous avions pris a la-chaffe; nousn'eümes ni morts ni bleffés; mais du coté desTartares, il y en eut cinq de tués ; pout le nombredes bleffés je n'en puis parler; ce qu'il y a de cectain,c'eft que la feconde tronpe qui étoit venue


4 te? L E S A V E N T U R Ë Sau bruit du cor, effrayée de nos armes a feu , nefut nullement d'humeur a center quelque chofecontre nous.II faut remarquer que cette actiori fe paffadans le territoire des Chinois ; ce qui empêcbafans dóute les Tartares de pouffer leur pointeavec la même opiniatreté que nous leur avonsremarquée dans la fuite. Cinq jours après, nousentrames dans un grand défert que nous traversamesen trois marches. Nous fümes obligés deporter notre eau avec nous dans des outrcs , &de camper pendant les nuits, comme j'ai entendudire qu'on le fait dans les déferts de 1'Arabie.Je demandai a qui appartenoit ce pays-la , 5cTon m'apprit que c'étoit une efpèce de lifière quin'étoit proprement a perfonne , étant une pattiede la Karakathie ou grande Tartarie ; mais quecependant, on la rangeoit en quelque forte fousles domaines de la Chine; que les Chinois pourtantne prenoient pas le moindte foin pour lagarantir contre les brigandages , & que par conféquentc'étoit le plus dangereux défert du monde,quoiqu'il y en aic de bien plus étendus.En le traverfant, nous vimes, a plufieurs reprifes,de petites troupes de Tartares - ymais-ilsfembloient ne fonger qu'a leurs propres affaires,fans vouloir fe meier des notres ; & pour nous,nous trouvames bon d'imiter est homme qui ,rencontrant


DE ROBINSOU CRÜSÖÉ. 417fencontrant le diable en fon chemin, dit que, fifatan n'avoit rien a lui dire , il n avoit rien a luidire non plus.Un jour, néanmoins, une de ces bandes affezforte nous ayant approchés de fort prés, nous examinaavec beaucoup d'attention, en délibérantapparemment fi elle nous attaqueroit ou non. La*delfus nous fimes une arrière - garde d'enviroilquarante hommes tout prêts a étriller ces coquinsde la belle manière , & nous nous y arrêtamesjufqu'a ce que la caravane eüt gagné le devantd'une demi-lieue. Mais nous voyant fi réfolus,ils firent la retraite, fe conrentant de nous faluerde cinq flèches, une.defquelles eftropia un de noschevaux d'une telle manière, que nous fümesobligés de 1'abandonner.Nous marchames enfuite pendant un mois patdes routes qui n'étoient pas fi dangereufes, & patun pays qui eft cenfé être encore du territoire dela Chine. On n'y voit prefque que des villages ,excepté quelques petits bourgs fortifiés contre lesinvafions des Tartares. En arrivant a un de cesbourgs , fitué a-peu-près a deux journées de laville de Naum , j'avois befoin d'un chameau. IIy en a quantité dans eet endroit, auffi-bien quedes chevaux, & on les y amène , paree que lescaravanes qui paffent par-la fréquemment, enachetent d'oidinaire. La perfonne a qui je m'a-Tome ILDd


L E S A V E N T U R E Sdrelfai pöur -ttouver un bon chameau , s offrit ame 1'aller chercher; mais, comme un vieux fou ,je voulus lui tenir compagnie. II fallut faire deuxlieues pour arriver a eet endroit, oücesanimauxfont a 1'abri des Tartares , paree qu'on y a misune bonne garnifon. Je fis ce chemin a pied,avec mon pilote Portugais , érant bien aife deme divertir par cette petite promenade, & deme délaffer de la fatigue d'aller tous les jours acheval. Nous trouvames la petite ville en queftionfituée dans un terrein bas Sc marécageux ,environnéed'un rempart de pierres mifesles unesfur les autres, fans être jointes par du mortier,comme les murailles de nos pares en Angleterre:elle étoit défendue par une garnifon Chinoifequi faifoit la garde a la porte.Après y avoir acheté un chameau qui m'agréoit,nous nous en revinmes avec le Chinois qui conduifoitIa béte ; c'étoit celui qui 1'avoit vendue.Mais bientöt nous vimes venir a nous cinq Tartaresa cheval, deux defquels attaquèrent notreChinois , Sc lui ótèrent mon chameau , dans letems que les trois autres nous tombèrent fur lecorps X mon pilote Sc a moi, nous voyant pourainfi dire fans armes , puifque nous n'avions quenos épées qui ne pouvoiént pas nous fervir beaucoupcontre des cavaliers.Un de ces gens , comme un vrai poltron;


it RÓSINSÓ» CRilsoi 419atrêta fon cheval tout court , dès qu'il mö viltirer nion épée •, niais, en mème tems, un fecondm'attaquant da coté gauche , me pórta uh coupfur la tête, dont je ne fentis rien du tout , finonlorfqu'étant revenu a möi, & me ttouvant a terretout étenda, je me troüvai extrêmement étoardi,fans en comprendre la caufe. Dès que monbrave Portugais me vit tombet , il tira de fapoche un piftolet dont il s'étoit niuni i tonthafard , fans que j'en fuite rien , non plus queles Tartares, qui nous auroiént laiffés en reposs'ils avoient pu le foupconner. II s'avahca hardimerltfur ces maraüts, & faifitraiit le bras décelui qui m'avoit porté le coup, il le fit pancher dëfon coté & lui fit fauter la cërveüë.Dans le mêmemoment tiran t üri cimeterre qu'il avoit toujours lfon cotéj il joignit I'autre qui s'étoit arrêté d'aborddevant moi, & lui porra ün coup de toütes fesforces : il manqua 1'homme j mais il blefla lecheval a la tête , & la pauvre béte devenuë furieufepar la douleur j einporta a travers champsfon maitre qui ne pouvoit plus lë gouverner,mais qui étoit trop bon cavalier pour ne s'y pasieuir. A la fin pourtant le cheval s'érant cabré ,le fit tomber, & fe rerlverfa für lui.Sur ces enttefaites , le Chinois a qui öh avoitarrttché le chameau, & quin'avoitpoidt darmes,eourut de ee cöté-la , & voyant que le Tartara'Ddij


4" L E S A V E N T U R E Srenverfé avoit a fon cóté un vilain inftmmentqui reffembloit affez a une hache darmes , ils'en faifit, Sc lui en caffa la tête. Mon bravevieillard cependant avoit encore fur les bras untroifième Tartate, Sc voyant qu'il ne fuyoit pas,comme il avoit efpéré, & qu'il ne 1'attaquoit pasnon plus , comme il avoit craint, mais qu'il fetenoit immobile a une certaine diftance, il fefervit de eet intervalle, pour recharger fon piftolet.Dès que le brigand appercut eet inftrumenr,qu'il prit peut-être pour un fecond piftolet toutchargé, il crut qu'il ne faifoit pas bon la pour lui,s'enfuit au grand galop, Sc laiffa a mon championune vidtoire complette.Dans ce tems-la, je commencai a revenir unpeu a moi , & je me trouvai précifément dans1'état d'un homme qui fort d'un profond fommeil,fans pouvoir comprendre pourquoi j'étoisa terre, ni qui m'y avoit mis : quelques momensaprès je fentis des douleurs , mais d'une manièrepeu diftincle ; je portai la main a mon front, &je l'en tirai toute fanglante : enfuite j'eus unegrande douleur de tête , & enfin ma mémoire ferétablir , Sc mon efprit fut dans le même étatqu'auparavant.Je me relevai d'abord avec précipitation , Scje me.faifis de mon épée, mais je ne trouvaiplus d'ennemis : je ne vis qu'un Tartare mort


DE R O BIN SON CRUSOÉ. 4ZIprés de moi , & fon cheval qui s'arrètoit tranquillementauprès du cadavre de fon maitre •, &Cplas loin j'appercus mon libératèur , qui, aprèsavoir examiné ce que le Chinois avoit fait avec leTartare renverfé fous fon cheval, revenoit versmoi, ayant encore le fabre a la main.Le bon vieillard me voyant fur pied, courut amoi, & m'etnbraffa avec des rranfports de joie;il m'avoit cru mort-, mais voyant que j'étois feulementbleffé , il voulut examiner la plaie , pourvoir fi elle n'étoit pas dangereufe. Ce n'étoit pasgrand'chofe heureufement, & je n'en ai jamaisfenti la moindre fuite, après que le coup futguéri , ce qui fe fit en deux ou trois jours detems.Nous ne tirames pas un gros butin par cetteviótoire , nous y perdïmes un chameau en ygagnant un cheval ; mais ce qu'il y eut de remarquable, c'eft que , quand nous fümes revenus ala caravane , le Chinois qui m'avoit vendu lechameau , prétendit recevoir le paiement. Jen'en voulus rien faire , & il m'appela devant lejuge du village , oü la caravane s'étoit arrêtée.C'étoit comme un de nos juges de paix ; & pourlui rendre juftice, je dois avouer qu'il agit, avecnous, avec beaucoup de prudence &d"impartialité.Après nous avoir écoutés 1'un & I'autre, ildemanda gravementau Chinois, qui avoit amenéDd ïij


4&2. L E S A V E N T U R E Sle chameau5& de qui il étoit le valet ? « Je r\§» fuis valet de perfonne ; dit-il, 8c je n'ai fait»> qu'accompagner 1'étranger qui a achetélecha-33 meau. Qui vous en a prié? répliqua le Juge,33 C'eft eet étranger lui-même, répattit le Chi-33 nois Eh bien ! dit-il, vous étiez en ce temslale valet de 1'étranger , & puifque le chameaua été livré a fon valet, il doit être cenfé avoirété livré au maitre„ Sc il eft jufte qu'il lepaye.II n'y avoit pas un mot a répondre a cettedécifion : charmé de voir eet homme établir1'état de la queftion avec tant de jufteffe , 8craifonner fi conféquemment, je payai le chameaufans contefter , & j'en fis chercher unautre : on peut bien croire que je m'épargnai lapeine d'y aller moi-même ; mon argent perdu 8cma tête caffée , étoient deux lecons fuffifantespour m'infpirer plus de précaution.La ville de Naum couvre les frontières de laChine ; on 1'appelle une fortification , 8c c'en eftune effectivement, felon la manière de fortifierles places dans ce pays la. J'ofe affurer même queplufieurs millions de Tartares qu'on peur ramaffetde la grande Tartarie, ne feröient jamais en étatd'en abattreles murailles a coups de flèches.Maisappeler cette ville fortifiée , par rapport a. notre•manière d'attaquer les places, ce feroit fe rendre


DE R O B I N S O N C R U S O É . 4I3ridicule pour ceux qui entendent un peu lemétier.Nous étions encore a deux journées de cetteplace , comme j'ai dit, quand nous fümes jointspar des couriers qui étoient envoyés de tous cótésfur les routes, pour avertir tous lesvoyageurs &ctoutes les caravanes de s'arrèter, jufqu'a ce qu'onleur eüt envoyé des efcortes , paree qu'un corpsde Tartares de dix mille hommes s'étoit faitvoir a trente milles de I'autre cóté de la ville.C'étoit une fort mauvaife nouvelle pour nous;il faut avouer pourtant que le gouverneur quinous la fit donner , agiffoit noblement, & quenous lui avions de très-grandes obligations ,d'autant plus qu'il tint parfaitement bien fa promelfe.Deux jours après nous recumes de lui troiseens foldats de la ville de Naum, & deux eensd'une autte garnifon chinoife , ce qui nous fitpoulfer hardiment notre voyage. Les trois eensfoldats de Naum faifoient notre front, & les deuxeens autres 1'arrière-garde : pour nous, nousnous mïmes fur les aïles, & tout le bagage de lacaravane marchoit dans le centte. Dans eet ordre, prêtsa nous battre comme il faut, nous crü~mes être en état de partager le péril avec les dixmille Tartares; mais quand nous les vimes paroitrele lendemain , les affaires changèrent de faced'une étrange manière,Ddïv


424 L E S A V E N T U R E SAu fortir d'une petite ville nomméeChangu,nous fümes obligés de très-grand matin de paffeemie petite rivière, & fi les Tartares avoient eu lefens commun , ils auroient eu bon marché denous , en nous attaquant dans le même tems quela caravane étoit paffee , Sc que 1'arrière gardeétoit encore de I'autre cóté ; mais nous ne lesvïmes pas feulement paroicre.Environ trois heures après , étant entrés dansun défert de quinze ou feize milles d'étendue ,nous appercumes par un grandnuage de pouffièreque 1'ennemi n'étoit pas loin, Sc un momentaprès nous les vïmes venir a nous au grand galop.La-deffüs les Chinois qui faifoient notre avantgarde, & qui, le jour auparavant, avoient faitextrêmement les braves , firent voir une fortmauvaife contenance , en regardant a tout momentderrière eux : ce qui eft un figne certainque le foldat branie dans le manche. Mon vieuxpdote en avoir fort mauvaife opinion aufli-bienque moi. Seigneur Anglois , il faut encouragerces dróles-la , me dit-il, ou nous fommes perdus;ils s'enfijiront dès que nous aurons les Tartaresfur les bras,33 Je le crois comme vous , lui répondis-je ,33 mais que faire pour empêcher ce malheur »s ?Mon avis feroit , répliqua- t-il , qu'on placatcinquame de nos gens fur chaque alle de ce corps


D E R O B I N S O N C R U S O E . 4I$de Chinois-, ce renfort leur donnera du courage,& ils feront braves en compagnie de bravesgens. Sans me donner le tems de lui répondre,je fus joindreau grand galop notre commandanrdu jour , pour lui communiquer ce confed. 11 legoCita forr , & dans le moment même il Pexécuta,& il fit un corps de réferve du refte de nos gens.Dans cette pofture, nous continuames notremarche, en laiffant les deux eens auttes Chinoisfaire un corps a part, pour garder nos chameaux,avec ordre de détacher la moitié de leurs foldats,pour nous donner du fecours, s'il étoit néceffaire.Un moment après , les Tartares furent affezproches de nous pour donner. lis éroient en trèsgrandnombre,& je n'outrepoint, en difant qu'ilsétoient dix mille tout au moins. lis commencèrentpar détacher un parti pour nous reconnoitre &pour examiner notre contenance. Les voyantpaffèr pardevant notre front, a la pottée du fufil,notre commandant ordonna a nos deux ailes d'avancertout d'un coup avec toute la viteffe poffible, & de faire feu deffiis. On le fit, fur quoices Tartares fe retirèrent pour rendre compteapparemment de la réception que nous venionsde leur faire, a laquelle le refte devoit s'attendre.Nous vïmes bien que la manière dont nous lesavions falués, n'étoit pas de leur gout. lis firent


4 l6 X S S A V E N T U R E Shalte dans Ie moment , Sc après nous avcjijrcon-.fidérésattentivementpendant quelques minutes,ils firent demi-tour a gauche , & ils nous quittèrentfans faire la moindre rentative. Nous enfumes charmés j car s'ils avoient pouffé leurpointe avec vigueur , il nous auroit éré impoffiblede réiifter long-tems a toute cette armée.Etant arrivé deux jours après a la ville deNaum on Naun , nous remérciames le gouverneurdu foin qu'il avoit eu la bonté de prendrede nous, & nous fmies, a nous tous, une fommede deux eens écus , pout en faire préfent a notreefcorte Chinoife, Nous nous repofames la unjour entier.On peut dire qu'il y a une garnifon en formedans certe ville. Elle eft du moins de neuf eensfoldats, & on 1'y a placéa paree qu'autrefoisles frontières de 1 empire mofcovite en étoientbeaucoup plus proches j mais depuis , le Czar atrouve bon d'abandonner plus de deux eens lieuesde pays , comme abfolument inutile & indigned'être confervé , fur-tout a. caufe de la grandediftance oü Naum eft du cceur du pays , Sc dela difficulté qu'il y a a y envoyer des rroupes.Cette diftance eft en effet très-grande , puifquenous avions encore du moins fix cens-foixantedixlieues a faire , ayant que de venir fur lesfrontières de Ia Mofcovie.


T)E ROBINSON CRUSOE. 4*7Après avoir quitté Naum, nous eümes a paffe*plufieurs grandes rivières , & deux terrible*déferts , dont 1'un nous coüta feize jours demarche. C'eft un pays abandonné, comme j'ai dit,& qui n appartient a petfonne. Le vingt- troisMars, nous arrivames fur les terres de la Molcovie, & fi je m'en fouviens bien , la premièreville que nous rencontrames de jurifdidhon duczar, eft appelée Argon: elle eft fituée a 1'oueftd'une rivière du même nom .Je me vis arrivé avec toute la fatisfaftionpoffible , en fi peu de tems , dans un payschrétien , ou du moins de la domination dunprirce chrétien; je n'étois pas le maitre de mestranfports de joie. 11 eft vrai, felon mon opinion,que fi les Mofcovites méritent le titre de chre-• tiens , c'eft tout au plus; mais du moins, üsfe font une gloire de potter ce nom , & dsfont même fort dévots, | leur manièreJefuis perfuadé que tout homme qui voyagepar le monde, comme moi, & qui feroit capablede quelques réflexions , fentiroit avec force, quec'eft une grande bénédiótion du ciel, d'être nédans un pays oü le nom de Dieu & du Sauveureft connu, & non pas parmi des peuples livres patmalheur aux plus groflières Ulufions, des peuplesqui rendent un culte religieux aux démons, quife proftemenc devant lebois 6c devant Upierre ,


4*8 L E S A V E N T U R . E SSc qui adorent les élémens, les monftres & lesplus vils animaux, ou du moins, qui en adorentles images. Jufqu'ici nous n'avions paffe paraucune ville qui n'eüt fes pagodes & fes idoles,Sc bü le peuple infcnfé ne profanat 1'honneurdu a la divinité, en le rendanc a 1'ouvrage defes propres mains.Nous étions arrivés, du moins alors, dans unpays , oü 1'on voyoit Ie culte extérieur de lareligion chrétienne, oü 1'on fléchiffbit lesgenouxau nom de Jéfus-Chrift, & oü le chriftianifmepaffbit pour la véritable religion , quoiqu'elle yfut déshonorée par la plus craffe ignorance. J'étoischarmé d'en remarquer au moins quelques traces,& dans 1'extafe de ma joie, je fus trouver cebrave marchand Ecoffbis , & donr j'ai faitplufieurs fois mention, pour meier ma fatisfa&ionavec la fienne; & le prenant par Iamain : « le ciel en foit béni, lui dis-je: nous» avons le bonheur de nous* trouver parmi des» chrétiens». Ne vous réjouiffèz pasfi vite , merépondit-il en fouriant: ces Mofcovites-ci, fontd'affez étranges chrétiens; ils en ont le nom toutau plus, Sc vous n'en trouverez guères la réalité ,qu'après un bon mois de marche.«Tout au moins, reptis-je, leur religion vaut» mieux que le paganifme, Sc que le culte qu'on» adreffe au diable ». II eft vrai, me dit-il, mais


DE ROMNSON CRUSOÉ. 429vous faurez, qu'excepté les foldats Ruffiens quifont dans les garnifons, tout le refte du pays,jufqu'a plus de trois eens lieues d'ici, eft habicépar les payens les plus ignorans & les plus déteftablesde 1'univers. li avoit raifon, & j'en fusbientöt témoin oculaire.Nous étions alors dans le plus grand continentqu'il y ait dans le monde entier, fi j'ai la moindreidéé du globe : du coté de 1'eft, nous étionséloignés de la mer de plus de douze eens milles ;du 'coté de 1'oueft, il y en avoit plus de deuxmille jufqu'a la mer Baltique, & plus de troismille jufqu'au canal qui eft entre la France &la Grande-Bretagne. Vers le fud, la mer dePerfe & des Indes etoit diftante de nous de plusde cinq milles; & vers le nord, il y avoit bienhuit eens milles jufqu'a la mer Glaciale. Si 1'onveut en croire quelques géographes, il n'y aaucune mer du coté du nord-eft, &c ce continents'étend jufques dans 1'Amérique; cependant jecrois être en état de faire voir par de fortes raifons,que leuropinionmanque du vraifemblable.Quand nous fumes entrés dans 1'empire mofcovite,nous n'eümes, avant que d'arriver aquelque ville confidérable, qu'une obfervationa faire; favoir que toutes les rivières qui courentvers 1'eft , fe jettent dans le grand fleuve Jamourou Gamour, qui, felon le cours naturel, doit


4]ó L E S A V E N T U R E S'porter fes eaux dans la mer Oriëntale ou Océarc'chinois. On nous débite que Ferhbouchure de 1ce fleuveéft fermée par une efpècede Joncs d'une 1grandeur terrible, ayant trois pieds de circonférence, & plus de vingt de hauteur. Pour diremon fentiment la-deffus avec franchife, je croisque c'eft-la une fable inventée a plaifir. La na-vigationde cecóté-la eft abfolument inutile , puifqu'iln'y a pas le moindre commerce; tout lepays par oü paffe ce fleuve eft habité par desTartares , qui rte fe mêlenc que delever dubétail; il n'eft pas apparent par conféquent, quela fimple cufiofité ait jamais porté quelqu'un adefcendre ce fleuVe, ou a monter par fon embouchure, pour pouvoir nous en apprendre desnouvelles. 11 refte donc évident, que courantvers 1'eft * & entrainant avec lui tant d'autresrivières, il doit fe répandre de ce cóté-la dans1'Océan.A quelques lieues du cóté du nord de cefleuve, il y a plufieurs rivières confidérables \dont le cours eft auffi direótement feptentrional ,que celui de Jamour eft orienral. Elles vont toutesporrer leurs eaux dans le grand fleuve nomméTanar, qui a donné fon nom aux Tartares lesplus fêptentrionaux , qu'on appelle TartaresMongul, qui, au fentiment des Chinois, fontles plus anciens de tous les différens peuples qui


D E R O B Ï N S O N C R U S O É . 43 Ïportent le même nom > & qui, felon nos géographes, font les Gogs Sc Magogs Aonz il eftparlé dans 1'écriture fainte.Toutes ces rivières prenant leur cours du cotédu nord, comme j'ai dit, prouvent évidemmentque le pays dont je parle , doit encore être bornéau nord par 1'Océan feptentrional, de manièrequ'il n'eft nullement próbable que ce continentpuiffe s'etendre de ce cóté-li jufques dans 1'Aménque,& qu'il n'y ait point de communicationentre 1'Océan du Septentrion, ScdeTOrient. Jene me fuis ft fort étendu la-deffus, que paree quej'eus alors 1'occafion de faire cette obfervation,qui eft trop curieufe pour être paffee fousfilence.De la rivière Arguna, nous avancames a petitesjournées vers le cceur de la Mofcovie , trèsobligésa fa majefté Czarienne du foin qu'elle apris de faire batir dans ces pays autant de viliesqu'il a été poffible d'y en placer,' & d'y mettredes garnifons qu'on peut comparer a ces foldatsftationnaires, que les romains pöftoienta'utrefoisdans les endroits les plus reculés de leur empire,pour la süreté du commerce, & pour la commoditédes voyageurs. Dans toutes ces villes, quenous rencontrames en grand nombre fur notreroute, nous trouvames les gouverneurs & lesfoldats tousRuflïens &chrétiens. Leshabitansdu


4Ji L E S A V E N T U R E Spays au contraire étoient des payens qui facri-*fioient aux idoles, Sc qui adoroient le foleii, lalune, les étoiles, Sc toutes les armées du ciel,comme s'exprime 1'écriture-fainte» Je puis diremême, que c'étoient les plus barbares de tous lespayens que j'ai rencontrés dans mes voyages,excepté feulement qu'ils ne fe nourrilfoient pointde chair humaine , comme les fauvages de1'Amérique.Nous vimes quelques exemples de leur barbarie,entre Arguna Sc une ville habitée par desTartares Sc des Mofcovites mêlés enfemblè, &cnommée Nortjïnskoi. Elle eft fituée au milieu d'unvafte défert, que nous ne pumes traverfer qu'envingt jouts de marche. Arrivé a un village voifinde cette ville, j'eus la curiofité d'y entrer : Iamanière de vivre de ces gens, eft d'une brutalitéaftreufe. Ils devoient faire ce jour-Ia un grandfacrifice; il y avoit fur le tronc d'un vieux arbreune idole de bois, de la figure la plus terrible ;Sc fi 1'on vouloitdépeindre le diable de la manièrela plus effrayante Sc la plus hideufe, on ne pourroitjamais fe régler fur un meillenr modèle.La tête de cette belle divinité ne reftembloit acelle d'aucun animal que j'aie jamais vu, ou dontj'aie la moindre idee. Elle avoit des oreilles auffigrandes que des cornes de bouc, des yeux de lagrandeur d'un écu, un nez femblable a une cornede


DE RoBlNSON CRUSOÉ. 43 Jde bélier, & une gueule comme celie d'unlion,avec des dents crochues, les plus aifreufes qu'onpuiffe s'imaginer. Elle étoic habillée d'une manièreproportionnnée a fon abominable figtire. Soncorps étoir couvert de peaux de mouton , avec lalaine en dehors, & elle avoit fur la tête un bonneta la Tartare , armé de deux grandes cornes; fahauteur étoit environ de huit pieds ; enfin cen'étoit qu'un bufte fans bras & fans jambes.Cette ftatue monfttueufe étoit érigée hors duvillage , & quand j'en approchai, je vis devantelle feize ou dix-fept créatures humaines : je nepouvois dire fi c'étoient des hommes ou desfemmes ; car ils ne diftinguenr point du tout lesfexes pat 1'habillement. Ils étoient tous étendusle vifage contre terre , pour rendre leurs hommagesa cette hideufe divinité, & ils étoienttellement immobiles, que je les crus d'abord dela même matière, que 1'idole. Pour m'en éclaircir,je voulus en approcher davantage; mais je lesvis tout d'un coup fe lever avec la plus grandeprécipitation du monde , en poulfant les hurlemensles plus épouvantables, femblables a ceuxd'un dogue; 8c ils s'en allèrent tous, commes'ils étoient au défefpoir d'avoir été troublés dansleur dévotion.A une petite diftance de 1'idole, je vis uneefpèce de hutte toute faite de peaux de vachesTomé II,E e


434 L E S A V E N T U K . E SSc de montons déféchées, a la porce de laqueltej'appercus trois hommes que je ne pouvoisprendre que pour des bouchers. Ils avoient degrands coftceaux a la main,-& je vis au milieude cette tente trois moutons Sc un jeunetaureau égorgés. II y a de 1'apparence que c'étoientdes vi&imes immolées a ces monftres de bois,que ces trois barbares étoient les piêtres Sc lesfacrificateurs , & que les dix-fept que j'avoisinterrompus dans leur enthoufiafme dévot ,étoient ceux qui avoient apporté les vi&imes,pour fe rendte leur Dieu favorable.J'avoue que la groffièreté de leur idolatrie mechoqua plus qu'aucune autre chofe de cettenature que j'aie vue de ma vie. J'étois mortifiéau fuprême degré , de voir la plus excellentecréature de Dieu, a qui, par la création, il adonné de fi grands avantages fur les autres animaux,a qui il a donné une ame raifonnable ,capable d'adorer fon créateur, Sc de s'en attirerles faveurs les plus glorieufes, s'abatardir affezpour fe profterner devant un rien, qu'il a rendului-même terrible. J'étois accablé de douleur eneonfidérant ce culte indigne, comme un pureffet d'ignorance, changé par le démon lui-mêmeen une dévotion infernale, pour s'approprier unhommage , &c une adoration qu'il envie i ladivinité, A qu.v feule elle appartjent.


i) ï ROBIN s ON- CRUS O È. 43$,- Quoique 1'illufion de ces pauvres gens füt fi.balie & fi brutale, que la nature même paroitdevoir en avoir de 1'horreur , elle n'étoit pasmoins réelle; j'en voyois des preuves inconteftablesde mes propres yeux, & il ne m'étoit paspoflible d'en douter en aucune maniète. Danscette fituationd'efprit, mon étonnement fe tournaen une efpèce d'indignation & de rage. Je poulfaimon cheval de ce cóté-la, & d'un coup de fabre,je coupai en deux le bonnet du monftre, dans letems qu'un de nos gens faifit la peau de mouton,&c 1'arracha du corps de cette effroyable idole.Cet effet de notre zèle fit, dans le momentmême, poulfer des crisarfreux par-tout le village,& bien-tot je me vis environné de deux ou troiseens de ces habitans, du milieu defquels je metirai au grand galop , les voyant armés d'arcs &Cde flèehes; bien réfolu pourtant de rendre unefeconde vifite a 1'objet diabolique de leur honteufeadoration.Notre caravane refta trois jours dans la ville,qui n'étoit éloignée du village en queftion que dequatre milles. Elle avoit deffein de s'y pourvoirde quelques chevaux , a la place de ceux quiétoient morts, & .qui avoient été eflropiés parles mauvais chemins , Sc par les grandes &Clongues marches que nous avions faites dans lödernier défert. ['Ee ij


4j(> L E S A V E N T U R E SCe retardement me donna le Ioifir d'éxécutermon projet, que je communiquai au marchandEcoffois de Mofcow , qui m'avoit donné despreuves fi convaincantes de fon intrépidité. Après1'avoir inftruit de ce que j'avois vu , &i de Pin- 5dignation avec laquelle j'avois confidéré uneffer fi horrible de 1'abatardiffement oü pouvoittomber la nature humaine, je lui dis que, fije pouvois feulement trouver quatre ou cinqhommes rcfolus & bien armés, j'avois delfeind'aller détruire cette abominable idole , pourfaire voir clairement a fes adorateurs, qu'incapablede fe fecourir elle-même, il lui éroit impoffiblede donner la moindre affiftance a ceux quilui adrelfoient leurs prières & qui s'en vouloientattirer la proteétion par leurs facrificesII fe moqua de moi, en me difant, quemon zèle pouvoit venir d'un bon principe;mais que je n'en pouvois pas attendre raifonnablementde fruit, & qu'il ne pouvoit pas comprendremon but. « Mon but, lui répondis-je ,» eit de venger 1'honneur de Dieu, qui eft» infulté , pour ainfi dire, par cette idolatrie« infernale ». Mais , répartit il comment vengcrez-vouspar-la 1'honneur de la divinité , fi cestnalheureux font incapables de comprendre votreintentiofl , & fi vous n'ères pas en état de la leurexpliquer , faute d'entendre leur langage ; öc


D E R O B I N S O K C R U S O E . 437quand même vous feriez capable de leur endonner quelque idéé, vous n'y gagneriez quedes coups j car ce font des gens déterminés ,fur-tout quand il s'agit de défendre les objetsde leur fuperfHtion.« Nous pourrions le faire de nuit, lui dis-je ,» & leur laiffer par écric les raifons de notre» procédé ». C'eft bien dit, me répliqua-t-d;fachez, mon cher ami, que , parmi cinq peuplesentiers de ces Tartares , il n'y a perfonne quifache ce que c'eft qu'une lettre, ni qui puiffelire un mot dans fa propre langue.« J'ai pitié de leur ignorance, repris - je ;„ mais j'ai pourtant très-grande envie de mettre» mon projet a exécution; peut-être la natureelle-même , quelque dégénérée qu'elle foit en» eux, leur en fera tirer des conféquences, &» leur fera voir jufqu'a quel point ils font extra-» vagans, en adreffant leur culte a un objet fi9 méptifableEcoutez donc, monfieur , me dit-il : fi votrezêle vous porte a cette entreprife avec tantd'ardeur, je crois que vous êtes obligé en confciencede 1'exécuter : je vous prie pourtant deconfidérer , que ces nations fauvages ont étéaffujetties, par la force des armes, a 1'ëmpire duCzar de Mofcovie. Si vous réuffiffez dans votreprojet , ils ne manqueront point de venir pafEe iij


45 8 L E S A V E N T U R I Smilliers s'en plaindre au gouverneur de Norcfinskoi,& demander fatisfa&ion. S'il n'eft pasen étar de la leur donner , il y a a parier deuxcontre'un, qu'ils exciteront une révolte générale,& qu'ainfi vous ferez la caufe d'une guerre fanglante, que fa majefté Czarienne fera obligéede foutenir contre tous les Tartares.' Cette confidétation calma pendant quelquesmomens le tranfport de mon zèle ; mais bien-tötaprès elle m'anima avec la même force a la deftructiondecette idole, &, pendant tout le jour,cette idéé me roula dans 1'efptit.Sur le foir, le marchand Ecolfois me rencontrapar hafard , en me promenant hors de la ville;& m'ayant tiré a 1'écait pour me parler : Je nedoute pas, me dit-il, que je ne vous aie détouméde votre pieux deffein; j'avoue pourtant que jen'ai pas pu m'empêcher d'y rêver, &c que je n'aipas moins d'horreur que vous, pour cette infameidolatrie. « A vous parler naturellement, lui» répondis - je , vous avez réufli a me détourner33 mais je Fai toujours dans 1'efprit, & je crois>» de 1'exécution précipitée de mon projet ;» fort que , s'il m'eft poffible ; je le mettrai« en oeuvre, avant que de quitter eet endroit,»» quand je devrois être livré a ces barbares ,»» pour appaifer leur fureur *>. Non, non, merépliqua-t-il, il n'y a rien a craindre de ee cóté-la j


D E R O B I N S O K C R U S O I . 439le gouverneur n'auroir garde de vous livrer a leutrage-, ce feroic en quelque forte être lui-mêmevotre meurtrier.« Eh! comment croyez-vous que» ces malheureux me traiteroient, lui dis-je»?Je vous dirai, répartit-il, comment ils ont traitéun pauvre Ruffien qui les avoit infultés dans leurculte honteux, comme vous avez envie de faire.Après 1'avoir eftropié avec une flèche, pour lerendre incapable de s'enfuir, ils le mirent nudcomme ma main , le posèrent fur leur idole; Sc1'ayant environné de toutes parts, ils tirèrenttant de flèches dans fon corps qüil en fut touthériflé; enfuite ils mirent le feu au bois de routesces flèches, Sc de cette manière ils 1'offrirentcomme un facrifice a leur divinité.« Etoit-ce la* mème idole, lui dis-je »? Oui, me répondit-il,c'étoit juftement la même. La-deffus je lui^ fis1'hiftoire de ce qui étoit arrivé a mes Anglois aMadagafcar, qui, pour punir le meurtre dunde leurs compagnons, avoient faccagé toute uneville Sc exterminé tous les habitans, & je lui disqu'il feroit jufte qu'on fit de même a ceux deeet abominable village , pour venger la mort dece pauvre chrétien.II écouta mon récit fort attentivement: maisquand il entendit parler de traiter de même lesgens de ce village, il me dit que je me trompoisfort en croyant que le fait füt' arrivé la; queE e ir


440 L É S A V E N T t 7 R . E Sc'étoit a plus.de cent milles de ce village, Scqae les gens du pays étoient accoutumés a portenjeur idole par toute la nation. Eh bien ! « lui» répondis-je , il faut donc que 1'idole foit punie» elle-même de ce meurtre , & elle le fera, fi le» ciel me lailfe vivre feulement jufqu'a demain» matin ».Me voyant abfolument déterminé a fuivre maréfolution , il me dit que je ne 1'exécuterois pasfeul, qu'il me fuivroit, & qu'il prendroit pourtroifième un de fes compatriotes , fort bravehomme ; il fe nommoit le capitaine Ricardfon ,Sc m'affuroit qu'il k'avoit pas moins d'horreurque moi, pour des coutumes auffi diaboliquesque celles 'des Tartares. 11 1'amena, & je luifis un détail de ce que j'avois vu, & de monprojet. La-deffus nous réfolumes d'y aller feulementnous trois , puifque mon affocié, a quij en avois fait la propofition, n'avoit pas trouvéa propos d'être de la partie. II m'avoit dit qu'ilferoit toujours pret d me feconder, quand ils'aguoit de défendre ma vie; mais qu'une pareilleavenrure n'étoit nullement de fon goüt. Nous nedcvions donc êtte que nous trois, Sc mon valet;& nous primes la réfolution de n'exécuter notreentreprife qu a minuic, & de nous y prendreavec toute Ia prccaution Sc avec tout le feereeimaginables.


D E RoBINSON C R Ü S O E . 441Cependant , en y. penfant plus mürement,nous trouvames bon d'attendre jufqu'a la nuitfuivanie , paree que dans ce cas la caravanedevoir parrir le matin même après 1'action : cequi empêcheroit le gouverneur de donner fatisfadtiona ces barbares a nos dépens, puifque nousferions déja hors de fon pouvoir.Le marchand Ecoflois, qui étoit auffi fermedans fa réfolution , qu'il fe montra dans la fuitebrave en 1'exécutant , m'apporta un habit deTartare, fait de peaux de mouton : avec unbonnet, un are & des flèches. Il s'en pourvutauffi, de même que fon compagnon, afin queceux qui nous verroient , ne puffent jamaisfavoir quelle forte de gens nous érions.Nous pafsames toute cette nuit a faire plufieurscompofitions de matièf es combuftibles, de poudre& canon , d'efprit-de vin & d'autres drogues decette nature. Nous nous en munimes pour lanuit deftinée a 1'entteprife; nous primes avec nousun pot rempli de poix-réfine , & nous fortimesde ia ville environ une heure après le foledcouché.II étoit a-peu-près onze heures , quand nousarrivames a 1'endroit en queflion, fans que nouspuffions remarquer que le peuple eut la moindreappréhenfion touchant leur idole. Le ciel étoitcouvert de nuages , néanmoins la lune nous


44 1 L E S A V E N T U R E Sdonnoit affëz de lumière pour nous faire remarquerque 1'idole étoit précifément dans le mêmeendroit, & dans la même pofture oü je 1'avoisvue auparavant. Les gens du village dormoienttous, excepté dans Ia tente oü j'avois apper$u lestrois prêtres, que j'avois pris d'abord pour desbouchers: nous entendïmes cinq ou fix perfonnesparler enfemble j nous jugeames par la, que , finous mettions le feu a cette divinité de bois, onne manqueroit pas de eourir fur nous pour enempêcher Ia deftruétion; ce qui ne pourroit quenous embarraffer exttêmement. Enfin nous primesle parti de Pemporter, & de la brüler autre part:mais quand nous commencames a vouloir ymettre la main , nous la trouvames d'une figrande pefanteur , que fotce nous fut de fongera un autre expédient.Le capitaine Ricardfon étoit d'avis de mettrele feu a lahutte, & de tuerles Tartares, a mefutequ'ils en fortiroient; mais je n'en tombai pasd'accord , & j'étois du fentiment qu'il ne falloittuer perfonne, fi nous pouvions Péviter. Eh bien!dit la-deffus le marchand Ecoffois, je vous ditaice qu'il faut faire; nous tacherons de les faireprifonniers, de leur lier les mains fur le dos, &de les forcer a être fpeftateurs de la deftruétionde leur infame Dieu.Heiuetifement nous avion* fur nous une affez


BE ROBINSON CRUSOÉ. 44$bonne quantité de la même corde , qui nousavoit fervi a lier nos feux d'artifice; ce qüi nousdétermina a attaquer d'abord les gens de lacabane , avec auffi peu de bruit qu'il nous feroitpoffible. Nous commencames par frapper a lapqrte, ce qui réuffit précifément, comme nous1'avions efpéré. Un de leurs prêtres venant poueouvrir , nous nous en faisimes d'abord , luimimes un baillon a la bouche, afin qu'il n'appelatpoint au fecours •, nous lui liames les mainsSc le menames devant 1'idole oü nous le couchamesa terre, après lui avoir encore lié lespieds.Deux de nous fe mirent enfuite a coté de laporte, en attendant que quelqu'autte fortit, poürfavoir ce qu'étoit devenu le premier; Sc quandils fe virent trompés dans cette attente, ils frappèrentde nouveau tout doucement; ce qui en fitvenir deux auttes a la même porte; Sc nous lesttaitames précifément de laTnême manière quéleur compagnon; nous les accompagnames toustrois jufqu'auprès de 1'idole, oü nous les placamesa terre a quelque diftance 1'un de I'autre.Quand nous revinmes fur nos pas, nous envimes deux autres venir hors de la tente , Sc untroifième qui s'artêtoit a la porte; nous mimesla main au collet aux deux premiers, fur quoi letroifitme s'étaRt reciré en pouffant de grands


444 L E S A V E N T U R E Scris, le marchand Ecoffois le fuivit de prés, Scprenant une des compofitions que nous avionsfakes, propre a ne répandre que de la fumée, &de Ia puariteur, il y mie le feu, & la jeta aumilieu de ceux qui y reftoient encore. En mêmerems 1'aurre Ecoffois Si- mon valet ayant déja liéles deux Tartares 1'un a I'autre, les con.luifirentvers 1'idole pour voir fi elle leur apporteroit dufecours, & ils nous vinrent rejoindre a toutesjambes.Lorfque 1'efpèce de fufée que nous avionsjetee dans la cabane 1'eut tellemeüt rëmplie deftimée, qu'elle avoic prefque fuffoqué ces pauvresma'Iieureux, nous y en jetames une d'une naturetrés-différente , qui donnoit de la lumière,comme une chandelie ; nous la fuivimes , Scnous.n'apperCjü nes que quatre perfonnes, deuxhommes, a ce que nous ctümes, & autant defemmes, qui apparemment s'étoient occupés auxpréparatifs de quelqu'un de leurs facrifices diaboliques.Ils nous parutent mortellement effrayés;ils trembloient comme la feuille , & la fuméeles • avoit tellement étourdis , qu'ils n'étoientpoint en état de dire Ie moindre mot.Nous les primes &. les liames comme lesautres,avec Ie moins de bruit qu'il fut poffible, Sc nousnous haiames de les faire fortir de la tente , pareequ'il ne nous étoit pas poffible de fouffrir davan-


P E R O B I N S O N C R U S O E . 44$tage cette fumée épaiffe & puante ; en un motnous les placames aüprès de leurs camarades,devant leur divinité, Sc tout auffi-töt nous mimesla main a 1'ceuvre ; nous commencames parrépandre fur 1'idole, Sc fur fes magnifiques vèremens,un bonne quantité de poix-réfine, & defuif mêlé de foufre; enfuite nous lui remplimesla gueule, les yeux & les oreilles de poudre a.eanon; nous lui mimes des fufées dans fon bonnet,& nous la couvrimes toute, pour amfi dire, defeux d'artifice. Pour faciliter encore davantagenotre deffein , mon valet fe fouvint d'avoir vaauprès de la rente un grand tas de foin & depaille ; il s'en fut de ce cóté-la avec le marchandEcoffois, & ils en apportèrent autant qu'il leurfut poffible. Tout étant préparé de cette manière ,nous déliames nos prifonniers, leur ótames lesbadlons de la bouche, les placames vis-a-vis deleur dieu monftrueux , Sc enfuite nous y mimesle feiilUn quart-d'heure fe paffa a-peu-près avant quele feu prit a la poudre que nous lui avions mifedans la, bouche , dans les yeux & dans les oreilles ;en s'allumant elle fendit prefque toute la flatue ,la défigura tellement, que ce n'étoit plus qu'unemaffe informe. Peu contens encore de tout cefuccès , nous 1'enrourames de notre paille, Sc


'44^ L E S A V B N T V R . E Sperfuadés qu'elle feroit abfolument confuméeen moins de rien, nous commencames a. fongera nous retirer; mais Ie matchand Ecoffois nousen détourna, en nous alfurantque , fi nous nousenallions, tous ces pauvres idolatres fe jeteroientdans le feu, pour y ètre confumés avec leur idole.Nous réfolumes donc de nous arrêter, jufqu'a ceque la paille füt toute brülée.Le lendemain nous fimes fort les occupés,pat mi nos compagnons de voyage, a tout préparerpour la marche, Sc perfonne ne pouvoitfoupconner que nous euffions été autre parr quedans nos lits , puifqu'il n'eft rien moins quenaturel de eourir la nuit quand on prévoit unejournée fatigante.Mais i'atTaire n'en refta pas la; le jour aprèsune grande multitude de gens Yint, non-feulementdu village , mais encore de tous les lieuxd'alentour aux portes de la ville , pour demanderau gouverneur Ruffien fatisfaétion de 1'outragequi avoit été faic a leurs prêttes , Sc au grandCham-Chi-Thaungu ; c'eft-la le terrible nomqu'ils donnoient a la plus diffbrme divinitéqu'on puiffe trouver dans tout le paganifme. Lepeuple de Nortfinskoi fut d'abord dans une grandeconftemation d'une vifite fi peu attendue, quileur étoit fake par plus de trente mille per-


DE ROBINSON CRÜSOI. 447fonnes , qu'ils prévoyoient devok s'augmenteren peu de jours jufqu'au nombre de cent milleames.Lè gouverneur Ruffien leur envoya des genspour tacher de les appaifer , & leur donna lesmeilleures paroles imaginables ; il les aflura qu'ilignoroit abfolumenc toute cette affaire, & qu'ilétoit fur qu'aucun foldat de la garnifon n'avoitété hors de la ville pendant toute la nuit; quecertainement cette violence n'avoit pas été commifepar fes gens, & qu'il puniroit exemplairenaentles coupables , s'ils pouvoient les luïindiquer. Ils répondirent avec hauteur que toutle pays d'alentour avoit trop de vénération pourle grand Cham-Chi-Thaungu, qui demeure dansle foleil, pour détruire fa ftatue; que perfonne nepouvoit avoir commis ce crime , que quelquemécréant de chrétien, & que pour en cirer raifonils lui annoncoient la guerre aufïï-bien qua tousles Ruffiens, qui n'étoient tous que des chrétiens&c des mécréans.Le gouverneur diffimula 1'indignation que luidonnoit un difcours fi infolent, pour n'être pasla caufe d'une rupture avec ce peuple conquis ,que le Czar lui avoit ordonné de traicer avecdouceur & avec honnêteté. 11 continua a lestraiter d'une manière très-civile j &C pour détoumerleur reffentiment de delfus fa garnifon,


\448 L E S A V E N T U R . E Sil leur dit que ce matin la même une caravaneécoit fottie de la ville pour s'en aller dans laRuffie j, que c'étoit peut-être quelqu'un de cesvoyageurs, qui leur avoit fait eet affront, Sc qu'ilenverroit des gens, pour tacher de le découvrirs'ils vouloient fe conrenter de ce procédé.Cette propofition fembla les caltner un peu,Sc pour leur tenir parole, le gouverneur nousenvoya quelques-uns de fes gens, qui nousinftniifivent en détail de tout ce qui venoitd'arriver, en nous infinuant que, fi quelqu'unde la caravane avoit donné occafion a cetteémeute , il feroit bien de s'échapper au plutót,Sc que, coupables ou non , nous agirions prudemment,en pouffant notre marche avec toutela viteffe poffible, pendant qu'il ne négligeroitrien pour amufer ces barbares, jufqu'a ce quenous fuffions hors d'infulte.Cette conduite du gouverneur étoit certainementdes plus obligeantes; mais quand on eninftruifit toute la caravane, il n'y euc perfonnequi ne fut parfaitement ignorant de toute1'affaire ; Sc nous fümes précifément ceux qu'onfoupconnale moins. On ne nous fit pas feulementla moindre queftion la-deffus. Néanmoins celuiqui commandoit alors la caravane profita de1'avis du gouverneur, Sc nous marchames pendantdeux jours Sc deux nuits , fans nous arrêterprefque,


E ROBIN SÓN GRUSÓÉ. 44$prefqüe , afin de gagner Jaraverta , une autirèColonie du Czar de Mofcovie , oü nous ferionsen furetéi Je dois obferver qne la ttoifièmemarché deVöit nous faire entrer darts un granddéfert, qui n'a poiat de nom , & dont je parieralplas au löng dans fon lieu. Si daris cette ciirconftancenons nous y étiohs trouvés, il eft: vraifemblable,comme on va le voir 4que nous auriönsété tous détruits.La feconde journée après la deftrucTion de1'idole, un nuage de pouffière, qui paroiffoit zune grande diftance derrière nous, fit croire aquelques-uns de la caravane, que nous étionspourfuivis. Ils ne fe trompoient pas. Nous n'étionspas loin du défert Sc nous avions pafte pat ungrand lac , appelé Schaks-Ofer , quand nousappercumes un grand corps de cavalerie de I'autrecóté du lac, qui tiroit vers le nord, pendant quenous marchions vers 1'öueft. Nous étions ravisqu'ils euffeiit pris ün cóté dü lac , au lieu quènous avions pris 1'autré, fort heureufemént pournous. Deux jours après nous rteles vimes plus; cars'imaginant qu'ils nous fuivoient toujours eomméa la pifte , ils avoient poufte jufqu'au fleuveUdda. 11 eft fort large Sc fort profond, quand ils'étend plus vers le nord ; mais dans 1 endroicoü nous le vimes, il eft fort étroit Sc guéable;Le troifième ils virent leur méprife j ou bieriTornt ILFf"


45-o L E S A V E N T U R . E Sen les inftruifit du véritable chemin que nousavions pris, & ils nous pourfuivirent avec touteIa rap'ulité imaginable. Nous les découviimesenviron au coucher du foleil , & nous avions,par hafard, choifi un endroit pour camper, fortpropre a nous y défendre. Nous étions a 1'entréed'un défert de cinq. eens milles de lougueur,& nous ne pouvions pas nous attendrea trouver d'autre ville pour nous fervir d'afyle,que Jaravena qui étoit encore a deux journéesde nous: nous avions dans le lieu ou nous étionsplufieurs petits bois , & notre camp étoit parbonheur dans un palfage alfez étroit, entre deuxbocages peu étendus, mais extrêmement épais ,ce qui di'minuoit un peu la crainte que nousavions d'être attaqués cette même nuit. Il n'yavoit que nous quatre qui favions au jufte pourquoinous étions pourfuivis; mais comme lesTartares Monguls ont la coutume de parcourirle défert en grandes troupes j les catavanes fefortifient toujours contre des camps volans devoleurs de grands chemins, & ainfi nos gensne furent pas furpris de fe voir pourfuivis parcette cavaletie.Non-feulement nous étions campés entre deuxbois, mais notre front étoit encore couvert parun petit ruiifeau, de manière que nous ne pouvionsêtre attaqués qua notre arrière-gaide. Peu


D E R Ö B I N S O N C R Ü S Ö É . 4j*cöntens encore de rous ces avantages naturels denotre pofte, nous nous Broes un rempart devanenous de tout notre bagage , derrière lequel nousrangeames fur une même ligne nos chameaux& nos chevaux, & par derrière, nous rtous couvrimesd'un abattis d'arbres.Nous n'avions pas encore fini cette efpèce defortification , que nous eumes les Tartaresfur les bras, Ils ne.nous attaquèrent pas brufquementcomme nous 1'avions cru, ni en voleursde grand chemin. Ils commencèrenc par nousenvoyer rrois députés pour nous dire de leurlivrer les coupables qui avoient infulté leursprêtres & détruit par le feu leur dieu Cham-Chi-Thaungu, afin qu'ils fuflent brülés , pourexpier leur crime ; & ils nous dirent que,fi on leut accordoit leurjufte demande, ils feretireroient fans faire le moindre mal au reftedc la caravane, finon qu'ils nous brüleroienttous tant que nous étions.Nos gens furent fort étourdis de ce compliment-,ils fe regardèrent les uns les autres pourexaminer fi quelqu'un ne découvriroit pas, par facontenance , qu'il étoit particulièrement intéreflédans cette affaire. Mais celui qui avoit fait lecoup s'appelóit Perfonne* La-deffus le commandantde la caravane fit affurer aux députés qu'ilétoit trés perfuadé que les coupables n'étoientFf ij


452 ' L E S A V E N T U R E Spas dans notre camp, que nous étions tous desmarchands d'une humeur paifible , & que nousne voyagions que pour les affaires de notre commerce; que nous n'avions pas fongé a leur fairele moindre chagrin ; que par conféquenc, ils feröientbien de chercher leurs ennemis autre part,8c de ne nous pas troubler dans notre marché ,ou bien que nous ferions tous nos efforts pournous défendre 8c pour les faire repentir de leurentreprife.Ils furent fi éloignés de croire cette réponfefatisfaifante', que le lendemain , au lever dufoleil, ils approchèrent de notre camp pour leforcer; mais quand ils en virent 1'affiette, ilsn'osèrent pas nous venir voir de plus pres, quede I'autre cóté du petit ruitfeau qui couvroitnotre front. Las ils s'arrètèrent en nous étalantune fi terrible multitude , que le plus brave denous en fut effrayé. Ceux qui en jugèrent leplus modeftement , crurent qu'ils étoient dixmille tout au moins. Après nous avoir confidéréspendant quelques momens , ils poufsèrentdes hurlemens épouvantables en couvrant l'aird'un nuage de flèches. Nous nous étions heureufementaffez bien précautionnés contre unpareil orage ; nous nous cachames derrière nosbalots., 8c fi je m'en fouviens bien, aucun denous ne fut bleffé.


D ER o B I N S O N C R U S O É . 4< 3Quelque tems après nous les vïmes faire unmouvement du coté droit, & nous nous attendïmesa être attaqués par derrière, quand unCofaque de Jaravena, qui étoit dans le fervicemofcovite , &c qui étoit un fin dtóle , s'approchantdu commandant de la caravane , lui ditque s'il vouloit il fe faifoit fort d'envoyer toutecette canaille vers Siheilka ; c'éroit une villeéloignée de nous de plus de cinq journées, ducóté du fud. Voyant que le commandantdemandoit pas mieux , il prend fon are & fesflèches & fe met a cheval. S'étant féparé denous , du cóté de notre arrière-garde, il prendun grand détour, & joïgnant les Tartares ^enqualité d'exprès , qui leur venoit donnac deslumières fur ce qu'ils cherchoient a découvrir,il leur dit que ceux qui avoient détruic Chain-Chi-Thaungu, s'en étoient allés du cóté de Siheilka,avec une caravane de mécréans, dans la réfolutionde brüler encore SchaUEfa», le dieu desTartares Tonguois.Comme ce garcon étoit une efpèce de Tartarelui-même, & qu'il parloic parfaitement biesleur langage, il ménagea fi' bien fon hiftoite-,qu'ils y ajoutèrent foi, fans la moindre difficulté.Dans le moment même, ils s'en allèrent a toutebride, & trois heures après nous n'en vïmesplus un feul, nous n'en entendïmes plus parler ,Ft ü[ni


454 L E S A V E N T U R E S& nous n'avons jamais fu s'ils poufsèrent jufqu'a-Siheilka, ou non.Après nous être tirés de ce danger, nous marchamesen süretc jufqu'a la ville de Jaravena,oü il y a une garnifon mofcovite, & nous yreftames pendant cinq jours pour nous refairede la farigue que nous avions effuyée dans nos'dernières marches, pendant lefquelles nous n'avionspas eu le loifir de fermer 1'ceil.De-la nous entiames encore dans un affreuxdéferr, que nous ne pümes traverfer qu'envingt-trois jours. Nous nous étions foürnis dequelques rentes , pour paffer les nuits plus commodément,& de feize charriots du pays, pourpotter notre eau & nos provifions. Nous en tirionsencore un grand fervice; pendant la nuitils nous tenoient lieu de retranchement, étantatrangés tout autour de notre camp; en forteque, fi les Tartares nous avoient attaqués , fansune fupériorité exceffive du nombre, nous aurionspu les repouffer fans peine.Dans ce défert, nous vimes un grand nombrede ces chaifèurs qui fourniffent tout le mondede ces belles foutrures de fables & d'hermiues.Ils font, pour la plupait Tartares Monguls , &cbien fouvent ils attaquent de petites caravanes; mais la notre n'étoit pas de leur gibier; auffin'eii avbns-nous jamais vu de troupes entières.


D E R O B I N S O N G R U S O É .45SJ'aurois été fort curieux de voir les animauxdont ils tirent ces peaux précieufes; mais il mefut impolfible de p.uvenir a mon but; car cesmeffieurs n'osèrent pas approcher de nous , &c'auroit été une grande imprudence k moi deme fép.u-erde la caravane pour les aller voir.Au fortir de ce défert, nous entrames dans unpays affez bien oeuplé, & rempli, pour ainfidire,de villes & de chareaux, oü la Coura établid'esgarnifons pour la süreté des caravanes,& pour défendre le pays contre les courfes desTartares, qui, fans cela, rendroient les cheminsfort dangereux. Sa majefté Czarienne a donnédes ordres fort précis aux gouverneurs de cesplaces, de ne rien négliger pour mettre les marchands& les voyageurs hors d'infulre , & deleur donner des efcortes d'une fortereffe a I'autre,au moindre bruit qui fe répaudroit de quelqueinvafion des Tartares.Conformémenc a ces ordres, le gouverneurd'Adinskoy ,a qui j'eus. 1'honneur de rendremes devoirs , avec le marchand Ecoffois qui leconnoiffoit, nous offrit une efcorte de cinquantehommes jufqu'a la garnifon prochaine , h nouscroyions qu'il y eüt le moindre danger dans laroute. *Je m'étois imaginé pendant tout le voyage ,que olus nous approcherions de 1'Europe, & plusFfiv


45 L E S A V E N T I J R É Snous rrouverions les gens polis, & les pays peurpiés ; mais je m'étois forc trompé a ces deuxegards, puifque nous avions encore a traverierJe pays des Tartares Tonquois, oü nous vïmes lesinêmes marqués d'un paganifme barbare , &même des marqués encore plus groflières quecelles qui nous avoient fi fort choquésauparavanr.II eft vrai qu'étant entièrement affujettis par lesMofcpvites, & miettx tenus en bride que lesautres , ils n'étoienr ni fi infolens , ni fi dangerreüx que les Monguls ; mais, en récompenfe ,•nous vïmes très-clairement qu'ils ne le cédoienta aucun peuple barbare de l'univers,en groffièretéde manières, en idolatrie -. & en nombre de divinnés.Ils font tous couverts de peaux de bêtesfauvages , auffi-bien queleurs maifons; & il n'eftpas poffible de diftinguerun homme d'une femme,par 1'habit, ni par 1'air. En rems d'hiver,quand toute la terre eft couverte de neige , ilsvivent dans des fouterreins diftingués en plufieursdifférentes cavernes.Sr les Monguls avoient leur Cham-Chi-Thaungupour toute la nation, ceux ci avoient des idoïesen chaque tenre & en chaque cave. D'ailleurs ilsadoroient le foleil, les étoües, la neige , 1'eau,en un mot tout ce qui offroit a leur efprit quelquechofe de merveilleux; & comme leurcraffesgnorance leur fait trouver dufurprenantpar-tout.


S> E R O B I N S O N C R u S 0 É. 457ÏI n'y a prefque rien qui ne foit honoré de leursfacrifices.II ne m'arriva rien de particulier dans toutecette étendue de pays , dont les bornes étoientéloignées du défert dont j'ai pailé en dernierlieu j de plus de quatre eens milles. La moitiéde ce terrein peut bien pafferpour un-défert auffi,& nous fumes obligés de voyager pendant douzojours , fans rencontrer ni maifon , ni arbre , Scde poner avec nous notre eau, Sc nos autresprovifions.Après nous être tirés de cette folitude , nousparvinmes en deux jours de marche a la ville deJanezay , fituée prés d'un grand fleuve du mêmenom. On nous dit-la, que ce fleuve fépare 1'Europe"de 1'Afie ; de quoi nos faifeurs de cartesgéographiques ne tombent pas d'accord. Ce qu'ily a de certain, c'eft qu'il borne vers Forïent 1'ancienneSibérie, qui ne fait qu'une province duvafte empire des Mofcovites , quoiqu'elle foitplus grande que toute 1'Allemagne.Je remarquai que dans cette province même,lepaganifme Sc 1'ignorance la plus brutale ont partoutle deffus , excepté dans les garnifons ruffiennes.Toute 1'étendue de terrein entre le fleuveOby & le fleuve Janezay, eft pei;plée de payens,& de payens auffi barbares que les Tartares les


4S 5 L E S A V E N T . Ü R E Splas recutés, & même que les fauvages les plushrutatix.de I'Afie &c de 1'Amérique.Jepris la liberté de dire a tous les gouverneursMofcovites , que j'eus 1'honneur d'entrecenir ,que ces pauvres payens, pour être fous le gouver-Rement d'une nation chrétienne , n'en font pasplus prêts a embraffer le chriftianifme. lis inerépondirent prefque tous', que je n'avois pastort - ymais que c'étoit une affaire qui ne lesregardoic pas. Si le Czar , difoient-ils , avoitenvie deeonvertir fes fujetsSibériens, Tonguois& Monguls, il devroit envoyer pour eet effetdes eccléfiaftiques , & non pas des foldats; &pnifqu'il s'y prend d'une autre manière, il eftnaturel de croire que notre monarque fonge plusai rendre fes peuples foumis a fon empire *, quaen faire des chrétiens.Depuis le fleuve Janezay, jufqu'a t'Oby , ilnous fallut traverfer un pays abandonné en quelqueforte: ce n'eft pas que le terrein foit iugrat,Sc incapable d'être cultivé 5 il n'y man que quedes habitans & de 1'induftrie. A le confidérer enlui-même , c'eft un pays très-agréable, & trèsfertile; le peu d'habitans qu'il contient confifteentièrement en payens , fi vous en exceptezceux qu'on y envoie de la Ruffie. Je dois obferveren paffant, que c'eft.jufternent dans ce pays


DÉ ROBIN SOK CRUSOÏ. 459iïtué de 1'un Sc de I'autre coté de 1'Oby, que fonteiivoyés en exil les crirainels Mofcovites, qui nefont point co idamnés a mort; &c il leur eft prefq


46b L E S A V E N T ' U R E SMais je ne pouvois rien gagner par un voyagede cette nature. Pour aller en Angleterre je nedevois prendre que deux chemins. Je pouvoisaller avec la caravane jufqu'a Jareflaw , & de-la,tourner vers 1'oueft, pour gagner Nerva & legolfe de Finlande. II m'éroit facile de paffeede-la , par mer, ou par terre , a Dantzick , oüpeut-être je pouvois trouver 1'occafion de medéfaire avantageufement de mes marchandifesdes Indes. Ou bien je devois quitrer la caravanea une petire ville fituée fur la Dwina , d'oü , enfix jours de tems, je pouvois venir par eau a.Archangel, & paffer de-la par mer a Hambourg,enHollande ou en Angleterre.Or il étoit également extravagant de fongera 1'un & a I'autre de ces voyages,pendant 1'hiver.II étoit impoffible d'aller a Dantzick par mer ,paree que la merBaltique eft toujours gelée danscette faifoia; & de vouloii voyager par terre dansce pays-la, c'étoit auffi dangereux que de marchermal accompagné au travers des Tartares Monguls.D'un autre cóté , fi j'étois arrivé a Archangel aumois d'Octobre, j'aurois trouvé rous les vaiffeauxpattis , & la ville prefque déferte , puifque lesmarchands , qui y font leur féjour pendant I'été ,ont coutume de fe retirer pendant 1'hiver a Mofcow.Ainfi, j'aurois puy elfuyerun froid extreme,& peut-être une grande difette de vivres , fans/


DÉ RÓJINSON C R Ö S O É . 461compter une vie crifte & défagréable , faure decompagnie.II valoiü mieux , par conféquent, laiffer la lacaravane , & faire tous les préparatifs nécefTairesM)our paffer 1'hiver dans la capitale de la Sibérie ,oü je pouvois faire fond fur trois chofes trèseffentielles; favoir , Fabondance des vivres ,une maifon bonne & chaude avec du bois enquantité , & enfin très-bonne compagnie.Je me trouvois alors dans un climat bien différentde mon paradis terreftre, ma chère ïle,oü je ne fentis jamais le froid que pendant lesfriffons de ma fièvre; au contraire, j'avois biende la peine a y fouffrir des habits fur mon corps,& je n'y faifois du feu que hors de la maifon,uniquement pout me préparer quelques mets.Ici je commencai par me fournir de rrois bonnes,camifoles & de quelques grandes robes qui mependoient jufqu'aux pieds, & dont les manchesétoient boutonnées jufqu'aux poignets.il faut remarquermême, que routes ces différentes fortesd'habits étoient doublées de bonnes fourrures.Pour chauffer ma maifon, je m'y pris d'uneautte manière que celle dont on fe fett en Angleterre; oü Fon fait du feu dans des cheminéesouvertes, qui font placées dans chaque chambre,ce qui laiffe un air auffi froid qu'il étoii aupara-


4^4 L E S A V E N T U R . E Sdeffus je lui dis que j'avois eu le pouvoir de'difpoferabfolument de la fortune Sc de la vie démes fujets, & que, malgré mon defpotifme, iln'y avoit eu perfonne, dans tous mes états,dontje n'eufle été aimé avec une tendreffe filiale.11 me répondit, en branlant la tête, qu'effectivement,de ce coté-la,j'avois furpaffé de beau- 1coup le Czar fon maitre. Ce n'eft pas tout, rrionfeigneur,repris - je 5 toutes les terres de monroyaume m'apparriennent eu propre, tous mesfujets n'étoient que mes fermiers, fans y êttecontraints; Sc tous tant qu'ils étoient, ils auroienthafardé leur vie pour fauver la mienne, & jamaisprince ne fut plus tendrement aimé, & en mêmetems fi fort refpe&é Sc fi craint de fon peuple.Après 1'avoir encore atnufé pendant quelquetems de ces magnifiques chimères, fondées pourtantfur des réalités, mais rrès»minces, je lui fisvoir clair dans le fond de cette affaire, Sc je luidonnai un détail de tout ce qui m'étcit arrivédans l'ile, & de la manière que j'y avois gouvernémes fujets: en un mot, je lui fis la-deffusprécifément le même récit que j'ai communiquéau public.Toute.la compagnie fut ravie de cette relatioli,Sc fur-tout le prince , qui me dit, en pouffant ungrand foupir , que ia vérirable grandeur del'.homme confiftoit a être fon propre maitré, St


D E R o B I N S O N C R U S O É . 465k s'acquérir un empire defpotique fut fes proprespaffions , qu'il n'auroit pas changé une monarchiecomme la mienne, contre toute la dominationde fon augufte maitre - , qu'il trouvoit une félicitéplus véritable dans la retraite a laquelle il avoitété condamné, que dans la grande autorité dontil avoit autrefois joui a la cour de fon ernpereur,&c que, felon lui, le plus haut degré de la fageflehumaine , confiftoit a proportionner nos dïfirs &cnos paffions k la htuation oü la providence trouvoitbon de nous ménager un calme'intérieur,au milieu des tempêtes & des orages qui nous environnentextérieuremenr.Pendant les premiers jours que je paffai ici,continua-t-il , j'étois accablé de mon prétendumalheur , je m'arrachois les cheveux , je déchiroismes habits, en un mot, je m'emportois atoutes les extravagances ordinaires a ceux qui fecroient accablés par leurs inforrunes - , mais un peude tems,& quelques réflexions,me portèrent a meconfidérer moi-même d'une manière tranquille ,auffi-bien que les objets qui m'environnoient. Jetrouvai bientöt que la raifon humaine, dès qu'ellea 1'occafion d'examiner a loifir tout le détail dela vie, & la nature des fecours qu'elle peut emprunterde 1'induftrie pour la rendre heureule,eft parfaitement capable de fe procurer une féli-Tome II.C g


46(5" L E S A V E N T U R E Scité réelle, indépendante des coups du fort, &entièrement convenable a nos deins les plus narurels,& au grand but pour lequel nous fommescréés. Je compris, en peu de jours, qu'un bon aira refpirer , des alimens fimples pour foutenirnotre vie, des habits propres a nous défendre desinjures de l'air, & la libertc de prendre autantd'exercice qu'il en faut pour la confervation dela fanté , font tout ce qui peut contribuer aux befoinsvérkables de Phomme. J'avoue que la grandeur,1'autorké, la richeffe, & les plaifirs qu'ellenous procure, & dont j'ai eu autrefois ma bonnepart, font capables de nous procurer mille agrémens; mais d'un autre coté , toutes ces fortesde plaifirs influent terriblemenr fur les plus mauvaifesde nos paffions. Elles fertilifent, pour ainfidire, notre ambition , notre orgueil , notre avarice,& notre fenfualité. Ces difpofitions de notrecceur , criminelles en elles-mêmes, contiennentles femences de tous nos autres crimes. Ellesn'ont pas la moindre relation avec ces talens quifont 1'homme fage , ni avec ces vertus qui conftituentle caraótère du chrétien. Privé a préfentde tout ce bonheur extérieur, fource ordinairedes vices, éloigné du faux brillant, je ne le regardeque de fon coté ténébreux ; je n'y trouveque de la difformité, & j efuis pleinemeoc con-


DE R O B ï N S ON C R, TJ S O È. 467vaincu que la vertu feule rend 1'homme véritablementfage, grand , riche , & qu'elle feule leprépare a la jouiffance d'nne félicité éternelle.Dans cette penfée , ajoura-t-il, je me trouveplusheureux au milieu de ce défert, que tous mesennemis , qui font en pleine poffefCon des richeffes& de 1'autotité qu'ils m'ont fait perdre ,& donc je me fens décharge, comme d'un fardeaupefant.Vous penferez peut-être, monfieur, me dit-ilencore, que je fuis uniquement forcé a entterdans ces vues pat la néceffité, & que, par uneefpècede politique, je fais de pareilles réflexionspour adoucir un état que d'autres pourroientnommer miférable ; mais vous vous tromperiez.S'il eft poffible a 1'homme de connoitre quelquechofe de fes proptes fentimens, je puis vous affurerque je ne voudrois pas retourner a la cour,quand le Czar, mon maitre, auroir envie de merétablir dans toute ma grandeur. Si jamais j'enfuis capable , j'avoue que mon extravagance approcherade celle d'un homme qui, délivré dela prifon de cette chair, & ayant déja un goüt dela félicité célefte , voudroit revenir fur la terre ,& fe livrer de nouveau aux foibleffes honteufes& aux misères de Ia vie humaine.11 prononga ce difcours avec tant de chaleur ^


468 L E S A V E N T U B . E S& avec une action fi pathétique, qu'on pouvoitlire dans rout fon air, qu'il exprimoit les véritablesfentimens de fon cceur.Je lui dis que je m'étois cru autrefois uneefpèce de monarque dans 1'état que je lui avoisdépeint; mais que pour lui, il n'étoit pas feulementun fouverain defpotique , mais encore ungrand conquérant, puifque celui qui rem porte Iavictoire fur fes defirs rebelles, qui s'affujettit foimême,& qui rend fa volonté abfolument dépendantede fa raifon, mérite mieux ce titre glorieux,que celui qui renverfe les murailles de laplus forte place. «Je vous conjure pourtant, mon-» feigneur, ajoutai-je , de m'accorder la liberté>» de vous 1 faire une feule queftion. S'il vous étoit35 entièrement libre de fortir de cette folitude,» & de mettre fin a votre exil, vous en ferviriez-A vous >3 ?Monfieur, me répondit-il, votre queftion eftfubtile , & ü faut faire quelque diftinótion trèsexaéfepour y répondre jufte. Je vais pourtantvous fatisfaire, avec toute la candeur dont je fuiscapable. Rien au monde ne feroit aftez fort pourme tirer de mon exil, que les deux motifs fuivans;la farisfaction de voir mes parens, & Ieplaifir de vivre dans un climat un peu plus modéré.Mais je puis vous protefter que fi mon fou-


DE R o B l N S O N C R U S O É . \6


47° L i s A V E N T U R . E Sde notre fortune, ce qui nous exempre de la fatiguede notre fubfiftance par la chaffe. Cependantles pauvres foldats qui fe trouvent ici, &qui courent les bois pour prendre des renards &des fables, font au large autant que nous. Letravail d'un mois leur fournit tout ce qui leur eftnéceffaire pour une année enticre. Comme nousdépenfons peu, nos befoins font petits, & ilnous eft aifé d'y fubvenir abondamment.Je m'érendrois trop fi je voulois rapportertoutes les particularités de 1'entretien que j'eusavec eet homme véritablement grand. II y fitvoir un génie fupérieur , une grande connoiffancede la véritable valeur des chofes, & unefageffè foutenue par une noble piété. II n'étoitpas difficile de fe perfuader que le mépris qu'ilavoit pour le monde étoit fincère , & 1'on verradans la fuite de mon hiftoire, que ces apparencesn'étoient pas ttompeufes.J'avois déja été la pendant huit mois dans unhiver extrêmement obfeur, & d'un froid fi exceffif,que je n'ofois pas me hafarder dans lesrues fans être enfoncé dans les fourrures , Sifans même avoir devant le vifage un mafqüe quien fut doublé. II n'y avoit qu'un trou pour la refpiration,& deux autres pour me donner la libertéde voir & de diftinguer les objets. Pendant


BE R O B I N S O N C R U S O É . 471trois mois, nous n'eümes que cinq heitres de jour;ou tout au plus fix, & le refte du tems il auroitfait une obfcurité abfolue , ft la terre n'avoitpas été couverte de neige. Nos chevaux étoientconfervés fous terre, & les trois valets que nousavions loués pour avoir foin de nous & de nosbêtes, fouffrirent fi fort de la faifon, que, de temsen tems, il fallut leur couper quelque doigt, ouquelque orteil, de peur que la gangrène ne s'ymit.II eft vrai que nous étions fort chaudement dansIa maifon , nos murailles étoient épailfes , lesfenêtres petites & doublés. Les vivres ne nousmanquoient pas ; ils confiftoient principalementen viande de renne féchée, en bifcuit fort bon ,en poiflon fee, en mouton, & en chair de buffle ,qui eft un fort bon manger , a peu prés du goütdu bceuf. Notre boiflon étoit de 1'eau mèlée d'efprit-de-vin,au lieu d'eau-de-vie : quand nousvoulions nous régaler , nous avions , au lieu devin, de 1'hydromel qui étoit admirable. D'ailleurs,les chaifeurs qui ne lailfoieut pas de battreles bois , quelque tems qu'il fit, nous apportoient,de tems en tems, du gibier fort gras & d'un goütexcellent; ils nous fournifloient aufti quelquefoisde grandes pièces d'ours , qu'on mange lacomme une venaifon excellente mais nous n'yGgiv


4 7 2 L E SA V E N T U R E Strouvions pas grande délicate/Te nous autres Anglois.Ce qui nous venoit fort d propos , c'eft quenous avipns avec nous une grande provifion dethe parfaitement bon , dont nous pouvions régalernos amis. Eu un mot, i tout prendre, il nenous manquoit rien pour vivre agréablement.Nous étions entrés dans le mois de Mars ; lesjours commencoient d s'allonger , & Ie froid dde venir fupportable : plufieurs voyageurs faifoieiudéja les préparatifs néceffaires pour partiren trameau; mais pour moi, qui avois pris uneréfolution d'aller a Archangel, & non pas vers laMofcovie & vers la mer Baltique, je ne fis pas Iemoindre mouvement, perfuadé que les vaiffeauxqui viennent du Sud ne partent guères pour cettepartie du monde qu'au mois deMai, ou au convmencemeutde Juin, & que parconféquent, fi j'yarnvois au commencement d'Aoüt , j'y feroisayant qu'aucun vaiffeau fut pret pour Ie retour.Ainfi je vis partir devant moi tous les voyageurs& tous les marchands qui avoient, dans le fond,raifon de me dévancer.Il arrivé, toutes les années,qu'ils quittent la Siberië pour aller en partie aMofcow, & en partie d Archangel, pour y débiterleurs fourrures, & pour acheter, a la place,tout ce qui leur eft néceffaire pour affortir leursmagafins : ils ont huit eens milles d faire pour


DE ROBINSOH CHUSOÉ. 47Jrevenir chez eux , & par conféquent il faut qu'ilsfe dépêchent.Je ne commencai a emballer mes hardes & mesmarchandifes qua la nn de Mai, & pendant quej'étois dans cette occupation, je me mis a penfera tous ces exilés qu'on laiffe en liberté dès qu'ilsfont arrivés en Sibérie. Ils peuvent aller par-toatoü ils veulent, & j'étois fort furpris de ce qu'ilsne fongeoient pas a gagner quelqu'autre partiedu monde, oü ils pourroient vivre plus a leur aite,& dans un meilleur climat. •Mon étonnement celfa dès que j'eus propoféma difficulté au prince dont j'ai fait déja plufieursfois mention. Voici ce qu'il me répondit:II faut confidérer d'abord , monfieur, 1'endrokdans lequel nous fommes , & en fecond lieu, lafituation oü nous nous trouvons. Nous fommesenvironnés ici, nous autres exilés , de barrièresplus fortes que des grilles & des verroux. Ducorédu nord, nous avons une mer innavigable, oüjamais vailTeau ni chaloupe ne trouva paffage} &quand nous aurions quelque navire en notre poffeilïon, nous ne faurions de quel coté faire voile.De toute autre part nous ne faurions nous fauverqu'a travers une étendue de terrein appartenant afa majefté Czarienne , d'environ trois cent qua--rante lieues. II eftabfolumentnécenakede fuiyre


'474 L E S A V E N T U R E Sles grandes routes frayées par les gouverneurs desprovinces , & de paffer par des villes oü il y agarnifon ruffienne; en iuivant les chemins ordinaires,nous ferions découverts indubitablement ;& en prenant des routes détournées, nous ne faurionsmanquer de mourir defaim. Par conféquencil eft certain qu'on ne fauroit former une pareilleentreprife, fans fe rendre coupable de la plushaute extravagance.Cette feule réponfe me réduiiït au lïlence , &me fatisfit pleinement. Elle me fit parfaitementbien comprendre que ces exilés étoient auiïi-bienemprifonnés dans les vaftes campagnes delaSibérie,que s'ils étoient refièrrés dans la citadelle deMofcow. Cette conviótion ne m'empêcha pas deme mettre dans 1'efprit que j'étois en état de titerce grand homme de fa trifte folitude , ni d'enformer le deffein , quelque dangereux qu'il putêtre pour moi-même.Un foir,je trouvai 1'occafionde lui expliquer mes penfées la-deffus, & de luien faire la propofition. Je lui repréfentai qu'ilm'étoit fort aifé de 1'emmener avec moi, puifqu'iln'étoit gardé de perfonne, & que j'avoisréfolu de m'en aller a Archangel & non a Mofcow: que, dans cette route, je pouvois marcheravec mon train, en guife d'une petite caravane,& qu'ainfi je ne ferois pas obligé de chercher des


DE ROBINSON CRUSOÉ. 475gites dans les garnifons ruffiennes; mais que jepourrois camper toutes les nuits ou je voudrois jque, de cette manière , je pouvois facilementle conduire a Archangel, le mettre en süreté abord d'un vaiffeau anglois oü hollandois , Scle mener avec moi dans des pays oü perfonne nefongeroit a le pourfuivre. Je l'affurai, en mèmetems,que j'aurois foin de lui fournir, pendant toutle voyage, tout ce dont il auroit befoin , jufqu'ace qu'il fut en état de fubfifter par lui-même.II m'écoura avec grande attention, & pendanttout le tems que je parlois, il me regarda fixement;je pus voir même par fon air, que ce queje lui difois le mettoit dans la plus violente agitation.Sa couleur changeoit a tout moment, fesyeux paroiffoient tantöt vifs , tantot éteints , Scfon cceur fembloit flotter entre plufieurs paffionsoppofées. II ne fut pas d'abord en état de me répondre.S'étant enfin un peu remis j état malheureux, s'écria-t-il, que celui des pauvres mortels,quand ils ne fe précautionnent pas, avec toute1'attention poffible,contre tous les dangers qui menacentleur foible vertu ! Les.aótes de 1'amitié laplus fincère peuvent devenir pour eux des pièges,Sc avec la meilleure intention du monde , ils deviennentles tentateurs les uns des autres. Moncher ami, continua-t-il, d'un air plus calme, il


47^ L E S A V E N T U K . E Sy a tanc.de défintéreffement dansroffre que vousme faites, que je connoitrois fort peu le mondefi je ne m'en étonnois paSj & que je ferois le plusingrat des hommes, fi je n'en avois toute la reconnohTancepoffible. Mais parlez-moi naturellement, avez-vous cru que le mépris que je vousai fait voir pour le monde étoit fincère , &c queje vous ai découvert le fond de mon ame, envous affurant que, dans mon exil, je m'étoisprocuré une félicité fupéiieute a tous les avantagesqu'on peut emprunter de la grandeur & desricheffes ? M'avez-vous cru vrai, quand je vousai protcfté que je refuferois de rentrer dans lacondition brillante oü je me fuis vu autrefois a lacour de mon maitre ? M'avez-vous cru honnêtehomme, ou m'avez-vous pris pourun de ces hypocritesqui fe dédommagent de leur mauvaifefortune, par une fauffe oftentation de piété & defageffe ?II s'arrêta-la, non pas pour attendre ma réponfe, mais paree que 1'agitation de fon cceur1'empêchoit de pourfuivre. J'étois plein d'admirationpour les fentimens de ce grand homme,& cependant je ne négligeai rien pour 1'y fairerenoncer. Je me fervis de quelques argumenspour le porter au deffein de fe retirer de fa triftefituation 5 je tachai de lui faire confidérer'ma


DE ROBINSON CRUSOÉ. 477propofition, comme une porte que le ciel ouvroita fa liberté, & comme un ordre qu'il recevoitde laProvidence, de fe mettre dans un étatplus agréable, & de fe rendre utile aux autreshommes.Que favez-vous, me répondit-il , fi au lieud'un ordre de la Providence , ce n'eft pas plutotune rufe du.démon , qui, dans ma délivrance ,offre a mon ame I'idée d'une grande félicité, uniqueinentpour me faire tombet dans un piège,&pour me porter a eourir moi-même a ma ruïne ?Dans mon exil, je fuis libre de toute tentation ,de retourner a ma miférable grandeur-, & fi j'étoislibre , peut - être 1'orgueil, 1'ambition , 1'avarice& la fenfualité, dont la foutce n'eft jamais entièrementtatie dans la nature humaine , m'entraineroiehtde nouveau avec impétuofué. Alorseet heureux prifonnier redeviendroir, au milieudes douceurs d'une liberté extérieure , Tefclavede fes fens & de fes paffions. Non , non , moncher monfieur, il vaut bien mieux que je reftedans mon exil, banni de la cour , & exempt decrimes, que de me délivrer de cette vafte folitude, aux dépens de la liberté de ma raifon ,aux dépens d'une félicité éternelle , fur laquelleje fixe a préfent mes yeux, & que je pourroisperdre fi j'acceptois vos offres obligeantes. Je fuis


478 L E S A V E N T Ü R E Sun homme foible., naturellement fujet d la tyranniedes paffions : ne me tirez pas de mon heureufedéfiance; ne foyez pas en même tems monami & mon tentateur.Si j'étois furpris de fon difcours précédent,celui la me rendit abfolument muet. Son ameluttoit d'une telle force contre fes defirs , éc contrece penchant naturel a tout homme , de chercherfes commodités , que , quoiqu'il fit un tems extraordinairementfroid, il éroit tout en eau.Voyant qu'il avoit grand befoin de fe tranquilhfer,je lui dis, en peu de mots, qu'il feroitbien de confidérer cette affaire a loifir , 8c d'unemanière calme , & la-deffus je m'en retournaichez moi.Environ deux heures après , j'entendis quelqu'una la porte de ma chambre, 8c lorfque jeme levois pour 1'ouvrir, il m'en épargna la peine;c'étoit le prince lui-même. Mon cher ami, medit-il, vous m'aviez prefque perfuadé ; mais laréflexion eft venue a mon fecours ,8c je me raffermisabfolument dans mon opinion, ne le trouvezpas mauvais, je vous en prie. Si je n'acceptepas une offre auffi obligeante & auffi défintérefféeque la votre , fi je la refufe , ce n'eft pas faute dere'connoiflance; j'en ai toute lagratitudepoffible,foyez-en sur. Mais vous ne voudriez p3s que je


DE R p B I N S O N C E. U S O É. 479me rendiffè malheureux \ vous avez trop de bonfens, pour ne vous pas réjouir de la viótoire quej'ai remportée fur moi-même.« J'efpère , monfeigneur, lui répartis-je, que» vous êtes pleinement convaincu qu'en rejetant» le parti que je vous propofe, vous ne défo-33 béiffez pas a Ia voix du ciel ». Monfieur , medit-il, fi cette propofition m'avoit été faite parune direótion particuliere de la Providence , unedireétion toute pareille m'auroit forcé al'accepter,8c par conféquent, j'ai lieu de croire que c'eft patfoumiffion a la voix du ciel que je refufe unparti fi avantageux en apparence. Vous allez vousféparer de moi, & fi vous ne me laiffez pas entièrementlibre , du moins vous me laifferezhomme de bien 8c armé contre mes defirs, d'unefage précaution & d'une timidité prudente.Je ne pouvois que tomber d'accord de la fageffede fa réfolution, en lui proteftant néanmoinsque mon but avoit été uniquement de luirendre fervice. II m'embraffa la-deffus avec uneaction tendte & paffionnée , & m'affura qu'ilétoit convaincu de la puretde mes intentions ,8c qu'il feroit charmé de m'en pouvoir témoignerfa reconnoiffance. Pour me faire voir que fes proteftationsétoient fincères, il m'offrit un magnifiquepréfent de fables, & d'autres fourrures de


4S0 L E S A V E N T U R . E Sprix. J'avois de la peine a me réfoudre a les accepterd'un homme qui éroit dans une malheureufefituation ; mais il ne voulut point être refufé, & pour ne le pas défobliger, force me futde prendre un préfent fi magnifique.Le jour après j je lui envoyai mon valet avecun préfent de thé, a quoi j'avois joint deux piècesde damas de la Chine, & quelques petires piècesd'or du Japon, qui ne pefoient pas fix onces entout par conféquent, il s'en falloit bien quemon préfent n'égalat le fien , qu'a mon retour enAngleterre je trouvai de la valeur deplus de zoo 1.fterling.Ilaccepta le thé, une pièce de damas, & unefeule petite pièce d'or marquée du coin du Japon,qu'il ne prit fans doute que comme une curiofité;&z me renvoyant le refte , il me fit dire qu'il feroitbienaife d'avoir une converfation avec moi.M'étant venu voir la- deffus, il me dir que jefavois ce qui s'étoit paffé entre nous, & qu'il meconjuroit de ne lui en plus parler; mais qu'il feroitbien aife de favoir fi, lui ayant fait une offrefi généreufe, je ferois d'humeura rendre le mêmefervice a une perfonne qu'il me nommeroit, &pour laquelle il s'intéreffbit de la manière la plustendre. Je lui répondis natureüement, que jeparlerois contre ma confcience fi je difois quej'étois


DE RoBINSON CRUSOÉ. 481j'étois pree a faire autaric pour un autre que pouclui, pour qui je fentois un profond refpect Sc laplus parfaite eftime. Cependant, continuai-je,fi vous voulez bien me nommer la perfonne enqueftion, je vous répondrai avec franchife, SCfi ma réponfe vous déplait, j'ofe efpérer quevous ne m'en voudrez point de mal. 11 me ditqu'il s'agiffoit de fon fils unique que je n'avoisjamais vu , Sc qui fe trouvoit dans la même conditionque lui, éloigné de Tobohki de plus dedeux eens milles; mais qu'il trouveroic le moyende le faire venir, fi j'étois difpofé a lui accordercette gtace.Je n'héfitai pas un momentyje lui dis que j'yconfentois de bon cceur , & que ne pouvant paslui montrer a lui-même jufqu'a quel point je leconfidérois , je ferois charmé de lui en donnerdes marqués dans la perfonne de fon fils. Le lendemainil envoya des geus pour aller chercher lejeune prince , Sc il atriva trois femaines après,amenant avec lui fix ou fept chevaux chargés desplus riches fourrures , dont la valeur montoit aune fomme très-confidérable.Ses valets conduilïrent les chevaux dans laville , en laiffant leur jeune feigneur a quelquediftance de-laymais il entra la nuit incognitodans la maifon, Sc fon père me le préfenta. DansTomé. II.H h


481 L E S A V E N T U K . E Sle même moment nous concertames tout pournotre voyage, Sc nous en réglames les préparatifs.J'avois troqué, dans cette ville, une partie demes marchandifes des Indes contre une bonnequantité de fables, d'hermines, de renards noirs,& d'autres fourrures de prix. Ce que j'avois donnéen échange, confiftoit fur-tout en noix mufcades,&c en cloux de girofle, & dans la fuite je me défisde ce qui m'en reftoit a Archangel, oü j'en tiraiun meilieur parti que je n'aurois pu faire aLondres. Ce commerce plut fort a mon affocié ,qui étoit plus avide de gain que moi , Sc dontIe négoce étoit plus le fait, qu'il n'étoit le mien.II fe félicitoit fort du parti que nous avions prisde refter fi long-rems dans la Sibérie , a caufe desprorits confidérables que nous y avions faits.C'étoit au commencement de Juin que je partisde cette ville fi éloignée des routes ordinaires ducommerce, qu'elle ne doit pas faire grand bruitdans le monde. Notre caravane étoit extrêmementpetite , puifqu'elle ne confiftoit qu'en trentechameaux en tout. Tout cela paffoic fous monnom, quoiqu'il y en eüt onze dont le jeune princeétoit propriétaire.Ayant un fi gros équipage , je devois avoirnaiurellementun bon nombre de domeftiques', par


D E R O B I N S O N C R U S O É . 48}conféquent, ceux du prince pouvoient bien paffeepour les miens. Ce feigneur , lui-même . prit letirre de mon maïrre-d'hótel , ce qui apparemir.entme fit prendre pour un homme d'importance: mais cette vanité me chatouilla fort peu.Nous fümes obligés d'abord de paffer le plusgrand & le plus défagréable défert que j'aie rencontrédans tout le voyage. Je 1'appellé le défertle plus défagréable , paree qu'en plufieurs endroits,le terrein eft marécageux, & fort inégalen plufieurs autres. Tout ce qui nous en confoloit,c'étoit la penfée que nous n'avions rien acraindre de ces brigands de Tartares qui ne palfentjamais 1'Oby , ou du moins trés - rarement. Cependantnous fümes fort ttompés dans ce calcül-la.Le jeune prince avoit avec lui un trés - fidéledomeftique Mofcovite , ou plutót Sibérien, qui,connoiffant parfaitement bien tout ce pays , nousconduifit par des routes particulières, pour éviterles villes qui font fur les grands chemins, commeTuinen , Soly-Kamskoy , & plufieurs autres : ilfavoit que les gamifons Rufliennes qui sytrouvent , obfervent avec une exacVt'tude trèsfcrupuleufe,1'ordre qu'elles ont d'examiuer lesvoyageurs , pour voir fi quelque exilé de marquéne s'aviferoit pas de fe glifler dans le cceur de laMofcovie.Hhij


484 LES A V E N T U R . E SLes mefures que nous primes ne nous expofoiencpas a de pareilles recherches ; mais d'unaucre córé, elles nous forcoient a faire tout notrevoyage par le défert, Sc a camper toutes les nuitsfous nos tentes; au lieu qu'en paffant par les villes,nous aurions pu jouir de toutes les commoditésimaginables. Le jeune prince fentoit fi bien lesdéfagrémens oü ma bonté pour lui m'engageoit,qu'il ne vouloit pas confentir de camper toutesles fois que nous nous trouvions prés de quelqueville. II fe contentoit de coucher lui-même dansles bois avec fon fidéle valet, & il favoit nousrejoindre dans les endroits oü nous étions convenusde 1'attendre.Nous entrames dans 1'Europe en paffant la rivièreappelée Karna, qui, dans eet endroit, fépare1'Europe de 1'Afie. La première ville européennequ'on renconrre de ce coté-la , s'appelle Soly-Kamskoy, c'efl-a-dire , la grande ville fur lefleuve Karna. Nous crümes voir lalepeuple mieuxpoli dans fa manière de vivre, dans fes habillemens, & dans fa religion j mais nous nous troni--pames. Dans le défert que nous avions a traverfer,& qui, de ce cbté-la, n'a que deux eens millesd'étendue , quoiqu'il en ait fept eens dans.d'autres endroits, nous trouvames les habitanspeu différens des Tartares Monguls. Ils dounent


B E ROBINSON C O S O K . 4 8 5dans un paganifme tout auffi gtoffier que les fauyagesde 1'Amérique. Leurs bourgs & leurs maifonsfont pleines d'idoles , & leur manière devivre eft entièrement barbare, excepté dans lesvilles & dans les villages qui en font proches,oü 1'on trouve des chrétiens qui fe difent de1'églife grecque , mais qui ont mêlé leur religiondevant de cérémonies fuperftitieufes qui leurreftent de leur ancienne idolatrie, qu'on prendroitleur culte plutot pour un fortilège que pourun culte chrétien.En traverfant cette vafte folitude, aptès avoirbanni toute idéé de danger de mon efprit, commeje 1'ai déja infinué , je courus rifque d'être maffacré, avec toute ma fuite , par une troupe debrigands 5 je n'ai jamais pu favoir quelles gensc'étoient, fi c'étoit une bande d'une efpèce deTartares appelés Qftiacbi , ou fi c'étoient desMonguls répandus au dela des bords de 1'Oby,ou bien fi c'étoit une troupe de chaffeurs de laSibérie , qui s'étoient affemblés pour prendre uneautre proie que des fables & des renaris- Ceque je fais parfaitement bien , c'eft qu'ils étoienttous a cheval, qu'ils étoient armés d'arcs & deflèches, ik que quand nous les rencontramespourï' ^ m; ^ f m s . ils étoient a peu prés au nombre1.1 Li.„„. Ao none in ­de quarante-cinq. US approeuc^». ^ ^


486 L E S A V E N T U R E Squ a deux différentes reprifes , & nous environnantde tous cotés , ils nous examinèrent avecune trés-grande attention. Enfuite ils fe poftèrentjuftement dans notre chemin, comme s'ilsavoient eu envie de nous couper le paffage.La-deffus, n'étartt en tout que feize perfonnes,nous placames devant nous nos chameaux ,' tousfur une même ligne , afin d'être plus en état derepouffercette canaille; ayant fait halte,nousenvoyames le valet Sibérien du prince pour lesreconnoïtre. Son maïtre y confentit de bon cceur,d'autant plus qu'il craignoit que ce ne fut unetroupe de Sibériens , détachce expres pour 1'attraperdans fa fuite , & pour le ramener parforce.Ce brave domeftique s'avanga de leur coté ;Sc fe tenant a une certaine diftance, il leur pariadans tous les différens dialectes de la langue Sibérienne, fans pouvoir entendre un feul mot dece qu'ils lui répondoienr. Cependant il comprit,par leur aétion, & par plufieurs fignesqu'ils luifaifoient, qu'ils tireroient fur lui s'il avoit lahardieffe d'approcher davantage. II re tourna ladeffusfur fes pas, pour venir faire fon rapport,fans avoir grand'chofe a nous dire , finon qu'illes croyoit Kalmucks ou Circaffiens par leurshabits, & que, felon toutes les apparences , il


D ER O B I N S O N C k 9 5 f 4??devok y en avoir la plus grande quantkérépanduedans le défert,quoiqkd n eutjama.entendu dire auparavant que ces barbares fefuffent fi forr avancés du cbte du nord ;C etoitune trifte confolation pour nous5mais ü nyavoit point deremède.II v avoit a notre gauche , a un quart de miLede nous, & tout prés de la route, un peut bofauet, ok les arbres étoient extrêmement fetres ,l je confidérai d'abord qu'il falloit nous avanceriufques-U , & nous y fortifier le mieux qu il nousferoit poffible. Nous devions néceiTairement gaonetpar-la un doublé, avantage : les brancheseoaiifes Sc cntrelacées nous mettroient i couvertdes flèches de nos ennemis, & ils ne pourroientjamais nous attaquer en corps. A parler franche-Inenc , c'étoit le vieux pilote Portugais qui m enfit d'abord venir la penfée. Ce bon-homme avoitcette excellente qualité qu'il confervoit toujoursfon fang-froid dans le pétil5& > paM* «toujours le plus propre a nous donner de bonsconfeils &i nous infpirer du courage.Nous exécutames d'abord ce projet avec touteIa diligence poffible , Sc nous gagnames le pentbois en queftion, fans que les Tartares ou lesbriaands filTent le moindre mouvement pournous en «npècher. Quand nous y fümes arrivés ,H h iv


4§S L E S A V E K T U R E Snous trouvames, a notre grande fatisfaclion, qnec*étoit un terrein marécageux , & qu'il y avoitd'un coté une grande fource d'eau qui fe répandoitdans une efpèce de petit lac , & qui, aquelque diftance de-la , étoit jointe par uneautre fource de la même grandeur. En un mot,nous nous vïmes juftement auprès de la fourced'une rivière confidérable qu'on appelle Writska.Les arbres qui croiifbient a 1'entour de cettefource, n'étoient qu'environ au nombre de deuxeens; mais ils étoient fort ferrés, comme j'ai déjadit, & revêtus d'un branchage extrêmementtouffu; enforte que, dès que nous nous vïmes lesmaïtres dé ce boengè , rious nous crümes hors dedanger, a moins que nos ennemis nemilfent pieda terre pour nous attaquer.Pour nous rendre encore cette entreprife plusdiflicile , notre vieux Portugais s'avifa de couperde grandes branches & de les lailfer pendre dansles arbres, ce qui nous environna comme d'unefortificarion fuivie.Nous nous tïnmes-la en repos, pour voir ceque les ennemis entreprendroient contre nous :mais ils ne firent pas le moindre mouvementpendant un efpace de tems confidérable. Enfina peu-près deux heures avant la nuit, ils vinrentdireótement a nous, 8c quoique nous ne nous en


DE ROBINSON CRÜSOÉ. 489fuffions pas appercus , nous trouvames que leurnombre étoit fort augmenté, Sc qu'ils étoient dumoins qnatre-vingt cavaliers , parmi lefquelsnous crumes remarquer quelques femmes.lis n'étoient éloignés de nous que d'une demiportéedefufil, quand nous tirames un feul coupfans balie, en leur criant en même tems, en langueruflïenne , ce qu'ils vöuloient, & qu'ils euffentafe retirer. Comme ils ne nous entendoient pas,ce coup ne fit que redoubler leur fureur. Ilsavancèrenta toute bride du coté du bois, fans s'imaginerque nous nous y fuffions fi bien barncadés,qu'il étoit abfolument impoffible de s'y faire unpaffage. Notte Portugais, qui avoit été notre ingénieur, étoit auffi notte capitaine. II nous priade ne faire feu , que lorfque nous verrions1'ennemialademi-portée du piftolet, afin^quenous fuffions sürs de nos coups. Nous lui dïmesde nous en donner le fignal , & il tarda fi longtems, que quelques-uns des ennemis n'étoientéloignés de nous que de la longueur de deuxpiqués quand nous fimes notre décharge.Nous vifames fi jufte, ou pour mieux dire , la' providence dirigea fi bien nos coups , que nousen tuames quatorze , fans compter les chevaux ,& ceux qui n'étoient que bleffés; car nous avionstous chargé nos armes de deux ou trois ballestout au moins.


45?o L E S A V E N T U R . E Slis furent terriblement étonnés cl'une déchargefi peu attendue, & fe retirèrent a plus de deuxeens verges de nous. Nous eümes , dans eet intervalle, non-feulementle tems de recharger nosfufils, mais encore de faire une fortie & de faifircinq ou fix chevaux , dont les maïtres avoientapparemmenrperdu la vie. Nous vimes facilementque nos ennemis étoient Tattares ; mais il nenous fut pas poffible de voir de quel pays ilsétoient , ni par qael motif extraordinaire ilss'étoient avancés jufques-la.Environ une heure après ils firent un fecondmouvement pour nous attaquer5& ils furentreconnoitre notre petit bois de toutes parts ,pour voir s'ils n'y pouvoient pas trouver un auttepaffage ; mais remarquant que nous étions prêtsa leur tenir tête de tous cótés , ils fe retirèrentde nouveau , & pour nous , nous primes la réfolutionde nous tenir la clos & couverts pendanttoute la nuit.Nous dormimes fort peu , comme on le croirafans peine , & nous paffames prefque toute lanuit a nous fortifier davantage , & a barricadertous les endroits par lefquels les ennemis pouvoientIeplus facilement venira nous, fans négligerde pofer par-tout des fentinelles, & de faireune garde exacte.Dans cette pofture nous attendimes le jour


DE R O B I N S O N C R U S O É . 491avec impatience; mais il nous fitfaire une découvertefort défagréable. Les ennemis , que nouscroyions dé,couragés par la réception qu'ils avoientrecue, s'étoient augmentés jufqu'au nombre deplus de trois eens , &. ils avoient dreïTé dix oudouze tentes- ou huttes , comme s'ils avoientptis la réfolution de nous affiéger. Ils avoientplacé ce petit camp dans la plaine, a un quart delieue de nous. Nous fumes tous fort confternésde cette vue, & j'avoue que, pour moi, je me crusperdu , avec tout ce que j'avois de richeffes avecmoi. Quoique cette dernière perte eüt été confidérable, ce n'étoit pas celle-la qui me touchoitIe plus; ce qui m'effrayoit davantage", c'éroitIa penfée de tomber entre les mains de ces barbares,a la fin d'un fi long voyage , après avoirécliappé a tant de dangers , &c furmonté des difficultésfi grandes & finombreufes; de périr a lavue du port, pour ainfi dire, & dans le momentmême que je m'étois cm dans une entière fureté.Pour mon affocié , fa douleur alloit jufqu'a larage ; il protefia que la perte de fes biens, &celle de fa vie, lui étoient égales ; qu'il aimoitmieux périr en combattant, que de mourir defaim, & qu'il fe défendroit jufqu'a la dernièregoutte de fon fang.Le jeune ptince , qui étaifauffi brave que le


4572. L E S A V E N T U R E Splus vaülant guerrier de l'univers, étoit auffi dufentiment qu'il falloit fe battre jufqu'au dernierfouffle de vie, & le vieux pilote croyoir que,de Ia manière que nous étions poftés, nous pouvionsfaire tête a nos ennemis & les repoulfer.Tout le jour fe paffa de cette manière , fans quenous puffions parvenir a une réfolution fixe. Versle foir, nous appercumes qu'un nouveau renfortétoit venu aux Tartares : ce qui nous fit croirequ'ils s'étoient féparés en différentes bandes,pour roder par-tout, & pour chercher quelqueproie, & que les premiers avoient détachéquelques-uns des leurs, pour donner avis aux autresdu butin qu'ils avoient découvert.Craignant que le lendemain ils ne fuffentencore plus forts , je me mis a queftionner lesgens que nous avions amenés avec nous deTobolski, pour favoir d'eux, s'il n'y avoit pasquelque route détournée par laquelle nous pouvionséchapper a ces canailles pendant la nuit,& nous retirer vers quelque ville , ou bien trouverquelque part une efcorte pour nous conduirea travers le défert.Le Sibérien , domeftique du prince , nous ditque, li nous aimions mieux leur échapper queles combattre, il fe faifoit fort de nous tirer deIa pendant la nuit , par un chemin qui alloit du


D EROBINSON CRBSof. 49?coté du nord vers. Petrou , & de tromper indubitablementles Tartares , qui nous tenoientcomme affiégés. 11 ajouta que , malheureufement,fon feigneur lui avoit protefté qu'il vouloit febattre, Sc non pas fe retirer.Je lui répondis, qu'il avoit mal pris les expreffionsde fon maitre , qui étoit trop fage , pourvouloir fe battte fimple.ment pour avoir le plaifirde fe battre , & qui, quoiqu'il eür déja donnéde grandes marqués de fon intrépidité , ne voudroitpas réfifter avec dix - fept ou dix-hukhommes, 4 cinqou fix eens Tartares , fans y êtrecontraint par une néceffité inévitable. Si vousfavez réellement, ajoutai-je, un sür moyen denous tirer d'icifains Sc faufs, c'eft 1'unique partiqu'il y a a prendre. Il me répliqua, que li fonfeigneur vouloit le lui otdonner , il confentoiti perdre la tête s'il n'exécutoit pas le projet dontil s'agifloit.II ne fut pas difficile de porrer le jeune prince4 une réfolution fi fenfée; il donna a fon domeftique'lesordres nécelfaires, Sc dans Ie momentmême, nous préparames tout pour faireréuflir cette entreprife falutaire.Dès qu'il commenca a faire obfeur, nous allumamesdu feu dans notre petit camp, en prenantnos mefures pour le faire durer pendant


494 L E S A V E N T U R E Stoute Ia nuit, afin de faire croire aux Tartaresque nous y étions encore; & auffi-tótque nous vïmes paroïtre les étoiles que le Sibénenavoit marquées pour notre départ, nos bêtesdecharge étant déja en état de marcher, nousfiiivïmes norre guide qui ne confultoit que1'étoile polaire, pour nous mener par ce pays,dont une grande partie ne confiftoit qu'en plaines.Après avoir marché^ vigoureufement pendantdeux heures, nous vïmes que 1'obfcurité commencoita difparoïtre, & qu'il faifoit plus clair.qu'il n'étoit néceffaire pour norre deffein : lalune fe levoit, ce qui nous auroit été fortd'éfavantageux, fi les Tartares s'étoient appercusde notre retraite. Heureufement ils en furentles dupes, & nous arrivames Ie matin a fix heures,après avoir fait quarante milles de chemin, & eftropié plufieurs de nos bêtes', a. unvillage appelé Kerman^inskoy , oü nous nousreposames, fans enrendre dire la moindre chofede nos ennemis, pendant tout le jour.Environ deux heures avant la nuit, nous nousremïmes en marche & nous reftames en cheminjufqu'au lendemain huit heures du matin. IInous fallut paffer une perite rivière appelée Kir^apour arriver a un grand bourg bien peupléAs


CE RoBINSON CRUSOÉ. 495habité par des Ruffiens, Sc nommé Opmots.C'eft-la que nous nous délafsames pendant quelquetems • nous y apprimes que plufieurs hordesde Tartares Kalmucs s'èroienr répandues dans ledéfert, mais que nous n'en avions plus rien acraindre, ce qui nous donna une très-grandefatisfaótion.Nous reftames-la cinq jours entiers, tant pourgoüter quelque repos, après des marches fi farigantes,que pour nous y fournir de quelqueschevaux, dont nous avions grand befoin. Nousavions les obligations les plus elfentielles 'aubrave Sibérien, qui nous avoit conduits jufquesla;Sc mon affocié & moi, nous lui donnamesla valeur de dix piftoles, pour le récompenferde eet important fervice.tJne autre marche de cinq jours nous menaaVeuflima, fur la rivière de Witzogda, qui fejette dans laDwina, & de la nous vinmes aLawrenskoy, le 3 de Juillet. Nous goutions-lale plaifir de voir la fin d'e notre voyage par tërre,puifque nous étions fur le bord de la Dwina,fleuve navigable , qui nous pouvoit conduire enfept jours a Archangel. Nous y louames deuxgrandes chaloupes pour notre bagage, Sc uneefpècede barge fort commode pour nous-mèmes;nous nous embarquames le 7, Sc nous arriyames


49


D B R O B I N S O N GRUSOE'; 4«yïious entrames dans 1'Elbe le i z de Septembre;nous trouvames a Hambourg , mon affocié &moi, des occafions trés - favorables, de vendrenos marchandifes, tant celles des Indiens, queles fournitures que nous avions apportées de laSibérie; en partageant avec lui le produit de tousnos effcts, j'eus pour ma part 3475 liv. fterling...17 fchelings & 3 fols, malgré plufieurs pertesque nous avions été obligés. de foutenir. 11 eftvrai que je comprends dans ma portion unepartie de diamans que j'avois achetés a Bengalepour mon compte particulier, & qui valoientbien 600 liv. fterling.Ce fut la que le jeune ptince prit congé denous; il monta 1'Elbe, dans le deffein d'aller a laCour de Vienne , oü il efpéroit trouver de laprotection , & d'oü il pouvoit entretenir correfpondanceavec ceux des amis de fon père quiétoient encore en vie. II ne fe fépara pas demoi, fans me rémoigner, de la manière la plusforte, la reconnoiffance qu'il fentiroit toute favie , pour le fervice que je lui avois rendu, Scpour les tendres marqués d'amitié que j'avoisdonnées au prince fon père.Après être refté quatre mois a Hambourg , jepaffai par terre en Hollande, oü m'étant embarqüédans le paquebot, j'arriyai a Londres le zoTome II. I i


'4S>8 L E S 'A V E N. T U R E S, &c.de Janvier 1705, dix ans & neuf mois aprèsmon départ d'Angleterre.Je me trouve a préfent dans ma patrie , bienréfblu de ne plus me fatiguer, en cherchant desaventutes par le monde; il eft tems que je meprépare a un voyage plus long que tous ceux queje viens de décrire. Pendant une vie de foixantedouzeans, variée par tin fi grand nombre de différentesrévolutions , j'ai appris fuffifamment kconnoïtre le prix de la rettaite & le bonheurineftimable qu'un homme fage doit trouver a.finir fes jours en paix.Fin du fecond Volume.


499'T A B L EDESVOYAGESIMAGINAIRES.T O M E S E C O N D .ROBINSONCRUSOÉ.PRÉEACE DU TRADUCTEUR, page iAVENTURES DE ROBINSON CRUSOÉ.TROISIEME PARTIE, 15QUATRIEMEPARTIE,Fin de la Table.

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