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Marcel Pelletier, le dernier des horlogers-paysans - Watch Around

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72FIGURESDUTEM<strong>Marcel</strong> <strong>Pel<strong>le</strong>tier</strong>, <strong>le</strong> <strong>dernier</strong><strong>des</strong> <strong>horlogers</strong>-<strong>paysans</strong>Pierre MaillardSon père était «paysan-horloger», mais lui, <strong>Marcel</strong><strong>Pel<strong>le</strong>tier</strong>, se définirait plus volontiers comme «horloger-paysan».Subti<strong>le</strong> différence? Non, différenceessentiel<strong>le</strong> entre ceux qui, tel son père, étaientavant tout <strong>des</strong> <strong>paysans</strong>, contraints par nécessitééconomique à «faire de l’horlogerie», et ceux qui,en plus de <strong>le</strong>ur activité horlogère, entretenaient untrain de ferme. Mais la classification est encoreplus subti<strong>le</strong> car, comme l’explique <strong>Marcel</strong> <strong>Pel<strong>le</strong>tier</strong>,parmi <strong>le</strong>s <strong>paysans</strong>-<strong>horlogers</strong>, il y avait deux stratesbien différentes: ceux qui travaillaient à la fermeet ceux qui travaillaient à la fabrique. Et <strong>des</strong>fabriques, à l’époque, soit avant-guerre, <strong>le</strong>s plis duJura en comptaient <strong>des</strong> centaines: «Rien qu’auxBreu<strong>le</strong>ux, il y avait alors trente termineurs, ettoutes <strong>le</strong>s dames avaient du travail à la maison.Mais tout ça a été balayé en deux ans, lors de lagrande crise du quartz, en 1973, 1974… Il n’en estquasiment rien resté.»Un pays sans clés. Evoquer ainsi <strong>le</strong> passé horloger<strong>des</strong> Franches-Montagnes avec <strong>Marcel</strong> <strong>Pel<strong>le</strong>tier</strong>,c’est sou<strong>le</strong>ver <strong>des</strong> pans d’histoire aujourd’huiengloutis, à jamais disparus. Et au cours de notreentretien, notre homme qui avait manifestéquelque réticence à se confier, se souvient avectendresse, s’émeut, ses yeux s’embuent presqueà ces évocations.<strong>Marcel</strong> naît en 1935 dans la ferme paternel<strong>le</strong>, alorssituée au Peuchapatte, à cinq kilomètres <strong>des</strong>Breu<strong>le</strong>ux. En plus de la ferme, essentiel<strong>le</strong>mentconsacrée à l’é<strong>le</strong>vage – vaches, chevaux, cochons,pou<strong>le</strong>s, lapins – toute la famil<strong>le</strong> était «à la fenêtre»,comme on disait alors pour dire que chacun était àson établi, installé devant <strong>le</strong>s petites fenêtresdécoupées dans la façade pour y laisser entrer lalumière nécessaire à l’exercice de l’horlogerie.Dans la ferme à côté, la grand-mère, déjà, étaithorlogère et faisait du «repassage», soit <strong>le</strong> <strong>dernier</strong>contrô<strong>le</strong> esthétique et technique avant que la montrene soit livrée. A la maison, <strong>le</strong> père faisait duremontage et de l’achevage, «la partie qui fait tictac»,explique <strong>Marcel</strong> avec <strong>des</strong> yeux d’enfant. Lepère travaillait essentiel<strong>le</strong>ment sur <strong>des</strong> échappementsà cylindre, une grande spécialité loca<strong>le</strong> disparuevers <strong>le</strong>s années 1940 au profit du seuléchappement à ancre, auquel <strong>le</strong> père est alléensuite s’initier chez Omega. Une maison où il a72| watch around n o 010 automne 2010 - hiver 2011


PSFIGURESDUTEMdécidé de rester, passant ainsi du statut de paysan-horlogerà celui d’horloger-paysan. Mais à lamaison, tout <strong>le</strong> monde s’y mettait, initié par <strong>le</strong> père:<strong>le</strong> frère, né en 1928, la sœur, née en 1930, qui faisaientdu réglage, <strong>le</strong> cousin, rég<strong>le</strong>ur lui aussi.A ce stade du récit, <strong>Marcel</strong> décrit avec nostalgie unmonde qui nous semb<strong>le</strong> à <strong>des</strong> années-lumière:«Avant l’âge de 17 ans, avant de démenager auxBreu<strong>le</strong>ux, je n’avais jamais vu une clé. Aucuneporte, nul<strong>le</strong> part, n’était fermée. A la maison,débarquaient régulièrement <strong>des</strong> ouvriers agrico<strong>le</strong>snoma<strong>des</strong>, <strong>des</strong> selliers, <strong>des</strong> matelassiers à larecherche de crin de cheval, <strong>des</strong> rémou<strong>le</strong>urs quipassaient de ferme en ferme. Ils dormaient dansl’écurie mais devaient laisser sur <strong>le</strong> bord de la fenêtre<strong>le</strong>ur pipe, <strong>le</strong>ur tabac et <strong>le</strong>urs allumettes. Mais ilsgardaient <strong>le</strong>ur litre de rouge dans la poche. Lematin, on mangeait la soupe ensemb<strong>le</strong>.»C’est à l’âge de 15 ans que <strong>Marcel</strong> se met à l’horlogerie.«Mais, à l’époque, j’étais plus paysanqu’horloger. Avec mes mains abimées par <strong>le</strong>s travauxde la ferme, je n’étais bon qu’aux petitestâches.» Quand toute la famil<strong>le</strong> emménage auxBreu<strong>le</strong>ux dans une nouvel<strong>le</strong> ferme, plus petitemais flanquée d’un bâtiment locatif, il continue àfaire l’horloger avec son père et son frère, tout ensuivant <strong>des</strong> cours d’horlogerie à Tramelan. Deuxfois par semaine, il y apprend <strong>le</strong>s secrets <strong>des</strong>rouages, <strong>le</strong> finissage, <strong>le</strong> posage, <strong>le</strong> réglage. «Maisà la maison, on faisait toujours de l’achevage. Ontravaillait alors pour un certain M. Froidevaux quiavait la marque Memphis. Puis est arrivé un autrefabricant qui nous a suppliés de venir travail<strong>le</strong>r enfabrique pour sa marque, Semons, qu’il écoulaitalors au Moyen-Orient. J’ai accepté et suis devenuhorloger-paysan.»Le vent mauvais du quartz. Mais, quelquesannées plus tard, en 1958, <strong>Marcel</strong> redevient paysan-horloger.«J’avais épousé la petite-fil<strong>le</strong> deNuma Boillat. A l’époque de sa gloire, c’était <strong>le</strong> plusgros fabricant <strong>des</strong> Franches-Montagnes, il étaitdevenu millionnaire. Mais avant la grande crise de1929, il avait cautionné nombre de ses amis, ilavait prêté de l’argent à <strong>des</strong> <strong>horlogers</strong> et à <strong>des</strong> fermiers,et il avait tout perdu. Son fils, mon beaupère,était devenu termineur: il recevait <strong>des</strong>ébauches et <strong>le</strong>s emboîtait à la maison. Il y avait73watch around n o 010 automne 2010 - hiver 2011 |


FIGURESDUTEMPS«…plus précises,à quoi bon?»beaucoup de travail sur l’établi. J’ai accepté de <strong>le</strong>seconder, mais à condition de travail<strong>le</strong>r dans maferme. Ça a duré comme ça jusqu’en 1965 et là, unami qui travaillait chez Silvana, à Tramelan, m’ademandé de venir l’aider: il avait besoin d’un horloger-rhabil<strong>le</strong>ur.J’y suis allé, ça m’a permis dem’initier à d’autres mouvements, <strong>des</strong> ETA, <strong>des</strong>Felsa, <strong>des</strong> Peseux… Et <strong>le</strong> soir, il y avait <strong>le</strong>s travauxde la ferme. On ne comptait pas, ni <strong>le</strong>s jours ni <strong>le</strong>snuits, ni <strong>le</strong>s samedis ni <strong>le</strong>s dimanches…».Arrive la grande crise du quartz. «On n’y croyaitpas, au quartz. J’avais suivi <strong>des</strong> cours de quartzchez Longines, mais personne ne pensait quel’avenir était là. Et puis voilà que <strong>le</strong> ciel nous tombesur la tête. En trois ans, 90000 personnes perdent<strong>le</strong>ur travail… tout <strong>le</strong> tissu horloger fond et disparaît.Dans ce chaos, j’ai de la chance: Silvana est reprispar la SGT, la Société <strong>des</strong> garde-temps, je rachètepour un prix symbolique de l’outillage, <strong>des</strong> fournitures,<strong>des</strong> appareils de contrô<strong>le</strong>, je <strong>le</strong>s instal<strong>le</strong> chezmoi et là, je continue, je fais du SAV… Et puis jeprends <strong>des</strong> cours d’horlogerie compliquée…».Mais à la fin <strong>des</strong> années 70 la SGT est à son tourabsorbée dans la grande concentration qui donnaensuite naissance à l’actuel Swatch Group. Notrepaysan-horloger ou horloger-paysan doit trouverd’autres ressources: c’en est bientôt fini de la rudemais bel<strong>le</strong> doub<strong>le</strong>-casquette. Il trouve du travail ensous-main pour Les Ambassadeurs de Genève.«Le chef d’atelier était un gars <strong>des</strong> Franches-Montagnes, il n’avait pas <strong>le</strong> droit de sous-traiter,mais il m’a donné du boulot en cachette, tout enme disant que j’étais trop bon marché». Il fait aussi<strong>des</strong> réparations pour deux ou trois autres détaillants,mais il ne tourne plus. En 1981, il doit abandonnerla paysannerie et s’exi<strong>le</strong> à Klosters chez ungros détaillant où il se familiarise avec toutes <strong>le</strong>sgran<strong>des</strong> marques – Ro<strong>le</strong>x, Patek Philippe,Blancpain et autres – puis à Lausanne, jusqu’en1987, date de sa retraite.Une minute de plus, une minute de moins…Aujourd’hui, <strong>Marcel</strong> <strong>Pel<strong>le</strong>tier</strong> a retrouvé son établi,posé contre la fenêtre de sa petite maison qui surplombeLes Breu<strong>le</strong>ux. Il n’a plus de bétail nide domaine, il n’est plus paysan, ses mains entémoignent, mais il l’est resté dans l’âme: «uneminute de plus ou une minute de moins, quel<strong>le</strong>74| watch around n o 010 automne 2010 - hiver 2011


FIGURESDUTEMPimportance…» fait-il en souriant timidement. «Lemonde horloger est devenu un peu fou», juge-t-ild’un même sourire, «on court comme <strong>des</strong> fous, onrefait <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> complications qui ont toujoursexisté, el<strong>le</strong>s sont peut-être un peu plus précisesmais, au fond, à quoi bon? Quand on demande500000 francs ou un million pour une montre, je nesaisis pas comment on peut justifier un tel prix.Bon, ils vendent un nom, une marque, mais il y abeaucoup de bluff.»Accoudé devant sa fenêtre, <strong>Marcel</strong> travail<strong>le</strong> à sonrythme pour une marque, Robert & Fils 1630, dont<strong>le</strong> <strong>des</strong>tin a sans doute croisé celui d’un de ses aïeuxpaysan-horloger. Lui-même, après-guerre, a biendû tomber, ici ou là, sur un mouvement Robert, lagrande fabrique d’alors, située à Fontainemelon,sur <strong>le</strong>s contreforts de La Chaux-de-Fonds.Absorbée el<strong>le</strong> aussi dans la grande tourmente,devenue depuis une <strong>des</strong> fabriques d’ETA, la manufactureRobert produisait alors <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urs tracteursdu marché, ancêtres <strong>des</strong> fameux tracteursETA. Mais récemment, Gil<strong>le</strong>s Robert, un <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendantsdirects de la famil<strong>le</strong>, en a exhumé un bonnombre, neufs, jamais emboités, endormis depuis<strong>des</strong> dizaines d’années dans <strong>le</strong>ur papier de soie. Ils’est mis dans l’idée de <strong>le</strong>s faire revivre. Il a relancé<strong>le</strong> nom, créé la marque Robert & Fils 1630 (date dudébut de la dynastie horlogère <strong>des</strong> Robert), <strong>des</strong>sinéde nouvel<strong>le</strong>s boîtes et s’est associé avec unémail<strong>le</strong>ur qui fait merveil<strong>le</strong>.Ces anciens mouvements Robert, aujourd’hui, c’est<strong>Marcel</strong> <strong>Pel<strong>le</strong>tier</strong> qui <strong>le</strong>s démonte pièce par pièce, qui<strong>le</strong>s fait décorer et qui <strong>le</strong>s remonte. «Ce sont vraimentde beaux et d’excel<strong>le</strong>nts mouvements, fiab<strong>le</strong>s,éprouvés, robustes. Il est vrai que <strong>le</strong>ur marchecorrespond aux critères de l’époque, soit 0 à+30 secon<strong>des</strong> par jour. Mais par contre ce n’est pasde sitôt qu’on <strong>le</strong>s reverra au service après-vente!»Simp<strong>le</strong> bon sens de paysan-horloger qui sait que<strong>le</strong>s cyc<strong>le</strong>s longs sont plus déterminants que <strong>le</strong>scyc<strong>le</strong>s courts? Ou, plus largement, l’expressiond’une culture, de cel<strong>le</strong>s qui ont fortement imprégnél’horlogerie jurassienne, de cel<strong>le</strong>s qui ont fait trèstôt la solide réputation de l’horlogerie suisse etdont <strong>le</strong> <strong>le</strong>nt effacement signe la fin d’une époque?Aujourd’hui, ce sont <strong>le</strong>s CEO qui, sous l’assaut decaméras venues du monde entier, jouent un aprèsmidiau paysan-horloger. •75watch around n o 010 automne 2010 - hiver 2011 |

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