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L'Autre Monde ou Les États et Empires de la Lune

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CYRANO DEBERGERAC<strong>L'Autre</strong> <strong>Mon<strong>de</strong></strong><strong>ou</strong><strong>Les</strong> <strong>États</strong> <strong>et</strong><strong>Empires</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>


<strong>L'Autre</strong> <strong>Mon<strong>de</strong></strong>La <strong>Lune</strong> était en son plein, le ciel était déc<strong>ou</strong>vert, <strong>et</strong> neuf heures du soirétaient sonnées lorsque n<strong>ou</strong>s revenions d'une maison proche <strong>de</strong> Paris,quatre <strong>de</strong> mes amis <strong>et</strong> moi. <strong>Les</strong> diverses pensées que n<strong>ou</strong>s donna <strong>la</strong> vue<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te b<strong>ou</strong>le <strong>de</strong> safran n<strong>ou</strong>s défrayèrent sur le chemin. <strong>Les</strong> yeux noyésdans ce grand astre, tantôt l'un le prenait p<strong>ou</strong>r une lucarne du ciel parqui l'on entrevoyait <strong>la</strong> gloire <strong>de</strong>s bienheureux ; tantôt l'autre protestaitque d'était <strong>la</strong> p<strong>la</strong>tine où Diane dresse les rabats d'Apollon; tantôt unautre s'écriait que ce p<strong>ou</strong>rrait bien être le soleil lui-même, qui s'étantau soir dép<strong>ou</strong>illé <strong>de</strong> ses rayons regardait par un tr<strong>ou</strong> ce qu'on faisait aumon<strong>de</strong> quand il n'y était plus.« Et moi, dis-je, qui s<strong>ou</strong>haite mêler mes enth<strong>ou</strong>siasmes aux vôtres, jecrois sans m'amuser aux imaginations pointues dont v<strong>ou</strong>s chat<strong>ou</strong>illez l<strong>et</strong>emps p<strong>ou</strong>r le faire marcher plus vite, que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> est un mon<strong>de</strong> commecelui-ci, à qui le nôtre sert <strong>de</strong> lune. »La compagnie me réga<strong>la</strong> d'un grand éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> rire.« Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>,<strong>de</strong> quelque autre, qui s<strong>ou</strong>tient que ce globe-ci est un mon<strong>de</strong>. » Mais j'eusbeau leur alléguer que Pythagore, Épicure, Démocrite <strong>et</strong>, <strong>de</strong> notre âge,Copernic <strong>et</strong> Kepler, avaient été <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te opinion, je ne les obligeai qu'às'égosiller <strong>de</strong> plus belle.C<strong>et</strong>te pensée, dont <strong>la</strong> hardiesse faisait en mon humeur, affermie par <strong>la</strong>contradiction, se plongea si profondément chez moi que, pendant t<strong>ou</strong>t lereste du chemin, je <strong>de</strong>meurai gros <strong>de</strong> mille définitions <strong>de</strong> <strong>Lune</strong>, dont jene p<strong>ou</strong>vais acc<strong>ou</strong>cher; <strong>et</strong> à force d'appuyer c<strong>et</strong>te créance burlesque par<strong>de</strong>s raisonnements sérieux, je me le persuadai aussi, mais, éc<strong>ou</strong>te,lecteur, le miracle <strong>ou</strong> l'acci<strong>de</strong>nt dont <strong>la</strong> Provi<strong>de</strong>nce <strong>ou</strong> <strong>la</strong> fortune seservirent p<strong>ou</strong>r me le confirmer.J'étais <strong>de</strong> r<strong>et</strong><strong>ou</strong>r à mon logis <strong>et</strong>, p<strong>ou</strong>r me dé<strong>la</strong>sser <strong>de</strong> <strong>la</strong> promena<strong>de</strong>,j'étais à peine entré dans ma chambre quand sur ma table je tr<strong>ou</strong>vai unlivre <strong>ou</strong>vert que je n'y avais point mis. d'était les oeuvres <strong>de</strong> Cardan; <strong>et</strong>quoique je n'eusse pas <strong>de</strong>ssein d'y lire, je tombai <strong>de</strong> <strong>la</strong> vue, comme parforce, justement dans une histoire que raconte ce philosophe:il écrit qu'étudiant un soir à <strong>la</strong> chan<strong>de</strong>lle, il aperçut entrer, à travers lesportes fermées <strong>de</strong> sa chambre, <strong>de</strong>ux grands vieil<strong>la</strong>rds, lesquels, aprèsbeauc<strong>ou</strong>p d'interrogations qu'il leur fit, répondirent qu'ils étaienthabitants <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, <strong>et</strong> ce<strong>la</strong> dit, ils disparurent.Je <strong>de</strong>meurai si surpris, tant <strong>de</strong> voir un livre qui s'était apporté là t<strong>ou</strong>tseul, que du temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> feuille où il s'était rencontré <strong>ou</strong>vert, que jepris t<strong>ou</strong>te c<strong>et</strong>te enchaînure d'inci<strong>de</strong>nts p<strong>ou</strong>r une inspiration <strong>de</strong> Dieu quime p<strong>ou</strong>ssait à faire connaître aux hommes que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> est un mon<strong>de</strong>.


« Quoi ! disais-je en moi-même, après avoir t<strong>ou</strong>t auj<strong>ou</strong>rd'hui parlé d'unechose, un livre qui peut-être est le seul au mon<strong>de</strong> où c<strong>et</strong>te matière s<strong>et</strong>raite voler <strong>de</strong> ma bibliothèque sur ma table, <strong>de</strong>venir capable <strong>de</strong> raison,p<strong>ou</strong>r s'<strong>ou</strong>vrir justement à l'endroit d'une aventure si merveilleuse <strong>et</strong>f<strong>ou</strong>rnir ensuite à ma fantaisie les réflexions <strong>et</strong> à ma volonté les<strong>de</strong>sseins que je fais !... Sans d<strong>ou</strong>te, continuais-je, les <strong>de</strong>ux vieil<strong>la</strong>rds quiapparurent à ce grand homme sont ceux-là mêmes qui ont dérangé monlivre, <strong>et</strong> qui l'ont <strong>ou</strong>vert sur c<strong>et</strong>te page, p<strong>ou</strong>r s'épargner <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> mefaire c<strong>et</strong>te harangue qu'ils ont faite à Cardan.« Mais, aj<strong>ou</strong>tais-je, je ne saurais m'éc<strong>la</strong>ircir <strong>de</strong> ce d<strong>ou</strong>te, si je ne montejusque-là ?- Et p<strong>ou</strong>rquoi non ? me répondais-je aussitôt.Prométhée fut bien autrefois au ciel dérober du feu. » , À ces b<strong>ou</strong>ta<strong>de</strong>s<strong>de</strong> lièvres chau<strong>de</strong>s, succéda l'espérance <strong>de</strong> faire réussir un si beauvoyage. Je m'enfermai, p<strong>ou</strong>r en venir à b<strong>ou</strong>t, dans une maison <strong>de</strong>campagne assez écartée, <strong>ou</strong> après avoir f<strong>la</strong>tté mes rêveries <strong>de</strong> quelquesmoyens capables <strong>de</strong> m'y porter, voici comme je me donnai au ciel.Je m'étais attaché aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> moi quantité <strong>de</strong> fioles pleines <strong>de</strong> rosée, <strong>et</strong><strong>la</strong> chaleur du soleil qui les attirait m'éleva si haut, qu'à <strong>la</strong> fin je m<strong>et</strong>r<strong>ou</strong>vai au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s plus hautes nuées. Mais comme c<strong>et</strong>te attractionme faisait monter avec trop <strong>de</strong> rapidité, <strong>et</strong> qu'au lieu <strong>de</strong> m'approcher <strong>de</strong><strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu'à monpartement, je cassai plusieurs <strong>de</strong> mes fioles, jusqu'à ce que je sentisque ma pesanteur surmontait l'attraction <strong>et</strong> que je <strong>de</strong>scendais vers <strong>la</strong>Terre.Mon opinion ne fut point fausse, car j'y r<strong>et</strong>ombai quelque temps après, <strong>et</strong>à compter l'heure que j'en étais parti, il <strong>de</strong>vait être minuit. Cependant jereconnus que le soleil était alors au plus haut <strong>de</strong> l'horizon, <strong>et</strong> qu'il étaitmidi. Je v<strong>ou</strong>s <strong>la</strong>isse à penser combien je fus étonné : certes je le fus <strong>de</strong>si bonne sorte que, ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j'eusl'insolence <strong>de</strong> m'imaginer qu'en faveur <strong>de</strong> ma hardiesse, Dieu avaitencore une fois recl<strong>ou</strong>é le soleil aux cieux, afin d'éc<strong>la</strong>irer une sigénéreuse entreprise.Ce qui accrut son ébahissement, ce fut <strong>de</strong> ne point connaître le pays oùj'étais, vu qu'il me semb<strong>la</strong>it qu'étant monté droit, je <strong>de</strong>vais être<strong>de</strong>scendu au même lieu d'où j'étais parti. Équipé comme j'étais, jem'acheminai vers une chaumière, où j'aperçus <strong>de</strong> <strong>la</strong> fumée; <strong>et</strong> j'en étais àpeine à une portée <strong>de</strong> pistol<strong>et</strong>, que je me vis ent<strong>ou</strong>ré d'un grand nombre<strong>de</strong> sauvages. Ils partirent fort surpris <strong>de</strong> ma rencontre; car j'étais lepremier, à ce que je pense, qu'ils eussent jamais vu habillé <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>teilles. Et p<strong>ou</strong>r renverser encore t<strong>ou</strong>tes les interprétations qu'ilsauraient pu donner à c<strong>et</strong> équipage, ils voyaient qu'en marchant je n<strong>et</strong><strong>ou</strong>chais presque point à <strong>la</strong> Terre: aussi ne savaient-ils pas qu'au


premier branle que je donnais à mon corps, l'ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s rayons <strong>de</strong> midime s<strong>ou</strong>levait avec ma rosée, <strong>et</strong> sans que mes fioles ne fussent plus enassez grand nombre, j'eusse été, possible, à leur vue enlevé dans lesairs.Je les v<strong>ou</strong>lus abor<strong>de</strong>r; mais comme si <strong>la</strong> frayeur les eût changés enoiseaux, un moment les vit perdre dans <strong>la</strong> forêt prochaine. J'en attrapait<strong>ou</strong>tefois un, dont les jambes sans d<strong>ou</strong>te avaient trahi le coeur. Je lui<strong>de</strong>mandai avec bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine (car j'étais ess<strong>ou</strong>fflé), combien oncomptait <strong>de</strong> là à Paris, <strong>de</strong>puis quand en France le mon<strong>de</strong> al<strong>la</strong>it t<strong>ou</strong>t nu, <strong>et</strong>p<strong>ou</strong>rquoi ils me fuyaient avec tant d'ép<strong>ou</strong>vante. C<strong>et</strong> homme à qui jepar<strong>la</strong>is était un vieil<strong>la</strong>rd olivâtre, qui d'abord se j<strong>et</strong>a à mes gen<strong>ou</strong>x; <strong>et</strong>joignant les mains en haut <strong>de</strong>rnière <strong>la</strong> tête, <strong>ou</strong>vrit <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che <strong>et</strong> fermales yeux. Il marmotta longtemps, mais je ne discernai point qu'i<strong>la</strong>rticulât rien; <strong>de</strong> façon que je pris son <strong>la</strong>ngage p<strong>ou</strong>r le gaz<strong>ou</strong>illementenr<strong>ou</strong>é d'un mu<strong>et</strong>.À quelque temps <strong>de</strong> là, je vis arriver une compagnie <strong>de</strong> soldats tamb<strong>ou</strong>rbattant, <strong>et</strong> j'en remarquai <strong>de</strong>ux se séparer du gros p<strong>ou</strong>r me reconnaître.Quand ils furent assez proches p<strong>ou</strong>r être entendus, je leur <strong>de</strong>mandai oùj'étais.« V<strong>ou</strong>s êtes en France, me répondirent-ils ; mais qui diable v<strong>ou</strong>s a misdans c<strong>et</strong> état ? <strong>et</strong> d'où vient que n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s connaissons point ? Est-ceque les vaisseaux sont arrivés ? En allez-v<strong>ou</strong>s donner avis à M. leG<strong>ou</strong>verneur ? Et p<strong>ou</strong>rquoi avez-v<strong>ou</strong>s divisé votre eau-<strong>de</strong>-vie en tant <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>teilles ? » À t<strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong>, je leur repartis que le diable ne m'avait pointmis en c<strong>et</strong> état; qu'ils ne me connaissaient pas, à cause qu'ils nep<strong>ou</strong>vaient pas connaître t<strong>ou</strong>s les hommes; que je ne savais point que <strong>la</strong>Seine portât <strong>de</strong>s navires; que je n'avais point d'avis à donner à M. <strong>de</strong>Montbazon ; <strong>et</strong> que je n'étais point chargé d'eau-<strong>de</strong>-vie.« Ho, ho, me dirent-ils, me prenant par le bras, v<strong>ou</strong>s faites le gail<strong>la</strong>rd ?M. le G<strong>ou</strong>verneur v<strong>ou</strong>s connaîtra bien, lui ! » Ils me menèrent vers leurgros, me disant ces paroles, <strong>et</strong> j'appris d'eux que j'étais en France <strong>et</strong>n'étais point en Europe, car j'étais en <strong>la</strong> N<strong>ou</strong>velle France. Je fus présentéà M. <strong>de</strong> Montmagny, qui en est le vice-roi. Il me <strong>de</strong>manda mon pays, monnom <strong>et</strong> ma qualité ; <strong>et</strong> après que je l'eus satisfait, en lui racontantl'agréable succès <strong>de</strong> mon voyage, soit qu'il le crût, soit qu'il feignît <strong>de</strong> lecroire, il eut <strong>la</strong> bonté <strong>de</strong> me faire donner une chambre dans sonappartement. Mon bonheur fut grand <strong>de</strong> rencontrer un homme capable <strong>de</strong>hautes opinions, <strong>et</strong> qui ne s'étonna point quand je lui dis qu'il fal<strong>la</strong>it que<strong>la</strong> Terre eût t<strong>ou</strong>rné pendant mon élévation; puisque ayant commencé <strong>de</strong>monter à <strong>de</strong>ux lieues <strong>de</strong> Paris, j'étais tombé par une ligne quasiperpendicu<strong>la</strong>ire en Canada.Le soir, comme je m'al<strong>la</strong>is c<strong>ou</strong>cher, je le vis entrer dans ma chambre:« Je ne serais pas venu, me dit-il, interrompre votre repos, si je n'avais


cru qu'une personne qui a pu faire neuf cents lieues en <strong>de</strong>mi-j<strong>ou</strong>rnée lesa pu faire sans se <strong>la</strong>sser. Mais v<strong>ou</strong>s ne savez pas, aj<strong>ou</strong>ta-t-il, <strong>la</strong>p<strong>la</strong>isante querelle que je viens d'avoir p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s avec nos pèresjésuites? Ils veulent absolument que v<strong>ou</strong>s soyez magicien; <strong>et</strong> <strong>la</strong> plusgran<strong>de</strong> grâce que v<strong>ou</strong>s puissiez obtenir d'eux, c'est <strong>de</strong> ne passer que p<strong>ou</strong>rimposteur. Et en vérité, ce m<strong>ou</strong>vement que v<strong>ou</strong>s attribuez à <strong>la</strong> Terren'est-ce point un beau paradoxe; ce qui fait que je ne suis pas bien fort<strong>de</strong> votre opinion, c'est qu'encore qu'hier v<strong>ou</strong>s fussiez parti <strong>de</strong> Paris, v<strong>ou</strong>sp<strong>ou</strong>vez être arrivé auj<strong>ou</strong>rd'hui en c<strong>et</strong>te contrée, sans que <strong>la</strong> Terre aitt<strong>ou</strong>rné; car le soleil v<strong>ou</strong>s ayant enlevé par le moyen <strong>de</strong> vos b<strong>ou</strong>teilles, nedoit-il pas v<strong>ou</strong>s avoir amené ici, puisque, selon Ptolémée, Tyco-Brahé,<strong>et</strong> les philosophes mo<strong>de</strong>rnes, il chemine du biais que v<strong>ou</strong>s faitesmarcher <strong>la</strong> Terre ? Et puis quelles gran<strong>de</strong>s vraisemb<strong>la</strong>nces avez-v<strong>ou</strong>sp<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s figurer que le soleil soit immobile, quand n<strong>ou</strong>s le voyonsmarcher ? <strong>et</strong> que <strong>la</strong> Terre t<strong>ou</strong>rne aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> son centre avec tant <strong>de</strong>rapidité, quand n<strong>ou</strong>s <strong>la</strong> sentons ferme <strong>de</strong>ss<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s ?- Monsieur, lui répliquai-je, voici les raisons qui n<strong>ou</strong>s obligent à lepréjuger. Premièrement, il est du sens commun <strong>de</strong> croire que le soleil apris p<strong>la</strong>ce au centre <strong>de</strong> l'univers, puisque t<strong>ou</strong>s les corps qui sont dans <strong>la</strong>nature ont besoin <strong>de</strong> ce feu radical qui habite au coeur du royaume p<strong>ou</strong>rêtre en état <strong>de</strong> satisfaire promptement à leurs nécessités <strong>et</strong> que <strong>la</strong>cause <strong>de</strong>s générations soit p<strong>la</strong>cée également entre les corps, où elleagit, <strong>de</strong> même que <strong>la</strong> sage nature a p<strong>la</strong>cé les parties génitales dansl'homme, les pépins dans le centre <strong>de</strong>s pommes, les noyaux au milieu <strong>de</strong>leur fruit; <strong>et</strong> <strong>de</strong> même que l'oignon conserve à l'abri <strong>de</strong> cent écorces quil'environnent le précieux germe où dix millions d'autres ont à puiser leuressence. Car c<strong>et</strong>te pomme est un p<strong>et</strong>it univers à soi-même, dont le pépinplus chaud que les autres parties est un soleil, qui répand aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> soi<strong>la</strong> chaleur, conservatrice <strong>de</strong> son globe; <strong>et</strong> ce germe, dans c<strong>et</strong> oignon, estle p<strong>et</strong>it soleil <strong>de</strong> ce p<strong>et</strong>it mon<strong>de</strong> qui réchauffe <strong>et</strong> n<strong>ou</strong>rrit le sel végétatif<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te masse.Ce<strong>la</strong> donc supposé, je vis que <strong>la</strong> Terre ayant besoin <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière, <strong>de</strong> <strong>la</strong>chaleur, <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'influence <strong>de</strong> ce grand feu, elle se t<strong>ou</strong>rne aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> luip<strong>ou</strong>r recevoir également en t<strong>ou</strong>tes ses parties c<strong>et</strong>te vertu qui <strong>la</strong>conserve. Car il serait aussi ridicule <strong>de</strong> croire que ce grand corpslumineux t<strong>ou</strong>rnât aut<strong>ou</strong>r d'un point dont il n'a que faire, que <strong>de</strong>s'imaginer quand n<strong>ou</strong>s voyons t<strong>ou</strong>te al<strong>ou</strong><strong>et</strong>te rôtie, qu'on a, p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> cuire,f<strong>ou</strong>iné <strong>la</strong> cheminée à l'ent<strong>ou</strong>r. Autrement si d'était au soleil à faire c<strong>et</strong>tecorvée, il semblerait que <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine eût besoin du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>; que le fortdût plier s<strong>ou</strong>s le faible, le grand servir au p<strong>et</strong>it; <strong>et</strong> qu'au lieu qu'unvaisseau cingle le long <strong>de</strong>s côtes d'une province, on dût faire promener<strong>la</strong> province aut<strong>ou</strong>r du vaisseau.Que si v<strong>ou</strong>s avez <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine à comprendre comme une masse si l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong> se


peut m<strong>ou</strong>voir, dites-moi, je v<strong>ou</strong>s prie, les astres <strong>et</strong> les cieux que v<strong>ou</strong>sfaites si soli<strong>de</strong>s, sont-ils plus légers ? Encore n<strong>ou</strong>s, qui sommesassurés <strong>de</strong> <strong>la</strong> ron<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre, il n<strong>ou</strong>s est aisé <strong>de</strong> conclure sonm<strong>ou</strong>vement par sa figure. Mais p<strong>ou</strong>rquoi supposer le ciel rond, puisquev<strong>ou</strong>s ne le sauriez savoir, <strong>et</strong> que <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes les figures, s'il n'a pas celleci,il est certain qu'il ne se peut pas m<strong>ou</strong>voir ? Je ne v<strong>ou</strong>s reproche pointvos excentriques, vos concentriques ni vos épicycles; t<strong>ou</strong>s lesquels v<strong>ou</strong>sne sauriez expliquer que très confusément, <strong>et</strong> dont je sauve monsystème. Parlons seulement <strong>de</strong>s causes naturelles <strong>de</strong> ce m<strong>ou</strong>vement.V<strong>ou</strong>s êtes contraints v<strong>ou</strong>s autres <strong>de</strong> rec<strong>ou</strong>rir aux intelligences quiremuent <strong>et</strong> g<strong>ou</strong>vernent vos globes.Mais moi, sans interrompre le repos du S<strong>ou</strong>verain Être, qui sans d<strong>ou</strong>te acréé <strong>la</strong> nature t<strong>ou</strong>te parfaite, <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse duquel il est <strong>de</strong> l'avoirachevée, <strong>de</strong> telle sorte que, l'ayant accomplie p<strong>ou</strong>r une chose, il ne l'aitpas rendue défectueuse p<strong>ou</strong>r une autre; moi, dis-je, je tr<strong>ou</strong>ve dans <strong>la</strong>Terre les vertus qui <strong>la</strong> font m<strong>ou</strong>voir. Je dis donc que les rayons du soleil,avec ses influences, venant à frapper <strong>de</strong>ssus par leur circu<strong>la</strong>tion, <strong>la</strong> fontt<strong>ou</strong>rner comme n<strong>ou</strong>s faisons t<strong>ou</strong>rner un globe en le frappant <strong>de</strong> <strong>la</strong> main;<strong>ou</strong> que les fumées qui s'évaporent continuellement <strong>de</strong> son sein du côtéque le soleil <strong>la</strong> regar<strong>de</strong>, répercutées par le froid <strong>de</strong> <strong>la</strong> moyenne région,rejaillissent <strong>de</strong>ssus, <strong>et</strong> <strong>de</strong> nécessité ne <strong>la</strong> p<strong>ou</strong>vant frapper que <strong>de</strong> biais,<strong>la</strong> font ainsi pir<strong>ou</strong><strong>et</strong>ter.L'explication <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux autres m<strong>ou</strong>vements est encore moins embr<strong>ou</strong>illée,considérez, je v<strong>ou</strong>s prie... » À ces mots, M. <strong>de</strong> Montmagny m'interrompit<strong>et</strong>:« J'aime mieux, dit-il, v<strong>ou</strong>s dispenser <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te peine ; aussi bien ai-je lusur ce suj<strong>et</strong> quelques livres <strong>de</strong> Gassendi, à <strong>la</strong> charge que v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>terezce que me répondit un j<strong>ou</strong>r l'un <strong>de</strong> nos Pères qui s<strong>ou</strong>tenait votre opinion:" En eff<strong>et</strong>, disait-il, je m'imagine que <strong>la</strong> Terre t<strong>ou</strong>rne, non point p<strong>ou</strong>r lesraisons qu'allègue Copernic, mais p<strong>ou</strong>r ce que le feu d'enfer, ainsi quen<strong>ou</strong>s apprend <strong>la</strong> Sainte Écriture, étant enclos au centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre, lesdamnés qui veulent fuir l'ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme, gravissent p<strong>ou</strong>r s'enéloigner contre <strong>la</strong> voûte, <strong>et</strong> font ainsi t<strong>ou</strong>rner <strong>la</strong> Terre, comme un chienfait t<strong>ou</strong>rner une r<strong>ou</strong>e, lorsqu'il c<strong>ou</strong>rt enfermé <strong>de</strong>dans.» N<strong>ou</strong>s l<strong>ou</strong>âmesquelque temps le zèle du bon Père; <strong>et</strong> son panégyrique étant achevé, M. <strong>de</strong>Montmagny me dit qu'il s'étonnait fort, vu que le système <strong>de</strong> Ptoléméeétait si peu probable, qu'il eût été si généralement reçu.« Monsieur, lui répondis-je, <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s hommes, qui ne jugent que parles sens, se sont <strong>la</strong>issé persua<strong>de</strong>r à leurs yeux; <strong>et</strong> <strong>de</strong> même que celuidont le vaisseau navigue terre à terre croit <strong>de</strong>meurer immobile, <strong>et</strong> quele rivage chemine, ainsi les hommes t<strong>ou</strong>rnant avec <strong>la</strong> Terre aut<strong>ou</strong>r duciel, ont cru que d'était le ciel lui-même qui t<strong>ou</strong>rnait aut<strong>ou</strong>r d'eux.Aj<strong>ou</strong>tez à ce<strong>la</strong> l'orgueil insupportable <strong>de</strong>s humains, qui leur persua<strong>de</strong> que


<strong>la</strong> nature n'a été faite que p<strong>ou</strong>r eux; comme s'il était vraisemb<strong>la</strong>ble quele soleil, un grand corps, quatre cent trente-quatre fois plus vaste que<strong>la</strong> terre, n'eût été allumé que p<strong>ou</strong>r mûrir ses nèfles, <strong>et</strong> pommer sesch<strong>ou</strong>x.Quant à moi, bien loin <strong>de</strong> consentir à l'insolence <strong>de</strong> ces brutaux, je croisque les p<strong>la</strong>nètes sont <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s aut<strong>ou</strong>r du soleil, <strong>et</strong> que les étoilesfixes sont aussi <strong>de</strong>s soleils qui ont <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>nètes aut<strong>ou</strong>r d'eux, c'est-àdire<strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s que t<strong>ou</strong>s ne voyons pas d'ici à cause <strong>de</strong> leur p<strong>et</strong>itesse,<strong>et</strong> parce que leur lumière empruntée ne saurait venir jusqu'à n<strong>ou</strong>s.Car comment, en bonne foi, s'imaginer que ces globes si spacieux nesoient que <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s campagnes désertes, <strong>et</strong> que le nôtre, à cause quen<strong>ou</strong>s y rampons, une d<strong>ou</strong>zaine <strong>de</strong> glorieux coquins, ait été bâti p<strong>ou</strong>rcomman<strong>de</strong>r à t<strong>ou</strong>s ? Quoi ! parce que le soleil compasse nos j<strong>ou</strong>rs <strong>et</strong> nosannées, est-ce à dire p<strong>ou</strong>r ce<strong>la</strong> qu'il n'ait été construit qu'afin que n<strong>ou</strong>sne cognions pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête contre les murs ?Non, non, si ce Dieu visible éc<strong>la</strong>ire l'homme, c'est par acci<strong>de</strong>nt, commele f<strong>la</strong>mbeau du roi éc<strong>la</strong>ire par acci<strong>de</strong>nt au croch<strong>et</strong>eur qui passe par <strong>la</strong>rue.- Mais, me dit-il, si comme v<strong>ou</strong>s assurez, les étoiles fixes sont autant<strong>de</strong> soleils, on p<strong>ou</strong>rrait conclure <strong>de</strong> là que le mon<strong>de</strong> serait infini, puisqu'ilest vraisemb<strong>la</strong>ble que les peuples <strong>de</strong> ces mon<strong>de</strong>s fini sont aut<strong>ou</strong>r d'uneétoile fixe que v<strong>ou</strong>s prenez p<strong>ou</strong>r un soleil déc<strong>ou</strong>vrent encore au-<strong>de</strong>ssusd'eux d'autres étoiles fixes que n<strong>ou</strong>s ne saurions apercevoir d'ici, <strong>et</strong> qu'ilen va éternellement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte.- N'en d<strong>ou</strong>tez point, lui répliquai-je; comme Dieu a pu faire l'âmeimmortelle, il a pu faire le mon<strong>de</strong> infini, s'il est vrai que l'éternité n'estrien autre chose qu'une durée sans bornes, <strong>et</strong> l'infini une étendue sanslimites. Et puis Dieu serait fini lui-même, supposé que le mon<strong>de</strong> ne fûtpas infini, puisqu'il ne p<strong>ou</strong>rrait pas être où il n'y aurait rien, <strong>et</strong> qu'il nep<strong>ou</strong>rrait accroître <strong>la</strong> gran<strong>de</strong>ur du mon<strong>de</strong>, qu'il n'aj<strong>ou</strong>tât quelque chose àsa propre étendue, commençant d'être où il n'était pas auparavant. Ilfaut donc croire que comme n<strong>ou</strong>s voyons d'ici Saturne <strong>et</strong> Jupiter, si n<strong>ou</strong>sétions dans l'un <strong>ou</strong> dans l'autre, tr<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vririons beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>sque n<strong>ou</strong>s n'apercevons pas d'ici, <strong>et</strong> que l'univers est éternellementconstruit <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte.- Ma foi ! me répliqua-t-il, v<strong>ou</strong>s avez beau dire, je ne saurais du t<strong>ou</strong>tcomprendre c<strong>et</strong> infini.- Hé ! dites-moi, lui dis-je, comprenez-v<strong>ou</strong>s mieux le rien qui est au<strong>de</strong>là? Point du t<strong>ou</strong>t.Quand v<strong>ou</strong>s songez à ce néant, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s l'imaginez t<strong>ou</strong>t au moins commedu vent, comme <strong>de</strong> l'air, <strong>et</strong> ce<strong>la</strong> est quelque chose; mais l'infini, si v<strong>ou</strong>sne le comprenez en général, v<strong>ou</strong>s le concevez au moins par parties, car iln'est pas difficile <strong>de</strong> se figurer <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre, du feu, <strong>de</strong> l'eau, <strong>de</strong> l'air, <strong>de</strong>s


astres, <strong>de</strong>s cieux. Or, l'infini n'est rien qu'une fissure sans bornes d<strong>et</strong><strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong>. Que si v<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z <strong>de</strong> quelle façon ces mon<strong>de</strong>s ont étéfaits, vu que <strong>la</strong> Sainte Écriture parle seulement d'un que Dieu créa, jeréponds qu'elle ne parle que du nôtre à cause qu'il est le seul que Dieuait v<strong>ou</strong>lu prendre <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> sa propre main, mais t<strong>ou</strong>s lesautres qu'on voit <strong>ou</strong> qu'on ne voit pas, suspendus parmi l'azur <strong>de</strong>l'univers, ne sont rien que l'écume <strong>de</strong>s soleils qui se purgent. Carcomment ces grands feux p<strong>ou</strong>rraient-ils subsister, s'ils n'étaientattachés à quelque matière qui les n<strong>ou</strong>rrit ?Or comme le feu p<strong>ou</strong>sse loin <strong>de</strong> chez soi <strong>la</strong> cendre dont il est ét<strong>ou</strong>ffé; <strong>de</strong>même que l'or dans le creus<strong>et</strong>, se détache en s'affinant du marcassitequi affaiblit son carat, <strong>et</strong> <strong>de</strong> même que notre coeur se dégage par levomissement <strong>de</strong>s humeurs indigestes qui l'attaquent; ainsi le soleildégorge t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs <strong>et</strong> se purge <strong>de</strong>s restes <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière qui n<strong>ou</strong>rritson feu. Mais lorsqu'il aura t<strong>ou</strong>t à fait consommé c<strong>et</strong>te matière quil'entr<strong>et</strong>ient, v<strong>ou</strong>s ne <strong>de</strong>vez point d<strong>ou</strong>ter qu'il ne se répan<strong>de</strong> <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s côtésp<strong>ou</strong>r chercher une autre pâture, <strong>et</strong> qu'il ne s'attache à t<strong>ou</strong>s les mon<strong>de</strong>squ'il aura construits autrefois, à ceux particulièrement qu'il rencontrerales plus proches; alors ce grand feu, rebr<strong>ou</strong>il<strong>la</strong>nt t<strong>ou</strong>s les corps, lesrechassera pèle-mêle <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes parts comme auparavant, <strong>et</strong>. s'étant peuà peu purifié, il commencera <strong>de</strong> servir <strong>de</strong> soleil à ces p<strong>et</strong>its mon<strong>de</strong>s qu'ilengendrera en les p<strong>ou</strong>ssant hors <strong>de</strong> sa sphère.c'est ce qui a fait sans d<strong>ou</strong>te prédire aux pythagoriciens l'embrasementuniversel.Ceci n'est pas une imagination ridicule; <strong>la</strong> N<strong>ou</strong>velle-France, où n<strong>ou</strong>ssommes, en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste continent <strong>de</strong>l'Amérique est une moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre, <strong>la</strong>quelle en dépit <strong>de</strong> nosprédécesseurs qui avaient mille fois cinglé l'Océan, n'avait point encoreété déc<strong>ou</strong>verte; aussi n'y était-elle pas encore non plus que beauc<strong>ou</strong>pd'îles, <strong>de</strong> péninsules, <strong>et</strong> <strong>de</strong> montagnes, qui se sont s<strong>ou</strong>levées sur notreglobe, quand les r<strong>ou</strong>illures du soleil qui se n<strong>et</strong>toie ont été p<strong>ou</strong>sséesassez loin, <strong>et</strong> con<strong>de</strong>nsées en pelotons assez pesants p<strong>ou</strong>r être attiréespar le centre <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong>, possible peu à peu en particules menues,peut-être aussi t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p en une masse. Ce<strong>la</strong> n'est pas sidéraisonnable, que saint Augustin n'y eût app<strong>la</strong>udi, si <strong>la</strong> déc<strong>ou</strong>verte <strong>de</strong> cepays eût été faite <strong>de</strong> son âge; puisque ce grand personnage, dont le génieétait éc<strong>la</strong>iré du Saint-Esprit, assure que <strong>de</strong> son temps <strong>la</strong> Terre étaitp<strong>la</strong>te comme un f<strong>ou</strong>r, <strong>et</strong> qu'elle nageait sur l'eau comme <strong>la</strong> moitié d'uneorange c<strong>ou</strong>pée. Mais si j'ai jamais l'honneur <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s voir en France, jev<strong>ou</strong>s ferai observer par le moyen d'une lun<strong>et</strong>te fort excellente que j'aique certaines obscurités qui d'ici paraissent <strong>de</strong>s taches sont <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>squi se construisent. » Mes yeux qui se fermaient en achevant ce disc<strong>ou</strong>rsobligèrent M. <strong>de</strong> Montmagny à me s<strong>ou</strong>haiter le bonsoir. N<strong>ou</strong>s eûmes, le


len<strong>de</strong>main <strong>et</strong> les j<strong>ou</strong>rs suivants, <strong>de</strong>s entr<strong>et</strong>iens <strong>de</strong> pareille nature. Maiscomme quelque temps après l'embarras <strong>de</strong>s affaires <strong>de</strong> <strong>la</strong> provinceaccrocha notre philosophie, je r<strong>et</strong>ombai <strong>de</strong> plus belle au <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong>monter à <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>.Je m'en al<strong>la</strong>is dès qu'elle était levée, parmi les bois, à <strong>la</strong> conduite <strong>et</strong> auréussit <strong>de</strong> mon entreprise. Enfin, un j<strong>ou</strong>r, <strong>la</strong> veille <strong>de</strong> Saint-Jean, qu'ontenait conseil dans le fort p<strong>ou</strong>r déterminer si on donnerait sec<strong>ou</strong>rs auxsauvages du pays contre les Iroquois, je m'en fris t<strong>ou</strong>t seul <strong>de</strong>rnièrenotre habitation au c<strong>ou</strong>peau d'une p<strong>et</strong>ite montagne, où voici ce quej'exécutai :Avec une machine que je construisis <strong>et</strong> que je m'imaginais être capable<strong>de</strong> m'élever autant que je v<strong>ou</strong>drais, je me précipitai en l'air du faîted'une roche. Mais parce que je n'avais pas bien pris mes mesures, jeculbutai ru<strong>de</strong>ment dans <strong>la</strong> vallée.T<strong>ou</strong>t froissé que j'étais, je m'en r<strong>et</strong><strong>ou</strong>rnai dans ma chambre sansp<strong>ou</strong>rtant être déc<strong>ou</strong>rager. Je pris <strong>de</strong> <strong>la</strong> moelle <strong>de</strong> boeuf, dont je m'oignist<strong>ou</strong>t le corps, car il était meurtri <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> tête jusqu'aux pieds; <strong>et</strong>après m'être fortifié le coeur d'une b<strong>ou</strong>teille d'essence cordiale, je m'enr<strong>et</strong><strong>ou</strong>rnai chercher ma machine. Mais je ne <strong>la</strong> r<strong>et</strong>r<strong>ou</strong>vai point, carcertains soldats, qu'on avait envoyés dans <strong>la</strong> forêt c<strong>ou</strong>per du bois p<strong>ou</strong>rfaire l'échafaudage du feu <strong>de</strong> <strong>la</strong> Saint-Jean qu'on <strong>de</strong>vait allumer le soir,l'ayant rencontrée par hasard, l'avaient apportée au fort. Après plusieursexplications <strong>de</strong> ce que ce p<strong>ou</strong>vait être, quand un eut déc<strong>ou</strong>vertl'invention du ressort, quelques-uns avaient dit qu'il fal<strong>la</strong>it attacheraut<strong>ou</strong>r quantité <strong>de</strong> fusées vo<strong>la</strong>ntes, p<strong>ou</strong>r ce que, leur rapidité l'ayantenlevée bien haut, <strong>et</strong> le ressort agitant ses gran<strong>de</strong>s ailes, il n'y auraitpersonne qui ne prît c<strong>et</strong>te machine p<strong>ou</strong>r un dragon <strong>de</strong> feu.Je <strong>la</strong> cherchai longtemps, mais enfin je <strong>la</strong> tr<strong>ou</strong>vai au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ceîle Québec, comme on y m<strong>et</strong>tait le feu. La d<strong>ou</strong>leur <strong>de</strong> rencontrer l'<strong>ou</strong>vrage<strong>de</strong> mes mains en un si grand péril me transporta tellement que je c<strong>ou</strong>russaisir le bras du soldat qui allumait le feu. Je lui arrachai sa mèche, <strong>et</strong>me j<strong>et</strong>ai t<strong>ou</strong>t furieux dans ma machine p<strong>ou</strong>r briser l'artifice dont elleétait environnée ; mais j'arrivai trop tard, car à peine y eus-je les <strong>de</strong>uxpieds que me voilà enlevé dans <strong>la</strong> nue.L'ép<strong>ou</strong>vantable horreur dont je fus consterné ne renversa point tellementles facultés <strong>de</strong> mon âme, que je ne me sois s<strong>ou</strong>venu <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t ce quim'arriva dans c<strong>et</strong> instant. V<strong>ou</strong>s saurez donc que <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme ayant dévoréun rang <strong>de</strong> fusées (car on les avait disposées six à six, par le moyend'une amorce qui bordait chaque <strong>de</strong>mi-d<strong>ou</strong>zaine) un autre étages'embrasait, puis un autre, en sorte que le salpêtre embrasé éloignait lepéril en le croissant. La matière t<strong>ou</strong>tefois étant usée fit que l'artificemanqua; <strong>et</strong> lorsque je ne songeais plus qu'à <strong>la</strong>isser ma tête sur celle <strong>de</strong>quelque montagne, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon


élévation continuer, <strong>et</strong> ma machine prenant congé <strong>de</strong> moi, je <strong>la</strong> visr<strong>et</strong>omber vers <strong>la</strong> Terre.C<strong>et</strong>te aventure extraordinaire me gonf<strong>la</strong> d'une joie si peu commune que,ravi <strong>de</strong> me voir délivré d'un danger assuré, j'eus l'impu<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>philosopher <strong>de</strong>ssus. Comme donc je cherchais <strong>de</strong>s yeux <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée cequi p<strong>ou</strong>vait être <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> ce miracle, j'aperçus ma chair b<strong>ou</strong>rs<strong>ou</strong>flée,<strong>et</strong> grasse encore <strong>de</strong> <strong>la</strong> moelle dont je m'étais enduit p<strong>ou</strong>r lesmeurtrissures <strong>de</strong> mon trébuchement; je connus qu'étant alors endéc<strong>ou</strong>rs, <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> pendant ce quartier ayant acc<strong>ou</strong>tumé <strong>de</strong> sucer <strong>la</strong>moelle <strong>de</strong>s animaux, elle buvait celle dont je m'étais enduit avecd'autant plus <strong>de</strong> force que son globe était plus proche <strong>de</strong> moi, <strong>et</strong> quel'interposition <strong>de</strong>s nuées n'en affaiblissait point <strong>la</strong> vigueur.Quand j'eus percé, selon le calcul que j'ai fait <strong>de</strong>puis, beauc<strong>ou</strong>p plus <strong>de</strong>strois quarts du chemin qui sépare <strong>la</strong> Terre d'avec <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, je me vis t<strong>ou</strong>td'un c<strong>ou</strong>p choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon.Encore ne m'en fus-je pas aperçu, si je n'eusse senti ma tête chargée dupoids <strong>de</strong> mon corps. Je connus bien à <strong>la</strong> vérité que je ne r<strong>et</strong>ombais pasvers notre mon<strong>de</strong>; car encore que je me tr<strong>ou</strong>vasse entre <strong>de</strong>ux lunes, <strong>et</strong>que je remarquasse fort bien que je m'éloignais <strong>de</strong> l'une à mesure que jem'approchais <strong>de</strong> l'autre, j'étais très assuré que <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> étaitnotre Terre; p<strong>ou</strong>r ce qu'au b<strong>ou</strong>t d'un j<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> voyage, lesréfractions éloignées du soleil venant à confondre <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s corps<strong>et</strong> <strong>de</strong>s climats, il ne m'avait plus paru que comme une gran<strong>de</strong> p<strong>la</strong>que d'orainsi que l'autre ; ce<strong>la</strong> me fit imaginer que j'abaissais vers <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, <strong>et</strong> jeme confirmai dans c<strong>et</strong>te opinion, quand je vins à me s<strong>ou</strong>venir que jen'avais commencé <strong>de</strong> choir qu'après les trois quarts du chemin. « Car,disais-je en moi-même; c<strong>et</strong>te masse étant moindre que <strong>la</strong> nôtre, il fautque <strong>la</strong> sphère <strong>de</strong> son activité soit aussi moins étendue, <strong>et</strong> que, parconséquent, j'aie senti plus tard <strong>la</strong> l'ordre <strong>de</strong> son centre. » Après avoirété fort longtemps à tomber, à ce que je préjuge (car <strong>la</strong> violence duprécipice doit m'avoir empêché <strong>de</strong> le remarquer), le plus loin dont je mes<strong>ou</strong>viens est que je me tr<strong>ou</strong>vai s<strong>ou</strong>s un arbre embarrassé avec trois <strong>ou</strong>quatre branches assez grosses que j'avais éc<strong>la</strong>tées par ma chute, <strong>et</strong> levisage m<strong>ou</strong>illé d'une pomme qui s'était écachée contre.Par bonheur, ce lien-là était, comme v<strong>ou</strong>s le saurez bientôt, le Paradisterrestre, <strong>et</strong> l'arbre sur lequel je tombai se tr<strong>ou</strong>va justement l'Arbre <strong>de</strong>Vie. Ainsi v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez bien juger que sans ce miraculeux hasard, j'étaismille fois mort. J'ai s<strong>ou</strong>vent <strong>de</strong>puis fait réflexion sur ce que le vulgaireassure qu'en se précipitant d'un lieu fort haut, on est ét<strong>ou</strong>ffé auparavant<strong>de</strong> t<strong>ou</strong>cher <strong>la</strong> Terre; <strong>et</strong> j'ai conclu <strong>de</strong> mon aventure qu'il en avait menti<strong>ou</strong> bien qu'il fal<strong>la</strong>it que le jus énergique De ce fruit qui m'avait c<strong>ou</strong>lédans <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che eût rappelé mon âme qui n'était pas loin dans moncadavre encore t<strong>ou</strong>t tiè<strong>de</strong> <strong>et</strong> encore disposé aux fonctions <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie.


En eff<strong>et</strong>, sitôt que je mis à terre ma d<strong>ou</strong>leur s'en al<strong>la</strong> auparavant même<strong>de</strong> se peindre en ma mémoire; <strong>et</strong> <strong>la</strong> faim, dont pendant mon voyagej'avais été beauc<strong>ou</strong>p travaillé, ne me fit tr<strong>ou</strong>ver en sa p<strong>la</strong>ce qu'un légers<strong>ou</strong>venir <strong>de</strong> l'avoir perdue.A peine, quand je fus relevé, eus-je remarqué les bords <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus <strong>la</strong>rge<strong>de</strong> quatre gran<strong>de</strong>s rivières qui formaient qu <strong>la</strong>c en <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>c<strong>la</strong>nt, quel'esprit <strong>ou</strong> l'âme invisible <strong>de</strong>s simples qui s'exhalent sur c<strong>et</strong>te contréeme vint réj<strong>ou</strong>ir l'odorat; les p<strong>et</strong>its caill<strong>ou</strong>x n'étaient raboteux ni dursqu'à <strong>la</strong> mie : ils avaient soin <strong>de</strong> s'amollir quand un marchait <strong>de</strong>ssus.Je rencontrai d'abord une étoile <strong>de</strong> cinq avenues, dont les chênes qui <strong>la</strong>composent semb<strong>la</strong>ient par leur excessive hauteur porter au ciel unparterre <strong>de</strong> haute futaie. En promenant mes yeux <strong>de</strong> <strong>la</strong> racine jusqu'ausomm<strong>et</strong>, puis les précipitant du faîte jusqu'au pied, je d<strong>ou</strong>tais si <strong>la</strong>Terre les portait, <strong>ou</strong> si eux-mêmes ne portaient point <strong>la</strong> Terre pendue àleur racine, on dirait que leur front superbement élevé pliait comme parforce s<strong>ou</strong>s <strong>la</strong> pesanteur <strong>de</strong>s globes célestes dont ils ne s<strong>ou</strong>tiennent <strong>la</strong>charge qu'en gémissant; leurs bras étendus vers le ciel semblent enl'embrassant <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r aux astres <strong>la</strong> bénignité t<strong>ou</strong>te pure <strong>de</strong> leursinfluences, <strong>et</strong> <strong>la</strong> recevoir, auparavant qu'elles aient rien perdu <strong>de</strong> leurinnocence, au lit <strong>de</strong>s éléments.Là, <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s côtés, les fleurs, sans avoir eu d'autres jardiniers que <strong>la</strong>nature, respirent une haleine sauvage, qui réveille <strong>et</strong> satisfait l'odorat;là l'incarnat d'une rose sur l'ég<strong>la</strong>ntier, <strong>et</strong> l'azur éc<strong>la</strong>tant d'une viol<strong>et</strong>tes<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>s ronces, ne <strong>la</strong>issant point <strong>de</strong> liberté p<strong>ou</strong>r le choix, v<strong>ou</strong>s fontjuger qu'elles sont t<strong>ou</strong>tes <strong>de</strong>ux plus belles l'une que l'autre; là leprintemps compose t<strong>ou</strong>tes les saisons; là ne germe point <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ntevénéneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation; là les ruisseauxracontent leurs voyages aux caill<strong>ou</strong>x; là mille p<strong>et</strong>ites voix empluméesfont r<strong>et</strong>entir <strong>la</strong> forêt au bruit <strong>de</strong> leurs chansons; <strong>et</strong> <strong>la</strong> trém<strong>ou</strong>ssanteassemblée <strong>de</strong> ces gosiers mélodieux est si générale qu'il semble quechaque feuille dans le bois ait pris <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>et</strong> <strong>la</strong> figure d'un rossignol;écho prend tant <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir à leurs airs qu'on dirait à les lui entendrerépéter qu'elle ait envie <strong>de</strong> les apprendre. À côté <strong>de</strong> ce bois se voient<strong>de</strong>ux prairies, dont le vert gai continu fait une émerau<strong>de</strong> à perte <strong>de</strong> vue.Le mé<strong>la</strong>nge confus <strong>de</strong>s peintures que le printemps attache à cent p<strong>et</strong>itesfleurs égare les nuances l'une dans l'autre <strong>et</strong> ces fleurs agitéessemblent c<strong>ou</strong>rir après elles-mêmes p<strong>ou</strong>r échapper aux caresses du vent.On prendrait c<strong>et</strong>te prairie p<strong>ou</strong>r un océan, mais parce que c'est une merqui n'offre point <strong>de</strong> rivage, mon oeil, ép<strong>ou</strong>vanté d'avoir c<strong>ou</strong>ru si loin sansdéc<strong>ou</strong>vrir le bord, y envoyait vivement ma pensée; <strong>et</strong> ma pensée d<strong>ou</strong>tantque ce fût <strong>la</strong> fin du mon<strong>de</strong>, se v<strong>ou</strong><strong>la</strong>it persua<strong>de</strong>r que <strong>de</strong>s lieux sicharmants avaient peut-être forcé le ciel <strong>de</strong> se joindre à <strong>la</strong> Terre. Aumilieu d'un tapis si vaste <strong>et</strong> si parfait, c<strong>ou</strong>rt à b<strong>ou</strong>illons d'argent une


fontaine rustique qui c<strong>ou</strong>ronne ses bords d'un gazon émaillé <strong>de</strong>pâquer<strong>et</strong>tes, <strong>de</strong> bassin<strong>et</strong>s, <strong>de</strong> viol<strong>et</strong>tes, <strong>et</strong> ces fleurs qui se pressentt<strong>ou</strong>t à l'ent<strong>ou</strong>r font croire qu'elles se pressent à qui se mirera <strong>la</strong>première; elle est encore au berceau, car elle ne fait que <strong>de</strong> naître, <strong>et</strong> saface jeune <strong>et</strong> polie ne montre pas seulement une ri<strong>de</strong>.<strong>Les</strong> grands cercles qu'elle promène, en revenant mille fois sur soimême,montrent que c'est bien à regr<strong>et</strong> qu'elle sort <strong>de</strong> son pays natal; <strong>et</strong>comme si elle eût été honteuse <strong>de</strong> se voir caressée auprès <strong>de</strong> sa mère,elle rep<strong>ou</strong>ssa t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en murmurant ma main folâtre qui <strong>la</strong> v<strong>ou</strong><strong>la</strong>itt<strong>ou</strong>cher. <strong>Les</strong> animaux qui s'y venaient désaltérer, plus raisonnables queceux <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong>, témoignaient être surpris <strong>de</strong> voir qu'il faisaitgrand j<strong>ou</strong>r sur l'horizon, pendant qu'ils regardaient le soleil auxantipo<strong>de</strong>s, <strong>et</strong> n'osaient quasi se pencher sur le bord, <strong>de</strong> crainte qu'ilsavaient <strong>de</strong> tomber au firmament.Il faut que je v<strong>ou</strong>s av<strong>ou</strong>e qu'à <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> belles choses je mesentis chat<strong>ou</strong>illé <strong>de</strong> ces agréables d<strong>ou</strong>leurs, où on dit que l'embryon s<strong>et</strong>r<strong>ou</strong>ve à l'infusion <strong>de</strong> son âme. Le vieux poil me tomba p<strong>ou</strong>r faire p<strong>la</strong>ce àd'autres cheveux plus épais <strong>et</strong> plus déliés. Je sentis ma jeunesse serallumer, mon visage <strong>de</strong>venir vermeil, ma chaleur naturelle se remêlerd<strong>ou</strong>cement à mon humi<strong>de</strong> radical; enfin je recu<strong>la</strong>i sur mon âge environquatorze ans.J'avais cheminé une <strong>de</strong>mi-lieue à travers une forêt <strong>de</strong> jasmins <strong>et</strong> <strong>de</strong>myrtes, quand j'aperçus c<strong>ou</strong>ché à l'ombre je ne sais quoi qui remuait:d'était un jeune adolescent, dont <strong>la</strong> majestueuse beauté me forçapresque à l'adoration. Il se leva p<strong>ou</strong>r m'en empêcher:« Et ce n'est pas à moi, s'écria-t-il fortement, c'est à Dieu que tu doisces humilités - V<strong>ou</strong>s voyez une personne, lui répondis-je, consternée d<strong>et</strong>ant <strong>de</strong> miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations; car,en premier lieu, venant à un mon<strong>de</strong> que v<strong>ou</strong>s prenez sans d<strong>ou</strong>te ici p<strong>ou</strong>rune lune, je pensais être abordé dans un autre que ceux <strong>de</strong> mon paysappellent <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> aussi; <strong>et</strong> voilà que je me tr<strong>ou</strong>ve en paradis, aux piedsd'un Dieu qui ne veut pas être adoré, <strong>et</strong> d'un étranger qui parle ma <strong>la</strong>ngue.- Hormis <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> Dieu, me répliqua-t-il, ce que v<strong>ou</strong>s dites est.véritable ; c<strong>et</strong>te terre-ci est <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> que v<strong>ou</strong>s voyez <strong>de</strong> votre globe; <strong>et</strong>ce lieu-ci où v<strong>ou</strong>s marchez est le paradis, mais c'est le paradisterrestre où n'ont jamais entré que six personnes: Adam, Éve, Énoch, moiqui suis le vieil Élie, saint Jean l'Évangéliste, <strong>et</strong> v<strong>ou</strong>s. V<strong>ou</strong>s savez biencomment les <strong>de</strong>ux premiers en furent bannis, mais v<strong>ou</strong>s ne savez pascomme ils arrivèrent en votre mon<strong>de</strong>. Sachez donc qu'après avoir tâtét<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> <strong>la</strong> pomme défendue, Adam, qui craignait que Dieu, irrité parsa présence, ne rengrégeât sa punition, considéra <strong>la</strong> lune, votre Terre,comme le seul refuge où il se p<strong>ou</strong>vait m<strong>et</strong>tre à l'abri <strong>de</strong>s p<strong>ou</strong>rsuites <strong>de</strong>son Créateur.


Or, en ce temps-là, L'imagination chez l'homme était si forte, p<strong>ou</strong>rn'avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par <strong>la</strong>crudité <strong>de</strong>s aliments, ni par l'altération <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies, qu'étant alorsexcité du violent désir d'abor<strong>de</strong>r c<strong>et</strong> asile, <strong>et</strong> que t<strong>ou</strong>te sa masse étant<strong>de</strong>venue légère par le feu <strong>de</strong> c<strong>et</strong> enth<strong>ou</strong>siasme, il y fut enlevé <strong>de</strong> <strong>la</strong>même sorte qu'il s'est vu <strong>de</strong>s philosophes, leur imagination fortementtendue à quelque chose, être emportés en l'air par les ravissements quev<strong>ou</strong>s appelez extatiques. Eve, que l'infinnité <strong>de</strong> son sexe rendait plusfaible <strong>et</strong> moins chau<strong>de</strong>, n'aurait pas eu sans d<strong>ou</strong>te l'imaginative assezvig<strong>ou</strong>reuse p<strong>ou</strong>r vaincre par <strong>la</strong> contention <strong>de</strong> sa volonté le poids <strong>de</strong> <strong>la</strong>matière, mais parce qu'il y avait très peu qu'elle avait été tirée du corps<strong>de</strong> son mari, <strong>la</strong> sympathie dont c<strong>et</strong>te moitié était encore liée à son t<strong>ou</strong>t,<strong>la</strong> porta vers lui à mesure qu'il montait, comme l'ambre se fait suivre <strong>de</strong><strong>la</strong> paille, comme l'aimant se t<strong>ou</strong>rne au septentrion d'où il a été arraché,<strong>et</strong> Adam attira l'<strong>ou</strong>vrage <strong>de</strong> sa côte comme <strong>la</strong> mer attire les fleuves quisont sortis d'elle. Arrivés qu'ils furent en votre Terre, ils s'habituèrententre <strong>la</strong> Mésopotamie <strong>et</strong> l'Arabie ; les Hébreux l'ont connu s<strong>ou</strong>s le nomd'Adam, <strong>et</strong> les idolâtres s<strong>ou</strong>s le nom <strong>de</strong> Prométhée, que leurs poètesfeignirent avoir dérobé le feu du ciel, à cause <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>scendants qu'ilengendra p<strong>ou</strong>rvus d'une âme aussi parfaite que celle dont Dieu l'avaitrempli.Ainsi p<strong>ou</strong>r habiter votre mon<strong>de</strong>, le premier homme <strong>la</strong>issa celui-cidésert; mais le T<strong>ou</strong>t-Sage ne v<strong>ou</strong>lut pas qu'une <strong>de</strong>meure si heureuserestât sans habitants: il permit, peu <strong>de</strong> siècles après, qu'Énoch, ennuyé<strong>de</strong> <strong>la</strong> compagnie <strong>de</strong>s hommes, dont l'innocence se corrompait, eût envie<strong>de</strong> les abandonner.Mais ce saint personnage ne jugea point <strong>de</strong> r<strong>et</strong>raite assurée contrel'ambition <strong>de</strong> ses parents qui s'égorgeaient déjà p<strong>ou</strong>r le partage <strong>de</strong> votremon<strong>de</strong>, sinon <strong>la</strong> Terre bienheureuse, dont jadis, Adam, son aïeul, luiavait tant parlé. T<strong>ou</strong>tefois, comment y aller ?L'échelle <strong>de</strong> Jacob n'était pas encore inventée ! La grâce du Très-Haut ysuppléa, car elle fit qu'Énoch s'avisa que le feu du ciel <strong>de</strong>scendait surles holocaustes <strong>de</strong>s justes <strong>et</strong> <strong>de</strong> ceux qui étaient agréables <strong>de</strong>vant <strong>la</strong>face du Seigneur, selon <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> sa b<strong>ou</strong>che : « L'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s sacrificesdu juste est montée jusqu'à moi. » Un j<strong>ou</strong>r que c<strong>et</strong>te f<strong>la</strong>mme divine étaitacharnée à consommer une victime qu'il offrait à l'Éternel, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vapeurqui s'exha<strong>la</strong>it, il remplit <strong>de</strong>ux grands vases qu'il ferma hermétiquement,<strong>et</strong> se les attacha s<strong>ou</strong>s les aisselles. La fumée aussitôt qui tendait às'élever droit à Dieu, <strong>et</strong> qui ne p<strong>ou</strong>vait que par miracle pénétrer dumétal, p<strong>ou</strong>ssa les vases en haut, <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte enlevèrent avec eux cesaint homme.Quand il fut monté jusqu'à <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, <strong>et</strong> qu'il eut j<strong>et</strong>é les yeux sur ce beaujardin, un épan<strong>ou</strong>issement <strong>de</strong> joie quasi surnaturel lui fit connaître que


d'était le Paradis terrestre où son grand-père avait autrefois <strong>de</strong>meuré.Il délia promptement les vaisseaux qu'il avait ceints comme <strong>de</strong>s ailesaut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> ses épaules, <strong>et</strong> le fit avec tant <strong>de</strong> bonheur qu'à peine était-ilen l'air quatre toises au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, lorsqu'il prit congé <strong>de</strong> sesnageoires. L'élevation cependant était assez gran<strong>de</strong> p<strong>ou</strong>r le beauc<strong>ou</strong>pblesser, sans le grand t<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> sa robe, où le vent s'eng<strong>ou</strong>ffra, <strong>et</strong> l'ar<strong>de</strong>urdu feu <strong>de</strong> <strong>la</strong> charité qui le s<strong>ou</strong>tint aussi.P<strong>ou</strong>r les vases, ils montèrent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs jusqu'à ce que Dieu les enchâssâtdans le ciel, <strong>et</strong> c'est ce qu'auj<strong>ou</strong>rd'hui v<strong>ou</strong>s appelez les Ba<strong>la</strong>nces, quin<strong>ou</strong>s montrent bien t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs qu'elles sont encore pleines <strong>de</strong>so<strong>de</strong>urs du sacrifice d'un juste par les influences favorables qu'ellesinspirent sur l'horoscope <strong>de</strong> L<strong>ou</strong>is le Juste, qui eut les ba<strong>la</strong>nces p<strong>ou</strong>rascendant.Il n'était pas encore t<strong>ou</strong>tefois en ce jardin; il n'y arriva que quelquestemps après. Ce fut lorsque déborda le déluge, car les eaux <strong>ou</strong> votremon<strong>de</strong> s'engl<strong>ou</strong>tit montèrent à une hauteur si prodigieuse que l'archevoguait dans les cieux à côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>.<strong>Les</strong> humains aperçurent ce globe par <strong>la</strong> fenêtre, mais <strong>la</strong> réflexion <strong>de</strong> cegrand corps opaque s'affaiblissait à cause <strong>de</strong> leur proximité quipartageait sa lumière, chacun d'eux croit que d'était un canton <strong>de</strong> <strong>la</strong>Terre qui n'avait pas été noyé. Il n'y eut qu'une fille <strong>de</strong> Noé, nomméeAchab, qui, à cause peut-être qu'elle avait pris gar<strong>de</strong> qu'à mesure que lenavire haussait, ils approchaient <strong>de</strong> c<strong>et</strong> astre, s<strong>ou</strong>tint à cor <strong>et</strong> à criqu'assurément d'était <strong>la</strong> lune. On eut beau lui représenter que, <strong>la</strong> son<strong>de</strong>j<strong>et</strong>ée, on n'avait tr<strong>ou</strong>vé que quinze c<strong>ou</strong>dés d'eau, elle répondait que le feravait donc rencontré le dos d'une baleine qu'ils avaient pris p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> Terreque, quant à elle, elle était bien assurée que d'était <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> en proprepersonne qu'ils al<strong>la</strong>ient abor<strong>de</strong>r. Enfin, comme chacun opine p<strong>ou</strong>r sonsemb<strong>la</strong>ble, t<strong>ou</strong>tes les autres femmes se le persuadèrent ensuite. <strong>Les</strong>voilà donc, malgré <strong>la</strong> défense <strong>de</strong>s hommes, qui j<strong>et</strong>tent l'esquif en mer.Achab était <strong>la</strong> plus hasar<strong>de</strong>use ; aussi v<strong>ou</strong>lut-elle <strong>la</strong> première essayer lepéril. Elle se <strong>la</strong>nce allégrement <strong>de</strong>dans, <strong>et</strong> t<strong>ou</strong>t son sexe l'al<strong>la</strong>it joindre,sans une vague qui séparât le bateau du navire. On eut beau crier aprèselle, l'appeler cent fois lunatique, protester qu'elle serait cause qu'unj<strong>ou</strong>r on reprocherait à t<strong>ou</strong>tes les femmes d'avoir dans <strong>la</strong> tête un quartier<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, elle se moqua d'eux.La voilà qui vogue hors du mon<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> animaux suivirent son exemple, car<strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s oiseaux qui se sentirent l'aile assez forte p<strong>ou</strong>r risquer levoyage, impatients <strong>de</strong> <strong>la</strong> première prison dont on eût encore arrêté leurliberté, donnèrent jusque-là.Des quadrupè<strong>de</strong>s mêmes, les plus c<strong>ou</strong>rageux se mirent à <strong>la</strong> nage. Il enétait sorti près <strong>de</strong> mille, avant que les fils <strong>de</strong> Noé pussent fermer lesétables que <strong>la</strong> f<strong>ou</strong>le <strong>de</strong>s animaux qui s'échappaient tenaient <strong>ou</strong>vertes. La


plupart abordèrent ce n<strong>ou</strong>veau mon<strong>de</strong>.P<strong>ou</strong>r l'esquif, il al<strong>la</strong> donner contre un coteau fort agréable où <strong>la</strong>généreuse Achab <strong>de</strong>scendit, <strong>et</strong>, joyeuse d'avoir connu qu'en eff<strong>et</strong> c<strong>et</strong>teTerre-là était <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, ne v<strong>ou</strong><strong>la</strong>it point se rembarquer p<strong>ou</strong>r rejoindre sesfrères.Elle s'habitua quelque temps dans une grotte, <strong>et</strong> comme un j<strong>ou</strong>r elle sepromenait, ba<strong>la</strong>nçant si elle serait fâchée d'avoir perdu <strong>la</strong> compagnie<strong>de</strong>s siens <strong>ou</strong> si elle en serait bien aise, elle aperçut un homme quiabattait un g<strong>la</strong>nd. La joie d'une telle rencontre <strong>la</strong> fit voler auxembrassements; elle en reçut <strong>de</strong> réciproques, car il y avait encore pluslongtemps que le vieil<strong>la</strong>rd n'avait vu <strong>de</strong> visage humain. d'était Énoch leJuste. Ils vécurent ensemble, <strong>et</strong> sans que le naturel impie <strong>de</strong> sesenfants, <strong>et</strong> l'orgueil <strong>de</strong> sa femme, l'obligeât <strong>de</strong> se r<strong>et</strong>irer dans les bois,ils auraient achevé ensemble <strong>de</strong> filer leurs j<strong>ou</strong>rs avec t<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> d<strong>ou</strong>ceurdont Dieu bénit le mariage <strong>de</strong>s justes.Là, t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs, dans les r<strong>et</strong>raites les plus sauvages <strong>de</strong> ces affreusessolitu<strong>de</strong>s, ce bon vieil<strong>la</strong>rd offrait à Dieu, d'un esprit épuré, son coeur enholocauste, quand <strong>de</strong> l'Arbre <strong>de</strong> Science que v<strong>ou</strong>s savez qui est en cejardin, un j<strong>ou</strong>r étant tombé une pomme dans <strong>la</strong> rivière au bord <strong>de</strong><strong>la</strong>quelle il est p<strong>la</strong>nté, elle fut portée à <strong>la</strong> merci <strong>de</strong>s vagues hors leparadis, en un lieu où le pauvre Énoch, p<strong>ou</strong>r sustenter sa vie, prenait dupoisson à <strong>la</strong> pêche. Ce beau fruit fut arrêté dans le fil<strong>et</strong>, il le mangea.Aussitôt il connut où était le paradis terrestre, <strong>et</strong>, par <strong>de</strong>s secr<strong>et</strong>s quev<strong>ou</strong>s ne sauriez concevoir si v<strong>ou</strong>s n'aviez mangé comme lui <strong>de</strong> <strong>la</strong> pomme<strong>de</strong> science, il y vint <strong>de</strong>meurer.Il faut maintenant que je v<strong>ou</strong>s raconte <strong>la</strong> façon dont j'y suis venu: V<strong>ou</strong>sn'avez pas <strong>ou</strong>blié, je pense, que je me nomme Élie, car je v<strong>ou</strong>s l'ai ditnaguère. V<strong>ou</strong>s saurez donc que j'étais en votre mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> que j'habitaisavec Élisée, un Hébreu comme moi, sur les bords du J<strong>ou</strong>rdain, où jevivais, parmi les livres, d'une vie assez d<strong>ou</strong>ce p<strong>ou</strong>r ne <strong>la</strong> pas regr<strong>et</strong>ter,encore qu'elle s'éc<strong>ou</strong>lât. Cependant, plus les lumières <strong>de</strong> mon espritcroissaient, plus croissait aussi <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> celles que je n'avaispoint. Jamais nos prêtres ne me ramentevaient Adam que le s<strong>ou</strong>venir <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te philosophie parfaite qu'il avait possédée ne me fît s<strong>ou</strong>pirer. Jedésespérais <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>ou</strong>voir acquérir, quand un j<strong>ou</strong>r, après avoir sacrifiép<strong>ou</strong>r l'expiation <strong>de</strong>s faiblesses <strong>de</strong> mon être mortel, je m'endormis <strong>et</strong>l'ange du Seigneur m'apparut en songe. Aussitôt que je fus éveillé, je nemanquai pas <strong>de</strong> travailler aux choses qu'il m'avait prescrites; je pris <strong>de</strong>l'aimant environ <strong>de</strong>ux pieds en carré, je les mis au f<strong>ou</strong>rneau, puislorsqu'il fut bien purgé, précipité <strong>et</strong> diss<strong>ou</strong>s, j'en tirai l'attractif,calcinai t<strong>ou</strong>t c<strong>et</strong> élixir <strong>et</strong> le réduisis en un morceau <strong>de</strong> <strong>la</strong> grosseurenviron d'une balle médiocre.En suite <strong>de</strong> ces préparations, je fis construire un chariot <strong>de</strong> fer fort


léger <strong>et</strong>, <strong>de</strong> là à quelques mois, t<strong>ou</strong>s mes engins étant achevés, j'entraidans mon industrieuse charr<strong>et</strong>te. V<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez possible à quoibon t<strong>ou</strong>t c<strong>et</strong> attirail ? Sachez que l'ange m'avait dit en songe que si jev<strong>ou</strong><strong>la</strong>is acquérir une science parfaite comme je <strong>la</strong> désirais, je montasseau mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, où je tr<strong>ou</strong>verais <strong>de</strong>dans le paradis d'Adam, l'Arbre<strong>de</strong> Science, parce qu'aussitôt que j'aurais tâté <strong>de</strong> son fruit mon âmeserait éc<strong>la</strong>irée <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes les vérités dont une créature est capable. Voilàdonc le voyage p<strong>ou</strong>r lequel j'avais bâti mon chariot. Enfin je montai<strong>de</strong>dans <strong>et</strong> lorsque je fus bien ferme <strong>et</strong> bien appuyé sur le siège, je ruaifort haut en l'air c<strong>et</strong>te b<strong>ou</strong>le d'aimant. Or <strong>la</strong> machine <strong>de</strong> fer que j'avaisforgée t<strong>ou</strong>t exprès plus massive au milieu qu'aux extrémités fut enlevéeaussitôt <strong>et</strong>, dans un parfait équilibre, à cause qu'elle se p<strong>ou</strong>ssaitt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus vite par c<strong>et</strong> endroit-là. Ainsi donc à mesure que j'arrivaisoù l'aimant m'avait attiré, <strong>et</strong> dès que j'étais sauté jusque-là, ma main lefaisait repartir.- Mais, l'interrompis-je, comment <strong>la</strong>nciez-v<strong>ou</strong>s votre balle si droit au<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong> votre chariot, qu'il ne se tr<strong>ou</strong>vât jamais à côté ?- Je ne vois point <strong>de</strong> merveille en c<strong>et</strong>te aventure, me dit-il, carl'aimant, p<strong>ou</strong>ssé qu'il était en l'air, attirait le fer droit à soi ; <strong>et</strong> parconséquent il était impossible que je montasse jamais à côté. Je v<strong>ou</strong>sconfesserai bien que, tenant ma b<strong>ou</strong>le à ma main, je ne <strong>la</strong>issais pas <strong>de</strong>monter, parce que le chariot c<strong>ou</strong>rait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à l'aimant que je tenaisau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> lui ; mais <strong>la</strong> saillie <strong>de</strong> ce fer p<strong>ou</strong>r embrasser ma b<strong>ou</strong>leétait si vig<strong>ou</strong>reuse qu'elle me faisait plier le corps en quatre d<strong>ou</strong>bles, <strong>de</strong>sorte que je n'osai tenter qu'une fois c<strong>et</strong>te n<strong>ou</strong>velle expérience. À <strong>la</strong>vérité, d'était un spectacle à voir bien étonnant, car le soin avec lequelj'avais poli l'acier <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te maison vo<strong>la</strong>nte réfléchissait <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s côtés<strong>la</strong> lumière du soleil si vive <strong>et</strong> si aiguë que je croyais moi-même êtreemporté dans un chariot <strong>de</strong> feu. Enfin, après avoir beauc<strong>ou</strong>p rué <strong>et</strong> voléaprès mon c<strong>ou</strong>p, j'arrivai comme v<strong>ou</strong>s avez fait en un terme où j<strong>et</strong>ombais vers ce mon<strong>de</strong>-ci ; <strong>et</strong> parce qu'en c<strong>et</strong> instant je tenais ma b<strong>ou</strong>lebien serrée entre mes mains, mon chariot dont le siège me pressait p<strong>ou</strong>rapprocher <strong>de</strong> son attractif ne me quitta point ; t<strong>ou</strong>t ce qui me restait àcraindre était <strong>de</strong> me rompre le col; mais p<strong>ou</strong>r m'en garantir, je rej<strong>et</strong>aisma b<strong>ou</strong>le <strong>de</strong> temps en temps, afin que ma machine se sentantnaturellement attirée, prît du repos <strong>et</strong> rompît ainsi <strong>la</strong> force <strong>de</strong> machute. Puis, enfin, quand je me vis à <strong>de</strong>ux <strong>ou</strong> trois cents toises près <strong>de</strong>Terre, je <strong>la</strong>nçai ma balle <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s côtés à fleur du chariot, tantôt <strong>de</strong>çà,tantôt <strong>de</strong>là, jusqu'à ce que mes yeux le déc<strong>ou</strong>vrirent. Aussitôt je nemanquai pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> ruer <strong>de</strong>ssus, <strong>et</strong> ma machine l'ayant suivie, je me<strong>la</strong>issai tomber tant que je me discernai près <strong>de</strong> briser contre le sable,car alors je <strong>la</strong> j<strong>et</strong>ai seulement un pied par-<strong>de</strong>ssus ma tête, <strong>et</strong> ce p<strong>et</strong>itc<strong>ou</strong>p-là éteignit t<strong>ou</strong>t à fait <strong>la</strong> rai<strong>de</strong>ur que lui avait imprimée le


précipice, <strong>de</strong> sorte que ma chute ne fut pas plus violente que si je fuss<strong>et</strong>ombé <strong>de</strong> ma hauteur.Je ne v<strong>ou</strong>s représenterai point l'étonnement dont me saisit <strong>la</strong> rencontre<strong>de</strong>s merveilles qui sont céans, parce qu'il fut à peu près semb<strong>la</strong>ble àcelui dont je v<strong>ou</strong>s viens <strong>de</strong> voir consterné. V<strong>ou</strong>s saurez seulement que jerencontrai, dès le len<strong>de</strong>main, l'Arbre <strong>de</strong> Vie par le moyen duquel jem'empêchai <strong>de</strong> vieillir. Il consomma bientôt <strong>et</strong> fit exhaler le serpent enfumée. » À ces mots :« Vénérable <strong>et</strong> sacré patriarche, lui dis-je, je serais bien aise <strong>de</strong> savoirce que v<strong>ou</strong>s enten<strong>de</strong>z par ce serpent qui fut consommé. » Lui, d'un visageriant, me répondit ainsi:« J'<strong>ou</strong>bliais, à mon fils, à v<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vrir un secr<strong>et</strong> dont on ne peut pasv<strong>ou</strong>s voir instruit. V<strong>ou</strong>s saurez donc qu'après qu'Ève <strong>et</strong> son mari eurentmangé <strong>de</strong> <strong>la</strong> pomme défendue, Dieu, p<strong>ou</strong>r punir le serpent qui les en avaittentés, le relégua dans le corps <strong>de</strong> l'homme. Il n'est point né <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>créature humaine qui, en punition du crime <strong>de</strong> son premier père, nen<strong>ou</strong>rrisse un serpent dans son ventre, issu <strong>de</strong> ce premier. V<strong>ou</strong>s lenommez les boyaux, <strong>et</strong> v<strong>ou</strong>s les croyez nécessaires aux fonctions <strong>de</strong> <strong>la</strong>vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que <strong>de</strong>s serpents pliés sureux-mêmes en plusieurs d<strong>ou</strong>bles.Quand v<strong>ou</strong>s enten<strong>de</strong>z vos entrailles crier, c'est le serpent qui siffle, <strong>et</strong>qui, suivant ce naturel gl<strong>ou</strong>ton dont jadis il incita le premier homme àtrop manger, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à manger aussi; car Dieu qui, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s châtier,v<strong>ou</strong><strong>la</strong>it v<strong>ou</strong>s rendre mortel comme les autres animaux, v<strong>ou</strong>s fit obsé<strong>de</strong>rpar c<strong>et</strong> insatiable, afin que si v<strong>ou</strong>s lui donniez trop à manger, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>sét<strong>ou</strong>ffassiez; <strong>ou</strong> si, lorsque avec les <strong>de</strong>nts invisibles dont c<strong>et</strong> affamémord votre estomac, v<strong>ou</strong>s lui refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, ildégorgeât ce venin que vos docteurs appellent <strong>la</strong> bile, <strong>et</strong> v<strong>ou</strong>s échauffâttellement, par le poison qu'il inspire à vos artères, que v<strong>ou</strong>s en fussiezbientôt consumé. Enfin p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s montrer que vos boyaux sont un serpentque v<strong>ou</strong>s avez dans le corps, s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s qu'on en tr<strong>ou</strong>va dans lestombeaux d'Escu<strong>la</strong>pe, <strong>de</strong> Scipion, d'Alexandre, <strong>de</strong> Charles Martel <strong>et</strong>d'Éd<strong>ou</strong>ard d'Angl<strong>et</strong>erre qui se n<strong>ou</strong>rrissaient encore <strong>de</strong>s cadavres <strong>de</strong> leurshôtes.- En eff<strong>et</strong>, lui dis-je en l'interrompant, j'ai remarqué que comme ceserpent essaie t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à s'échapper du corps <strong>de</strong> l'homme, on lui voit <strong>la</strong>tête <strong>et</strong> le col sortir au bas <strong>de</strong> nos ventres. Mais aussi Dieu n'a paspermis que l'homme seul en fût t<strong>ou</strong>rmenté, il a v<strong>ou</strong>lu qu'il se bandâtcontre <strong>la</strong> femme p<strong>ou</strong>r lui j<strong>et</strong>er son venin, <strong>et</strong> que l'enflure durât neufmois après l'avoir piquée. Et p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s montrer que je parle suivant <strong>la</strong>parole du Seigneur, c'est qu'il dit au serpent p<strong>ou</strong>r le maudire qu'il auraitbeau faire trébucher <strong>la</strong> femme en se raidissant contre elle, qu'elle luiferait enfin baisser <strong>la</strong> tête. » Je v<strong>ou</strong><strong>la</strong>is continuer ces fariboles, mais


Élie m'en empêcha:« Songez, dit-il, que ce lieu-ci est saint. » Il se tut ensuite quelqu<strong>et</strong>emps, comme p<strong>ou</strong>r se ramentevoir <strong>de</strong> l'endroit où il était <strong>de</strong>meuré, puisil prit ainsi <strong>la</strong> parole :« Je ne tâte du fruit <strong>de</strong> vie que <strong>de</strong> cent ans en cent ans, son jus a p<strong>ou</strong>r legoût quelque rapport avec l'esprit <strong>de</strong> vin ; ce fut, je crois, c<strong>et</strong>te pommequ'Adam avait mangée qui fut cause que nos premiers pères vécurent silongtemps, p<strong>ou</strong>r ce qu'il était c<strong>ou</strong>lé dans leur semence quelque chose <strong>de</strong>son énergie jusqu'à ce qu'elle s'éteignît dans les eaux du déluge. L'Arbre<strong>de</strong> Science est p<strong>la</strong>nté vis-à-vis. Son fruit est c<strong>ou</strong>vert d'une écorce quiproduit l'ignorance dans quiconque en a goûté, <strong>et</strong> qui s<strong>ou</strong>s l'épaisseur <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te pelure conserve les spirituelles vertus <strong>de</strong> ce docte manger. Dieuautrefois, après avoir chassé Adam <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te Terre bienheureuse, <strong>de</strong> peurqu'il n'en r<strong>et</strong>r<strong>ou</strong>vât le chemin, lui frotta les gencives <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te écorce. Ilfut, <strong>de</strong>puis ce temps-là, plus <strong>de</strong> quinze ans à radoter <strong>et</strong> <strong>ou</strong>blia tellementt<strong>ou</strong>tes choses que lui ni ses <strong>de</strong>scendants jusqu'à Moïse ne se s<strong>ou</strong>vinrentseulement pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> Création. Mais les restes <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu <strong>de</strong> c<strong>et</strong>tepesante écoree achevèrent <strong>de</strong> se dissiper par <strong>la</strong> chaleur <strong>et</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté dugénie <strong>de</strong> ce grand prophète.Je m'adressai par bonheur à l'une <strong>de</strong> ces pommes que <strong>la</strong> maturité avaitdép<strong>ou</strong>illée <strong>de</strong> sa peau, <strong>et</strong> ma salive à peine l'avait m<strong>ou</strong>illée que <strong>la</strong>philosophie universelle m'absorba. Il me semb<strong>la</strong> qu'un nombre infini <strong>de</strong>p<strong>et</strong>its yeux se plongèrent dans ma tête, <strong>et</strong> je sus le moyen <strong>de</strong> parler auSeigneur.Quand <strong>de</strong>puis j'ai fait réflexion sur c<strong>et</strong> enlèvement miraculeux, je mesuis bien imaginé que je n'aurais pas pu vaincre par les vertus occultesd'un simple corps naturel <strong>la</strong> vigi<strong>la</strong>nce du séraphin que Dieu a ordonnép<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce paradis.Mais parce qu'il se p<strong>la</strong>ît à se servir <strong>de</strong> causes secon<strong>de</strong>s, je crus qu'ilm'avait inspiré ce moyen p<strong>ou</strong>r y entrer, comme il v<strong>ou</strong>lut se servir <strong>de</strong>scôtes d'Adam p<strong>ou</strong>r lui faire une femme, quoiqu'il pût <strong>la</strong> former <strong>de</strong> Terreaussi bien que lui.Je <strong>de</strong>meurai longtemps dans ce jardin à me promener sans compagnie.Mais enfin, comme l'ange portier du lieu était mon principal hôte, il meprit envie <strong>de</strong> le saluer. Une heure <strong>de</strong> chemin termina mon voyage, car, aub<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> ce temps, j'arrivai en une contrée où mille éc<strong>la</strong>irs se confondanten un formaient un j<strong>ou</strong>r aveugle qui ne servait qu'à rendre l'obscuritévisible.Je n'étais pas encore bien remis <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te aventure que j'aperçus <strong>de</strong>vantmoi un bel adolescent :Je suis, me dit-il, l'archange que tu cherches, je viens <strong>de</strong> lire dans Dieuqu'il t'avait suggéré les moyens <strong>de</strong> venir ici, <strong>et</strong> qu'il v<strong>ou</strong><strong>la</strong>it que tu yattendisses sa volonté. Il m'entr<strong>et</strong>int <strong>de</strong> plusieurs choses <strong>et</strong> me dit


entre autres :Que c<strong>et</strong>te lumière dont j'avais paru effrayé n'était rien <strong>de</strong> formidable;qu'elle s'allumait presque t<strong>ou</strong>s les soirs, quand il faisait <strong>la</strong> ron<strong>de</strong>, parceque, p<strong>ou</strong>r éviter les surprises <strong>de</strong>s sorciers qui entrent part<strong>ou</strong>t sans êtrevus, il était contraint <strong>de</strong> j<strong>ou</strong>er <strong>de</strong> l'espadon avec son épée f<strong>la</strong>mboyanteaut<strong>ou</strong>r du paradis terrestre, <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te lueur était les éc<strong>la</strong>irsqu'engendrait son acier.Ceux que v<strong>ou</strong>s apercevez <strong>de</strong> votre mon<strong>de</strong>, aj<strong>ou</strong>ta-t-il, sont produits parmoi. Si quelquefois v<strong>ou</strong>s les remarquez bien loin, c'est à cause que lesnuages d'un climat éloigné, se tr<strong>ou</strong>vant disposés à recevoir c<strong>et</strong>teimpression, font rejaillir jusqu'à v<strong>ou</strong>s ces légères images <strong>de</strong> feu, ainsiqu'une vapeur autrement située se tr<strong>ou</strong>va propre à former l'arc-en-ciel.Je ne v<strong>ou</strong>s instruirai pas davantage, aussi bien <strong>la</strong> pomme <strong>de</strong> sciencen'est pas loin d'ici ; aussitôt que v<strong>ou</strong>s en aurez mangé, v<strong>ou</strong>s serez doctecomme moi. Mais surt<strong>ou</strong>t gar<strong>de</strong>z-v<strong>ou</strong>s d'une méprise; <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>sfruits qui pen<strong>de</strong>nt à ce végétant sont environnés d'une écorce <strong>de</strong> <strong>la</strong>quellesi v<strong>ou</strong>s tâtez, v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>scendrez au-<strong>de</strong>ss<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> l'homme au lieu que le<strong>de</strong>dans v<strong>ou</strong>s fera monter aussi haut que l'ange.» Élie en était là <strong>de</strong>sinstructions que lui avait données le séraphin quand un p<strong>et</strong>it hommen<strong>ou</strong>s vint joindre.« c'est ici c<strong>et</strong> Énoch dont je v<strong>ou</strong>s ai parlé, me dit t<strong>ou</strong>t bas monconducteur. » Comme il achevait ces mots, Énoch n<strong>ou</strong>s présenta unpanier plein <strong>de</strong> je ne sais quels fruits semb<strong>la</strong>bles aux pommes <strong>de</strong>grena<strong>de</strong>s qu'il venait <strong>de</strong> déc<strong>ou</strong>vrir, ce j<strong>ou</strong>r-là même, en un bocage reculé.J'en serrai quelques-unes dans mes poches par le comman<strong>de</strong>ment d'Élie,lorsqu'il lui <strong>de</strong>manda qui j'étais.« c'est une aventure qui mérite un plus long entr<strong>et</strong>ien, repartit mongui<strong>de</strong>; ce soir, quand n<strong>ou</strong>s serons r<strong>et</strong>irés, il n<strong>ou</strong>s contera lui-même lesmiraculeuses particu<strong>la</strong>rités <strong>de</strong> son voyage. »N<strong>ou</strong>s arrivâmes, en finissant ce<strong>la</strong>, s<strong>ou</strong>s une espèce d'ermitage fait <strong>de</strong>branches <strong>de</strong> palmier ingénieusement entre<strong>la</strong>cées avec <strong>de</strong>s myrtes <strong>et</strong> <strong>de</strong>sorangers. Là j'aperçus dans un p<strong>et</strong>it réduit <strong>de</strong>s monceaux d'une certainefiloselle si b<strong>la</strong>nche <strong>et</strong> si déliée qu'elle p<strong>ou</strong>vait passer p<strong>ou</strong>r l'âme <strong>de</strong> <strong>la</strong>neige.Je vis aussi <strong>de</strong>s quen<strong>ou</strong>illes répandues çà <strong>et</strong> là. Je <strong>de</strong>mandai à monconducteur à quoi elles servaient :« À filer, me répondit-il. Quand le bon Énoch veut se déban<strong>de</strong>r <strong>de</strong> <strong>la</strong>méditation, tantôt il habille c<strong>et</strong>te fi<strong>la</strong>sse, tantôt il en t<strong>ou</strong>rne du fil,tantôt il tisse <strong>de</strong> <strong>la</strong> toile qui sert à tailler <strong>de</strong>s chemises aux onze millevierges. Il n'est pas que v<strong>ou</strong>s n'ayez quelquefois rencontré en votremon<strong>de</strong> je ne sais quoi <strong>de</strong> b<strong>la</strong>nc qui voltige en automne, environ <strong>la</strong> saison<strong>de</strong>s semailles ; les paysans appellent ce<strong>la</strong> "coton <strong>de</strong> Notre-Dame", c'est<strong>la</strong> b<strong>ou</strong>rre dont Énoch purge son lin quand il le car<strong>de</strong>. » N<strong>ou</strong>s n'arrêtâmes


guère, sans prendre congé d'Énoch, dont c<strong>et</strong>te cabane était <strong>la</strong> cellule, <strong>et</strong>ce qui n<strong>ou</strong>s obligea <strong>de</strong> le quitter sitôt fut que, <strong>de</strong> six en six heures, ilfait oraison <strong>et</strong> qu'il y avait bien ce<strong>la</strong> qu'il avait achevé <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière.Je suppliai en chemin Élie <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s achever l'histoire <strong>de</strong>s assomptionsqu'il m'avait entamée, <strong>et</strong> lui dis qu'il en était <strong>de</strong>meuré, ce me semb<strong>la</strong>it,à celle <strong>de</strong> saint Jean l'Évangéliste.« Alors puisque v<strong>ou</strong>s n'avez pas, me dit-il, <strong>la</strong> patience d'attendre que <strong>la</strong>pomme <strong>de</strong> savoir v<strong>ou</strong>s enseigne mieux que moi t<strong>ou</strong>tes ces choses, je veuxbien v<strong>ou</strong>s les apprendre : Sachez donc que Dieu... »À ce mot, je ne sais pas comme le Diable s'en mê<strong>la</strong>, tant y a que je nepus m'empêcher <strong>de</strong> l'interrompre p<strong>ou</strong>r railler :« Je m'en s<strong>ou</strong>viens, lui dis-je, Dieu fut un j<strong>ou</strong>r averti que l'âme <strong>de</strong> c<strong>et</strong>évangéliste était si détachée qu'il ne <strong>la</strong> r<strong>et</strong>enait plus qu'à force <strong>de</strong>serrer les <strong>de</strong>nts, <strong>et</strong> cependant l'heure, où il avait prévu qu'il seraitenlevé céans, était presque expirée <strong>de</strong> façon que, n'ayant pas le temps <strong>de</strong>lui préparer une machine, il fut contraint <strong>de</strong> l'y faire être vitement sansavoir le loisir <strong>de</strong> l'y faire aller. » Élie, pendant t<strong>ou</strong>t ce disc<strong>ou</strong>rs, meregardait avec <strong>de</strong>s yeux capables <strong>de</strong> me tuer, si j'eusse été en état <strong>de</strong>m<strong>ou</strong>rir d'autre chose que <strong>de</strong> faim :« Abominable, fit-il, en se recu<strong>la</strong>nt, tu as l'impu<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> railler sur leschoses saintes, au moins ne serait-ce pas impunément si le T<strong>ou</strong>t-Sagene v<strong>ou</strong><strong>la</strong>it te <strong>la</strong>isser aux nations en exemple fameux <strong>de</strong> sa miséricor<strong>de</strong>.Va, impie, hors d'ici, va publier dans ce p<strong>et</strong>it mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> dans l'autre, cartu es pré<strong>de</strong>stiné à y r<strong>et</strong><strong>ou</strong>rner, <strong>la</strong> haine irréconciliable que Dieu porteaux athées. » À peine eut-il achevé c<strong>et</strong>te imprécation qu'il m'empoigna<strong>et</strong> me conduisit ru<strong>de</strong>ment vers <strong>la</strong> porte. Quand tr<strong>ou</strong>s fûmes arrivésproche un grand arbre dont les branches chargées <strong>de</strong> fruits se c<strong>ou</strong>rbaientpresque à terre :« Voici l'Arbre <strong>de</strong> Savoir, me dit-il, où tu aurais puisé <strong>de</strong>s lumièresinconcevables sans ton irréligion. » Il n'eut pas achevé ce mot que,feignant <strong>de</strong> <strong>la</strong>nguir <strong>de</strong> faiblesse, je me <strong>la</strong>issai tomber contre unebranche où je dérobai adroitement une pomme. Il s'en fal<strong>la</strong>it encoreplusieurs enjambées que je n'eusse le pied hors <strong>de</strong> ce parc délicieux;cependant <strong>la</strong> faim me pressait avec tant <strong>de</strong> violence qu'elle me fit<strong>ou</strong>blier que j'étais entre les mains d'un prophète c<strong>ou</strong>rr<strong>ou</strong>cé. Ce<strong>la</strong> fit queje tirai une <strong>de</strong> ces pommes dont j'avais grossi ma poche, où je cachaimes <strong>de</strong>nts; mais, au lieu <strong>de</strong> prendre une <strong>de</strong> celles dont Énoch m'avait faitprésent, ma main tomba sur <strong>la</strong> pomme que j'avais cueillie à l'arbre <strong>de</strong>science <strong>et</strong> dont par malheur je n'avais pas dép<strong>ou</strong>illé l'écorce.J'en avais à peine goûté qu'une épaisse nuit tomba sur mon âme: je ne visplus ma pomme, plus d'Élie auprès <strong>de</strong> moi, <strong>et</strong> mes yeux ne reconnurentpas en t<strong>ou</strong>t l'hémisphère une seule trace du Paradis terrestre, <strong>et</strong> avect<strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong> je ne <strong>la</strong>issais pas <strong>de</strong> me s<strong>ou</strong>venir <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t ce qui m'y était


arrivé.Quand <strong>de</strong>puis j'ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré quec<strong>et</strong>te écorce ne m'avait pas t<strong>ou</strong>t à fait abruti, à cause que mes <strong>de</strong>nts <strong>la</strong>traversèrent <strong>et</strong> se sentirent un peu du jus <strong>de</strong> <strong>de</strong>dans, dont l'énergie avaitdissipé les malignités <strong>de</strong> <strong>la</strong> pelure.Je restai bien surpris <strong>de</strong> me voir t<strong>ou</strong>t seul au milieu d'un pays que je neconnaissais point. J'avais beau promener mes yeux, <strong>et</strong> les j<strong>et</strong>er par <strong>la</strong>campagne, aucune créature ne s'offrait p<strong>ou</strong>r les consoler. Enfin jerésolus <strong>de</strong> marcher, jusqu'à ce que <strong>la</strong> Fortune me fit rencontrer <strong>la</strong>compagnie <strong>de</strong> quelque bête <strong>ou</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort.Elle m'exauça car au b<strong>ou</strong>t d'un <strong>de</strong>mi-quart <strong>de</strong> lieue je rencontrai <strong>de</strong>uxfort grands animaux, dont l'un s'arrêta <strong>de</strong>vant moi, l'autre s'enfuitlégèrement au gîte du moins, je le pensai ainsi à cause qu'à quelqu<strong>et</strong>emps <strong>de</strong> là je le vis revenir accompagné <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> sept <strong>ou</strong> huit cents <strong>de</strong>même espèce qui m'environnèrent. Quand je les pus discerner <strong>de</strong> près, jeconnus qu'ils avaient <strong>la</strong> taille, <strong>la</strong> figure <strong>et</strong> le visage comme n<strong>ou</strong>s. C<strong>et</strong>teaventure me fit s<strong>ou</strong>venir <strong>de</strong> ce que jadis j'avais <strong>ou</strong>ï conter à man<strong>ou</strong>rrice, <strong>de</strong>s sirènes, <strong>de</strong>s faunes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s satyres. De temps en temps ilsélevaient <strong>de</strong>s huées si furieuses, causées sans d<strong>ou</strong>te par l'admiration <strong>de</strong>me voir, que je croyais quasi être <strong>de</strong>venu monstre.Une <strong>de</strong> ces bêtes-hommes m'ayant saisi par le col, <strong>de</strong> même que font lesl<strong>ou</strong>ps quand ils enlèvent une brebis, me j<strong>et</strong>a sur son dos, <strong>et</strong> me menadans leur ville. Je fus bien étonné, lorsque je reconnus en eff<strong>et</strong> qued'étaient <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong> n'en rencontrer pas un qui ne marchât à quatrepattes.Quand ce peuple me vit passer, me voyant si p<strong>et</strong>it (car <strong>la</strong> plupart d'entreeux ont d<strong>ou</strong>ze c<strong>ou</strong>dées <strong>de</strong> longueur), <strong>et</strong> mon corps s<strong>ou</strong>tenu sur <strong>de</strong>ux piedsseulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient,eux autres, que, <strong>la</strong> nature ayant donné aux hommes comme aux bêtes<strong>de</strong>ux jambes <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux bras, ils s'en <strong>de</strong>vaient servir comme eux. Et eneff<strong>et</strong>, rêvant <strong>de</strong>puis sur ce suj<strong>et</strong>, j'ai songé que celle situation <strong>de</strong> corpsn'était point trop extravagante, quand je ne suis s<strong>ou</strong>venu que nosenfants, lorsqu'ils ne sont encore instruits que <strong>de</strong> nature, marchent àquatre pieds, <strong>et</strong> ne s'élèvent sur <strong>de</strong>ux que par le soin <strong>de</strong> leurs n<strong>ou</strong>rricesqui les dressent dans <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its chariots, <strong>et</strong> leur attachent <strong>de</strong>s <strong>la</strong>nièresp<strong>ou</strong>r les empêcher <strong>de</strong> tomber sur les quatre, comme <strong>la</strong> seule assi<strong>et</strong>te <strong>ou</strong><strong>la</strong> figure <strong>de</strong> notre masse incline <strong>de</strong> se reposer.Ils disaient donc (à ce que je me suis fait <strong>de</strong>puis interpréter)qu'infailliblement j'étais <strong>la</strong> femelle du p<strong>et</strong>it animal <strong>de</strong> <strong>la</strong> reine. Ainsi jefus en qualité <strong>de</strong> telle <strong>ou</strong> d'autre chose mené droit à l'hôtel <strong>de</strong> ville, <strong>ou</strong>je remarquai, selon le b<strong>ou</strong>rdonnement <strong>et</strong> les postures que faisaient <strong>et</strong> lepeuple <strong>et</strong> les magistrats, qu'ils consultaient ensemble ce que je p<strong>ou</strong>vaisêtre. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain b<strong>ou</strong>rgeois qui


gardait les bêtes rares supplia les échevins <strong>de</strong> me prêter à lui, enattendant que <strong>la</strong> reine m'envoyât quérir p<strong>ou</strong>r vivre avec mon mâle.On n'en fit aucune difficulté. Ce bateleur me porta en son logis, ilm'instruisit à faire le go<strong>de</strong>not, à passer <strong>de</strong>s culbutes, à figurer <strong>de</strong>sgrimaces; <strong>et</strong> les après-dînées faisait prendre à <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> l'argent p<strong>ou</strong>rme montrer. Enfin le ciel, fléchi <strong>de</strong> mes d<strong>ou</strong>leurs <strong>et</strong> fâcher <strong>de</strong> voirprofaner. le temple <strong>de</strong> son maître, v<strong>ou</strong>lut qu'un j<strong>ou</strong>r, comme j'étaisattaché au b<strong>ou</strong>t d'une cor<strong>de</strong>, avec <strong>la</strong>quelle le char<strong>la</strong>tan me faisait sauterp<strong>ou</strong>r divertir le badaud, un <strong>de</strong> ceux qui me regardaient, après m'avoirconsidéré fort attentivement, me <strong>de</strong>manda qu grec qui j'étais. Je fusbien étonné d'entendre là parler comme en notre mon<strong>de</strong>. Il m'interrogeaquelque temps ; je lui répondis, <strong>et</strong> lui contai ensuite généralement t<strong>ou</strong>tel'entreprise <strong>et</strong> le succès <strong>de</strong> mon voyage. Il me conso<strong>la</strong>, <strong>et</strong> je me s<strong>ou</strong>viensqu'il me dit :« Eh bien ! mon fils, v<strong>ou</strong>s portez enfin <strong>la</strong> peine <strong>de</strong>s faiblesses <strong>de</strong> votremon<strong>de</strong>. Il y a du vulgaire ici comme là qui ne peut s<strong>ou</strong>ffrir <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong>schoses où il n'est point acc<strong>ou</strong>tumé. Mais sachez qu'on ne v<strong>ou</strong>s traite qu'à<strong>la</strong> pareille, <strong>et</strong> que si quelqu'un <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te Terre avait monté dans <strong>la</strong> vôtre,avec <strong>la</strong> hardiesse <strong>de</strong> se dire homme, vos docteurs le feraient ét<strong>ou</strong>ffercomme un monstre <strong>ou</strong> comme un singe possédé du Diable. »Il me promit ensuite qu'il avertirait <strong>la</strong> c<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> mon désastre; il aj<strong>ou</strong>taqu'aussitôt qu'il m'avait envisagé, le coeur lui avait dit que j'étais unhomme parce qu'il avait autrefois voyagé au mon<strong>de</strong> d'où je venais, quemon pays était <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, que j'étais gaulois <strong>et</strong> qu'il avait jadis <strong>de</strong>meuréen Grèce, qu'on l'appe<strong>la</strong>it le démon <strong>de</strong> Socrate, qu'il avait <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> mort<strong>de</strong> ce philosophe g<strong>ou</strong>verné <strong>et</strong> instruit à Thèbes Épaminondas, qu'ensuite,étant passé chez les Romains, <strong>la</strong> justice l'avait attaché au parti dujeune Caton, puis après son trépas, qu'il s'était donné à Brutus. Que t<strong>ou</strong>sces grands personnages n'ayant rien <strong>la</strong>issé au mon<strong>de</strong> à leur p<strong>la</strong>ce quel'image <strong>de</strong> leurs vertus, il s'était r<strong>et</strong>iré avec ses compagnons tantôtdans les temples tantôt dans les solitu<strong>de</strong>s.« Enfin, aj<strong>ou</strong>ta-t-il, le peuple <strong>de</strong> votre Terre <strong>de</strong>vint si stupi<strong>de</strong> <strong>et</strong> sigrossier que mes compagnons <strong>et</strong> moi perdîmes t<strong>ou</strong>t le p<strong>la</strong>isir que n<strong>ou</strong>savions pris autrefois à l'instruire. Il n'est pas que v<strong>ou</strong>s n'ayez entenduparler <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s; on n<strong>ou</strong>s appe<strong>la</strong>it oracles, nymphes, génies, fées, Dieuxfoyers, lémures, <strong>la</strong>rves, <strong>la</strong>mies, farfad<strong>et</strong>s, naïa<strong>de</strong>s, incubes, ombres,mânes, spectres, fantômes; <strong>et</strong> n<strong>ou</strong>s abandonnâmes votre mon<strong>de</strong> s<strong>ou</strong>s lerègne d'Auguste, un peu après que je me fus apparu à Drusus, fils <strong>de</strong>Livia, qui portait <strong>la</strong> guerre en Allemagne, <strong>et</strong> que je lui défendis <strong>de</strong>passer <strong>ou</strong>tre. Il n'y a pas longtemps que j'en suis arrivé p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> secon<strong>de</strong>fois; <strong>de</strong>puis cent ans en çà, j'ai eu commission d'y faire un voyage, jerôdai beauc<strong>ou</strong>p en Europe, <strong>et</strong> conversai avec <strong>de</strong>s personnes que possiblev<strong>ou</strong>s aurez connues. Un j<strong>ou</strong>r, entre autres, j'apparus à Cardan comme il


étudiait; je l'instruisis <strong>de</strong> quantité <strong>de</strong> choses, <strong>et</strong> en récompense il mepromit qu'il témoignerait à <strong>la</strong> postérité <strong>de</strong> fini il tenait les miraclesqu'il s'attendait d'écrire.J'y vis Agrippa, l'abbé Tritème, le docteur Faust, La Brosse, César, <strong>et</strong>une certaine cabale <strong>de</strong> jeunes gens que le vulgaire a connus s<strong>ou</strong>s le nom<strong>de</strong> « chevaliers <strong>de</strong> <strong>la</strong> Rose-Croix », à qui j'enseignai quantité <strong>de</strong>s<strong>ou</strong>plesse <strong>et</strong> <strong>de</strong> secr<strong>et</strong>s naturels, qui sans d<strong>ou</strong>te les auront fait passerchez le peuple p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> grands magiciens. Je connus aussi Campanel<strong>la</strong>, cefut moi qui l'avisai, pendant qu'il était à l'Inquisition à Rome, <strong>de</strong> stylerson visage <strong>et</strong> son corps aux grimaces <strong>et</strong> aux postures ordinaires <strong>de</strong> ceuxdont il avait besoin <strong>de</strong> connaître l'intérieur afin d'exciter chez soi parune même assi<strong>et</strong>te les pensées que c<strong>et</strong>te même situation avait appeléesdans ses adversaires, parce qu'ainsi il ménagerait mieux leur âme quandil <strong>la</strong> connaîtrait; il commença à ma prière un livre que n<strong>ou</strong>s intitulâmesDe Sensu Rerum. J'ai fréquenté pareillement en France, La Mothe, LeVayer <strong>et</strong> Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant enphilosophe que ce premier y vit. J'y ai connu aussi quantité d'autresgens, que votre siècle traite <strong>de</strong> divins, mais je n'ai rien tr<strong>ou</strong>vé en euxque beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> babil <strong>et</strong> beauc<strong>ou</strong>p d'orgueil.Enfin comme je traversais <strong>de</strong> votre pays en Angl<strong>et</strong>erre p<strong>ou</strong>r étudier lesmoeurs <strong>de</strong> ses habitants, je rencontrai un homme, <strong>la</strong> honte <strong>de</strong> son pays;car certes c'est une honte aux grands <strong>de</strong> votre État <strong>de</strong> reconnaître en lui,sans l'adorer, <strong>la</strong> vertu dont il est le trône. P<strong>ou</strong>r abréger son panégyrique,il est t<strong>ou</strong>t esprit, il est t<strong>ou</strong>t coeur, <strong>et</strong> si donner à quelqu'un t<strong>ou</strong>tes ces<strong>de</strong>ux qualités dont une jadis suffisait à marquer un héros n'était direTristan l'Hermite, je me serais bien gardé <strong>de</strong> le nommer, car je suisassuré qu'il ne me pardonnera point c<strong>et</strong>te méprise; mais comme jen'attends pas <strong>de</strong> r<strong>et</strong><strong>ou</strong>rner jamais en votre mon<strong>de</strong>, je veux rendre à <strong>la</strong>vérité ce témoignage <strong>de</strong> ma conscience. Véritablement, il faut que jev<strong>ou</strong>s av<strong>ou</strong>e que, quand je vis une vertu si haute, j'appréhendai qu'elle nefût pas reconnue; c'est p<strong>ou</strong>rquoi je tâchai <strong>de</strong> lui faire accepter troisfioles; <strong>la</strong> première était pleine d'huile <strong>de</strong> talc, l'autre <strong>de</strong> p<strong>ou</strong>dre <strong>de</strong>projection, <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière d'or potable, c'est-à-dire <strong>de</strong> ce sel végétatifdont vos chimistes prom<strong>et</strong>tent l'éternité. Mais il les refusa avec undédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d'Alexandrequand il le vint visiter à son tonneau. Enfin je ne puis rien aj<strong>ou</strong>ter àl'éloge <strong>de</strong> ce grand homme, si ce n'est que c'est le seul poète, le seulphilosophe <strong>et</strong> le seul homme libre que v<strong>ou</strong>s ayez. Voilà les personnesconsidérables avec qui j'ai conversé; t<strong>ou</strong>s les autres, au moins <strong>de</strong> ceuxque j'ai connus, sont si fort au-<strong>de</strong>ss<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> l'homme, que j'ai vu <strong>de</strong>s bêtesun peu plus haut.Au reste, je ne suis point originaire <strong>de</strong> votre Terre ni <strong>de</strong> celle-ci, jesuis né dans le soleil. Mais parce que quelquefois notre mon<strong>de</strong> se tr<strong>ou</strong>ve


trop peuplé, à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> longue vie <strong>de</strong> ses habitants, <strong>et</strong> qu'il estpresque exempt <strong>de</strong> guerres <strong>et</strong> <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>dies, <strong>de</strong> temps en temps nosmagistrats envoient <strong>de</strong>s colonies dans les mon<strong>de</strong>s d'aut<strong>ou</strong>r. Quant à moi,je fus commandé p<strong>ou</strong>r aller en celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre <strong>et</strong> déc<strong>la</strong>ré chef <strong>de</strong> <strong>la</strong>peup<strong>la</strong><strong>de</strong> qu'on y envoyait avec moi. J'ai passé <strong>de</strong>puis en celui-ci, p<strong>ou</strong>rles raisons que je v<strong>ou</strong>s ai dites; <strong>et</strong> ce qui fait que j'y <strong>de</strong>meureactuellement sans b<strong>ou</strong>ger, c'est que les hommes y sont amateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong>vérité, qu'on n'y voit point <strong>de</strong> pédants, que les philosophes ne se <strong>la</strong>issentpersua<strong>de</strong>r qu'à <strong>la</strong> raison, <strong>et</strong> que l'autorité d'un savant, ni le plus grandnombre, ne l'emportent point sur l'opinion d'un batteur en grange, si lebatteur en grange raisonne aussi fortement. Bref, en ce pays, on necompte p<strong>ou</strong>r insensés que les sophistes <strong>et</strong> les orateurs. »Je lui <strong>de</strong>mandai combien <strong>de</strong> temps ils vivaient, il me répondit :« Trois <strong>ou</strong> quatre mille ans. » Et continua <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte :« P<strong>ou</strong>r me rendre visible comme je suis à présent, quand je sens lecadavre que j'informe presque usé <strong>ou</strong> que les organes n'exercent plusleurs fonctions assez parfaitement, je me s<strong>ou</strong>ffle dans un jeune corpsn<strong>ou</strong>vellement mort.Encore que les habitants du soleil ne soient pas en aussi grand nombreque ceux <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, le soleil t<strong>ou</strong>tefois en regorge bien s<strong>ou</strong>vent, àcause que le peuple p<strong>ou</strong>r être d'un tempérament fort chaud, est remuant,ambitieux, <strong>et</strong> digère beauc<strong>ou</strong>p.Ce que je v<strong>ou</strong>s dis ne v<strong>ou</strong>s doit pas sembler une chose étonnante, car,quoique notre globe soit très vaste <strong>et</strong> le vôtre p<strong>et</strong>it, quoique n<strong>ou</strong>s nem<strong>ou</strong>rions qu'après quatre mille ans, <strong>et</strong> v<strong>ou</strong>s après un <strong>de</strong>mi-siècle,apprenez que t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> même qu'il n'y a pas tant <strong>de</strong> caill<strong>ou</strong>x que <strong>de</strong> terre,ni tant d'insectes que <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ntes, ni tant d'animaux que d'insectes, nitant d'hommes que d'animaux; qu'ainsi il n'y doit pas avoir tant <strong>de</strong>démons que d'hommes, à cause <strong>de</strong>s difficultés qui se rencontrent à <strong>la</strong>génération d'un composé si parfait. » Je lui <strong>de</strong>mandai s'ils étaient <strong>de</strong>scorps comme n<strong>ou</strong>s ; il me répondit que <strong>ou</strong>i, qu'ils étaient <strong>de</strong>s corps, maisnon pas comme n<strong>ou</strong>s, ni comme aucune chose que n<strong>ou</strong>s estimions telle;parce que n<strong>ou</strong>s n'appelons vulgairement « corps » que ce qui peut êtr<strong>et</strong><strong>ou</strong>ché; qu'au reste il n'y avait rien en <strong>la</strong> nature qui ne fût matériel, <strong>et</strong>que, quoiqu'ils le fussent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ilsv<strong>ou</strong><strong>la</strong>ient se faire voir à n<strong>ou</strong>s, <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s corps proportionnés à ceque nos sens sont capables <strong>de</strong> connaître. Je l'assurai que ce qui avaitfait penser à beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> que les histoires qui se contaient d'euxn'étaient qu'un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> rêverie <strong>de</strong>s faibles, procédait <strong>de</strong> ce qu'ilsn'apparaissent que <strong>de</strong> nuit. Il me répliqua que, comme ils étaientcontraints <strong>de</strong> bâtir eux-mêmes à <strong>la</strong> hâte les corps dont il fal<strong>la</strong>it qu'ilsse servissent, ils n'avaient bien s<strong>ou</strong>vent le temps <strong>de</strong> les rendre propresqu'à choir seulement <strong>de</strong>ss<strong>ou</strong>s un sens, tantôt l'<strong>ou</strong>ïe comme les voix <strong>de</strong>s


oracles, tantôt <strong>la</strong> vue comme les ardants <strong>et</strong> les spectres; tantôt l<strong>et</strong><strong>ou</strong>cher comme les incubes <strong>et</strong> les cauchemars, <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te massen'étant qu'air épaissi <strong>de</strong> telle <strong>ou</strong> telle façon, <strong>la</strong> lumière par sa chaleurles détruisait, ainsi qu'on voit qu'elle dissipe un br<strong>ou</strong>il<strong>la</strong>rd en ledi<strong>la</strong>tant.Tant <strong>de</strong> belles choses qu'il m'expliquait me donnèrent <strong>la</strong> curiosité <strong>de</strong>l'interroger sur sa naissance <strong>et</strong> sur sa mort, si au pays du soleill'individu venait au j<strong>ou</strong>r par les voies <strong>de</strong> génération, <strong>et</strong> s'il m<strong>ou</strong>rait parle désordre <strong>de</strong> son tempérament, <strong>ou</strong> <strong>la</strong> rupture <strong>de</strong> ses organes.« Il y a trop peu <strong>de</strong> rapport, dit-il, entre vos sens <strong>et</strong> l'explication <strong>de</strong> cesmystères. V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s imaginez, v<strong>ou</strong>s autres, que ce que v<strong>ou</strong>s ne sauriezcomprendre est spirituel, <strong>ou</strong> qu'il n'est point; <strong>la</strong> conséquence est trèsfausse, mais c'est un témoignage qu'il y a dans l'univers un million peutêtre<strong>de</strong> choses qui, p<strong>ou</strong>r être connues, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>raient en n<strong>ou</strong>s un milliond'organes t<strong>ou</strong>s différents. Moi, par exemple, je conçois par mes sens <strong>la</strong>cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> sympathie <strong>de</strong> l'aimant avec le pôle, celle du reflux <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer,ce que l'animal <strong>de</strong>vient après <strong>la</strong> mort; v<strong>ou</strong>s autres ne sauriez donnerjusqu'à ces hautes conceptions à cause que les proportions à cesmiracles v<strong>ou</strong>s manquent, non plus qu'un aveugle-né ne saurait s'imaginerce que c'est que <strong>la</strong> beauté d'un paysage, le coloris d'un tableau, lesnuances <strong>de</strong> l'iris ; <strong>ou</strong> bien il se les figurera tantôt comme quelque chose<strong>de</strong> palpable, tantôt comme un manger, tantôt comme un son, tantôtcomme une o<strong>de</strong>ur. T<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> même, si je v<strong>ou</strong><strong>la</strong>is v<strong>ou</strong>s expliquer ce que jeperçois par les sens qui v<strong>ou</strong>s manquent, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s le représenteriezcomme quelque chose qui peut être <strong>ou</strong>ï, vu, t<strong>ou</strong>ché, fleuré, <strong>ou</strong> sav<strong>ou</strong>ré, <strong>et</strong>ce n'est rien cependant <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong>. » Il en était là <strong>de</strong> son disc<strong>ou</strong>rsquand mon bateleur s'aperçut que <strong>la</strong> chambrée commençait à s'ennuyer <strong>de</strong>notre jargon qu'ils n'entendaient point, <strong>et</strong> qu'ils prenaient p<strong>ou</strong>r ungrognement non articulé. Il se remit <strong>de</strong> plus belle à tirer ma cor<strong>de</strong> p<strong>ou</strong>rme faire sauter, jusqu'à ce que les spectateurs étant soûls <strong>de</strong> rire <strong>et</strong>d'assurer que j'avais presque autant d'esprit que les bêtes <strong>de</strong> leur pays,ils se r<strong>et</strong>irèrent à leur maison.J'ad<strong>ou</strong>cissais ainsi <strong>la</strong> dur<strong>et</strong>é <strong>de</strong>s mauvais traitements <strong>de</strong> mon maître parles visites que me rendait c<strong>et</strong> officieux démon; car <strong>de</strong> m'entr<strong>et</strong>enir avecd'autres, <strong>ou</strong>tre qu'ils me prenaient p<strong>ou</strong>r un animal <strong>de</strong>s mieux enracinésdans <strong>la</strong> catégorie <strong>de</strong>s brutes, ni je ne savais leur <strong>la</strong>ngue, ni euxn'entendaient pas <strong>la</strong> mienne, <strong>et</strong> jugez ainsi quelle proportion; v<strong>ou</strong>ssaurez que <strong>de</strong>ux idiomes sont usités en ce pays, l'un sert aux grands,l'autre est particulier p<strong>ou</strong>r le peuple.Celui <strong>de</strong>s grands n'est autre chose qu'une différence <strong>de</strong> tons nonarticulés, à peu près semb<strong>la</strong>ble à notre musique, quand on n'a pas aj<strong>ou</strong>téles paroles.Et certes c'est une invention t<strong>ou</strong>t ensemble bien utile <strong>et</strong> bien agréable;


car quand ils sont <strong>la</strong>s <strong>de</strong> parler, <strong>ou</strong> quand ils dédaignent <strong>de</strong> prostituerleur gorge à c<strong>et</strong> usage, ils prennent tantôt un luth, tantôt un autreinstrument, dont ils se servent aussi bien que <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix à secommuniquer leurs pensées; <strong>de</strong> sorte que quelquefois ils serencontreront jusqu'à quinze <strong>ou</strong> vingt <strong>de</strong> compagnie, qui agiteront unpoint <strong>de</strong> théologie, <strong>ou</strong> les difficultés d'un procès, par un concert le plusharmonieux dont on puisse chat<strong>ou</strong>iller l'oreille.Le second, qui est en usage chez le peuple, s'exécute par lestrém<strong>ou</strong>ssements <strong>de</strong>s membres, mais non pas peut-être comme on se lefigure, car certaines parties du corps signifient un disc<strong>ou</strong>rs t<strong>ou</strong>t entier.l'agitation par exemple d'un doigt, d'une main, d'une oreille, d'une lèvre,d'un bras, d'une j<strong>ou</strong>e, feront chacun en particulier une oraison <strong>ou</strong> unepério<strong>de</strong> avec t<strong>ou</strong>s ces membres. D'autres ne servent qu'à désigner <strong>de</strong>smots, comme un pli sur le front, les divers frissonnements <strong>de</strong>s muscles,les renversements <strong>de</strong>s mains, les battements <strong>de</strong> pied, les contorsions <strong>de</strong>bras; <strong>de</strong> façon qu'alors qu'ils parlent, avec <strong>la</strong> c<strong>ou</strong>tume qu'ils ont prised'aller t<strong>ou</strong>t nus, leurs membres, acc<strong>ou</strong>tumés à gesticuler leursconceptions, se remuent si dru, qu'ils ne semblent pas d'un homme quiparle, mais d'un corps qui tremble.Presque t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs le démon me venait visiter, <strong>et</strong> ses miraculeuxentr<strong>et</strong>iens me faisaient passer sans ennui les violences <strong>de</strong> ma captivité.Enfin, un matin, je vis entrer dans ma loge un homme que je neconnaissais point, qui, m'ayant fort longtemps léché, m'engueu<strong>la</strong>d<strong>ou</strong>cement par l'aisselle, <strong>et</strong>, <strong>de</strong> l'une <strong>de</strong>s pattes dont il me s<strong>ou</strong>tenait <strong>de</strong>peur que je ne me blessasse, me j<strong>et</strong>a sur son dos, où je me tr<strong>ou</strong>vai assissi mollement <strong>et</strong> si à mon aise, qu'avec l'affliction que me faisait sentirun traitement <strong>de</strong> bête, il ne me prit aucune envie <strong>de</strong> me sauver, <strong>et</strong> puisces hommes-là qui marchent à quatre pieds vont bien d'une autre vitesseque n<strong>ou</strong>s, puisque les plus pesants attrapent les cerfs à <strong>la</strong> c<strong>ou</strong>rse. Jem'affligeais cependant <strong>ou</strong>tre mesure <strong>de</strong> n'avoir point <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>velles <strong>de</strong>mon c<strong>ou</strong>rtois démon, <strong>et</strong> le soir <strong>de</strong> <strong>la</strong> première traite, arrivé que je fus augîte, je me promenais dans <strong>la</strong> cuisine du cabar<strong>et</strong> en attendant que lemanger fût prêt, lorsque voici mon porteur dont le visage était fortjeune <strong>et</strong> assez beau fini me vient rire auprès du nez, <strong>et</strong> j<strong>et</strong>er à mon c<strong>ou</strong>ses <strong>de</strong>ux pieds <strong>de</strong> <strong>de</strong>vant. Après que je l'eus quelque temps considéré:« Quoi ? me dit-il en français, v<strong>ou</strong>s ne connaissez plus votre ami? » Jev<strong>ou</strong>s <strong>la</strong>isse à penser ce que je <strong>de</strong>vins alors.Certes ma surprise fut si gran<strong>de</strong>, que dès lors je m'imaginai que t<strong>ou</strong>t leglobe <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, t<strong>ou</strong>t ce que m'y était arrivé, <strong>et</strong> t<strong>ou</strong>t ce que j'y voyais,n'était qu'enchantement; <strong>et</strong> c<strong>et</strong> homme-bête qui m'avait servi <strong>de</strong>monture continua <strong>de</strong> me parler ainsi:« V<strong>ou</strong>s m'aviez promis que les bons offices que je v<strong>ou</strong>s rendrais ne v<strong>ou</strong>ssortiraient jamais <strong>de</strong> <strong>la</strong> mémoire. »


Moi, je lui proteste que je ne l'avais jamais vu.Enfin il me dit :« Je suis ce démon <strong>de</strong> Socrate qui v<strong>ou</strong>s ai diverti pendant le temps <strong>de</strong>votre prison. Je partis hier selon ce que je v<strong>ou</strong>s avais promis p<strong>ou</strong>r alleravertir le Roi <strong>de</strong> votre désastre <strong>et</strong> j'ai fait trois cents lieues en dix-huitheures car je suis arrivé céans à midi p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s attendre, mais...- Mais, l'interrompis-je, comment t<strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong> se peut-il faire, vu que v<strong>ou</strong>sétiez hier d'une taille extrêmement longue, <strong>et</strong> auj<strong>ou</strong>rd'hui v<strong>ou</strong>s êtes trèsc<strong>ou</strong>rt; que v<strong>ou</strong>s aviez hier une voix faible <strong>et</strong> cassée, <strong>et</strong> qu'auj<strong>ou</strong>rd'huiv<strong>ou</strong>s en avez une c<strong>la</strong>ire <strong>et</strong> vig<strong>ou</strong>reuse; qu'hier enfin v<strong>ou</strong>s étiez unvieil<strong>la</strong>rd t<strong>ou</strong>t chenu, <strong>et</strong> que v<strong>ou</strong>s n'êtes auj<strong>ou</strong>rd'hui qu'un jeune homme ?Quoi donc ! au lieu qu'en mon pays on chemine <strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance à <strong>la</strong> mort,les animaux <strong>de</strong> celui-ci vont -ils <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort à <strong>la</strong> naissance, <strong>et</strong> rajeunitonà force <strong>de</strong> vieillir ?- Sitôt que j'eus parlé au prince, me dit-il, après avoir reçu l'ordre <strong>de</strong>v<strong>ou</strong>s amener je sentis le corps que j'informais si fort atténué <strong>de</strong><strong>la</strong>ssitu<strong>de</strong>, que t<strong>ou</strong>s les organes refusaient leurs fonctions. Je m'enquisdu chemin <strong>de</strong> l'hôpital, j'y fus <strong>et</strong>, dès que j'entrai dans <strong>la</strong> premièrechambre, je tr<strong>ou</strong>vai un jeune homme qui venait <strong>de</strong> rendre l'esprit. Jem'approchai du corps <strong>et</strong>, feignant d'y avoir reconnu quelque m<strong>ou</strong>vement,je protestai à t<strong>ou</strong>s les assistants qu'il n'était point mort, que sama<strong>la</strong>die n'était jamais dangereuse <strong>et</strong> adroitement, sans être aperçu jem'inspirai <strong>de</strong>dans par un s<strong>ou</strong>ffle. M<strong>ou</strong> vieux cadavre tomba aussitôt à <strong>la</strong>renverse ; moi, dans ce jeune, je me levai; on cria miracle <strong>et</strong> moi, sansarraisonner personne, je rec<strong>ou</strong>rus promptement chez votre bateleur, <strong>ou</strong>je v<strong>ou</strong>s ai pris. » Il n'en eût conté davantage si on ne n<strong>ou</strong>s fût venuquérir p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s maître à table ; mon conducteur me mena dans une sallemagnifiquement meublée, mais je ne vis rien <strong>de</strong> préparé p<strong>ou</strong>r manger.Une si gran<strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>, lorsque je périssais <strong>de</strong> faim m'obligea<strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r où d'était qu'on avait dressé. Je n'éc<strong>ou</strong>tai point ce qu'ilme répondit; car trois <strong>ou</strong> quatre jeunes garçons, enfants <strong>de</strong> l'hôte,s'approchèrent <strong>de</strong> moi dans c<strong>et</strong> instant, qui avec beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> civilité medép<strong>ou</strong>illèrent jusqu'à <strong>la</strong> chemise. C<strong>et</strong>te n<strong>ou</strong>velle façon <strong>de</strong> cérémoniem'étonna si fort que je n'en usai pas seulement <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>la</strong> cause à mesbeaux val<strong>et</strong>s <strong>de</strong> chambre, <strong>et</strong> je ne sais comment, à mon gui<strong>de</strong>, quis'enquit par où je v<strong>ou</strong><strong>la</strong>is commencer, je pus répondre ces <strong>de</strong>ux mots :«Un potage ». Aussitôt je sentis l'o<strong>de</strong>ur du plus succulent mitonné quifrappa jamais le nez du mauvais riche. Je v<strong>ou</strong>lus me lever <strong>de</strong> ma p<strong>la</strong>cep<strong>ou</strong>r chercher du naseau <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>rce <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te agréable fumée, mais monporteur m'en empêcha :« Où v<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s aller ? me dit-il, tantôt n<strong>ou</strong>s sortirons à <strong>la</strong> promena<strong>de</strong>,mais maintenant il est saison <strong>de</strong> manger, achevez votre potage, <strong>et</strong> puisn<strong>ou</strong>s ferons venir autre chose.


- Et où diantre est ce potage ? lui criai-je t<strong>ou</strong>t en colère; avez-v<strong>ou</strong>s faitgageure <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s moquer t<strong>ou</strong>t auj<strong>ou</strong>rd'hui <strong>de</strong> moi ?- Je pensais, me répliqua-t-il, que v<strong>ou</strong>s eussiez vu à <strong>la</strong> ville d'où n<strong>ou</strong>svenons votre maître, <strong>ou</strong> quelque autre, prendre ses repas; c'est p<strong>ou</strong>rquoije ne v<strong>ou</strong>s avais point entr<strong>et</strong>enu <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> se n<strong>ou</strong>rrir en ce pays.Puis donc que v<strong>ou</strong>s l'ignorez encore, sachez qu'on ne vit ici que <strong>de</strong> fumée.l'art <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisinerie est <strong>de</strong> renfermer dans <strong>de</strong> grands vaisseaux m<strong>ou</strong>lésexprès l'exha<strong>la</strong>ison qui sort <strong>de</strong>s vian<strong>de</strong>s, <strong>et</strong> en ayant ramassé <strong>de</strong>plusieurs sortes <strong>et</strong> <strong>de</strong> différents goûts, selon l'appétit <strong>de</strong> ceux que l'ontraite, on déb<strong>ou</strong>che le vaisseau où c<strong>et</strong>te o<strong>de</strong>ur est assemblée, on endéc<strong>ou</strong>vre après ce<strong>la</strong> un autre, puis un autre, ensuite, jusqu'à ce que <strong>la</strong>compagnie soit t<strong>ou</strong>t à fait repue. À moins que v<strong>ou</strong>s n'ayez déjà vécu <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te sorte, v<strong>ou</strong>s ne croirez jamais que le nez, sans <strong>de</strong>nts <strong>et</strong> sansgosier, fasse p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>rrir l'homme l'office <strong>de</strong> sa b<strong>ou</strong>che, mais je m'envais v<strong>ou</strong>s le faire voir par expérience. »Il n'eut pas plutôt achevé que je sentis entrer successivement dans <strong>la</strong>salle tant d'agréables vapeurs, <strong>et</strong> si n<strong>ou</strong>rrissantes, qu'en moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>miquartd'heure je me sentis t<strong>ou</strong>t à fait rassasié.Quand n<strong>ou</strong>s fûmes levés :« Ce<strong>la</strong> n'est pas, dit-il, une chose fini v<strong>ou</strong>s doive causer beauc<strong>ou</strong>pd'admiration, puisque v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas avoir tant vécu sans observerqu'en votre mon<strong>de</strong> les cuisiniers <strong>et</strong> les pâtissiers qui mangent moins queles personnes d'une autre vacation sont p<strong>ou</strong>rtant bien plus gras. D'oùprocè<strong>de</strong> leur embonpoint, si ce n'est <strong>de</strong> <strong>la</strong> fumée <strong>de</strong>s vian<strong>de</strong>s dont sanscesse ils sont environnés, fini pénètre leurs corps <strong>et</strong> les n<strong>ou</strong>rrit ? Aussiles personnes <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>-ci j<strong>ou</strong>issent d'une santé bien moinsinterrompue <strong>et</strong> plus vig<strong>ou</strong>reuse, à cause que <strong>la</strong> n<strong>ou</strong>rriture n'engendrepresque point d'excréments, qui sont l'origine <strong>de</strong> quasi t<strong>ou</strong>tes lesma<strong>la</strong>dies. V<strong>ou</strong>s avez possible été surpris lorsque avant le repas on v<strong>ou</strong>sa déshabillé, parce que c<strong>et</strong>te c<strong>ou</strong>tume n'est pas usitée en votre pays;mais c'est <strong>la</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> celui-ci <strong>et</strong> l'on s'en sert afin que l'animal soitplus transpirable à <strong>la</strong> fumée.- Monsieur, lui repartis-je, il y a très gran<strong>de</strong> apparence à ce que v<strong>ou</strong>sdites, <strong>et</strong> je viens moi même d'en expérimenter quelque chose; mais jev<strong>ou</strong>s av<strong>ou</strong>erai que, ne p<strong>ou</strong>vant pas me débrutaliser si promptement, jeserais bien aise <strong>de</strong> sentir un morceau palpable s<strong>ou</strong>s mes <strong>de</strong>nts. » Il me lepromit, <strong>et</strong> t<strong>ou</strong>tefois ce fut p<strong>ou</strong>r le len<strong>de</strong>main, à cause, disait-il, que <strong>de</strong>manger si tôt après le repas me produirait quelque indigestion. N<strong>ou</strong>sdisc<strong>ou</strong>rûmes encore quelque temps, puis n<strong>ou</strong>s montâmes à <strong>la</strong> chambrep<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>cher.Un homme au haut <strong>de</strong> l'escalier se présenta à n<strong>ou</strong>s, qui, n<strong>ou</strong>s ayantenvisagés fort attentivement, me mena dans un cabin<strong>et</strong>, dont le p<strong>la</strong>ncherétait c<strong>ou</strong>vert <strong>de</strong> fleurs d'orange à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> trois pieds, <strong>et</strong> mon


démon dans un autre rempli d'oeill<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong> jasmins; il me dit, voyantque je paraissais étonné <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te magnificence, que d'était <strong>la</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>slits du pays. Enfin n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>châmes chacun dans notre cellule; <strong>et</strong> dèsque je fus étendu sur mes fleurs, j'aperçus, à <strong>la</strong> lueur d'une trentaine <strong>de</strong>gros vers luisants enfermés dans un cristal (car on ne se sert pointd'une chan<strong>de</strong>lle) ces trois <strong>ou</strong> quatre jeunes garçons qui m'avaientdéshabillé à s<strong>ou</strong>per, dont l'un se mit à me chat<strong>ou</strong>iller les pieds, l'autreles cuisses, l'autre les f<strong>la</strong>ncs, l'autre les bras, <strong>et</strong> t<strong>ou</strong>s avec tant <strong>de</strong>mignoteries <strong>et</strong> <strong>de</strong> délicatesse qu'en moins d'un moment je me sentisass<strong>ou</strong>pir.Je vis entrer le len<strong>de</strong>main mon démon avec le soleil <strong>et</strong>: « Je v<strong>ou</strong>s tiensparole, me dit-il; v<strong>ou</strong>s déjeunerez plus soli<strong>de</strong>ment que v<strong>ou</strong>s ne s<strong>ou</strong>pâteshier. »À ces mots, je me levai, <strong>et</strong> il me conduisit par <strong>la</strong> main, <strong>de</strong>rnière lejardin du logis, où l'un <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> l'hôte n<strong>ou</strong>s attendait avec unearme à <strong>la</strong> main, presque semb<strong>la</strong>ble à nos fusils. Il <strong>de</strong>manda à mon gui<strong>de</strong>si je v<strong>ou</strong><strong>la</strong>is une d<strong>ou</strong>zaine d'al<strong>ou</strong><strong>et</strong>tes, parce que les magots . Il meprenait p<strong>ou</strong>r elles <strong>et</strong> se n<strong>ou</strong>rrissaient <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te vian<strong>de</strong>. À peine eus-jerépondu <strong>ou</strong>i que le chasseur décharge en l'air un c<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> feu, <strong>et</strong> vingt <strong>ou</strong>trente al<strong>ou</strong><strong>et</strong>tes churent à nos pieds t<strong>ou</strong>tes cuites. Voilà, m'imaginai-jeaussitôt, ce qu'on dit par proverbe en notre mon<strong>de</strong> d'un pays où lesal<strong>ou</strong><strong>et</strong>tes tombent t<strong>ou</strong>tes rôties ! Sans d<strong>ou</strong>te quelqu'un était revenu d'ici.« V<strong>ou</strong>s n'avez qu'à manger, me dit mon démon; ils ont l'industrie <strong>de</strong>mêler parmi <strong>la</strong> composition qui tue, plume <strong>et</strong> rôtit le gibier lesingrédients dont il le faut assaisonner. »J'en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, <strong>et</strong> en véritéje n'ai jamais en ma vie rien goûté <strong>de</strong> si délicieux.Après ce déjeuner n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s mîmes en état <strong>de</strong> partir, <strong>et</strong> avec millegrimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner <strong>de</strong> l'affection,l'hôte reçut un papier <strong>de</strong> mon démon. Je lui <strong>de</strong>mandai si d'était uneobligation p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> l'écot. Il me repartit que non; qu'il ne lui<strong>de</strong>vait plus rien, <strong>et</strong> que d'étaient <strong>de</strong>s vers.« Comment, <strong>de</strong>s vers ? lui répliquai-je, les taverniers sont donc curieuxen rimes ?- c'est, me répondit-il, <strong>la</strong> monnaie du pays, <strong>et</strong> <strong>la</strong> dépense que n<strong>ou</strong>svenons <strong>de</strong> faire céans s'est tr<strong>ou</strong>vée monter à un sixain que je lui viens<strong>de</strong> donner. Je ne craignais pas <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer c<strong>ou</strong>rt; car quand n<strong>ou</strong>s ferionsici ripaille pendant huit j<strong>ou</strong>rs, n<strong>ou</strong>s ne saurions dépenser un sonn<strong>et</strong>, <strong>et</strong>j'en ai quatre sur moi, avec <strong>de</strong>ux épigrammes, <strong>de</strong>ux o<strong>de</strong>s <strong>et</strong> une églogue.- Ha ! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement <strong>la</strong> monnaie dontSorel fait servir Hortensius dans Francion, je m'en s<strong>ou</strong>viens. c'est làsans d<strong>ou</strong>te, qu'il l'a dérobé; mais <strong>de</strong> qui diable peut-il l'avoir appris ? Ilfaut que ce soit <strong>de</strong> sa mère, car j'ai <strong>ou</strong>ï dire qu'elle était lunatique. »


J'interrogeai mon démon ensuite si ces vers monnayés servaientt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, p<strong>ou</strong>rvu qu'on les transcrivît; il me répondit que non, <strong>et</strong>continua ainsi:« Quand on en a composé, l'auteur les porte à <strong>la</strong> C<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>s monnaies, oùles poètes jurés du royaume font leur rési<strong>de</strong>nce. Là ces versificateursofficiers m<strong>et</strong>tent les pièces à l'épreuve, <strong>et</strong> si elles sont jugées <strong>de</strong> bonaloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, <strong>et</strong> <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te sorte, quand quelqu'un meurt <strong>de</strong> faim, ce n'est jamais qu'un buffle,<strong>et</strong> les personnes d'esprit font t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs gran<strong>de</strong> chère. »J'admirais, t<strong>ou</strong>t extasié, <strong>la</strong> police judicieuse <strong>de</strong> ce pays-là, <strong>et</strong> ilp<strong>ou</strong>rsuivit <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te façon :« Il y a encore d'autres personnes qui tiennent cabar<strong>et</strong> d'une manièrebien différente. Lorsque v<strong>ou</strong>s sortez <strong>de</strong> chez eux, ils v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt àproportion <strong>de</strong>s frais un acquit p<strong>ou</strong>r l'autre mon<strong>de</strong>; <strong>et</strong> dès qu'on le leur aabandonné, ils écrivent dans un grand registre qu'ils appellent lescomptes <strong>de</strong> Dieu, à peu près ainsi : "Item, <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> versdélivrés un tel j<strong>ou</strong>r, à un tel que Dieu me doit remb<strong>ou</strong>rser aussitôtl'acquit reçu du premier fonds qui se tr<strong>ou</strong>vera" ; lorsqu'ils se sententma<strong>la</strong><strong>de</strong>s en danger <strong>de</strong> m<strong>ou</strong>rir, ils font hacher ces registres en morceaux,<strong>et</strong> les avalent, parce qu'ils croient que, s'ils n'étaient ainsi digérés, Dieune les p<strong>ou</strong>rrait pas lire. » C<strong>et</strong> entr<strong>et</strong>ien n'empêchait pas que n<strong>ou</strong>s necontinuassions <strong>de</strong> marcher, c'est-à-dire mon porteur à quatre pattess<strong>ou</strong>s moi <strong>et</strong> moi à calif<strong>ou</strong>rchon sur lui. Je ne particu<strong>la</strong>riserai pointdavantage les aventures qui n<strong>ou</strong>s arrêtèrent sur le chemin, tant y a quen<strong>ou</strong>s arrivâmes enfin où le Roi fait sa rési<strong>de</strong>nce. Je fus mené droit aupa<strong>la</strong>is. <strong>Les</strong> grands me reçurent avec <strong>de</strong>s admirations plus modérées quen'avait fait le peuple quand j'étais passé dans les rues. Leur conclusionnéanmoins fut semb<strong>la</strong>ble, à savoir que j'étais sans d<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> femelle dup<strong>et</strong>it animal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Reine. Mon gui<strong>de</strong> me l'interprétait ainsi ; <strong>et</strong> cependantlui-même n'entendait point c<strong>et</strong>te énigme, <strong>et</strong> ne savait qui était ce p<strong>et</strong>itanimal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Reine; mais n<strong>ou</strong>s en fûmes bientôt éc<strong>la</strong>ircis, car le Roi,quelque temps après, commanda qu'on l'amenât. À une <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> làje vis entrer, au milieu d'une tr<strong>ou</strong>pe <strong>de</strong> signes qui portaient <strong>la</strong> fraise <strong>et</strong>le haut-<strong>de</strong>-chausses un p<strong>et</strong>it homme bâti presque t<strong>ou</strong>t comme moi, car ilmarchait à <strong>de</strong>ux pieds; sitôt qu'il m'aperçut, il m'aborda par un criado <strong>de</strong>muestra merce<strong>de</strong>. Je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmestermes. Mais, hé<strong>la</strong>s ils ne n<strong>ou</strong>s eurent pas plutôt vus parler ensemblequ'ils crurent t<strong>ou</strong>s le préjugé véritable; <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te conjoncture n'avaitgar<strong>de</strong> <strong>de</strong> produire un autre succès, car celui <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s les assistants quiopinait p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>s avec plus <strong>de</strong> faveur protestait que notre entr<strong>et</strong>ienétait un grognement que <strong>la</strong> joie d'être rejoints par un instinct natureln<strong>ou</strong>s faisait b<strong>ou</strong>rdonner.Ce p<strong>et</strong>it homme me conta qu'il était européen, natif <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vieille


Castille, qu'il avait tr<strong>ou</strong>vé moyen avec <strong>de</strong>s oiseaux <strong>de</strong> se faire porterjusqu'au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> où n<strong>ou</strong>s étions à présent; qu'étant tombé entreles mains <strong>de</strong> <strong>la</strong> Reine, elle l'avait pris p<strong>ou</strong>r un singe, à cause qu'ilshabillent, par hasard, en ce pays-là, les singes à l'espagnole, <strong>et</strong> que,l'ayant à son arrivée tr<strong>ou</strong>vé vêtu <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te façon, elle n'avait point d<strong>ou</strong>téqu'il ne fût <strong>de</strong> l'espèce.« Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu'après leur avoir essayé t<strong>ou</strong>tessortes d'habits, ils n'en ont point rencontré <strong>de</strong> plus ridicule <strong>et</strong> qued'était p<strong>ou</strong>r ce<strong>la</strong> qu'ils les équipent <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte, n'entr<strong>et</strong>enant cesanimaux que p<strong>ou</strong>r se donner du p<strong>la</strong>isir.- Ce n'est pas connaître, dit-il, <strong>la</strong> dignité <strong>de</strong> notre nation en faveur <strong>de</strong>qui l'univers ne produit <strong>de</strong>s hommes que p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s donner <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>ves,<strong>et</strong> p<strong>ou</strong>r qui <strong>la</strong> nature ne saurait engendrer que <strong>de</strong>s matières <strong>de</strong> rire. » Ilme supplia ensuite <strong>de</strong> lui apprendre comment je m'étais osé hasar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>gravir à <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> avec <strong>la</strong> machine dont je lui avais parlé; je lui répondisque d'était à cause qu'il avait emmené les oiseaux sur lesquels j'ypensais aller. Il s<strong>ou</strong>rit <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te raillerie, <strong>et</strong> environ un quart d'heureaprès le Roi commanda aux gar<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> singes <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s ramener, avecordre exprès <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s faire c<strong>ou</strong>cher ensemble, l'Espagnol <strong>et</strong> moi, p<strong>ou</strong>rfaire en son royaume multiplier notre espèce.On exécuta <strong>de</strong> point en point <strong>la</strong> volonté du prince, <strong>de</strong> quoi je fus très aisep<strong>ou</strong>r le p<strong>la</strong>isir que je recevais d'avoir quelqu'un qui m'entr<strong>et</strong>înt pendant<strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ma brutification. Un j<strong>ou</strong>r, mon mâle (car on me tenait p<strong>ou</strong>r<strong>la</strong> femelle) me conta que ce qui l'avait véritablement obligé <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>rirt<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> Terre, <strong>et</strong> enfin <strong>de</strong> l'abandonner p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, était qu'il n'avaitpu tr<strong>ou</strong>ver un seul pays où l'imagination même fût en liberté.« Voyez-v<strong>ou</strong>s, me dit-il, à moins <strong>de</strong> porter un bonn<strong>et</strong> carré, un chaperon<strong>ou</strong> une s<strong>ou</strong>tane, quoi que v<strong>ou</strong>s puissiez dire <strong>de</strong> beau, s'il est contre lesprincipes <strong>de</strong> ces docteurs <strong>de</strong> drap, v<strong>ou</strong>s êtes un idiot, un f<strong>ou</strong>, <strong>ou</strong> un athée.On m'a v<strong>ou</strong>lu m<strong>et</strong>tre en mon pays à l'Inquisition p<strong>ou</strong>r ce qu'à <strong>la</strong> barbe <strong>de</strong>spédants aheurtés j'avais s<strong>ou</strong>tenu qu'il y avait du vi<strong>de</strong> dans <strong>la</strong> nature <strong>et</strong>que je ne connaissais point <strong>de</strong> matière au mon<strong>de</strong> plus pesante l'une quel'autre. »Je lui <strong>de</strong>mandai <strong>de</strong> quelles probabilités il appuyait une opinion si peureçue.« Il faut, me répondit-il, p<strong>ou</strong>r en venir à b<strong>ou</strong>t, supposer qu'il n'y a qu'unélément; car, encore que n<strong>ou</strong>s voyions <strong>de</strong> l'eau, <strong>de</strong> l'air <strong>et</strong> du feu séparés,on ne les tr<strong>ou</strong>ve jamais p<strong>ou</strong>rtant si parfaitement purs qu'ils ne soientencore engagés les uns avec les autres. Quand, par exemple, v<strong>ou</strong>sregar<strong>de</strong>z du feu, ce n'est pas du feu, ce n'est rien que <strong>de</strong> l'air beauc<strong>ou</strong>pétendu, l'air n'est que <strong>de</strong> l'eau fort di<strong>la</strong>tée, l'eau n'est que <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre quise fond, <strong>et</strong> <strong>la</strong> Terre elle-même n'est autre chose que <strong>de</strong> l'eau beauc<strong>ou</strong>presserrée; <strong>et</strong> ainsi à pénétrer sérieusement <strong>la</strong> matière, v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verez


qu'elle n'est qu'une, qui, comme une excellente comédienne, j<strong>ou</strong>e ici-bast<strong>ou</strong>tes sortes <strong>de</strong> personnages, s<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>tes sortes d'habits. Autrement ilfaudrait adm<strong>et</strong>tre autant d'éléments qu'il y a <strong>de</strong> sortes <strong>de</strong> corps, <strong>et</strong> siv<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z p<strong>ou</strong>rquoi donc le feu brûle <strong>et</strong> l'eau refroidit, vu que cen'est qu'une même matière, je v<strong>ou</strong>s réponds que c<strong>et</strong>te matière agit parsympathie, selon <strong>la</strong> disposition où elle se tr<strong>ou</strong>ve dans le temps qu'elleagit. Le feu, qui n'est rien que <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre encore plus répandue qu'elle nel'est p<strong>ou</strong>r constituer l'air, tâche à changer en elle par sympathie cequ'elle rencontre. Ainsi <strong>la</strong> chaleur du charbon, étant le feu le plus subtil<strong>et</strong> le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores <strong>de</strong> notremasse, n<strong>ou</strong>s fait di<strong>la</strong>ter au commencement, parce que c'est une n<strong>ou</strong>vellematière qui n<strong>ou</strong>s remplit, n<strong>ou</strong>s fait exhaler en sueur; c<strong>et</strong>te sueurétendue par le feu se convertit en fumée <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient air; c<strong>et</strong> air encoredavantage fondu par <strong>la</strong> chaleur <strong>de</strong> l'antipéristase, <strong>ou</strong> <strong>de</strong>s astres quil'avoisinent, s'appelle feu, <strong>et</strong> <strong>la</strong> Terre abandonnée par le froid <strong>et</strong> parl'humi<strong>de</strong> qui liaient t<strong>ou</strong>tes nos parties tombe en terre. L'eau d'autre part,quoiqu'elle ne diffère <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière du feu qu'en ce qu'elle est plusserrée, ne n<strong>ou</strong>s brûle pas, à cause qu'étant serrée elle <strong>de</strong>man<strong>de</strong> parsympathie à resserrer les corps qu'elle rencontre, <strong>et</strong> le froid que n<strong>ou</strong>ssentons n'est autre chose que l'eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> notre chair qui se replie surelle-même par le voisinage <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre <strong>ou</strong> <strong>de</strong> l'eau qui <strong>la</strong> contraint <strong>de</strong> luiressembler. De là vient que les hydropiques remplis d'eau changent eneau t<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> n<strong>ou</strong>rriture qu'ils prennent; <strong>de</strong> là vient que les bilieuxchangent en bile t<strong>ou</strong>t le sang que forme leur foie. Supposé donc qu'il n'yait qu'un seul élément, il est certissime que t<strong>ou</strong>s les corps, chacun selonsa quantité, inclinent également au centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre.Mais v<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez p<strong>ou</strong>rquoi donc l'or, le fer, les métaux, <strong>la</strong> terre,le bois, <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt plus vite à ce centre qu'une éponge, si ce n'est àcause qu'elle est pleine d'air qui tend naturellement en haut ? Ce n'estpoint du t<strong>ou</strong>t <strong>la</strong> raison, <strong>et</strong> voici comment je v<strong>ou</strong>s réponds: Quoiqu'uneroche tombe avec plus <strong>de</strong> rapidité qu'une plume, l'une <strong>et</strong> l'autre ontmême inclination p<strong>ou</strong>r ce voyage ; mais un b<strong>ou</strong>l<strong>et</strong> <strong>de</strong> canon, par exemple,s'il tr<strong>ou</strong>vait <strong>la</strong> Terre percée à j<strong>ou</strong>r se précipiterait plus vite à son coeurqu'une vessie grosse <strong>de</strong> vent; <strong>et</strong> <strong>la</strong> raison est que c<strong>et</strong>te masse <strong>de</strong> métalest beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> terre recognée en un p<strong>et</strong>it canton, <strong>et</strong> que ce vent estfort peu <strong>de</strong> terre étendue en beauc<strong>ou</strong>p d'espace; car t<strong>ou</strong>tes les parties <strong>de</strong><strong>la</strong> matière qui loge dans ce fer, embrassées qu'elles sont les unes auxautres, augmentent leur force par l'union, à cause que, s'étantresserrées, elles se tr<strong>ou</strong>vent à <strong>la</strong> fin beauc<strong>ou</strong>p à combattre contre peu,vu qu'une parcelle d'air, égale en grosseur au b<strong>ou</strong>l<strong>et</strong>, n'est pas égale enquantité, <strong>et</strong> qu'ainsi, pliant. s<strong>ou</strong>s le faix <strong>de</strong> gens plus nombreux qu'elle <strong>et</strong>aussi hâtés, elle se <strong>la</strong>isse enfoncer p<strong>ou</strong>r leur <strong>la</strong>isser le chemin libre.Sans pr<strong>ou</strong>ver ceci par une enfilure <strong>de</strong> raisons, comment, par votre foi,


une pique, titre épée, un poignard, n<strong>ou</strong>s blessent-ils si ce n'est à causeque l'acier étant une mâture où les parties sont plus proches <strong>et</strong> plusenfoncées les unes dans les autres que non pas votre chair, dont lespores <strong>et</strong> <strong>la</strong> mollesse montrent qu'elle contient fort peu <strong>de</strong> terrerépandue en un grand lieu, <strong>et</strong> que <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> fer qui n<strong>ou</strong>s pique étantune quantité presque innombrable <strong>de</strong> matière contre fort peu <strong>de</strong> chair, il<strong>la</strong> contraint <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r au plus fort, <strong>de</strong> même qu'un escadron bien pressépénètre une face entière <strong>de</strong> bataille qui est <strong>de</strong> beauc<strong>ou</strong>p d'étendue, carp<strong>ou</strong>rquoi une l<strong>ou</strong>pe d'acier embrasée est-elle plus chau<strong>de</strong> qu'un tronçon<strong>de</strong> bois allumé ? si ce n'est qu'il y a plus <strong>de</strong> feu dans <strong>la</strong> l<strong>ou</strong>pe en peud'espace, y en ayant d'attaché à t<strong>ou</strong>tes les parties du morceau <strong>de</strong> métalque dans le bâton qui, p<strong>ou</strong>r être fort spongieux, enferme par conséquentbeauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>, <strong>et</strong> que le vi<strong>de</strong>, n'étant qu'une privation <strong>de</strong> l'être, nep<strong>et</strong>it pas être susceptible <strong>de</strong> <strong>la</strong> forme du feu. Mais, m'objecterez-v<strong>ou</strong>s,v<strong>ou</strong>s supposez du vi<strong>de</strong> comme si v<strong>ou</strong>s l'aviez pr<strong>ou</strong>vé, <strong>et</strong> c'est ce<strong>la</strong> dontn<strong>ou</strong>s sommes en dispute ! Eh bien, je vais donc v<strong>ou</strong>s le pr<strong>ou</strong>ver, <strong>et</strong>quoique c<strong>et</strong>te difficulté soit <strong>la</strong> soeur du noeud gordien, j'ai les brasassez bons p<strong>ou</strong>r en <strong>de</strong>venir l'Alexandre.Qu'il me répon<strong>de</strong> donc, je l'en supplie, c<strong>et</strong> hébété vulgaire qui ne croitêtre homme que parce qu'un docteur lui a dit. Supposé qu'il n'y ait qu'unematière, comme je pense l'avoir assez pr<strong>ou</strong>vé, d'où vient qu'elle serelâche <strong>et</strong> se restreint selon son appétit ? D'où vient qu'un morceau <strong>de</strong>Terre, à force <strong>de</strong> se con<strong>de</strong>nser, s'est fait caill<strong>ou</strong> ? Est-ce que les parties<strong>de</strong> ce caill<strong>ou</strong> se sont p<strong>la</strong>cées les unes dans les autres en telle sorte que,là où s'est fiché ce grain <strong>de</strong> sablon, là même <strong>et</strong> dans le même point logeun autre grain <strong>de</strong> sablon ? Non, ce<strong>la</strong> ne se peut, <strong>et</strong> selon leur principemême puisque les corps ne se pénètrent point; mais il faut que c<strong>et</strong>tematière se soit rapprochée, <strong>et</strong>, si v<strong>ou</strong>s le v<strong>ou</strong>lez, racc<strong>ou</strong>rcie enremplissant le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa maison.De dire que ce<strong>la</strong> n'est pas compréhensible qu'il y eût du rien dans lemon<strong>de</strong>, que n<strong>ou</strong>s fussions en partie composés <strong>de</strong> rien : hé ! p<strong>ou</strong>rquoi non ?Le mon<strong>de</strong> entier n'est-il pas enveloppé <strong>de</strong> rien ?Puisque v<strong>ou</strong>s m'av<strong>ou</strong>ez c<strong>et</strong> article, confessez donc qu'il est aussi aiséque le mon<strong>de</strong> ait du rien <strong>de</strong>dans soi qu'aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> soi.Je vois fort bien que v<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z p<strong>ou</strong>rquoi donc l'eau restreintepar <strong>la</strong> gelée dans un vase le fait crever, si ce n'est p<strong>ou</strong>r empêcher qu'ilse fasse du vi<strong>de</strong> ? Mais je réponds que ce<strong>la</strong> n'arrive qu'à cause que l'air<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssus qui tend aussi bien que <strong>la</strong> terre <strong>et</strong> l'eau au centre, rencontrantsur le droit chemin <strong>de</strong> ce pays une hôtellerie vacante, y va loger; s'iltr<strong>ou</strong>ve les pores <strong>de</strong> ce vaisseau, c'est-à-dire les chemins qui conduisentà c<strong>et</strong>te chambre <strong>de</strong> vi<strong>de</strong> trop étroits, trop longs <strong>et</strong> trop tordus, ilsatisfait en le brisant à son impatience p<strong>ou</strong>r arriver plus tôt au gîte.Mais, sans m'anniser à répondre à t<strong>ou</strong>tes leurs objections, j'ose bien dire


que s'il n'y avait point <strong>de</strong> vi<strong>de</strong> il n'y aurait point <strong>de</strong> m<strong>ou</strong>vement, <strong>ou</strong> ilfaut adm<strong>et</strong>tre <strong>la</strong> pénétration <strong>de</strong>s corps, car il serait trop ridicule <strong>de</strong>croire que, quand une m<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>sse <strong>de</strong> l'aile une parcelle d'air, c<strong>et</strong>teparcelle en fait reculer <strong>de</strong>vant elle une autre, c<strong>et</strong>te autre encore uneautre, <strong>et</strong> qu'ainsi l'agitation du p<strong>et</strong>it orteil d'une puce allât faire unebosse <strong>de</strong>rnière le mon<strong>de</strong>. Quand ils n'en peuvent plus, ils ont rec<strong>ou</strong>rs à <strong>la</strong>raréfaction; mais, par leur foi, comme se peut-il faire quand un corps seraréfie, qu'une particule <strong>de</strong> <strong>la</strong> masse s'éloigne d'une autre particule,sans <strong>la</strong>isser ce milieu vi<strong>de</strong>? N'aurait-il pas fallu que ces <strong>de</strong>ux corps quise viennent <strong>de</strong> séparer eussent été en même temps au même lieu où étaitcelui-ci, <strong>et</strong> que <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte ils se fussent pénétrés t<strong>ou</strong>s trois ? Jem'attends bien que v<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez p<strong>ou</strong>rquoi donc par un chalumeau,une seringue <strong>ou</strong> une pompe, on fait monter l'eau contre son inclination:mais je v<strong>ou</strong>s répondrai qu'elle est violentée, <strong>et</strong> que ce n'est pas <strong>la</strong> peurqu'elle a du vi<strong>de</strong> qui l'oblige à se dét<strong>ou</strong>rner <strong>de</strong> son chemin, mais qu'étantjointe avec l'air d'une nuance imperceptible, elle s'élève quand on élèveen haut l'air qui <strong>la</strong> tient embrassée.Ce<strong>la</strong> n'est pas fort épineux à comprendre p<strong>ou</strong>r qui connaît le cercleparfait <strong>et</strong> <strong>la</strong> délicate enchaînure <strong>de</strong>s éléments; car, si v<strong>ou</strong>s considérezattentivement ce limon qui fait le mariage <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'eau, v<strong>ou</strong>str<strong>ou</strong>verez qu'il n'est plus Terre, qu'il n'est plus eau, mais qu'il estl'entrem<strong>et</strong>teur du contrat <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux ennemis; l'eau t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> même avecl'air s'envoient réciproquement un br<strong>ou</strong>il<strong>la</strong>rd qui penche aux humeurs <strong>de</strong>l'un <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'autre p<strong>ou</strong>r moyenner leur paix, <strong>et</strong> l'air se réconcilie avec lefeu par le moyen d'une exha<strong>la</strong>ison médiatrice qui les unit. » Je pensequ'il v<strong>ou</strong><strong>la</strong>it encore parler; mais on n<strong>ou</strong>s apporta notre mangeaille, <strong>et</strong>parce que n<strong>ou</strong>s avions faim, je fermai les oreilles <strong>et</strong> lui <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r<strong>ou</strong>vrir l'estomac.Il me s<strong>ou</strong>vient qu'une autre fois, comme n<strong>ou</strong>s philosophions, car n<strong>ou</strong>sn'aimions guère ni l'un ni l'autre à n<strong>ou</strong>s entr<strong>et</strong>enir <strong>de</strong> choses frivoles <strong>et</strong>basses :« Je suis bien fâché, dit-il, <strong>de</strong> voir un esprit <strong>de</strong> <strong>la</strong> trempe du vôtreinfecté <strong>de</strong>s erreurs du vulgaire. Il faut donc que v<strong>ou</strong>s sachiez, malgré lepédantisme d'Aristote, dont r<strong>et</strong>entissent auj<strong>ou</strong>rd'hui t<strong>ou</strong>tes les c<strong>la</strong>sses<strong>de</strong> votre France, que t<strong>ou</strong>t est en t<strong>ou</strong>t, c'est-à-dire que dans l'eau parexemple, il y a du feu; <strong>de</strong>dans le feu, <strong>de</strong> l'eau; <strong>de</strong>dans l'air, <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre, <strong>et</strong><strong>de</strong>dans <strong>la</strong> terre, <strong>de</strong> l'air. Quoique c<strong>et</strong>te opinion fasse écarquiller les yeuxaux sco<strong>la</strong>ires, elle est plus aisée à pr<strong>ou</strong>ver qu'à persua<strong>de</strong>r. Je leur<strong>de</strong>man<strong>de</strong> premièrement si l'eau n'engendre pas du poisson; quand ils mele nieront, je leur ordonnerai <strong>de</strong> creuser un fossé, le remplir du sirop <strong>de</strong>l'aiguière, qu'ils passeront encore s'ils veulent à travers un bluteau p<strong>ou</strong>réchapper aux objections <strong>de</strong>s aveugles; <strong>et</strong> je veux, en cas qu'ils n'ytr<strong>ou</strong>vent du poisson dans quelque temps, avaler t<strong>ou</strong>te l'eau qu'ils y


auront versée, mais s'ils y en tr<strong>ou</strong>vent, comme je n'en d<strong>ou</strong>te point, c'estune preuve convaincante qu'il y a du sel <strong>et</strong> du feu. Par conséquent, d<strong>et</strong>r<strong>ou</strong>ver ensuite <strong>de</strong> l'eau dans le feu ce n'est pas une entreprise fortdifficile.Car qu'ils choisissent le feu même le plus détaché <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière commeles comètes. Il y en a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, <strong>et</strong> beauc<strong>ou</strong>p, puisque si c<strong>et</strong>te humeuronctueuse dont ils sont engendrés, réduite en s<strong>ou</strong>fre par <strong>la</strong> chaleur <strong>de</strong>l'antipéristase qui les allume, ne tr<strong>ou</strong>vait un obstacle à sa violence dansl'humi<strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur qui <strong>la</strong> tempère <strong>et</strong> <strong>la</strong> combat, elle se consommeraitbrusquement comme un éc<strong>la</strong>ir. Qu'il y ait maintenant <strong>de</strong> l'air dans <strong>la</strong>Terre, ils ne le nieront pas, <strong>ou</strong> bien ils n'ont jamais entendu parler <strong>de</strong>sfrissons effroyables dont les montagnes <strong>de</strong> Sicile ont été si s<strong>ou</strong>ventagitées. Outre ce<strong>la</strong>, n<strong>ou</strong>s voyons <strong>la</strong> Terre t<strong>ou</strong>te poreuse, jusqu'aux grains<strong>de</strong> sablon qui <strong>la</strong> composent. Cependant personne n'a dit encore que cescreux fussent remplis <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>: on ne tr<strong>ou</strong>vera donc pas mauvais que l'airy fasse son domicile. Il me reste à pr<strong>ou</strong>ver que dans l'air il y a <strong>de</strong> <strong>la</strong>Terre, mais je n'en daigne quasi pas prendre <strong>la</strong> peine, puisque v<strong>ou</strong>s enêtes convaincu autant <strong>de</strong> fois que v<strong>ou</strong>s voyez battre sur vos têtes ceslégions d'atomes si nombreuses qu'elles en ét<strong>ou</strong>ffent l'arithmétique.Mais passons <strong>de</strong>s corps simples aux composés:ils me f<strong>ou</strong>rniront <strong>de</strong>s suj<strong>et</strong>s beauc<strong>ou</strong>p plus fréquents p<strong>ou</strong>r montrer qu<strong>et</strong><strong>ou</strong>tes choses sont en t<strong>ou</strong>tes choses, non point qu'elles se changent lesunes aux autres, comme le gaz<strong>ou</strong>illent vos péripatéticiens; car je veuxs<strong>ou</strong>tenir à leur barbe que les principes se mêlent, se séparent <strong>et</strong> seremêlent <strong>de</strong>rechef en telle sorte que ce qui a une fois été fait eau par lesage Créateur du mon<strong>de</strong> le sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, je ne suppose point, à leurmo<strong>de</strong>, <strong>de</strong> maxime que je ne pr<strong>ou</strong>ve.c'est p<strong>ou</strong>rquoi prenez, je v<strong>ou</strong>s prie, une bûche <strong>ou</strong> quelque autre matièrecombustible, <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tez-y le feu: ils diront, eux, quand elle seraembrassée, que ce qui était bois est <strong>de</strong>venu feu. Mais je leur s<strong>ou</strong>tiensque non, moi, <strong>et</strong> qu'il n'y a point davantage <strong>de</strong> feu maintenant qu'elle estt<strong>ou</strong>t en f<strong>la</strong>mmes, que tantôt auparavant qu'on en eût approchél'allum<strong>et</strong>te; mais celui qui était caché dans <strong>la</strong> bûche que le froid <strong>et</strong>l'humi<strong>de</strong> empêchaient <strong>de</strong> s'étendre <strong>et</strong> d'agir, sec<strong>ou</strong>ru par l'étranger, arallié ses forces contre le flegme qui l'ét<strong>ou</strong>ffait, <strong>et</strong> s'est séparé duchamp qu'occupait son ennemi ; aussi si; montre-t-il sans obstacles <strong>et</strong>triomphant <strong>de</strong> son geôlier. Ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas comme l'eau s'enfuit parles <strong>de</strong>ux b<strong>ou</strong>ts du tronçon, chau<strong>de</strong> <strong>et</strong> fumante encore du combat qu'elle arendu ? C<strong>et</strong>te f<strong>la</strong>mme que v<strong>ou</strong>s voyez en haut est le feu le plus subtil, leplus dégagé <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière, <strong>et</strong> le plus tôt prêt par conséquent à r<strong>et</strong><strong>ou</strong>rnerchez soi. Il s'unit p<strong>ou</strong>rtant en pyrami<strong>de</strong> jusqu'à certaine hauteur p<strong>ou</strong>renfoncer l'épaisse humidité <strong>de</strong> l'air qui lui résiste ; mais, comme ilvient en montant à se dégager peu à peu <strong>de</strong> <strong>la</strong> violente compagnie <strong>de</strong> ses


hôtes, alors il prend le <strong>la</strong>rge parce qu'il ne rencontre plus riend'antipathique à son passage, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te négligence est bien s<strong>ou</strong>vent <strong>la</strong>cause d'une secon<strong>de</strong> prison ; car, lui qui chemine séparé s'égareraquelquefois dans un nuage. S'ils s'y rencontrent, d'autres feux en assezgrand nombre p<strong>ou</strong>r faire tête à <strong>la</strong> vapeur, ils se joignent, ils gron<strong>de</strong>nt,ils tonnent, ils f<strong>ou</strong>droient, <strong>et</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong>s innocents est bien s<strong>ou</strong>ventl'eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> colère animée <strong>de</strong>s choses mortes. Si, quand il se tr<strong>ou</strong>veembarrassé dans ces crudités importunes <strong>de</strong> <strong>la</strong> moyenne région, il n'estpas assez fort p<strong>ou</strong>r se défendre, il s'abandonne à <strong>la</strong> discrétion <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuequi, contrainte par sa pesanteur <strong>de</strong> r<strong>et</strong>omber en terre, y mène sonprisonnier avec elle, <strong>et</strong> ce malheureux, enfermé dans une g<strong>ou</strong>tte d'eau, serencontrera peut-être au pied d'un chêne, <strong>de</strong> qui le feu animal invitera cepauvre égaré <strong>de</strong> se loger avec lui. Ainsi le voilà rec<strong>ou</strong>vrant le même sortdont il était parti quelques j<strong>ou</strong>rs auparavant.Mais voyons <strong>la</strong> fortune <strong>de</strong>s autres éléments qui composaient c<strong>et</strong>te bûche.l'air se r<strong>et</strong>ire à son quartier encore p<strong>ou</strong>rtant mêlé <strong>de</strong> vapeurs, à causeque le feu t<strong>ou</strong>t en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. Le voilàdonc qui sert <strong>de</strong> ballon aux vents, f<strong>ou</strong>rnit aux animaux <strong>de</strong> respiration,remplit le vi<strong>de</strong> que <strong>la</strong> nature fait, <strong>et</strong> possible encore que, s'étantenveloppé dans une g<strong>ou</strong>tte <strong>de</strong> rosée, il sera sucé <strong>et</strong> digéré par lesfeuilles altérées <strong>de</strong> c<strong>et</strong> arbre, où s'est r<strong>et</strong>iré notre feu. L'eau que <strong>la</strong>f<strong>la</strong>mme avait chassée <strong>de</strong> ce trône, élevée par <strong>la</strong> chaleur jusqu'au berceau<strong>de</strong>s météores, r<strong>et</strong>ombera en pluie sur notre chêne aussi tôt que sur unautre, <strong>et</strong> <strong>la</strong> Terre <strong>de</strong>venue cendre, guérie <strong>de</strong> sa stérilité par <strong>la</strong> chaleurn<strong>ou</strong>rrissante d'un fumier où on l'aura j<strong>et</strong>ée, par le sel végétatif <strong>de</strong>quelques p<strong>la</strong>ntes voisines, par l'eau fécon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s rivières, se rencontrerapeut-être près <strong>de</strong> ce chêne qui, par <strong>la</strong> chaleur <strong>de</strong> son germe, l'attirera, <strong>et</strong>en fera une partie <strong>de</strong> son t<strong>ou</strong>t.De c<strong>et</strong>te façon voilà ces quatre éléments qui rec<strong>ou</strong>vrent le même sortdont ils étaient partis quelques j<strong>ou</strong>rs auparavant. De c<strong>et</strong>te façon, dansun homme il y a t<strong>ou</strong>t ce qu'il faut p<strong>ou</strong>r composer un arbre, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te façondans un arbre il y a t<strong>ou</strong>t ce qu'il faut p<strong>ou</strong>r composer un homme.Enfin <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te façon t<strong>ou</strong>tes choses se rencontrent en t<strong>ou</strong>tes choses;mais il n<strong>ou</strong>s manque un Prométhée p<strong>ou</strong>r faire c<strong>et</strong> extrait. »Voilà les choses à peu près dont n<strong>ou</strong>s amusions le temps; <strong>et</strong>véritablement ce p<strong>et</strong>it Espagnol avait l'esprit joli. Notre entr<strong>et</strong>ienn'était que <strong>la</strong> nuit, à cause que dès six heures du matin jusqu'au soir <strong>la</strong>gran<strong>de</strong> f<strong>ou</strong>le <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> qui n<strong>ou</strong>s venait contempler à notre logis n<strong>ou</strong>s eûtdét<strong>ou</strong>rnés; d'aucuns n<strong>ou</strong>s j<strong>et</strong>aient <strong>de</strong>s pierres, d'autres <strong>de</strong>s noix, d'autres<strong>de</strong> l'herbe. Il n'était bruit que <strong>de</strong>s bêtes du Roi.On n<strong>ou</strong>s servait t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs à manger à nos heures, <strong>et</strong> le Roi <strong>et</strong> <strong>la</strong>Reine prenaient p<strong>la</strong>isir eux-mêmes assez s<strong>ou</strong>vent en <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> m<strong>et</strong>âter le ventre p<strong>ou</strong>r connaître si je n'emplissais point, car ils brû<strong>la</strong>ient


d'une envie extraordinaire d'avoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> race <strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>its animaux. Je nesais si ce fut p<strong>ou</strong>r avoir été plus attentif que mon mâle à leurssimagrées <strong>et</strong> à leurs tons; tant y a que j'appris à entendre leur <strong>la</strong>ngue <strong>et</strong>l'écorcher un peu. Aussitôt les n<strong>ou</strong>velles c<strong>ou</strong>rurent par t<strong>ou</strong>t le royaumequ'on avait tr<strong>ou</strong>vé <strong>de</strong>ux hommes sauvages, plus p<strong>et</strong>its que les autres, àcause <strong>de</strong>s mauvaises n<strong>ou</strong>rritures que <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s avait f<strong>ou</strong>rnies, <strong>et</strong>qui, par un défaut <strong>de</strong> <strong>la</strong> semence <strong>de</strong> leurs pères, n'avaient pas eu lesjambes <strong>de</strong> <strong>de</strong>vint assez fortes p<strong>ou</strong>r s'appuyer <strong>de</strong>ssus.C<strong>et</strong>te créance al<strong>la</strong>it prendre racine à force <strong>de</strong> cheminer, sans les prêtresCe pays qui s'y opposèrent, disant que d'était une impiété ép<strong>ou</strong>vantable<strong>de</strong> croire que non seulement <strong>de</strong>s bêtes, mais <strong>de</strong>s monstres fussent <strong>de</strong>leur espèce.Il y aurait bien plus d'apparence, aj<strong>ou</strong>taient les moins passionnés, quenos animaux domestiques participassent au privilège <strong>de</strong> l'humanité <strong>et</strong> <strong>de</strong>l'immortalité par conséquent, à cause qu'ils sont nés dans notre pays,qu'une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>; <strong>et</strong> puisconsidérez <strong>la</strong> différence qui se remarque entre n<strong>ou</strong>s <strong>et</strong> eux. N<strong>ou</strong>s autres,n<strong>ou</strong>s marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se v<strong>ou</strong>lut pas fier à uneune chose si précieuse à une ferme assi<strong>et</strong>te; il eut peur qu'il arrivâtfortune <strong>de</strong> l'homme; c'est p<strong>ou</strong>rquoi il prit lui-même <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> l'asseoirsur quatre pieds, afin qu'il pût tomber; mais dédaigna <strong>de</strong> se mêler <strong>de</strong> <strong>la</strong>construction <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux brutes, il les abandonna aux caprices <strong>de</strong> <strong>la</strong>nature, <strong>la</strong>quelle, ne craignant pas <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> si peu <strong>de</strong> chose, ne lesappuya que sur <strong>de</strong>ux pattes.<strong>Les</strong> oiseaux même, disaient-ils, n'ont pas été si maltraités qu'elles, carau moins ils ont reçu <strong>de</strong>s plumes p<strong>ou</strong>r subvenir à <strong>la</strong> faiblesse <strong>de</strong> leurspieds, <strong>et</strong> se j<strong>et</strong>er en l'air quand n<strong>ou</strong>s les éconduirions <strong>de</strong> chez n<strong>ou</strong>s ; aulieu que <strong>la</strong> nature en ôtant les <strong>de</strong>ux pieds à ces monstres les a mis enétat <strong>de</strong> ne p<strong>ou</strong>voir échapper à notre justice.Voyez un peu <strong>ou</strong>tre ce<strong>la</strong> comme ils ont <strong>la</strong> tête t<strong>ou</strong>rnée <strong>de</strong>vers le ciel!c'est <strong>la</strong> dis<strong>et</strong>te où Dieu les a mis <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes choses qui les a situés <strong>de</strong> <strong>la</strong>sorte, car c<strong>et</strong>te position suppliante témoigne qu'ils cherchent au cielp<strong>ou</strong>r se p<strong>la</strong>indre à celui qui les a créés, <strong>et</strong> qu'ils lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ntpermission <strong>de</strong> s'accommo<strong>de</strong>r <strong>de</strong> nos restes. Mais n<strong>ou</strong>s autres n<strong>ou</strong>s avons<strong>la</strong> tête penchée en bas p<strong>ou</strong>r contempler les biens dont n<strong>ou</strong>s sommesseigneurs, <strong>et</strong> comme n'y ayant rien au ciel à qui notre heureuse conditionpuisse porter envie.J'entendais t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs, à ma loge, les prêtres faire ces contes-là <strong>ou</strong><strong>de</strong> semb<strong>la</strong>bles; enfin ils bridèrent si bien <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong>s peuples surc<strong>et</strong> article qu'il fut arrêté que je ne passerais t<strong>ou</strong>t au plus que p<strong>ou</strong>r unperroqu<strong>et</strong> plumé; ils confirmaient les persuadés sur ce que non plusqu'un oiseau je n'avais que <strong>de</strong>ux pieds. On me mit donc en cage par ordreexprès du Conseil d'en haut.


Là t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs l'oiseleur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Reine prenait le soin <strong>de</strong> me venirsiffler <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue comme on fait ici aux sansonn<strong>et</strong>s, j'étais heureux à <strong>la</strong>vérité en ce que ma volière ne manquait point <strong>de</strong> mangeaille. Cependantparmi les sorn<strong>et</strong>tes dont les regardants me rompaient les oreilles,j'appris à parler comme eux.Quand je fus assez rompu dans l'idiome p<strong>ou</strong>r exprimer <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong> mesconceptions, j'en contai <strong>de</strong>s plus belles. Déjà les compagnies nes'entr<strong>et</strong>enaient plus que <strong>de</strong> <strong>la</strong> gentillesse <strong>de</strong> mes bons mots, <strong>et</strong> l'estimequ'on faisait <strong>de</strong> mon esprit vint jusque-là que le clergé fut contraint <strong>de</strong>faire publier un arrêt, par lequel on défendait <strong>de</strong> croire que j'eusse <strong>de</strong> <strong>la</strong>raison, avec un comman<strong>de</strong>ment très exprès à t<strong>ou</strong>tes personnes <strong>de</strong>quelque qualité <strong>et</strong> condition qu'elles fussent, <strong>de</strong> s'imaginer, quoi que jepusse faire <strong>de</strong> spirituel, que d'était l'instinct qui me le faisait faire.Cependant <strong>la</strong> définition <strong>de</strong> ce que j'étais partagea <strong>la</strong> ville en <strong>de</strong>uxfactions. Le parti qui s<strong>ou</strong>tenait en ma faveur grossissait t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs.Enfin en dépit <strong>de</strong> l'anathème <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'excommunication <strong>de</strong>s prophètes quitâchaient par là d'ép<strong>ou</strong>vanter le peuple, mes sectateurs <strong>de</strong>mandèrent uneassemblée <strong>de</strong>s <strong>États</strong>, p<strong>ou</strong>r rés<strong>ou</strong>dre c<strong>et</strong> accroc <strong>de</strong> religion. On futlongtemps sur le choix <strong>de</strong> ceux qui opineraient; mais les arbitrespacifièrent l'animosité par le nombre <strong>de</strong>s intéressés qu'ils égalèrent. Onme porta t<strong>ou</strong>t brandi dans <strong>la</strong> salle <strong>de</strong> justice où je fus sévèrement traité<strong>de</strong>s examinateurs. Ils m'interrogèrent entre autres choses <strong>de</strong>philosophie: je leur exposai t<strong>ou</strong>t à <strong>la</strong> bonne foi ce que jadis mon régentm'en avait appris, mais ils ne mirent guère à me <strong>la</strong> réfuter par beauc<strong>ou</strong>p<strong>de</strong> raisons très convaincantes à <strong>la</strong> vérité. Quand je me vis t<strong>ou</strong>t à faitconvaincu, j'alléguai p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>rnier refuge les principes d'Aristote qui neme servirent pas davantage que ces sophismes; car en <strong>de</strong>ux mots ilsm'en déc<strong>ou</strong>vrirent <strong>la</strong> fauss<strong>et</strong>é.Aristote, me dirent-ils, accommodait <strong>de</strong>s principes à sa philosophie, aulieu d'accommo<strong>de</strong>r sa philosophie aux principes. Encore, ces principes,les <strong>de</strong>vait-il pr<strong>ou</strong>ver au moins plus raisonnables que ceux <strong>de</strong>s autressectes, ce qu'il n'a pu faire. c'est p<strong>ou</strong>rquoi le bon homme ne tr<strong>ou</strong>vera pasmauvais si n<strong>ou</strong>s lui baisons les mains.Enfin comme ils virent que je ne leur c<strong>la</strong>baudais autre chose, sinonqu'ils n'étaient pas plus savants qu'Aristote, <strong>et</strong> qu'on m'avait défendu <strong>de</strong>discuter contre ceux qui riaient les principes, ils conclurent t<strong>ou</strong>s d'unecommune voix que je n'étais pas un homme, mais possible quelqueespèce d'autruche, vu que je portais comme elle <strong>la</strong> tête droite, <strong>de</strong> sortequ'il fut ordonné à l'oiseleur <strong>de</strong> me reporter en cage. J'y passais montemps avec assez <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir, car à cause <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>ngue que je possédaiscorrectement, t<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> c<strong>ou</strong>r se divertissait à me faire jaser.<strong>Les</strong> filles <strong>de</strong> <strong>la</strong> Reine entre autres f<strong>ou</strong>rraient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quelque bri<strong>de</strong>dans mon panier; <strong>et</strong> <strong>la</strong> plus gentille <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes avait conçu quelque amitié


p<strong>ou</strong>r moi. Elle était si transportée <strong>de</strong> joie lorsque, étant en secr<strong>et</strong>, je luidéc<strong>ou</strong>vrais les mystères <strong>de</strong> notre religion, <strong>et</strong> principalement quand jelui par<strong>la</strong>is <strong>de</strong> nos cloches <strong>et</strong> <strong>de</strong> nos reliques, qu'elle me protestait les<strong>la</strong>rmes aux yeux que si jamais je me tr<strong>ou</strong>vais en état <strong>de</strong> revoler à notremon<strong>de</strong>, elle me suivrait <strong>de</strong> bon coeur.Un j<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> grand matin, je m'éveil<strong>la</strong>i en sursaut, je <strong>la</strong> vis quitamb<strong>ou</strong>rinait contre les bâtons <strong>de</strong> ma cage :« Réj<strong>ou</strong>issez-v<strong>ou</strong>s, me dit-elle, hier dans le Conseil on conclut <strong>la</strong> guerrecontré le grand roi W. J'espère parmi l'embarras <strong>de</strong>s préparatifs,cependant que notre monarque <strong>et</strong> ses suj<strong>et</strong>s seront éloignés, faire naîtrel'occasion <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s sauver.- Comment, <strong>la</strong> guerre ? l'interrompis-je aussitôt.Arrive-t-il <strong>de</strong>s querelles entre les princes <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> ici comme entreceux du nôtre ? Hé ! je v<strong>ou</strong>s prie, exposez moi leur façon <strong>de</strong> combattre.- Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux parties, ontdésigné le temps accordé p<strong>ou</strong>r l'armement, celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> marche, le nombre<strong>de</strong>s combattants, le j<strong>ou</strong>r <strong>et</strong> le lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> bataille, <strong>et</strong> t<strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong> avec tantd'égalité qu'il n'y a pas dans une armée un seul homme plus que dansl'autre, les soldats estropiés d'un côté sont t<strong>ou</strong>s enrôlés dans unecompagnie, <strong>et</strong> lorsqu'on en vient aux mains, les maréchaux <strong>de</strong> camp ontsoin <strong>de</strong> les opposer aux estropiés <strong>de</strong> l'autre côté, les géants ont en têteles colosses; les escrimeurs, les adroits, les vail<strong>la</strong>nts, les c<strong>ou</strong>rageux;les débiles, les faibles; les indisposés, les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s; les robustes, lesforts; <strong>et</strong> si quelqu'un entreprenait <strong>de</strong> frapper un autre que son ennemidésigné, à moins qu'il pût justifier que d'était par méprise, il estcondamné <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>ard.Après <strong>la</strong> bataille donnée on compte les blessés, les morts, lesprisonniers; car p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> fuyards, il ne s'en voit point; si les pertes s<strong>et</strong>r<strong>ou</strong>vent égales <strong>de</strong> part <strong>et</strong> d'autre, ils tirent à <strong>la</strong> c<strong>ou</strong>rte paille à qui seproc<strong>la</strong>mera victorieux.Mais encore qu'un roi eût défait son ennemi <strong>de</strong> bonne guerre, ce n'estencore rien fait, car il y a d'autres armées peu nombreuses <strong>de</strong> savants <strong>et</strong>d'hommes d'esprit, <strong>de</strong>s disputes <strong>de</strong>squelles dépend entièrement le vraitriomphe <strong>ou</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>États</strong>.Un savant est opposé à un autre savant, un spirituel à un autre spirituel,<strong>et</strong> un judicieux à un autre judicieux. Au reste le triomphe que remporteun État en c<strong>et</strong>te façon est compté p<strong>ou</strong>r trois victoires à force <strong>ou</strong>verte.La nation proc<strong>la</strong>mée victorieuse, on rompt l'assemblée, <strong>et</strong> le peuplevainqueur choisit p<strong>ou</strong>r être son roi <strong>ou</strong> celui <strong>de</strong>s ennemis <strong>ou</strong> le sien. »Je ne pus m'empêcher <strong>de</strong> rire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te façon scrupuleuse <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>sbatailles; <strong>et</strong> j'alléguais p<strong>ou</strong>r exemple d'une bien plus forte politique lesc<strong>ou</strong>tumes <strong>de</strong> notre Europe, où le monarque n'avait gar<strong>de</strong> d'om<strong>et</strong>tre aucun<strong>de</strong> ses avantages p<strong>ou</strong>r vaincre; <strong>et</strong> voici comme elle me par<strong>la</strong>:


« Apprenez-moi, me dit-elle, vos princes ne prétextent-ils leursarmements que du droit <strong>de</strong> force ?- Si fait, lui répliquai-je, <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice <strong>de</strong> leur cause.- P<strong>ou</strong>rquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils <strong>de</strong>s arbitres nonsuspects p<strong>ou</strong>r être accordés ? Et s'il se tr<strong>ou</strong>ve qu'ils aient autant <strong>de</strong>droit l'un que l'autre, qu'ils <strong>de</strong>meurent comme ils étaient, <strong>ou</strong> qu'ilsj<strong>ou</strong>ent en un cent <strong>de</strong> piqu<strong>et</strong> <strong>la</strong> ville <strong>ou</strong> <strong>la</strong> province dont ils sont endispute ? Et cependant qu'ils font casser <strong>la</strong> tête à plus <strong>de</strong> quatremillions d'hommes qui valent mieux qu'eux, ils sont dans leur cabin<strong>et</strong> àgoguenar<strong>de</strong>r sur les circonstances du massacre <strong>de</strong> ces badauds. Mais jeme trompe <strong>de</strong> blâmer ainsi <strong>la</strong> vail<strong>la</strong>nce <strong>de</strong> vos braves suj<strong>et</strong>s: ils fontbien <strong>de</strong> m<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>r leur patrie; l'affaire est importante, car il s'agitd'être le vassal d'un roi qui porte une fraise <strong>ou</strong> <strong>de</strong> celui qui porte unrabat.- Mais v<strong>ou</strong>s, lui repartir-je, p<strong>ou</strong>rquoi t<strong>ou</strong>tes ces circonstances en votrefaçon <strong>de</strong> combattre ? Ne suffit-il pas que les armées soient pareilles ennombre d'hommes ?- V<strong>ou</strong>s n'avez guère <strong>de</strong> jugement, me répondit-elle. Croiriez-v<strong>ou</strong>s, parvotre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l'avoir vaincu<strong>de</strong> bonne guerre, si v<strong>ou</strong>s étiez maillé <strong>et</strong> lui non; s'il n'avait qu'unpoignard, <strong>et</strong> v<strong>ou</strong>s une estoca<strong>de</strong>; enfin, s'il était manchot, <strong>et</strong> que v<strong>ou</strong>seussiez <strong>de</strong>ux bras ?- Cependant avec t<strong>ou</strong>te l'égalité que v<strong>ou</strong>s recomman<strong>de</strong>z tant à vosg<strong>la</strong>diateurs, ils ne se battent jamais pareils, car l'un sera <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>,l'autre <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite taille; l'un sera adroit, l'autre n'aura jamais maniéd'épée; l'un sera robuste, l'autre faible; <strong>et</strong> quand même cesdisproportions seraient égalées, qu'ils seraient aussi grands, aussiadroits <strong>et</strong> aussi forts l'un que l'autre, encore ne seraient-ils pas pareils,car l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux aura peut-être plus <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>rage que l'autre; <strong>et</strong> s<strong>ou</strong>sombre que ce brutal ne considérera pas le péril, qu'il sera bilieux, <strong>et</strong>qu'il aura plus <strong>de</strong> sang, qu'il aura le coeur plus serré, avec t<strong>ou</strong>tes cesqualités qui font le c<strong>ou</strong>rage, comme si ce n'était pas, aussi bien qu'uneépée, une arme que son ennemi n'a point, il s'ingère <strong>de</strong> se rueréperdument sur lui, <strong>de</strong> l'effrayer, <strong>et</strong> d'ôter <strong>la</strong> vie à ce pauvre homme quiprévoit le danger, dont <strong>la</strong> chaleur est ét<strong>ou</strong>ffée dans <strong>la</strong> pituite, <strong>de</strong> qui lecoeur est trop vaste p<strong>ou</strong>r unir les esprits nécessaires à dissiper c<strong>et</strong>teg<strong>la</strong>ce qu'on nomme poltronnerie. Ainsi v<strong>ou</strong>s l<strong>ou</strong>ez c<strong>et</strong> homme d'avoir tuéson ennemi avec avantage, <strong>et</strong>, le l<strong>ou</strong>ant <strong>de</strong> hardiesse, v<strong>ou</strong>s le l<strong>ou</strong>ez d'unpéché contre nature, puisque <strong>la</strong> hardiesse tend à sa <strong>de</strong>struction.- V<strong>ou</strong>s saurez qu'il y a quelques années qu'on fit une remontrance auConseil <strong>de</strong> guerre, p<strong>ou</strong>r apporter un règlement plus circonspect <strong>et</strong> plusconsciencieux dans les combats, car le philosophe qui donnait l'avispar<strong>la</strong>it ainsi :


"V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages <strong>de</strong>s <strong>de</strong>uxennemis, quand v<strong>ou</strong>s les avez choisis t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux rai<strong>de</strong>s, t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux grands,t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux adroits, t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux pleins <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>rage; mais ce n'est pas encoreassez, puisqu'il faut enfin que le vainqueur surmonte par adresse, parforce <strong>ou</strong> par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans d<strong>ou</strong>te sonadversaire par un endroit où il ne l'attendait pas, <strong>ou</strong> plus vite qu'iln'était vraisemb<strong>la</strong>ble; <strong>ou</strong>, feignant <strong>de</strong> l'attaquer d'un côté, il l'a assailli<strong>de</strong> l'autre. T<strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong>, c'est affiner, c'est tromper, c'est trahir. Or <strong>la</strong>finesse, <strong>la</strong> tromperie, <strong>la</strong> trahison ne doivent pas faire l'estime d'unvéritable généreux. S'il a triomphé par force, estimerez-v<strong>ou</strong>s son ennemivaincu, puisqu'il a été violenté ? Non, sans d<strong>ou</strong>te, non plus que v<strong>ou</strong>s nedirez pas qu'un homme ait perdu <strong>la</strong> victoire, encore qu'il soit accablé <strong>de</strong><strong>la</strong> chute d'une montagne, parce qu'il n'a pas été en puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong>gagner. T<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> même celui-là n'a point été surmonté, à cause qu'il nes'est pas tr<strong>ou</strong>vé dans ce moment disposé à p<strong>ou</strong>voir résister auxviolences <strong>de</strong> son adversaire. Si ça été par hasard qu'il a terrassé sonennemi, c'est <strong>la</strong> fortune <strong>et</strong> non pas lui que l'on doit c<strong>ou</strong>ronner: il n'y arien contribué ; <strong>et</strong> enfin le vaincu n'est non plus blâmable que le j<strong>ou</strong>eur<strong>de</strong> dés, qui sur dix-sept points en voit faire dix-huit. " »On lui confessa qu'il avait raison, mais qu'il était impossible, selon lesapparences humaines, d'y m<strong>et</strong>tre ordre, <strong>et</strong> qu'il va<strong>la</strong>it mieux subir unp<strong>et</strong>it inconvénient que <strong>de</strong> s'abandonner à mille <strong>de</strong> plus gran<strong>de</strong>importance.Elle ne m'entr<strong>et</strong>int pas c<strong>et</strong>te fois davantage, parce qu'elle craignaitd'être tr<strong>ou</strong>vée t<strong>ou</strong>te seule avec moi, <strong>et</strong> si matin. Ce n'est pas qu'en cepays l'impudicité soit un crime; au contraire, hors les c<strong>ou</strong>pablesconvaincus, t<strong>ou</strong>t homme a p<strong>ou</strong>voir sur t<strong>ou</strong>te femme, <strong>et</strong> une femme t<strong>ou</strong>t<strong>de</strong> même p<strong>ou</strong>rrait appeler un homme en justice qui l'aurait refusée.Mais elle ne m'osait pas fréquenter publiquement à ce qu'elle me dit, àcause que les prêtres avaient prêché au <strong>de</strong>rnier sacrifice que d'étaientles femmes principalement qui publiaient que j'étais homme, afin <strong>de</strong>c<strong>ou</strong>vrir s<strong>ou</strong>s ce prétexte le désir exécrable qui les brû<strong>la</strong>it <strong>de</strong> se mêleraux bêtes, <strong>et</strong> <strong>de</strong> comm<strong>et</strong>tre avec moi sans vergogne <strong>de</strong>s péchés contrenature. Ce<strong>la</strong> fut cause que je <strong>de</strong>meurai longtemps sans <strong>la</strong> voir, ni pas unedu sexe.Cependant il fal<strong>la</strong>it bien que quelqu'un eût réchauffé les querelles <strong>de</strong> <strong>la</strong>définition <strong>de</strong> mon être, car comme je ne songeais plus qu'à m<strong>ou</strong>rir encage, on me vint quérir encore une fois, p<strong>ou</strong>r me donner audience. Je fusdonc interrogé, en présence <strong>de</strong> force c<strong>ou</strong>rtisans sur quelque point <strong>de</strong>physique, <strong>et</strong> mes réponses, à ce que je crois, satisfirent aucunement,car, d'un accent non magistral, celui qui présidait m'exposa fort au longses opinions sur <strong>la</strong> structure du mon<strong>de</strong>. Elles me semblèrentingénieuses; <strong>et</strong> sans qu'il passât jusqu'à son origine qu'il s<strong>ou</strong>tenait


éternelle, j'eusse tr<strong>ou</strong>vé sa philosophie beauc<strong>ou</strong>p plus raisonnable que <strong>la</strong>nôtre. Mais sitôt que je l'entendis s<strong>ou</strong>tenir une rêverie si contraire à ceque <strong>la</strong> foi n<strong>ou</strong>s apprend, je lui <strong>de</strong>mandai ce qu'il p<strong>ou</strong>rrait répondre àl'autorité <strong>de</strong> Moïse <strong>et</strong> que ce grand patriarche avait dit expressémentque Dieu l'avait créé en six j<strong>ou</strong>rs. C<strong>et</strong> ignorant ne fit que rire au lieu <strong>de</strong>me répondre. Je ne pus alors m'empêcher <strong>de</strong> lui dire que, puisqu'il envenait là, je commençais à croire que leur mon<strong>de</strong> n'était qu'une <strong>Lune</strong>.«Mais, me dirent-ils t<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s y voyez <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre, <strong>de</strong>s forêts, <strong>de</strong>srivières, <strong>de</strong>s mers, que serait-ce donc t<strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong> ?- N'importe, repartis-je, Aristote assure que ce n'est que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>; <strong>et</strong> siv<strong>ou</strong>s aviez dit le contraire dans les c<strong>la</strong>sses où j'ai fait mes étu<strong>de</strong>s, onv<strong>ou</strong>s aurait sifflé. »Il se fit sur ce<strong>la</strong> un grand éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> rire. Il ne faut pas <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si ce fût<strong>de</strong> leur ignorance <strong>et</strong> l'on me reconduisit dans ma cage.<strong>Les</strong> prêtres, cependant, furent avertis que j'avais osé dire que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>était un mon<strong>de</strong> dont je venais, <strong>et</strong> que leur mon<strong>de</strong> n'était qu'une lune. Ilscrurent que ce<strong>la</strong> leur f<strong>ou</strong>rnissait un prétexte assez juste p<strong>ou</strong>r me fairecondamner à l'eau: d'était <strong>la</strong> façon d'exterminer les athées. Ils vont encorps à c<strong>et</strong>te fin faire leur p<strong>la</strong>inte au Roi qui leur prom<strong>et</strong> justice; onordonne que je serais remis sur <strong>la</strong> sell<strong>et</strong>te.Me voilà donc décagé p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> troisième fois; le grand pontife prit <strong>la</strong>parole <strong>et</strong> p<strong>la</strong>ida contre moi. Je ne me s<strong>ou</strong>viens pas <strong>de</strong> sa harangue, àcause que j'étais trop ép<strong>ou</strong>vanté p<strong>ou</strong>r recevoir les espèces <strong>de</strong> <strong>la</strong> voixsans désordre, <strong>et</strong> parce aussi qu'il s'était servi p<strong>ou</strong>r déc<strong>la</strong>mer d'uninstrument dont le bruit m'ét<strong>ou</strong>rdissait: d'était une tromp<strong>et</strong>te qu'il avaitt<strong>ou</strong>t exprès choisie, afin que <strong>la</strong> violence <strong>de</strong> ce ton martial échauffâtleurs esprits à ma mort, <strong>et</strong> afin d'empêcher par c<strong>et</strong>te émotion que leraisonnement ne pût faire son office, comme il arrive dans nos armées,où ce tintamarre <strong>de</strong> tromp<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> <strong>de</strong> tamb<strong>ou</strong>rs empêche le soldat <strong>de</strong>réfléchir sur l'importance <strong>de</strong> sa vie.Quand il eut dit, je me levai p<strong>ou</strong>r défendre ma cause, mais j'en fusdélivré <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine par une aventure que v<strong>ou</strong>s allez entendre. Commej'avais déjà <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che <strong>ou</strong>verte, un homme, qui avait eu gran<strong>de</strong> difficultéà traverser <strong>la</strong> f<strong>ou</strong>le, vint choir aux pieds du Roi, <strong>et</strong> se traîna longtempssur le dos.C<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> faire ne me surprit pas, car je savais bien dès longtempsque d'était <strong>la</strong> posture où ils se m<strong>et</strong>taient quand ils v<strong>ou</strong><strong>la</strong>ient disc<strong>ou</strong>riren public.Je rengainai seulement ma harangue, <strong>et</strong> voici celle que n<strong>ou</strong>s eûmes <strong>de</strong>lui:« Justes, éc<strong>ou</strong>tez-moi ! v<strong>ou</strong>s ne sauriez condamner c<strong>et</strong> homme, ce singe,<strong>ou</strong> ce perroqu<strong>et</strong>, p<strong>ou</strong>r avoir dit que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> était un mon<strong>de</strong> d'où il venait;car s'il est homme, quand même il ne serait pas venu <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, puisque


t<strong>ou</strong>t homme est libre, ne lui est-il pas libre <strong>de</strong> s'imaginer ce qu'ilv<strong>ou</strong>dra?Quoi ! p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s le contraindre à n'avoir que vos visions ? V<strong>ou</strong>s leforcerez bien à dire qu'il croit que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> n'est pas un mon<strong>de</strong>, mais il nele croira pas p<strong>ou</strong>rtant; car p<strong>ou</strong>r croire quelque chose, il faut qu'il seprésente à son imagination certaines possibilités plus gran<strong>de</strong>s au <strong>ou</strong>iqu'au non <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te chose ; ainsi, à moins que v<strong>ou</strong>s ne lui f<strong>ou</strong>rnissiez cevraisemb<strong>la</strong>ble, <strong>ou</strong> qu'il n'y vienne <strong>de</strong> soi-même s'offrir à son esprit, ilv<strong>ou</strong>s dira bien qu'il croit, mais il ne croira pas p<strong>ou</strong>r ce<strong>la</strong>.J'ai maintenant à v<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>ver qu'il ne doit pas être condamné, si v<strong>ou</strong>s leposez dans <strong>la</strong> catégorie <strong>de</strong>s bêtes.Car supposez qu'il soit animal sans raison, quelle raison v<strong>ou</strong>s-mêmeavez-v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> l'accuser d'avoir péché contre elle ? Il a dit que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>était un mon<strong>de</strong> ; or les brutes n'agissent que par un instinct <strong>de</strong> nature;donc c'est <strong>la</strong> nature fini le dit, <strong>et</strong> non pas lui. De croire maintenant quec<strong>et</strong>te savante nature qui a fait <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> <strong>et</strong> ce mon<strong>de</strong>-ci ne sache ellemême ce que c'est <strong>et</strong> que v<strong>ou</strong>s autres, fini n'avez <strong>de</strong> connaissance que ceque v<strong>ou</strong>s en tenez d'elle, le sachiez plus certainement, ce<strong>la</strong> serait bienridicule.Mais quand même <strong>la</strong> passion v<strong>ou</strong>s faisant renoncer à vos premiersprincipes, v<strong>ou</strong>s supposeriez que <strong>la</strong> nature ne guidât point les brutes,r<strong>ou</strong>gissez à t<strong>ou</strong>t le moins <strong>de</strong>s inquiétu<strong>de</strong>s que v<strong>ou</strong>s causent les cabriolesd'une bête. En vérité, Messieurs, si v<strong>ou</strong>s rencontriez un homme d'âge mûrqui veillât à <strong>la</strong> police d'une f<strong>ou</strong>rmilière, p<strong>ou</strong>r tantôt donner un s<strong>ou</strong>ffl<strong>et</strong> à<strong>la</strong> f<strong>ou</strong>rmi qui aurait fait choir sa compagne, tantôt en emprisonner unequi aurait dérobé à sa voisine un grain <strong>de</strong> blé, tantôt m<strong>et</strong>tre en justiceune autre qui aurait abandonné ses oeufs, ne l'estimeriez-v<strong>ou</strong>s pasinsensé <strong>de</strong> vaquer à <strong>de</strong>s choses trop au-<strong>de</strong>ss<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> lui, <strong>et</strong> <strong>de</strong> prétendreassuj<strong>et</strong>tir à <strong>la</strong> raison <strong>de</strong>s animaux qui n'en ont pas l'usage ?Comment donc, vénérables pontifes, appellerez-v<strong>ou</strong>s l'intérêt que v<strong>ou</strong>sprenez aux cabrioles <strong>de</strong> ce p<strong>et</strong>it animal ? Justes, j'ai dit. » Dès qu'il eutachevé, une forte musique d'app<strong>la</strong>udissements fit r<strong>et</strong>entir t<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> salle;<strong>et</strong> après que les opinions eurent été débattues un gros quart d'heure,voici ce que le Roi prononça :« Que dorénavant je serais censé homme, comme tel mis en liberté, <strong>et</strong>que <strong>la</strong> punition d'être noyé serait modifiée en une amen<strong>de</strong> honteuse (caril n'en est point en ce pays-là d'honorable ; dans <strong>la</strong>quelle amen<strong>de</strong> je medédirais publiquement d'avoir enseigné que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> était un mon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> ceà cause du scandale que <strong>la</strong> n<strong>ou</strong>veauté <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te opinion aurait pu causerdans l'âme <strong>de</strong>s faibles. » C<strong>et</strong> arrêt prononcé, on m'enlève hors du pa<strong>la</strong>is,on m'habille par ignominie fort magnifiquement, on me porte sur <strong>la</strong>tribune d'un superbe chariot; <strong>et</strong> traîné que je fus par quatre princesqu'on avait attachés au j<strong>ou</strong>g, voici ce qu'ils m'obligèrent <strong>de</strong> prononcer à


t<strong>ou</strong>s les carref<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville:« Peuple, je v<strong>ou</strong>s déc<strong>la</strong>re que c<strong>et</strong>te <strong>Lune</strong> ici n'est pas une <strong>Lune</strong>, mais unmon<strong>de</strong>; <strong>et</strong> que ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> là-bas n'est point un mon<strong>de</strong>, mais une <strong>Lune</strong>.Tel est ce que les Prêtres tr<strong>ou</strong>vent bon que v<strong>ou</strong>s croyiez. » Après quej'eus crié <strong>la</strong> même chose aux cinq gran<strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ces <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité, j'aperçusmon avocat qui me tendait <strong>la</strong> main p<strong>ou</strong>r m'ai<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>scendre. Je fus bienétonné <strong>de</strong> reconnaître, quand je l'eus envisagé, que d'était mon anciendémon. N<strong>ou</strong>s fûmes une heure à n<strong>ou</strong>s embrasser:«Et venez-v<strong>ou</strong>s-en, me dit-il, chez moi, car <strong>de</strong> r<strong>et</strong><strong>ou</strong>rner en c<strong>ou</strong>r aprèsune amen<strong>de</strong> honteuse, v<strong>ou</strong>s n'y seriez pas vu <strong>de</strong> bon oeil. Au reste, il fautque je v<strong>ou</strong>s dise que v<strong>ou</strong>s seriez encore avec les singes, aussi bien quel'Espagnol, votre compagnon, si je n'eusse publié dans les compagnies <strong>la</strong>vigueur <strong>et</strong> <strong>la</strong> force <strong>de</strong> votre esprit, <strong>et</strong> brigué contre les prophètes, envotre faveur, <strong>la</strong> protection <strong>de</strong>s grands. » La fin <strong>de</strong> mes remerciementsn<strong>ou</strong>s vit entrer chez lui; il m'entr<strong>et</strong>int jusqu'au repas <strong>de</strong>s ressorts qu'i<strong>la</strong>vait fait j<strong>ou</strong>er p<strong>ou</strong>r contraindre les prêtres, malgré t<strong>ou</strong>s les plusspécieux scrupules dont ils avaient embab<strong>ou</strong>iné <strong>la</strong> conscience du peuple<strong>de</strong> lui perm<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> m'<strong>ou</strong>ïr. N<strong>ou</strong>s étions assis <strong>de</strong>vant un grand feu à causeque <strong>la</strong> saison était froi<strong>de</strong> <strong>et</strong> il al<strong>la</strong>it p<strong>ou</strong>rsuivre à me raconter (je pense)ce qu'il avait fait pendant que je ne l'avais point vu, mais on n<strong>ou</strong>s vintdire que le s<strong>ou</strong>per était prêt.« J'ai prié, continua-t-il, p<strong>ou</strong>r ce soir <strong>de</strong>ux professeurs d'académie <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te ville <strong>de</strong> venir manger avec n<strong>ou</strong>s. Je les ferai tomber, sur <strong>la</strong>philosophie qu'ils enseignent en ce mon<strong>de</strong>-ci, par même moyen v<strong>ou</strong>sverrez le fils <strong>de</strong> mon hôte. c'est un jeune homme autant plein d'espritque j'en aie jamais rencontré <strong>et</strong> ce serait un second Socrate s'il p<strong>ou</strong>vaitrégler ses lumières <strong>et</strong> ne point ét<strong>ou</strong>ffer dans le vice les grâces dontDieu continuellement le visite, <strong>et</strong> ne plus affecter l'impiété parostentation. Je me suis logé céans p<strong>ou</strong>r épier les occasions <strong>de</strong>l'instruire. »Il se tut comme p<strong>ou</strong>r me <strong>la</strong>isser à mon t<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> disc<strong>ou</strong>rir; puisil fit signe qu'on me dévêtît <strong>de</strong>s honteux ornements dont j'étais encor<strong>et</strong><strong>ou</strong>t bril<strong>la</strong>nt.<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux professeurs que n<strong>ou</strong>s attendions entrèrent presque aussitôt,n<strong>ou</strong>s fûmes t<strong>ou</strong>s quatre ensemble dans le cabin<strong>et</strong> du s<strong>ou</strong>per où n<strong>ou</strong>str<strong>ou</strong>vâmes ce jeune garçon dont il m'avait parlé qui mangeait déjà. Ilslui firent <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s usa<strong>la</strong><strong>de</strong>s, <strong>et</strong> le traitèrent d'un respect. aussiprofond que d'esc<strong>la</strong>ve à seigneur ; j'en <strong>de</strong>mandai <strong>la</strong> cause à mon démon,qui me reportait que d'était à cause <strong>de</strong> son âge, parce qu'en ce mon<strong>de</strong>-làles vieux rendaient t<strong>ou</strong>te sorte d'honneur <strong>et</strong> <strong>de</strong> Déférence aux jeunes;bien plus, que les pères obéissaient à leurs enfants aussitôt que, parl'avis du Sénat <strong>de</strong>s philosophes, ils avaient atteint l'usage <strong>de</strong> raison.« V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s étonnez, continua-t-il, d'une c<strong>ou</strong>tume si contraire à celle <strong>de</strong>


votre pays ? elle ne répugne point t<strong>ou</strong>tefois à <strong>la</strong> droite raison; car enconscience, dites-moi, quand un homme jeune <strong>et</strong> chaud est en forced'imaginer, <strong>de</strong> juger <strong>et</strong> d'exécuter, n'est-il pas plus capable <strong>de</strong> g<strong>ou</strong>vernerune famille qu'un infirme sexagénaire. Ce pauvre hébété dont <strong>la</strong> neige <strong>de</strong>soixante hivers a g<strong>la</strong>cé l'imagination se conduit sur l'exemple <strong>de</strong>sheureux succès <strong>et</strong> cependant c'est <strong>la</strong> fortune qui les a rendus tels contr<strong>et</strong><strong>ou</strong>tes les règles <strong>et</strong> t<strong>ou</strong>te l'économie <strong>de</strong> <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce humaine ? P<strong>ou</strong>r dujugement, il en a aussi peu, quoique le vulgaire <strong>de</strong> votre mon<strong>de</strong> en fasseun apanage à <strong>la</strong> vieillesse; <strong>et</strong> p<strong>ou</strong>r le désabuser, il faut qu'il sache que cequ'on appelle en un vieil<strong>la</strong>rd pru<strong>de</strong>nce n'est qu'une appréhension panique,une peur enragée <strong>de</strong> rien entreprendre qui l'obsè<strong>de</strong>. Ainsi, mon fils, quandil n'a pas risqué un danger où un jeune homme s'est perdu, ce n'est pasqu'il en préjugeât <strong>la</strong> catastrophe, mais il n'avait pas assez <strong>de</strong> feu p<strong>ou</strong>rallumer ces nobles é<strong>la</strong>ns qui n<strong>ou</strong>s font oser, <strong>et</strong> l'audace en ce jeunehomme était comme un gage <strong>de</strong> <strong>la</strong> réussite <strong>de</strong> son <strong>de</strong>ssein, parce quec<strong>et</strong>te ar<strong>de</strong>ur qui fait <strong>la</strong> promptitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>la</strong> facilité d'une exécution étaitcelle qui le p<strong>ou</strong>ssait à l'entreprendre.P<strong>ou</strong>r ce qui est d'exécuter, je ferais tort à votre esprit <strong>de</strong> m'efforcer àle convaincre <strong>de</strong> preuves.V<strong>ou</strong>s savez que <strong>la</strong> jeunesse seule est propre à l'action; <strong>et</strong> si v<strong>ou</strong>s n'enêtes pas t<strong>ou</strong>t à fait persuadé, dites-moi, je v<strong>ou</strong>s prie, quand v<strong>ou</strong>srespectez un homme c<strong>ou</strong>rageux, n'est-ce pas à cause qu'il v<strong>ou</strong>s peutvenger <strong>de</strong> vos ennemis <strong>ou</strong> <strong>de</strong> vos oppresseurs ?P<strong>ou</strong>rquoi donc le considérez-v<strong>ou</strong>s encore, si ce n'est par habitu<strong>de</strong> quandun bataillon <strong>de</strong> septante janviers a gelé son sang <strong>et</strong> tué <strong>de</strong> froid t<strong>ou</strong>s lesnobles enth<strong>ou</strong>siasmes dont les jeunes personnes sont échauffées p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong>justice ? Lorsque v<strong>ou</strong>s déférez au fort, n'est-ce pas afin qu'il v<strong>ou</strong>s soitobligé d'une victoire que v<strong>ou</strong>s ne lui sauriez disputer ? P<strong>ou</strong>rquoi doncv<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>m<strong>et</strong>tre à lui, truand <strong>la</strong> paresse a fondu ses muscles, débilité sesartères, évaporé ses esprits, <strong>et</strong> sucé <strong>la</strong> moelle <strong>de</strong> ses os ! Si v<strong>ou</strong>sadoriez une femme, n'était-ce pas à cause <strong>de</strong> sa beauté ? P<strong>ou</strong>rquoi donccontinuer vos génuflexions après que <strong>la</strong> vieillesse en a fait un fantôme àmenacer les vivants <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort ? Enfin lorsque v<strong>ou</strong>s honoriez un hommespirituel, d'était à cause que par <strong>la</strong> vivacité <strong>de</strong> son génie il pénétrait uneaffaire mêlée <strong>et</strong> <strong>la</strong> débr<strong>ou</strong>il<strong>la</strong>it, qu'il défrayait par son bien direl'assemblée du plus haut carat, qu'il digérait les sciences d'une seulepensée <strong>et</strong> que jamais une belle âme ne forma <strong>de</strong> plus violents désirs quep<strong>ou</strong>r lui ressembler. Et cependant v<strong>ou</strong>s lui continuez vos hommages,quand ses organes usés ren<strong>de</strong>nt sa tête imbécile <strong>et</strong> pesante, <strong>et</strong> lorsqu'encompagnie, il ressemble plutôt par son silence à <strong>la</strong> statue d'un Dieufoyer qu'un homme capable <strong>de</strong> raison.Concluez par là, mon fils, qu'il vaut mieux que les jeunes gens soientp<strong>ou</strong>rvus du g<strong>ou</strong>vernement <strong>de</strong>s familles que les vieil<strong>la</strong>rds. Certes, v<strong>ou</strong>s


seriez bien faible <strong>de</strong> croire qu'Hercule, Achille, Épaminondas, Alexandre<strong>et</strong> César, qui sont t<strong>ou</strong>s morts au <strong>de</strong>çà <strong>de</strong> quarante ans, fussent <strong>de</strong>spersonnes à qui on ne <strong>de</strong>vait que <strong>de</strong>s honneurs vulgaires, <strong>et</strong> qu'à un vieuxradoteur, parce que le soleil a quatre-vingt-dix fois épié sa moisson,v<strong>ou</strong>s lui déviez <strong>de</strong> l'encens.Mais, direz-v<strong>ou</strong>s, t<strong>ou</strong>tes les lois <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong> font r<strong>et</strong>entir avec soince respect qu'on doit aux vieil<strong>la</strong>rds ? Il est vrai, amis aussi t<strong>ou</strong>s ceuxqui ont introduit <strong>de</strong>s lois ont été <strong>de</strong>s vieil<strong>la</strong>rds qui craignaient que lesjeunes ne les dépossédassent justement <strong>de</strong> l'autorité qu'ils avaient.extorquée <strong>et</strong> ont fait comme les légis<strong>la</strong>teurs aux fausses religions unmystère <strong>de</strong> ce qu'ils n'ont pu pr<strong>ou</strong>ver.Oui, mais, direz-v<strong>ou</strong>s, ce vieil<strong>la</strong>rd est mon père <strong>et</strong> le Ciel me prom<strong>et</strong>.une longue vie si je l'honore. Si votre père, à mon fils, ne v<strong>ou</strong>s ordonnerien <strong>de</strong> contraire aux inspirations du trés-Haut, je v<strong>ou</strong>s l'av<strong>ou</strong>e;autrement marchez sur le ventre du père qui v<strong>ou</strong>s engendra, trépignezsur le sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère qui v<strong>ou</strong>s conçut, car <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s imaginer que ce lâcherespect que <strong>de</strong>s parents vicieux ont arraché <strong>de</strong> votre faiblesse soittellement agréable au Ciel qu'il en allonge p<strong>ou</strong>r ce<strong>la</strong> vos fusées, je n'yvois guère d'apparence. Quoi ! Ce c<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> chapeau dont v<strong>ou</strong>s chat<strong>ou</strong>illez<strong>et</strong> n<strong>ou</strong>rrissez <strong>la</strong> superbe <strong>de</strong> votre père crève-t-il un abcès que v<strong>ou</strong>s avezdans le côté, répare-t-il votre humi<strong>de</strong> radical, fait-il <strong>la</strong> cure d'uneestoca<strong>de</strong> à travers votre estomac, v<strong>ou</strong>s casse-t-il une pierre dans <strong>la</strong>vessie ? Si ce<strong>la</strong> est, les mé<strong>de</strong>cins ont grand tort: au lieu <strong>de</strong> potionsinfernales dont ils empestent <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s hommes, qu'ils n'ordonnent p<strong>ou</strong>r<strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite vérole trois révérences à jeun, quatre "grand merci" aprèsdîner, <strong>et</strong> d<strong>ou</strong>ze "bonsoir, mon père <strong>et</strong> ma mère" avant que s'endormir.V<strong>ou</strong>s me répliquerez que, sans lui, v<strong>ou</strong>s ne seriez pas; il est vrai, maisaussi lui-même sans votre grand-père n'aurait jamais été, ni votregrand-père sans votre bisaïeul, ni sans v<strong>ou</strong>s, votre père n'aurait pas <strong>de</strong>p<strong>et</strong>it-fils. Lorsque <strong>la</strong> nature le mit au j<strong>ou</strong>r, d'était à condition <strong>de</strong> rendrece qu'elle lui prêtait; ainsi quand il v<strong>ou</strong>s engendra, il ne v<strong>ou</strong>s donna rien,il s'acquitta ! Encore je v<strong>ou</strong>drais bien savoir si vos parents songeaient àv<strong>ou</strong>s quand ils v<strong>ou</strong>s firent.Hé<strong>la</strong>s, point du t<strong>ou</strong>t ! Et t<strong>ou</strong>tefois v<strong>ou</strong>s croyez leur être obligé d'unprésent qu'ils v<strong>ou</strong>s ont fait sans y penser. Comment ! parce que votrepère fut si pail<strong>la</strong>rd qu'il ne put résister aux beaux yeux <strong>de</strong> je ne saisquelle créature, qu'il en fit le marché p<strong>ou</strong>r ass<strong>ou</strong>vir sa passion <strong>et</strong> que <strong>de</strong>leur patr<strong>ou</strong>illis v<strong>ou</strong>s fûtes le maçonnage, v<strong>ou</strong>s révérerez ce voluptueuxcomme un <strong>de</strong>s sept sages <strong>de</strong> Grèce ! Quoi ! parce que c<strong>et</strong> autre avareach<strong>et</strong>a les riches biens <strong>de</strong> sa femme par <strong>la</strong> façon d'un enfant, c<strong>et</strong> enfantne lui doit parler qu'à gen<strong>ou</strong>x ? Ainsi votre père fit bien d'être ribaud <strong>et</strong>c<strong>et</strong> autre d'être chiche, car autrement ni v<strong>ou</strong>s ni lui n'auriez jamais été ;mais je v<strong>ou</strong>drais bien savoir si quand il eut été certain que son pistol<strong>et</strong>


eut pris un rat, s'il n'eût point tiré le c<strong>ou</strong>p ? Juste Dieu ! qu'on en faitaccroire au peuple <strong>de</strong> votre mon<strong>de</strong>.V<strong>ou</strong>s ne tenez, à mon fils, que le corps <strong>de</strong> votre architecte mortel; votreâme part <strong>de</strong>s cieux, qu'il p<strong>ou</strong>vait engainer aussi bien dans un autref<strong>ou</strong>rreau.Votre père serait possible né votre fils comme v<strong>ou</strong>s êtes né le sien. Quesavez-v<strong>ou</strong>s même s'il ne v<strong>ou</strong>s a point empêché d'hériter d'un diadème ?Votre esprit était peut-être parti du ciel à <strong>de</strong>ssein d'animer le roi <strong>de</strong>sRomains au ventre <strong>de</strong> l'Impératrice; en chemin, par hasard, il rencontravotre embryon; p<strong>ou</strong>r abréger son voyage, il s'y logea. Non, non, Dieu nev<strong>ou</strong>s eût point rayé du calcul qu'il avait fait <strong>de</strong>s hommes, quand votrepère fût mort p<strong>et</strong>it garçon.Mais qui sait si v<strong>ou</strong>s ne seriez point auj<strong>ou</strong>rd'hui l'<strong>ou</strong>vrage <strong>de</strong> quelquevail<strong>la</strong>nt capitaine, qui v<strong>ou</strong>s aurait associé à sa gloire comme à sesbiens. Ainsi peut-être v<strong>ou</strong>s n'êtes non plus re<strong>de</strong>vable à votre père <strong>de</strong> <strong>la</strong>vie qu'il v<strong>ou</strong>s a donnée que v<strong>ou</strong>s le seriez au pirate qui v<strong>ou</strong>s aurait mis à<strong>la</strong> chaîne, parce qu'il v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>rrirait. Fit je veux même qu'il v<strong>ou</strong>s eûtengendré roi; un présent perd son mérite, lorsqu'il est fait sans le choix<strong>de</strong> celui qui le reçoit.On donna <strong>la</strong> mort à César, on <strong>la</strong> donna pareillement à Cassius; cependantCassius en est obligé à l'esc<strong>la</strong>ve dont il l'impétra, non pas César à sesmeurtriers, parce qu'ils le forcèrent <strong>de</strong> <strong>la</strong> prendre.Votre père consulta-t-il votre volonté lorsqu'il embrassa votre mère?v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>manda-t-il si v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>viez l'un <strong>de</strong> voir ce siècle-là, <strong>ou</strong> d'enattendre un autre ? si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s contenteriez d'être le fils d'un sut, <strong>ou</strong>si v<strong>ou</strong>s auriez l'ambition <strong>de</strong> sortir d'un brave homme? hé<strong>la</strong>s ! vrais quel'affaire concernait t<strong>ou</strong>t seul, v<strong>ou</strong>s étiez le seul dont on ne prenait pointl'avis ! Peut-être qu'alors, si v<strong>ou</strong>s eussiez été enfermé autre part quedans <strong>la</strong> matrice <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, <strong>et</strong> que votre naissance eût été àvotre option, v<strong>ou</strong>s auriez dit à <strong>la</strong> Parque: "Ma chère <strong>de</strong>moiselle, prends lefuseau d'un autre; il y a fort longtemps que je suis dans le rien, <strong>et</strong>j'aime mieux <strong>de</strong>meurer encore cent ans à n'être pas que d'êtreauj<strong>ou</strong>rd'hui p<strong>ou</strong>r m'en repentir <strong>de</strong>main !" Cependant il v<strong>ou</strong>s fallut passerpar là; v<strong>ou</strong>s eûtes beau piailler p<strong>ou</strong>r r<strong>et</strong><strong>ou</strong>rner à <strong>la</strong> longue <strong>et</strong> noiremaison dont on v<strong>ou</strong>s arrachait, on faisait semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> croire que v<strong>ou</strong>s<strong>de</strong>mandiez à téter.Voilà, à mon fils ! à peu près les raisons qui sont cause du respect queles pères portent à leurs enfants; je sais bien que j'ai penché du côté<strong>de</strong>s enfants plus que <strong>la</strong> justice ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, <strong>et</strong> que j'ai parlé en leurfaveur un peu contre ma conscience.Mais, v<strong>ou</strong><strong>la</strong>nt corriger c<strong>et</strong> insolent orgueil dont les pères bravent <strong>la</strong>faiblesse <strong>de</strong> leurs p<strong>et</strong>its, j'ai été obligé <strong>de</strong> faire comme ceux qui veulentredresser un arbre tordu, ils le r<strong>et</strong>or<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l'autre côté, afin qu'il


evienne également droit entre les <strong>de</strong>ux contorsions. Ainsi j'ai faitrestituer aux pères <strong>la</strong> tyrannique déférence qu'ils avaient usurpée, <strong>et</strong>leur en ai beauc<strong>ou</strong>p dérobé qui leur appartenait, afin qu'une autre fois ilsse contentassent du leur. Je sais bien que j'ai choqué, par c<strong>et</strong>te apologie,t<strong>ou</strong>s les vieil<strong>la</strong>rds; mais qu'ils se s<strong>ou</strong>viennent qu'ils sont fils auparavantque d'êtres pères, <strong>et</strong> qu'il est impossible que je n'aie parlé fort à leuravantage, puisqu'ils n'ont pas été tr<strong>ou</strong>vés s<strong>ou</strong>s une pomme <strong>de</strong> ch<strong>ou</strong>.Mais enfin, quoi qu'il puisse arriver, quand mes ennemis se m<strong>et</strong>traienteu bataille contre mes amis, je n'aurai que du bon, car j'ai servi t<strong>ou</strong>s leshommes, <strong>et</strong> n'en ai <strong>de</strong>sservi que <strong>la</strong> moitié. » À ces mots il se tut, <strong>et</strong> lefils <strong>de</strong> notre hôte prit ainsi <strong>la</strong> parole:« Perm<strong>et</strong>tez-moi, lui dit-il, puisque je suis informé par votre soin <strong>de</strong>l'origine, <strong>de</strong> l'histoire, <strong>de</strong>s c<strong>ou</strong>tumes <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> cep<strong>et</strong>it homme, que j'aj<strong>ou</strong>te quelque chose à ce que v<strong>ou</strong>s avez dit, <strong>et</strong> que jepr<strong>ou</strong>ve que les enfants ne sont point obligés à leurs pères <strong>de</strong> leurgénération, parce que leurs pères étaient obligés en conscience <strong>de</strong> lesengendrer.La philosophie <strong>de</strong> leur mon<strong>de</strong> <strong>la</strong> plus étroite confesse qu'il est plus às<strong>ou</strong>haiter <strong>de</strong> m<strong>ou</strong>rir, à cause que p<strong>ou</strong>r m<strong>ou</strong>rir il faut avoir vécu, que <strong>de</strong>n'être point. Or puisqu'en ne donnant pas l'être à ce rien, je le m<strong>et</strong>s en unétat pire que <strong>la</strong> mort, je suis plus c<strong>ou</strong>pable <strong>de</strong> ne le pas produire que <strong>de</strong>le tuer. Tu croirais, ô mon p<strong>et</strong>it homme, avoir fait un parrici<strong>de</strong> indigne<strong>de</strong> pardon, si tu avais égorgé ton fils; il serait énorme à <strong>la</strong> vérité;cependant il est bien plus exécrable à ne pas donner l'être à qui le peutrecevoir ; car c<strong>et</strong> enfant, à qui tu ôtes <strong>la</strong> lumière à t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs eu <strong>la</strong>satisfaction d'en j<strong>ou</strong>ir quelque temps. Encore n<strong>ou</strong>s savons qu'il n'en estprivé que p<strong>ou</strong>r peu <strong>de</strong> siècles; mais ces quarante bons soldats à ton roi,tu les empêches manifestement <strong>de</strong> venir au j<strong>ou</strong>r, <strong>et</strong> les <strong>la</strong>issescorrompre dans tes reins, au hasard d'une apoplexie qui t'ét<strong>ou</strong>ffera.Qu'on ne n'objecte point les beaux panégyriques <strong>de</strong> <strong>la</strong> virginité, c<strong>et</strong>honneur n'est qu'une fumée, car enfin t<strong>ou</strong>s ces respects dont le vulgairel'idolâtre ne sont rien, même entre v<strong>ou</strong>s autres, que <strong>de</strong> conseil, mais <strong>de</strong>ne pas tuer, mais <strong>de</strong> ne pas faire son fils, en ne le faisant point, plusmalheureux qu'un mort, c'est <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>ment. P<strong>ou</strong>rquoi je m'étonnefort, vu que <strong>la</strong> continence au mon<strong>de</strong> d'où v<strong>ou</strong>s venez est tenue sipréférable à <strong>la</strong> propagation charnelle, p<strong>ou</strong>rquoi Dieu ne v<strong>ou</strong>s a pas faittraître à <strong>la</strong> rosée du mois <strong>de</strong> mai comme les champignons, <strong>ou</strong>, t<strong>ou</strong>t aumoins, comme les crocodiles du limon gras <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre échauffé par lesoleil. Cependant il n'envoie point chez v<strong>ou</strong>s d'eunuques que par acci<strong>de</strong>nt,il n'arrache point les génitoires à vos moines, à vos prêtres, ni à voscardinaux. V<strong>ou</strong>s me direz que <strong>la</strong> nature les leur à donnés ; <strong>ou</strong>i, mais ilest le maître <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature; <strong>et</strong> s'il avait reconnu que ce morceau fûtnuisible à leur salut, il aurait commandé <strong>de</strong> le c<strong>ou</strong>per, aussi bien que le


prépuce aux Juifs dans l'ancienne loi. Mais ce sont <strong>de</strong>s visions tropridicules, par votre foi, y a-t-il quelque p<strong>la</strong>ce sur votre corps plus sacré<strong>ou</strong> plus maudite l'une que l'autre ? P<strong>ou</strong>rquoi comm<strong>et</strong>trai-je un péchéquand je me t<strong>ou</strong>che par <strong>la</strong> pièce du milieu <strong>et</strong> non pas quand je t<strong>ou</strong>che;mon oreille <strong>ou</strong> mon talon ? Est-ce à cause qu'il y a il a chat<strong>ou</strong>illement ?Je ne dois donc pas me purger au bassin, car ce<strong>la</strong> ne se fait point sansquelque sorte <strong>de</strong> volupté; ni les dévots ne doivent pas non plus s'élever à<strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> Dieu, car ils y goûtent. un grand p<strong>la</strong>isird'imagination. En vérité, je m'étonne, vu combien <strong>la</strong> religion <strong>de</strong> votrepays est contre nature <strong>et</strong> jal<strong>ou</strong>se <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s les contentements <strong>de</strong>shommes, que vos prêtres n'ont fait un crime <strong>de</strong> se gratter, à cause <strong>de</strong>l'agréable d<strong>ou</strong>leur qu'on y sent; avec t<strong>ou</strong>t ce<strong>la</strong>, j'ai remarqué que <strong>la</strong>prévoyante nature a fait pencher t<strong>ou</strong>s les grands personnages, <strong>et</strong>vail<strong>la</strong>nts <strong>et</strong> spirituels, aux délicatesses <strong>de</strong> l'Am<strong>ou</strong>r, témoin Samson,David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne; était-ce afin qu'ils semoissonnassent l'organe <strong>de</strong> ce p<strong>la</strong>isir d'un c<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> serpe ? Hé<strong>la</strong>s, elleal<strong>la</strong> jusque s<strong>ou</strong>s un cuvier à débaucher Diogène maigre, <strong>la</strong>id, <strong>et</strong>p<strong>ou</strong>illeux, <strong>et</strong> le contraindre <strong>de</strong> composer, du vent dont il s<strong>ou</strong>ff<strong>la</strong>it lescarottes, <strong>de</strong>s s<strong>ou</strong>pirs à Laïs.Sans d<strong>ou</strong>te elle en usa <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte p<strong>ou</strong>r l'appréhension qu'elle eut que leshonnêtes gens ne manquassent au mon<strong>de</strong>. Concluons <strong>de</strong> là que votre pèreétait obligé en conscience <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s lâcher à <strong>la</strong> lumière, <strong>et</strong> quand ilpenserait v<strong>ou</strong>s avoir beauc<strong>ou</strong>p obligé <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s faire en se chat<strong>ou</strong>il<strong>la</strong>nt, ilne v<strong>ou</strong>s a donné au fond que ce qu'un taureau banal donne aux veaux t<strong>ou</strong>sles j<strong>ou</strong>rs dix fois p<strong>ou</strong>r se réj<strong>ou</strong>ir.- V<strong>ou</strong>s avez tort, interrompit alors mon démon, <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>loir régenter <strong>la</strong>sagesse <strong>de</strong> Dieu. Il est vrai qu'il n<strong>ou</strong>s a défendu l'excès <strong>de</strong> ce p<strong>la</strong>isir,mais que savez-v<strong>ou</strong>s s'il ne l'a point v<strong>ou</strong>lu ainsi afin que les difficultésque n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verions à combattre c<strong>et</strong>te passion n<strong>ou</strong>s fissent mériter <strong>la</strong>gloire qu'il n<strong>ou</strong>s prépare ? Mais que savez-v<strong>ou</strong>s si ce n'a point été p<strong>ou</strong>raiguiser l'appétit par <strong>la</strong> défense ? Mais que savez-v<strong>ou</strong>s s'il ne prévoyaitpoint qu'abandonnant <strong>la</strong> jeunesse aux impétuosités <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair, le coïttrop fréquent énerverait leur semence <strong>et</strong> marquerait <strong>la</strong> fin du mon<strong>de</strong> auxarrière-neveux du premier homme? Mais que savez-v<strong>ou</strong>s s'il ne v<strong>ou</strong>lutpoint empêcher que <strong>la</strong> fertilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre ne manquât au besoin <strong>de</strong> tantd'affamés ? Enfin que savez-v<strong>ou</strong>s s'il ne l'a point v<strong>ou</strong>lu faire contr<strong>et</strong><strong>ou</strong>te apparence <strong>de</strong> raison afin <strong>de</strong> récompenser justement ceux qui,contre t<strong>ou</strong>te apparence <strong>de</strong> raison, se seront fiés en sa parole ? » C<strong>et</strong>teréponse ne satisfit pas, à ce que je crois, le p<strong>et</strong>it hôte, car il en hocha<strong>de</strong>ux <strong>ou</strong> trois fois <strong>la</strong> tête; mais notre commun précepteur se tut parceque le repas était en impatience <strong>de</strong> s'envoler.N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s étendîmes donc sur <strong>de</strong>s mate<strong>la</strong>s fort moll<strong>et</strong>s, c<strong>ou</strong>verts <strong>de</strong>grands tapis où les fumées tr<strong>ou</strong>s vinrent tr<strong>ou</strong>ver comme autrefois


<strong>de</strong>dans l'hôtellerie. Un jeune serviteur prit le plus vieux <strong>de</strong> nos <strong>de</strong>uxphilosophes p<strong>ou</strong>r le conduire dans une p<strong>et</strong>ite salle séparée <strong>et</strong>:« Revenez n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver ici, lui cria mon précepteur, aussitôt que v<strong>ou</strong>saurez mangé. » Il n<strong>ou</strong>s le promit.C<strong>et</strong>te fantaisie <strong>de</strong> manger à part me donna <strong>la</strong> curiosité d'en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>la</strong>cause :« Il ne goûte point, me dit-on, <strong>de</strong> l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>, ni même De celle <strong>de</strong>sherbes, si elles ne sont mortes d'elles-mêmes, à cause qu'il les pensecapables <strong>de</strong> d<strong>ou</strong>leur.- Je ne m'ébahis pas tant, répliquai-je, qu'il s'abstienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair <strong>et</strong> d<strong>et</strong><strong>ou</strong>tes choses qui ont eu vie sensitive; car en notre mon<strong>de</strong> lespythagoriciens, <strong>et</strong> même quelques saints anachorètes, ont usé <strong>de</strong> cerégime mais <strong>de</strong> n'oser par exemple c<strong>ou</strong>per un ch<strong>ou</strong> <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> le blesser,ce<strong>la</strong> me semble t<strong>ou</strong>t à fait risible.- Et moi, répondit le démon, je tr<strong>ou</strong>ve beauc<strong>ou</strong>p d'apparat à son opinion,car, dites-moi, ce ch<strong>ou</strong> dont v<strong>ou</strong>s parlez n'est-il pas autant créature <strong>de</strong>Dieu que v<strong>ou</strong>s ? N'avez-v<strong>ou</strong>s pas également t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux p<strong>ou</strong>r père <strong>et</strong> mèreDieu <strong>et</strong> <strong>la</strong> privation ? Dieu n'a-t-il pas eu, <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te éternité, sonintellect occupé <strong>de</strong> sa naissance aussi bien que <strong>de</strong> <strong>la</strong> vôtre?Encore semble-t-il qu'il ait p<strong>ou</strong>rvu plus nécessairement à celle duvégétant que du raisonnable, puisqu'il a remis <strong>la</strong> génération d'un hommeaux caprices <strong>de</strong> son père, qui p<strong>ou</strong>vait p<strong>ou</strong>r son p<strong>la</strong>isir l'engendrer <strong>ou</strong> nel'engendrer pas: rigueur dont cependant il n'a pas v<strong>ou</strong>lu traiter avec lech<strong>ou</strong>; car, au lieu <strong>de</strong> rem<strong>et</strong>tre à <strong>la</strong> discrétion du père <strong>de</strong> germer le fils,comme s'il eût appréhendé davantage que <strong>la</strong> race <strong>de</strong>s ch<strong>ou</strong>x pérît quecelle <strong>de</strong>s hommes, il les contraint, bon gré mal gré, <strong>de</strong> se donner l'êtreles uns aux autres, <strong>et</strong> non pas ainsi que les hommes, qui t<strong>ou</strong>t au plus n'ensauraient engendrer en leur vie qu'une vingtaine, ils en produisent, eux,<strong>de</strong>s quatre cent mille par tête. De dire p<strong>ou</strong>rtant que Dieu a plus aimél'homme que le ch<strong>ou</strong>, c'est que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s chat<strong>ou</strong>illons p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s fairerire; étant incapable <strong>de</strong> passion, il ne saurait ni haïr ni aimer personne;<strong>et</strong>, s'il était susceptible d'am<strong>ou</strong>r, il aurait plutôt <strong>de</strong>s tendresses p<strong>ou</strong>r cech<strong>ou</strong> que v<strong>ou</strong>s tenez, fini ne saurait l'offenser, que p<strong>ou</strong>r c<strong>et</strong> homme dontil a déjà <strong>de</strong>vant les yeux les injures qu'il lui doit faire. Aj<strong>ou</strong>tez à ce<strong>la</strong>qu'il ne saurait naître sans crime, étant une partie du premier hommequi le rendit c<strong>ou</strong>pable; mais n<strong>ou</strong>s savons fort bien que le premier ch<strong>ou</strong>n'offensa point son Créateur au Paradis terrestre.Dira-t-on que n<strong>ou</strong>s sommes faits à l'image du S<strong>ou</strong>verain Être, <strong>et</strong> non pasles ch<strong>ou</strong>x ? Quand il serait vrai, n<strong>ou</strong>s avons, en s<strong>ou</strong>il<strong>la</strong>nt notre âme paroù n<strong>ou</strong>s lui ressemblions, effacé c<strong>et</strong>te ressemb<strong>la</strong>nce, puisqu'il n'y a rien<strong>de</strong> plus contraire à Dieu fine le péché. Si donc notre âme n'est plus sonportrait, n<strong>ou</strong>s ne lui ressemblons pas davantage par les mains, par lespieds, par <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che, par le front <strong>et</strong> par les oreilles, que le ch<strong>ou</strong> par ses


feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon <strong>et</strong> par sa tête.Ne croyez-v<strong>ou</strong>s pas en vérité, si c<strong>et</strong>te pauvre p<strong>la</strong>nte p<strong>ou</strong>vait parlerquand on <strong>la</strong> c<strong>ou</strong>pe, qu'elle ne dît :"Homme, mon cher frère, que t'ai-je fait qui mérite <strong>la</strong> mort ? Je ne croîsque dans tes jardins, <strong>et</strong> l'on ne me tr<strong>ou</strong>ve jamais en lieu sauvage où jevivrais en sûr<strong>et</strong>é; je dédaigne d'être l'<strong>ou</strong>vrage d'autres mains que lestiennes, mais à peine en suis-je sorti que p<strong>ou</strong>r y r<strong>et</strong><strong>ou</strong>rner. Je me lève<strong>de</strong> Terre, je m'épan<strong>ou</strong>is, je te tends les bras, je t'offre mes enfants engraine, <strong>et</strong> p<strong>ou</strong>r récompense <strong>de</strong> ma c<strong>ou</strong>rtoisie, tu me fais trancher <strong>la</strong>tête!"Voilà les disc<strong>ou</strong>rs que tiendrait ce ch<strong>ou</strong> s'il p<strong>ou</strong>vait s'exprimer. lié !comme à cause qu'il ne saurait se p<strong>la</strong>indre, Est-ce dire que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vonsjustement lui faire t<strong>ou</strong>t le mal qu'il ne saurait empêcher? Si je tr<strong>ou</strong>veun misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu'il ne peut sedéfendre? Au contraire, sa faiblesse aggraverait ma cruauté; carcombien que c<strong>et</strong>te malheureuse créature soit pauvre <strong>et</strong> soit. dénuée d<strong>et</strong><strong>ou</strong>s nos avantages, elle que mérite pas <strong>la</strong> mort p<strong>ou</strong>r ce<strong>la</strong>. Quoi ! <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>sles biens <strong>de</strong> l'être, elle n'a que celui <strong>de</strong> végéter, <strong>et</strong> n<strong>ou</strong>s le lui arrachons.le péché <strong>de</strong> massacrer un homme n'est pas si grand, parce qu'un j<strong>ou</strong>r ilrevivra, que <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>per un ch<strong>ou</strong> <strong>et</strong> lui ôter <strong>la</strong> vie, à lui qui n'en a pointd'autre à espérer. V<strong>ou</strong>s anéantissez l'âme d'un ch<strong>ou</strong> en le faisant m<strong>ou</strong>rir:mais, en tuant un homme, v<strong>ou</strong>s ne faites que changer son domicile; <strong>et</strong> jedis bien plus: Puisque Dieu, le Père commun <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes choses, chéritégalement ses <strong>ou</strong>vrages, n'est-il pas raisonnable qu'il ait partagé sesbienfaits également entre n<strong>ou</strong>s <strong>et</strong> les p<strong>la</strong>ntes. Il est vrai que n<strong>ou</strong>snaquîmes les premiers, mais dans <strong>la</strong> famille <strong>de</strong> Dimi, il n'y a point <strong>de</strong>droit d'aînesse :si donc les ch<strong>ou</strong>x n'eurent point leur part avec n<strong>ou</strong>s du fief <strong>de</strong>l'immortalité, ils furent sans d<strong>ou</strong>te avantagés <strong>de</strong> quelque autre qui parsa gran<strong>de</strong>ur récompense sa bruiv<strong>et</strong>é; c'est peut-être un intellectuniversel, une connaissance parfaite <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes les choses dans leurscauses, <strong>et</strong> c'est peut-être aussi p<strong>ou</strong>r ce<strong>la</strong> que ce sage moteur ne leur apoint taillé d'organes semb<strong>la</strong>bles aux nôtres, qui n'ont, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t eff<strong>et</strong>,qu'un simple raisonnement faible <strong>et</strong> s<strong>ou</strong>vent trompeur, dans d'autresplus ingénieusement travaillés, plus forts <strong>et</strong> plus nombreux, qui leurservent à l'opération à leurs spécu<strong>la</strong>tifs entr<strong>et</strong>iens.V<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez peut-être ce qu'ils n<strong>ou</strong>s ont jamais communiqué <strong>de</strong>ces gran<strong>de</strong>s pensées ? Mais, dites-moi, que n<strong>ou</strong>s ont jamais enseigné lesanges non plus qu'eux ? Comme il n'y a point <strong>de</strong> proportion, <strong>de</strong> rapport nid'harmonie entre les facultés imbéciles <strong>de</strong> l'homme <strong>et</strong> celles <strong>de</strong> cesdivines créatures, ces ch<strong>ou</strong>x intellectuels auraient beau s'efforcer <strong>de</strong>n<strong>ou</strong>s faire comprendre <strong>la</strong> cause occulte <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s les événementsmerveilleux, il n<strong>ou</strong>s manque <strong>de</strong>s sens capables <strong>de</strong> recevoir ces hautes


espèces.Moïse, le plus grand <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s les philosophes, puisqu'il puisait, à ce quev<strong>ou</strong>s dites, <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature dans <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>rce <strong>de</strong> <strong>la</strong> naturemême, signifiait c<strong>et</strong>te vérité, lorsqu'il par<strong>la</strong> <strong>de</strong> l'Arbre <strong>de</strong> Science, ilv<strong>ou</strong><strong>la</strong>it n<strong>ou</strong>s enseigner s<strong>ou</strong>s c<strong>et</strong>te énigme que les p<strong>la</strong>ntes possè<strong>de</strong>ntprivativement <strong>la</strong> philosophie parfaite. S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s donc, ô <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s lesanimaux le plus superbe ! qu'encore qu'un ch<strong>ou</strong> que v<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>pez ne disemot, il n'en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n'a pas <strong>de</strong>s organespropres à hurler comme n<strong>ou</strong>s; il n'en a pas p<strong>ou</strong>r frétiller ni p<strong>ou</strong>r pleurer;il en a t<strong>ou</strong>tefois par lesquels il se p<strong>la</strong>int du t<strong>ou</strong>r que v<strong>ou</strong>s lui faites, parlesquels il attire sur v<strong>ou</strong>s <strong>la</strong> vengeance du Ciel.Que si v<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z comment je sais que les ch<strong>ou</strong>x ont ces bellespensées, je v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comment v<strong>ou</strong>s savez qu'ils ne les ont point, <strong>et</strong>que tel, par exemple, à votre imitation ne dise pas le soir ens'enfermant: le suis, monsieur le Ch<strong>ou</strong> Frisé, votre très humbleserviteur, CHOU CABU." » Il en était là <strong>de</strong> son disc<strong>ou</strong>rs, quand ce jeunegarçon, qui avait emmené notre philosophie, le ramena.« Hé ! quoi, déjà dîné ? » lui cria mon Démon.Il répondit que <strong>ou</strong>i, à l'issue près, d'autant que le physionome lui avaitpermis <strong>de</strong> tâter <strong>de</strong> <strong>la</strong> nôtre.Le jeune hôte n'attendit pas que je lui <strong>de</strong>mandasse l'explication <strong>de</strong> cemystère:« Je vois bien, dit-il, que c<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> vivre v<strong>ou</strong>s étonne. Sachez donc,quoique en votre mon<strong>de</strong> on g<strong>ou</strong>verne <strong>la</strong> santé plus négligemment, que lerégime <strong>de</strong> celui-ci n'est pas à mépriser.Dans t<strong>ou</strong>tes les maisons, il y a un physionome, entr<strong>et</strong>enu du public quiest à peu près ce qu'on appellerait chez v<strong>ou</strong>s un mé<strong>de</strong>cin, hormis qu'il neg<strong>ou</strong>verne que les sains, <strong>et</strong> qu'il ne juge <strong>de</strong>s diverses façons dont il n<strong>ou</strong>sl'ait traiter que par <strong>la</strong> proportion, figure <strong>et</strong> symétrie <strong>de</strong> nos membres,par les linéaments du visage, le coloris <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair, <strong>la</strong> délicatesse ducuir, l'agilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> masse, le son <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix, <strong>la</strong> teinture, <strong>la</strong> force <strong>et</strong> <strong>la</strong>dur<strong>et</strong>é du poil.N'avez-v<strong>ou</strong>s point tantôt pris gar<strong>de</strong> à un homme <strong>de</strong> taille assez c<strong>ou</strong>rtequi v<strong>ou</strong>s a si longtemps considéré ? d'était <strong>la</strong> physionome <strong>de</strong> céans.Assurez-v<strong>ou</strong>s que, selon qu'il aura reconnu votre complexion, il adiversifié l'exha<strong>la</strong>ison <strong>de</strong> votre dîner. Remarquez combien le mate<strong>la</strong>s àl'un v<strong>ou</strong>s a fait c<strong>ou</strong>cher est éloigné <strong>de</strong> nos lits; sans d<strong>ou</strong>te il v<strong>ou</strong>s a jugéd'un tempérament bien différent du nôtre, puisqu'il a craint que l'o<strong>de</strong>urqui s'évapore <strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>its robin<strong>et</strong>s sur votre nez ne s'épandît jusqu'àn<strong>ou</strong>s, <strong>ou</strong> que <strong>la</strong> nôtre ne fumât jusqu'à v<strong>ou</strong>s. V<strong>ou</strong>s le verrez ce soir quichoisira <strong>de</strong>s fleurs p<strong>ou</strong>r votre lit avec les mêmes circonspections. »Pendant t<strong>ou</strong>t ce disc<strong>ou</strong>rs, je faisais signe à mon hôte qu'il tâchâtd'obliger ces philosophes à tomber sur quelque chapitre <strong>de</strong> <strong>la</strong> science


qu'ils professaient. Il m'était trop ami p<strong>ou</strong>r n'en faire naître aussitôtl'occasion. Je ne v<strong>ou</strong>s déduirai point ni les disc<strong>ou</strong>rs ni les prières quifirent l'ambassa<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce traité, aussi bien <strong>la</strong> nuance du ridicule ausérieux fut trop imperceptible p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir être imitée.Tant y a que le <strong>de</strong>rnier venu <strong>de</strong> ces docteurs, en suite d'autres choses,continua ainsi:« Il me reste à pr<strong>ou</strong>ver qu'il y a <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s infinis dans un mon<strong>de</strong> infini.Représentez-v<strong>ou</strong>s donc l'univers comme un grand animal, les étoiles quisont <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s comme d'autres animaux <strong>de</strong>dans lui qui serventréciproquement <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>s à d'autres peuples, tels qu'à n<strong>ou</strong>s, qu'auxchevaux <strong>et</strong> qu'aux éléphants <strong>et</strong> que n<strong>ou</strong>s, à notre t<strong>ou</strong>r, sommes aussi lesmon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> certaines gens encore plus p<strong>et</strong>its, comme <strong>de</strong>s chancres, <strong>de</strong>sp<strong>ou</strong>x, <strong>de</strong>s vers, <strong>de</strong>s cirons; ceux-ci sont <strong>la</strong> Terre d'autresimperceptibles; ainsi <strong>de</strong> même que n<strong>ou</strong>s paraissons un grand mon<strong>de</strong> à cep<strong>et</strong>it peuple, peut-être que notre chair, notre sang <strong>et</strong> nos esprits ne sontautre chose qu'une tissure <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its animaux qui s'entr<strong>et</strong>iennent, n<strong>ou</strong>sprêtent m<strong>ou</strong>vement par le leur, <strong>et</strong>, se <strong>la</strong>issant aveuglément conduire ànotre volonté qui leur sert <strong>de</strong> cocher, n<strong>ou</strong>s conduisent n<strong>ou</strong>s-mêmes, <strong>et</strong>produisent t<strong>ou</strong>t ensemble c<strong>et</strong>te action que n<strong>ou</strong>s appelons <strong>la</strong> vie.Car, dites-moi, je v<strong>ou</strong>s prie: est-il ma<strong>la</strong>isé à croire qu'un p<strong>ou</strong> prennenotre corps p<strong>ou</strong>r un mon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> que quand quelqu'un d'eux a voyagé <strong>de</strong>puisl'une <strong>de</strong> vos oreilles jusqu'à l'autre, ses compagnons disent <strong>de</strong> lui qu'il avoyagé aux <strong>de</strong>ux b<strong>ou</strong>ts du mon<strong>de</strong>, <strong>ou</strong> qu'il a c<strong>ou</strong>ru <strong>de</strong> l'un à l'autre pôle ?Oui, sans d<strong>ou</strong>te, ce p<strong>et</strong>it peuple prend votre poil p<strong>ou</strong>r les forêts <strong>de</strong> sonpays, les pores pleins <strong>de</strong> pituite p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>s fontaines, les bubes <strong>et</strong> lescirons p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>s <strong>la</strong>cs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s étangs, les apostumes p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>s mers, lesfluxions p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>s déluges; <strong>et</strong> quand v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s peignez en <strong>de</strong>vant <strong>et</strong> enamère, ils prennent c<strong>et</strong>te agitation p<strong>ou</strong>r le flux <strong>et</strong> reflux <strong>de</strong> l'océan. Ladémangeaison ne pr<strong>ou</strong>ve-t-elle pas mon dire ?Ce ciron qui <strong>la</strong> produit, est-ce autre chose qu'un <strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>its animauxqui s'est dépris <strong>de</strong> <strong>la</strong> société civile p<strong>ou</strong>r s'établir tyran <strong>de</strong> son pays ? Siv<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z d'<strong>ou</strong> vient qu'ils sont plus grands que ces autresp<strong>et</strong>its imperceptibles, je v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong> p<strong>ou</strong>rquoi les éléphants sont plusgrands que n<strong>ou</strong>s, <strong>et</strong> les Hibernois que les Espagnols ? Quant à c<strong>et</strong>teamp<strong>ou</strong>le <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te croûte dont v<strong>ou</strong>s ignorez <strong>la</strong> cause, il faut qu'ellesarrivent, <strong>ou</strong> par <strong>la</strong> corruption <strong>de</strong>s charognes <strong>de</strong> leurs ennemis que cesp<strong>et</strong>its géants ont massacrés, <strong>ou</strong> que <strong>la</strong> peste produite par <strong>la</strong> nécessité<strong>de</strong>s aliments dont les séditieux se sont gorgés ait <strong>la</strong>issé p<strong>ou</strong>rrir parmi<strong>la</strong> campagne <strong>de</strong>s monceaux <strong>de</strong> cadavres; <strong>ou</strong> que ce tyran, après avoir t<strong>ou</strong>taut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> soi chassé ses compagnons qui <strong>de</strong> leurs corps b<strong>ou</strong>chaient lespores du nôtre, ait donné passage à <strong>la</strong> pituite, <strong>la</strong>quelle, étant extravaséehors <strong>la</strong> sphère <strong>de</strong> <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> notre sang, s'est corrompue. On me<strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra peut-être p<strong>ou</strong>rquoi un ciron en produit cent autres Il ce n'est


pas chose ma<strong>la</strong>isée à concevoir; car, <strong>de</strong> même qu'une révolte en éveilleune autre, ainsi ces p<strong>et</strong>its peuples, p<strong>ou</strong>ssés du mauvais exemple <strong>de</strong> leurscompagnons séditieux, aspirent chacun en particulier au comman<strong>de</strong>ment,allumant part<strong>ou</strong>t <strong>la</strong> guerre, le massacre <strong>et</strong> <strong>la</strong> faim. Mais, me direz-v<strong>ou</strong>s,certaines personnes sont bien moins suj<strong>et</strong>tes à <strong>la</strong> démangeaison qued'autres. Cependant chacun est rempli également <strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>its animaux,puisque ce sont eux, dites-v<strong>ou</strong>s, qui font <strong>la</strong> vie. Il est vrai; aussiremarquons-n<strong>ou</strong>s que les flegmatiques sont moins en proie à <strong>la</strong> gratelleque les bilieux, à cause que le peuple sympathisant au climat qu'il habiteest plus lent dans un corps froid qu'un autre échauffé par <strong>la</strong> température<strong>de</strong> sa région, qui pétille, se remue, <strong>et</strong> ne saurait <strong>de</strong>meurer en une p<strong>la</strong>ce.Ainsi le bilieux est bien plus délicat que le flegmatique parce qu'étantarmé en bien plus <strong>de</strong> parties, <strong>et</strong> l'âme n'étant que l'action <strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>itesbêtes, il est capable <strong>de</strong> sentir en t<strong>ou</strong>s les endroits où ce bétail seremue, là où, le flegmatique n'étant pas assez chaud p<strong>ou</strong>r faire agir qu'enpeu d'endroits.Et p<strong>ou</strong>r pr<strong>ou</strong>ver encore c<strong>et</strong>te cironalité universelle, v<strong>ou</strong>s n'avez qu'àconsidérer quand v<strong>ou</strong>s êtes blessé comme le sang acc<strong>ou</strong>rt à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ie. Vosdocteurs disent qu'il est guidié par <strong>la</strong> prévoyante nature qui veutsec<strong>ou</strong>rir les sorties débilitées: mais voilà <strong>de</strong> belles chimères: donc<strong>ou</strong>tre l'âme <strong>et</strong> l'esprit il y aurait encore en n<strong>ou</strong>s une troisième substanceintellectuelle qui aurait ses fonctions <strong>et</strong> ses organes à part. Il est bienplus croyable que ces p<strong>et</strong>its animaux, se sentant attaqués, envoient chezleurs voisins <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r du sec<strong>ou</strong>rs, <strong>et</strong> qu'en étant arrivé <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s côtés,<strong>et</strong> le pays se tr<strong>ou</strong>vant incapable <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> gens, ils meurent ét<strong>ou</strong>ffés à<strong>la</strong> presse <strong>ou</strong> <strong>de</strong> faim.C<strong>et</strong>te mortalité arrive quand l'apostume est mûre; car p<strong>ou</strong>r témoignagequ'alors ces animaux <strong>de</strong> vie sont éteints, c'est <strong>la</strong> chair p<strong>ou</strong>rrie <strong>de</strong>vientinsensible ; que si bien s<strong>ou</strong>vent <strong>la</strong> saignée qu'on ordonne p<strong>ou</strong>r divertir <strong>la</strong>fluxion profite, c'est à cause que, s'en étant perdu beauc<strong>ou</strong>p parl'<strong>ou</strong>verture que ces p<strong>et</strong>its animaux tâchaient <strong>de</strong> b<strong>ou</strong>cher, ils refusentd'assister leurs alliés, n'ayant que fort médiocrement <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>de</strong>défendre chacun chez soi. » Il acheva ainsi. Et. quand le secondphilosophe s'aperçut que nos yeux assemblés sur les siens l'exhortaient<strong>de</strong> parler à son t<strong>ou</strong>r:« Hommes, dit.-il, v<strong>ou</strong>s voyant curieux d'apprendre à ce p<strong>et</strong>it animalnotre semb<strong>la</strong>ble quelque chose <strong>de</strong> <strong>la</strong> science que n<strong>ou</strong>s professons, jedicte maintenant un traité que je serais fort aise <strong>de</strong> lui produire à cause<strong>de</strong>s lumières qu'il donne à l'intelligence <strong>de</strong> notre physique, c'estl'explication <strong>de</strong> l'origine éternelle du mon<strong>de</strong>. Mais comme je suisempressé Ce l'ait.e travailler à nies s<strong>ou</strong>ffl<strong>et</strong>s, car <strong>de</strong>main sans remise<strong>la</strong> ville part, v<strong>ou</strong>s pardonnerez au temps, avec promesse t<strong>ou</strong>tefoisqu'aussitôt qu'elle sera ramassée, je v<strong>ou</strong>s satisferai. » À ces mots, le


qu'ils sont percés au centre d'une grosse <strong>et</strong> forte vis, qui règne <strong>de</strong> <strong>la</strong>cave jusqu'au toit, p<strong>ou</strong>r les p<strong>ou</strong>voir hausser <strong>ou</strong> baisser à discrétion. Or <strong>la</strong>Terre est creusée aussi profon<strong>de</strong> que l'édifice est élevé, <strong>et</strong> le t<strong>ou</strong>t estconstruit <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte, afin qu'aussitôt que les gelées commencent àmorfondre le ciel, ils <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt leurs maisons en les t<strong>ou</strong>rnant au fond<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fosse <strong>et</strong> que, par le moyen <strong>de</strong> certaines gran<strong>de</strong>s peaux dont ilsc<strong>ou</strong>vrent <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te t<strong>ou</strong>r <strong>et</strong> son creusé circuit, ils se tiennent à l'abri <strong>de</strong>sintempéries <strong>de</strong> l'air. Mais aussitôt que les d<strong>ou</strong>ces haleines du printempsviennent à le rad<strong>ou</strong>cir, ils remontent au j<strong>ou</strong>r par le moyen <strong>de</strong> c<strong>et</strong>tegrosse vis dont j'ai parlé. » Il v<strong>ou</strong><strong>la</strong>it, je pense, arrêter là son p<strong>ou</strong>montruand je pris ainsi <strong>la</strong> parole:« Par ma foi, monsieur, je ne croirai jamais qu'un maçon si expertpuisse être philosophe si je ne v<strong>ou</strong>s en ai v<strong>ou</strong>s-m<strong>et</strong>tre p<strong>ou</strong>r témoin. c'estp<strong>ou</strong>rquoi, puisque l'on ne part pas encore auj<strong>ou</strong>rd'hui, v<strong>ou</strong>s aurez bien leloisir <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s expliquer c<strong>et</strong>te origine éternelle du mon<strong>de</strong>, ont tantôtv<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s faisiez fête. Je v<strong>ou</strong>s prom<strong>et</strong>s, une récompense sitôt que jeserai <strong>de</strong> r<strong>et</strong>enir <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, d'où mon g<strong>ou</strong>verneur (je lui montrai mondémon) v<strong>ou</strong>s témoignera que je suis venu, d'y semer votre gloire, en yracontant les belles choses que v<strong>ou</strong>s m'aurez dites. Je vois bien que v<strong>ou</strong>sriez <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te promesse, parce que v<strong>ou</strong>s ne croyez pas que <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> soit unmon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> encore moins que j'en suis un habitant mais je v<strong>ou</strong>s puisassurer aussi que les peuples <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>-là qui ne prennent celui-cique p<strong>ou</strong>r titre <strong>Lune</strong> se moqueront <strong>de</strong> moi quand je leur dirai que leur luneest un mon<strong>de</strong>, dans les campagnes ici sont <strong>de</strong> terre <strong>et</strong> que v<strong>ou</strong>s êtes cesgens. » Il ne me répondit que par un s<strong>ou</strong>ris, puis il commença sondisc<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte:« Puisque tr<strong>ou</strong>s sommes contraints quand n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons remonter àl'origine <strong>de</strong> ce grand T<strong>ou</strong>t, d'enc<strong>ou</strong>rir trois <strong>ou</strong> quatre absurdités, il estbien raisonnable <strong>de</strong> prendre le chemin qui tr<strong>ou</strong>s fait moins broncher: lepremier obstacle qui n<strong>ou</strong>s arrête, c'est l'éternité du mon<strong>de</strong>; <strong>et</strong> l'esprit<strong>de</strong>s hommes n'étant pas assez fort p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> concevoir, <strong>et</strong> ne p<strong>ou</strong>vant nonplus s'imaginer qui ce grand univers si beau, si bien réglé, peut s'êtrefait <strong>de</strong> lui même, ils ont eu rec<strong>ou</strong>rs à <strong>la</strong> Création. Mais, semb<strong>la</strong>bles àcelui qui s'enfoncerait dans <strong>la</strong> rivière <strong>de</strong> peur d'être m<strong>ou</strong>illé <strong>de</strong> <strong>la</strong> pluie,ils se sauvent <strong>de</strong>s bras d'un nain à <strong>la</strong> miséricor<strong>de</strong> d'un géant. Encore nes'en sauvent-ils pas, car c<strong>et</strong>te éternité, qu'ils ôtent au mon<strong>de</strong> p<strong>ou</strong>r nel'avoir pu comprendre, ils <strong>la</strong> donnent à Dieu, comme s'il leur était plusaisé <strong>de</strong> l'imaginer <strong>de</strong>dans l'un que <strong>de</strong>dans l'autre. C<strong>et</strong>te absurdité donc,<strong>ou</strong> ce géant duquel j'ai parlé, est <strong>la</strong> création, car, dites-moi, en vérité,a-t-on jamais conçu comment <strong>de</strong> rien il se peut faire quelque chose ?Hé<strong>la</strong>s ! entre rien <strong>et</strong> un atome seulement, il y a <strong>de</strong>s disproportionstellement infinies que <strong>la</strong> cervelle <strong>la</strong> plus aiguë n'y saurait pénétrer; ilfaudra donc, p<strong>ou</strong>r échapper à ce <strong>la</strong>byrinthe inexplicable, que v<strong>ou</strong>s


adm<strong>et</strong>tiez une matière éternelle avec Dieu, <strong>et</strong> alors il ne sera plusbesoin d'adm<strong>et</strong>tre un Dieu, puisque le mon<strong>de</strong> aura pu être sans lui. Mais,me direz-v<strong>ou</strong>s, quand je v<strong>ou</strong>s accor<strong>de</strong>rais <strong>la</strong> matière éternelle, commentce chaos s'est-il arrangé <strong>de</strong> soi-même ? Ha ! je v<strong>ou</strong>s le vais expliquer.Il faut, à mon p<strong>et</strong>it animal ! après avoir séparé mentalement chaquep<strong>et</strong>it corps visible en une infinité <strong>de</strong> p<strong>et</strong>it corps invisibles, s'imaginerque l'Univers infini n'est composé d'autre chose que <strong>de</strong> ces atomesinfinis, très soli<strong>de</strong>s, très incorruptibles <strong>et</strong> très simples, dont les unssont cubiques, d'autres parallélogrammes, d'autres angu<strong>la</strong>ires, d'autresronds, d'autres pointus, d'autres pyramidaux, d'autres hexagones,d'autres ovales, qui t<strong>ou</strong>s agissent diversement chacun selon sa figure. Etqu'ainsi ne soit, posez une b<strong>ou</strong>le d'ivoire fort ron<strong>de</strong> sur un lieu fort uni:<strong>la</strong> moindre impression que v<strong>ou</strong>s lui donnerez, elle sera <strong>de</strong>mi-quartd'heure sans s'arrêter. J'aj<strong>ou</strong>te que si elle était aussi parfaitementron<strong>de</strong> comme le sont quelques-uns <strong>de</strong> ces atomes dont je parle, elle nes'arrêterait jamais. Si donc l'art est capable d'incliner un corps aum<strong>ou</strong>vement perpétuel, p<strong>ou</strong>rquoi ne croirons-n<strong>ou</strong>s pas que <strong>la</strong> nature lepuisse faire ? Il en va <strong>de</strong> même <strong>de</strong>s autres figures. L'une, comme <strong>la</strong>carrée, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le repos perpétuel, d'autres un m<strong>ou</strong>vement <strong>de</strong> côté,d'autres un <strong>de</strong>mi-m<strong>ou</strong>vement comme <strong>de</strong> trépidation; <strong>et</strong> <strong>la</strong> ron<strong>de</strong>, dontl'être est <strong>de</strong> se remuer, venant à se joindre à <strong>la</strong> pyramidale, fait peutêtrece que n<strong>ou</strong>s appelons le feu, parce que non seulement le feu s'agitesans se reposer, mais perce <strong>et</strong> pénètre facilement.Le feu a <strong>ou</strong>tre ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s différents selon l'<strong>ou</strong>verture <strong>et</strong> <strong>la</strong> quantité<strong>de</strong>s angles, où <strong>la</strong> figure ron<strong>de</strong> se joint, comme par exemple le feu dupoivre est autre chose que le feu du sucre, le feu du sucre que celui <strong>de</strong> <strong>la</strong>cannelle, celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> cannelle que celui du cl<strong>ou</strong> <strong>de</strong> girofle, <strong>et</strong> celui-ci quele feu d'un fagot. Or, le feu, qui est le constructeur <strong>et</strong> <strong>de</strong>structeur <strong>de</strong>sparties <strong>et</strong> du T<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> l'univers, a p<strong>ou</strong>ssé <strong>et</strong> ramassé dans un chêne <strong>la</strong>quantité <strong>de</strong>s figures nécessaires à composer ce chêne. Mais, me direzv<strong>ou</strong>s,comment le hasard peut-il avoir assemblé en un lieu t<strong>ou</strong>tes leschoses qui étaient nécessaires à produire ce chêne ? Je réponds que cen'est pas merveille que <strong>la</strong> matière ainsi disposée n'eût pas formé unchêne, mais que <strong>la</strong> merveille eût été bien gran<strong>de</strong> si, <strong>la</strong> matière ainsidisposée, le chêne n'eût pas été formé; un peu moins <strong>de</strong> certainesfigures, d'eût été un orme, un peuplier, un saule, un sureau, <strong>de</strong> <strong>la</strong>bruyère, <strong>de</strong> <strong>la</strong> m<strong>ou</strong>sse; un peu plus <strong>de</strong> certaines autres figures, d'eût été<strong>la</strong> p<strong>la</strong>nte sensitive, une huître à l'écaille, un ver, une m<strong>ou</strong>che, unegren<strong>ou</strong>ille, un moineau, un singe, un homme. Quand, ayant j<strong>et</strong>é trois déssur une table, il arrive <strong>ou</strong> rafle <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux, <strong>ou</strong> bien trois, quatre <strong>et</strong> cinq, <strong>ou</strong>bien <strong>de</strong>ux, six <strong>et</strong> un, direz-v<strong>ou</strong>s : "Ô le grand miracle ! À chaque dé il estarrivé même point, tant d'autres points p<strong>ou</strong>vant arriver ! Ô le grandmiracle ! il est arrivé en trois dés trois points qui se suivent. Ô le grand


miracle ! il est arrivé justement <strong>de</strong>ux six, <strong>et</strong> le <strong>de</strong>ss<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> l'autre six !Je suis très assuré qu'étant homme d'esprit, v<strong>ou</strong>s ne ferez point cesexc<strong>la</strong>mations ; car puisqu'il à y a sur les dés qu'une certaine quantité <strong>de</strong>nombres, il est impossible qu'il n'en arrive quelqu'un.V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s étonnez comme c<strong>et</strong>te matière, br<strong>ou</strong>illée pêle-mêle, au gré duhasard, peut avoir constitué un homme vu qu'il y avait tant <strong>de</strong> chosesnécessaires à <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> son être, mais v<strong>ou</strong>s ne savez pas quecent millions <strong>de</strong> fois c<strong>et</strong>te matière, s'acheminant au <strong>de</strong>ssein d'unhomme, s'est arrêtée à former tantôt une pierre, tantôt du plomb, tantôtdu corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, p<strong>ou</strong>r le trop <strong>ou</strong> trop peu <strong>de</strong>certaines figures qu'il fal<strong>la</strong>it <strong>ou</strong> ne fal<strong>la</strong>it pas à désigner un homme ? Sibien que ce n'est pas merveille qu'entre une infinie quantité <strong>de</strong> matièrequi change <strong>et</strong> se remue incessamment, elle ait rencontré à faire le peud'animaux, <strong>de</strong> végétaux, <strong>de</strong> minéraux que n<strong>ou</strong>s voyons; non plus que cen'est pas merveille qu'en cent c<strong>ou</strong>ps <strong>de</strong> dés il arrive une rafle. Aussi bienest-il impossible que <strong>de</strong> ce remuement il ne se fasse quelque chose, <strong>et</strong>c<strong>et</strong>te chose sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs admirée d'un ét<strong>ou</strong>rdi qui ne saura pas combienpeu s'en est fallu qu'elle n'ait pas été faite. Quand <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> rivière <strong>de</strong>fait m<strong>ou</strong>dre un m<strong>ou</strong>lin, conduit les ressorts d'une horloge, <strong>et</strong> que lep<strong>et</strong>it ruisseau <strong>de</strong> ne fait que c<strong>ou</strong>ler <strong>et</strong> se débor<strong>de</strong>r quelquefois, v<strong>ou</strong>sne direz pas que c<strong>et</strong>te rivière ait bien <strong>de</strong> l'esprit, parce que v<strong>ou</strong>s savezqu'elle a rencontré les choses disposées à faire t<strong>ou</strong>s ces beaux chefsd'oeuvre;car si un m<strong>ou</strong>lin ne se fût point tr<strong>ou</strong>vé dans son c<strong>ou</strong>rs, ellen'aurait pas pulvérisé le froment; si elle n'eût point rencontré l'horloge,elle n'eût point marqué les heures; <strong>et</strong> si le p<strong>et</strong>it ruisseau dont j'ai parléavait eu les mêmes rencontres, il aurait fait les mêmes miracles. Il enva t<strong>ou</strong>t ainsi <strong>de</strong> ce feu qui se meut <strong>de</strong> soi-même; car, ayant tr<strong>ou</strong>vé lesorganes propres à l'agitation nécessaire p<strong>ou</strong>r raisonner, il a raisonné;quand il en a tr<strong>ou</strong>vé <strong>de</strong> propres à sentir seulement, il a senti; quand il ena tr<strong>ou</strong>vé <strong>de</strong> propres à végéter, il à végété; <strong>et</strong> qu'ainsi ne soit, qu'on crèveles yeux <strong>de</strong> c<strong>et</strong> homme que ce feu <strong>ou</strong> c<strong>et</strong>te âme fait voir, il cessera <strong>de</strong>voir, <strong>de</strong> même que notre gran<strong>de</strong> rivière ne marquera plus les heures, sil'on abat l'horloge.Enfin ces premiers <strong>et</strong> indivisibles atomes font un cercle sur qui r<strong>ou</strong>lentsans difficulté les difficultés les plus embarrassantes <strong>de</strong> <strong>la</strong> physique. Iln'est pas jusqu'à l'opération <strong>de</strong>s sens, que personne encore n'a pu bienconcevoir, que je n'explique fort aisément avec les p<strong>et</strong>its corps.Commençons par <strong>la</strong> vue: elle mérite, comme <strong>la</strong> plus incompréhensible,notre premier début.Elle se fait donc, à ce que je m'imagine, quand les tuniques <strong>de</strong> l'oeil,dont les pertuis sont semb<strong>la</strong>bles à ceux du verre, m<strong>et</strong>tant c<strong>et</strong>tep<strong>ou</strong>ssière <strong>de</strong> feu qu'on appelle rayons visuels <strong>et</strong> qu'elle est arrêtée parquelque matière opaque, qui <strong>la</strong> fait rejaillir chez soi; car alors


encontrant en chemin l'image <strong>de</strong> l'obj<strong>et</strong> qui l'a rep<strong>ou</strong>ssée, <strong>et</strong>, c<strong>et</strong>teimage n'étant qu'un nombre infini <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its corps qui s'exhalentcontinuellement en égales superficies du suj<strong>et</strong> regardé, elle <strong>la</strong> p<strong>ou</strong>ssejusqu'à notre oeil.V<strong>ou</strong>s ne manquerez pas <strong>de</strong> m'objecter que le verre est un corps opaque <strong>et</strong>fort serré, que cependant au lieu <strong>de</strong> rechasser ces autres p<strong>et</strong>its corps, ils'en <strong>la</strong>isse percer. Mais je v<strong>ou</strong>s réponds que les pores <strong>de</strong> verre sonttaillés <strong>de</strong> même figure que ces atomes <strong>de</strong> feu qui le traversent, <strong>et</strong> que,<strong>de</strong> même qu'un crible à froment n'est pas propre à cribler <strong>de</strong> l'avoine, niun crible à avoine à cribler du froment, ainsi une boîte <strong>de</strong> sapin, quoiqu<strong>et</strong>énue, qui <strong>la</strong>isse échapper les sons, n'est pas pénétrable à <strong>la</strong> vue; <strong>et</strong> unepièce <strong>de</strong> cristal, quoique transparente, qui se <strong>la</strong>isse percer à <strong>la</strong> vue,n'est pas pénétrable à l'<strong>ou</strong>ïe. » Je ne pus m'empêcher <strong>de</strong> l'interrompre.« Mais comment, lui dis-je, Monsieur, par ces principes-là, expliquerezv<strong>ou</strong>s<strong>la</strong> façon <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s peindre dans un miroir?- Il est fort aisé, me répliqua-t-il; car figurez-v<strong>ou</strong>s que ces feux <strong>de</strong>notre oeil ayant traversé <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, <strong>et</strong> rencontrant <strong>de</strong>rnière un corps nondiaphane qui les rej<strong>et</strong>te, ils repassent par où ils étaient venus; <strong>et</strong>tr<strong>ou</strong>vant ces p<strong>et</strong>its corps partis du nôtre cheminant en superficielségales étendues sur le miroir, ils les ramènent à nos yeux; <strong>et</strong> notreimagination, plus chau<strong>de</strong> que les autres facultés <strong>de</strong> l'âme, en attire leplus subtil, dont elle fait chez elle un portrait en racc<strong>ou</strong>rci. L'opération<strong>de</strong> l'<strong>ou</strong>ïe n'est pas plus ma<strong>la</strong>isée à concevoir. P<strong>ou</strong>r être un peu succinct,considérons-<strong>la</strong> seulement dans l'harmonie. Voilà donc un luth t<strong>ou</strong>ché parles mains d'un maître <strong>de</strong> l'art. V<strong>ou</strong>s me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez comme se peut-ilfaire que j'aperçoive si loin <strong>de</strong> moi une chose que je ne vois point. Demes oreilles sort-il <strong>de</strong>s éponges qui boivent c<strong>et</strong>te musique p<strong>ou</strong>r me <strong>la</strong>rapporter ? <strong>ou</strong> ce j<strong>ou</strong>eur engendre-t-il dans ma tête un autre p<strong>et</strong>itj<strong>ou</strong>eur avec un p<strong>et</strong>it luth, qui ait ordre <strong>de</strong> me chanter les mêmes airs ?Non; mais ce miracle procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce que, <strong>la</strong> cor<strong>de</strong> tirée venant à frapperles p<strong>et</strong>its corps dont l'air est composé, elle le chasse dans mon cerveau,le perçant d<strong>ou</strong>cement avec ces p<strong>et</strong>its riens corporels; <strong>et</strong> selon que <strong>la</strong>cor<strong>de</strong> est bandée, le son est haut, à cause qu'elle p<strong>ou</strong>sse les atomes plusvig<strong>ou</strong>reusement; <strong>et</strong> l'organe ainsi pénétré, en f<strong>ou</strong>rnit à <strong>la</strong> fantaisie assez<strong>de</strong> quoi faire son tableau; si trop peu, il arrive que notre mémoire;n'ayant pas encore achevé son image, n<strong>ou</strong>s sommes contraints <strong>de</strong> luirépéter le même son, afin que, <strong>de</strong>s matériaux que lui f<strong>ou</strong>rnissent, parexemple, les mesures d'une saraban<strong>de</strong>, elle en dérobe assez p<strong>ou</strong>r acheverle portrait <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te saraban<strong>de</strong>.Mais c<strong>et</strong>te opération n'est presque rien; le merveilleux, c'est lorsque,par son ministère, tr<strong>ou</strong>s sommes émus tantôt à <strong>la</strong> joie, tantôt à <strong>la</strong> rage,tantôt à <strong>la</strong> pitié, tantôt à <strong>la</strong> rêverie, tantôt à <strong>la</strong> d<strong>ou</strong>leur.Ce<strong>la</strong> se fait, je m'imagine si le m<strong>ou</strong>vement que ces p<strong>et</strong>its corps


eçoivent, rencontrent <strong>de</strong>dans tr<strong>ou</strong>s d'autres p<strong>et</strong>its corps remués <strong>de</strong>même sens <strong>ou</strong> que leur propre figure rend susceptibles du mêmeébranlement; car alors les n<strong>ou</strong>veaux venus excitent leurs hôtes à seremuer comme eux. Et, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te façon, lorsqu'un air violent rencontre lefeu <strong>de</strong> notre sang incliné au même branle, il anime ce feu à se p<strong>ou</strong>sser<strong>de</strong>hors <strong>et</strong> c'est ce que n<strong>ou</strong>s appelons "ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>rage". Si le son estplus d<strong>ou</strong>x, <strong>et</strong> qu'il n'ait <strong>la</strong> force <strong>de</strong> s<strong>ou</strong>lever qu'une moindre f<strong>la</strong>mme plusébranlée, à cause que <strong>la</strong> matière est plus vo<strong>la</strong>tile en <strong>la</strong> promenant lelong <strong>de</strong>s nerfs, <strong>de</strong>s membranes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pertuis <strong>de</strong> notre chair, elle excitece chat<strong>ou</strong>illement qu'on appelle "joie". Il en arrive ainsi <strong>de</strong> l'ébullition<strong>de</strong>s autres passions, selon que ces p<strong>et</strong>its corps sont j<strong>et</strong>és plus <strong>ou</strong> moinsviolemment sur n<strong>ou</strong>s, selon le g<strong>ou</strong>vernement qu'ils reçoivent par <strong>la</strong>rencontre d'autres b<strong>ou</strong>les, <strong>et</strong> selon ce qu'ils tr<strong>ou</strong>vent à remuer chezn<strong>ou</strong>s; voici quant à l'<strong>ou</strong>ïe.La sensation du t<strong>ou</strong>cher n'est pas maintenant plus difficile. De t<strong>ou</strong>tematière palpable, se faisant une émission perpétuelle <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its corps, àmesure que n<strong>ou</strong>s <strong>la</strong> t<strong>ou</strong>chons, s'en évaporant davantage, parce que n<strong>ou</strong>sles étreignons du suj<strong>et</strong> manié, comme l'eau d'une éponge quand n<strong>ou</strong>s <strong>la</strong>pressons, les leurs viennent faire à l'organe rapport <strong>de</strong> leur solidité; less<strong>ou</strong>ples <strong>de</strong> leur mollesse; les raboteux <strong>de</strong> leur âpr<strong>et</strong>é, les brû<strong>la</strong>nts <strong>de</strong>leur ar<strong>de</strong>ur, les gelés <strong>de</strong> leur g<strong>la</strong>ce. Et qu'ainsi ne soit, n<strong>ou</strong>s ne sommesplus si fins à discerner par l'att<strong>ou</strong>chement avec <strong>de</strong>s mains usées d<strong>et</strong>ravail, à cause <strong>de</strong> l'épaisseur du cal, <strong>et</strong> qui p<strong>ou</strong>r n'être ni poreux, nianimé, ne transm<strong>et</strong> pas que ma<strong>la</strong>isément ces fumées <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière.Quelqu'un désirera d'apprendre où l'organe <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>cher tient son siège.P<strong>ou</strong>r moi, je crois qu'il est répandu dans t<strong>ou</strong>tes les superficies <strong>de</strong> <strong>la</strong>masse, vu qu'il se fait par l'entremise <strong>de</strong>s nerfs dont notre cuir n'estqu'une tissure imperceptible <strong>et</strong> continue. Je m'imagine t<strong>ou</strong>tefois que,plus n<strong>ou</strong>s tâtons par un membre proche <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête, plus vite n<strong>ou</strong>sdistinguons; ce<strong>la</strong> se peut expérimenter quand les yeux clos n<strong>ou</strong>s patinonsquelque chose, car n<strong>ou</strong>s <strong>la</strong> <strong>de</strong>vinons aussitôt; <strong>et</strong> si, au contraire, n<strong>ou</strong>stâtons du pied, n<strong>ou</strong>s travaillons beauc<strong>ou</strong>p à <strong>la</strong> connaître.Ce<strong>la</strong> provient <strong>de</strong> ce que notre peau étant part<strong>ou</strong>t criblée <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its tr<strong>ou</strong>s,nos nerfs, dont <strong>la</strong> matière n'est pas plus serrée, per<strong>de</strong>nt en cheminbeauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>its atomes par les menus pertuis <strong>de</strong> leur contexture,auparavant d'être arrivés jusqu'au cerveau, où ab<strong>ou</strong>tit leur voyage.Il me reste à pr<strong>ou</strong>ver que l'odorat <strong>et</strong> le goût se fassent aussi parl'entremise <strong>de</strong>s mêmes p<strong>et</strong>its corps.Dites-moi donc, lorsque je goûte un fruit, n'est-ce pas à cause <strong>de</strong>l'humidité <strong>de</strong> <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che qui le fond ? Av<strong>ou</strong>ez-moi donc que, y ayant dansune poire d'autres sels, <strong>et</strong> <strong>la</strong> dissolution les partageant en p<strong>et</strong>its corps,d'autre figure que ceux qui composent <strong>la</strong> saveur d'une prune, il faut qu'ilspercent notre pa<strong>la</strong>is d'une manière bien différente; t<strong>ou</strong>t ainsi que


l'escarre enfoncée par le fer d'une pique qui me traverse n'est passemb<strong>la</strong>ble à ce que me fait s<strong>ou</strong>ffrir en sursaut <strong>la</strong> balle d'un pistol<strong>et</strong>, <strong>et</strong><strong>de</strong> même que <strong>la</strong> balle d'un pistol<strong>et</strong> m'imprime une autre d<strong>ou</strong>leur que celled'un carreau d'acier.De l'odorat, je n'ai rien à dire, puisque vos philosophes mêmesconfessent qu'il se fait par une émission continuelle <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its corps quise déprennent <strong>de</strong> leur masse <strong>et</strong> qui frappent notre nez en passant.Je m'en vais sur ce principe v<strong>ou</strong>s expliquer <strong>la</strong> création, l'harmonie <strong>et</strong>l'influence <strong>de</strong>s globes célestes avec l'immuable variété <strong>de</strong>s météores. »Il al<strong>la</strong>it continuer ; mais le vieil hôte entra là-<strong>de</strong>ssus, qui fit songernotre philosophe à <strong>la</strong> r<strong>et</strong>raite.Il apportait les cristaux pleins <strong>de</strong> vers luisants p<strong>ou</strong>r éc<strong>la</strong>irer <strong>la</strong> salle;mais comme ces p<strong>et</strong>its feux insectes per<strong>de</strong>nt beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> leur éc<strong>la</strong>tquand ils ne sont pas frais amassés, ceux-ci, vieux <strong>de</strong> dix j<strong>ou</strong>rs, nef<strong>la</strong>mbaient presque point.Mon démon n'attendit pas que <strong>la</strong> compagnie en fût incommodée; il montaà son cabin<strong>et</strong>, <strong>et</strong> en re<strong>de</strong>scendit aussitôt avec <strong>de</strong>ux b<strong>ou</strong>les <strong>de</strong> feu sibril<strong>la</strong>ntes que chacun s'étonna comme il ne se brû<strong>la</strong>it point les doigts.« <strong>de</strong>s f<strong>la</strong>mbeaux incombustibles, dit-il, n<strong>ou</strong>s serviront mieux que vospelotons <strong>de</strong> vers. Ce sont <strong>de</strong>s rayons <strong>de</strong> soleil que j'ai purgés <strong>de</strong> leurchaleur, autrement les dualités corrosives <strong>de</strong> son feu auraient blessévotre vue en l'ébl<strong>ou</strong>issant, j'en ai fixé <strong>la</strong> lumière, <strong>et</strong> l'ai renfermée<strong>de</strong>dans ces b<strong>ou</strong>les transparentes que je tiens. Ce<strong>la</strong> ne v<strong>ou</strong>s doit pasf<strong>ou</strong>rnir un grand suj<strong>et</strong> d'admiration, car il ne m'est non plus difficile àmoi qui suis né dans le soleil <strong>de</strong> con<strong>de</strong>nser ces régions qui sont <strong>la</strong>p<strong>ou</strong>ssière <strong>ou</strong> <strong>de</strong>s atomes qui sont <strong>la</strong> Terre pulvérisée <strong>de</strong> celui-ci. »Quand un eut achevé le panégyrique <strong>de</strong> c<strong>et</strong> enfant du soleil, le jeune hôteenvoya son père reconduire les <strong>de</strong>ux philosophes, parce qu'il était tard,avec une d<strong>ou</strong>zaine <strong>de</strong> globes à vers pendus à ses quatre pieds. P<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>sautres, à savoir: le jeune hôte, mon précepteur <strong>et</strong> moi, n<strong>ou</strong>s troisc<strong>ou</strong>châmes par l'ordre dit physionome.Il me mit c<strong>et</strong>te fois-là dans une chambre <strong>de</strong> viol<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> <strong>de</strong> lys,m'envoya chat<strong>ou</strong>iller à l'ordinaire p<strong>ou</strong>r m'endormir, <strong>et</strong> le len<strong>de</strong>main surles neuf heures, je vis entrer mon démon, qui me dit qu'il venait dupa<strong>la</strong>is où , l'une <strong>de</strong>s damoiselles <strong>de</strong> <strong>la</strong> Reine l'avait mandé, qu'elles'était enquise <strong>de</strong> moi, <strong>et</strong> témoigné qu'elle persistait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans le<strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> me tenir parole, c'est-à-dire que <strong>de</strong> bon coeur elle mesuivrait, si je <strong>la</strong> v<strong>ou</strong><strong>la</strong>is mener avec moi dans l'autre mon<strong>de</strong>.« Ce qui m'a fort édifié, continua-t-il, c'est quand j'ai reconnu que lemotif principal <strong>de</strong> son voyage ne bute qu'à se faire chrétienne. Aussi jelui ai promis d'ai<strong>de</strong>r son <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes mes forces, <strong>et</strong> d'inventer p<strong>ou</strong>rc<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> une machine capable <strong>de</strong> tenir trois <strong>ou</strong> quatre personnes <strong>de</strong>dans<strong>la</strong>quelle v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez monter ensemble. Dés auj<strong>ou</strong>rd'hui, je vais


m'appliquer sérieusement à l'exécution <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te entreprise:c'est p<strong>ou</strong>rquoi, afin <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s divertir pendant que je ne serai point avecv<strong>ou</strong>s, voici un livre que je v<strong>ou</strong>s <strong>la</strong>isse. Je l'apportai jadis <strong>de</strong> mon paysnatal; il est intitulé <strong>Les</strong> <strong>États</strong> <strong>et</strong> <strong>Empires</strong> du soleil. Je v<strong>ou</strong>s donne encorecelui-ci que j'estime beauc<strong>ou</strong>p davantage; c'est le grand oeuvres <strong>de</strong>sphilosophes, qu'un <strong>de</strong>s plus forts esprits du soleil a composé. Il pr<strong>ou</strong>velà-<strong>de</strong>dans que t<strong>ou</strong>tes choses sont vraies, <strong>et</strong> déc<strong>la</strong>re <strong>la</strong> façon d'unirphysiquement les vérités <strong>de</strong> chaque contradictoire, comme par exempleque le b<strong>la</strong>nc est noir <strong>et</strong> que le noir est b<strong>la</strong>nc ; qu'on p<strong>et</strong>it être <strong>et</strong> n'êtrepas en même temps; qu'il peut y avoir une montagne sans vallée; que lenéant est quelque chose, <strong>et</strong> que t<strong>ou</strong>tes les choses qui sont ne sont point.Mais remarquez qu'il pr<strong>ou</strong>ve ces in<strong>ou</strong>ïs paradoxes, sans aucune raisoncaptieuse, ni sophistique. Quand v<strong>ou</strong>s serez ennuyé <strong>de</strong> lire, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrezv<strong>ou</strong>s promener, <strong>ou</strong> bien v<strong>ou</strong>s entr<strong>et</strong>enir, avec notre jeune hôte votrecompagnon: son esprit a beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> charmes; ce qui me dép<strong>la</strong>ît en lui,c'est qu'il est impie, mais s'il lui arrive <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s scandaliser, <strong>ou</strong> <strong>de</strong> fairepar les raisonnements chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt <strong>de</strong>venir me les proposer, je v<strong>ou</strong>s en rés<strong>ou</strong>drai les difficultés, un autre v<strong>ou</strong>sordonnerait <strong>de</strong> rompre compagnie lorsqu'il v<strong>ou</strong>drait philosopher sur cesmatières: mais comme il est extrêmement vain, je suis assuré qu'ilprendrait c<strong>et</strong>te fuite p<strong>ou</strong>r une défaite, <strong>et</strong> se figurerait que votre créanceserait contre <strong>la</strong> raison, si v<strong>ou</strong>s refusiez d'entendre les siennes. Songez àlibrement vivre. » Il me quitta en achevant ce mot, car c'est l'adieu dont,en ce pays-là, on prend congé <strong>de</strong> quelqu'un comme le « bonj<strong>ou</strong>r » <strong>ou</strong> le«Monsieur votre serviteur » s'exprime par ce compliment : « Aime-moi,sage, puisque je t'aime. » À peine fut-il hors <strong>de</strong> présence que je me misà considérer attentivement mes livres. <strong>Les</strong> boîtes, c'est.-à-dire leursc<strong>ou</strong>vertures, me semblèrent admirables p<strong>ou</strong>r leur richesse; l'une étaittaillée d'un seul diamant, plus bril<strong>la</strong>nt sans comparaison que les nôtres;<strong>la</strong> secon<strong>de</strong> ne paraissait qu'une monstrueuse perle fendue en <strong>de</strong>ux. Mondémon avait traduit ces livres en <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>-là; mais parceque je n'ai point encore parlé <strong>de</strong> leur imprimerie, je m'en vais expliquer<strong>la</strong> façon <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux volumes.À l'<strong>ou</strong>verture <strong>de</strong> <strong>la</strong> boîte, je tr<strong>ou</strong>vai <strong>de</strong>dans un je ne sais quoi <strong>de</strong> métalquasi t<strong>ou</strong>t semb<strong>la</strong>ble à nos horloges, plein d'un nombre infini <strong>de</strong> p<strong>et</strong>itsressorts <strong>et</strong> <strong>de</strong> machines imperceptibles. c'est un livre à <strong>la</strong> vérité, maisc'est un livre miraculeux qui n'a ni feuill<strong>et</strong>s ni caractères; enfin c'est unlivre où, p<strong>ou</strong>r apprendre, les yeux sont inutiles; on n'a besoin qued'oreilles. Quand quelqu'un donc s<strong>ou</strong>haite lire, il ban<strong>de</strong>, avec une gran<strong>de</strong>quantité <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes sortes <strong>de</strong> clefs, c<strong>et</strong>te machine, puis il t<strong>ou</strong>rnel'aiguille sur le chapitre qu'il désire éc<strong>ou</strong>ter, <strong>et</strong> au même temps il sort<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te noix comme <strong>de</strong> <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che d'un homme, <strong>ou</strong> d'un instrument <strong>de</strong>musique, t<strong>ou</strong>s les sons distincts <strong>et</strong> différents qui servent, entre les


grands lunaires, à l'expression du <strong>la</strong>ngage.Lorsque j'eus réfléchi sur c<strong>et</strong>te miraculeuse invention <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>slivres, je ne m'étonnai plus <strong>de</strong> voir que les jeunes hommes <strong>de</strong> ce pays-làpossédaient davantage <strong>de</strong> connaissance à seize <strong>et</strong> à dix-huit ans que lesbarbes grises du nôtre; car, sachant lire aussitôt que parler, ils ne sontjamais sans lecture; dans <strong>la</strong> chambre, à <strong>la</strong> promena<strong>de</strong>, en ville, envoyage, à pied, à cheval, ils peuvent avoir dans <strong>la</strong> poche, <strong>ou</strong> pendus àl'arçon <strong>de</strong> leurs selles, une trentaine <strong>de</strong> ces livres dont ils n'ont qu'àban<strong>de</strong>r un ressort p<strong>ou</strong>r en <strong>ou</strong>ïr un chapitre seulement, <strong>ou</strong> bien plusieurs,s'ils sont en humeur d'éc<strong>ou</strong>ter t<strong>ou</strong>t un livre: ainsi v<strong>ou</strong>s avezéternellement aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s les grands hommes <strong>et</strong> morts <strong>et</strong>vivants qui v<strong>ou</strong>s entr<strong>et</strong>iennent <strong>de</strong> vive voix.Ce présent m'occupa plus d'une heure, <strong>et</strong> enfin, me les étant attachés enforme <strong>de</strong> pendants d'oreille, je sortis en ville p<strong>ou</strong>r me promener. Je n'euspas achevé d'arpenter <strong>la</strong> rue qui tombe vis-à-vis <strong>de</strong> notre maison que jerencontrai à l'autre b<strong>ou</strong>t une tr<strong>ou</strong>pe assez nombreuse <strong>de</strong> personnestristes.Quatre d'entre eux portaient sur leurs épaules une espèce <strong>de</strong> cercueilenveloppé <strong>de</strong> noir. Je m'informai d'un regardant que v<strong>ou</strong><strong>la</strong>it dire ceconvoi semb<strong>la</strong>ble aux pompes funèbres <strong>de</strong> mon pays; il me répondit quece méchant <strong>et</strong> nommé du peuple par une chiquenau<strong>de</strong> sur le gen<strong>ou</strong>droit, qui avait été convaincu d'envie <strong>et</strong> d'ingratitu<strong>de</strong>, était décédé hier,<strong>et</strong>. que le Parlement l'avait condamné il y avait plus <strong>de</strong> vingt ans àm<strong>ou</strong>rir <strong>de</strong> mort naturelle <strong>et</strong>. dans son lit, <strong>et</strong> puis d'être enterré après samort. je me pris à rire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te réponse; <strong>et</strong> lui m'interrogeant p<strong>ou</strong>rquoi:« V<strong>ou</strong>s m'étonnez, lui répliquai-je, <strong>de</strong> dire que ce qui est une marque <strong>de</strong>bénédiction dans notre mon<strong>de</strong>, comme une longue vie, une mort paisible,une sépulture pompeuse, serve en celui-ci <strong>de</strong> châtiment exemp<strong>la</strong>ire.- Quoi ! v<strong>ou</strong>s prenez <strong>la</strong> sépulture p<strong>ou</strong>r une marque <strong>de</strong> bénédiction ! merepartit c<strong>et</strong> homme.Eh ! par votre foi, p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s concevoir quelque chose <strong>de</strong> plusép<strong>ou</strong>vantable qu'un cadavre marchant sur les vers dont il regorge, à <strong>la</strong>merci <strong>de</strong>s crapauds qui lui mâchent. les j<strong>ou</strong>es ; enfin <strong>la</strong> peste revêtue ducorps d'un homme ? Bon Dieu ! <strong>la</strong> seule imagination d'avoir, quoique mort,le visage embarrassé d'un drap, <strong>et</strong> sur <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che une pique <strong>de</strong> Terre medonne <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine à respirer ! Ce misérable que v<strong>ou</strong>s voyez porter, <strong>ou</strong>trel'infamie d'être j<strong>et</strong>é dans une fosse, a été condamné d'être assisté dansson convoi <strong>de</strong> cent cinquante <strong>de</strong> ses amis, <strong>et</strong> comman<strong>de</strong>ment à eux, enpunition d'avoir aimé un envieux <strong>et</strong> un ingrat, <strong>de</strong> paraître à sesfunérailles avec le visage triste ; <strong>et</strong> sans que les juges en ont eu pitié,imputant en partie ses crimes à son peu d'esprit, ils leur auraient.ordonné d'y pleurer. Hormis les criminels, t<strong>ou</strong>t le mon<strong>de</strong> est brûlé: aussiest ce une c<strong>ou</strong>tume très décente <strong>et</strong> très raisonnable, car n<strong>ou</strong>s croyons


que le feu, ayant séparé le pur <strong>de</strong> l'impur <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa chaleur rassemblé parsympathie, c<strong>et</strong>te chaleur naturelle qui faisait l'âme, il lui donne <strong>la</strong> force<strong>de</strong> s'élever t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, en montant jusqu'à quelque astre, <strong>la</strong> Terre <strong>de</strong>certains peuples plus immatériels que t<strong>ou</strong>s, plus intellectuels, parceque leur tempérament doit correspondre <strong>et</strong> participer à <strong>la</strong> pur<strong>et</strong>é duglobe qu'ils habitent, <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te f<strong>la</strong>mme radicale, s'étant encorerectifiée par <strong>la</strong> subtilité <strong>de</strong>s éléments De ce mon<strong>de</strong>-là, elle vient àcomposer un <strong>de</strong>s b<strong>ou</strong>rgeois <strong>de</strong> ce pays enf<strong>la</strong>mmé.Ce n'est pas p<strong>ou</strong>rtant encore notre façon d'inhumer <strong>la</strong> plus belle. Quandun <strong>de</strong> nos philosophes est venu en un âge <strong>ou</strong> il sent ramollir son esprit,<strong>et</strong> <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s ans eng<strong>ou</strong>rdir les m<strong>ou</strong>vements <strong>de</strong> son âme, il assembleses amis par un banqu<strong>et</strong> somptueux; puis ayant exposé les motifs quil'ont fait rés<strong>ou</strong>dre à prendre congé <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, le peu d'espérance qu'i<strong>la</strong> <strong>de</strong> p<strong>ou</strong>voir aj<strong>ou</strong>ter quelque chose à ses belles actions, on lui fait <strong>ou</strong>grâce, c'est-à-dire on lui ordonne <strong>la</strong> mort, <strong>ou</strong> un sévère comman<strong>de</strong>ment<strong>de</strong> vivre. Quand donc, à <strong>la</strong> pluralité <strong>de</strong> voix, on lui a mis son s<strong>ou</strong>ffle entreses mains, il avertit ses plus chers <strong>et</strong> du j<strong>ou</strong>r <strong>et</strong> du lieu: ceux-ci sepurgent <strong>et</strong> s'abstiennent <strong>de</strong> manger pendant vingt-quatre heures; puisarrivés qu'ils sont au logis du sage, après avoir sacrifié au soleil, ilsentrent dans <strong>la</strong> chambre où le généreux les attend appuyé sur un lit <strong>de</strong>para<strong>de</strong>. Chacun vole à son rang aux embrassements <strong>et</strong> quand ce vient àcelui qu'il aime le mieux, après d'avoir baisé tendrement, il l'appuie surson estomac <strong>et</strong> joignant sa b<strong>ou</strong>che à sa b<strong>ou</strong>che, <strong>de</strong> <strong>la</strong> main droite, qu'il alibre, il se baigne un poignard dans le coeur. L'amant ne détache pointses lèvres <strong>de</strong> celles <strong>de</strong> son amant qu'il ne le sente expirer; alors ilr<strong>et</strong>ire le fer <strong>de</strong> son sein, <strong>et</strong> fermant <strong>de</strong> sa b<strong>ou</strong>che <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ie, il avale sonsang <strong>et</strong> suce t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs jusqu'à ce qu'il n'en puisse boire davantage.Aussitôt, un autre lui succè<strong>de</strong> <strong>et</strong> l'on porte celui-ci au lit. Le secondrassasié, on le mène c<strong>ou</strong>cher p<strong>ou</strong>r faire p<strong>la</strong>ce au troisième. Enfin, t<strong>ou</strong>te<strong>la</strong> tr<strong>ou</strong>pe repue, un introduit à chacun au b<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> quatre <strong>ou</strong> cinq heuresune fille <strong>de</strong> seize <strong>ou</strong> dix-sept ans <strong>et</strong>, pendant trois <strong>ou</strong> quatre j<strong>ou</strong>rs qu'ilssont goûter les délices <strong>de</strong> l'am<strong>ou</strong>r, ils ne sont n<strong>ou</strong>rris que <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair dumort qu'on leur fait manger t<strong>ou</strong>te crue, afin que, si <strong>de</strong> cesembrassements il peut naître quelque chose, ils sont comme assurés quec'est leur ami qui revit. » Je ne donnai pas <strong>la</strong> patience à c<strong>et</strong> homme <strong>de</strong>disc<strong>ou</strong>rir davantage, car je le p<strong>la</strong>ntai là p<strong>ou</strong>r continuer ma promena<strong>de</strong>.Quoique je <strong>la</strong> fisse assez c<strong>ou</strong>rte, le temps que j'employai auxparticu<strong>la</strong>rités <strong>de</strong> ces spectacles <strong>et</strong> à visiter quelques endroits <strong>de</strong> <strong>la</strong>ville fut cause que j'arrivai plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures après le dîner préparé.On me <strong>de</strong>manda p<strong>ou</strong>rquoi j'étais arrivé si tard.« Ce n'a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier qui s'en p<strong>la</strong>ignait; j'ai<strong>de</strong>mandé plusieurs fois parmi les rues quelle heure il était, mais on nem'a répondu qu'en <strong>ou</strong>vrant <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che, serrant les <strong>de</strong>nts, <strong>et</strong> tordant le


visage <strong>de</strong> guingois !- Quoi ! s'écria t<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> compagnie, v<strong>ou</strong>s ne savez pas que par là ils v<strong>ou</strong>smontraient l'heure ?- Par ma foi, repartis-je, ils avaient beau exposer au soleil leurs grandsnez avant que je l'apprisse.- c'est une commodité, me dirent-ils, qui leur sert à se passer l'horloge,car <strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>nts ils font un cadran si juste, qu'alors qu'ils veulentinstruire quelqu'un <strong>de</strong> l'heure, ils <strong>de</strong>sserrent les lèvres; <strong>et</strong> l'ombre <strong>de</strong> cenez qui vient tomber <strong>de</strong>ssus marque comme sur un cadran celle dont lecurieux est en peine. Maintenant, afin que v<strong>ou</strong>s sachiez p<strong>ou</strong>rquoi t<strong>ou</strong>t lemon<strong>de</strong> en ce pays a le nez grand, apprenez qu'aussitôt qu'une femme estacc<strong>ou</strong>chée, <strong>la</strong> matrone porte l'enfant au prieur du séminaire; <strong>et</strong>justement au b<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> l'an les experts étant assemblés, si son nez esttr<strong>ou</strong>vé plus c<strong>ou</strong>rt qu'une certaine mesure que tient le syndic, il est censécamus, <strong>et</strong> mis entre les mains <strong>de</strong>s prêtres qui le châtrent. V<strong>ou</strong>s me<strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez possible <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te barbarie, comment se peut-ilfaire que n<strong>ou</strong>s, chez qui <strong>la</strong> virginité est un crime, établissions <strong>de</strong>scontinents par force ? Sachez que n<strong>ou</strong>s le faisons après avoir observé<strong>de</strong>puis trente siècles qu'un grand nez est à <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> chez n<strong>ou</strong>s uneenseigne qui dit : Céans loge un homme spirituel, pru<strong>de</strong>nt, c<strong>ou</strong>rtois,affable, généreux <strong>et</strong> libéral, <strong>et</strong> qu'un p<strong>et</strong>it est le b<strong>ou</strong>chon <strong>de</strong>s vicesopposés. c'est p<strong>ou</strong>rquoi <strong>de</strong>s camus un bâtit les eunuques, parce que <strong>la</strong>République aime mieux n'avoir point d'enfants d'eux, que d'en avoir <strong>de</strong>semb<strong>la</strong>bles à eux. » Il par<strong>la</strong>it encore, lorsque je vis entrer un homm<strong>et</strong><strong>ou</strong>t nu. Je m'assis aussitôt, <strong>et</strong> me c<strong>ou</strong>vris p<strong>ou</strong>r lui faire honneur, car cesont les marques du plus grand respect qu'on puisse en ce pays-làtémoigner à quelqu'un.« Le royaume, dit-il, s<strong>ou</strong>haite que v<strong>ou</strong>s avertissiez les magistrats avantque <strong>de</strong> partir p<strong>ou</strong>r votre pays, à cause qu'un mathématicien vient t<strong>ou</strong>t àl'heure <strong>de</strong> prom<strong>et</strong>tre au Conseil que, p<strong>ou</strong>rvu qu'étant <strong>de</strong> r<strong>et</strong><strong>ou</strong>r en votremon<strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>liez construire une certaine machine qu'il v<strong>ou</strong>senseignera correspondante à une autre qu'il tiendra prête en celui-ci, ill'attirera à lui <strong>et</strong> le joindra à notre globe. » Sitôt. qu'il frit sorti :« Hé ! je v<strong>ou</strong>s prie, m'adressant au jeune hôte, apprenez-moi que veutdire ce bronze figuré en parties honteuses qui pen<strong>de</strong>nt à <strong>la</strong> ceinture <strong>de</strong>c<strong>et</strong> homme. »J'en avais bien vu quantité à <strong>la</strong> c<strong>ou</strong>r du temps que je vivais en cage, maisparce que j'étais quasi t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs environné <strong>de</strong>s filles <strong>de</strong> <strong>la</strong> Reine,j'appréhendais <strong>de</strong> violer le respect qui se doit à leur sexe <strong>et</strong> à leurcondition, si j'eusse en leur présence attiré l'entr<strong>et</strong>ien à une matière sigrasse.« <strong>Les</strong> femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingratesp<strong>ou</strong>r r<strong>ou</strong>gir à <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> celui qui les a forgées; <strong>et</strong> les vierges n'ont pas


honte d'aimer sur n<strong>ou</strong>s, en mémoire <strong>de</strong> leur mère nature, <strong>la</strong> seule chosequi porte son nom.Sachez donc que l'écharpe dont c<strong>et</strong> homme est honoré, où Pend p<strong>ou</strong>rmédaille <strong>la</strong> figure d'un membre viril, est le symbole du gentilhomme, <strong>et</strong><strong>la</strong> marque qui distingue le noble d'avec le roturier. »J'av<strong>ou</strong>e que ce paradoxe me semb<strong>la</strong> si extravagant que je ne pusm'empêcher d'en rire.« C<strong>et</strong>te c<strong>ou</strong>tume me semble bien extraordinaire, dis-je à mon p<strong>et</strong>it hôte,car en notre mon<strong>de</strong> <strong>la</strong> marque <strong>de</strong> noblesse est <strong>de</strong> porter l'épée. » Maislui, sans s'ém<strong>ou</strong>voir :« Ô mon p<strong>et</strong>it homme ! s'écria-t-il, que les grands <strong>de</strong> votre montre sontenragés <strong>de</strong> faire para<strong>de</strong> d'un instrument qui désigne un b<strong>ou</strong>rreau, quin'est forgé que p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s détruire, enfin l'ennemi juré <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t ce qui vit;<strong>et</strong> <strong>de</strong> cacher, au contraire, un membre sans qui n<strong>ou</strong>s serions au rang <strong>de</strong>ce qui n'est pas, le Prométhée <strong>de</strong> chaque animal, <strong>et</strong> le réparateurinfatigable <strong>de</strong>s faiblesses <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature !Malheureuse contrée, où les marques <strong>de</strong> génération sont ignominieuses,<strong>et</strong> où celles d'anéantissement sont honorables. Cependant, v<strong>ou</strong>s appelezce membre-là les parties honteuses, comme s'il y avait quelque chose <strong>de</strong>plus glorieux que <strong>de</strong> donner <strong>la</strong> vie, <strong>et</strong> rien <strong>de</strong> plus infâme que <strong>de</strong> l'ôter ! »Pendant t<strong>ou</strong>t ce disc<strong>ou</strong>rs, n<strong>ou</strong>s ne <strong>la</strong>issions pas <strong>de</strong> dîner; <strong>et</strong> sitôt quen<strong>ou</strong>s fûmes levés <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssus nos lits, n<strong>ou</strong>s allâmes au jardin prendrel'air.<strong>Les</strong> occurrences <strong>et</strong> <strong>la</strong> beauté du lieu n<strong>ou</strong>s entr<strong>et</strong>inrent quelque temps;mais comme <strong>la</strong> plus noble envie dont je fusse alors chat<strong>ou</strong>illé, d'était <strong>de</strong>convertir à notre religion une âme si fort élevée au-<strong>de</strong>ssus du vulgaire,je l'exhortai mille fois <strong>de</strong> ne pas emb<strong>ou</strong>rber <strong>de</strong> matière ce beau géniedont le ciel l'avait p<strong>ou</strong>rvu, qu'il tirât <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse <strong>de</strong>s animaux c<strong>et</strong> espritcapable <strong>de</strong> <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> Dieu; enfin qu'il avisât sérieusement à voir unirquelque j<strong>ou</strong>r son immortalité au p<strong>la</strong>isir plutôt qu'à <strong>la</strong> peine.« Quoi ! me répliqua-t-il en s'éc<strong>la</strong>tant <strong>de</strong> rire, v<strong>ou</strong>s estimez ,votre âmeimmortelle privativement à celle Ces bêtes? Sans mentir, mon grandami, votre orgueil est bien insolent. ! Et d'où argumentez-v<strong>ou</strong>s, je v<strong>ou</strong>sprie, c<strong>et</strong>te immortalité au préjudice <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s bêtes ! Serait-ce àcause que n<strong>ou</strong>s sommes d<strong>ou</strong>és <strong>de</strong> raisonnement. <strong>et</strong> non pas elles ? Enpremier lieu, je v<strong>ou</strong>s le nie, <strong>et</strong> je v<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>verai quand il v<strong>ou</strong>s p<strong>la</strong>ira,qu'elles raisonnent comme n<strong>ou</strong>s.Mais, encore qu'il fût vrai que <strong>la</strong> raison n<strong>ou</strong>s eût été distribuée enapanage <strong>et</strong> qu'elle fût un privilège réservé seulement à notre espèce,est-ce à dire p<strong>ou</strong>r ce<strong>la</strong> qu'il faille que Dieu enrichisse l'homme <strong>de</strong>l'immortalité, parce qu'il lui a déjà prodigué <strong>la</strong> raison ? je dois donc, àce compte-là, donner auj<strong>ou</strong>rd'hui à ce pauvre une pistole parce que je luidonnai hier un écu ? V<strong>ou</strong>s voyez bien v<strong>ou</strong>s-même <strong>la</strong> fauss<strong>et</strong>é <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te


conséquence, <strong>et</strong> qu'au contraire, si je suis juste plutôt que <strong>de</strong> donner unepistole à celui-ci, je dois donner un écu à l'autre, puisqu'il n'a rient<strong>ou</strong>ché <strong>de</strong> moi. Il faut conclure <strong>de</strong> là, à mon cher compagnon, que Dieu,plus juste encore mille fois que n<strong>ou</strong>s, n'aurai pas t<strong>ou</strong>t versé aux uns p<strong>ou</strong>rne rien <strong>la</strong>isser aux autres, n'alléguer l'exemple <strong>de</strong>s aînés <strong>de</strong> votremon<strong>de</strong>, qui emportent dans leur partage quasi t<strong>ou</strong>s les amis <strong>de</strong> <strong>la</strong>maison, c'est une faiblesse <strong>de</strong>s pères qui, v<strong>ou</strong><strong>la</strong>nt perpétuer leur nom,ont appréhendé qu'il ne se perdit <strong>ou</strong> ne s'égarât dans <strong>la</strong> pauvr<strong>et</strong>é. MaisDieu, qui n'est point capable d'erreur, n'a eu gardé d'en comm<strong>et</strong>tre une sigran<strong>de</strong>, <strong>et</strong> puis, n'y ayant dans l'éternité <strong>de</strong> Dieu ni avant ni après, lescad<strong>et</strong>s chez lui ne sont pas plus jeunes que les aînés. » Je ne le cè<strong>de</strong>point que ce raisonnement m'ébran<strong>la</strong>.« V<strong>ou</strong>s me perm<strong>et</strong>trez, lui dis-je, <strong>de</strong> briser sur c<strong>et</strong>te matière, parce queje ne me sens pas assez fort p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s répondre ! je m'en vais quérir <strong>la</strong>solution <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te difficulté chez notre commun précepteur. » Je montaiaussitôt, sans attendre qu'il me répliquât, en <strong>la</strong> chambre <strong>de</strong> c<strong>et</strong> habiledémon, <strong>et</strong>, t<strong>ou</strong>s préambules à part, je lui proposai ce qu'on venait <strong>de</strong>m'objecter t<strong>ou</strong>chant l'immortalité <strong>de</strong> nos âmes, <strong>et</strong> voici ce qu'il merépondit:« Mon fils, ce jeune ét<strong>ou</strong>rdi passionnait <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s persua<strong>de</strong>r qu'il n'est pasvraisemb<strong>la</strong>ble que l'âme <strong>de</strong> l'homme soit immortelle parce que Dieuserait injuste, Lui qui se dit Père commun <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s les êtres, d'en avoiravantagé une espèce <strong>et</strong> d'avoir abandonné généralement t<strong>ou</strong>tes les autresau néant <strong>ou</strong> à l'infortune, ces raisons, à <strong>la</strong> vérité, brillent un peu <strong>de</strong> loin.Et quoi que je pusse lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comme il sait ne ce qui est juste; àn<strong>ou</strong>s soit aussi juste à Dieu, comme il sait que Dieu se mesure à notreaune, comme il sait que nos lois <strong>et</strong> nos c<strong>ou</strong>tumes, qui n'ont étéinstantanées que p<strong>ou</strong>r remédier à nos c<strong>ou</strong>tumes, qui n'ont été instituéesque p<strong>ou</strong>r remédier à nos désordres, servent aussi p<strong>ou</strong>r tailler lesmorceaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> t<strong>ou</strong>te-puissance <strong>de</strong> Dieu, je passerai t<strong>ou</strong>tes ces choses,avec t<strong>ou</strong>t ce qu'ont si divinement reportés sur c<strong>et</strong>te nature <strong>de</strong>s Pères <strong>de</strong>votre Église, <strong>et</strong> je v<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vrirai un mystère qui n'a point encore étérévélé :V<strong>ou</strong>s savez, à mon fils, que <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre il se fait un arbre, d'un arbre unp<strong>ou</strong>rceau, d'un p<strong>ou</strong>rceau un homme. Ne p<strong>ou</strong>vons-v<strong>ou</strong>s donc pas croire,puisque tons les êtres en <strong>la</strong> nature ten<strong>de</strong>nt au plus parfait, qu'ilsaspirent à <strong>de</strong>venir hommes, c<strong>et</strong>te essence étant l'achèvement du plusbeau mixte, <strong>et</strong> le mieux imaginé qui soit au mon<strong>de</strong>, étant le seul quifasse le lien <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie brutale avec l'angélique.Que ces métamorphoses arrivent, il faut être pédant p<strong>ou</strong>r le trier. Nevoyons-n<strong>ou</strong>s pas qu'un pommier, par <strong>la</strong> chaleur <strong>de</strong> son germe, comme parune b<strong>ou</strong>che, suce <strong>et</strong> digère le gazon qui l'environne ; qu'un p<strong>ou</strong>rceaudévore ce fruit <strong>et</strong> le fait <strong>de</strong>venir une partie <strong>de</strong> soi-même; <strong>et</strong> qu'un


homme, mangeant le p<strong>ou</strong>rceau, réchauffe c<strong>et</strong>te chair morte, <strong>la</strong> joint àsoi, <strong>et</strong> fait enfin revivre c<strong>et</strong> animal s<strong>ou</strong>s une plus noble espèce ? Ainsice grand pontife que v<strong>ou</strong>s voyez <strong>la</strong> mitre sur <strong>la</strong> tête était il n'y a quesoixante ans une t<strong>ou</strong>ffe d'herbe en mon jardin. Dieu donc, étant le Pèrecommun <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes ses créatures, quand il les aimerait t<strong>ou</strong>tes également,n'est-il pas bien croyable qu'après que, par c<strong>et</strong>te métempsycose plusraisonnée que <strong>la</strong> pythagorique, t<strong>ou</strong>t ce qui sent, t<strong>ou</strong>t ce qui végète enfin,après que t<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> matière aura passé par l'homme, alors ce grand j<strong>ou</strong>rdu Jugement arrivera où font ab<strong>ou</strong>tir les prophètes les secr<strong>et</strong>s <strong>de</strong> leurphilosophie. » , Je re<strong>de</strong>scendis très satisfait au jardin <strong>et</strong> je commençaisà réciter à mon compagnon ce que notre maître m'avait appris, quand lephysionome arriva p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>s conduire à <strong>la</strong> réfection <strong>et</strong> au dortoir. J'entairai les particu<strong>la</strong>rités parce que je fus n<strong>ou</strong>rri <strong>et</strong> c<strong>ou</strong>ché comme le j<strong>ou</strong>rprécé<strong>de</strong>nt.Le len<strong>de</strong>main, dès que je fus éveillé, je m'en al<strong>la</strong>i faire lever monantagoniste.« C'est un aussi grand miracle, lui dis-je en l'abordant, <strong>de</strong> tr<strong>ou</strong>ver unfort esprit comme le vôtre enseveli <strong>de</strong> sommeil que <strong>de</strong> voir du feu sansaction. »Il s<strong>ou</strong>rit à ce mauvais compliment.« Mais, s'écria-t-il avec une colère passionnée d"am<strong>ou</strong>r, ne déférez-v<strong>ou</strong>sjamais votre b<strong>ou</strong>che aussi bien que votre raison <strong>de</strong> ces termes fabuleux<strong>de</strong> miracles ? Sachez que ces noms-là qui diffament le nom <strong>de</strong>philosophe. Comme le sage ne voit rien au mon<strong>de</strong> qu'il ne conçoive <strong>ou</strong>qu'il ne juge p<strong>ou</strong>voir être conçu, il doit abominer t<strong>ou</strong>tes ces expressions<strong>de</strong> miracles, <strong>de</strong> prodiges, d'événements contre nature qu'on inventés lesstupi<strong>de</strong>s p<strong>ou</strong>r excuser les faiblesses <strong>de</strong> leur enten<strong>de</strong>ment. »Je crus alors être obligé en conscience <strong>de</strong> prendre <strong>la</strong> parole p<strong>ou</strong>r ledétromper.« Encore, lui répliquai-je, que v<strong>ou</strong>s ne croyez pas aux miracles, il ne<strong>la</strong>isse pas <strong>de</strong> s'en faire, <strong>et</strong> beauc<strong>ou</strong>p. J'en ai vu <strong>de</strong> mes yeux. J'ai connuplus <strong>de</strong> vingt ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s guéris miraculeusement.- V<strong>ou</strong>s le dites, interrompit-il, que ces gens-là ont été guéris parmiracle, mais v<strong>ou</strong>s ne savez pas que <strong>la</strong> force <strong>de</strong> l'imagination estcapable <strong>de</strong> combattre t<strong>ou</strong>tes les ma<strong>la</strong>dies à cause d'un certain baumenaturel répandu dans nos corps contenant t<strong>ou</strong>tes les qualités contrairesà t<strong>ou</strong>tes celles <strong>de</strong> chaque mal qui n<strong>ou</strong>s attaque : <strong>et</strong> notre imagination,avertie par <strong>la</strong> d<strong>ou</strong>leur, va choisir en son lieu le remè<strong>de</strong> spécifique qu'elleoppose au venin <strong>et</strong> n<strong>ou</strong>s guérit. C'est là d'où vient que le plus habilemé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong> conseille au ma<strong>la</strong><strong>de</strong> <strong>de</strong> prendre plutôt qumé<strong>de</strong>cin ignorant qu'il estimera fort habile qu'un fort habile qu'ilestimera ignorant, parce qu'il se figure que notre imagination travaille ànotre santé; p<strong>ou</strong>r peu qu'elle fut aidée <strong>de</strong>s remè<strong>de</strong>s, elle était capable <strong>de</strong>


n<strong>ou</strong>s guérir ; mais que les plus puissants étaient trop faibles, quandl'imagination ne les appliquait pas ! V<strong>ou</strong>s étonnez-v<strong>ou</strong>s que les premiershommes <strong>de</strong> votre mon<strong>de</strong> vivaient tant <strong>de</strong> siècles sans avoir aucuneconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine? Leur nature était forte, ce baumeuniversel n'était pas dissipé par les drogues dont vos mé<strong>de</strong>cins v<strong>ou</strong>sconsomment. Ils n'avaient p<strong>ou</strong>r rentrer en convalescence qu'à s<strong>ou</strong>haiterfortement <strong>et</strong> s'imaginer d'être guéris. Aussitôt leur fantaisie, n<strong>et</strong>te,vig<strong>ou</strong>reuse <strong>et</strong> bandée, s'al<strong>la</strong>it plonger dans c<strong>et</strong>te huile vitale, appliquaitl'actif au passif, <strong>et</strong> presque en un clin d'oeil les voilà sains commeauparavant. Il ne <strong>la</strong>isse pas t<strong>ou</strong>tefois <strong>de</strong> se faire encore auj<strong>ou</strong>rd'hui <strong>de</strong>scures étonnantes, mais le popu<strong>la</strong>ire les attribue à miracle.P<strong>ou</strong>r moi, je n'en crois point du t<strong>ou</strong>t, <strong>et</strong> ma raison est qu'il est plusfacile que t<strong>ou</strong>s ces diseurs-là se trompent que ce<strong>la</strong> n'est facile à faire;car je leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>: ce fiévreux qui vient <strong>de</strong> guérir a s<strong>ou</strong>haité bien fort,comme il est vraisemb<strong>la</strong>ble, pendant sa ma<strong>la</strong>die, <strong>de</strong> se revoir en santé;il a fait <strong>de</strong>s voeux.Or, il fal<strong>la</strong>it nécessairement, étant ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, qu'il m<strong>ou</strong>rût, qu'il <strong>de</strong>meurâten son mal, <strong>ou</strong> qu'il guérît; s'il fût mort, on eût dit: Dieu l'a v<strong>ou</strong>lurécompenser <strong>de</strong> ses peines; on le fera peut-être malicieusementéquivoque, disant que, selon les prières du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, il l'a guéri <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>sses maux; s'il fût <strong>de</strong>meuré dans son infirmité, on aurait dit qu'il n'avaitpas <strong>la</strong> foi; mais, parce qu'il est guéri, c'est un miracle t<strong>ou</strong>t visible.N'est-il pas rien plus vraisemb<strong>la</strong>ble que sa fantaisie excitée par lesviolents désirs <strong>de</strong> sa santé a fait c<strong>et</strong>te opération ? Car je veux qu'il soitréchappé beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> ces messieurs qui s'étaient v<strong>ou</strong>és, combiendavantage en voyons-n<strong>ou</strong>s qui sont péris misérablement avec leursvoeux?- Mais à t<strong>ou</strong>t le moins, lui repartis-je, si ce que v<strong>ou</strong>s dites <strong>de</strong> ce baumeest véritable, c'est une marque <strong>de</strong> <strong>la</strong> raisonnabilité <strong>de</strong> notre âme,puisque sans se servir <strong>de</strong>s instruments <strong>de</strong> notre raison, ni s'appuyer duconc<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong> notre volonté, elle sait d'elle-même, comme si elle étaithors <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s, appliquer l'actif au passif. Or, si, étant séparée <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s,elle est raisonnable, il faut nécessairement qu'elle soit spirituelle; <strong>et</strong>si v<strong>ou</strong>s <strong>la</strong> confessez spirituelle, je conclus qu'elle est immortelle,puisque <strong>la</strong> mort n'arrive aux animaux que par le changement <strong>de</strong>s formesdont <strong>la</strong> matière seule est capable. »Ce jeune homme alors s'étant mis à son séant sur le lit, <strong>et</strong> m'ayant faitasseoir <strong>de</strong> même, disc<strong>ou</strong>rut à peu près <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sorte:« P<strong>ou</strong>r l'âme <strong>de</strong>s bêtes qui est corporelle, je ne m'étonne pas qu'ellemeure, vu qu'elle n'est possible qu'une harmonie <strong>de</strong>s quatre qualités, uneforce <strong>de</strong> sang, notre proportion d'organes bien concertés; mais jem'étonne bien fort que <strong>la</strong> nôtre, incorporelle, intellectuelle <strong>et</strong>immortelle, soit contrainte <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> chez n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r les mêmes


causes qui font périr celle d'un boeuf. A-t-elle fait pacte avec notrecorps que, quand il aurait un c<strong>ou</strong>p d'épée dans le coeur, une balle <strong>de</strong>plomb dans <strong>la</strong> cervelle, une m<strong>ou</strong>squ<strong>et</strong>a<strong>de</strong> à travers le corps, d'abandonneraussitôt sa maison tr<strong>ou</strong>ée ? Encore manquerait-t'elle s<strong>ou</strong>vent à soncontrat, car quelques-uns meurt d'une blessure dont les autresréchappent ; il faudrait que chaque âme eût fait un marché particulieravec son corps. Sans mentir, elle qui a tant d'esprit, à ce qu'on n<strong>ou</strong>s afait accroire, est bien enragée <strong>de</strong> sortir d'un logis quand elle voit qu'aupartir <strong>de</strong> là on lui va marquer son appartement en enfer. Et si c<strong>et</strong>te âmeétait spirituelle, <strong>et</strong> par soi-même raisonnable, comme ils disent, qu'ellefût aussi capable l'intelligence quand elle est séparée <strong>de</strong> notre masse,qu'alors qu'elle en est revêtue, p<strong>ou</strong>rquoi les aveugles-nés, avec t<strong>ou</strong>s lesbeaux avantages <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te âme intellectuelle, ne sauraient-ils mieuxs'imaginer ce que c'est que <strong>de</strong> voir. Et p<strong>ou</strong>rquoi les s<strong>ou</strong>rds n'enten<strong>de</strong>ntilspoints? Est-ce cause qu'ils ne sont pas encore privés par le trépas d<strong>et</strong><strong>ou</strong>s les sens ? Quoi! je ne p<strong>ou</strong>rrai donc me servir <strong>de</strong> ma main droite,parce que j'en ai aussi une gauche ? Ils allèguent, p<strong>ou</strong>r pr<strong>ou</strong>ver qu'elle nesaurait agir sans les sens, encore qu'elle soit spirituelle, l'exemple d'unpeintre qui ne saurait faire un tableau s'il n'a <strong>de</strong>s pinceaux.Oui, mais ce n'est pas à dire que le peintre qui ne peut travailler sanspinceau, quand, avec ses pinceaux, il aura perdu ses c<strong>ou</strong>leurs, sescrayons, ses toiles <strong>et</strong> ses coquilles; qu'alors il le p<strong>ou</strong>rra mieux faire.Bien au contraire ! Plus d'obstacles s'opposeront à son <strong>la</strong>beur, plus il luisera impossible <strong>de</strong> peindre. Cependant ils veulent que c<strong>et</strong>te âme, qui nepeut agir qu'imparfaitement, à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> perte d'un <strong>de</strong> ses <strong>ou</strong>tils dansle c<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, puisse alors travailler avec perfection, quand aprèsnotre mort elle les aura t<strong>ou</strong>s perdus. S'ils n<strong>ou</strong>s viennent rechanterqu'elle n'à pas besoin <strong>de</strong> ces instruments p<strong>ou</strong>r faire les fonctions, jeleur rechanterai qu'il faut f<strong>ou</strong><strong>et</strong>ter les Quinze-Vingts, qui font semb<strong>la</strong>nt<strong>de</strong> ne voir g<strong>ou</strong>tte.- Mais, lui dis-je, si notre âme m<strong>ou</strong>rait, comme je vois bien que v<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>lez conclure, <strong>la</strong> résurrection que n<strong>ou</strong>s attentions ne serait doncqu'une chimère, car il faudrait. que Dieu les recréât, <strong>et</strong> ce<strong>la</strong> ne seraitpas résurrection. » Il m'interrompit par un hochement <strong>de</strong> tête :« Hé, par votre foi ! s'écria-t-il, qui v<strong>ou</strong>s a bercé <strong>de</strong> ce Peau-d'Âne ?Quoi ! v<strong>ou</strong>s ? Quoi ! moi ? Quoi ! ma servante ressusciter?- Ce n'est point, lui répondis-je, un conte fait à p<strong>la</strong>isir ! c'est que véritéindubitable que je v<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>verai.- Et moi, dit-il, je v<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>verai le contraire :P<strong>ou</strong>r commencer donc, je suppose que v<strong>ou</strong>s mangiez un mahométan ; v<strong>ou</strong>sle convertissez, par conséquent, en votre substance ! n'est-il pas vrai,ce mahométan, digéré, se change partie en chair, partie qu sang, partieen sperme ? V<strong>ou</strong>s embrasserez votre femme <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> semence, tirée t<strong>ou</strong>t


entière du cadavre mahométan, v<strong>ou</strong>s j<strong>et</strong>ez en m<strong>ou</strong>le un beau p<strong>et</strong>itchrétien. Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : le mahométan aura-t-il son corps ? Si <strong>la</strong> Terre luirend, le p<strong>et</strong>it chrétien n'aura pas le sien, puisqu'il n'est t<strong>ou</strong>t entierqu'une partie <strong>de</strong> celui du mahométan. Si v<strong>ou</strong>s me dites que le p<strong>et</strong>itchrétien aura le sien, Dieu dérobera donc au mahométan ce que le p<strong>et</strong>itchrétien n'a reçu que <strong>de</strong> celui du mahométan.Ainsi il faut absolument que l'un <strong>ou</strong> l'autre manque <strong>de</strong> corps ! V<strong>ou</strong>s merépondrez peut-être que Dieu reproduira <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière p<strong>ou</strong>r suppléer àcelui qui n'en aura pas assez ? <strong>ou</strong>i, mais une autre difficulté n<strong>ou</strong>sarrête, c'est que le mahométan damné ressuscitant, <strong>et</strong> Dieu luif<strong>ou</strong>rnissant un corps t<strong>ou</strong>t neuf à cause du sien que le chrétien lui a volé,comme le corps t<strong>ou</strong>t seul, comme l'âme t<strong>ou</strong>te seule, ne fait pas l'homme,mais l'un <strong>et</strong> l'autre joints en un seul suj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> comme le corps <strong>et</strong> l'âmesont parties aussi intégrantes <strong>de</strong> l'homme l'une que l'autre, si Dieupétrit à ce mahométan un autre corps qui; le sien, ce n'est plus le mêmeindividu. Ainsi Dieu damne un autre homme que celui qui a mérité l'enfer;ainsi ce corps a pail<strong>la</strong>rdé, ce corps a criminellement abusé <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s sessens, <strong>et</strong> Dieu, p<strong>ou</strong>r châtier ce corps, en j<strong>et</strong>te un autre au feu, lequel estvierge, lequel est pur, <strong>et</strong> qui n'a jamais prêté ses organes à l'opérationdu moindre crime. Et. ce qui serait encore bien ridicule, c'est que cecorps aurait mérité l'enfer <strong>et</strong> le paradis t<strong>ou</strong>t ensemble, car, en tant quemahométan, il doit être damné; en tant que chrétien, il doit être sauvé;<strong>de</strong> sorte que Dieu ne le saurait m<strong>et</strong>tre en paradis qu'il ne soit injuste,récompensant <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire <strong>la</strong> damnation qu'il avait méritée commemahométan lit ne le peut j<strong>et</strong>er en enfer qu'il ne soit injuste aussi,récompensant <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort éternelle <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> qu'il avait méritéecomme chrétien. Il faut donc, s'il veut être équitable, qu'il damne <strong>et</strong>sauve éternellement c<strong>et</strong> homme-là. » Alors je pris <strong>la</strong> parole :« Eh ! je n'ai rien à répondre, lui repartis-je, à vos argumentssophistiques contre <strong>la</strong> résurrection, tant y à que Dieu l'à dit, Dieu qui nepeut mentir.- N'allez pas si vite, me répliqua-t-il, v<strong>ou</strong>s en êtes déjà à "Dieu l'à dit";il faut pr<strong>ou</strong>ver auparavant qu'il y ait un Dieu, car p<strong>ou</strong>r moi je v<strong>ou</strong>s le ni<strong>et</strong><strong>ou</strong>t à p<strong>la</strong>t.- Je ne m'amuserai point, lui dis-je, à v<strong>ou</strong>s réciter les démonstrationsévi<strong>de</strong>ntes dont les philosophes se sont servis p<strong>ou</strong>r l'établir: il faudraitredire t<strong>ou</strong>t ce qu'ont jamais écrit les hommes raisonnables. Je v<strong>ou</strong>s<strong>de</strong>man<strong>de</strong> seulement quel inconvénient v<strong>ou</strong>s enc<strong>ou</strong>rez <strong>de</strong> le croire; je suisbien assuré que v<strong>ou</strong>s ne m'en sauriez prétexter aucun.Puisque donc il est impossible d'en tirer que <strong>de</strong> l'utilité, que ne v<strong>ou</strong>s lepersua<strong>de</strong>z-v<strong>ou</strong>s ? Car s'il y a un Dieu, <strong>ou</strong>tre qu'en ne le croyant pas, v<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>s serez mécompté, v<strong>ou</strong>s aurez désobéi au précepte qui comman<strong>de</strong> d'encroire ; <strong>et</strong> s'il n'y en a point, v<strong>ou</strong>s n'en seriez pas mieux que n<strong>ou</strong>s !


- Si fait, me répondit-il, j'en serai mieux que v<strong>ou</strong>s, car s'il n'y en apoint, v<strong>ou</strong>s <strong>et</strong> moi serons à <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> jeu; mais, au contraire, s'il y en a, jen'aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyais n'être point,puisque, p<strong>ou</strong>r pécher, il faut <strong>ou</strong> le savoir <strong>ou</strong> le v<strong>ou</strong>loir. Ne voyez-v<strong>ou</strong>s pasqu'un homme même tant soit peu sage, ne se piquerait pas qu'uncroch<strong>et</strong>eur l'eût injurié, si le croch<strong>et</strong>eur avait pensé ne pas le faire, s'ill'avait pris p<strong>ou</strong>r un autre <strong>ou</strong> si c'était le vin qui l'eût fait parler ? À plusforte raison Dieu, t<strong>ou</strong>t inébran<strong>la</strong>ble, s'emportera-t-il contre n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rne l'avoir pas connu, puisque c'est Lui-même qui n<strong>ou</strong>s a refusé lesmoyens <strong>de</strong> le connaître ? Mais, par vôtre foi, mon p<strong>et</strong>it animal, si <strong>la</strong>créance <strong>de</strong> Dieu n<strong>ou</strong>s était si nécessaire, enfin si elle n<strong>ou</strong>s importait <strong>de</strong>l'éternité, Dieu lui-même ne n<strong>ou</strong>s aurait-il pas infus à t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>s lumièresaussi c<strong>la</strong>ires que le soleil qui ne se cache à personne ? Car <strong>de</strong> feindrequ'il ait v<strong>ou</strong>lu entre les hommes à cligne-mus<strong>et</strong>te, faire comme lesenfants : "T<strong>ou</strong>t<strong>ou</strong>, le voilà", c'est-à-dire : tantôt se masquer, tantôt sedémasquer, se déguiser à quelques-uns p<strong>ou</strong>r se manifester aux autres,c'est se forger un Dieu <strong>ou</strong> sot <strong>ou</strong> malicieux, vu que si ça été par <strong>la</strong> force<strong>de</strong> mon génie que je l'ai connu, c'est lui qui mérite <strong>et</strong> non pas moi,d'autant qu'il p<strong>ou</strong>vait me donner une âme <strong>ou</strong> <strong>de</strong>s organes imbéciles quime l'auraient fait méconnaître. Et si, au contraire, il m'eût donné unesprit incapable <strong>de</strong> le comprendre, ce n'aurait pas été ma faute, mais <strong>la</strong>sienne, puisqu'il p<strong>ou</strong>vait m'en donner un si vil que je l'eusse compris. »Ces opinions catholiques <strong>et</strong> ridicules me firent naître un frémissementpar t<strong>ou</strong>t le corps ; je commençai alors <strong>de</strong> contempler c<strong>et</strong> homme avec unpeu plus d'attention <strong>et</strong> je fus bien ébahi <strong>de</strong> remarquer sur son visage <strong>et</strong>ne sais quoi d'effroyable, que je n'avais point encore aperçu: ses yeuxétaient p<strong>et</strong>its <strong>et</strong> enfoncés, le teint basané, <strong>la</strong> b<strong>ou</strong>che gran<strong>de</strong>, le mentonvelu, les ongles noirs. Û Dieu, songeai-je aussitôt, ce misérable estrépr<strong>ou</strong>vé dès c<strong>et</strong>te vie <strong>et</strong> possible même que c'est l'Antéchrist dont il separle tant dans notre mon<strong>de</strong>.Je ne v<strong>ou</strong>lus pas p<strong>ou</strong>rtant lui déc<strong>ou</strong>vrir ma pensée, à cause <strong>de</strong> l'estimeque je faisais <strong>de</strong> son esprit <strong>et</strong> véritablement les favorables aspectsdont Nature avait regardé son berceau m'avaient fait concevoir quelqueamitié p<strong>ou</strong>r lui. Je ne pus t<strong>ou</strong>tefois si bien me contenir que jen'éc<strong>la</strong>tasse avec <strong>de</strong>s imprécations qui le menaçaient d'une mauvaise fin.Mais lui, reniant sur ma colère : « Qui, s'écria-t-il, par <strong>la</strong> mort... » Je nesais pas ce qu'il préméditait <strong>de</strong> dire, car sur c<strong>et</strong>te entrefaite, on frappaà <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> notre chambre <strong>et</strong> je vois entrer un grand homme noir t<strong>ou</strong>tvelu. Il s'approcha <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s <strong>et</strong> saisissant le b<strong>la</strong>sphémateur à foie <strong>de</strong>corps, il l'enleva par <strong>la</strong> cheminée.La pitié que j'eus du sort <strong>de</strong> ce malheureux m'obligea <strong>de</strong> l'embrasser p<strong>ou</strong>rl'arracher <strong>de</strong>s griffes <strong>de</strong> l'Éthiopien, mais il fut si robuste qu'il n<strong>ou</strong>senleva t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux, <strong>de</strong> sorte qu'en un moment n<strong>ou</strong>s voilà dans <strong>la</strong> rue. Ce


n'était plus l'am<strong>ou</strong>r du prochain qui m'obligeait à le serrer étroitement,mais l'appréhension <strong>de</strong> tomber. Après avoir été je ne sais combien <strong>de</strong>j<strong>ou</strong>rs à percer le ciel, sans savoir ce que je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rais, je reconnusque j'approchais <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong>. Déjà je distinguais l'Asie <strong>de</strong> l'Europe <strong>et</strong>l'Europe <strong>de</strong> l'Afrique. Déjà même mes yeux, par mon abaissement, nep<strong>ou</strong>vaient se c<strong>ou</strong>rber au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l'Italie, quand le coeur me dit que cediable, sans d<strong>ou</strong>te, emportait mon hôte aux Enfers, en corps <strong>et</strong> en âme,<strong>et</strong> que d'était p<strong>ou</strong>r ce<strong>la</strong> qu'à le passait par notre Terre à cause quel'Enfer est dans son centre. J'<strong>ou</strong>bliai t<strong>ou</strong>tefois c<strong>et</strong>te réflexion <strong>et</strong> t<strong>ou</strong>t cequi m'était arrivé <strong>de</strong>puis que le diable était notre voiture à <strong>la</strong> frayeurque me donna <strong>la</strong> vue d'une montagne t<strong>ou</strong>te en feu que je t<strong>ou</strong>chais quasi.L'obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> ce brû<strong>la</strong>nt spectacle me fit crier : « Jésus Maria ».J'avais encore à peine achevé <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière l<strong>et</strong>tre que je me tr<strong>ou</strong>vai étendusur <strong>de</strong>s bruyères au c<strong>ou</strong>peau d'une p<strong>et</strong>ite colline <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux <strong>ou</strong> troispasteurs aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> moi qui récitaient les litanies <strong>et</strong> me par<strong>la</strong>ientitalien. « Ô ! m'écriai-je alors, Dieu soit l<strong>ou</strong>é ! J'ai donc enfin tr<strong>ou</strong>vé <strong>de</strong>schrétiens au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>. Hé ! dites-moi mes amis, en quelleprovince <strong>de</strong> votre mon<strong>de</strong> suis-je maintenant ?'» «En Italie », merépondirent-ils.« Comment ! interrompis-je. Y a-t-il une Italie aussi au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>Lune</strong>? » J'avais encore si peu réfléchi sur c<strong>et</strong> acci<strong>de</strong>nt que je ne m'étaispas encore aperçu qu'ils me par<strong>la</strong>ient italien <strong>et</strong> que je leur répondais <strong>de</strong>même.Quand donc je fus t<strong>ou</strong>t à <strong>la</strong>it désabusé <strong>et</strong> que rien ne m'empêcha plus <strong>de</strong>connaître que j'étais <strong>de</strong> r<strong>et</strong><strong>ou</strong>r en ce mon<strong>de</strong>, je me <strong>la</strong>issai conduire oùces paysans v<strong>ou</strong>lurent me mener. Mais je n'étais pas encore arrivé auxports <strong>de</strong>... que t<strong>ou</strong>s les chiens <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville se vinrent précipiter sur moi,<strong>et</strong> sans que <strong>la</strong> peur me j<strong>et</strong>ât dans une maison où je mis barre entre n<strong>ou</strong>s,j'étais infailliblement engl<strong>ou</strong>ti.Un quart d'heure après, comme je me reposai dans ce logis, voici qu'onentend à l'ent<strong>ou</strong>r un sabbat <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s les chiens, je crois, du royaume; on yvoyait <strong>de</strong>puis le dogue jusqu'au bichon, hur<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> plus ép<strong>ou</strong>vantablefurie que s'ils eussent fait l'anniversaire <strong>de</strong> leur premier Adam.C<strong>et</strong>te aventure ne causa pas peu d'admiration à t<strong>ou</strong>tes les personnes qui<strong>la</strong> virent; mais aussitôt que j'eus éveillé mes rêveries sur c<strong>et</strong>tecirconstance, je m'imaginai t<strong>ou</strong>t à l'heure que ces animaux étaientacharnais contre moi à cause du mon<strong>de</strong> d'où je venais ; « car, disais-jeen moi-même, comme ils ont acc<strong>ou</strong>tumé d'aboyer à <strong>la</strong> <strong>Lune</strong>, p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong>d<strong>ou</strong>leur qu'elle leur fait. <strong>de</strong> si loin, sans d<strong>ou</strong>te ils se sont v<strong>ou</strong>lu j<strong>et</strong>er<strong>de</strong>ssus moi parce que je sens <strong>la</strong> <strong>Lune</strong> dont l'o<strong>de</strong>ur les fâche. »P<strong>ou</strong>r me purger <strong>de</strong> ce mauvais air, je m'exposai t<strong>ou</strong>t nu au soleil <strong>de</strong>ssusune terrasse. Je m'y hâ<strong>la</strong>i quatre <strong>ou</strong> cinq heures durant, au b<strong>ou</strong>t<strong>de</strong>squelles je <strong>de</strong>scendis, <strong>et</strong> les chiens, ne sentant plus l'influence qui


m'avait fait leur ennemi, s'en r<strong>et</strong><strong>ou</strong>rnèrent chacun chez soi.Je m'enquis au port quand un vaisseau partirait p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> France <strong>et</strong>,lorsque je fus embarqué, je n'eus l'esprit tendu qu'à ruminer auxmerveilles <strong>de</strong> mon voyage. J'admirai mille fois <strong>la</strong> provi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> Dieu, quiavait. reculé ces hommes, naturellement impies, en un lieu où ils nepussent corrompre ses bien-aimés <strong>et</strong> les avait punis <strong>de</strong> leur orgueil enles abandonnant à leur propre suffisance. Aussi je ne raj<strong>ou</strong>te point qu'iln'ait différé jusqu'ici d'envoyer leur prêcher l'Évangile parce qu'il savaitqu'ils en abuseraient <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te résistance ne servirait qu'à leur fairemériter une plus ru<strong>de</strong> punition en l'autre mon<strong>de</strong>.


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