12.07.2015 Views

La peau de chagrin

La peau de chagrin

La peau de chagrin

SHOW MORE
SHOW LESS
  • No tags were found...

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

HONORÉ DE BALZACLA COMÉDIE HUMAINEÉTUDES PHILOSOPHIQUESLA PEAU DECHAGRIN


À MONSIEUR SAVARY,MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCESSTERNE (Tristan Shandy, ch.CCCXXII).


LE TALISMANVers la fin du mois d’octobre <strong>de</strong>rnier, unjeune homme entra dans le Palais-Royal au momentoù les maisons <strong>de</strong> jeu s’ouvraient, conformémentà la loi qui protége une passion essentiellementimposable. Sans trop hésiter, il montal’escalier du tripot désigné sous le nom <strong>de</strong>numéro 36.― Monsieur, votre cha<strong>peau</strong>, s’il vous plaît ?lui cria d’une voix sèche et gron<strong>de</strong>use un petitvieillard blême accroupi dans l’ombre, protégépar une barrica<strong>de</strong>, et qui se leva soudainen montrant une figure moulée sur un typeignoble.Quand vous entrez dans une maison <strong>de</strong> jeu,la loi commence par vous dépouiller <strong>de</strong> votrecha<strong>peau</strong>. Est-ce une parabole évangélique etprovi<strong>de</strong>ntielle ! N’est-ce pas plutôt une manière<strong>de</strong> conclure un contrat infernal avec vous en


exigeant je ne sais quel gage ? Serait-ce pourvous obliger à gar<strong>de</strong>r un maintien respectueux<strong>de</strong>vant ceux qui vont gagner votre argent ?Est-ce la police tapie dans tous les égouts sociauxqui tient à savoir le nom <strong>de</strong> votre chapelierou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur lacoiffe ? Est-ce enfin pour prendre la mesure<strong>de</strong> votre crâne et dresser une statistique instructivesur la capacité cérébrale <strong>de</strong>s joueurs ?Sur ce point l’administration gar<strong>de</strong> un silencecomplet. Mais, sachez-le bien, à peine avezvousfait un pas vers le tapis vert, déjà votrecha<strong>peau</strong> ne vous appartient pas plus que vousne vous appartenez à vous-même : vous êtesau jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votrecanne et votre manteau. À votre sortie, le JEUvous démontrera, par une atroce épigramme enaction, qu’il vous laisse encore quelque choseen vous rendant votre bagage. Si toutefois vousavez une coiffure neuve, vous apprendrez àvos dépens qu’il faut se faire un costume <strong>de</strong>


joueur. L’étonnement manifesté par l’étrangerquand il reçut une fiche numérotée en échange<strong>de</strong> son cha<strong>peau</strong>, dont heureusement les bordsétaient légèrement pelés, indiquait assez uneâme encore innocente. Le petit vieillard, quisans doute avait croupi dès son jeune âge dansles bouillants plaisirs <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s joueurs,lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur,dans lequel un philosophe aurait vu les misères<strong>de</strong> l’hôpital, les vagabondages <strong>de</strong>s gens ruinés,les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, lestravaux forcés à perpétuité, les expatriationsau Guazacoalco. Cet homme, dont la longueface blanche n’était plus nourrie que par lessoupes gélatineuses <strong>de</strong> d’Arcet, présentant lapâle image <strong>de</strong> la passion réduite à son termele plus simple. Dans ses ri<strong>de</strong>s il y avait trace<strong>de</strong> vieilles tortures, il <strong>de</strong>vait jouer ses maigresappointements le jour même où il les recevait ;semblable aux rosses sur qui les coups <strong>de</strong> fouetn’ont plus <strong>de</strong> prise, rien ne le faisait tressaillir ;


salles sont garnies <strong>de</strong> spectateurs et <strong>de</strong> joueurs,<strong>de</strong> vieillards indigents qui s’y traînent pour s’yréchauffer, <strong>de</strong> faces agitées, d’orgies commencéesdans le vin et prêtes à finir dans la Seine ;la passion y abon<strong>de</strong>, mais le trop grand nombred’acteurs vous empêche <strong>de</strong> contempler face àface le démon du jeu. <strong>La</strong> soirée est un véritablemorceau d’ensemble où la troupe entière crie,où chaque instrument <strong>de</strong> l’orchestre module saphrase. Vous verriez là beaucoup <strong>de</strong> gens honorablesqui viennent y chercher <strong>de</strong>s distractionset les payent comme ils payeraient le plaisirdu spectacle, <strong>de</strong> la gourmandise, ou commeils iraient dans une mansar<strong>de</strong> acheter à bas prix<strong>de</strong> cuisants regrets pour trois mois. Mais comprenez-voustout ce que doit avoir <strong>de</strong> délire et<strong>de</strong> vigueur dans l’âme un homme qui attendavec impatience l’ouverture d’un tripot ? Entrele joueur du matin et le joueur du soir il existela différence qui distingue le mari nonchalant<strong>de</strong> l’amant pâmé sous les fenêtres <strong>de</strong> sa belle.


Le matin seulement arrivent la passion palpitanteet le besoin dans sa franche horreur. Ence moment vous pourrez admirer un véritablejoueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi,vécu, pensé, tant il était ru<strong>de</strong>ment flagellé parle fouet <strong>de</strong> sa martingale ; tant il souffrait travaillépar le prurit d’un coup <strong>de</strong> trente et quarante.À cette heure maudite, vous rencontrerez<strong>de</strong>s yeux dont le calme effraie, <strong>de</strong>s visagesqui vous fascinent, <strong>de</strong>s regards qui soulèvent lescartes et les dévorent. Aussi les maisons <strong>de</strong> jeune sont-elles sublimes qu’à l’ouverture <strong>de</strong> leursséances. Si l’Espagne a ses combats <strong>de</strong> taureaux,si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit<strong>de</strong> son Palais-Royal, dont les agaçantes roulettesdonnent le plaisir <strong>de</strong> voir couler le sangà flots, sans que les pieds du parterre risquentd’y glisser. Essayez <strong>de</strong> jeter un regard furtif surcette arène, entrez... Quelle nudité ! Les murs,couverts d’un papier gras à hauteur d’homme,n’offrent pas une seule image qui puisse ra-


fraîchir l’âme ; il ne s’y trouve même pas unclou pour faciliter le suici<strong>de</strong>. Le parquet estusé, malpropre. Une table oblongue occupe lecentre <strong>de</strong> la salle. <strong>La</strong> simplicité <strong>de</strong>s chaises <strong>de</strong>paille pressées autour <strong>de</strong> ce tapis usé par l’orannonce une curieuse indifférence du luxe chezces hommes qui viennent périr là pour la fortuneet pour le luxe. Cette antithèse humaine sedécouvre partout où l’âme réagit puissammentsur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtressedans la soie, la revêtir d’un moelleux tissud’Orient, et la plupart du temps il la possè<strong>de</strong> surun grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir,tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme.Le marchand végète au fond d’une boutiquehumi<strong>de</strong> et malsaine, en élevant un vastehôtel, d’où son fils, héritier précoce, sera chassépar une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-ilchose plus déplaisante qu’une maison <strong>de</strong> plaisir? Singulier problème ! Toujours en oppositionavec lui-même, trompant ses espérances


par ses maux présents, et ses maux par un avenirqui ne lui appartient pas, l’homme imprimeà tous ses actes le caractère <strong>de</strong> l’inconséquenceet <strong>de</strong> la faiblesse. Ici-bas rien n’est complet quele malheur. Au moment où le jeune hommeentra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaientdéjà. Trois vieillards à têtes chauvesétaient nonchalamment assis autour du tapisvert ; leurs visages <strong>de</strong> plâtre, impassiblescomme ceux <strong>de</strong>s diplomates, révélaient <strong>de</strong>sâmes blasées, <strong>de</strong>s cœurs qui <strong>de</strong>puis long-tempsavaient désappris <strong>de</strong> palpiter, même en risquantles biens paraphernaux d’une femme.Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teintolivâtre, était accoudé tranquillement au bout<strong>de</strong> la table, et paraissait écouter ces pressentimentssecrets qui crient fatalement à un joueur :― Oui. ― Non ! Cette tête méridionale respiraitl’or et le feu. Sept ou huit spectateurs,<strong>de</strong>bout, rangés <strong>de</strong> manière à former une galerie,attendaient les scènes que leur prépa-


aient les coups du sort, les figures <strong>de</strong>s acteurs,le mouvement <strong>de</strong> l’argent et celui <strong>de</strong>srâteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux,immobiles, attentifs comme l’est le peuple àla Grève quand le bourreau tranche une tête.Un grand homme sec, en habit râpé, tenait unregistre d’une main, et <strong>de</strong> l’autre une épinglepour marquer les passes <strong>de</strong> la Rouge ou <strong>de</strong>la Noire. C’était un <strong>de</strong> ces Tantales mo<strong>de</strong>rnesqui vivent en marge <strong>de</strong> toutes les jouissances<strong>de</strong> leur siècle, un <strong>de</strong> ces avares sans trésor quijouent une mise imaginaire, espèce <strong>de</strong> fou raisonnablequi se consolait <strong>de</strong> ses misères encaressant une chimère, qui agissait enfin avecle vice et le danger comme les jeunes prêtresavec l’Eucharistie, quand ils disent <strong>de</strong>s messesblanches. En face <strong>de</strong> la banque, un ou <strong>de</strong>ux<strong>de</strong> ces fins spéculateurs, experts <strong>de</strong>s chancesdu jeu, et semblables à d’anciens forçats quine s’effraient plus <strong>de</strong>s galères, étaient venus làpour hasar<strong>de</strong>r trois coups et remporter immé-


diatement le gain probable duquel ils vivaient.Deux vieux garçons <strong>de</strong> salle se promenaientnonchalamment les bras croisés, et <strong>de</strong> tempsen temps regardaient le jardin par les fenêtres,comme pour montrer aux passants leurs platesfigures, en guise d’enseigne. Le tailleur et lebanquier venaient <strong>de</strong> jeter sur les porteurs ceregard blême qui les tue, et disaient d’une voixgrêle : ― Faites le jeu ! quand le jeune hommeouvrit la porte. Le silence <strong>de</strong>vint en quelquesorte plus profond, et les têtes se tournèrentvers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe! les vieillards émoussés, les employés pétrifiés,les spectateurs, et jusqu’au fanatique Italien,tous en voyant l’inconnu éprouvèrent jene sais quel sentiment épouvantable. Ne fautilpas être bien malheureux pour obtenir <strong>de</strong> lapitié, bien faible pour exciter une sympathie,ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonnerles âmes dans cette salle où les douleursdoivent être muettes, la misère gaie, le déses-


poir décent ! Eh bien ! il y avait <strong>de</strong> tout celadans la sensation neuve qui remua ces cœursglacés quand le jeune homme entra. Mais lesbourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré surles vierges dont les blon<strong>de</strong>s têtes <strong>de</strong>vaient êtrecoupées à un signal <strong>de</strong> la Révolution ? Au premiercoup d’œil les joueurs lurent sur le visagedu novice quelque horrible mystère : sesjeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse,son regard attestait <strong>de</strong>s efforts trahis,mille espérances trompées ! <strong>La</strong> morne impassibilitédu suici<strong>de</strong> donnait à son front une pâleurmate et maladive, un sourire amer <strong>de</strong>ssinait <strong>de</strong>légers plis dans les coins <strong>de</strong> sa bouche, et saphysionomie exprimait une résignation qui faisaitmal à voir. Quelque secret génie scintillaitau fond <strong>de</strong> ses yeux, voilés peut-être par les fatiguesdu plaisir. Était-ce la débauche qui marquait<strong>de</strong> son sale cachet cette noble figure jadispure et brûlante, maintenant dégradée ? Lesmé<strong>de</strong>cins auraient sans doute attribué à <strong>de</strong>s lé-


sions au cœur ou à la poitrine le cercle jaunequi encadrait les paupières, et la rongeur quimarquait les joues, tandis que les poètes eussentvoulu reconnaître à ces signes les ravages <strong>de</strong> lascience, les traces <strong>de</strong> nuits passées à la lueurd’une lampe studieuse. Mais une passion plusmortelle que la maladie, une maladie plus impitoyableque l’étu<strong>de</strong> et le génie, altéraient cettejeune tête, contractaient ces muscles vivaces,tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleuréles orgies, l’étu<strong>de</strong> et la maladie. Comme,lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, lescondamnés l’accueillent avec respect, ainsi tousces démons humains, experts en tortures, saluèrentune douleur inouïe, une blessure profon<strong>de</strong>que sondait leur regard, et reconnurentun <strong>de</strong> leurs princes à la majesté <strong>de</strong> sa muetteironie, à l’élégante misère <strong>de</strong> ses vêtements. Lejeune homme avait bien un frac <strong>de</strong> bon goût,mais la jonction <strong>de</strong> son gilet et <strong>de</strong> sa cravateétait trop savamment maintenue pour qu’on


lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme<strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> femme, étaient d’une douteusepropreté ; enfin <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux jours il ne portaitplus <strong>de</strong> gants ! Si le tailleur et les garçons<strong>de</strong> salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que lesenchantements <strong>de</strong> l’innocence florissaient parvestiges dans ses formes grêles et fines, dans sescheveux blonds et rares, naturellement bouclés.Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et levice paraissait n’y être qu’un acci<strong>de</strong>nt. <strong>La</strong> vertevie <strong>de</strong> la jeunesse y luttait encore avec les ravagesd’une impuissante lubricité. Les ténèbreset la lumière, le néant et l’existence s’y combattaienten produisant tout à la fois <strong>de</strong> la grâceet <strong>de</strong> l’horreur. Le jeune homme se présentaitlà comme un ange sans rayons, égaré danssa route. Aussi tous ces professeurs émérites<strong>de</strong> vice et d’infamie, semblables à une vieillefemme é<strong>de</strong>ntée, prise <strong>de</strong> pitié à l’aspect d’unebelle fille qui s’offre à la corruption, furent-ilsprêts à crier au novice : ― Sortez ! Celui-ci mar-


cha droit à la table, s’y tint <strong>de</strong>bout, jeta sanscalcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait àla main, et qui roula sur Noir ; puis, commeles âmes fortes, abhorrant <strong>de</strong> chicanières incertitu<strong>de</strong>s,il lança sur le tailleur un regard toutà la fois turbulent et calme. L’intérêt <strong>de</strong> cecoup était si grand que les vieillards ne firentpas <strong>de</strong> mise ; mais l’Italien saisit avec le fanatisme<strong>de</strong> la passion une idée qui vint lui sourire,et ponta sa masse d’or en opposition aujeu <strong>de</strong> l’inconnu. Le banquier oublia <strong>de</strong> dire cesphrases qui se sont à la longue converties en uncri rauque et inintelligible : Faites le jeu ! ― Lejeu est fait ! ― Rien ne va plus. Le tailleur étalales cartes, et sembla souhaiter bonne chanceau <strong>de</strong>rnier venu, indifférent qu’il était à la perteou au gain fait par les entrepreneurs <strong>de</strong> cessombres plaisirs. Chacun <strong>de</strong>s spectateurs voulutvoir un drame et la <strong>de</strong>rnière scène d’unenoble vie dans le sort <strong>de</strong> cette pièce d’or ; leursyeux arrêtés sur les cartons fatidiques étince-


lèrent ; mais, malgré l’attention avec laquelle ilsregardèrent alternativement et le jeune hommeet les cartes, ils ne purent apercevoir aucunsymptôme d’émotion sur sa figure froi<strong>de</strong> et résignée.― Rouge, pair, passe, dit officiellement letailleur.Une espèce <strong>de</strong> râle sourd sortit <strong>de</strong> la poitrine<strong>de</strong> l’Italien lorsqu’il vit tomber un à unles billets pliés que lui lança le banquier. Quantau jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’aumoment où le râteau s’allongea pour ramasserson <strong>de</strong>rnier napoléon. L’ivoire fit rendreun bruit sec à la pièce, qui, rapi<strong>de</strong> comme uneflèche, alla se réunir au tas d’or étalé <strong>de</strong>vantla caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement,ses lèvres blanchirent ; mais il releva bientôt sespaupières, sa bouche reprit une rougeur <strong>de</strong> corail,il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vien’a plus <strong>de</strong> mystères, et disparut sans mendierune consolation par un <strong>de</strong> ces regards déchi-


ants que les joueurs au désespoir lancent assezsouvent sur la galerie. Combien d’événementsse pressent dans l’espace d’une secon<strong>de</strong>, et que<strong>de</strong> choses dans un coup <strong>de</strong> dé !― Voilà sans doute sa <strong>de</strong>rnière cartouche, diten souriant le croupier après un moment <strong>de</strong> silencependant lequel il tint cette pièce d’or entrele pouce et l’in<strong>de</strong>x pour la montrer aux assistants.― C’est un cerveau brûlé qui va se jeter àl’eau, répondit un habitué en regardant autour<strong>de</strong> lui les joueurs qui se connaissaient tous.― Bah ! s’écria le garçon <strong>de</strong> chambre, en prenantune prise <strong>de</strong> tabac.― Si nous avions imité monsieur ? dit un <strong>de</strong>svieillards à ses collègues en désignant l’Italien.Tout le mon<strong>de</strong> regarda l’heureux joueurdont les mains tremblaient en comptant sesbillets <strong>de</strong> banque.


― J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criaitdans l’oreille : Le Jeu aura raison contre ledésespoir <strong>de</strong> ce jeune homme.― Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier,autrement il aurait groupé son argent en troismasses pour se donner plus <strong>de</strong> chances.Le jeune homme passait sans réclamer soncha<strong>peau</strong> ; mais le vieux molosse, ayant remarquéle mauvais état <strong>de</strong> cette guenille, la lui renditsans proférer une parole ; le joueur restituala fiche par un mouvement machinal, et<strong>de</strong>scendit les escaliers en sifflant di tanti palpitid’un souffle si faible, qu’il en entendit àpeine lui-même les notes délicieuses. Il se trouvabientôt sous les galeries du Palais-Royal, allajusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin<strong>de</strong>s Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu.Il marchait comme au milieu d’un désert,coudoyé par <strong>de</strong>s hommes qu’il ne voyaitpas, n’écoutant à travers les clameurs populairesqu’une seule voix, celle <strong>de</strong> la mort ; en-


fin perdu dans une engourdissante méditation,semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminelsqu’une charrette conduisait du Palais àla Grève, vers cet échafaud, rouge <strong>de</strong> tout lesang versé <strong>de</strong>puis 1793. Il existe je ne sais quoi<strong>de</strong> grand et d’épouvantable dans le suici<strong>de</strong>. Leschutes d’une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> gens sont sans danger,comme celles <strong>de</strong>s enfants qui tombent <strong>de</strong>trop bas pour se blesser ; mais quand un grandhomme se brise, il doit venir <strong>de</strong> bien haut, s’êtreélevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelqueparadis inaccessible. Implacables doivent êtreles ouragans qui le forcent à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la paix<strong>de</strong> l’âme à la bouche d’un pistolet. Combien<strong>de</strong> jeunes talents confinés dans une mansar<strong>de</strong>s’étiolent et périssent faute d’un ami, fauted’une femme consolatrice, au sein d’un milliond’êtres, en présence d’une foule lassée d’or etqui s’ennuie. À cette pensée, le suici<strong>de</strong> prend<strong>de</strong>s proportions gigantesques. Entre une mortvolontaire et la fécon<strong>de</strong> espérance dont la voix


appelait un jeune homme à Paris, Dieu seul saitcombien se heurtent <strong>de</strong> conceptions, <strong>de</strong> poésiesabandonnées, <strong>de</strong> désespoirs et <strong>de</strong> cris étouffés,<strong>de</strong> tentatives inutiles et <strong>de</strong> chefs-d’œuvreavortés. Chaque suici<strong>de</strong> est un poème sublime<strong>de</strong> mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan<strong>de</strong>s littératures, un livre surnageant qui puisselutter <strong>de</strong> génie avec ces lignes : Hier, à quatreheures, une jeune femme s’est jetée dans la Seinedu haut du Pont-<strong>de</strong>s-Arts. Devant ce laconismeparisien, les drames, les romans, tout pâlit,même ce vieux frontispice : Les lamentations duglorieux roi <strong>de</strong> Kaërnavan, mis en prison parses enfants ; <strong>de</strong>rnier fragment d’un livre perdu,dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne,qui lui-même délaissait sa femme et ses enfants.L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables,qui passaient en lambeaux dans sonâme, comme <strong>de</strong>s dra<strong>peau</strong>x déchirés voltigentau milieu d’une bataille. S’il déposait pendantun moment le far<strong>de</strong>au <strong>de</strong> son intelligence et


<strong>de</strong> ses souvenirs pour s’arrêter <strong>de</strong>vant quelquesfleurs dont les têtes étaient mollement balancéespar la brise parmi les massifs <strong>de</strong> verdure,bientôt saisi par une convulsion <strong>de</strong> la vie quiregimbait encore sous la pesante idée du suici<strong>de</strong>,il levait les yeux au ciel : là, <strong>de</strong>s nuagesgris, <strong>de</strong>s bouffées <strong>de</strong> vent chargées <strong>de</strong> tristesse,une atmosphère lour<strong>de</strong>, lui conseillaient encore<strong>de</strong> mourir. Il s’achemina vers le pont Royal ensongeant aux <strong>de</strong>rnières fantaisies <strong>de</strong> ses prédécesseurs.Il souriait en se rappelant que lordCastelreagh avait satisfait le plus humble <strong>de</strong>nos besoins avant <strong>de</strong> se couper la gorge, et quel’académicien Auger avait été chercher sa tabatièrepour priser tout en marchant à la mort.Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait luimême,quand, en se serrant contre le parapetdu pont, pour laisser passer un fort <strong>de</strong> la halle,celui-ci ayant légèrement blanchi la manche <strong>de</strong>son habit, il se surprit à en secouer soigneusementla poussière. Arrivé au point culminant


<strong>de</strong> la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.― Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riantune vieille femme vêtue <strong>de</strong> haillons. Est-ellesale et froi<strong>de</strong>, la Seine ! Il répondit par un sourireplein <strong>de</strong> naïveté qui attestait le délire <strong>de</strong> soncourage, mais il frissonna tout à coup en voyant<strong>de</strong> loin, sur le port <strong>de</strong>s Tuileries, la baraquesurmontée d’un écriteau où ces paroles sonttracées en lettres hautes d’un pied : SECOURSAUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé<strong>de</strong> sa philanthropie, réveillant et faisant mouvoirces vertueux avirons qui cassent la tête auxnoyés, quand malheureusement ils remontentsur l’eau : il l’aperçut ameutant les curieux, quêtantun mé<strong>de</strong>cin, apprêtant <strong>de</strong>s fumigations ; illut les doléances <strong>de</strong>s journalistes, écrites entreles joies d’un festin et le sourire d’une danseuse ;il entendit sonner les écus comptés à <strong>de</strong>s batelierspour sa tête par le préfet <strong>de</strong> la Seine.Mort, il valait cinquante francs, mais vivantil n’était qu’un homme <strong>de</strong> talent sans protec-


teurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour,un véritable zéro social, inutile à l’état, qui n’enavait aucun souci. Une mort en plein jour luiparut ignoble, il résolut <strong>de</strong> mourir pendant lanuit, afin <strong>de</strong> livrer un cadavre indéchiffrable àcette société qui méconnaissait la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigeavers le quai Voltaire, en prenant la démarcheindolente d’un désœuvré qui veut tuerle temps. Quand il <strong>de</strong>scendit les marches quiterminent le trottoir du pont, à l’angle du quai,son attention fut excitée par les bouquins étaléssur le parapet ; peu s’en fallut qu’il n’en marchandâtquelques-uns. Il se prit à sourire, remitphilosophiquement les mains dans ses goussets,et allait reprendre son allure d’insoucianceoù perçait un froid dédain, quand il entenditavec surprise quelques pièces retentir d’unemanière véritablement fantastique au fond <strong>de</strong>sa poche. Un sourire d’espérance illumina sonvisage, glissa <strong>de</strong> ses lèvres sur ses traits, sur son


front, fit briller <strong>de</strong> joie ses yeux et ses jouessombres. Cette étincelle <strong>de</strong> bonheur ressemblaità ces feux qui courent dans les vestigesd’un papier déjà consumé par la flamme : maisle visage eut le sort <strong>de</strong>s cendres noires ; il re<strong>de</strong>vinttriste quand l’inconnu, ayant vivement retiréla main <strong>de</strong> son gousset, aperçut trois grossous.― Ah ! mon bon monsieur, la carita ! la carita! catarina ! Un petit sou pour avoir du pain !Un jeune ramoneur dont la figure bouffie étaitnoire, le corps brun <strong>de</strong> suie, les vêtements déguenillés,tendit la main à cet homme pour luiarracher ses <strong>de</strong>rniers sous. À <strong>de</strong>ux pas du petitSavoyard, un vieux pauvre honteux, maladif,souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserietrouée, lui dit d’une grosse voix sour<strong>de</strong> :― Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, jeprierai Dieu pour vous... Mais quand l’hommejeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut etne <strong>de</strong>manda plus rien, reconnaissant peut-être


sur ce visage funèbre la livrée d’une misère plusâpre que n’était la sienne. ―<strong>La</strong> carita ! la carita !L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieuxpauvre en quittant le trottoir pour aller vers lesmaisons, il ne pouvait plus supporter le poignantaspect <strong>de</strong> la Seine. ― Nous prierons Dieupour la conservation <strong>de</strong> vos jours, lui dirent les<strong>de</strong>ux mendiants.En arrivant à l’étalage d’un marchandd’estampes, cet homme presque mort rencontraune jeune femme qui <strong>de</strong>scendait d’unbrillant équipage. Il contempla délicieusementcette charmante personne dont la blanche figureétait harmonieusement encadrée dans lesatin d’un élégant cha<strong>peau</strong> ; il fut séduit parune taille svelte, par <strong>de</strong> jolis mouvements ; larobe, légèrement relevée par le marchepied, luilaissa voir une jambe dont les fins contoursétaient <strong>de</strong>ssinés par un bas blanc et bien tiré.<strong>La</strong> jeune femme entra dans le magasin, y marchanda<strong>de</strong>s albums, <strong>de</strong>s collections <strong>de</strong> litho-


graphies ; elle en acheta pour plusieurs piècesd’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir.Le jeune homme, en apparence occupésur le seuil <strong>de</strong> la porte à regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s gravuresexposées dans la montre, échangea vivementavec la belle inconnue l’œilla<strong>de</strong> la plus perçanteque puisse lancer un homme, contre un <strong>de</strong> cescoups d’œil insouciants jetés au hasard sur lespassants. C’était, <strong>de</strong> sa part, un adieu à l’amour,à la femme ! mais cette <strong>de</strong>rnière et puissante interrogationne fut pas comprise, ne remua pasce cœur <strong>de</strong> femme frivole, ne la fit pas rougir,ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pourelle ? une admiration <strong>de</strong> plus, un désir inspiréqui le soir lui suggérait cette douce parole :J’étais bien aujourd’hui. Le jeune homme passapromptement à un autre cadre, et ne se retournapoint quand l’inconnue remonta danssa voiture. Les chevaux partirent, cette <strong>de</strong>rnièreimage du luxe et <strong>de</strong> l’élégance s’éclipsa commeallait s’éclipser sa vie. Il se mit à marcher d’un


pas mélancolique le long <strong>de</strong>s magasins, en examinantsans beaucoup d’intérêt les échantillons<strong>de</strong> marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent,il étudia le Louvre, l’Institut, les tours<strong>de</strong> Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-<strong>de</strong>s-Arts. Ces monuments paraissaient prendre unephysionomie triste en reflétant les teintes grisesdu ciel, dont les rares clartés prêtaient un airmenaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme,est soumis à d’inexplicables caprices <strong>de</strong> lai<strong>de</strong>uret <strong>de</strong> beauté. Ainsi, la nature elle-même conspiraità le plonger dans une extase douloureuse.En proie à cette puissance malfaisante dontl’action dissolvante trouve un véhicule dans leflui<strong>de</strong> qui circule en nos nerfs, il sentait sonorganisme arriver insensiblement aux phénomènes<strong>de</strong> la fluidité. Les tourments <strong>de</strong> cetteagonie lui imprimaient un mouvement semblableà celui <strong>de</strong>s vagues, et lui faisaient voir lesbâtiments, les hommes, à travers un brouillardoù tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux ti-


tillations que produisaient sur son âme les réactions<strong>de</strong> la nature physique, et se dirigea vers unmagasin d’antiquités dans l’intention <strong>de</strong> donnerune pâture à ses sens, ou d’y attendre lanuit en marchandant <strong>de</strong>s objets d’art. C’était,pour ainsi dire, quêter du courage et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>run cordial, comme les criminels qui se défient<strong>de</strong> leurs forces en allant à l’échafaud ; mais laconscience <strong>de</strong> sa prochaine mort rendit pourun moment au jeune homme l’assurance d’uneduchesse qui a <strong>de</strong>ux amants, et il entra chez lemarchand <strong>de</strong> curiosités d’un air dégagé, laissantvoir sur ses lèvres un sourire fixe commecelui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre <strong>de</strong> la vie,ou peut-être <strong>de</strong> la mort. Il retomba bientôt dansses vertiges, et continua d’apercevoir les chosessous d’étranges couleurs, ou animées d’un légermouvement dont le principe était sans doutedans une irrégulière circulation <strong>de</strong> son sang,tantôt bouillonnant comme une casca<strong>de</strong>, tantôttranquille et fa<strong>de</strong> comme l’eau tiè<strong>de</strong>. Il <strong>de</strong>man-


da simplement à visiter les magasins pour cherchers’ils ne renfermaient pas quelques singularitésà sa convenance. Un jeune garçon à figurefraîche et joufflue, à chevelure rousse, et coifféd’une casquette <strong>de</strong> loutre, commit la gar<strong>de</strong><strong>de</strong> la boutique à une vieille paysanne, espèce<strong>de</strong> Caliban femelle occupée à nettoyer un poêledont les merveilles étaient dues au génie <strong>de</strong> Bernard<strong>de</strong> Palissy ; puis il dit à l’étranger d’un airinsouciant : ― Voyez, monsieur, voyez ! Nousn’avons en bas que <strong>de</strong>s choses assez ordinaires ;mais si vous voulez prendre la peine <strong>de</strong> monterau premier étage, je pourrai vous montrer<strong>de</strong> fort belles momies du Caire, plusieurs poteriesincrustées, quelques ébènes sculptés, vraierenaissance, récemment arrivés, et qui sont <strong>de</strong>toute beauté.Dans l’horrible situation où se trouvaitl’inconnu, ce babil <strong>de</strong> cicérone, ces phrases sottementmercantiles furent pour lui comme lestaquineries mesquines par lesquelles <strong>de</strong>s es-


prits étroits assassinent un homme <strong>de</strong> génie.Portant sa croix jusqu’au bout, il parut écouterson conducteur et lui répondit par gestesou par monosyllabes ; mais insensiblement ilsut conquérir le droit d’être silencieux, et putse livrer sans crainte à ses <strong>de</strong>rnières méditations,qui furent terribles. Il était poète, et sonâme rencontra fortuitement une immense pâture: il <strong>de</strong>vait voir par avance les ossements <strong>de</strong>vingt mon<strong>de</strong>s. Au premier coup d’œil, les magasinslui offrirent un tableau confus, dans lequeltoutes les œuvres humaines et divines seheurtaient. Des crocodiles, <strong>de</strong>s singes, <strong>de</strong>s boasempaillés souriaient à <strong>de</strong>s vitraux d’église, semblaientvouloir mordre <strong>de</strong>s bustes, courir après<strong>de</strong>s laques, ou grimper sur <strong>de</strong>s lustres. Un vase<strong>de</strong> Sèvres, où madame Jacotot avait peint Napoléon,se trouvait auprès d’un sphinx dédié àSésostris. Le commencement du mon<strong>de</strong> et lesévénements d’hier se mariaient avec une grotesquebonhomie. Un tournebroche était posé


sur un ostensoir, un sabre républicain sur unehacquebute du moyen-âge. Madame Dubarrypeinte au pastel par <strong>La</strong>tour, une étoile sur latête, nue et dans un nuage, paraissait contempleravec concupiscence une chibouque indienne,en cherchant à <strong>de</strong>viner l’utilité <strong>de</strong>s spiralesqui serpentaient vers elle. Les instruments<strong>de</strong> mort, poignards, pistolets curieux, armes àsecret, étaient jetés pêle-mêle avec <strong>de</strong>s instruments<strong>de</strong> vie : soupières en porcelaine, assiettes<strong>de</strong> Saxe, tasses orientales venues <strong>de</strong> Chine, salièresantiques, drageoirs féodaux. Un vaisseaud’ivoire voguait à pleines voiles sur le dosd’une immobile tortue. Une machine pneumatiqueéborgnait l’empereur Auguste, majestueusementimpassible. Plusieurs portraitsd’échevins français, <strong>de</strong> bourgmestres hollandais,insensibles alors comme pendant leur vie,s’élevaient au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ce chaos d’antiquités,en y lançant un regard pâle et froid. Tous lespays <strong>de</strong> la terre semblaient avoir apporté là


un débris <strong>de</strong> leurs sciences, un échantillon <strong>de</strong>leurs arts. C’était une espèce <strong>de</strong> fumier philosophiqueauquel rien ne manquait, ni le calumetdu sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail,ni le yatagan du Maure, ni l’idole <strong>de</strong>s Tartares ;il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat,jusqu’au ciboire du prêtre, jusqu’aux plumesd’un trône. Ces monstrueux tableaux étaientencore assujettis à mille acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> lumière,par la bizarrerie d’une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> reflets dus àla confusion <strong>de</strong>s nuances, à la brusque opposition<strong>de</strong>s jours et <strong>de</strong>s noirs. L’oreille croyait entendre<strong>de</strong>s cris interrompus, l’esprit saisir <strong>de</strong>sdrames inachevés, l’œil apercevoir <strong>de</strong>s lueursmal étouffées. Enfin une poussière obstinéeavait jeté son léger voile sur tous ces objets,dont les angles multipliés et les sinuosités nombreusesproduisaient les effets les plus pittoresques.L’inconnu compara d’abord ces troissalles gorgées <strong>de</strong> civilisation, <strong>de</strong> cultes, <strong>de</strong> divinités,<strong>de</strong> chefs-d’œuvre, <strong>de</strong> royautés, <strong>de</strong> dé-


auches, <strong>de</strong> raison et <strong>de</strong> folie, à un miroirplein <strong>de</strong> facettes dont chacune représentait unmon<strong>de</strong>. Après cette impression brumeuse, ilvoulut choisir ses jouissances ; mais à force <strong>de</strong>regar<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> penser, <strong>de</strong> rêver, il tomba sous lapuissance d’une fièvre due peut-être à la faimqui rugissait dans ses entrailles. <strong>La</strong> vue <strong>de</strong> tantd’existences nationales ou individuelles, attestéespar ces gages humains qui leur survivaient,acheva d’engourdir les sens du jeune homme,le désir qui l’avait poussé dans le magasin futexaucé : il sortit <strong>de</strong> la vie réelle, monta par <strong>de</strong>grésvers un mon<strong>de</strong> idéal, arriva dans les palaisenchantés <strong>de</strong> l’extase où l’univers lui apparutpar bribes et en traits <strong>de</strong> feu, comme l’avenirpassa jadis flamboyant aux yeux <strong>de</strong> saint Jeandans Pathmos.Une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> figures endolories, gracieuseset terribles, obscures et luci<strong>de</strong>s, lointaineset rapprochées, se leva par masses, parmyria<strong>de</strong>s, par générations. L’Égypte, roi<strong>de</strong>,


mystérieuse, se dressa <strong>de</strong> ses sables, représentéepar une momie qu’enveloppaient <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>lettesnoires : les Pharaons ensevelissant <strong>de</strong>speuples pour se construire une tombe ; Moïse,les Hébreux, le désert : il entrevit tout un mon<strong>de</strong>antique et solennel. Fraîche et suave, une statue<strong>de</strong> marbre assise sur une colonne torse etrayonnant <strong>de</strong> blancheur lui parla <strong>de</strong>s mythesvoluptueux <strong>de</strong> la Grèce et <strong>de</strong> l’Ionie. Ah ! quin’aurait souri comme lui, <strong>de</strong> voir sur un fondrouge, la jeune fille brune dansant dans la fineargile d’un vase étrusque <strong>de</strong>vant le Dieu Priapequ’elle saluait d’un air joyeux ? en regard, unereine latine caressait sa chimère avec amour !Les caprices <strong>de</strong> la Rome impériale respiraientlà tout entiers et révélaient le bain, la couche,la toilette d’une Julie indolente, songeuse, attendantson Tibulle. Armée du pouvoir <strong>de</strong>s talismansarabes, la tête <strong>de</strong> Cicéron évoquait lessouvenirs <strong>de</strong> la Rome libre et lui déroulait lespages <strong>de</strong> Tite-Live : le jeune homme contempla


Senatus Populusque romanus : le consul, les licteurs,les toges bordées <strong>de</strong> pourpre, les luttesdu Forum, le peuple courroucé défilaient lentement<strong>de</strong>vant lui comme les vaporeuses figuresd’un rêve. Enfin la Rome chrétienne dominaitces images. Une peinture ouvrait les cieux : il yvoyait la Vierge Marie plongée dans un nuaged’or, au sein <strong>de</strong>s anges, éclipsant la gloire du soleil,écoutant les plaintes <strong>de</strong>s malheureux auxquelscette Ève régénérée souriait d’un air doux.En touchant une mosaïque faite avec les différenteslaves du Vésuve et <strong>de</strong> l’Etna, son âmes’élançait dans la chau<strong>de</strong> et fauve Italie : il assistaitaux orgies <strong>de</strong>s Borgia, courait dans lesAbruzzes, aspirait aux amours italiennes, sepassionnait pour les blancs visages aux longsyeux noirs. Il frémissait <strong>de</strong>s dénoûments nocturnesinterrompus par la froi<strong>de</strong> épée d’un mari,en apercevant une dague du moyen-âge dontla poignée était travaillée comme l’est une <strong>de</strong>ntelle,et dont la rouille ressemblait à <strong>de</strong>s taches


<strong>de</strong> sang. L’In<strong>de</strong> et ses religions revivaient dansun magot chinois coiffé <strong>de</strong> son cha<strong>peau</strong> pointu,à losanges relevées, paré <strong>de</strong> clochettes, vêtud’or et <strong>de</strong> soie. Près du magot, une natte, joliecomme la bayadère qui s’y était roulée, exhalaitencore les o<strong>de</strong>urs du sandal. Un monstredu Japon dont les yeux restaient tordus, labouche contournée, les membres torturés, réveillaitl’âme par les inventions d’un peuplequi, fatigué du beau toujours unitaire, trouved’ineffables plaisirs dans la fécondité <strong>de</strong>s lai<strong>de</strong>urs.Une salière sortie <strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong> BenvenutoCellini le reportait au sein <strong>de</strong> la renaissance,au temps ou les arts et la licence fleurissaient,où les souverains se divertissaient à <strong>de</strong>ssupplices, où les conciles couchés dans les bras<strong>de</strong>s courtisanes décrétaient la chasteté pour lessimples prêtres. Il vit les conquêtes d’Alexandresur un camée, les massacres <strong>de</strong> Pizarre dansune arquebuse à mèche, les guerres <strong>de</strong> religionéchevelées, bouillantes, cruelles, au fond d’un


casque. Puis, les riantes images <strong>de</strong> la chevaleriesourdirent d’une armure <strong>de</strong> Milan supérieurementdamasquinée, bien fourbie, et sous la visière<strong>de</strong> laquelle brillaient encore les yeux d’unpaladin.Cet océan <strong>de</strong> meubles, d’inventions, <strong>de</strong>mo<strong>de</strong>s, d’œuvres, <strong>de</strong> ruines, lui composait unpoème sans fin. Formes, couleurs, pensées, toutrevivait là ; mais rien <strong>de</strong> complet ne s’offrait àl’âme. Le poète <strong>de</strong>vait achever les croquis dugrand-peintre qui avait fait cette immense paletteoù les innombrables acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> la viehumaine étaient jetés à profusion, avec dédain.Après s’être emparé du mon<strong>de</strong>, après avoircontemplé <strong>de</strong>s pays, <strong>de</strong>s âges, <strong>de</strong>s règnes, lejeune homme revint à <strong>de</strong>s existences individuelles.Il se repersonnifia, s’empara <strong>de</strong>s détailsen repoussant la vie <strong>de</strong>s nations comme tropaccablante pour un seul homme.Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet<strong>de</strong> Ruysch, et cette ravissante créature lui


appelait les joies <strong>de</strong> son jeune âge. Au prestigieuxaspect du pagne virginal <strong>de</strong> quelque jeunefille d’Otaïti, sa brûlante imagination lui peignaitla vie simple <strong>de</strong> la nature, la chaste nudité<strong>de</strong> la vraie pu<strong>de</strong>ur, les délices <strong>de</strong> la paresse si naturelleà l’homme, toute une <strong>de</strong>stinée calme aubord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un bananier,qui dispensait une manne savoureuse,sans culture. Mais tout à coup il <strong>de</strong>venait corsaire,et revêtait la terrible poésie empreintedans le rôle <strong>de</strong> <strong>La</strong>ra, vivement inspiré par lescouleurs nacrées <strong>de</strong> mille coquillages, exaltépar la vue <strong>de</strong> quelques madrépores qui sentaientle varech, les algues et les ouragans atlantiques.Admirant plus loin les délicates miniatures,les arabesques d’azur et d’or qui enrichissaientquelque précieux missel manuscrit, il oubliaitles tumultes <strong>de</strong> la mer. Mollement balancédans une pensée <strong>de</strong> paix, il épousait <strong>de</strong> nouveaul’étu<strong>de</strong> et la science, souhaitait la grassevie <strong>de</strong>s moines exempte <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>s, exempte


<strong>de</strong> plaisirs, et se couchait au fond d’une cellule,en contemplant par sa fenêtre en ogive lesprairies, les bois, les vignobles <strong>de</strong> son monastère.Devant quelques Teniers, il endossait lacasaque d’un soldat ou la misère d’un ouvrier,il désirait porter le bonnet sale et enfumé <strong>de</strong>sFlamands, s’enivrait <strong>de</strong> bière, jouait aux cartesavec eux, et souriait à une grosse paysanne d’unattrayant embonpoint. Il grelottait en voyantune tombée <strong>de</strong> neige <strong>de</strong> Mieris, ou se battait enregardant un combat <strong>de</strong> Salvator Rosa. Il caressaitun tomhawk d’Illinois, et sentait le scalpeld’un Chérokée qui lui enlevait la <strong>peau</strong> du crâne.Émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le confiait àla main d’une châtelaine dont il écoutait la romancemélodieuse en lui déclarant son amour,le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans lapénombre où se perdait un regard <strong>de</strong> consentement.Il s’accrochait à toutes les joies, saisissaittoutes les douleurs, s’emparait <strong>de</strong> toutes les formulesd’existence en éparpillant si généreuse-


ment sa vie et ses sentiments sur les simulacres<strong>de</strong> cette nature plastique et vi<strong>de</strong>, que le bruit <strong>de</strong>ses pas retentissait dans son âme comme le sonlointain d’un autre mon<strong>de</strong>, comme la rumeur<strong>de</strong> Paris arrive sur les tours <strong>de</strong> Notre-Dame.En montant l’escalier intérieur qui conduisaitaux salles situées au premier étage, il vit<strong>de</strong>s boucliers votifs, <strong>de</strong>s panoplies, <strong>de</strong>s tabernaclessculptés, <strong>de</strong>s figures en bois penduesaux murs, posées sur chaque marche. Poursuivipar les formes les plus étranges, par <strong>de</strong>s créationsmerveilleuses assises sur les confins <strong>de</strong> lamort et <strong>de</strong> la vie, il marchait dans les enchantementsd’un songe ; enfin, doutant <strong>de</strong> son existence,il était comme ces objets curieux, ni toutà fait mort, ni tout à fait vivant. Quand il entradans les nouveaux magasins, le jour commençaità pâlir ; mais la lumière semblait inutileaux richesses resplendissantes d’or et d’argentqui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteuxcaprices <strong>de</strong> dissipateurs morts sous <strong>de</strong>s man-


sar<strong>de</strong>s après avoir possédé plusieurs millions,étaient dans ce vaste bazar <strong>de</strong>s folies humaines.Une écritoire payée cent mille francs et rachetéepour cent sous, gisait auprès d’une serrure àsecret dont le prix aurait suffi jadis à la rançond’un roi. Là, le génie humain apparaissait danstoutes les pompes <strong>de</strong> sa misère, dans toutela gloire <strong>de</strong> ses petitesses gigantesques. Unetable d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptéed’après les <strong>de</strong>ssins <strong>de</strong> Jean Goujon et qui coûtajadis plusieurs années <strong>de</strong> travail, avait été peutêtreacquise au prix du bois à brûler. Des coffretsprécieux, <strong>de</strong>s meubles faits par la main <strong>de</strong>sfées, y étaient dédaigneusement amoncelés.― Vous avez <strong>de</strong>s millions ici, s’écria le jeunehomme en arrivant à la pièce qui terminaitune immense enfila<strong>de</strong> d’appartements dorés etsculptés par <strong>de</strong>s artistes du siècle <strong>de</strong>rnier.― Dites <strong>de</strong>s milliards, répondit le grosgarçon joufflu. Mais ce n’est rien encore ; montezau troisième étage, et vous verrez !


L’inconnu suivit son conducteur et parvintà une quatrième galerie où successivementpassèrent <strong>de</strong>vant ses yeux fatigués plusieurstableaux du Poussin, une sublime statue <strong>de</strong>Michel-Ange, quelques ravissants paysages <strong>de</strong>Clau<strong>de</strong> Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblaità une page <strong>de</strong> Sterne, <strong>de</strong>s Rembrandt,<strong>de</strong>s Murillo, <strong>de</strong>s Velasquez sombres et coloréscomme un poème <strong>de</strong> lord Byron ; puis <strong>de</strong>sbas-reliefs antiques, <strong>de</strong>s coupes d’agate, <strong>de</strong>sonyx merveilleux ; enfin c’était <strong>de</strong>s travaux àdégoûter du travail, <strong>de</strong>s chefs-d’œuvre accumulésà faire prendre en haine les arts et à tuerl’enthousiasme. Il arriva <strong>de</strong>vant une Vierge <strong>de</strong>Raphaël, mais il était las <strong>de</strong> Raphaël, une figure<strong>de</strong> Corrège qui voulait un regard ne l’obtintmême pas ; un vase inestimable en porphyreantique et dont les sculptures circulaires représentaient,<strong>de</strong> toutes les priapées romaines,la plus grotesquement licencieuse, délices <strong>de</strong>quelque Corinne, eut à peine un sourire. Il


étouffait sous les débris <strong>de</strong> cinquante sièclesévanouis, il était mala<strong>de</strong> <strong>de</strong> toutes ces penséeshumaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressésous ces formes renaissantes qui, pareillesà <strong>de</strong>s monstres enfantés sous ses piedspar quelque malin génie, lui livraient un combatsans fin. Semblable en ses caprices à la chimiemo<strong>de</strong>rne qui résume la création par un gaz,l’âme ne compose-t-elle pas <strong>de</strong> terribles poisonspar la rapi<strong>de</strong> concentration <strong>de</strong> ses jouissances,<strong>de</strong> ses forces ou <strong>de</strong> ses idées ? Beaucoupd’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement<strong>de</strong> quelque aci<strong>de</strong> moral soudainementépandu dans leur être intérieur ?― Que contient cette boîte ? <strong>de</strong>manda-t-il enarrivant à un grand cabinet, <strong>de</strong>rnier monceau<strong>de</strong> gloire, d’efforts humains, d’originalités, <strong>de</strong>richesses, parmi lesquelles il montra du doigtune gran<strong>de</strong> caisse carrée, construite en acajou,suspendue à un clou par une chaîne d’argent.


― Ah ! monsieur en a la clef, dit le grosgarçon avec un air <strong>de</strong> mystère. Si vous désirezvoir ce portrait, je me hasar<strong>de</strong>rai volontiers à leprévenir.― Vous hasar<strong>de</strong>r ! reprit le jeune homme.Votre maître est-il un prince ?― Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.Ils se regardèrent pendant un moment aussiétonnés l’un que l’autre. L’apprenti interprétale silence <strong>de</strong> l’inconnu comme un souhait, et lelaissa seul dans le cabinet.Vous êtes-vous jamais lancé dansl’immensité <strong>de</strong> l’espace et du temps, en lisantles œuvres géologiques <strong>de</strong> Cuvier ? Emportépar son génie, avez-vous plané sur l’abîme sansbornes du passé, comme soutenu par la maind’un enchanteur ? En découvrant <strong>de</strong> trancheen tranche, <strong>de</strong> couche en couche, sous les carrières<strong>de</strong> Montmartre ou dans les schistes <strong>de</strong>l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossiliséesappartiennent à <strong>de</strong>s civilisations antédilu-


viennes, l’âme est effrayée d’entrevoir <strong>de</strong>s milliardsd’années, <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> peuples que lafaible mémoire humaine, que l’in<strong>de</strong>structibletradition divine ont oubliés et dont la cendre,poussée à la surface <strong>de</strong> notre globe, y forme les<strong>de</strong>ux pieds <strong>de</strong> terre qui nous donnent du painet <strong>de</strong>s fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grandpoète <strong>de</strong> notre siècle ? Lord Byron a bien reproduitpar <strong>de</strong>s mots quelques agitations morales,mais notre immortel naturaliste a reconstruit<strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s avec <strong>de</strong>s os blanchis, a rebâticomme Cadmus <strong>de</strong>s cités avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts, arepeuplé mille forêts <strong>de</strong> tous les mystères <strong>de</strong>la zoologie avec quelques fragments <strong>de</strong> houille,a retrouvé <strong>de</strong>s populations <strong>de</strong> géants dans lepied d’un mammouth. Ces figures se dressent,grandissent et meublent <strong>de</strong>s régions en harmonieavec leurs statures colossales. Il est poèteavec <strong>de</strong>s chiffres, il est sublime en posant un zéroprès d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer<strong>de</strong>s paroles gran<strong>de</strong>ment magiques ; il


fouille une parcelle <strong>de</strong> gypse, y aperçoit uneempreinte, et vous crie : Voyez ! Soudain lesmarbres s’animalisent, la mort se vivifie, lemon<strong>de</strong> se déroule ! Après d’innombrables dynasties<strong>de</strong> créatures gigantesques, après <strong>de</strong>sraces <strong>de</strong> poissons et. <strong>de</strong>s clans <strong>de</strong> mollusques,arrive enfin le genre humain, produit dégénéréd’un type grandiose, brisé peut-être par leCréateur. Échauffés par son regard rétrospectif,ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchirle chaos, entonner un hymne sans fin et seconfigurer le passé <strong>de</strong> l’univers dans une sorted’Apocalypse rétrogra<strong>de</strong>. En présence <strong>de</strong> cetteépouvantable résurrection due à la voix d’unseul homme, la miette dont l’usufruit nous estconcédé dans cet infini sans nom, commun àtoutes les sphères et que nous avons nommé LETEMPS, cette minute <strong>de</strong> vie nous fait pitié. Nousnous <strong>de</strong>mandons, écrasés que nous sommessous tant d’univers en ruines, à quoi bon nosgloires, nos haines, nos amours ; et si, pour <strong>de</strong>-


venir un point intangible dans l’avenir, la peine<strong>de</strong> vivre doit s’accepter ? Déracinés du présent,nous sommes morts jusqu’à ce que notre valet<strong>de</strong> chambre entre et vienne nous dire : Madamela comtesse a répondu qu’elle attendait monsieur.Les merveilles dont l’aspect venait <strong>de</strong> présenterau jeune homme toute la création connuemirent dans son âme l’abattement que produitchez le philosophe la vue scientifique <strong>de</strong>s créationsinconnues : il souhaita plus vivement quejamais <strong>de</strong> mourir, et tomba sur une chaise curuleen laissant errer ses regards à travers lesfantasmagories <strong>de</strong> ce panorama du passé. Lestableaux s’illuminèrent, les têtes <strong>de</strong> vierge luisourirent, et les statues se colorèrent d’une vietrompeuse. À la faveur <strong>de</strong> l’ombre, et mises endanse par la fiévreuse tourmente qui fermentaitdans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrentet tourbillonnèrent <strong>de</strong>vant lui : chaque magotlui jeta sa grimace, les yeux <strong>de</strong>s personnages re-


présentés dans les tableaux remuèrent en pétillant; chacune <strong>de</strong> ces formes frémit, sautilla,se détacha <strong>de</strong> sa place, gravement, légèrement,avec grâce ou brusquerie, selon ses mœurs, soncaractère et sa contexture. Ce fut un mystérieuxsabbat digne <strong>de</strong>s fantaisies entrevues par le docteurFaust sur le Brocken. Mais ces phénomènesd’optique enfantés par la fatigue, par la tension<strong>de</strong>s forces oculaires ou par les caprices du crépuscule,ne pouvaient effrayer l’inconnu. Lesterreurs <strong>de</strong> la vie étaient impuissantes sur uneâme familiarisée avec les terreurs <strong>de</strong> la mort.Il favorisa même par une sorte <strong>de</strong> complicitérailleuse les bizarreries <strong>de</strong> ce galvanisme moraldont les prodiges s’accouplaient aux <strong>de</strong>rnièrespensées qui lui donnaient encore le sentiment<strong>de</strong> l’existence. Le silence régnait si profondémentautour <strong>de</strong> lui, que bientôt il s’aventuradans une douce rêverie dont les impressionsgraduellement noires suivirent, <strong>de</strong> nuance ennuance et comme par magie, les lentes dégra-


dations <strong>de</strong> la lumière. Une lueur prête à quitterle ciel ayant fait reluire un <strong>de</strong>rnier reflet rougeen luttant contre la nuit, il leva la tête, vit unsquelette à peine éclairé qui le montra du doigt,et pencha dubitativement le crâne <strong>de</strong> droite àgauche, comme pour lui dire : Les morts neveulent pas encore <strong>de</strong> toi ! En passant la mainsur son front pour en chasser le sommeil, lejeune homme sentit distinctement un vent fraisproduit par je ne sais quoi <strong>de</strong> velu qui lui effleurales joues, et frissonna. Les vitres ayant retentid’un claquement sourd, il pensa que cettefroi<strong>de</strong> caresse digne <strong>de</strong>s mystères <strong>de</strong> la tombelui avait été faite par quelque chauve-souris.Pendant un moment encore, les vagues refletsdu couchant lui permirent d’apercevoir indistinctementles fantômes par lesquels il était entouré; puis toute cette nature morte s’abolitdans une même teinte noire. <strong>La</strong> nuit, l’heure<strong>de</strong> mourir était subitement venue. Il s’écoula,dès ce moment, un certain laps <strong>de</strong> temps pen-


dant lequel il n’eut aucune perception claire <strong>de</strong>schoses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dansune rêverie profon<strong>de</strong>, soit qu’il eût cédé à lasomnolence provoquée par ses fatigues et parla multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s pensées qui lui déchiraient lecœur. Tout à coup il crut avoir été appelé parune voix terrible, et tressaillit comme lorsqu’aumilieu d’un brûlant cauchemar nous sommesprécipités d’un seul bond dans les profon<strong>de</strong>ursd’un abîme. Il ferma les yeux ; les rayons d’unevive lumière l’éblouissaient ; il voyait briller ausein <strong>de</strong>s ténèbres une sphère rougeâtre dont lecentre était occupé par un petit vieillard quise tenait <strong>de</strong>bout et dirigeait sur lui la clartéd’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir,ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eutquelque chose <strong>de</strong> magique. L’homme le plus intrépi<strong>de</strong>,surpris ainsi dans son sommeil, auraitsans doute tremblé <strong>de</strong>vant ce personnage extraordinairequi semblait être sorti d’un sarcophagevoisin. <strong>La</strong> singulière jeunesse qui animait


les yeux immobiles <strong>de</strong> cette espèce <strong>de</strong> fantômeempêchait l’inconnu <strong>de</strong> croire à <strong>de</strong>s effets surnaturels; néanmoins, pendant le rapi<strong>de</strong> intervallequi sépara sa vie somnambulique <strong>de</strong> sa vieréelle, il <strong>de</strong>meura dans le doute philosophiquerecommandé par Descartes, et fut alors, malgrélui, sous la puissance <strong>de</strong> ces inexplicables hallucinationsdont les mystères sont condamnéspar notre fierté ou que notre science impuissantetâche en vain d’analyser.


Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre,vêtu d’une robe eu velours noir, serrée autour<strong>de</strong> ses reins par un gros cordon <strong>de</strong> soie.Sur sa tête, une calotte en velours égalementnoir laissait passer, <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> la figure,les longues mèches <strong>de</strong> ses cheveux blancs ets’appliquait sur le crâne <strong>de</strong> manière à rigi<strong>de</strong>mentencadrer le front. <strong>La</strong> robe ensevelissait lecorps comme dans un vaste linceul, et ne permettait<strong>de</strong> voir d’autre forme humaine qu’unvisage étroit et pâle. Sans le bras décharné, quiressemblait à un bâton sur lequel on aurait poséune étoffe et que le vieillard tenait en l’airpour faire porter sur le jeune homme toute laclarté <strong>de</strong> la lampe, ce visage aurait paru suspendudans les airs. Une barbe grise et tailléeen pointe cachait le menton <strong>de</strong> cet être bizarre,et lui donnait l’apparence <strong>de</strong> ces têtes judaïquesqui servent <strong>de</strong> types aux artistes quandils veulent représenter Moïse. Les lèvres <strong>de</strong> cethomme étaient si décolorées, si minces, qu’il


fallait une attention particulière pour <strong>de</strong>vinerla ligne tracée par la bouche dans son blanc visage.Son large front ridé, ses joues blêmes etcreuses, la rigueur implacable <strong>de</strong> ses petits veuxverts, dénués <strong>de</strong> cils et <strong>de</strong> sourcils, pouvaientfaire croire à l’inconnu que le Peseur d’or <strong>de</strong>Gérard Dow était sorti <strong>de</strong> son cadre. Une finessed’inquisiteur, trahie par les sinuosités <strong>de</strong>ses ri<strong>de</strong>s et par les plis circulaires <strong>de</strong>ssinés surses tempes, accusait une science profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>schoses <strong>de</strong> la vie. Il était impossible <strong>de</strong> trompercet homme qui semblait avoir le don <strong>de</strong> surprendreles pensées au fond <strong>de</strong>s cœurs les plusdiscrets. Les mœurs <strong>de</strong> toutes les nations duglobe et leurs sagesses se résumaient sur sa facefroi<strong>de</strong>, comme les productions du mon<strong>de</strong> entierse trouvaient accumulées dans ses magasinspoudreux ; vous y auriez lu la tranquillité luci<strong>de</strong>d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleused’un homme qui a tout vu.


Un peintre aurait, avec <strong>de</strong>ux expressions différenteset en <strong>de</strong>ux coups <strong>de</strong> pinceau, fait <strong>de</strong>cette figure une belle image du Père Éternel oule masque ricaneur du Méphistophélès, car ilse trouvait tout ensemble une suprême puissancedans le front et <strong>de</strong> sinistres railleries sur labouche. En broyant toutes les peines humainessous un pouvoir immense, cet homme <strong>de</strong>vaitavoir tué les joies terrestres. Le moribond frémiten pressentant que ce vieux génie habitaitune sphère étrangère au mon<strong>de</strong> où il vivaitseul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plusd’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissaitplus <strong>de</strong> plaisirs. Le vieillard se tenait <strong>de</strong>bout,immobile, inébranlable comme une étoileau milieu d’un nuage <strong>de</strong> lumière, ses yeuxverts, pleins <strong>de</strong> je ne sais quelle malice calme,semblaient éclairer le mon<strong>de</strong> moral comme salampe illuminait ce cabinet mystérieux. Tel futle spectacle étrange qui surprit le jeune hommeau moment où il ouvrit les yeux, après avoir été


ercé par <strong>de</strong>s pensées <strong>de</strong> mort et <strong>de</strong> fantasquesimages. S’il <strong>de</strong>meura comme étourdi, s’il se laissamomentanément dominer par une croyancedigne d’enfants qui écoutent les contes <strong>de</strong> leursnourrices, il faut attribuer cette erreur au voileétendu sur sa vie et sur son enten<strong>de</strong>ment parses méditations, à l’agacement <strong>de</strong> ses nerfs irrités,au drame violent dont les scènes venaient<strong>de</strong> lui prodiguer les atroces délices contenuesdans un morceau d’opium. Cette vision avaitlieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dixneuvièmesiècle, temps et lieux où la magie <strong>de</strong>vaitêtre impossible. Voisin <strong>de</strong> la maison oùle dieu <strong>de</strong> l’incrédulité française avait expiré,disciple <strong>de</strong> Gay-Lussac et d’Arago, contempteur<strong>de</strong>s tours <strong>de</strong> gobelets que font les hommesdu pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doutequ’aux fascinations poétiques dont il avait acceptéles prestiges et auxquelles nous nous prêtonssouvent comme pour fuir <strong>de</strong> désespérantesvérités, comme pour tenter la puissance


<strong>de</strong> Dieu. Il trembla donc <strong>de</strong>vant cette lumièreet ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment<strong>de</strong> quelque pouvoir étrange ; mais cetteémotion était semblable à celle que nous avonstous éprouvée <strong>de</strong>vant Napoléon, ou en présence<strong>de</strong> quelque grand homme brillant <strong>de</strong> génieet revêtu <strong>de</strong> gloire.― Monsieur désire voir le portrait <strong>de</strong> Jésus-Christpeint par Raphaël ? lui dit courtoisementle vieillard d’une voix dont la sonoritéclaire et brève avait quelque chose <strong>de</strong> métallique.Et il posa la lampe sur le fût d’une colonnebrisée, <strong>de</strong> manière à ce que la boîte brunereçût toute la clarté.Aux noms religieux <strong>de</strong> Jésus-Christ et <strong>de</strong>Raphaël, il échappa au jeune homme un geste<strong>de</strong> curiosité, sans doute attendu par le marchandqui fit jouer un ressort. Soudain le panneaud’acajou glissa dans une rainure, tombasans bruit et livra la toile à l’admiration <strong>de</strong>l’inconnu. À l’aspect <strong>de</strong> cette immortelle créa-


tion, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices<strong>de</strong> son sommeil, re<strong>de</strong>vint homme, reconnutdans le vieillard une créature <strong>de</strong> chair,bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécutdans le mon<strong>de</strong> réel. <strong>La</strong> tendre sollicitu<strong>de</strong>,la douce sérénité du divin visage influèrentaussitôt sur lui. Quelque parfum épanché <strong>de</strong>scieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaientla moelle <strong>de</strong>s os. <strong>La</strong> tête du Sauveur <strong>de</strong>shommes paraissait sortir <strong>de</strong>s ténèbres figuréespar un fond noir ; une auréole <strong>de</strong> rayons étincelaitvivement autour <strong>de</strong> sa chevelure d’où cettelumière voulait sortir ; sous le front, sous leschairs, il y avait une éloquente conviction quis’échappait <strong>de</strong> chaque trait par <strong>de</strong> pénétranteseffluves ; les lèvres vermeilles venaient <strong>de</strong> faireentendre la parole <strong>de</strong> vie, et le spectateur encherchait le retentissement sacré dans les airs,il en <strong>de</strong>mandait les ravissantes paraboles au silence,il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvaitdans les enseignements du passé. L’Évangile


était traduit par la simplicité calme <strong>de</strong> ces adorablesyeux où se réfugiaient les âmes troublées; enfin sa religion se lisait tout entièreen un suave et magnifique sourire qui semblaitexprimer ce précepte où elle se résume :Aimez-vous les uns les autres ! Cette peintureinspirait une prière, recommandait le pardon,étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertusendormies. Partageant le privilége <strong>de</strong>s enchantements<strong>de</strong> la musique, l’œuvre <strong>de</strong> Raphaëlvous jetait sous le charme impérieux <strong>de</strong>s souvenirs,et son triomphe était complet, on oubliaitle peintre. Le prestige <strong>de</strong> la lumière agissait encoresur cette merveille ; par moments il semblaitque la tête s’élevât dans le lointain, au sein<strong>de</strong> quelque nuage.― J’ai couvert cette toile <strong>de</strong> pièces d’or, ditfroi<strong>de</strong>ment le marchand.― Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria lejeune homme qui sortait d’une rêverie dontla <strong>de</strong>rnière pensée l’avait ramené vers sa fa-


tale <strong>de</strong>stinée, en le faisant <strong>de</strong>scendre, pard’insensibles déductions, d’une <strong>de</strong>rnière espéranceà laquelle il s’était attaché.― Ah ! ah ! j’avais donc raison <strong>de</strong> me méfier<strong>de</strong> toi, répondit le vieillard en saisissant les <strong>de</strong>uxmains du jeune homme qu’il serra par les poignetsdans l’une <strong>de</strong>s siennes, comme dans unétau.L’inconnu sourit tristement <strong>de</strong> cette mépriseet dit d’une voix douce : ― Hé ! monsieur, necraignez rien, il s’agit <strong>de</strong> ma vie et non <strong>de</strong> lavôtre. Pourquoi n’avouerais-je pas une innocentesupercherie, reprit-il après avoir regardéle vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin <strong>de</strong>pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venuvoir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce <strong>de</strong>rnierplaisir à un homme <strong>de</strong> science et <strong>de</strong> poésie ?Le soupçonneux. marchand examina d’unœil sagace le morne visage <strong>de</strong> son faux chalandtout en l’écoutant parier. Rassuré bientôtpar l’accent <strong>de</strong> cette voix douloureuse, ou li-


sant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres<strong>de</strong>stinées. qui naguère avaient fait frémirles joueurs, il lâcha les mains ; mais par unreste <strong>de</strong> suspicion qui révéla une expérience aumoins centenaire, il étendit nonchalamment lebras vers un buffet comme pour s’appuyer, etdit en y prenant un stylet : ― Êtes-vous <strong>de</strong>puistrois ans, surnuméraire au trésor, sans y avoirtouché <strong>de</strong> gratification ?L’inconnu ne put s’empêcher <strong>de</strong> sourire enfaisant un geste négatif.― Votre père vous a-t-il trop vivement reprochéd’être venu an mon<strong>de</strong>, ou bien êtesvousdéshonoré ?― Si je voulais me déshonorer, je vivrais.― Avez-vous été sifflé aux Funambules, ouvous trouvez-vous obligé <strong>de</strong> composer <strong>de</strong>sflons flons pour payer le convoi <strong>de</strong> votre maîtresse? N’auriez-vous pas plutôt la maladie<strong>de</strong> l’or ? voulez-vous détrôner l’ennui ? Enfin,quelle erreur vous engage à mourir ?


― Ne cherchez pas le principe <strong>de</strong> ma mortdans les raisons vulgaires qui comman<strong>de</strong>nt laplupart <strong>de</strong>s suici<strong>de</strong>s. Pour me dispenser <strong>de</strong> vousdévoiler <strong>de</strong>s souffrances inouïes et qu’il est difficiled’exprimer en langage humain, je vous diraique je suis dans la plus profon<strong>de</strong>, la plusignoble, la plus perçante <strong>de</strong> toutes les misères.Et, ajouta-t-il d’un ton <strong>de</strong> voix dont la fiertésauvage démentait ses paroles précé<strong>de</strong>ntes, jene veux mendier ni secours ni consolations.― Eh ! eh ! Ces <strong>de</strong>ux syllabes que d’abord levieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrentau cri d’une crécelle. Puis il repritainsi : ― Sans vous forcer à m’implorer, sansvous faire rougir, et sans vous donner un centime<strong>de</strong> France, un parat du Levant, un tarain<strong>de</strong> Sicile, un heller d’Allemagne, une seule <strong>de</strong>ssesterces ou <strong>de</strong>s oboles <strong>de</strong> l’ancien mon<strong>de</strong>, niune piastre du nouveau, sans vous offrir quoique ce soit en or, argent, billon, papier, billet,je veux vous faire plus riche, plus puissant et


plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.Le jeune homme crut le vieillard en enfance,et resta comme engourdi, sans oser répondre.― Retournez-vous, dit le marchand en saisissanttout à coup la lampe pour en diriger lalumière sur le mur qui faisait face au portrait, etregar<strong>de</strong>z cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.Le jeune homme se leva brusquement et témoignaquelque surprise en apercevant au-<strong>de</strong>ssusdu siége où il s’était assis un morceau <strong>de</strong><strong>chagrin</strong> accroché sur le mur, et dont la dimensionn’excédait pas celle d’une <strong>peau</strong> <strong>de</strong> renard; mais, par un phénomène inexplicable aupremier abord, cette <strong>peau</strong> projetait au sein <strong>de</strong>la profon<strong>de</strong> obscurité qui régnait dans le magasin<strong>de</strong>s rayons si lumineux que vous eussiezdit d’une petite comète. Le jeune incrédules’approcha <strong>de</strong> ce prétendu talisman qui<strong>de</strong>vait le préserver du malheur, et s’en moquapar une phrase mentale. Cependant, ani-


mé d’une curiosité bien légitime, il se penchapour la regar<strong>de</strong>r alternativement sous toutesles faces, et découvrit bientôt une cause naturelleà cette singulière lucidité : les grains noirsdu <strong>chagrin</strong> étaient si soigneusement polis et sibien brunis, les rayures capricieuses en étaientsi propres et si nettes que, pareilles à <strong>de</strong>s facettes<strong>de</strong> grenat, les aspérités <strong>de</strong> ce cuir orientalformaient autant <strong>de</strong> petits foyers qui réfléchissaientvivement la lumière. Il démontra mathématiquementla raison <strong>de</strong> ce phénomène auvieillard, qui, pour toute réponse, sourit avecmalice. Ce sourire <strong>de</strong> supériorité fit croire aujeune savant qu’il était dupe en ce moment <strong>de</strong>quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporterune énigme <strong>de</strong> plus dans la tombe, et retournapromptement la <strong>peau</strong> comme un enfantpressé <strong>de</strong> connaître les secrets <strong>de</strong> son jouet nouveau.


― Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte dusceau que les Orientaux nomment le cachet <strong>de</strong>Salomon.― Vous le connaissez donc ? <strong>de</strong>manda lemarchand, dont les narines laissèrent passer<strong>de</strong>ux ou trois bouffées d’air qui peignirent plusd’idées que n’en pouvaient exprimer les plusénergiques paroles.― Existe-t-il au mon<strong>de</strong> un homme assezsimple pour croire à cette chimère ? s’écria lejeune homme, piqué d’entendre ce rire muetet plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas,ajouta-t-il, que les superstitions <strong>de</strong> l’Orient ontconsacré la forme mystique et les caractèresmensongers <strong>de</strong> cet emblème qui représente unepuissance fabuleuse ? Je ne crois pas <strong>de</strong>voir êtreplus taxé <strong>de</strong> niaiserie dans cette circonstanceque si je parlais <strong>de</strong>s Sphinx ou <strong>de</strong>s Griffons,dont l’existence est en quelque sorte scientifiquementadmise.


― Puisque vous êtes un orientaliste, reprit levieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.Il apporta la lampe près du talisman que lejeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir<strong>de</strong>s caractères incrustés dans le tissu cellulaire<strong>de</strong> cette <strong>peau</strong> merveilleuse, comme s’ilseussent été produits par l’animal auquel elleavait jadis appartenu.― J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne <strong>de</strong>vineguère le procédé dont on se sera servi pour graversi profondément ces lettres sur la <strong>peau</strong> d’unonagre.Et, se retournant avec vivacité vers les tableschargées <strong>de</strong> curiosités, ses yeux parurent ychercher quelque chose.― Que voulez-vous ? <strong>de</strong>manda le vieillard.― Un instrument pour trancher le <strong>chagrin</strong>,afin <strong>de</strong> voir si les lettres y sont empreintes ouincrustées.Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu,qui le prit et tenta d’entamer la <strong>peau</strong> à l’endroit


où les paroles se trouvaient écrites ; mais,quand il eut enlevé une légère couche <strong>de</strong> cuir,les lettres y reparurent si nettes et tellementconformes à celles qui étaient imprimées sur lasurface, que, pendant un moment, il crut n’enavoir rien ôté.― L’industrie du Levant a <strong>de</strong>s secrets quilui sont réellement particuliers, dit-il en regardantla sentence orientale avec une sorted’inquiétu<strong>de</strong> :― Oui, répondit le vieillard, il vaut mieuxs’en prendre aux hommes qu’à Dieu !Les paroles mystérieuses étaient disposées <strong>de</strong>la manière suivante :


Ce qui voulait dire en français :SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT.MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’AVOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRSSERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLETES SOUHAITS SUR TA VIE.ELLE EST LA. À CHAQUEVOULOIR JE DÉCROITRAICOMME TES JOURS.ME VEUX-TU ?PRENDS. DIEU


T’EXAUCERA.SOIT !― Ah ! vous lisez couramment le sanscrit,dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé enPerse ou dans le Bengale ?― Non, monsieur, répondit le jeune hommeen tâtant avec curiosité cette <strong>peau</strong> symbolique,assez semblable à une feuille <strong>de</strong> métal par sonpeu <strong>de</strong> flexibilité.Le vieux marchand remit la lampe sur la colonneoù il l’avait prise, en lançant au jeunehomme un regard empreint d’une froi<strong>de</strong> ironiequi semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.― Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère? <strong>de</strong>manda le jeune inconnu.Le vieillard hocha <strong>de</strong> la tête et dit gravement: ― Je ne saurais vous répondre. J’ai offertle terrible pouvoir que donne ce talisman à <strong>de</strong>shommes doués <strong>de</strong> plus d’énergie que vous ne


paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant<strong>de</strong> la problématique influence qu’il <strong>de</strong>vait exercersur leurs <strong>de</strong>stinées futures, aucun n’a vouluse risquer à conclure ce contrat si fatalementproposé par je ne sais quelle puissance. Je pensecomme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et...― Et vous n’avez pas même essayé ? dit lejeune homme en l’interrompant.― Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur lacolonne <strong>de</strong> la place Vendôme, essaieriez-vous<strong>de</strong> vous jeter dans les airs ? Peut-on arrêterle cours <strong>de</strong> la vie ? L’homme a-t-il jamais puscin<strong>de</strong>r la mort ? Avant d’entrer dans ce cabinet,vous aviez résolu <strong>de</strong> vous suici<strong>de</strong>r ; maistout à coup un secret vous occupe et vous distrait<strong>de</strong> mourir. Enfant ! Chacun <strong>de</strong> vos joursne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressanteque ne l’est celle-ci ? Écoutez-moi.J’ai vu la cour licencieuse du régent. Commevous, j’étais alors dans la misère, j’ai mendiémon pain ; néanmoins j’ai atteint l’âge <strong>de</strong> cent


<strong>de</strong>ux ans, et suis <strong>de</strong>venu millionnaire : le malheurm’a donné la fortune, l’ignorance m’a instruit.Je vais vous révéler en peu <strong>de</strong> mots ungrand mystère <strong>de</strong> la vie humaine. L’hommes’épuise par <strong>de</strong>ux actes instinctivement accomplisqui tarissent les sources <strong>de</strong> son existence.Deux verbes expriment toutes les formes queprennent ces <strong>de</strong>ux causes <strong>de</strong> mort : VOULOIR etPOUVOIR. Entre ces <strong>de</strong>ux termes <strong>de</strong> l’action humaineil est une autre formule dont s’emparentles sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité.Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit; mais SAVOIR laisse notre faible organisationdans un perpétuel état <strong>de</strong> calme. Ainsi ledésir ou le vouloir est mort en moi, tué par lapensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolupar le jeu naturel <strong>de</strong> mes organes. En <strong>de</strong>uxmots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur quise brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; maisdans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit àtout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni


mon corps. Cependant j’ai vu le mon<strong>de</strong> entier :mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes<strong>de</strong> l’Asie et <strong>de</strong> l’Amérique, j’ai appris tous leslangages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes: j’ai prêté mon argent à un Chinois enprenant pour gage le corps <strong>de</strong> son père, j’ai dormisous la tente <strong>de</strong> l’Arabe sur la foi <strong>de</strong> sa parole,j’ai signé <strong>de</strong>s contrats dans toutes les capitaleseuropéennes, et j’ai laissé sans craintemon or dans le wigham <strong>de</strong>s sauvages, enfin j’aitout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner.Ma seule ambition a été <strong>de</strong> voir. Voir n’est-cepas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’estcepas jouir intuitivement ? n’est-ce pas découvrirla substance même du fait et s’en empareressentiellement ? Que reste-t-il d’une possessionmatérielle ? une idée. Jugez alors combiendoit être belle la vie d’un homme qui,pouvant empreindre toutes les réalités dans sapensée, transporte en son âme les sources dubonheur, en extrait mille voluptés idéales dé-


pouillées <strong>de</strong>s souillures terrestres. <strong>La</strong> pensée estla clef <strong>de</strong> tous les trésors, elle procure les joies<strong>de</strong> l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-jeplané sur le mon<strong>de</strong>, où mes plaisirs ont toujoursété <strong>de</strong>s jouissances intellectuelles. Mes débauchesétaient la contemplation <strong>de</strong>s mers, <strong>de</strong>speuples, <strong>de</strong>s forêts, <strong>de</strong>s montagnes ! J’ai toutvu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamaisrien désiré, j’ai tout attendu ; je me suispromené dans l’univers comme dans le jardind’une habitation qui m’appartenait. Ce queles hommes appellent <strong>chagrin</strong>s, amours, ambitions,revers, tristesse, sont pour moi <strong>de</strong>s idéesque je change en rêveries ; au lieu <strong>de</strong> les sentir,je les exprime, je les traduis ; au lieu <strong>de</strong>leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, jeles développe, je m’en amuse comme <strong>de</strong> romansque je lirais par une vision intérieure.N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encored’une santé robuste ; mon âme ayant hérité<strong>de</strong> toute la force dont je n’abusais pas, cette


tête est encore mieux meublée que ne le sontmes magasins. Là, dit-il en se frappant le front,là sont les vrais millions. Je passe <strong>de</strong>s journéesdélicieuses en jetant un regard intelligent dansle passé, j’évoque <strong>de</strong>s pays entiers, <strong>de</strong>s sites,<strong>de</strong>s vues <strong>de</strong> l’Océan, <strong>de</strong>s figures historiquementbelles ! J’ai un sérail imaginaire où je possè<strong>de</strong>toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revoissouvent vos guerres, vos révolutions, et je lesjuge. Oh ! comment préférer <strong>de</strong> fébriles, <strong>de</strong> légèresadmirations pour quelques chairs plus oumoins colorées, pour <strong>de</strong>s formes plus ou moinsron<strong>de</strong>s ! comment préférer tous les désastres <strong>de</strong>vos volontés trompées à la faculté sublime <strong>de</strong>faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense<strong>de</strong> se mouvoir sans être garrotté par lesliens du temps ni par les entraves <strong>de</strong> l’espace,au plaisir <strong>de</strong> tout embrasser, <strong>de</strong> tout voir, <strong>de</strong>se pencher sur le bord du mon<strong>de</strong> pour interrogerles autres sphères, pour écouter Dieu ! Ceci,dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau


<strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>, est le pouvoir et le vouloir réunis.Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs,vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleursqui font trop vivre ; car le mal n’est peutêtrequ’un violent plaisir. Qui pourrait déterminerle point où la volupté <strong>de</strong>vient un mal et celuioù le mal est encore la volupté ? Les plus viveslumières du mon<strong>de</strong> idéal ne caressent-elles pasla vue, tandis que les plus douces ténèbres dumon<strong>de</strong> physique la blessent toujours ; le mot <strong>de</strong>Sagesse ne vient-il pas <strong>de</strong> savoir ? et qu’est-ceque la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’unpouvoir ?― Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, ditl’inconnu en saisissant la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>.― Jeune homme, prenez gar<strong>de</strong>, s’écria levieillard avec une incroyable vivacité.― J’avais résolu ma vie par l’étu<strong>de</strong> et par lapensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri,répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupeni d’une prédication digne <strong>de</strong> Swe<strong>de</strong>nborg, ni


<strong>de</strong> votre amulette oriental, ni <strong>de</strong>s charitables effortsque vous faites, monsieur, pour me retenirdans un mon<strong>de</strong> où mon existence est désormaisimpossible. Voyons ! ajouta-t-il en serrantle talisman d’une main convulsive et regardantle vieillard. Je veux un dîner royalementsplendi<strong>de</strong>, quelque bacchanale digne dusiècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Quemes convives soient jeunes, spirituels et sanspréjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins sesuccè<strong>de</strong>nt toujours plus incisifs, plus pétillants,et soient <strong>de</strong> force à nous enivrer pour troisjours ! Que la nuit soit parée <strong>de</strong> femmes ar<strong>de</strong>ntes! Je veux que la Débauche en délire et rugissantenous emporte dans son char à quatrechevaux, par-<strong>de</strong>là les bornes du mon<strong>de</strong>, pournous verser sur <strong>de</strong>s plages inconnues : que lesâmes montent dans les cieux ou se plongentdans la boue, je ne sais si alors elles s’élèventou s’abaissent ; peu m’importe ! Donc je comman<strong>de</strong>à ce pouvoir sinistre <strong>de</strong> me fondre


toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoind’embrasser les plaisirs du ciel et <strong>de</strong> la terredans une <strong>de</strong>rnière étreinte pour en mourir.Aussi souhaité-je et <strong>de</strong>s priapées antiques aprèsboire, et <strong>de</strong>s chants à réveiller les morts, et<strong>de</strong> triples baisers, <strong>de</strong>s baisers sans fin dont lebruit passe sur Paris comme un craquementd’incendie, y réveille les époux et leur inspireune ar<strong>de</strong>ur cuisante qui rajeunisse même lesseptuagénaires !Un éclat <strong>de</strong> rire, parti <strong>de</strong> la bouche du petitvieillard, retentit dans les oreilles du jeune foucomme un bruissement <strong>de</strong> l’enfer, et l’interditsi <strong>de</strong>spotiquement qu’il se tut.― Croyez-vous, dit le marchand, que mesplanchers vont s’ouvrir tout à coup pour donnerpassage à <strong>de</strong>s tables somptueusement servieset à <strong>de</strong>s convives <strong>de</strong> l’autre mon<strong>de</strong> ? Non,non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte :tout est dit. Maintenant vos volontés serontscrupuleusement satisfaites, mais aux dépens


<strong>de</strong> votre vie. Le cercle <strong>de</strong> vos jours, figuré parcette <strong>peau</strong>, se resserrera suivant la force et lenombre <strong>de</strong> vos souhaits, <strong>de</strong>puis le plus légerjusqu’au plus exorbitant. Le brachmane auquelje dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’ils’opérerait un mystérieux accord entre les <strong>de</strong>stinéeset les souhaits du possesseur. Votre premierdésir est vulgaire, je pourrais le réaliser ;mais j’en laisse le soin aux événements <strong>de</strong> votrenouvelle existence. Après tout, vous vouliezmourir ? hé ! bien, votre suici<strong>de</strong> n’est que retardé.L’inconnu, surpris et presque irrité <strong>de</strong> sevoir toujours plaisanté par ce singulier vieillarddont l’intention <strong>de</strong>mi-philanthropique lui parutclairement démontrée dans cette <strong>de</strong>rnièreraillerie, s’écria : ― Je verrai bien, monsieur, sima fortune changera pendant le temps que jevais mettre à franchir la largeur du quai. Mais,si vous ne vous moquez pas d’un malheureux,je désire, pour me venger d’un si fatal service,


que vous tombiez amoureux d’une danseuse !Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche,et peut-être <strong>de</strong>viendrez-vous prodigue<strong>de</strong> tous les biens que vous avez si philosophiquementménagés.Il sortit sans entendre un grand soupir quepoussa le vieillard, traversa les salles et <strong>de</strong>scenditles escaliers <strong>de</strong> cette maison, suivi par le grosgarçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer :il courait avec la prestesse d’un voleur pris enflagrant délit. Aveuglé par une sorte <strong>de</strong> délire,il ne s’aperçut même pas <strong>de</strong> l’incroyable ductilité<strong>de</strong> la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>, qui, <strong>de</strong>venue souplecomme un gant, se roula sous ses doigts frénétiqueset put entrer dans la poche <strong>de</strong> sonhabit où il la mit presque machinalement. Ens’élançant <strong>de</strong> la porte du magasin sur la chaussée,il heurta trois jeunes gens qui se tenaientbras <strong>de</strong>ssus bras <strong>de</strong>ssous.― Animal !― Imbécile !


Telles furent les gracieuses interpellationsqu’ils échangèrent.― Eh ! c’est Raphaël.― Ah bien ! nous te cherchions.― Quoi ! c’est vous ?Ces trois phrases amicales succédèrent àl’injure aussitôt que la clarté d’un réverbère balancépar le vent frappa les visages <strong>de</strong> ce groupeétonné.― Mon cher ami, dit à Raphaël le jeunehomme qu’il avait failli renverser, tu vas veniravec nous.― De quoi s’agit-il donc ?― Avance toujours, je te conterai l’affaire enmarchant.De force ou <strong>de</strong> bonne volonté, Raphaël futentouré <strong>de</strong> ses amis, qui, l’ayant enchaîné parles bras dans leur joyeuse ban<strong>de</strong>, l’entraînèrentvers le Pont-<strong>de</strong>s-Arts.― Mon cher, dit l’orateur en continuant,nous sommes à ta poursuite <strong>de</strong>puis une se-


maine environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont par parenthèse l’enseigne inamovibleoffre <strong>de</strong>s lettres toujours alternativementnoires et rouges comme au temps <strong>de</strong> J.-J. Rousseau, ta Léonar<strong>de</strong> nous a dit que tu étaisparti pour la campagne au mois <strong>de</strong> juin. Cependantnous n’avions certes pas l’air <strong>de</strong> gensd’argent, huissiers, créanciers, gar<strong>de</strong>s du commerce,etc. N’importe ! Rastignac t’avait aperçula veille aux Bouffons, nous avons repris courage,et mis <strong>de</strong> l’amour-propre à découvrir situ te perchais sur les arbres <strong>de</strong>s Champs-Élysées,si tu allais coucher pour <strong>de</strong>ux sous dansces maisons philanthropiques où les mendiantsdorment appuyés sur <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s tendues, ousi, plus heureux, ton bivouac n’était pas établidans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontrénulle part, ni sur les écrous <strong>de</strong> Sainte-Pélagie, ni sur ceux <strong>de</strong> la Force ! Les ministères,l’Opéra, les maisons conventuelles, cafés,bibliothèques, listes <strong>de</strong> préfets, bureaux <strong>de</strong>


journalistes, restaurants, foyers <strong>de</strong> théâtre, bref,tout ce qu’il y a dans Paris <strong>de</strong> bons et <strong>de</strong>mauvais lieux ayant été savamment explorés,nous gémissions sur la perte d’un homme douéd’assez <strong>de</strong> génie pour se faire également chercherà la cour et dans les prisons. Nous parlions<strong>de</strong> te canoniser comme un héros <strong>de</strong> juillet ! et,ma parole d’honneur, nous te regrettions.En ce moment, Raphaël passait avec ses amissur le Pont-<strong>de</strong>s-Arts, d’où, sans les écouter, ilregardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaientles lumières <strong>de</strong> Paris. Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> cefleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère,les prédictions du vieillard étaient accomplies,l’heure <strong>de</strong> sa mort se trouvait déjà fatalementretardée.― Et nous te regrettions vraiment ! dit sonami poursuivant toujours sa thèse. Il s’agitd’une combinaison dans laquelle nous te comprenionsen ta qualité d’homme supérieur,c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-


<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout. L’escamotage <strong>de</strong> la musca<strong>de</strong>constitutionnelle sous le gobelet royal se faitaujourd’hui, mon cher, plus gravement quejamais. L’infâme Monarchie renversée parl’héroïsme populaire était une femme <strong>de</strong> mauvaisevie avec laquelle on pouvait rire et banqueter; mais la Patrie est une épouse acariâtreet vertueuse dont il nous faut accepter, bongré, mal gré, les caresses compassées. Or donc,le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, <strong>de</strong>sTuileries chez les journalistes, <strong>de</strong> même que lebudget a changé <strong>de</strong> quartier, en passant du faubourgSaint-Germain à la Chaussée-d’Antin.Mais voici ce que tu ne sais peut-être pas !Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie <strong>de</strong>banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui <strong>de</strong>la patrie comme les prêtres faisaient jadis <strong>de</strong> lamonarchie, a senti la nécessité <strong>de</strong> mystifier lebon peuple <strong>de</strong> France avec <strong>de</strong>s mois nouveauxet <strong>de</strong> vieilles idées, à l’instar <strong>de</strong>s philosophes <strong>de</strong>toutes les écoles et <strong>de</strong>s hommes forts <strong>de</strong> tous


les temps. Il s’agit donc <strong>de</strong> nous inculquer uneopinion royalement nationale, en nous prouvantqu’il est bien plus heureux <strong>de</strong> payer douzecents millions trente-trois centimes à la patriereprésentée par messieurs tels et tels, que onzecents millions neuf centimes à un roi qui disaitmoi au lieu <strong>de</strong> dire nous. En un mot, un journalarmé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois cent bons mille francsvient d’être fondé dans le but <strong>de</strong> faire une oppositionqui contente les mécontents, sans nuireau gouvernement national du roi-citoyen. Or,comme nous nous moquons <strong>de</strong> la liberté autantque du <strong>de</strong>spotisme, <strong>de</strong> la religion aussi bienque <strong>de</strong> l’incrédulité ; que pour nous la patrie estune capitale où toutes les idées s’échangent, oùtous les jours amènent <strong>de</strong> succulents dîners, <strong>de</strong>nombreux spectacles ; où fourmillent <strong>de</strong> licencieusesprostituées, <strong>de</strong>s soupers qui ne finissentque le len<strong>de</strong>main, <strong>de</strong>s amours qui vont à l’heurecomme les citadines ; que Paris sera toujoursla plus adorable <strong>de</strong> toutes les patries ! la patrie


<strong>de</strong> la joie, <strong>de</strong> la liberté, <strong>de</strong> l’esprit, <strong>de</strong>s joliesfemmes, <strong>de</strong>s mauvais sujets, du bon vin, et où lebâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir,puisque l’on est près <strong>de</strong> ceux qui le tiennent.Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès! avons entrepris <strong>de</strong> badigeonnerl’esprit public, <strong>de</strong> rhabiller les acteurs, <strong>de</strong> clouer<strong>de</strong> nouvelles planches à la baraque gouvernementale,<strong>de</strong> médicamenter les doctrinaires, <strong>de</strong>recuire les vieux républicains, <strong>de</strong> réchampir lesbonapartistes et <strong>de</strong> ravitailler les centres, pourvuqu’il nous soit permis <strong>de</strong> rire in petto <strong>de</strong>s roiset <strong>de</strong>s peuples, <strong>de</strong> ne pas être le soir <strong>de</strong> notreopinion du matin, et <strong>de</strong> passer une joyeuse vieà la Panurge ou more orientali, couchés sur <strong>de</strong>moelleux coussins. Nous te <strong>de</strong>stinions les rênes<strong>de</strong> cet empire macaronique et burlesque ; ainsinous t’emmenons <strong>de</strong> ce pas au dîner donné parle fondateur dudit journal, un banquier retiréqui, ne sachant que faire <strong>de</strong> son or, veut le changeren esprit. Tu y seras accueilli comme un


frère, nous t’y saluerons roi <strong>de</strong> ces esprits fron<strong>de</strong>ursque rien n’épouvante, et dont la perspicacitédécouvre les intentions <strong>de</strong> l’Autriche, <strong>de</strong>l’Angleterre ou <strong>de</strong> la Russie, avant que la Russie,l’Angleterre ou l’Autriche n’aient <strong>de</strong>s intentions! Oui, nous t’instituerons le souverain<strong>de</strong> ces puissances intelligentes qui fournissentau mon<strong>de</strong> les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt,les Metternich, enfin tous ces hardis Crispinsqui jouent entre eux les <strong>de</strong>stinées d’un empirecomme les hommes vulgaires jouent leur kirchen-wasseraux dominos. Nous t’avons donnépour le plus intrépi<strong>de</strong> compagnon qui jamaisait étreint corps à corps la Débauche, cemonstre admirable avec lequel veulent luttertous les esprits forts ! Nous avons même affirméqu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espèreque tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer,notre amphitryon, nous a promis <strong>de</strong> surpasserles étroites saturnales <strong>de</strong> nos petits Lucullusmo<strong>de</strong>rnes. Il est assez riche pour mettre


<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur dans les petitesses, <strong>de</strong> l’éléganceet <strong>de</strong> la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël ?lui <strong>de</strong>manda l’orateur en s’interrompant.― Oui, répondit le jeune homme, moinsétonné <strong>de</strong> l’accomplissement <strong>de</strong> ses souhaitsque surpris <strong>de</strong> la matière naturelle par laquelleles événements s’enchaînaient ; et, quoiqu’il luifût impossible <strong>de</strong> croire à une influence magique,il admirait les hasards <strong>de</strong> la <strong>de</strong>stinée humaine.― Mais tu nous dis oui, comme si tu pensaisà la mort <strong>de</strong> ton grand-père, lui répliqua l’un <strong>de</strong>ses voisins.― Ah ! reprit Raphaël avec un accent <strong>de</strong> naïvetéqui fit rire ces écrivains, l’espoir <strong>de</strong> lajeune France, je pensais, mes amis, que nousvoilà près <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> bien grands coquins !Jusqu’à présent nous avons fait <strong>de</strong> l’impiétéentre <strong>de</strong>ux vins, nous avons pesé la vie étantivres, nous avons prisé les hommes et les chosesen digérant ; vierges du fait, nous étions har-


dis en paroles ; mais marqués maintenant parle fer chaud <strong>de</strong> la politique, nous allons entrerdans ce grand bagne et y perdre nos illusions.Quand on ne croit plus qu’au diable, il est permis<strong>de</strong> regretter le paradis <strong>de</strong> la jeunesse, letemps d’innocence où nous tendions dévotementla langue à un bon prêtre, pour recevoirle sacré corps <strong>de</strong> notre Seigneur Jésus-Christ.Ah ! mes bons amis, si nous avons eu tant <strong>de</strong>plaisir à commettre nos premiers péchés, c’estque nous avions <strong>de</strong>s remords pour les embelliret leur donner du piquant, <strong>de</strong> la saveur ; tandisque maintenant...― Oh ! maintenant, reprit le premier interlocuteur,il nous reste...― Quoi ? dit un autre.― Le crime...― Voilà un mot qui a toute la hauteur d’unepotence et toute la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la Seine, répliquaRaphaël.


― Oh ! tu ne m’entends pas. Je parle <strong>de</strong>scrimes politiques. Depuis ce matin je n’enviequ’une existence, celle <strong>de</strong>s conspirateurs. Demain,je ne sais si ma fantaisie durera toujours; mais ce soir la vie pâle <strong>de</strong> notre civilisation,unie comme la rainure d’un chemin <strong>de</strong>fer, fait bondir mon cœur <strong>de</strong> dégoût ! Je suisépris <strong>de</strong> passion pour les malheurs <strong>de</strong> la déroute<strong>de</strong> Moscou, pour les émotions du Corsairerouge et pour l’existence <strong>de</strong>s contrebandiers.Puisqu’il n’y a plus <strong>de</strong> Chartreux en France,je voudrais au moins un Botany-Bay, une espèced’infirmerie <strong>de</strong>stinée aux petits lords Byrons,qui, après avoir chiffonné la vie commeune serviette après dîner, n’ont plus rien à fairequ’à incendier leur pays, se brûler la cervelle,conspirer pour la république, ou <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r laguerre...― Émile, dit avec feu le voisin <strong>de</strong> Raphaël àl’interlocuteur, foi d’homme, sans la révolution<strong>de</strong> juillet, je me faisais prêtre pour aller mener


une vie animale au fond <strong>de</strong> quelque campagne,et...― Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours ?― Oui.― Tu es un fat.― Nous lisons bien les journaux.― Pas mal ! pour un journaliste. Mais, taistoi,nous marchons au milieu d’une massed’abonnés. Le journalisme, vois-tu, c’est la religion<strong>de</strong>s sociétés mo<strong>de</strong>rnes, et il y a progrès.― Comment ?― Les pontifes ne sont pas tenus <strong>de</strong> croire, nile peuple non plus...En <strong>de</strong>visant ainsi, comme <strong>de</strong> braves gens quisavaient le De Viris illustribus <strong>de</strong>puis longuesannées, ils arrivèrent à un hôtel <strong>de</strong> la rue Joubert.Émile était un journaliste qui avait conquisplus <strong>de</strong> gloire à ne rien faire que les autresn’en recueillent <strong>de</strong> leurs succès. Critique hardi,plein <strong>de</strong> verve et <strong>de</strong> mordant, il possédait


toutes les qualités que comportaient ses défauts.Franc et rieur, il disait en face mille épigrammesà un ami, qu’absent, il défendait aveccourage et loyauté. Il se moquait <strong>de</strong> tout, même<strong>de</strong> son avenir. Toujours dépourvu d’argent, ilrestait, comme tous les hommes <strong>de</strong> quelqueportée, plongé dans une inexprimable paresse,jetant un livre dans un mot au nez <strong>de</strong> gensqui ne savaient pas mettre un mot dans leurslivres. Prodigue <strong>de</strong> promesses qu’il ne réalisaitjamais, il s’était fait <strong>de</strong> sa fortune et <strong>de</strong> sagloire un coussin pour dormir, courant ainsila chance <strong>de</strong> se réveiller vieux à l’hôpital.D’ailleurs, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron <strong>de</strong>cynisme et simple comme un enfant, il ne travaillaitque par bouta<strong>de</strong> ou par nécessité.― Nous allons faire, suivant l’expression <strong>de</strong>maître Alcofribas, un fameux tronçon <strong>de</strong> chierelie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses<strong>de</strong> fleurs qui embaumaient et verdissaient lesescaliers.


― J’aime les porches bien chauffés et garnis<strong>de</strong> riches tapis, répondit Raphaël. Le luxe dèsle péristyle est rare en France. Ici, je me sensrenaître.― Et là-haut nous allons boire et rire encoreune fois, mon pauvre Raphaël. Ah çà ! reprit-il,j’espère que nous serons les vainqueurs et quenous marcherons sur toutes ces têtes-là. Puis,d’un geste moqueur, il lui montra les convivesen entrant dans un salon qui resplendissait <strong>de</strong>dorures, <strong>de</strong> lumières, et où ils furent aussitôtaccueillis par les jeunes gens les plus remarquables<strong>de</strong> Paris. L’un venait <strong>de</strong> révéler un talentneuf, et <strong>de</strong> rivaliser par son premier tableauavec les gloires <strong>de</strong> la peinture impériale. L’autreavait hasardé la veille un livre plein <strong>de</strong> ver<strong>de</strong>ur,empreint d’une sorte <strong>de</strong> dédain littéraire, etqui découvrait à l’école mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> nouvellesroutes. Plus loin, un statuaire dont la figurepleine <strong>de</strong> ru<strong>de</strong>sse accusait quelque vigoureuxgénie, causait avec un <strong>de</strong> ces froids railleurs


qui, selon l’occurrence, tantôt ne veulent voir<strong>de</strong> supériorité nulle part, et tantôt en reconnaissentpartout. Ici, le plus spirituel <strong>de</strong> noscaricaturistes, à l’œil malin, à la bouche mordante,guettait les épigrammes pour les traduireà coups <strong>de</strong> crayon. Là, ce jeune et audacieuxécrivain, qui mieux que personne distillaitla quintessence <strong>de</strong>s pensées politiques, oucon<strong>de</strong>nsait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond,s’entretenait avec ce poète dont les écritsécraseraient toutes les œuvres du temps présent,si son talent avait la puissance <strong>de</strong> sa haine.Tous <strong>de</strong>ux essayaient <strong>de</strong> ne pas dire la vérité et<strong>de</strong> ne pas mentir, en s’adressant <strong>de</strong> douces flatteries.Un musicien célèbre consolait en si bémol,et d’une voix moqueuse, un jeune hommepolitique récemment tombé <strong>de</strong> la tribune sansse faire aucun mal. De jeunes auteurs sans styleétaient auprès <strong>de</strong> jeunes auteurs sans idées, <strong>de</strong>sprosateurs pleins <strong>de</strong> poésie près <strong>de</strong> poètes prosaïques.Voyant ces êtres incomplets, un pauvre


saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine,les accouplait avec charité, voulant sansdoute les transformer en religieux <strong>de</strong> son ordre.Enfin, il s’y trouvait <strong>de</strong>ux ou trois <strong>de</strong> ces savants<strong>de</strong>stinés à mettre <strong>de</strong> l’azote dans la conversation,et plusieurs vau<strong>de</strong>villistes prêts à y jeter<strong>de</strong> ces lueurs éphémères, qui, semblables auxétincelles du diamant, ne donnent ni chaleur nilumière. Quelques hommes à paradoxes, riantsous cape <strong>de</strong>s gens qui épousent leurs admirationsou leurs mépris pour les hommes etles choses, faisaient déjà <strong>de</strong> cette politique àdouble tranchant, avec laquelle ils conspirentcontre tous les systèmes, sans prendre partipour aucun. Le jugeur, qui ne s’étonne <strong>de</strong> rien,qui se mouche au milieu d’une cavatine auxBouffons, y crie brava avant tout le mon<strong>de</strong>, etcontredit ceux qui préviennent son avis, étaitlà, cherchant à s’attribuer les mots <strong>de</strong>s gensd’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient <strong>de</strong>l’avenir, une dizaine <strong>de</strong>vait obtenir quelque


gloire viagère ; quant aux autres, ils pouvaientcomme toutes les médiocrités se dire le fameuxmensonge <strong>de</strong> Louis XVIII : Union et oubli.L’amphitryon avait la gaieté soucieuse d’unhomme qui dépense <strong>de</strong>ux mille écus ; <strong>de</strong> tempsen temps ses yeux se dirigeaient avec impatiencevers la porte du salon, en appelant celui<strong>de</strong>s convives qui se faisait attendre. Bientôtapparut un gros petit homme qui fut accueillipar une flatteuse rumeur, c’était le notairequi, le matin même, avait achevé <strong>de</strong> créerle journal. Un valet <strong>de</strong> chambre vêtu <strong>de</strong> noirvint ouvrir les portes d’une vaste salle à manger,où chacun alla sans cérémonie reconnaîtresa place autour d’une table immense. Avant<strong>de</strong> quitter les salons, Raphaël y jeta un <strong>de</strong>rniercoup d’œil. Son souhait était certes bien complétementréalisé : la soie et l’or tapissaient lesappartements, <strong>de</strong> riches candélabres supportantd’innombrables bougies faisaient briller lesplus légers détails <strong>de</strong>s frises dorées, les déli-


cates ciselures du bronze et les somptueusescouleurs <strong>de</strong> l’ameublement ; les fleurs rares<strong>de</strong> quelques jardinières artistement construitesavec <strong>de</strong>s bambous, répandaient <strong>de</strong> doux parfums; les draperies respiraient une élégancesans prétention ; il y avait en tout je ne saisquelle grâce poétique dont le prestige <strong>de</strong>vaitagir sur l’imagination d’un homme sans argent.― Cent mille livres <strong>de</strong> rente sont un bien jolicommentaire du catéchisme, et nous ai<strong>de</strong>ntmerveilleusement à mettre la morale en actions! dit-il en soupirant. Oh ! oui, ma vertu neva guère à pied. Pour moi, le vice c’est une mansar<strong>de</strong>,un habit râpé, un cha<strong>peau</strong> gris en hiver,et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ttes chez le portier. Ah ! je veux vivreau sein <strong>de</strong> ce luxe un an, six mois, n’importe !Et puis après mourir. J’aurai du moins épuisé,connu, dévoré mille existences,― Oh ! lui dit Émile qui l’écoutait, tu prendsle coupé d’un agent <strong>de</strong> change pour le bonheur.Va, tu serais bientôt ennuyé <strong>de</strong> la for-


tune en t’apercevant qu’elle te ravirait la chanced’être un homme supérieur. Entre les pauvretés<strong>de</strong> la richesse et les richesses <strong>de</strong> la pauvreté,l’artiste a-t-il jamais balancé ? Ne nous fautilpas toujours <strong>de</strong>s luttes, à nous autres ? Aussi,prépare ton estomac, vois, dit-il en lui montrant,par un geste héroïque, le majestueux, letrois fois saint, l’évangélique et rassurant aspectque présentait la salle à manger du benoît capitaliste.Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraimentdonné la peine d’amasser son argent quepour nous. N’est-ce pas une espèce d’épongeoubliée par les naturalistes dans l’ordre <strong>de</strong>s Polypiers,et qu’il s’agit <strong>de</strong> presser avec délicatesse,avant <strong>de</strong> la laisser sucer par <strong>de</strong>s héritiers ? Netrouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui décorentles murs ? Et les lustres, et les tableaux,quel luxe bien entendu ! S’il faut croire les envieuxet ceux qui tiennent à voir les ressorts<strong>de</strong> la vie, cet homme aurait tué, pendant la révolution,un Allemand et quelques autres per-


sonnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami etla mère <strong>de</strong> cet ami. Peux-tu donner place à <strong>de</strong>scrimes sous les cheveux grisonnants <strong>de</strong> ce vénérableTaillefer ? Il a l’air d’un bien bon homme.Vois donc comme l’argenterie étincelle, et chacun<strong>de</strong> ces rayons brillants serait pour lui uncoup <strong>de</strong> poignard ! Allons donc ! autant vaudraitcroire en Mahomet. Si le public avait raison,voici trente hommes <strong>de</strong> cœur et <strong>de</strong> talentqui s’apprêteraient à manger les entrailles,à boire le sang d’une famille. Et nous <strong>de</strong>ux,jeunes gens pleins <strong>de</strong> can<strong>de</strong>ur, d’enthousiasme,nous serions complices du forfait ! J’ai envie <strong>de</strong><strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à notre capitaliste s’il est honnêtehomme.― Non pas maintenant ! s’écria Raphaël,mais quand il sera ivre-mort : nous aurons dîné.Les <strong>de</strong>ux amis s’assirent en riant. D’abor<strong>de</strong>t par un regard plus rapi<strong>de</strong> que la parole,chaque convive paya son tribut d’admirationau somptueux coup d’œil qu’offrait une longue


table, blanche comme une couche <strong>de</strong> neige fraîchementtombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquementles couverts couronnés <strong>de</strong> petitspains blonds. Les cristaux répétaient lescouleurs <strong>de</strong> l’iris dans leurs reflets étoilés, lesbougies traçaient <strong>de</strong>s feux croisés à l’infini,les mets placés sous <strong>de</strong>s dômes d’argent aiguisaientl’appétit et la curiosité. Les paroles furentassez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin<strong>de</strong> Madère circula. Puis le premier service apparutdans toute sa gloire ; il aurait fait honneurà feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eûtcélébré. Les vins <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux et <strong>de</strong> Bourgogne,blancs et rouges, furent servis avec une profusionroyale. Cette première partie du festinétait comparable, en tout point, à l’expositiond’une tragédie classique. Le second acte <strong>de</strong>vintquelque peu bavard. Chaque convive avaitbu raisonnablement en changeant <strong>de</strong> crus suivantses caprices, en sorte qu’au moment oùl’on emporta les restes <strong>de</strong> ce magnifique ser-


vice, <strong>de</strong> tempêtueuses discussions s’étaient établies; quelques fronts pâles rougissaient, plusieursnez commençaient à s’empourprer, lesvisages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendantcette aurore <strong>de</strong> l’ivresse, le discours ne sortaitpas encore <strong>de</strong>s bornes <strong>de</strong> la civilité ; mais lesrailleries, les bons mots s’échappaient peu à peu<strong>de</strong> toutes les bouches ; puis la calomnie élevaittout doucement sa petite tête <strong>de</strong> serpent et parlaitd’une voix flûtée ; çà et là, quelques sournoisécoutaient attentivement, espérant gar<strong>de</strong>r leurraison. Le second service trouva donc les espritstout à fait échauffés. Chacun mangea en parlant,parla en mangeant, but sans prendre gar<strong>de</strong>à l’affluence <strong>de</strong>s liqui<strong>de</strong>s, tant ils étaient lampantset parfumés, tant l’exemple était contagieux.Taillefer se piqua d’animer ses convives,et fit avancer les terribles vins du Rhône, lechaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînéscomme les chevaux d’une malle-postequi part d’un relais, ces hommes fouettés par les


piquantes flèches du vin <strong>de</strong> Champagne impatiemmentattendu, mais abondamment versé,laissèrent alors galoper leur esprit dans le vi<strong>de</strong><strong>de</strong> ces raisonnements que personne n’écoute,se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pasd’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellationsqui restent sans réponse. L’orgieseule déploya sa gran<strong>de</strong> voix, sa voix composée<strong>de</strong> cent clameurs confuses qui grossissentcomme les crescendo <strong>de</strong> Rossini. Puis arrivèrentles toasts insidieux, les forfanteries, lesdéfis. Tous renonçaient à se glorifier <strong>de</strong> leur capacitéintellectuelle pour revendiquer celle <strong>de</strong>stonneaux, <strong>de</strong>s foudres, <strong>de</strong>s cuves. Il semblaitque chacun eût <strong>de</strong>ux voix. Il vint un momentoù les maîtres parlèrent tous à la fois, et où lesvalets sourirent. Mais cette mêlée <strong>de</strong> paroles oùles paradoxes douteusement lumineux, les véritésgrotesquement habillées, se heurtèrent àtravers les cris, les jugements interlocutoires,les arrêts souverains et les niaiseries, comme au


milieu d’un combat se croisent les boulets, lesballes et la mitraille, eût sans doute intéresséquelque philosophe par la singularité <strong>de</strong>s pensées,ou surpris un politique par la bizarrerie<strong>de</strong>s systèmes. C’était tout à la fois un livre etun tableau. Les philosophies, les religions, lesmorales, si différentes d’une latitu<strong>de</strong> à l’autre,les gouvernements, enfin tous les grands actes<strong>de</strong> l’intelligence humaine tombèrent sous unefaux aussi longue que celle du Temps ; peutêtreeussiez-vous pu difficilement déci<strong>de</strong>r sielle était maniée par la Sagesse ivre, ou parl’Ivresse <strong>de</strong>venue sage et clairvoyante. Emportéspar une espèce <strong>de</strong> tempête, ces esprits semblaient,comme la mer irritée contre ses falaises,vouloir ébranler toutes les lois entre lesquellesflottent les civilisations, satisfaisant ainsi sansle savoir à la volonté <strong>de</strong> Dieu, qui laisse dans lanature le bien et le mal en gardant pour lui seulle secret <strong>de</strong> leur lutte perpétuelle. Furieuse etburlesque, la discussion fut en quelque sorte un


sabbat <strong>de</strong>s intelligences. Entre les tristes plaisanteriesdites par ces enfants <strong>de</strong> la Révolutionà la naissance d’un journal, et les propos tenuspar <strong>de</strong> joyeux buveurs à la naissance <strong>de</strong> Gargantua,se trouvait tout l’abîme qui sépare le dixneuvièmesiècle du seizième. Celui-ci apprêtaitune <strong>de</strong>struction en riant, le nôtre riait au milieu<strong>de</strong>s ruines.― Comment appelez-vous le jeune hommeque je vois là-bas ? dit le notaire en montrantRaphaël. J’ai cru l’entendre nommer Valentin.― Que chantez-vous avec votre Valentintout court ? s’écria Émile en riant. Raphaël <strong>de</strong>Valentin, s’il vous plaît ! Nous portons un aigled’or en champ <strong>de</strong> sable couronné d’argent becquéet onglé <strong>de</strong> gueules, avec une belle <strong>de</strong>vise: NON CECIDIT ANIMUS ! Nous ne sommespas un enfant trouvé, mais le <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong>l’empereur Valens, souche <strong>de</strong>s Valentinois, fondateur<strong>de</strong>s villes <strong>de</strong> Valence en Espagne et enFrance, héritier légitime <strong>de</strong> l’empire d’Orient.


Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople,c’est par pure bonne volonté, et fauted’argent et <strong>de</strong> soldats.Emile décrivit en l’air, avec sa fourchette, unecouronne au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la tête <strong>de</strong> Raphaël. Lenotaire se recueillit pendant un moment et seremit bientôt à boire en laissant échapper ungeste authentique, par lequel il semblait avouerqu’il lui était impossible <strong>de</strong> rattacher à sa clientèleles villes <strong>de</strong> Valence, <strong>de</strong> Constantinople,Mahmoud, l’empereur Valens et la famille <strong>de</strong>sValentinois.― <strong>La</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> ces fourmilières nomméesBabylone, Tyr, Carthage, ou Venise, toujoursécrasées sous les pieds d’un géant quipasse, ne serait-elle pas un avertissement donnéà l’homme par une puissance moqueuse ? ditun journaliste, Clau<strong>de</strong> Vignon, espèce d’esclaveacheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.― Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierreet Napoléon sont peut être un même


homme qui reparaît à travers les civilisationscomme une comète dans le ciel ! répondit unballanchiste.― Pourquoi son<strong>de</strong>r la Provi<strong>de</strong>nce ? dit Canalis,un fabricant <strong>de</strong> balla<strong>de</strong>s.― Allons, voilà la Provi<strong>de</strong>nce, s’écria le jugeuren l’interrompant. Je ne connais rien aumon<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus élastique.― Mais, monsieur, Louis XIV a fait périrplus d’hommes pour creuser les aqueducs <strong>de</strong>Maintenon que la Convention pour asseoir justementl’impôt, pour mettre <strong>de</strong> l’unité dans laloi, nationaliser la France et faire égalementpartager les héritages, disait Massol, un jeunehomme <strong>de</strong>venu républicain faute d’une syllabe<strong>de</strong>vant son nom.― Monsieur, lui répondit Moreau <strong>de</strong> l’Oise,bon propriétaire, vous qui prenez le sang pourdu vin, cette fois-ci laisserez-vous à chacun satête sur ses épaules ?


― À quoi bon, monsieur ? les principes <strong>de</strong>l’ordre social ne valent-ils donc pas quelquessacrifices ?― Bixiou ! Hé ! Chose-le-républicain prétendque la tête <strong>de</strong> ce propriétaire serait un sacrifice,dit un jeune homme à son voisin.― Les hommes et les événements ne sontrien, disait le républicain en continuant sathéorie à travers les hoquets, il n’y a en politiqueet en philosophie que <strong>de</strong>s principes et <strong>de</strong>s idées.― Quelle horreur ! Vous n’auriez nul <strong>chagrin</strong><strong>de</strong> tuer vos amis pour un si...― Hé ! monsieur, l’homme qui a <strong>de</strong>s remordsest le vrai scélérat, car il a quelque idée<strong>de</strong> la vertu ; tandis que Pierre-le-Grand, le ducd’Albe, étaient <strong>de</strong>s systèmes, et le corsaire Monbard,une organisation.― Mais la société ne peut-elle pas se priver<strong>de</strong> vos systèmes et <strong>de</strong> vos organisations ?― Oh ! d’accord, s’écria le républicain.


― Eh ! votre stupi<strong>de</strong> république me donne<strong>de</strong>s nausées ! nous ne saurions découper tranquillementun chapon sans y trouver la loiagraire.― Tes principes sont excellents, mon petitBrutus farci <strong>de</strong> truffes ! Mais tu ressembles àmon valet <strong>de</strong> chambre, le drôle est si cruellementpossédé par la manie <strong>de</strong> la propreté, quesi je lui laissais brosser mes habits à sa fantaisie,j’irais tout nu.― Vous êtes <strong>de</strong>s brutes ! vous voulez nettoyerune nation avec <strong>de</strong>s cure-<strong>de</strong>nts, répliqual’homme à la république. Selon vous la justiceserait plus dangereuse que les voleurs.― Hé ! hé ! fit l’avoué Desroches.― Sont-ils ennuyeux avec leur politique ! ditCardot le notaire. Fermez la porte. Il n’y a pas<strong>de</strong> science ou <strong>de</strong> vertu qui vaille une goutte <strong>de</strong>sang. Si nous voulions faire la liquidation <strong>de</strong> lavérité, nous la trouverions peut-être en faillite.


― Ah ! il en aurait sans doute moins coûté <strong>de</strong>nous amuser dans le mal que <strong>de</strong> nous disputerdans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discoursprononcés à la tribune <strong>de</strong>puis quaranteans pour une truite, pour un conte <strong>de</strong> Perraultou une croqua<strong>de</strong> <strong>de</strong> Charlet.― Vous avez bien raison ! Passez-moi <strong>de</strong>sasperges. Car, après tout, la liberté enfantel’anarchie, l’anarchie conduit au <strong>de</strong>spotisme, etle <strong>de</strong>spotisme ramène à la liberté. Des millionsd’êtres ont péri sans avoir pu faire triompheraucun <strong>de</strong> ces systèmes. N’est-ce pas le cercle vicieuxdans lequel tournera toujours le mon<strong>de</strong>moral ? Quand l’homme croit avoir perfectionné,il n’a fait que déplacer les choses.― Oh ! oh ! s’écria Cursy le vau<strong>de</strong>villiste,alors, messieurs, je porte un toast à Charles X,père <strong>de</strong> la liberté !― Pourquoi pas ? dit Émile. Quand le <strong>de</strong>spotismeest dans les lois, la liberté se trouve dansles mœurs, et vice versa.


― Buvons donc à l’imbécillité pouvoir quinous donne tant <strong>de</strong> pouvoir sur les imbéciles !dit le banquier.― Hé ! mon cher, au moins Napoléon nousa-t-il laissé <strong>de</strong> la gloire ! criait un officier <strong>de</strong> marinequi n’était jamais sorti <strong>de</strong> Brest.― Ah ! la gloire, triste <strong>de</strong>nrée. Elle se payecher et ne se gar<strong>de</strong> pas. Ne serait-elle pointl’égoïsme <strong>de</strong>s grands hommes, comme le bonheurest celui <strong>de</strong>s sots ?― Monsieur, vous êtes bien heureux.― Le premier qui inventa les fossés était sansdoute un homme faible, car la société ne profitequ’aux gens chétifs. Placés aux <strong>de</strong>ux extrémitésdu mon<strong>de</strong> moral, le sauvage et le penseur ontégalement horreur <strong>de</strong> la propriété.― Joli ! s’écria Cardot. S’il n’y avait pas <strong>de</strong>propriétés, comment pourrions-nous faire <strong>de</strong>sactes ?― Voilà <strong>de</strong>s petits pois délicieusement fantastiques!


― Et le curé fut trouvé mort dans son lit, lelen<strong>de</strong>main...― Qui parle <strong>de</strong> mort ? Ne badinez pas ! J’aiun oncle.― Vous vous résigneriez sans doute à leperdre.― Ce n’est pas une question.― Écoutez-moi, messieurs ! MANIÈRE DETUER SON ONCLE. Chut ! (Écoutez ! Écoutez !)Ayez d’abord un oncle gros et gras, septuagénaireau moins, ce sont les meilleurs oncles.(Sensation.) Faites-lui manger, sous un prétextequelconque, un pâté <strong>de</strong> foie gras...― Hé ! mon oncle est un grand homme sec,avare et sobre.― Ah ! ces oncles-là sont <strong>de</strong>s monstres quiabusent <strong>de</strong> la vie.― Et, dit l’homme aux oncles en continuant,annoncez-lui pendant sa digestion, la faillite <strong>de</strong>son banquier.― S’il résiste ?


― Lâchez-lui une jolie fille !― S’il est... dit-il en faisant un geste négatif.― Alors, ce n’est pas un oncle, l’oncle est essentiellementégrillard.― <strong>La</strong> voix <strong>de</strong> la Malibran a perdu <strong>de</strong>ux notes.― Non, monsieur.― Si, monsieur.― Oh ! oh ! Oui et non, n’est-ce pas l’histoire<strong>de</strong> toutes les dissertations religieuses, politiqueset littéraires ? L’homme est un bouffon quidanse sur <strong>de</strong>s précipices !― À vous entendre, je suis un sot.― Au contraire, c’est parce que vous nem’enten<strong>de</strong>z pas.― L’instruction, belle niaiserie ! MonsieurHeineffettermach porte le nombre <strong>de</strong>s volumesimprimés à plus d’un milliard, et la vie d’unhomme ne permet pas d’en lire cent cinquantemille. Alors expliquez-moi ce que signifie lemot instruction ? pour les uns, elle consiste à savoirles noms du cheval d’Alexandre, du dogue


Bérécillo, du seigneur <strong>de</strong>s Accords, et d’ignorercelui <strong>de</strong> l’homme auquel nous <strong>de</strong>vons le flottage<strong>de</strong>s bois ou la porcelaine. Pour les autres,être instruit, c’est savoir brûler un testament etvivre en honnêtes gens, aimés, considérés, aulieu <strong>de</strong> voler une montre en récidive, avec lescinq circonstances aggravantes, et d’aller mouriren place <strong>de</strong> Grève, haïs et déshonorés.― <strong>La</strong>martine restera-t-il ?― Ah ! Scribe, monsieur, a bien <strong>de</strong> l’esprit.― Et Victor Hugo ?― C’est un grand homme, n’en parlons plus.― Vous êtes ivres !― <strong>La</strong> conséquence immédiate d’une constitutionest l’aplatissement <strong>de</strong>s intelligences.Arts, sciences, monuments, tout est dévoré parun effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpreactuelle. Vos trois cents bourgeois, assis sur<strong>de</strong>s banquettes, ne penseront qu’à planter <strong>de</strong>speupliers. Le <strong>de</strong>spotisme fait illégalement <strong>de</strong>


gran<strong>de</strong>s choses, la liberté ne se donne même pasla peine d’en faire légalement <strong>de</strong> très-petites.― Votre enseignement mutuel fabrique <strong>de</strong>spièces <strong>de</strong> cent sous en chair humaine, dit unabsolutiste en interrompant. Les individualitésdisparaissent chez un peuple nivelé parl’instruction.― Cependant le but <strong>de</strong> la société n’est-il pas<strong>de</strong> procurer à chacun le bien-être ? <strong>de</strong>manda lesaint-simonien.― Si vous aviez cinquante mille livres <strong>de</strong>rente, vous ne penseriez guère au peuple. Êtesvousépris <strong>de</strong> belle passion pour l’humanité ; allezà Madagascar : vous y trouverez un joli petitpeuple tout neuf à saint-simoniser, à classer, àmettre en bocal ; mais ici, chacun entre tout naturellementdans son alvéole, comme une chevilledans son trou. Les portiers sont portiers, etles niais sont <strong>de</strong>s bêtes sans avoir besoin d’êtrepromus par un collége <strong>de</strong>s Pères. Ah ! ah !― Vous êtes un carliste !


― Pourquoi pas ? J’aime le <strong>de</strong>spotisme il annonceun certain mépris pour la race humaine.Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusants !Trôner dans une chambre, à trente millions <strong>de</strong>lieues du soleil, n’est-ce donc rien ?― Mais résumons cette large vue <strong>de</strong> la civilisation,disait le savant qui pour l’instruction dusculpteur inattentif avait entrepris une discussionsur le commencement <strong>de</strong>s sociétés et surles peuples autochtones. À l’origine <strong>de</strong>s nationsla force fut en quelque sorte matérielle, une,grossière ; puis avec l’accroissement <strong>de</strong>s agrégations,les gouvernements ont procédé par <strong>de</strong>sdécompositions plus ou moins habiles du pouvoirprimitif. Ainsi, dans la haute antiquité, laforce était dans la théocratie ; le prêtre tenait leglaive et l’encensoir. Plus tard, il y eut <strong>de</strong>ux sacerdoces: le pontife et le roi. Aujourd’hui, notresociété, <strong>de</strong>rnier terme <strong>de</strong> la civilisation, a distribuéla puissance suivant le nombre <strong>de</strong>s combinaisons,et nous sommes arrivés aux forces


nommées industrie, pensée, argent, parole. Lepouvoir n’ayant plus alors d’unité marche sanscesse vers une dissolution sociale qui n’a plusd’autre barrière que l’intérêt. Aussi ne nous appuyons-nousni sur la religion, ni sur la forcematérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vautille glaive, la discussion vaut-elle l’action ? Voilàle problème.― L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste.Allez, la liberté absolue mène les nations au suici<strong>de</strong>,elles s’ennuient dans le triomphe, commeun Anglais millionnaire.― Que nous direz-vous <strong>de</strong> neuf ?Aujourd’hui vous avez ridiculisé tous les pouvoirs,et c’est même chose vulgaire que <strong>de</strong> nierDieu ! Vous n’avez plus <strong>de</strong> croyance. Aussi lesiècle est-il comme un vieux sultan perdu <strong>de</strong>débauche ! Enfin, votre lord Byron, en <strong>de</strong>rnierdésespoir <strong>de</strong> poésie, a chanté les passions ducrime.


― Savez-vous, lui répondit Bianchon complétementivre, qu’une dose <strong>de</strong> phosphore <strong>de</strong>plus ou <strong>de</strong> moins fait l’homme <strong>de</strong> génie ou lescélérat, l’homme d’esprit ou l’idiot, l’hommevertueux ou le criminel ?― Peut-on traiter ainsi la vertu ! s’écria <strong>de</strong>Cursy. <strong>La</strong> vertu, sujet <strong>de</strong> toutes les pièces <strong>de</strong>théâtre, <strong>de</strong>noûment <strong>de</strong> tous les drames, base <strong>de</strong>tous les tribunaux.― Hé ! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’estAchille sans talon ! dit Bixiou.― À boire !― Veux-tu parier que je bois une bouteille <strong>de</strong>vin <strong>de</strong> Champagne d’un seul trait ?― Quel trait d’esprit ! s’écria Bixiou.― Ils sont gris comme <strong>de</strong>s charretiers, dit unjeune homme qui donnait sérieusement à boireà son gilet.― Oui, monsieur, le gouvernement actuelest l’art <strong>de</strong> faire régner l’opinion publique.


― L’opinion ? mais c’est la plus vicieuse<strong>de</strong> toutes les prostituées ! À vous entendre,hommes <strong>de</strong> morale et <strong>de</strong> politique, il faudraitsans cesse préférer vos lois à la nature, l’opinionà la conscience. Allez, tout est vrai, tout estfaux ! Si la société nous a donné le duvet <strong>de</strong>soreillers, elle a certes compensé le bienfait parla goutte, comme elle a mis la procédure pourtempérer la justice, et les rhumes à la suite <strong>de</strong>schâles <strong>de</strong> Cachemire.― Monstre ! dit Émile en interrompant lemisanthrope, comment peux-tu médire <strong>de</strong> lacivilisation en présence <strong>de</strong> vins, <strong>de</strong> mets aussidélicieux, et à table jusqu’au menton ? Mords cechevreuil aux pieds et aux cornes dorées, maisne mords pas ta mère.― Est-ce ma faute, à moi, si le catholicismearrive à mettre un million <strong>de</strong> dieux dans unsac <strong>de</strong> farine, si la république aboutit toujoursà quelque Robespierre, si la royauté se trouve


entre l’assassinat <strong>de</strong> Henri IV et le jugement <strong>de</strong>Louis XVI, si le libéralisme <strong>de</strong>vient <strong>La</strong> Fayette ?― L’avez-vous embrassé en juillet ?― Non.― Alors taisez-vous, sceptique.― Les sceptiques sont les hommes les plusconsciencieux.― Ils n’ont pas <strong>de</strong> conscience.― Que dites-vous ? ils en ont au moins <strong>de</strong>ux.― Escompter le ciel ! monsieur, voilà uneidée vraiment commerciale. Les religions antiquesn’étaient qu’un heureux développementdu plaisir physique ; mais nous autres nousavons développé l’âme et l’espérance ; il y a euprogrès.― Hé ! mes bons amis, que pouvez-vous attendred’un siècle repu <strong>de</strong> politique ? dit Nathan.Quel a été le sort <strong>de</strong> Smarra, la plus ravissanteconception.....― Smarra ! cria le jugeur d’un bout <strong>de</strong> la tableà l’autre. Ce sont <strong>de</strong>s phrases tirées au hasard


dans un cha<strong>peau</strong>. Véritable ouvrage écrit pourCharenton.― Vous êtes un sot !― Vous êtes un drôle !― Oh ! oh !― Ah ! ah !― Ils se battront.― Non.― À <strong>de</strong>main, monsieur.― À l’instant, répondit Nathan.― Allons ! allons ! vous êtes <strong>de</strong>ux braves.― Vous en êtes un autre ! dit le provocateur.― Ils ne peuvent seulement pas se mettre <strong>de</strong>bout.― Ah ! je ne me tiens pas droit, peut-être ! repritle belliqueux Nathan en se dressant commeun cerf-volant indécis. Il jeta sur la table un regardhébété, puis comme exténué par cet effort,il retomba sur sa chaise, pencha la tête et restamuet.


― Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à sonvoisin, <strong>de</strong> me battre pour un ouvrage que je n’aijamais vu ni lu !― Émile, prends gar<strong>de</strong> à ton habit, ton voisinpâlit, dit Bixiou.― Kant, monsieur. Encore un ballon lancépour amuser les niais ! Le matérialisme et lespiritualisme sont <strong>de</strong>ux jolies raquettes aveclesquelles <strong>de</strong>s charlatans en robe font aller lemême volant. Que Dieu soit en tout selon Spinosa,ou que tout vienne <strong>de</strong> Dieu selon saintPaul... Imbéciles ! ouvrir ou fermer une porte,n’est-ce pas le même mouvement ? L’œuf vientil<strong>de</strong> la poule ou la poule <strong>de</strong> l’œuf ? (Passez-moidu canard !) Voilà toute la science.― Nigaud, lui cria le savant, la question quetu poses est tranchée par un fait.― Et lequel ?― Les chaires <strong>de</strong> professeurs n’ont pas étéfaites pour la philosophie, mais bien la philoso-


phie pour les chaires ? Mets <strong>de</strong>s lunettes et lis lebudget.― Voleurs !― Imbéciles !― Fripons !― Dupes !― Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris unéchange aussi vif, aussi rapi<strong>de</strong> entre les pensées,s’écria Bixiou, le plus spirituel <strong>de</strong>s artistes, enprenant une voix <strong>de</strong> baisse-taille.― Allons, Bixiou, fais-nous quelque farceclassique ! Voyons, une charge !― Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvièmesiècle ?― Écoutez !― Silence !― Mettez <strong>de</strong>s sourdines à vos muffles !― Te tairas-tu, chinois !― Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet enfant!― À toi, Bixiou !


L’artiste boutonna son habit noir jusqu’aucol, mit ses gants jaunes, et se grima <strong>de</strong> manièreà singer LE GLOBE ; mais le bruit couvritsa voix, et il fut impossible <strong>de</strong> saisir un seulmot <strong>de</strong> sa moquerie. S’il ne représenta pas lesiècle, au moins représenta-t-il le journal, car ilne s’entendit pas lui-même.Le <strong>de</strong>ssert se trouva servi comme par enchantement.<strong>La</strong> table fut couverte d’un vastesurtout en bronze doré, sorti <strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong>Thomire. De hautes figures douées par un célèbreartiste <strong>de</strong>s formes convenues en Europepour la beauté idéale, soutenaient et portaient<strong>de</strong>s buissons <strong>de</strong> fraises, <strong>de</strong>s ananas, <strong>de</strong>s dattesfraîches, <strong>de</strong>s raisins jeunes, <strong>de</strong> blon<strong>de</strong>s pêches,<strong>de</strong>s oranges arrivées <strong>de</strong> Sétubal par un paquebot,<strong>de</strong>s grena<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s fruits <strong>de</strong> la Chine, enfintoutes les surprises du luxe, les miracles dupetit-four, les délicatesses les plus frian<strong>de</strong>s, lesfriandises les plus séductrices. Les couleurs <strong>de</strong>ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées


par l’éclat <strong>de</strong> la porcelaine, par <strong>de</strong>s lignes étincelantesd’or, par les découpures <strong>de</strong>s vases. Gracieusecomme les liqui<strong>de</strong>s franges <strong>de</strong> l’Océan,verte et légère, la mousse couronnait les paysagesdu Poussin, copiés à Sèvres. Le budgetd’un prince allemand n’aurait pas payé cetterichesse insolente. L’argent, la nacre, l’or, lescristaux furent <strong>de</strong> nouveau prodigués sous <strong>de</strong>nouvelles formes ; mais les yeux engourdis et laverbeuse fièvre <strong>de</strong> l’ivresse permirent à peineaux convives d’avoir une intuition vague <strong>de</strong>cette féerie digne d’un conte oriental. Les vins<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssert apportèrent leurs parfums et leursflammes, filtres puissants, vapeurs enchanteresses,qui engendrent une espèce <strong>de</strong> mirage intellectuelet dont les liens puissants enchaînentles pieds, alourdissent les mains. Les pyrami<strong>de</strong>s<strong>de</strong> fruits furent pillées, les voix grossirent, letumulte grandit ; il n’y eut plus alors <strong>de</strong> parolesdistinctes ; les verres volèrent en éclats,et <strong>de</strong>s rires atroces partirent comme <strong>de</strong>s fu-


sées. Cursy saisit un cor et se mit à sonner unefanfare. Ce fut comme un signal donné par lediable. Cette assemblée en délire hurla, siffla,chanta, cria, rugit, gronda. Vous eussiez souri<strong>de</strong> voir <strong>de</strong>s gens naturellement gais, <strong>de</strong>venussombres comme les dénoûments <strong>de</strong> Crébillon,ou rêveurs comme <strong>de</strong>s marins en voiture. Leshommes fins disaient leurs secrets à <strong>de</strong>s curieuxqui n’écoutaient pas. Les mélancoliquessouriaient comme <strong>de</strong>s danseuses qui achèventleurs pirouettes. Clau<strong>de</strong> Vignon se dandinait àla manière <strong>de</strong>s ours en cage. Des amis intimesse battaient. Les ressemblances animales inscritessur les figures humaines, et si curieusementdémontrées par les physiologistes, reparaissaientvaguement dans les gestes, dans leshabitu<strong>de</strong>s du corps. Il y avait un livre tout faitpour quelque Bichat qui se serait trouvé là froi<strong>de</strong>t à jeun. Le maître du logis se sentant ivre,n’osait se lever, mais il approuvait les extravagances<strong>de</strong> ses convives par une grimace fixe,


en tâchant <strong>de</strong> conserver un air décent et hospitalier.Sa large figure, <strong>de</strong>venue rouge et bleue,presque violacée, terrible à voir, s’associait aumouvement général par <strong>de</strong>s efforts semblablesau roulis et au tangage d’un brick.― Les avez-vous assassinés ? lui <strong>de</strong>mandaÉmile.― <strong>La</strong> confiscation et la peine <strong>de</strong> mort sontabolies <strong>de</strong>puis la révolution <strong>de</strong> juillet, réponditTaillefer en haussant les sourcils d’un air tout àla fois plein <strong>de</strong> finesse et <strong>de</strong> bêtise.― Mais ne les voyez-vous pas quelquefois ensonge ? reprit Raphaël.― Il y a prescription ! dit le meurtrier pleind’or.― Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un tonsardonique, l’entrepreneur du cimetière gravera: Passants, accor<strong>de</strong>z une larme à sa mémoire !Oh ! reprit-il, je donnerais bien cent sous aumathématicien qui me démontrerait par une


équation algébrique l’existence <strong>de</strong> l’enfer. Il jetaune pièce en l’air en criant : ― Face pour Dieu !― Ne regar<strong>de</strong> pas, dit Raphaël en saisissantla pièce, que sait-on ? le hasard est si plaisant.― Hélas ! reprit Émile d’un air tristementbouffon, je ne vois pas où poser les pieds entrela géométrie <strong>de</strong> l’incrédule et le Pater noster dupape. Bah ! buvons ! Trinc est, je crois, l’oracle<strong>de</strong> la divine bouteille et sert <strong>de</strong> conclusion auPantagruel.― Nous <strong>de</strong>vons au Pater noster, réponditRaphaël, nos arts, nos monuments, nossciences peut-être ; et, bienfait plus grand encore,nos gouvernements mo<strong>de</strong>rnes, dans lesquelsune société vaste et fécon<strong>de</strong> est merveilleusementreprésentée par cinq cents intelligences,où les forces opposées les unes auxautres se neutralisent en laissant tout pouvoirà la CIVILISATION, reine gigantesque qui remplacele ROI, cette ancienne et terrible figure, espèce<strong>de</strong> faux <strong>de</strong>stin créé par l’homme entre le


ciel et lui. En présence <strong>de</strong> tant d’œuvres accomplies,l’athéisme apparaît comme un squelettequi n’engendre pas. Qu’en dis-tu ?― Je songe aux flots <strong>de</strong> sang répandus par lecatholicisme, dit froi<strong>de</strong>ment Émile. Il a pris nosveines et nos cœurs pour faire une contrefaçondu déluge. Mais n’importe ! Tout homme quipense doit marcher sous la bannière du Christ.Lui seul a consacré le triomphe <strong>de</strong> l’esprit sur lamatière, lui seul nous a poétiquement révélé lemon<strong>de</strong> intermédiaire qui nous sépare <strong>de</strong> Dieu.― Tu crois ? reprit Raphaël en lui jetant unindéfinissable sourire d’ivresse. Eh ! bien, pourne pas nous compromettre, portons le fameuxtoast : Diis ignotis !Et ils vidèrent leurs calices <strong>de</strong> science, <strong>de</strong>gaz carbonique, <strong>de</strong> parfums, <strong>de</strong> poésie etd’incrédulité.― Si ces messieurs veulent passer dans le salon,le café les y attend, dit le maître d’hôtel.


En ce moment presque tous les convives seroulaient au sein <strong>de</strong> ces limbes délicieuses où leslumières <strong>de</strong> l’esprit s’éteignent, où le corps, délivré<strong>de</strong> son tyran, s’abandonne aux joies délirantes<strong>de</strong> la liberté. Les uns, arrivés à l’apogée <strong>de</strong>l’ivresse, restaient mornes et péniblement occupésà saisir une pensée qui leur attestât leurpropre existence ; les autres, plongés dans lemarasme produit par une digestion alourdissante,niaient le mouvement. D’intrépi<strong>de</strong>s orateursdisaient encore <strong>de</strong> vagues paroles dontle sens leur échappait à eux-mêmes. Quelquesrefrains retentissaient comme le bruit d’unemécanique obligée d’accomplir sa vie facticeet sans âme. Le silence et le tumulte s’étaientbizarrement accouplés. Néanmoins, en entendantla voix sonore du valet qui, à défaut d’unmaître, leur annonçait <strong>de</strong>s joies nouvelles, ilsse levèrent, entraînés, soutenus ou portés lesuns par les autres. <strong>La</strong> troupe entière resta pendantun moment, immobile et charmée, sur


le seuil <strong>de</strong> la porte. Les jouissances excessivesdu festin pâlirent <strong>de</strong>vant le chatouillant spectacleque l’amphitryon offrait au plus voluptueux<strong>de</strong> leurs sens. Sous les étincelantes bougiesd’un lustre d’or, autour d’une table chargée<strong>de</strong> vermeil, un groupe <strong>de</strong> femmes se présentasoudain aux convives hébétés dont lesyeux s’allumèrent comme autant <strong>de</strong> diamants.Riches était les parures, mais plus riches encoreétaient ces beautés éblouissantes <strong>de</strong>vantlesquelles disparaissaient toutes les merveilles<strong>de</strong> ce palais. Les yeux passionnés <strong>de</strong> ces filles,prestigieuses comme <strong>de</strong>s fées, avaient encoreplus <strong>de</strong> vivacité que les torrents <strong>de</strong> lumière quifaisaient resplendir les reflets satinés <strong>de</strong>s tentures,la blancheur <strong>de</strong>s marbres, les saillies délicates<strong>de</strong>s bronzes et la grâce <strong>de</strong>s draperies.Le cœur brûlait à voir les contrastes <strong>de</strong> leurscoiffures agitées et <strong>de</strong> leurs attitu<strong>de</strong>s, toutesdiverses d’attraits et <strong>de</strong> caractère. C’était unehaie <strong>de</strong> fleurs mêlées <strong>de</strong> rubis, <strong>de</strong> saphirs et


<strong>de</strong> corail ; une ceinture <strong>de</strong> colliers noirs sur<strong>de</strong>s cous <strong>de</strong> neige, <strong>de</strong>s écharpes légères flottantcomme les flammes d’un phare, <strong>de</strong>s turbansorgueilleux, <strong>de</strong>s tuniques mo<strong>de</strong>stementprovoquantes. Ce sérail offrait <strong>de</strong>s séductionspour tous les yeux, <strong>de</strong>s voluptés pour tous lescaprices. Posée à ravir, une danseuse semblaitêtre sans voile sous les plis onduleux du cachemire.Là une gaze diaphane, ici la soie chatoyante,cachaient ou révélaient <strong>de</strong>s perfectionsmystérieuses. De petits pieds étroits parlaientd’amour, <strong>de</strong>s bouches fraîches et rouges se taisaient.De frêles et décentes jeunes filles, viergesfactices dont les jolies chevelures respiraientune religieuse innocence, se présentaient auxregards comme <strong>de</strong>s apparitions qu’un soufflepouvait dissiper. Puis <strong>de</strong>s beautés aristocratiques,au regard fier, mais indolentes, maisfluettes, maigres, gracieuses, penchaient la têtecomme si elles avaient encore <strong>de</strong> royales protectionsà faire acheter. Une Anglaise, blanche


et chaste figure aérienne, <strong>de</strong>scendue <strong>de</strong>s nuagesd’Ossian, ressemblait à un ange <strong>de</strong> mélancolie,à un remords fuyant le crime. <strong>La</strong> Parisiennedont toute la beauté gît dans une grâce in<strong>de</strong>scriptible,vaine <strong>de</strong> sa toilette et <strong>de</strong> son esprit,armée <strong>de</strong> sa toute-puissante faiblesse, souple etdure, sirène sans cœur et sans passion, maisqui sait artificieusement créer les trésors <strong>de</strong>la passion et contrefaire les accents du cœur,ne manquait pas à cette périlleuse assemblée,où brillaient encore <strong>de</strong>s Italiennes tranquillesen apparence et consciencieuses dans leur félicité; <strong>de</strong> riches Norman<strong>de</strong>s aux formes magnifiques,<strong>de</strong>s femmes méridionales aux cheveuxnoirs, aux yeux bien fendus. Vous eussiezdit les beautés <strong>de</strong> Versailles convoquéespar Lebel, ayant dès le matin dressé tous leurspiéges, arrivant comme une troupe d’esclavesorientales réveillées par la voix du marchandpour partir à l’aurore. Elles restaient interdites,honteuses, et s’empressaient autour <strong>de</strong> la


table comme <strong>de</strong>s abeilles qui bourdonnent dansl’intérieur d’une ruche. Cet embarras craintif,reproche et coquetterie tout ensemble, accusaitet séduisait. Était-ce pu<strong>de</strong>ur involontaire ?peut-être un sentiment que la femme ne dépouillejamais complétement leur ordonnait-il<strong>de</strong> s’envelopper dans le manteau <strong>de</strong> la vertupour donner plus <strong>de</strong> charme et <strong>de</strong> piquant auxprodigalités du vice. Aussi la conspiration ourdiepar le vieux Taillefer sembla-t-elle <strong>de</strong>voiréchouer. Ces hommes sans frein furent subjuguéstout d’abord par la puissance majestueusedont la femme est investie. Un murmured’admiration résonna comme la plus doucemusique. L’amour n’avait pas voyagé <strong>de</strong> compagnieavec l’ivresse ; au lieu d’un ouragan <strong>de</strong>passions, les convives, surpris dans un moment<strong>de</strong> faiblesse, s’abandonnèrent aux délices d’unevoluptueuse extase. À la voix <strong>de</strong> la poésie quiles domine toujours, les artistes étudièrent avecbonheur les nuances délicates qui distinguaient


ces beautés choisies. Réveillé par une pensée,due peut-être à quelque émanation d’aci<strong>de</strong> carboniquedégagé du vin <strong>de</strong> Champagne, un philosophefrissonna en songeant aux malheursqui amenaient là ces femmes, dignes peut-êtrejadis <strong>de</strong>s plus purs hommages. Chacune d’ellesavait sans doute un drame sanglant à raconter.Presque toutes apportaient d’infernales tortures,et traînaient après elles <strong>de</strong>s hommes sansfoi, <strong>de</strong>s promesses trahies, <strong>de</strong>s joies rançonnéespar la misère. Les convives s’approchèrentd’elles avec politesse, et <strong>de</strong>s conversations aussidiverses que les caractères s’établirent. Desgroupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon<strong>de</strong> bonne compagnie où les jeunes filles etles femmes vont offrant aux convives, après ledîner, les secours que le café, les liqueurs etle sucre prêtent aux gourmands embarrassésdans les travaux d’une digestion récalcitrante.Mais bientôt quelques rires éclatèrent, le murmureaugmenta, les voix s’élevèrent. L’orgie,


domptée pendant un moment, menaça par intervalles<strong>de</strong> se réveiller. Ces alternatives <strong>de</strong> silenceet <strong>de</strong> bruit eurent une vague ressemblanceavec une symphonie <strong>de</strong> Beethoven. Assis sur unmoelleux divan, les <strong>de</strong>ux amis virent d’abordarriver près d’eux une gran<strong>de</strong> fille bien proportionnée,superbe en son maintien, <strong>de</strong> physionomieassez irrégulière, mais perçante, maisimpétueuse, et qui saisissait l’âme par <strong>de</strong> vigoureuxcontrastes. Sa chevelure noire, lascivementbouclée, semblait avoir déjà subi les combats<strong>de</strong> l’amour, et retombait en flocons légerssur ses larges épaules, qui offraient <strong>de</strong>s perspectivesattrayantes à voir ; <strong>de</strong> longs rouleauxbruns enveloppaient à <strong>de</strong>mi un cou majestueuxsur lequel la lumière glissait par intervalles enrévélant la finesse <strong>de</strong>s plus jolis contours, sa<strong>peau</strong>, d’un blanc mat, faisait ressortir les tonschauds et animés <strong>de</strong> ses vives couleurs ; l’œil,armé <strong>de</strong> longs cils, lançait <strong>de</strong>s flammes hardies,étincelles d’amour ; la bouche, rouge, hu-


mi<strong>de</strong>, entr’ouverte, appelait le baiser ; elle avaitune taille forte, mais amoureusement élastique ;son sein, ses bras étaient largement développés,comme ceux <strong>de</strong>s belles figures du Carrache; néanmoins, elle paraissait leste, souple,et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère,comme la mâle élégance <strong>de</strong> ses formes en promettaitles voluptés dévorantes. Quoique cettefille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et sonsourire effrayaient la pensée. Semblable à cesprophétesses agitées par un démon, elle étonnaitplutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressionspassaient par masses et comme <strong>de</strong>s éclairssur sa figure mobile. Peut-être eût-elle ravi <strong>de</strong>sgens blasés, mais un jeune homme l’eût redoutée.C’était une statue colossale tombée du haut<strong>de</strong> quelque temple grec, sublime à distance,mais grossière à voir <strong>de</strong> près. Néanmoins, safoudroyante beauté <strong>de</strong>vait réveiller les impuissants,sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer<strong>de</strong> vieux ossements. Émile la comparait


vaguement à une tragédie <strong>de</strong> Shakspeare, espèced’arabesque admirable où la joie hurle, oùl’amour a je ne sais quoi <strong>de</strong> sauvage, où la magie<strong>de</strong> la grâce et le feu du bonheur succè<strong>de</strong>nt auxsanglants tumultes <strong>de</strong> la colère ; monstre quisait mordre et caresser, rire comme un démon,pleurer comme les anges, improviser dans uneseule étreinte toutes les séductions <strong>de</strong> la femme,excepté les soupirs <strong>de</strong> la mélancolie et les enchanteressesmo<strong>de</strong>sties d’une vierge ; puis enun moment rugir, se déchirer les flancs, brisersa passion, son amant ; enfin, se détruireelle-même comme fait un peuple insurgé. Vêtued’une robe en velours rouge, elle foulaitd’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées<strong>de</strong> la tête <strong>de</strong> ses compagnes, et d’une maindédaigneuse tendait aux <strong>de</strong>ux amis un plateaud’argent. Fière <strong>de</strong> sa beauté, fière <strong>de</strong> ses vicespeut-être, elle montrait un bras blanc, qui sedétachait vivement sur le velours. Elle était làcomme la reine du plaisir, comme une image


<strong>de</strong> la joie humaine, <strong>de</strong> cette joie qui dissipe lestrésors amassés par trois générations, qui ritsur <strong>de</strong>s cadavres, se moque <strong>de</strong>s aïeux, dissout<strong>de</strong>s perles et <strong>de</strong>s trônes, transforme les jeunesgens en vieillards, et souvent les vieillards enjeunes gens ; <strong>de</strong> cette joie permise seulementaux géants fatigués du pouvoir, éprouvés par lapensée, ou pour lesquels la guerre est <strong>de</strong>venuecomme un jouet.― Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.― Aquilina.― Oh ! oh ! tu viens <strong>de</strong> Venise sauvée, s’écriaÉmile.― Oui, répondit-elle. De même que les papesse donnent <strong>de</strong> nouveaux noms en montant au<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong>s hommes, j’en ai pris un autre enm’élevant au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> toutes les femmes.― As-tu donc, comme ta patronne, un nobleet terrible conspirateur qui t’aime et sachemourir pour toi ? dit vivement Émile, réveillépar cette apparence <strong>de</strong> poésie.


― Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine aété ma rivale. Aussi metté-je toujours quelqueschiffons rouges dans ma parure pour que majoie n’aille jamais trop loin.― Oh ! si vous lui laissez raconter l’histoire<strong>de</strong>s quatre jeunes gens <strong>de</strong> <strong>La</strong> Rochelle, elle n’enfinira pas. Tais-toi donc, Aquilina ! Les femmesn’ont-elles pas toutes un amant à pleurer ; maistoutes n’ont pas, comme toi, le bonheur <strong>de</strong>l’avoir perdu sur un échafaud. Ah ! j’aimeraisbien mieux savoir le mien couché dans unefosse, à Clamart, que dans le lit d’une rivale.Ces phrases furent prononcées d’une voixdouce et mélodieuse par la plus innocente, laplus jolie et la plus gentille petite créature quifût jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle étaitarrivée à pas muets, et montrait une figure délicate,une taille grêle, <strong>de</strong>s yeux bleus ravissants<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie, <strong>de</strong>s tempes fraîches et pures. Unenaïa<strong>de</strong> ingénue, qui s’échappe <strong>de</strong> sa source,n’est pas plus timi<strong>de</strong>, plus blanche ni plus naïve.


Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal,ignorer l’amour, ne pas connaître les orages <strong>de</strong>la vie, et venir d’une église où elle aurait prié lesanges d’obtenir avant le temps son rappel dansles cieux. À Paris seulement se rencontrent cescréatures au visage candi<strong>de</strong> qui cachent la dépravationla plus profon<strong>de</strong>, les vices les plus raffinés,sous un front aussi doux, aussi tendre quela fleur d’une marguerite. Trompés d’abord parles célestes promesses écrites dans les suaves attraits<strong>de</strong> cette jeune fille, Émile et Raphaël acceptèrentle café qu’elle leur versa dans les tassesprésentées par Aquilina, et se mirent à la questionner.Elle acheva <strong>de</strong> transfigurer aux yeux<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux poètes, par une sinistre allégorie, jene sais quelle face <strong>de</strong> la vie humaine, en opposantà l’expression ru<strong>de</strong> et passionnée <strong>de</strong> sonimposante compagne le portrait <strong>de</strong> cette corruptionfroi<strong>de</strong>, voluptueusement cruelle, assezétourdie pour commettre un crime, assez fortepour en rire ; espèce <strong>de</strong> démon sans cœur, qui


punit les âmes riches et tendres <strong>de</strong> ressentir lesémotions dont il est privé, qui trouve toujoursune grimace d’amour à vendre, <strong>de</strong>s larmes pourle convoi <strong>de</strong> sa victime, et <strong>de</strong> la joie le soir pouren lire le testament. Un poète eût admiré labelle Aquilina ; le mon<strong>de</strong> entier <strong>de</strong>vait fuir latouchante Euphrasie : l’une était l’âme du vice,l’autre le vice sans âme.


― Je voudrais bien savoir, dit Émile à cettejolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.― L’avenir ! répondit-elle en riant.Qu’appelez-vous l’avenir ? Pourquoi penserais-jeà ce qui n’existe pas encore ? Je ne regar<strong>de</strong>jamais ni en arrière ni en avant <strong>de</strong> moi.N’est-ce pas déjà trop que <strong>de</strong> m’occuper d’unejournée à la fois ? D’ailleurs, l’avenir, nous leconnaissons, c’est l’hôpital.― Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et nepas éviter d’y aller ? s’écria Raphaël.― Qu’a donc l’hôpital <strong>de</strong> si effrayant ? <strong>de</strong>mandala terrible Aquilina. Quand nous nesommes ni mères ni épouses, quand la vieillessenous met <strong>de</strong>s bas noirs aux jambes et <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>sau front, flétrit tout ce qu’il y a <strong>de</strong> femme ennous et sèche la joie dans les regards <strong>de</strong> nosamis, <strong>de</strong> quoi pourrions-nous avoir besoin ?Vous ne voyez plus alors en nous, <strong>de</strong> notreparure, que sa fange primitive, qui marchesur <strong>de</strong>ux pattes, froi<strong>de</strong>, sèche, décomposée,


et va produisant un bruissement <strong>de</strong> feuillesmortes. Les plus jolis chiffons nous <strong>de</strong>viennent<strong>de</strong>s haillons, l’ambre qui réjouissait le boudoirprend une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> mort et sent le squelette ;puis, s’il se trouve un cœur dans cette boue,vous y insultez tous, vous ne nous permettezmême pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons,à cette époque <strong>de</strong> la vie, dans un riche hôtelà soigner <strong>de</strong>s chiens, ou dans un hôpitalà trier <strong>de</strong>s guenilles, notre existence n’est-ellepas exactement la même ? Cacher nos cheveuxblancs sous un mouchoir à carreaux rouges etbleus ou sous <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ntelles, balayer les rues avecdu bouleau ou les marches <strong>de</strong>s Tuileries avecdu satin, être assises à <strong>de</strong>s foyers dorés ou nouschauffer à <strong>de</strong>s cendres dans un pot <strong>de</strong> terrerouge, assister au spectacle <strong>de</strong> la Grève, ou allerà l’Opéra, y a-t-il donc là tant <strong>de</strong> différence ?―Aquilina mia, jamais tu n’as eu tant <strong>de</strong> raisonau milieu <strong>de</strong> tes désespoirs, reprit Euphrasie.Oui, les cachemires, les vélins, les parfums,


l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce quiplaît ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seulpourrait avoir raison contre nos folies, mais lebonheur nous absout. Vous riez <strong>de</strong> ce que je dis,s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeuxaux <strong>de</strong>ux amis ; n’ai-je pas raison ? J’aime mieuxmourir <strong>de</strong> plaisir que <strong>de</strong> maladie. Je n’ai ni lamanie <strong>de</strong> la perpétuité ni grand respect pourl’espèce humaine à voir ce que Dieu en fait !Donnez-moi <strong>de</strong>s millions, je les mangerai ; jene voudrais pas gar<strong>de</strong>r un centime pour l’annéeprochaine. Vivre pour plaire et régner, tel estl’arrêt que prononce chaque battement <strong>de</strong> moncœur. <strong>La</strong> société m’approuve ; ne fournit-ellepas sans cesse à mes dissipations ? Pourquoi lebon Dieu me fait-il tous les matins la rente <strong>de</strong>ce que je dépense tous les soirs ? pourquoi nousbâtissez-vous <strong>de</strong>s hôpitaux ? Comme il ne nousa pas mis entre le bien et le mal pour choisir cequi nous blesse ou nous ennuie, je serais biensotte <strong>de</strong> ne pas m’amuser.


― Et les autres ? dit Émile.― Les autres ? Eh ! bien, qu’ils s’arrangent !J’aime mieux rire <strong>de</strong> leurs souffrances qued’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie unhomme <strong>de</strong> me causer la moindre peine.― Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi ?<strong>de</strong>manda Raphaël.― J’ai été quittée pour un héritage, moi ! ditelleen prenant une pose qui fit ressortir toutesses séductions. Et cependant j’avais passé lesnuits et les jours à travailler pour nourrir monamant. Je ne veux plus être la dupe d’aucunsourire, d’aucune promesse, et je prétends faire<strong>de</strong> mon existence une longue partie <strong>de</strong> plaisir.― Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vientildonc pas <strong>de</strong> l’âme ?― Eh ! bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que<strong>de</strong> se voir admirée, flattée, <strong>de</strong> triompher <strong>de</strong>toutes les femmes, même <strong>de</strong>s plus vertueuses,en les écrasant par notre beauté, par notre richesse? D’ailleurs nous vivons plus en un jour


qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alorstout est jugé.― Une femme sans vertu n’est-elle pasodieuse ? dit Émile à Raphaël.Euphrasie leur lança un regard <strong>de</strong> vipère,et répondit avec un inimitable accent d’ironie :― <strong>La</strong> vertu ! nous la laissons aux lai<strong>de</strong>s etaux bossues. Que seraient-elles sans cela, lespauvres femmes ?― Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parlepoint <strong>de</strong> ce que tu ne connais pas.― Ah ! je ne la connais pas ! reprit Euphrasie.Se donner pendant toute la vie à un être détesté,savoir élever <strong>de</strong>s enfants qui vous abandonnent,et leur dire : Merci ! quand ils vousfrappent au cœur ; voilà les vertus que vous ordonnezà la femme. Encore, pour la récompenser<strong>de</strong> son abnégation, venez-vous lui imposer<strong>de</strong>s souffrances en cherchant à la séduire ; si ellerésiste, vous la compromettez. Jolie vie ! Autant


ester libres, aimer ceux qui nous plaisent etmourir jeunes.― Ne crains-tu pas <strong>de</strong> payer tout cela unjour ?― Eh ! bien, répondit-elle, au lieud’entremêler mes plaisirs <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>s, ma viesera coupée en <strong>de</strong>ux parts : une jeunesse certainementjoyeuse, et je ne sais quelle vieillesseincertaine pendant laquelle je souffrirai tout àmon aise.― Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son<strong>de</strong> voix profond. Elle n’a jamais fait cent lieuespour aller dévorer avec mille délices un regar<strong>de</strong>t un refus ; elle n’a point attaché sa vie à un cheveu,ni essayé <strong>de</strong> poignar<strong>de</strong>r plusieurs hommespour sauver son souverain, son seigneur, sondieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel.― Hé ! hé ! <strong>La</strong> Rochelle, répondit Euphrasie,l’amour est comme le vent, nous ne savons d’oùil vient. D’ailleurs, si tu avais été bien aimée par


une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.― Le Co<strong>de</strong> nous défend d’aimer les bêtes, répliquala gran<strong>de</strong> Aquilina d’un accent ironique.― Je te croyais plus indulgente pour les militaires,s’écria Euphrasie en riant.― Sont-elles heureuses <strong>de</strong> pouvoir abdiquerainsi leur raison ! s’écria Raphaël.― Heureuses ! dit Aquilina souriant <strong>de</strong> pitié,<strong>de</strong> terreur, en jetant aux <strong>de</strong>ux amis un horribleregard. Ah ! vous ignorez ce que c’est qued’être condamnée au plaisir avec un mort dansle cœur.Contempler en ce moment les salons, c’étaitavoir une vue anticipée du Pandémonium <strong>de</strong>Milton. Les flammes bleues du punch coloraientd’une teinte infernale les visages <strong>de</strong>ceux qui pouvaient boire encore. Des dansesfolles, animées par une sauvage énergie, excitaient<strong>de</strong>s rires et <strong>de</strong>s cris qui éclataient commeles détonations d’un feu d’artifice. Jonchés <strong>de</strong>


morts et <strong>de</strong> mourants, le boudoir et un petitsalon offraient l’image d’un champ <strong>de</strong> bataille.L’atmosphère était chau<strong>de</strong> <strong>de</strong> vin, <strong>de</strong> plaisirset <strong>de</strong> paroles. L’ivresse, l’amour, le délire,l’oubli du mon<strong>de</strong> étaient dans les cœurs, surles visages, écrits sur les tapis, exprimés par ledésordre, et jetaient sur tous les regards <strong>de</strong> légersvoiles qui faisaient voir dans l’air <strong>de</strong>s vapeursenivrantes. Il s’était ému, comme dansles ban<strong>de</strong>s lumineuses tracées par un rayon<strong>de</strong> soleil, une poussière brillante à travers laquellese jouaient les formes les plus capricieuses,les luttes les plus grotesques. Çà et là,<strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> figures enlacées se confondaientavec les marbres blancs, nobles chefs-d’œuvre<strong>de</strong> la sculpture qui ornaient les appartements.Quoique les <strong>de</strong>ux amis conservassent encoreune sorte <strong>de</strong> lucidité trompeuse dans les idéeset dans leurs organes, un <strong>de</strong>rnier frémissement,simulacre imparfait <strong>de</strong> la vie, il leur était impossible<strong>de</strong> reconnaître ce qu’il y avait <strong>de</strong> réel


dans les fantaisies bizarres, <strong>de</strong> possible dans lestableaux surnaturels qui passaient incessamment<strong>de</strong>vant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant<strong>de</strong> nos rêves, l’ar<strong>de</strong>nte suavité que contractentles figures dans nos visions, surtout je ne saisquelle agilité chargée <strong>de</strong> chaînes, enfin les phénomènesles plus inaccoutumés du sommeil,les assaillaient si vivement, qu’ils prirent lesjeux <strong>de</strong> cette débauche pour les caprices d’uncauchemar où le mouvement est sans bruit, oùles cris sont perdus pour l’oreille. En ce momentle valet <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> confiance réussit,non sans peine, à attirer son maître dansl’antichambre, et lui dit à l’oreille : ― Monsieur,tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignentdu tapage.― S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pasfaire mettre <strong>de</strong> la paille <strong>de</strong>vant leurs portes ?s’écria Taillefer.


Raphaël laissa tout à coup échapper un éclat<strong>de</strong> rire si brusquement intempestif, que son amilui <strong>de</strong>manda compte d’une joie aussi brutale.― Tu me comprendrais difficilement, répondit-il.D’abord, il faudrait t’avouer que vousm’avez arrêté sur le quai Voltaire, au momentoù j’allais me jeter dans la Seine, et tu voudraissans doute connaître les motifs <strong>de</strong> mamort. Mais quand j’ajouterais que par un hasardpresque fabuleux, les ruines les plus poétiquesdu mon<strong>de</strong> matériel venaient alors <strong>de</strong> serésumer à mes yeux par une traduction symbolique<strong>de</strong> la sagesse humaine ; tandis qu’en cemoment les débris <strong>de</strong> tous les trésors intellectuelsdont nous avons fait à table un si cruelpillage aboutissent à ces <strong>de</strong>ux femmes, imagesvives et originales <strong>de</strong> la folie, et que notre profon<strong>de</strong>insouciance <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s choses aservi <strong>de</strong> transition aux tableaux fortement colorés<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux systèmes d’existence si diamétralementopposés, en seras-tu plus instruit ? Si tu


n’étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité<strong>de</strong> philosophie.― Si tu n’avais pas les <strong>de</strong>ux pieds sur cetteravissante Aquilina dont les ronflements ontje ne sais quelle analogie avec le rugissementd’un orage près d’éclater, reprit Émile, qui luimêmes’amusait à rouler et à dérouler les cheveuxd’Euphrasie, sans trop avoir la conscience<strong>de</strong> cette innocente occupation, tu rougirais <strong>de</strong>ton ivresse et <strong>de</strong> ton bavardage. Tes <strong>de</strong>ux systèmespeuvent entrer dans une seule phrase etse réduisent à une pensée. <strong>La</strong> vie simple et mécaniqueconduit à quelque sagesse insensée enétouffant notre intelligence par le travail ; tandisque la vie passée dans le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s abstractionsou dans les abîmes du mon<strong>de</strong> moral mèneà quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentimentspour vivre vieux, ou mourir jeune enacceptant le martyre <strong>de</strong>s passions, voilà notrearrêt. Encore, cette sentence lutte-t-elle avec lestempéraments que nous a donnés le ru<strong>de</strong> go-


guenard à qui nous <strong>de</strong>vons le patron <strong>de</strong> toutesles créatures.― Imbécile ! s’écria Raphaël enl’interrompant. Continue à t’abréger ainsi, tuferas <strong>de</strong>s volumes ! Si j’avais eu la prétention <strong>de</strong>formuler proprement ces <strong>de</strong>ux idées, je t’auraisdis que l’homme se corrompt par l’exercice <strong>de</strong>la raison et se purifie par l’ignorance. C’est fairele procès aux sociétés ! Mais que nous vivionsavec les sages ou que nous périssions avec lesfous, le résultat n’est-il pas tôt ou tard le même ?Aussi, le grand abstracteur <strong>de</strong> quintessence a-t-il jadis exprimé ces <strong>de</strong>ux systèmes en <strong>de</strong>uxmots : CARYMARY, CARYMARA.― Tu me fais douter <strong>de</strong> la puissance <strong>de</strong> Dieu,car tu es plus bête qu’il n’est puissant, répliquaÉmile. Notre cher Rabelais a résolu cettephilosophie par un mot plus bref que Carymary,Caryrama ; c’est peut-être, d’où Montaignea pris son Que sais-je ? Encore ces <strong>de</strong>rniersmots <strong>de</strong> la science morale ne sont-ils guère que


l’exclamation <strong>de</strong> Pyrrhon restant entre le bienet le mal, comme l’âne <strong>de</strong> Buridan entre <strong>de</strong>uxmesures d’avoine. Mais laissons là cette éternellediscussion qui aboutit aujourd’hui à ouiet non. Quelle expérience voulais-tu donc faireen te jetant dans la Seine ? étais-tu jaloux <strong>de</strong> lamachine hydraulique du pont Notre-Dame ?― Ah ! si ta connaissais ma vie.― Ah ! s’écria Émile, je ne te croyais pas sivulgaire ; la phrase est usée. Ne sais-tu pas quenous avons tous la prétention <strong>de</strong> souffrir beaucoupplus que les autres ?― Ah ! s’écria Raphaël.― Mais tu es bouffon avec ton ah ! Voyons ;une maladie d’âme ou <strong>de</strong> corps t’oblige-t-elle<strong>de</strong> ramener tous les matins, par une contraction<strong>de</strong> tes muscles, les chevaux qui le soir doiventt’écarteler, comme jadis le fit Damiens ? Astumangé ton chien tout cru, sans sel, dans tamansar<strong>de</strong> ? Tes enfants t’ont-ils jamais dit : J’aifaim ? As-tu vendu les cheveux <strong>de</strong> ta maîtresse


pour aller au jeu ? As-tu été payer à un faux domicileune fausse lettre <strong>de</strong> change, tirée sur unfaux oncle, avec la crainte d’arriver trop tard ?Voyons, j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pourune femme, pour un protêt, ou par ennui, je terenie. Confesse-toi, ne mens pas ; je ne te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>point <strong>de</strong> mémoires historiques. Surtout,sois aussi bref que ton ivresse te le permettra : jesuis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormircomme une femme qui lit ses vêpres.― Pauvre sot ! dit Raphaël. Depuis quand lesdouleurs ne sont-elles plus en raison <strong>de</strong> la sensibilité? Lorsque nous arriverons au <strong>de</strong>gré <strong>de</strong>science qui nous permettra <strong>de</strong> faire une histoirenaturelle <strong>de</strong>s cœurs, <strong>de</strong> les nommer, <strong>de</strong> les classeren genres, en sous-genres, en familles, encrustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques,en... que sais-je ? alors, mon bon ami, cesera chose prouvée qu’il en existe <strong>de</strong> tendres, <strong>de</strong>délicats, comme <strong>de</strong>s fleurs, et qui doivent se brisercomme elles par <strong>de</strong> légers froissements aux-


quels certains cœurs minéraux ne sont mêmepas sensibles.― Oh ! <strong>de</strong> grâce, épargne-moi ta préface, ditÉmile d’un air moitié riant moitié piteux, enprenant la main <strong>de</strong> Raphaël..


LA FEMME SANS CŒUR.Après être resté silencieux pendant un moment,Raphaël dit en laissant échapper un gested’insouciance : ― Je ne sais en vérité s’il ne fautpas attribuer aux fumées du vin et du punchl’espèce <strong>de</strong> lucidité qui me permet d’embrasseren cet instant toute ma vie comme un mêmetableau, où les figures, les couleurs, les ombres,les lumières, les <strong>de</strong>mi-teintes sont fidèlementrendues. Ce jeu poétique <strong>de</strong> mon imaginationne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagnéd’une sorte <strong>de</strong> dédain pour mes souffrances etpour mes joies passées. Vue à distance, ma vieest comme rétrécie par un phénomène moral.Cette longue et lente douleur qui a duré dix anspeut aujourd’hui se reproduire par quelquesphrases dans lesquelles la douleur ne sera plusqu’une pensée, et le plaisir une réflexion philosophique.Je juge, au lieu <strong>de</strong> sentir.


― Tu es ennuyeux comme un amen<strong>de</strong>ment,s’écria Émile.― C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer.Aussi, pour ne pas abuser <strong>de</strong> tes oreilles,te ferai-je grâce <strong>de</strong>s dix-sept premières années<strong>de</strong> ma vie. Jusque-là, j’ai vécu comme toi,comme mille autres, <strong>de</strong> cette vie <strong>de</strong> collége ou<strong>de</strong> lycée, dont maintenant nous nous rappelonstous avec tant <strong>de</strong> délices les malheurs fictifs etles joies réelles, à laquelle notre gastronomieblasée re<strong>de</strong>man<strong>de</strong> les légumes du vendredi, tantque nous ne les avons pas goûtés <strong>de</strong> nouveau :belle vie dont nous méprisons les travaux, quicependant nous ont appris le travail...― Arrive au drame, dit Émile d’un air moitiécomique et moitié plaintif.― Quand je sortis du collége, reprit Raphaëlen réclamant par un geste le droit <strong>de</strong> continuer,mon père m’astreignit à une discipline sévère,il me logea dans une chambre contiguë à soncabinet ; je me couchais dès neuf heures du soir


et me levais à cinq heures du matin ; il voulaitque je fisse mon droit en conscience, j’allais enmême temps à l’École et chez un avoué ; maisles lois du temps et <strong>de</strong> l’espace étaient si sévèrementappliquées à mes courses, à mes travaux,et mon père me <strong>de</strong>mandait en dînant uncompte si rigoureux <strong>de</strong>...― Qu’est-ce que cela me fait ? dit Émile.― Eh ! que le diable t’emporte, réponditRaphaël. Comment pourras-tu concevoir messentiments si je ne te raconte les faits imperceptiblesqui influèrent sur mon âme, la façonnèrentà la crainte et me laissèrent long-tempsdans la naïveté primitive du jeune homme ?Ainsi, jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbésous un <strong>de</strong>spotisme aussi froid que celui d’unerègle monacale. Pour te révéler les tristesses<strong>de</strong> ma vie, il suffira peut-être <strong>de</strong> te dépeindremon père : un grand homme sec et mince, levisage en lame <strong>de</strong> couteau, le teint pâle, à parolebrève, taquin comme une vieille fille, mé-


ticuleux comme un chef <strong>de</strong> bureau. Sa paternitéplanait au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> mes lutines et joyeusespensées, et les enfermait comme sous un dôme<strong>de</strong> plomb. Si je voulais lui manifester un sentimentdoux et tendre, il me recevait en enfantqui va dire une sottise. Je le redoutais bien plusque nous ne craignions naguère nos maîtresd’étu<strong>de</strong>. J’avais toujours huit ans pour lui. Jecrois encore le voir <strong>de</strong>vant moi : dans sa redingotemarron, où il se tenait droit comme unsiége pascal, il avait l’air d’un hareng saur enveloppédans la couverture rougeâtre d’un pamphlet.Cependant j’aimais mon père, au fondil était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas lasévérité quand elle est justifiée par un grandcaractère, par <strong>de</strong>s mœurs pures, et qu’elle estadroitement entremêlée <strong>de</strong> bonté. Si mon pèrene me quitta jamais, si jusqu’à l’âge <strong>de</strong> vingtans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition,dix coquins, dix libertins <strong>de</strong> francs, trésorimmense dont la possession vainement en-


viée me faisait rêver d’ineffables délices, il cherchaitdu moins à me procurer quelques distractions.Après m’avoir promis un plaisir pendant<strong>de</strong>s mois entiers, il me conduisait aux Bouffons,à un concert, à un bal, où j’espérais rencontrerune maîtresse. Une maîtresse ! c’étaitpour moi l’indépendance. Mais honteux et timi<strong>de</strong>,ne sachant point l’idiome <strong>de</strong>s salons etn’y connaissant personne, j’en revenais le cœurtoujours aussi neuf et tout aussi gonflé <strong>de</strong> désirs.Puis le len<strong>de</strong>main, bridé comme un chevald’escadron par mon père, dès le matin jeretournais chez un avoué, au Droit, au Palais.Vouloir m’écarter <strong>de</strong> la route uniforme qu’ilm’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère ;il m’avait menacé <strong>de</strong> m’embarquer à ma premièrefaute, en qualité <strong>de</strong> mousse, pour les Antilles.Aussi me prenait-il un horrible frissonquand par hasard j’osais m’aventurer, pendantune heure ou <strong>de</strong>ux, dans quelque partie <strong>de</strong> plaisir.Figure-toi l’imagination la plus vagabon<strong>de</strong>,


le cœur le plus amoureux, l’âme la plus tendre,l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence<strong>de</strong> l’homme le plus caillouteux le plus atrabilaire,le plus froid du mon<strong>de</strong> ; enfin marie unejeune fille à un squelette, et tu comprendrasl’existence dont tu m’interdis <strong>de</strong> te développerles scènes curieuses : projets <strong>de</strong> fuite évanouisà l’aspect <strong>de</strong> mon père, désespoirs calmés parle sommeil, désirs comprimés, sombres mélancoliesdissipées par la musique. J’exhalaismon malheur en mélodies. Beethoven ou Mozartfurent souvent mes discrets confi<strong>de</strong>nts.Aujourd’hui je souris en me souvenant <strong>de</strong> tousles préjugés qui troublaient ma conscience àcette époque d’innocence et <strong>de</strong> vertu : si j’avaismis le pied chez un restaurateur, je me seraiscru ruiné ; mon imagination me faisait considérerun café comme un lieu <strong>de</strong> débauche, où leshommes se perdaient d’honneur et engageaientleur fortune ; quant à risquer <strong>de</strong> l’argent au jeu,il aurait fallu en avoir. Oh ! quand je <strong>de</strong>vrais


t’endormir, je veux te raconter l’une <strong>de</strong>s plusterribles joies <strong>de</strong> ma vie, une <strong>de</strong> ces joies armées<strong>de</strong> grilles et qui s’enfoncent dans notre cœurcomme un fer chaud sur l’épaule d’un forçat.J’étais au bal chez le duc <strong>de</strong> Navarreins, cousin<strong>de</strong> mon père. Mais pour que tu puisses parfaitementcomprendre ma position, apprendsque j’avais un habit râpé, <strong>de</strong>s souliers mal faits,une cravate <strong>de</strong> cocher et <strong>de</strong>s gants déjà portés.Je me mis dans un coin afin <strong>de</strong> pouvoirtout à mon aise prendre <strong>de</strong>s glaces et contemplerles jolies femmes. Mon père m’aperçut. Parune raison que je n’ai jamais <strong>de</strong>vinée, tant cetacte <strong>de</strong> confiance m’abasourdit, il me donna sabourse et ses clefs à gar<strong>de</strong>r. À dix pas <strong>de</strong> moiquelques hommes jouaient. J’entendais frétillerl’or. J’avais vingt ans, je souhaitais passer unejournée entière plongé dans les crimes <strong>de</strong> monâge. C’était un libertinage d’esprit dont nousne trouverions l’analogue ni dans les caprices<strong>de</strong> courtisane, ni dans les songes <strong>de</strong>s jeunes


filles. Depuis un an je me rêvais bien mis, envoiture, ayant une belle femme à mes côtés,tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allantle soir au spectacle, décidé à ne revenirque le len<strong>de</strong>main chez mon père, mais armécontre lui d’une aventure plus intriguée quene l’est le Mariage <strong>de</strong> Figaro, et dont il lui auraitété impossible <strong>de</strong> se dépêtrer. J’avais estimétoute cette joie cinquante écus. N’étais-je pasencore sous le charme naïf <strong>de</strong> l’école buissonnière? J’allai donc dans un boudoir où, seul, lesyeux cuisants, les doigts tremblants, je comptail’argent <strong>de</strong> mon père : cent écus ! Évoquéespar cette somme, les joies <strong>de</strong> mon escapa<strong>de</strong> apparurent<strong>de</strong>vant moi, dansant comme les sorcières<strong>de</strong> Macbeth autour <strong>de</strong> leur chaudière,mais alléchantes, frémissantes, délicieuses ! Je<strong>de</strong>vins un coquin déterminé. Sans écouter niles tintements <strong>de</strong> mon oreille, ni les battementsprécipités <strong>de</strong> mon cœur, je pris <strong>de</strong>ux pièces <strong>de</strong>vingt francs que je vois encore ! Leurs millé-


simes étaient effacés et la figure <strong>de</strong> Bonapartey grimaçait. Après avoir mis la bourse dans mapoche, je revins vers une table <strong>de</strong> jeu en tenantles <strong>de</strong>ux pièces d’or dans la paume humi<strong>de</strong><strong>de</strong> ma main, et je rôdai autour <strong>de</strong>s joueurscomme un émouchet au-<strong>de</strong>ssus d’un poulailler.En proie à <strong>de</strong>s angoisses inexprimables, je jetaisoudain un regard transluci<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> moi.Certain <strong>de</strong> n’être aperçu par aucune personne<strong>de</strong> connaissance, je pariai pour un petit hommegras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulaiplus <strong>de</strong> prières et <strong>de</strong> vœux qu’il ne s’en fait enmer pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct<strong>de</strong> scélératesse ou <strong>de</strong> machiavélisme surprenantà mon âge, j’allai me planter près d’uneporte, regardant à travers les salons sans y rienvoir. Mon âme et mes yeux voltigeaient autourdu fatal tapis vert. De cette soirée date la premièreobservation physiologique à laquelle j’aidû cette espèce <strong>de</strong> pénétration qui m’a permis<strong>de</strong> saisir quelques mystères <strong>de</strong> notre double na-


ture. Je tournais le dos à la table où se disputaitmon futur bonheur, bonheur d’autant plusprofond peut-être qu’il était criminel ; entre les<strong>de</strong>ux joueurs et moi, il se trouvait une haied’hommes, épaisse <strong>de</strong> quatre ou cinq rangées<strong>de</strong> causeurs ; le bourdonnement <strong>de</strong>s voix empêchait<strong>de</strong> distinguer le son <strong>de</strong> l’or qui se mêlait aubruit <strong>de</strong> l’orchestre ; malgré tous ces obstacles,par un privilége accordé aux passions et quileur donne le pouvoir d’anéantir l’espace et letemps, j’entendais distinctement les paroles <strong>de</strong>s<strong>de</strong>ux joueurs, je connaissais leurs points, je savaiscelui <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux qui retournait le roi commesi j’eusse vu les cartes ; enfin à dix pas du jeu,je pâlissais <strong>de</strong> ses caprices. Mon père passa <strong>de</strong>vantmoi tout à coup, je compris alors cette parole<strong>de</strong> l’écriture : L’esprit <strong>de</strong> Dieu passa <strong>de</strong>vantsa face ! J’avais gagné. À travers le tourbillond’hommes qui gravitait autour <strong>de</strong>s joueurs,j’accourus à la table en m’y glissant avec la <strong>de</strong>xtéritéd’une anguille qui s’échappe par la maille


ompue d’un filet. De douloureuses, mes fibres<strong>de</strong>vinrent joyeuses. J’étais comme un condamnéqui, marchant au supplice, a rencontré leroi. Par hasard, un homme décoré réclama quarantefrancs qui manquaient. Je fus soupçonnépar <strong>de</strong>s yeux inquiets, je pâlis et <strong>de</strong>s gouttes <strong>de</strong>sueur sillonnèrent mon front. Le crime d’avoirvolé mon père me parut bien vengé. Le bongros petit homme dit alors d’une voix certainementangélique : « Tous ces messieurs avaientmis, » et paya les quarante francs. Je relevai monfront et jetai <strong>de</strong>s regards triomphants sur lesjoueurs. Après avoir réintégré dans la bourse<strong>de</strong> mon père l’or que j’y avais pris, je laissaimon gain à ce digne et honnête monsieur quicontinua <strong>de</strong> gagner. Dès que je me vis possesseur<strong>de</strong> cent soixante francs, je les enveloppaidans mon mouchoir <strong>de</strong> manière à cequ’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendantnotre retour au logis, et ne jouai plus. ― Quefaisiez-vous au jeu ! me dit mon père en en-


trant dans le fiacre. ― Je regardais, répondis-jeen tremblant. ― Mais, reprit mon père, il n’yaurait eu rien d’extraordinaire à ce que vouseussiez été forcé par amour-propre à mettrequelque argent sur le tapis. Aux yeux <strong>de</strong>s gensdu mon<strong>de</strong>, vous paraissez assez âgé pour avoirle droit <strong>de</strong> commettre <strong>de</strong>s sottises. Aussi vousexcuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi<strong>de</strong> ma bourse... Je ne répondis rien. Quandnous fûmes <strong>de</strong> retour, je rendis à mon pèreses clefs et son argent. En rentrant dans sachambre, il vida la bourse sur sa cheminée,compta l’or, se tourna vers moi d’un air assezgracieux, et me dit en séparant chaque phrasepar une pause plus ou moins longue et significative: ― Mon fils, vous avez bientôt vingtans. Je suis content <strong>de</strong> vous. Il vous faut unepension, ne fût-ce que pour vous apprendre àéconomiser, à connaître les choses <strong>de</strong> la vie.Dès ce soir, je vous donnerai cent francs parmois. Vous disposerez <strong>de</strong> votre argent comme


il vous plaira. Voici le premier trimestre <strong>de</strong>cette année, ajouta-t-il en caressant une piled’or, comme pour vérifier la somme. J’avoueque je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarerque j’étais un brigand, un infâme, et..pis que cela, un menteur ! <strong>La</strong> honte me retint.J’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement.― Maintenant, tu es un homme, mon enfant,me dit-il. Ce que je fais est une chose simple etjuste dont tu ne dois pas me remercier. Si j’aidroit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-ild’un ton doux mais plein <strong>de</strong> dignité, c’est pouravoir préservé votre jeunesse <strong>de</strong>s malheurs quidévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais,nous serons <strong>de</strong>ux amis. Vous <strong>de</strong>viendrez,dans un an, docteur en droit. Vous avez, nonsans quelques déplaisirs et certaines privations,acquis les connaissances soli<strong>de</strong>s et l’amour dutravail si nécessaires aux hommes appelés àmanier les affaires. Apprenez, Raphaël, à meconnaître. Je ne veux faire <strong>de</strong> vous ni un avo-


cat, ni un notaire, mais un homme d’état quipuisse <strong>de</strong>venir la gloire <strong>de</strong> notre pauvre maison.À <strong>de</strong>main ! ajouta-t-il en me renvoyantpar un geste mystérieux. Dès ce jour, mon pèrem’initia franchement à ses projets. J’étais filsunique et j’avais perdu ma mère <strong>de</strong>puis dix ans.Autrefois, peu flatté d’avoir le droit <strong>de</strong> labourerla terre l’épée au côté, mon père, chef d’unemaison historique à peu près oubliée en Auvergne,vint à Paris pour y tenter le diable. Doué<strong>de</strong> cette finesse qui rend les hommes du midi<strong>de</strong> la France si supérieurs quand elle se trouveaccompagnée d’énergie, il était parvenu sansgrand appui à prendre position au cœur mêmedu pouvoir. <strong>La</strong> révolution renversa bientôt safortune ; mais il avait su épouser l’héritièred’une gran<strong>de</strong> maison, et s’était vu sous l’empireau moment <strong>de</strong> restituer à notre famille son anciennesplen<strong>de</strong>ur. <strong>La</strong> restauration, qui rendit àma mère <strong>de</strong>s biens considérables, ruina monpère. Ayant jadis acheté plusieurs terres don-


nées par l’empereur à ses généraux et situéesen pays étranger, il luttait <strong>de</strong>puis dix ans avec<strong>de</strong>s liquidateurs et <strong>de</strong>s diplomates, avec les tribunauxprussiens et bavarois pour se maintenirdans la possession contestée <strong>de</strong> ces malheureusesdotations. Mon père me jeta dansle labyrinthe inextricable <strong>de</strong> ce vaste procèsd’où dépendait notre avenir. Nous pouvionsêtre condamnés à restituer les revenus par luiperçus, ainsi que le prix <strong>de</strong> certaines coupes<strong>de</strong> bois faites <strong>de</strong> 1814 à 1817 ; dans ce cas, lebien <strong>de</strong> ma mère suffisait à peine pour sauverl’honneur <strong>de</strong> notre nom. Ainsi, le jour où monpère parut en quelque sorte m’avoir émancipé,je tombai sous le joug le plus odieux. Je duscombattre comme sur un champ <strong>de</strong> bataille,travailler nuit et jour, aller voir <strong>de</strong>s hommesd’état, tâcher <strong>de</strong> surprendre leur religion, tenter<strong>de</strong> les intéresser à notre affaire, les séduire, eux,leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguisercet horrible métier sous <strong>de</strong>s formes élé-


gantes, sous d’agréables plaisanteries. Je compristous les <strong>chagrin</strong>s dont l’empreinte flétrissaitla figure <strong>de</strong> mon père. Pendant une annéeenviron, je menai donc en apparence la vie d’unhomme du mon<strong>de</strong> ; mais cette dissipation etmon empressement à me lier avec <strong>de</strong>s parentsen faveur ou avec <strong>de</strong>s gens qui pouvaient nousêtre utiles, cachaient d’immenses travaux. Mesdivertissements étaient encore <strong>de</strong>s plaidoiries,et mes conversations <strong>de</strong>s mémoires. Jusque-là,j’avais été vertueux par l’impossibilité <strong>de</strong> melivrer à mes passions <strong>de</strong> jeune homme ; maiscraignant alors <strong>de</strong> causer la ruine <strong>de</strong> mon pèreou la mienne par une négligence, je <strong>de</strong>vinsmon propre <strong>de</strong>spote, et n’osai me permettreni un plaisir ni une dépense. Lorsque noussommes jeunes, quand, à force <strong>de</strong> froissements,les hommes et les choses ne nous ont point encoreenlevé cette délicate fleur <strong>de</strong> sentiment,cette ver<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> pensée, cette noble pureté <strong>de</strong>conscience qui ne nous laisse jamais transiger


avec le mal, nous sentons vivement nos <strong>de</strong>voirs; notre honneur parle haut et se fait écouter; nous sommes francs et sans détour : ainsiétais-je alors. Je voulus justifier la confiance<strong>de</strong> mon père. Naguère, je lui aurais dérobé délicieusementune chétive somme ; mais portantavec lui le far<strong>de</strong>au <strong>de</strong> ses affaires, <strong>de</strong> son nom,<strong>de</strong> sa maison, je lui eusse donné secrètementmes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiaismes plaisirs ; heureux même <strong>de</strong> mon sacrifice! Aussi, quand monsieur <strong>de</strong> Villèle exhuma,tout exprès pour nous, un décret impérialsur les déchéances, et nous eut ruinés, signai-jela vente <strong>de</strong> mes propriétés, n’en gardantqu’une île sans valeur, située au milieu <strong>de</strong> laLoire, et où se trouvait le tombeau <strong>de</strong> ma mère.Aujourd’hui, peut-être, les arguments, les détours,les discussions philosophiques, philanthropiqueset politiques ne me manqueraientpas pour me dispenser <strong>de</strong> faire ce que monavoué nommait une bêtise. Mais à vingt et un


ans, nous sommes, je le répète, tout générosité,tout chaleur, tout amour. Les larmes que jevis dans les yeux <strong>de</strong> mon père furent alors pourmoi la plus belle <strong>de</strong>s fortunes, et le souvenir <strong>de</strong>ces larmes a souvent consolé ma misère. Dixmois après avoir payé ses créanciers, mon pèremourut <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>. Il m’adorait et m’avait ruiné; cette idée le tua. En 1826, à l’âge <strong>de</strong> vingt<strong>de</strong>uxans, vers la fin <strong>de</strong> l’automne, je suivis toutseul le convoi <strong>de</strong> mon premier ami, <strong>de</strong> monpère. Peu <strong>de</strong> jeunes gens se sont trouvés, seulsavec leurs pensées, <strong>de</strong>rrière un corbillard, perdusdans Paris, sans avenir, sans fortune. Lesorphelins recueillis par la charité publique ontau moins pour avenir le champ <strong>de</strong> bataille, pourpère le gouvernement ou le procureur du roi,pour refuge un hospice. Moi, je n’avais rien !Trois mois après, un commissaire-priseur meremit onze cent douze francs, produit net et liqui<strong>de</strong><strong>de</strong> la succession paternelle. Des créanciersm’avaient obligé à vendre notre mobi-


lier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner unegran<strong>de</strong> valeur aux objets <strong>de</strong> luxe dont j’étais entouré,je ne pus m’empêcher <strong>de</strong> marquer unesorte d’étonnement à l’aspect <strong>de</strong> ce reliquat exigu.« ― Oh ! me dit le commissaire-priseur, toutcela était bien rococo. » Mot épouvantable quiflétrissait toutes les religions <strong>de</strong> mon enfanceet me dépouillait <strong>de</strong> mes premières illusions,les plus chères <strong>de</strong> toutes. Ma fortune se résumaitpar un bor<strong>de</strong>reau <strong>de</strong> vente, mon avenirgisait dans un sac <strong>de</strong> toile qui contenait onzecent douze francs, la société m’apparaissait enla personne d’un huissier-priseur qui me parlaitle cha<strong>peau</strong> sur la tête. Un valet <strong>de</strong> chambrequi me chérissait, et auquel ma mère avait jadisconstitué quatre cents francs <strong>de</strong> rente viagère,Jonathas me dit en quittant la maisond’où j’étais si souvent sorti joyeusement en voiturependant mon enfance : ― Soyez bien économe,monsieur Raphaël ! Il pleurait, le bonhomme. Tels sont, mon cher Émile, les évé-


nements qui maîtrisèrent ma <strong>de</strong>stinée, modifièrentmon âme, et me placèrent jeune encoredans la plus fausse <strong>de</strong> toutes les situationssociales. Des liens <strong>de</strong> famille, mais faibles,m’attachaient à quelques maisons riches dontl’accès m’eût été interdit par ma fierté, si le mépriset l’indifférence ne m’en eussent déjà ferméles portes. Quoique parent <strong>de</strong> personnes trèsinfluenteset prodigues <strong>de</strong> leur protection pour<strong>de</strong>s étrangers, je n’avais ni parents ni protecteurs.Sans cesse arrêtée dans ses expansions,mon âme s’était repliée sur elle-même : plein<strong>de</strong> franchise et <strong>de</strong> naturel, je <strong>de</strong>vais paraîtrefroid, dissimulé ; le <strong>de</strong>spotisme <strong>de</strong> mon pèrem’avait ôté toute confiance en moi ; j’étais timi<strong>de</strong>et gauche, je ne croyais pas que ma voixpût exercer le moindre empire, je me déplaisais,je me trouvais laid, j’avais honte <strong>de</strong> mon regard.Malgré la voix intérieure qui doit soutenir leshommes <strong>de</strong> talent dans leurs luttes, et qui mecriait : Courage ! marche ! malgré les révélations


soudaines <strong>de</strong> ma puissance dans la solitu<strong>de</strong>,malgré l’espoir dont j’étais animé en comparantles ouvrages nouveaux admirés du publicà ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais<strong>de</strong> moi comme un enfant. J’étais la proied’une excessive ambition, je me croyais <strong>de</strong>stinéà <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s choses, et me sentais dans lenéant. J’avais besoin <strong>de</strong>s hommes, et je me trouvaissans amis ; je <strong>de</strong>vais me frayer une routedans le mon<strong>de</strong>, et j’y restais seul, moins craintifque honteux. Pendant l’année où je fus jetépar mon père dans le tourbillon <strong>de</strong> la hautesociété, j’y vins avec un cœur neuf, avec uneâme fraîche. Comme tous les grands enfants,j’aspirai secrètement à <strong>de</strong> belles amours. Je rencontraiparmi les jeunes gens <strong>de</strong> mon âge unesecte <strong>de</strong> fanfarons qui allaient tête levée, disant<strong>de</strong>s riens, s’asseyant sans trembler près<strong>de</strong>s femmes qui me semblaient les plus imposantes,débitant <strong>de</strong>s impertinences, mâchantle bout <strong>de</strong> leurs cannes, minaudant, se prosti-


tuant à eux-mêmes les plus jolies personnes,mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes surtous les oreillers, ayant l’air d’être au refus duplaisir, considérant les plus vertueuses, les pluspru<strong>de</strong>s comme <strong>de</strong> prise facile et pouvant êtreconquises à la simple parole, au moindre gestehardi, par le premier regard insolent ! Je te ledéclare, en mon âme et conscience, la conquêtedu pouvoir ou d’une gran<strong>de</strong> renommée littéraireme paraissait un triomphe moins difficileà obtenir qu’un succès auprès d’une femme<strong>de</strong> haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Jetrouvai donc les troubles <strong>de</strong> mon cœur, messentiments, mes cultes en désaccord avec lesmaximes <strong>de</strong> la société. J’avais <strong>de</strong> la hardiesse,mais dans l’âme seulement, et non dans les manières.J’ai su plus tard que les femmes ne voulaientpas être mendiées. J’en ai beaucoup vuque j’adorais <strong>de</strong> loin, auxquelles je livrais uncœur à toute épreuve, une âme à déchirer, uneénergie qui ne s’effrayait ni <strong>de</strong>s sacrifices, ni


<strong>de</strong>s tortures ; elles appartenaient à <strong>de</strong>s sots dontje n’aurais pas voulu pour portiers. Combien<strong>de</strong> fois, muet, immobile, n’ai-je pas admiré lafemme <strong>de</strong> mes rêves, surgissant dans un bal !Dévouant alors en pensée mon existence à <strong>de</strong>scaresses éternelles, j’imprimais toutes mes espérancesen un regard, et lui offrais dans monextase un amour <strong>de</strong> jeune homme qui couraitau-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s tromperies. En certains moments,j’aurais donné ma vie pour une seulenuit. Eh bien ! n’ayant jamais trouvé d’oreillesà qui confier mes propos passionnés, <strong>de</strong> regardsoù reposer les miens, <strong>de</strong> cœur pour moncœur, j’ai vécu dans tous les tourments d’uneimpuissante énergie qui se dévorait elle-même,soit faute <strong>de</strong> hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience.Peut-être ai-je désespéré <strong>de</strong> me fairecomprendre, ou tremblé d’être trop compris. Etcependant j’avais un orage tout prêt à chaqueregard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgréma promptitu<strong>de</strong> à prendre ce regard ou


<strong>de</strong>s mots en apparence affectueux comme <strong>de</strong>tendres engagements, je n’ai jamais osé ni parlerni me taire à propos. À force <strong>de</strong> sentimentma parole était insignifiante, et mon silenceétait stupi<strong>de</strong>. J’avais sans doute trop <strong>de</strong> naïvetépour une société factice qui vit aux lumières, etrend toutes ses pensées par <strong>de</strong>s phrases convenues,ou <strong>de</strong>s mots que dicte la mo<strong>de</strong>. Puis je nesavais point parler en me taisant, ni me taire enparlant. Enfin, gardant en moi <strong>de</strong>s feux qui mebrûlaient, ayant une âme semblable à celles queles femmes souhaitent <strong>de</strong> rencontrer, en proieà cette exaltation dont elles sont avi<strong>de</strong>s, possédantl’énergie dont se vantent les sots, toutes lesfemmes m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi,admirais-je naïvement les héros <strong>de</strong> coteriequand ils célébraient leurs triomphes, sans lessoupçonner <strong>de</strong> mensonge. J’avais sans doute letort <strong>de</strong> désirer un amour sur parole, <strong>de</strong> vouloirtrouver gran<strong>de</strong> et forte dans un cœur <strong>de</strong> femmefrivole et légère, affamée <strong>de</strong> luxe, ivre <strong>de</strong> vanité,


cette passion large, cet océan qui battait tempêtueusementdans mon cœur. Oh ! se sentir népour aimer, pour rendre une femme bien heureuse,et ne pas avoir trouvé même une courageuseet noble Marceline ou quelque vieillemarquise ! Porter <strong>de</strong>s trésors dans une besaceet ne pouvoir rencontrer personne, pas mêmeune enfant, quelque jeune fille curieuse, pourles lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer<strong>de</strong> désespoir.― Joliment tragique ce soir ! s’écria Émile.― Eh ! laisse-moi condamner ma vie, réponditRaphaël. Si ton amitié n’a pas la forced’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire créditd’une <strong>de</strong>mi-heure d’ennui, dors ! Mais neme <strong>de</strong>man<strong>de</strong> plus compte <strong>de</strong> mon suici<strong>de</strong> quigron<strong>de</strong>, qui se dresse, qui m’appelle et que jesalue. Pour juger un homme, au moins faut-ilêtre dans le secret <strong>de</strong> sa pensée, <strong>de</strong> ses malheurs,<strong>de</strong> ses émotions ; ne vouloir connaître <strong>de</strong> sa vie


que les événements matériels, c’est faire <strong>de</strong> lachronologie, l’histoire <strong>de</strong>s sots !Le ton amer avec lequel ces paroles furentprononcées frappa si vivement Émile que, dèsce moment, il prêta toute son attention àRaphaël en le regardant d’un air hébété.― Mais, reprit le narrateur, maintenant lalueur qui colore ces acci<strong>de</strong>nts leur prête unnouvel aspect. L’ordre <strong>de</strong>s choses que je considéraisjadis comme un malheur a peut-être engendréles belles facultés dont plus tard je mesuis enorgueilli. <strong>La</strong> curiosité philosophique, lestravaux excessifs, l’amour <strong>de</strong> la lecture qui, <strong>de</strong>puisl’âge <strong>de</strong> sept ans jusqu’à mon entrée dansle mon<strong>de</strong>, ont constamment occupé ma vie,ne m’auraient-ils pas doué <strong>de</strong> la facile puissanceavec laquelle, s’il faut vous en croire, jesais rendre mes idées et marcher en avant dansle vaste champ <strong>de</strong>s connaissances humaines ?L’abandon auquel j’étais condamné, l’habitu<strong>de</strong><strong>de</strong> refouler mes sentiments et <strong>de</strong> vivre dans


mon cœur ne m’ont-ils pas investi du pouvoir<strong>de</strong> comparer, <strong>de</strong> méditer ? En ne se perdant pasau service <strong>de</strong>s irritations mondaines qui rapetissentla plus belle âme et la réduisent à l’état <strong>de</strong>guenille, ma sensibilité ne s’est-elle pas concentréepour <strong>de</strong>venir l’organe perfectionné d’unevolonté plus haute que le vouloir <strong>de</strong> la passion ?Méconnu par les femmes, je me souviens <strong>de</strong>les avoir observées avec la sagacité <strong>de</strong> l’amourdédaigné. Maintenant, je le vois, la sincérité<strong>de</strong> mon caractère a dû leur déplaire ! Peut-êtreveulent-elles un peu d’hypocrisie ? Moi qui suistour à tour, dans la même heure, homme etenfant, futile et penseur, sans préjugés et plein<strong>de</strong> superstitions, souvent femme comme elles,n’ont-elles pas dû prendre ma naïveté pourdu cynisme, et la pureté même <strong>de</strong> ma penséepour du libertinage ? <strong>La</strong> science leur était ennui,la langueur féminine faiblesse. Cette excessivemobilité d’imagination, le malheur <strong>de</strong>s poètes,me faisait sans doute juger comme un être in-


capable d’amour, sans constance dans les idées,sans énergie. Idiot quand je me taisais, je leseffarouchais peut-être quand j’essayais <strong>de</strong> leurplaire. Les femmes m’ont condamné. J’ai accepté,dans les larmes et le <strong>chagrin</strong>, l’arrêt portépar le mon<strong>de</strong>. Cette peine a produit son fruit. Jevoulus me venger <strong>de</strong> la société, je voulus possé<strong>de</strong>rl’âme <strong>de</strong> toutes les femmes en me soumettantles intelligences, et voir tous les regardsfixés sur moi quand mon nom serait prononcépar un valet à la porte d’un salon. Je m’instituaigrand homme. Dès mon enfance, je m’étaisfrappé le front en me disant comme André <strong>de</strong>Chénier : « Il y a quelque chose là ! » Je croyaissentir en moi une pensée à exprimer, un systèmeà établir, une science à expliquer. Ô moncher Émile ! aujourd’hui que j’ai vingt-six ans àpeine, que je suis sûr <strong>de</strong> mourir inconnu, sansavoir jamais été l’amant <strong>de</strong> la femme que j’ai rêvé<strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r, laisse-moi te conter mes folies ?N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos


désirs pour <strong>de</strong>s réalités ? Ah ! je ne voudraispoint pour ami d’un jeune homme qui dansses rêves ne se serait pas tressé <strong>de</strong>s couronnes,construit quelque pié<strong>de</strong>stal ou donné <strong>de</strong> complaisantesmaîtresses. Moi ! j’ai souvent été général,empereur, j’ai été Byron, puis rien. Aprèsavoir joué sur le faîte <strong>de</strong>s choses humaines, jem’apercevais que toutes les montagnes, toutesles difficultés restaient à gravir. Cet immenseamour-propre qui bouillonnait en moi, cettecroyance sublime à une <strong>de</strong>stinée, et qui <strong>de</strong>vientdu génie peut-être, quand un homme ne selaisse pas déchiqueter l’âme par le contact <strong>de</strong>saffaires aussi facilement qu’un mouton abandonnesa laine aux épines <strong>de</strong>s halliers où ilpasse, tout cela me sauva. Je voulus me couvrir<strong>de</strong> gloire et travailler dans le silence pourla maîtresse que j’espérais avoir un jour. Toutesles femmes se résumaient par une seule, et cettefemme je croyais la rencontrer dans la premièrequi s’offrait à mes regards. Mais, voyant


une reine dans chacune d’elles, toutes <strong>de</strong>vaient,comme les reines qui sont obligées <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>savances à leurs amants, venir un peu au-<strong>de</strong>vant<strong>de</strong> moi, souffreteux, pauvre et timi<strong>de</strong>. Ah ! pourcelle qui m’eût plaint, j’avais dans le cœur tant<strong>de</strong> reconnaissance outre l’amour, que je l’eusseadorée pendant toute sa vie. Plus tard, mes observationsm’ont appris <strong>de</strong> cruelles vérités. Ainsi,mon cher Émile, je risquais <strong>de</strong> vivre éternellementseul. Les femmes sont habituées, parje ne sais quelle pente <strong>de</strong> leur esprit, à ne voirdans un homme <strong>de</strong> talent que ses défauts, etdans un sot que ses qualités ; elles éprouvent <strong>de</strong>gran<strong>de</strong>s sympathies pour les qualités du sot quisont une flatterie perpétuelle <strong>de</strong> leurs propresdéfauts, tandis que l’homme supérieur ne leuroffre pas assez <strong>de</strong> jouissances pour compenserses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente,nulle femme n’est jalouse d’en partagerseulement les malaises ; toutes veulent trouverdans leurs amants <strong>de</strong>s motifs <strong>de</strong> satisfaire


leur vanité ; c’est elles encore qu’elles aiment ennous ! Un homme pauvre, fier, artiste, doué dupouvoir <strong>de</strong> créer, n’est-il pas armé d’un blessantégoïsme ? il existe autour <strong>de</strong> lui je ne saisquel tourbillon <strong>de</strong> pensées dans lequel il enveloppetout, même sa maîtresse, qui doit ensuivre le mouvement. Une femme adulée peutellecroire à l’amour d’un tel homme ? Ira-tellele chercher ? Cet amant n’a pas le loisir <strong>de</strong>s’abandonner autour d’un divan à ces petitessingeries <strong>de</strong> sensibilité auxquelles les femmestiennent tant et qui sont le triomphe <strong>de</strong>s gensfaux et insensibles. Le temps manque à ses travaux,comment en dépenserait-il à se rapetisser,à se chamarrer ? Prêt à donner ma vie d’uncoup, je ne l’aurais pas avilie en détail. Enfinil existe, dans le manége d’un agent <strong>de</strong> changequi fait les commissions d’une femme pâle etminaudière, je ne sais quoi <strong>de</strong> mesquin dontl’artiste a horreur. L’amour abstrait ne suffitpas à un homme pauvre et grand, il en veut


tous les dévouements. Les petites créatures quipassent leur vie à essayer <strong>de</strong>s cachemires ou sefont les porte-manteaux <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>, n’ont pas<strong>de</strong> dévouement, elles en exigent et voient dansl’amour le plaisir <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>r, non celuid’obéir. <strong>La</strong> véritable épouse en cœur, en chairet en os, se laisse traîner là où va celui en quirési<strong>de</strong> sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur.Aux hommes supérieurs, il faut <strong>de</strong>s femmesorientales dont l’unique pensée soit l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>leurs besoins : pour eux, le malheur est dans ledésaccord <strong>de</strong> leurs désirs et <strong>de</strong>s moyens. Moi,qui me croyais homme <strong>de</strong> génie, j’aimais précisémentces petites maîtresses ! Nourrissant<strong>de</strong>s idées si contraires aux idées reçues, ayantla prétention d’escala<strong>de</strong>r le ciel sans échelle,possédant <strong>de</strong>s trésors qui n’avaient pas cours,armé <strong>de</strong> connaissances étendues qui surchargeaientma mémoire et que je n’avais pas encoreclassées, que je ne m’étais point assimilées ;me trouvant sans parents, sans amis, seul au


milieu du plus affreux désert, un désert pavé,un désert animé, pensant, vivant, où tout vousest bien plus qu’ennemi, indifférent ! la résolutionque je pris était naturelle, quoique folle ;elle comportait je ne sais quoi d’impossible quime donna du courage. Ce fut comme un partifait avec moi-même, et dont j’étais le joueur etl’enjeu. Voici mon plan. Mes onze cents francs<strong>de</strong>vaient suffire à ma vie pendant trois ans ; jem’accordais ce temps pour mettre au jour unouvrage qui pût attirer l’attention publique surmoi, me faire une fortune ou un nom. Je meréjouissais en pensant que j’allai vivre <strong>de</strong> painet <strong>de</strong> lait, comme un solitaire <strong>de</strong> la Thébaï<strong>de</strong>,plongé dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s livres et <strong>de</strong>s idées,dans une sphère inaccessible, au milieu <strong>de</strong> ceParis si tumultueux, sphère <strong>de</strong> travail et <strong>de</strong> silence,où, comme les chrysali<strong>de</strong>s, je me bâtissaisune tombe pour renaître brillant et glorieux.J’allais risquer <strong>de</strong> mourir pour vivre. En réduisantl’existence à ses vrais besoins, au strict né-


cessaire, je trouvais que trois cent soixante-cinqfrancs par an <strong>de</strong>vaient suffire à ma pauvreté. Eneffet, cette maigre somme a satisfait à ma vie,tant que j’ai voulu subir ma propre disciplineclaustrale.― C’est impossible, s’écria Émile.― J’ai vécu près <strong>de</strong> trois ans ainsi, réponditRaphaël avec une sorte <strong>de</strong> fierté. Comptons! reprit-il. Trois sous <strong>de</strong> pain, <strong>de</strong>ux sous<strong>de</strong> lait, trois sous <strong>de</strong> charcuterie m’empêchaient<strong>de</strong> mourir <strong>de</strong> faim et tenaient mon esprit dansun état <strong>de</strong> lucidité singulière. J’ai observé, tule sais, <strong>de</strong> merveilleux effets produits par ladiète sur l’imagination. Mon logement me coûtaittrois sous par jour, je brûlais pour troissous d’huile par nuit, je faisais moi-même machambre, je portais <strong>de</strong>s chemises <strong>de</strong> flanellepour ne dépenser que <strong>de</strong>ux sous <strong>de</strong> blanchissagepar jour. Je me chauffais avec du charbon<strong>de</strong> terre, dont le prix divisé par les jours<strong>de</strong> l’année n’a jamais donné plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux sous


pour chacun ; j’avais <strong>de</strong>s habits, du linge, <strong>de</strong>schaussures pour trois années, je ne voulaism’habiller que pour aller à certains cours publicset aux bibliothèques. Ces dépenses réuniesne faisaient que dix-huit sous, il me restait <strong>de</strong>uxsous pour les choses imprévues. Je ne me souvienspas d’avoir, pendant cette longue pério<strong>de</strong><strong>de</strong> travail, passé le Pont-<strong>de</strong>s-Arts, ni d’avoir jamaisacheté d’eau ; j’allais en chercher le matin,à la fontaine <strong>de</strong> la place Saint-Michel, aucoin <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong>s Grès. Oh ! je portais mapauvreté fièrement. Un homme qui pressentun bel avenir marche dans sa vie <strong>de</strong> misèrecomme un innocent conduit au supplice, il n’apoint honte. Je n’avais pas voulu prévoir la maladie: comme Aquilina, j’envisageais l’hôpitalsans terreur. Je n’ai pas douté un moment <strong>de</strong>ma bonne santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit secoucher que pour mourir. Je me coupai les cheveux,jusqu’au moment où un ange d’amourou <strong>de</strong> bonté... Mais je ne veux pas anticiper


sur la situation à laquelle j’arrive. Apprendsseulement, mon cher ami, qu’à défaut <strong>de</strong> maîtresse,je vécus avec une gran<strong>de</strong> pensée, avec unrêve, un mensonge auquel nous commençonstous par croire plus ou moins. Aujourd’hui jeris <strong>de</strong> moi, <strong>de</strong> ce moi, peut-être saint et sublime,qui n’existe plus. <strong>La</strong> société, le mon<strong>de</strong>,nos usages, nos mœurs, vus <strong>de</strong> près, m’ont révéléle danger <strong>de</strong> ma croyance innocente et lasuperfluité <strong>de</strong> mes fervents travaux. Ces approvisionnementssont inutiles à l’ambitieux :que léger soit le bagage <strong>de</strong> qui poursuit la fortune.<strong>La</strong> faute <strong>de</strong>s hommes supérieurs est <strong>de</strong> dépenserleurs jeunes années à se rendre dignes<strong>de</strong> la faveur. Pendant qu’ils thésaurisent, leurforce est la science pour porter sans effort lepoids d’une puissance qui les fuit ; les intrigants,riches <strong>de</strong> mots et dépourvus d’idées, vontet viennent, surprennent les sots, et se logentdans la confiance <strong>de</strong>s <strong>de</strong>mi-niais : les uns étudient,les autres marchent ; les uns sont mo-


<strong>de</strong>stes, les autres hardis ; l’homme <strong>de</strong> génie taitson orgueil, l’intrigant arbore le sien et doitarriver nécessairement. Les hommes du pouvoiront si fort besoin <strong>de</strong> croire au mérite toutfait, au talent effronté, qu’il y a chez le vraisavant <strong>de</strong> l’enfantillage à espérer <strong>de</strong>s récompenseshumaines. Je ne cherche certes pas à paraphraserles lieux communs <strong>de</strong> la vertu, le cantique<strong>de</strong>s cantiques éternellement chanté parles génies méconnus ; je veux déduire logiquementla raison <strong>de</strong>s fréquents succès obtenuspar les hommes médiocres. Hélas ! l’étu<strong>de</strong> estsi maternellement bonne, qu’il y a peut-êtrecrime à lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s récompenses autresque les pures et douces joies dont elle nourritses enfants. Je me souviens d’avoir quelquefoistrempé gaiement mon pain dans mon lait,assis auprès <strong>de</strong> ma fenêtre en y respirant l’air,en laissant planer mes yeux sur un paysage <strong>de</strong>toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, entuiles, couverts <strong>de</strong> mousses jaunes ou vertes. Si


d’abord cette vue me parut monotone, j’y découvrisbientôt <strong>de</strong> singulières beautés : tantôt lesoir <strong>de</strong>s raies lumineuses, parties <strong>de</strong>s volets malfermés, nuançaient et animaient les noires profon<strong>de</strong>urs<strong>de</strong> ce pays original ; tantôt les lueurspâles <strong>de</strong>s réverbères projetaient d’en bas <strong>de</strong>sreflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaientfaiblement dans les rues les ondulations<strong>de</strong> ces toits pressés, océan <strong>de</strong> vagues immobiles; parfois <strong>de</strong> rares figures apparaissaientau milieu <strong>de</strong> ce morne désert. Parmi les fleurs<strong>de</strong> quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profilanguleux et crochu d’une vieille femme arrosant<strong>de</strong>s capucines, ou dans le cadre d’unelucarne pourrie quelque jeune fille faisant satoilette, se croyant seule, et dont je ne pouvaisapercevoir que le beau front et les longscheveux élevés en l’air par un joli bras blanc.J’admirais dans les gouttières quelques végétationséphémères, pauvres herbes bientôt emportéespar un orage ! J’étudiais les mousses,


leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui sousle soleil se changeaient en un velours sec et brunà reflets capricieux. Enfin les poétiques et fugitifseffets du jour, les tristesses du brouillard,les soudains pétillements du soleil, le silence etles magies <strong>de</strong> la nuit, les mystères <strong>de</strong> l’aurore,les fumées <strong>de</strong> chaque cheminée, tous les acci<strong>de</strong>nts<strong>de</strong> cette singulière nature m’étaient <strong>de</strong>venusfamiliers et me divertissaient. J’aimais maprison, elle était volontaire. Ces savanes <strong>de</strong> Parisformées par <strong>de</strong>s toits nivelés comme uneplaine, mais qui couvraient <strong>de</strong>s abîmes peuplés,allaient à mon âme et s’harmoniaient avecmes pensées. Il est fatigant <strong>de</strong> retrouver brusquementle mon<strong>de</strong> quand nous <strong>de</strong>scendons <strong>de</strong>shauteurs célestes où nous entraînent les méditationsscientifiques. Aussi ai-je alors parfaitementconçu la nudité <strong>de</strong>s monastères. Quandje fus bien résolu à suivre mon nouveau plan<strong>de</strong> vie, je cherchai mon logis dans les quartiersles plus déserts <strong>de</strong> Paris. Un soir, en revenant


<strong>de</strong> l’Estrapa<strong>de</strong>, je passais par la rue <strong>de</strong>s Cordierspour retourner chez moi. À l’angle <strong>de</strong> la rue<strong>de</strong> Cluny, je vis une petite fille d’environ quatorzeans, qui jouait au volant avec une <strong>de</strong> sescamara<strong>de</strong>s, et dont les rires et les espiègleriesamusaient les voisins. Il faisait beau, la soiréeétait chau<strong>de</strong>, le mois <strong>de</strong> septembre durait encore.Devant chaque porte, <strong>de</strong>s femmes étaientassises et <strong>de</strong>visaient comme dans une ville <strong>de</strong>province par un jour <strong>de</strong> fête. J’observai d’abordla jeune fille, dont la physionomie était d’uneadmirable expression, et le corps tout posépour un peintre. C’était une scène ravissante. Jecherchai la cause <strong>de</strong> cette bonhomie au milieu<strong>de</strong> Paris, je remarquai que la rue n’aboutissaità rien, et ne <strong>de</strong>vait pas être très-passante. Enme rappelant le séjour <strong>de</strong> J.-J. Rousseau dansce lieu, je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, et ledélabrement dans lequel il était me fit espérerd’y rencontrer un gîte peu coûteux. Je voulusle visiter. En entrant dans une chambre basse,


je vis les classiques flambeaux <strong>de</strong> cuivre garnis<strong>de</strong> leurs chan<strong>de</strong>lles, méthodiquement rangésau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> chaque clef, et fus frappé <strong>de</strong>la propreté qui régnait dans cette salle, ordinairementassez mal tenue dans les autres hôtels.Elle était peignée comme un tableau <strong>de</strong> genre :son lit bleu, les ustensiles, les meubles, avaientla coquetterie d’une nature <strong>de</strong> convention. <strong>La</strong>maîtresse <strong>de</strong> l’hôtel, femme <strong>de</strong> quarante ansenviron, dont les traits exprimaient <strong>de</strong>s malheurs,dont le regard était comme terni par <strong>de</strong>spleurs, se leva, vint à moi ; je lui soumis humblementle tarif <strong>de</strong> mon loyer. Sans en paraîtreétonnée, elle chercha une clef parmi toutes lesautres, et me conduisit dans les mansar<strong>de</strong>s, oùelle me montra une chambre qui avait vue surles toits, sur les cours <strong>de</strong>s maisons voisines,par les fenêtres <strong>de</strong>squelles passaient <strong>de</strong> longuesperches chargées <strong>de</strong> linge. Rien n’était plus horribleque cette mansar<strong>de</strong> aux murs jaunes etsales, qui sentait la misère et appelait son sa-


vant. <strong>La</strong> toiture s’y abaissait régulièrement et lestuiles disjointes laissaient voir le ciel. Il y avaitplace pour un lit, une table, quelques chaises,et sous l’angle aigu du toit je pouvais logermon piano. N’étant pas assez riche pour meublercette cage digne <strong>de</strong>s plombs <strong>de</strong> Venise, lapauvre femme n’avait jamais pu la louer. Ayantprécisément excepté <strong>de</strong> la vente mobilière queje venais <strong>de</strong> faire les objets qui m’étaienten quelque sorte personnels, je fus bientôtd’accord avec mon hôtesse, et m’installai le len<strong>de</strong>mainchez elle. Je vécus dans ce sépulcre aérienpendant près <strong>de</strong> trois ans, travaillant nuitet jour sans relâche, avec tant <strong>de</strong> plaisir, quel’étu<strong>de</strong> me semblait être le plus beau thème,la plus heureuse solution <strong>de</strong> la vie humaine.Le calme et le silence nécessaires au savantont je ne sais quoi <strong>de</strong> doux, d’enivrant commel’amour. L’exercice <strong>de</strong> la pensée, la recherche<strong>de</strong>s idées, les contemplations tranquilles <strong>de</strong> lascience nous prodiguent d’ineffables délices,


in<strong>de</strong>scriptibles comme tout ce qui participe <strong>de</strong>l’intelligence, dont les phénomènes sont invisiblesà nos sens extérieurs. Aussi sommesnoustoujours forcés d’expliquer les mystères<strong>de</strong> l’esprit par <strong>de</strong>s comparaisons matérielles.Le plaisir <strong>de</strong> nager dans un lac d’eau pure, aumilieu <strong>de</strong>s rochers, <strong>de</strong>s bois et <strong>de</strong>s fleurs, seulet caressé par une brise tiè<strong>de</strong>, donnerait auxignorants une bien faible image du bonheurque j’éprouvais quand mon âme était baignéedans les lueurs <strong>de</strong> je ne sais quelle lumière,quand j’écoutais les voix terribles et confuses<strong>de</strong> l’inspiration, quand d’une source inconnueles images ruisselaient dans mon cerveau palpitant.Voir une idée qui pointe dans le champ<strong>de</strong>s abstractions humaines comme le lever dusoleil au matin et s’élève comme lui, qui, mieuxencore, grandit comme un enfant, arrive à lapuberté, se fait lentement virile, est une joie supérieureaux autres joies terrestres, ou plutôtc’est un divin plaisir. L’étu<strong>de</strong> prête une sorte <strong>de</strong>


magie à tout ce qui nous environne. Le bureauchétif sur lequel j’écrivais, et la basane brunequi le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil,les bizarreries <strong>de</strong> mon papier <strong>de</strong> tenture,mes meubles, toutes ces choses s’animèrent, et<strong>de</strong>vinrent pour moi d’humbles amis, les complicessilencieux <strong>de</strong> mon avenir. Combien <strong>de</strong>fois ne leur ai-je pas communiqué mon âme,en les regardant ? Souvent, en laissant voyagermes yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais<strong>de</strong>s développements nouveaux, unepreuve frappante <strong>de</strong> mon système ou <strong>de</strong>s motsque je croyais heureux pour rendre <strong>de</strong>s penséespresque intraduisibles. À force <strong>de</strong> contemplerles objets qui m’entouraient, je trouvaisà chacun sa physionomie, son caractère ; souventils me parlaient : si, par-<strong>de</strong>ssus les toits, lesoleil couchant jetait à travers mon étroite fenêtrequelque lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient,brillaient, s’attristaient ou s’égayaient,en me surprenant toujours par <strong>de</strong>s effets nou-


veaux. Ces menus acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> la vie solitaire,qui échappent aux préoccupations du mon<strong>de</strong>,sont la consolation <strong>de</strong>s prisonniers. N’étais-jepas captivé par une idée, emprisonné dans unsystème ; mais soutenu par la perspective d’unevie glorieuse ! À chaque difficulté vaincue, jebaisais les mains douces <strong>de</strong> la femme aux beauxyeux, élégante et riche, qui <strong>de</strong>vait un jour caressermes cheveux en me disant avec attendrissement: Tu as bien souffert, pauvre ange ! J’avaisentrepris <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s œuvres. Une comédie<strong>de</strong>vait en peu <strong>de</strong> jours me donner une renommée,une fortune, et l’entrée <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, où jevoulais reparaître en y exerçant les droits régaliens<strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> génie. Vous avez tous vudans ce chef-d’œuvre la première erreur d’unjeune homme qui sort du collége, une véritableniaiserie d’enfant. Vos plaisanteries ontdétruit <strong>de</strong> fécon<strong>de</strong>s illusions, qui <strong>de</strong>puis ne sesont plus réveillées. Toi seul, mon cher Émile,as calmé la plaie profon<strong>de</strong> que d’autres firent à


mon cœur ! Toi seul admiras ma Théorie <strong>de</strong> lavolonté, ce long ouvrage pour lequel j’avais apprisles langues orientales, l’anatomie, la physiologie,auquel j’avais consacré la plus gran<strong>de</strong>partie <strong>de</strong> mon temps ; œuvre qui, si je ne metrompe, complétera les travaux <strong>de</strong> Mesmer, <strong>de</strong><strong>La</strong>vater, <strong>de</strong> Gall, <strong>de</strong> Bichat, en ouvrant une nouvelleroute à la science humaine. Là s’arrête mabelle vie, ce sacrifice <strong>de</strong> tous les jours, ce travail<strong>de</strong> ver-à-soie inconnu au mon<strong>de</strong> et dont la seulerécompense est peut-être dans le travail même.Depuis l’âge <strong>de</strong> raison jusqu’au jour où j’eusterminé ma théorie, j’ai observé, appris, écrit,lu sans relâche, et ma vie fut comme un longpensum. Amant efféminé <strong>de</strong> la paresse orientale,amoureux <strong>de</strong> mes rêves, sensuel, j’ai toujourstravaillé, me refusant à goûter les jouissances<strong>de</strong> la vie parisienne. Gourmand, j’ai étésobre ; aimant et la marche et les voyages maritimes,désirant visiter plusieurs pays, trouvantencore du plaisir à faire, comme un en-


fant, ricocher <strong>de</strong>s cailloux sur l’eau, je suis restéconstamment assis, une plume à la main ;bavard, j’allais écouter en silence les professeursaux Cours publics <strong>de</strong> la Bibliothèque etdu Muséum ; j’ai dormi sur mon grabat solitairecomme un religieux <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> Saint-Benoît, et la femme était cependant ma seulechimère, une chimère que je caressais et qui mefuyait toujours ! Enfin ma vie a été une cruelleantithèse, un perpétuel mensonge. Puis jugezdonc les hommes ! Parfois mes goûts naturelsse réveillaient comme un incendie long-tempscouvé. Par une sorte <strong>de</strong> mirage ou <strong>de</strong> calenture,moi, veuf <strong>de</strong> toutes les femmes que je désirais,dénué <strong>de</strong> tout et logé dans une mansar<strong>de</strong>d’artiste, je me voyais alors entouré <strong>de</strong> maîtressesravissantes ! Je courais à travers les rues<strong>de</strong> Paris, couché sur les moelleux coussins d’unbrillant équipage ! J’étais rongé <strong>de</strong> vices, plongédans la débauche, voulant tout, ayant tout ;enfin ivre à jeun, comme saint Antoine dans


sa tentation. Heureusement le sommeil finissaitpar éteindre ces visions dévorantes ; le len<strong>de</strong>mainla science m’appelait en souriant, et jelui étais fidèle. J’imagine que les femmes ditesvertueuses doivent être souvent la proie <strong>de</strong> cestourbillons <strong>de</strong> folie, <strong>de</strong> désirs et <strong>de</strong> passions, quis’élèvent en nous, malgré nous. De tels rêvesne sont pas sans charmes : ne ressemblent-ilspas à ces causeries du soir, en hiver, où l’onpart <strong>de</strong> son foyer pour aller en Chine. Mais que<strong>de</strong>vient la vertu, pendant ces délicieux voyagesoù la pensée a franchi tous les obstacles ? Pendantles dix premiers mois <strong>de</strong> ma réclusion,je menai la vie pauvre et solitaire que je t’aidépeinte : j’allais chercher moi-même, dès lematin et sans être vu, mes provisions pour lajournée ; je faisais ma chambre, j’étais tout ensemblele maître et le serviteur, je diogénisaisavec une incroyable fierté. Mais après ce temps,pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrentmes mœurs et mes habitu<strong>de</strong>s, examinèrent ma


personne et comprirent ma misère, peut-êtreparce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses,il s’établit d’inévitables liens entreelles et moi. Pauline, cette charmante créaturedont les grâces naïves et secrètes m’avaienten quelque sorte amené là, me rendit plusieursservices qu’il me fut impossible <strong>de</strong> refuser.Toutes les infortunes sont sœurs : ellesont le même langage, la même générosité, lagénérosité <strong>de</strong> ceux qui ne possédant rien sontprodigues <strong>de</strong> sentiment ; paient <strong>de</strong> leur tempset <strong>de</strong> leur personne. Insensiblement Paulines’impatronisa chez moi, voulut me servir et samère ne s’y opposa point. Je vis la mère ellemêmeraccommodant mon linge et rougissantd’être surprise à cette charitable occupation.Devenu malgré moi leur protégé, j’acceptaileurs services. Pour comprendre cette singulièreaffection, il faut connaître l’emportementdu travail, la tyrannie <strong>de</strong>s idées et cette répugnanceinstinctive qu’éprouve pour les détails


<strong>de</strong> la vie matérielle l’homme qui vit par la pensée.Pouvais-je résister à la délicate attentionavec laquelle Pauline m’apportait à pas muetsmon repas frugal, quand elle s’apercevait que,<strong>de</strong>puis sept ou huit heures, je n’avais rien pris ?Avec les grâces <strong>de</strong> la femme et l’ingénuité <strong>de</strong>l’enfance, elle me souriait en faisant un signepour me dire que je ne <strong>de</strong>vais pas la voir. C’étaitAriel se glissant comme un sylphe sous montoit, et prévoyant mes besoins. Un soir, Paulineme raconta son histoire avec une touchante ingénuité.Son père était chef d’escadron dans lesgrenadiers à cheval <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong> impériale. Aupassage <strong>de</strong> la Bérésina, il avait été fait prisonnierpar les Cosaques. Plus tard, quand Napoléonproposa <strong>de</strong> l’échanger, les autorités russesle firent vainement chercher en Sibérie. Au dire<strong>de</strong>s autres prisonniers, il s’était échappé avecle projet d’aller aux In<strong>de</strong>s. Depuis ce temps,madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obteniraucune nouvelle <strong>de</strong> son mari. Les dé-


sastres <strong>de</strong> 1814 et 1815 étaient arrivés. Seule,sans ressources et sans secours, elle avait prisle parti <strong>de</strong> tenir un hôtel garni pour faire vivresa fille. Elle espérait toujours revoir son mari.Son plus cruel <strong>chagrin</strong> était <strong>de</strong> laisser Paulinesans éducation, sa Pauline, filleule <strong>de</strong> laprincesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentiraux belles <strong>de</strong>stinées promises par son impérialeprotectrice. Quand madame Gaudin meconfia cette amère douleur qui la tuait, et me ditavec un accent déchirant : « Je donnerais bienet le chiffon <strong>de</strong> papier qui crée Gaudin baron<strong>de</strong> l’empire, et le droit que nous avons à la dotation<strong>de</strong> Wistchnau, pour savoir Pauline élevéeà Saint-Denis ! » tout à coup je tressaillis, etpour reconnaître les soins que me prodiguaientces <strong>de</strong>ux femmes, j’eus l’idée <strong>de</strong> m’offrir à finirl’éducation <strong>de</strong> Pauline. <strong>La</strong> can<strong>de</strong>ur avec laquelleces <strong>de</strong>ux femmes acceptèrent ma propositionfut égale à la naïveté qui la dictait. J’eusainsi <strong>de</strong>s heures <strong>de</strong> récréation. <strong>La</strong> petite avait


les plus heureuses dispositions : elle apprit avectant <strong>de</strong> facilité, qu’elle <strong>de</strong>vint bientôt plus forteque je ne l’étais sur le piano. En s’accoutumantà penser tout haut près <strong>de</strong> moi, elle déployaitles mille gentillesses d’un cœur qui s’ouvre à lavie comme le calice d’une fleur lentement dépliéepar le soleil. Elle m’écoutait avec recueillementet plaisir, en arrêtant sur moi ses yeuxnoirs et veloutés qui semblaient sourire. Ellerépétait ses leçons d’un accent doux et caressant,en témoignant une joie enfantine quandj’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour plusinquiète d’avoir à préserver <strong>de</strong> tout danger unejeune fille qui développait en croissant toutesles promesses faites par les grâces <strong>de</strong> son enfance,la vit avec plaisir s’enfermer pendanttoute la journée pour étudier. Mon piano étantle seul dont elle pût se servir, elle profitait <strong>de</strong>mes absences pour s’exercer. Quand je rentrais,je la trouvais chez moi, dans la toilette laplus mo<strong>de</strong>ste ; mais au moindre mouvement,


sa taille souple et les attraits <strong>de</strong> sa personne serévélaient sous l’étoffe grossière. Elle avait unpied mignon dans d’ignobles souliers, commel’héroïne du conte <strong>de</strong> Peau-d’Âne. Mais ses jolistrésors, sa richesse <strong>de</strong> jeune fille, tout celuxe <strong>de</strong> beauté fut comme perdu pour moi. Jem’étais ordonné à moi-même <strong>de</strong> ne voir qu’unesœur en Pauline, j’aurais eu horreur <strong>de</strong> tromperla confiance <strong>de</strong> sa mère, j’admirais cettecharmante fille comme un tableau, comme leportrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’étaitmon enfant, ma statue. Pygmalion nouveau,je voulais faire d’une vierge vivante et colorée,sensible et parlante, un marbre. J’étais très-sévèreavec elle, mais plus je lui faisais éprouverles effets <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>spotisme magistral, pluselle <strong>de</strong>venait douce et soumise. Si je fus encouragédans ma retenue et dans ma continencepar <strong>de</strong>s sentiments nobles, néanmoins les raisons<strong>de</strong> procureur ne me manquèrent pas. Jene comprends point la probité <strong>de</strong>s écus sans la


probité <strong>de</strong> la pensée. Tromper une femme oufaire faillite a toujours été même chose pourmoi. Aimer une jeune fille ou se laisser aimerpar elle constitue un vrai contrat dont lesconditions doivent être bien entendues. Noussommes maîtres d’abandonner la femme qui sevend, mais non pas la jeune fille qui se donne :elle ignore l’étendue <strong>de</strong> son sacrifice. J’auraisdonc épousé Pauline, et c’eût été une folie :n’était-ce pas livrer une âme douce et vierge àd’effroyables malheurs ? Mon indigence parlaitson langage égoïste, et venait toujours mettre samain <strong>de</strong> fer entre cette bonne créature et moi.Puis, je l’avoue à ma honte, je ne conçois pasl’amour dans la misère. Peut-être est-ce en moiune dépravation due à cette maladie humaineque nous nommons la civilisation ; mais unefemme, fût-elle attrayante autant que la belleHélène, la Galatée d’Homère, n’a plus aucunpouvoir sur mes sens pour peu qu’elle soit crottée.Ah ! vive l’amour dans la soie, sur le ca-


chemire, entouré <strong>de</strong>s merveilles du luxe qui leparent merveilleusement bien, parce que luimêmeest un luxe peut-être. J’aime à froissersous mes désirs <strong>de</strong> pimpantes toilettes, à briser<strong>de</strong>s fleurs, à porter une main dévastatrice dansles élégants édifices d’une coiffure embaumée.Des yeux brûlants, cachés par un voile <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelleque les regards percent comme la flammedéchire la fumée du canon, m’offrent <strong>de</strong> fantastiquesattraits Mon amour veut <strong>de</strong>s échelles <strong>de</strong>soie escaladées en silence, par une nuit d’hiver.Quel plaisir d’arriver couvert <strong>de</strong> neige dans unechambre éclairée par <strong>de</strong>s parfums, tapissée <strong>de</strong>soies peintes, et d’y trouver une femme qui, elleaussi, secoue <strong>de</strong> la neige : car quel autre nomdonner à ces voiles <strong>de</strong> voluptueuses mousselinesà travers lesquels elle se <strong>de</strong>ssine vaguementcomme un ange dans son nuage, et d’oùelle va sortir ? Puis il me faut encore un craintifbonheur, une audacieuse sécurité. Enfin je veuxrevoir cette mystérieuse femme, mais éclatante,


mais au milieu du mon<strong>de</strong>, mais vertueuse, environnéed’hommages, vêtue <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelles, <strong>de</strong> diamants,donnant ses ordres à la ville, et si hautplacée et si imposante que nul n’ose lui adresser<strong>de</strong>s vœux. Au milieu <strong>de</strong> sa cour, elle mejette un regard à la dérobée, un regard qui démentces artifices, un regard qui me sacrifie lemon<strong>de</strong> et les hommes ! Certes, je me suis vingtfois trouvé ridicule d’aimer quelques aunes <strong>de</strong>blon<strong>de</strong>s, du velours, <strong>de</strong> fines batistes, les tours<strong>de</strong> force d’un coiffeur, <strong>de</strong>s bougies, un carrosse,un titre, d’héraldiques couronnes peintespar <strong>de</strong>s vitriers ou fabriquées par un orfévre,enfin tout ce qu’il y a <strong>de</strong> factice et <strong>de</strong> moinsfemme dans la femme ; je me suis moqué <strong>de</strong>moi, je me suis raisonné, tout a été vain. Unefemme aristocratique et son sourire fin, la distinction<strong>de</strong> ses manières et son respect d’ellemêmem’enchantent ; quand elle met une barrièreentre elle et le mon<strong>de</strong>, elle flatte en moitoutes les vanités, qui sont la moitié <strong>de</strong> l’amour.


Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir plus<strong>de</strong> saveur. En ne faisant rien <strong>de</strong> ce que fontles autres femmes, en ne marchant pas, ne vivantpas comme elles, en s’enveloppant dans unmanteau qu’elles ne peuvent avoir, en respirant<strong>de</strong>s parfums à elle, ma maîtresse me semble êtrebien mieux à moi : plus elle s’éloigne <strong>de</strong> la terre,même dans ce que l’amour a <strong>de</strong> terrestre, pluselle s’embellit à mes yeux. En France, heureusementpour moi, nous sommes <strong>de</strong>puis vingtans sans reine : j’eusse aimé la reine ! Pour avoirles façons d’une princesse, une femme doit êtreriche. En présence <strong>de</strong> mes romanesques fantaisies,qu’était Pauline ? Pouvait-elle me vendre<strong>de</strong>s nuits qui coûtent la vie, un amour qui tue etmet en jeu toutes les facultés humaines ? Nousne mourons guère pour <strong>de</strong> pauvres filles qui sedonnent ! Je n’ai jamais pu détruire ces sentimentsni ces rêveries <strong>de</strong> poète. J’étais né pourl’amour impossible, et le hasard a voulu que jefusse servi par <strong>de</strong>là mes souhaits. Combien <strong>de</strong>


fois n’ai-je pas vêtu <strong>de</strong> satin les pieds mignons<strong>de</strong> Pauline, emprisonné sa taille svelte commeun jeune peuplier dans une robe <strong>de</strong> gaze, jetésur son sein une légère écharpe en lui faisantfouler les tapis <strong>de</strong> son hôtel et la conduisantà une voiture élégante. Je l’eusse adoréeainsi. Je lui donnais une fierté qu’elle n’avaitpas, je la dépouillais <strong>de</strong> toutes ses vertus, <strong>de</strong>ses grâces naïves, <strong>de</strong> son délicieux naturel, <strong>de</strong>son sourire ingénu, pour la plonger dans le Styx<strong>de</strong> nos vices et lui rendre le cœur invulnérable,pour la far<strong>de</strong>r <strong>de</strong> nos crimes, pour en faire lapoupée fantasque <strong>de</strong> nos salons, une femmefluette qui se couche au matin pour renaîtrele soir, à l’aurore <strong>de</strong>s bougies. Elle était toutsentiment, tout fraîcheur, je la voulais sèche etfroi<strong>de</strong>. Dans les <strong>de</strong>rniers jours <strong>de</strong> ma folie, lesouvenir m’a montré Pauline, comme il nouspeint les scènes <strong>de</strong> notre enfance. Plus d’unefois, je suis resté attendri, songeant à <strong>de</strong> délicieuxmoments : soit que je la revisse assise près


<strong>de</strong> ma table, occupée à coudre, paisible, silencieuse,recueillie et faiblement éclairée par lejour qui, <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> ma lucarne, <strong>de</strong>ssinait<strong>de</strong> légers reflets argentés sur sa belle chevelurenoire ; soit que j’entendisse son rire jeune, ou savoix au timbre riche chanter les gracieuses cantilènesqu’elle composait sans efforts. Souventelle s’exaltait en faisant <strong>de</strong> la musique : sa figureressemblait alors d’une manière frappante à lanoble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu représenterl’Italie. Ma cruelle mémoire me jetaitcette jeune fille à travers les excès <strong>de</strong> mon existencecomme un remords, comme une image<strong>de</strong> la vertu ! Mais laissons la pauvre enfant à sa<strong>de</strong>stinée ! Quelque malheureuse qu’elle puisseêtre, au moins l’aurai-je mis à l’abri d’un effroyableorage, en évitant <strong>de</strong> la traîner dansmon enfer.Jusqu’à l’hiver <strong>de</strong>rnier, ma vie fut la vie tranquilleet studieuse dont j’ai tâché <strong>de</strong> te donnerune faible image. Dans les premiers jours


du mois <strong>de</strong> décembre 1829, je rencontrai Rastignac,qui, malgré le misérable état <strong>de</strong> mes vêtements,me donna le bras et s’enquit <strong>de</strong> mafortune avec un intérêt vraiment fraternel. Prisà la glu <strong>de</strong> ses manières, je lui racontai brièvementet ma vie et mes espérances. Il se mità rire, me traita tout à la fois d’homme <strong>de</strong> génieet <strong>de</strong> sot. Sa voix gasconne, son expériencedu mon<strong>de</strong>, l’opulence qu’il <strong>de</strong>vait à son savoir-faire,agirent sur moi d’une manière irrésistible.Il me fit mourir à l’hôpital, méconnucomme un niais, conduisit mon propre convoi,me jeta dans le trou <strong>de</strong>s pauvres. Il me parla<strong>de</strong> charlatanisme. Avec cette verve aimablequi le rend si séduisant, il me montra tous leshommes <strong>de</strong> génie comme <strong>de</strong>s charlatans. Il medéclara que j’avais un sens <strong>de</strong> moins, une cause<strong>de</strong> mort, si je restais seul, rue <strong>de</strong>s Cordiers.Selon lui, je <strong>de</strong>vais aller dans le mon<strong>de</strong>, égoïseradroitement, habituer les gens à prononcermon nom et me dépouiller moi-même <strong>de</strong>


l’humble monsieur qui messeyait à un grandhomme <strong>de</strong> son vivant. ― Les imbéciles, s’écriat-il,nomment ce métier-là intriguer, les gensà morale le proscrivent sous le mot <strong>de</strong> vie dissipée; ne nous arrêtons pas aux hommes, interrogeonsles résultats. Toi, tu travailles : eh !bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propreà tout et bon à rien, paresseux comme un homard: eh ! bien, j’arriverai à tout. Je me répands,je me pousse, l’on me fait place : je mevante ? l’on me croit. <strong>La</strong> dissipation, mon cher,est un système politique. <strong>La</strong> vie d’un hommeoccupé à manger sa fortune <strong>de</strong>vient souventune spéculation ; il place ses capitaux en amis,en plaisirs, en protecteurs, en connaissances.Un négociant risquerait-il un million ? pendantvingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse ;il couve son million, il le fait trotter par toutel’Europe ; il s’ennuie, se donne à tous les démonsque l’homme a inventés ; puis une liquidationle laisse souvent sans un sou, sans un


nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuseà vivre, à faire courir ses chevaux. Si par hasardil perd ses capitaux, il a la chance d’être nomméreceveur-général, <strong>de</strong> se bien marier, d’êtreattaché à un ministre, à un ambassa<strong>de</strong>ur. Il aencore <strong>de</strong>s amis, une réputation et toujours <strong>de</strong>l’argent. Connaissant les ressorts du mon<strong>de</strong>, illes manœuvre à son profit. Ce système est-il logique,ou ne suis-je qu’un fou ? N’est-ce pas làla moralité <strong>de</strong> la comédie qui se joue tous lesjours dans le mon<strong>de</strong> ? Ton ouvrage est achevé,reprit-il après une pause, tu as un talent immense! Eh ! bien, tu arrives au point <strong>de</strong> départ.Il faut maintenant faire ton succès toi-même,c’est plus sûr. Tu iras conclure <strong>de</strong>s alliancesavec les coteries, conquérir <strong>de</strong>s prôneurs. Moi,je veux me mettre <strong>de</strong> moitié dans ta gloire : jeserai le bijoutier qui aura monté les diamants<strong>de</strong> ta couronne. Pour commencer, dit-il, sois ici<strong>de</strong>main soir. Je te présenterai dans une maisonoù va tout Paris, notre Paris à nous, celui <strong>de</strong>s


eaux, <strong>de</strong>s gens à millions, <strong>de</strong>s célébrités, enfin<strong>de</strong>s hommes enfin qui parlent d’or commeChrysostome. Quand ils ont adopté un livre,le livre <strong>de</strong>vient à la mo<strong>de</strong> ; s’il est réellementbon, ils ont donné quelque brevet <strong>de</strong> génie sansle savoir. Si tu as <strong>de</strong> l’esprit, mon cher enfant,tu feras toi-même la fortune <strong>de</strong> ta théorie encomprenant mieux la théorie <strong>de</strong> la fortune. Demainsoir tu verras la belle comtesse Fœdora,la femme à la mo<strong>de</strong>. ― Je n’en ai jamais entenduparler. ― Tu es un Cafre, dit Rastignac enriant. Ne pas connaître Fœdora ! Une femme àmarier qui possè<strong>de</strong> près <strong>de</strong> quatre-vingt millelivres <strong>de</strong> rentes, qui ne veut <strong>de</strong> personne oudont personne ne veut ! Espèce <strong>de</strong> problèmeféminin, une Parisienne à moitié Russe, uneRusse à moitié Parisienne ! Une femme chez laquelles’éditent toutes les productions romantiquesqui ne paraissent pas, la plus belle femme<strong>de</strong> Paris, la plus gracieuse ! Tu n’es même pasun Cafre, tu es la bête intermédiaire qui joint


le Cafre à l’animal. Adieu, à <strong>de</strong>main. Il fit unepirouette et disparut sans attendre ma réponse,n’admettant pas qu’un homme raisonnable pûtrefuser d’être présenté à Fœdora. Comment expliquerla fascination d’un nom ? FŒDORA mepoursuivit comme une mauvaise pensée aveclaquelle on cherche à transiger. Une voix me disait: Tu iras chez Fœdora. J’avais beau me débattreavec cette voix et lui crier qu’elle mentait,elle écrasait tous mes raisonnements avecce nom : Fœdora. Mais ce nom, cette femmen’étaient-ils pas le symbole <strong>de</strong> tous mes désirset le thème <strong>de</strong> ma vie ? Le nom réveillaitles poésies artificielles du mon<strong>de</strong>, faisait brillerles fêtes du haut Paris et les clinquants <strong>de</strong> lavanité ; la femme m’apparaissait avec tous lesproblèmes <strong>de</strong> passion dont je m’étais affolé.Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom,mais tous mes vices qui se dressaient <strong>de</strong>boutdans mon âme pour me tenter <strong>de</strong> nouveau.<strong>La</strong> comtesse Fœdora, riche et sans amant, ré-


sistant à <strong>de</strong>s séductions parisiennes, n’était-cepas l’incarnation <strong>de</strong> mes espérances, <strong>de</strong> mes visions? Je me créai une femme, je la <strong>de</strong>ssinaidans ma pensée, je la rêvai. Pendant la nuit je nedormis pas, je <strong>de</strong>vins son amant, je fis tenir enpeu d’heures une vie entière, une vie d’amour ;j’en savourai les fécon<strong>de</strong>s, les brûlantes délices.Le len<strong>de</strong>main, incapable <strong>de</strong> soutenir le suppliced’attendre longuement la soirée, j’allai louer unroman, et passai la journée à le lire, me mettantainsi dans l’impossibilité <strong>de</strong> penser ni <strong>de</strong>mesurer le temps. Pendant ma lecture le nom<strong>de</strong> Fœdora retentissait en moi comme un sonque l’on entend dans le lointain, qui ne voustrouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédaisheureusement encore un habit noir et ungilet blanc assez honorables ; puis <strong>de</strong> toute mafortune il me restait environ trente francs, quej’avais semés dans mes har<strong>de</strong>s, dans mes tiroirs,afin <strong>de</strong> mettre entre une pièce <strong>de</strong> cent sous etmes fantaisies la barrière épineuse d’une re-


cherche et les hasards d’une circumnavigationdans ma chambre. Au moment <strong>de</strong> m’habiller,je poursuis mon trésor à travers un océan <strong>de</strong>papiers. <strong>La</strong> rareté du numéraire peut te faireconcevoir ce que mes gants et mon fiacre emportèrent<strong>de</strong> richesses : ils mangèrent le pain<strong>de</strong> tout un mois. Hélas ! nous ne manquons jamaisd’argent pour nos caprices, nous ne discutonsque le prix <strong>de</strong>s choses utiles ou nécessaires.Nous jetons l’or avec insouciance à <strong>de</strong>s danseuses,et nous marchandons un ouvrier dontla famille affamée attend le payement d’un mémoire.Combien <strong>de</strong> gens ont un habit <strong>de</strong> centfrancs, un diamant à la pomme <strong>de</strong> leur canne,et dînent à vingt-cinq sous ! Il semble que nousn’achetions jamais assez chèrement les plaisirs<strong>de</strong> la vanité. Rastignac, fidèle au ren<strong>de</strong>z-vous,sourit <strong>de</strong> ma métamorphose et m’en plaisanta; mais, tout en allant chez la comtesse, il medonna <strong>de</strong> charitables conseils sur la manière <strong>de</strong>me conduire avec elle. Il me la peignit avare,


vaine et défiante ; mais avare avec faste, vaineavec simplicité, défiante avec bonhomie. ― Tuconnais mes engagements, me dit-il, et tu saiscombien je perdrais à changer d’amour. En observantFœdora j’étais désintéressé, <strong>de</strong> sangfroid,mes remarques doivent être justes. Enpensant à te présenter chez elle, je songeais àta fortune ; ainsi prends gar<strong>de</strong> à tout ce que tului diras : elle a une mémoire cruelle, elle estd’une adresse à désespérer un diplomate, ellesaurait <strong>de</strong>viner le moment où il dit vrai ; entrenous, je crois que son mariage n’est pas reconnupar l’empereur, car l’ambassa<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> Russies’est mis à rire quand je lui ai parlé d’elle. Il nela reçoit pas, et la salue fort légèrement quandil la rencontre au bois. Néanmoins elle est <strong>de</strong>la société <strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Sérisy, va chez mesdames<strong>de</strong> Nucingen et <strong>de</strong> Restaud. En France saréputation est intacte ; la duchesse <strong>de</strong> Carigliano,la maréchale la plus collet-monté <strong>de</strong> toutela coterie bonapartiste, va souvent passer avec


elle la belle saison à sa terre. Beaucoup <strong>de</strong> jeunesfats, le fils d’un pair <strong>de</strong> France, lui ont offertun nom en échange <strong>de</strong> sa fortune ; elle les atous poliment éconduits. Peut-être sa sensibiliténe commence-t-elle qu’au titre <strong>de</strong> comte !N’es-tu pas marquis ? marche en avant si ellete plaît ! Voilà ce que j’appelle donner <strong>de</strong>s instructions.Cette plaisanterie me fit croire queRastignac voulait rire et piquer ma curiosité,en sorte que ma passion improvisée était arrivéeà son paroxysme quand nous nous arrêtâmes<strong>de</strong>vant un péristyle orné <strong>de</strong> fleurs. Enmontant un vaste escalier tapissé, où je remarquaitoutes les recherches du comfort anglais,le cœur me battit ; j’en rougissais : je démentaismon origine, mes sentiments, ma fierté, j’étaissottement bourgeois. Hélas ! je sortais d’unemansar<strong>de</strong>, après trois années <strong>de</strong> pauvreté, sanssavoir encore mettre au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s bagatelles<strong>de</strong> la vie ces trésors acquis, ces immenses capitauxintellectuels qui vous enrichissent en


un moment quand le pouvoir tombe entrevos mains sans vous écraser, parce que l’étu<strong>de</strong>vous a formé d’avance aux luttes politiques.J’aperçus une femme d’environ vingt-<strong>de</strong>ux ans,<strong>de</strong> moyenne taille, vêtue <strong>de</strong> blanc, entouréed’un cercle d’hommes, mollement couchée surune ottomane, et tenant à la main un écran <strong>de</strong>plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva,vint à nous, sourit avec grâce, me fit d’unevoix mélodieuse un compliquent sans douteapprêté. Notre ami m’avait annoncé comme unhomme <strong>de</strong> talent, et son adresse, son emphasegasconne me procurèrent un accueil flatteur. Jefus l’objet d’une attention particulière qui merendit confus ; mais Rastignac avait heureusementparlé <strong>de</strong> ma mo<strong>de</strong>stie. Je rencontrai là<strong>de</strong>s savants, <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> lettres, d’anciens ministres,<strong>de</strong>s pairs <strong>de</strong> France. <strong>La</strong> conversation repritson cours quelque temps après mon arrivée,et, sentant que j’avais une réputation à soutenir,je me rassurai ; puis, sans abuser <strong>de</strong> la pa-


ole quand elle m’était accordée, je tâchai <strong>de</strong>résumer les discussions par <strong>de</strong>s mots plus oumoins incisifs, profonds ou spirituels. Je produisisquelque sensation : pour la millième fois<strong>de</strong> sa vie Rastignac fut prophète. Quand il y eutassez <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> pour que chacun retrouvât saliberté, mon introducteur me donna le bras, etnous nous promenâmes dans les appartements.― N’aie pas l’air d’être trop émerveillé <strong>de</strong> laprincesse, me dit-il, elle <strong>de</strong>vinerait le motif <strong>de</strong> tavisite. Les salons étaient meublés avec un goûtexquis. J’y vis <strong>de</strong>s tableaux <strong>de</strong> choix. Chaquepièce avait, comme chez les Anglais les plusopulents, son caractère particulier : la tenture<strong>de</strong> soie, les agréments, la forme <strong>de</strong>s meubles, lemoindre décor, s’harmoniaient avec une penséepremière. Dans un boudoir gothique dontles portes étaient cachées par <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux entapisserie, les encadrements <strong>de</strong> l’étoffe, la pendule,les <strong>de</strong>ssins du tapis, étaient gothiques :le plafond, formé <strong>de</strong> solives brunes sculptées,


présentait à l’œil <strong>de</strong>s caissons pleins <strong>de</strong> grâceet d’originalité ; les boiseries étaient artistementtravaillées ; rien ne détruisait l’ensemble<strong>de</strong> cette jolie décoration, pas même les croisées,dont les vitraux étaient coloriés et précieux.Je fus surpris à l’aspect d’un petit salonmo<strong>de</strong>rne, où je ne sais quel artiste avait épuiséla science <strong>de</strong> notre décor, si léger, si frais,si suave, sans éclat, sobre <strong>de</strong> dorures. C’étaitamoureux et vague comme une balla<strong>de</strong> alleman<strong>de</strong>,un vrai réduit taillé pour une passion<strong>de</strong> 1827, embaumé par <strong>de</strong>s jardinières pleines<strong>de</strong> fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfila<strong>de</strong>une pièce dorée où revivait le goût dusiècle <strong>de</strong> Louis XIV, qui, opposé à nos peinturesactuelles, produisait un bizarre mais agréablecontraste. ― Tu seras assez bien logé, me ditRastignac avec un sourire où perçait une légèreironie. N’est-ce pas séduisant ? ajouta-t-ilen s’asseyant. Tout à coup il se leva, me pritpar la main, me conduisit à la chambre à cou-


cher, et me montra sous un dais <strong>de</strong> mousselineet <strong>de</strong> moire blanches un lit voluptueux doucementéclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancéeà un génie. ― N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voixbasse, <strong>de</strong> l’impu<strong>de</strong>ur, <strong>de</strong> l’insolence et <strong>de</strong> la coquetterieoutre mesure, à nous laisser contemplerce trône <strong>de</strong> l’amour ? Ne se donner à personne,et permettre à tout le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> mettrelà sa carte ! si j’étais libre, je voudrais voir cettefemme soumise et pleurant à ma porte. ― Estudonc si certain <strong>de</strong> sa vertu ? ― Les plus audacieux<strong>de</strong> nos maîtres, et même les plus habiles,avouent avoir échoué près d’elle, l’aimentencore et sont ses amis dévoués. Cette femmen’est-elle pas une énigme ? Ces paroles excitèrenten moi une sorte d’ivresse, ma jalousiecraignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, je revinsprécipitamment dans le salon où j’avaislaissé la comtesse, que je rencontrai dans leboudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire,me fit asseoir près d’elle, me questionna sur


mes travaux, et sembla s’y intéresser vivement,surtout quand je lui traduisis mon système enplaisanteries au lieu <strong>de</strong> prendre le langage d’unprofesseur pour le lui développer doctoralement.Elle parut s’amuser beaucoup en apprenantque la volonté humaine était une forcematérielle semblable à la vapeur ; que, dans lemon<strong>de</strong> moral, rien ne résistait à cette puissancequand un homme s’habituait à la concentrer,à en manier la somme, à diriger constammentsur les âmes la projection <strong>de</strong> cette masse flui<strong>de</strong> ;que cet homme pouvait à son gré tout modifierrelativement à l’humanité, même les lois lesplus absolues <strong>de</strong> la nature. Ses objections merévélèrent en elle une certaine finesse d’esprit.Je me complus à lui donner raison pendantquelques moments pour la flatter, et je détruisisses raisonnements <strong>de</strong> femme par un mot, en attirantson attention sur un fait journalier dansla vie, le sommeil, fait vulgaire en apparence,mais au fond plein <strong>de</strong> problèmes insolubles


pour le savant. Je piquai sa curiosité. Elle restamême un instant silencieuse quand je lui disque nos idées étaient <strong>de</strong>s êtres organisés, complets,qui vivaient dans un mon<strong>de</strong> invisible, etinfluaient sur nos <strong>de</strong>stinées, en lui citant pourpreuves les pensées <strong>de</strong> Descartes, <strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot,<strong>de</strong> Napoléon, qui avaient conduit, qui conduisaientencore tout un siècle. J’eus l’honneur<strong>de</strong> l’amuser. Elle me quitta en m’invitant à lavenir voir ; en style <strong>de</strong> cour, elle me donnales gran<strong>de</strong>s entrées. Soit que je prisse, selonma louable habitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s formules polies pour<strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> cœur, soit qu’elle vît en moiquelque célébrité prochaine, et voulût augmentersa ménagerie <strong>de</strong> savants, je crus lui plaire.J’évoquai toutes mes connaissances physiologiqueset mes étu<strong>de</strong>s antérieures sur la femmepour examiner minutieusement pendant cettesoirée sa personne et ses manières. Caché dansl’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses penséesen les cherchant dans son maintien, en


étudiant ce manége d’une maîtresse <strong>de</strong> maisonqui va et vient, s’assied et cause, appelle unhomme, l’interroge, et s’appuie pour l’écoutersur un chambranle <strong>de</strong> porte. Je remarquai danssa démarche un mouvement brisé si doux, uneondulation <strong>de</strong> robe si gracieuse, elle excitaitsi puissamment le désir, que je <strong>de</strong>vins alorstrès-incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissaitaujourd’hui l’amour, elle avait dû jadisêtre fort passionnée. Une volupté savantese peignait jusque dans la manière dont ellese posait <strong>de</strong>vant son interlocuteur : elle se soutenaitsur la boiserie avec coquetterie, commeune femme près <strong>de</strong> tomber, mais aussi près <strong>de</strong>s’enfuir si quelque regard trop vif l’intimi<strong>de</strong>.Les bras mollement croisés, paraissant respirerles paroles, les écoutant même du regar<strong>de</strong>t avec bienveillance, elle exhalait le sentiment.Ses lèvres fraîches et rouges tranchaient sur unteint d’une vive blancheur ; ses cheveux brunsfaisaient assez bien valoir la couleur orangée


<strong>de</strong> ses yeux mêlés <strong>de</strong> veines comme une pierre<strong>de</strong> Florence, et dont l’expression semblait ajouter<strong>de</strong> la finesse à ses paroles ; son corsage étaitparé <strong>de</strong>s grâces les plus attrayantes. Une rivaleaurait peut-être accusé <strong>de</strong> dureté ses épaissourcils qui paraissaient se rejoindre, et blâmél’imperceptible duvet qui ornait les contours <strong>de</strong>son visage. Je trouvai la passion empreinte entout. L’amour était écrit sur ses paupières italiennes,sur ses belles épaules dignes <strong>de</strong> la Vénus<strong>de</strong> Milo, dans ses traits, sur sa lèvre supérieureun peu forte et légèrement ombragée.Cette femme était un roman : ces richessesféminines, l’ensemble harmonieux <strong>de</strong>s lignes,les promesses que cette riche structure faisaità la passion, étaient tempérés par une réserveconstante, par une mo<strong>de</strong>stie extraordinaire, quicontrastaient avec l’expression <strong>de</strong> toute la personne.Il fallait une observation aussi sagaceque la mienne pour découvrir dans cette natureles signes d’une <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> volupté. Pour ex-


pliquer plus clairement ma pensée, il y avait enelle <strong>de</strong>ux femmes séparées par le buste peutêtre: l’une était froi<strong>de</strong>, la tête seule semblaitêtre amoureuse. Avant d’arrêter ses yeux sur unhomme, elle préparait son regard, comme s’ilse passait je ne sais quoi <strong>de</strong> mystérieux en ellemême: vous eussiez dit une convulsion dansses yeux si brillants. Enfin, ou ma science étaitimparfaite, et j’avais encore bien <strong>de</strong>s secrets àdécouvrir dans le mon<strong>de</strong> moral, ou la comtessepossédait une belle âme dont les sentiments etles émanations communiquaient à sa physionomiece charme qui nous subjugue et nousfascine, ascendant tout moral et d’autant pluspuissant qu’il s’accor<strong>de</strong> avec les sympathies dudésir. Je sortis ravi, séduit par cette femme, enivrépar son luxe, chatouillé dans tout ce quemon cœur avait <strong>de</strong> noble, <strong>de</strong> vicieux, <strong>de</strong> bon,<strong>de</strong> mauvais. En me sentant si ému, si vivant, siexalté, je crus comprendre l’attrait qui amenaitlà ces artistes, ces diplomates, ces hommes <strong>de</strong>


pouvoir, ces agioteurs doublés <strong>de</strong> tôle commeleurs caisses. Sans doute ils venaient chercherprès d’elle l’émotion délirante qui faisait vibreren moi toutes les forces <strong>de</strong> mon être, fouettaitmon sang dans la moindre veine, agaçait le pluspetit nerf et tressaillait dans mon cerveau ! Ellene s’était donnée à aucun pour les gar<strong>de</strong>r tous.Une femme est coquette tant qu’elle n’aimepas. ― Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-êtreété mariée ou vendue à quelque vieillard, etle souvenir <strong>de</strong> ses premières noces lui donne<strong>de</strong> l’horreur pour l’amour. Je revins à pied dufaubourg Saint-Honoré, où Fœdora <strong>de</strong>meure.Entre son hôtel et la rue <strong>de</strong>s Cordiers il y apresque tout Paris, le chemin me parut court,et cependant il faisait froid. Entreprendre laconquête <strong>de</strong> Fœdora dans l’hiver, un ru<strong>de</strong> hiver,quand je n’avais pas trente francs en mapossession, quand la distance qui nous séparaitétait si gran<strong>de</strong> ! Un jeune homme pauvre peutseul savoir ce qu’une passion coûte en voitures,


en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour resteun peu trop <strong>de</strong> temps platonique, il <strong>de</strong>vient ruineux.Vraiment, il y a <strong>de</strong>s <strong>La</strong>uzun <strong>de</strong> l’École<strong>de</strong> droit auxquels il est impossible d’approcherd’une passion logée à un premier étage. Etcomment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle,mis simplement, pâle et hâve comme un artisteen convalescence d’un ouvrage, avec <strong>de</strong>sjeunes gens bien frisés, jolis, pimpants, cravatésà désespérer toute la Croatie, riches, armés <strong>de</strong>tilburys et vêtus d’impertinence ? ― Bah ! Fœdoraou la mort ! criai-je au détour d’un pont.Fœdora, c’est la fortune ! Le beau boudoir gothiqueet le salon à la Louis XIV passèrent <strong>de</strong>vantmes yeux ; je revis la comtesse avec sa robeblanche, ses gran<strong>de</strong>s manches gracieuses, et saséduisante démarche, et son corsage tentateur.Quand j’arrivai dans ma mansar<strong>de</strong> nue, froi<strong>de</strong>,aussi mal peignée que le sont les perruquesd’un naturaliste, j’étais encore environné parles images du luxe <strong>de</strong> Fœdora. Ce contraste


était un mauvais conseiller, les crimes doiventnaître ainsi. Je maudis alors, en frissonnant <strong>de</strong>rage, ma décente et honnête misère, ma mansar<strong>de</strong>fécon<strong>de</strong> où tant <strong>de</strong> pensées avaient surgi.Je <strong>de</strong>mandai compte à Dieu, au diable, àl’état social, à mon père, à l’univers entier, <strong>de</strong>ma <strong>de</strong>stinée, <strong>de</strong> mon malheur ; je me couchaitout affamé, grommelant <strong>de</strong> risibles imprécations,mais bien résolu <strong>de</strong> séduire Fœdora. Cecœur <strong>de</strong> femme était un <strong>de</strong>rnier billet <strong>de</strong> loteriechargé <strong>de</strong> ma fortune. Je te ferai grâce <strong>de</strong>mes premières visites chez Fœdora, pour arriverpromptement au drame. Tout en tâchant <strong>de</strong>m’adresser à son âme, j’essayai <strong>de</strong> gagner sonesprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’êtresûrement aimé, je lui donnai mille raisons <strong>de</strong>mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissaidans un état d’indifférence ; les femmes veulent<strong>de</strong>s émotions à tout prix, je les lui prodiguai ;je l’eusse mise en colère plutôt que <strong>de</strong> la voirinsouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une


volonté ferme et du désir <strong>de</strong> me faire aimer,je pris un peu d’ascendant sur elle, bientôt mapassion grandit, je ne fus plus maître <strong>de</strong> moi, jetombai dans le vrai, je me perdis et <strong>de</strong>vins éperdumentamoureux. Je ne sais pas bien ce quenous appelons, en poésie ou dans la conversation,amour ; mais le sentiment qui se développatout à coup dans ma double nature,je ne l’ai trouvé peint nulle part : ni dans lesphrases rhétoriques et apprêtées <strong>de</strong> J.-J. Rousseau,<strong>de</strong> qui j’occupais peut-être le logis, ni dansles froi<strong>de</strong>s conceptions <strong>de</strong> nos <strong>de</strong>ux siècles littéraires,ni dans les tableaux <strong>de</strong> l’Italie. <strong>La</strong> vuedu lac <strong>de</strong> Brienne, quelques motifs <strong>de</strong> Rossini,la Madone <strong>de</strong> Murillo, que possè<strong>de</strong> le maréchalSoult, les lettres <strong>de</strong> la Lescombat, certains motsépars dans les recueils d’anecdotes, mais surtoutles prières <strong>de</strong>s extatiques et quelques passages<strong>de</strong> nos fabliaux, ont pu seuls me transporterdans les divines régions <strong>de</strong> mon premieramour. Rien dans les langages humains, aucune


traduction <strong>de</strong> la pensée faite à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s couleurs,<strong>de</strong>s marbres, <strong>de</strong>s mots ou <strong>de</strong>s sons, nesaurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudainetédu sentiment dans l’âme ! Oui ! qui ditart, dit mensonge. L’amour passe par <strong>de</strong>s transformationsinfinies avant <strong>de</strong> se mêler pour toujoursà notre vie et <strong>de</strong> la teindre à jamais <strong>de</strong> sacouleur <strong>de</strong> flamme. Le secret <strong>de</strong> cette infusionimperceptible échappe à l’analyse <strong>de</strong> l’artiste.<strong>La</strong> vraie passion s’exprime par <strong>de</strong>s cris, par<strong>de</strong>s soupirs ennuyeux pour un homme froid.Il faut aimer sincèrement pour être <strong>de</strong> moitiédans les rugissements <strong>de</strong> Lovelace, en lisantClarisse Harlowe. L’amour est une sourcenaïve, partie <strong>de</strong> son lit <strong>de</strong> cresson, <strong>de</strong> fleurs, <strong>de</strong>gravier, qui rivière, qui fleuve, change <strong>de</strong> natureet d’aspect à chaque flot, et se jette dansun incommensurable océan où les esprits incompletsvoient la monotonie, où les gran<strong>de</strong>sâmes s’abîment en <strong>de</strong> perpétuelles contemplations.Comment oser décrire ces teintes transi-


toires du sentiment, ces riens qui ont tant <strong>de</strong>prix, ces mots dont l’accent épuise les trésors dulangage, ces regards plus féconds que les plusriches poèmes ? Dans chacune <strong>de</strong>s scènes mystiquespar lesquelles nous nous éprenons insensiblementd’une femme, s’ouvre un abîme à engloutirtoutes les poésies humaines. Eh ! commentpourrions-nous reproduire par <strong>de</strong>s glosesles vives et mystérieuses agitations <strong>de</strong> l’âme,quand les paroles nous manquent pour peindreles mystères visibles <strong>de</strong> la beauté ? Quelles fascinations! Combien d’heures ne suis-je pas restéplongé dans une extase ineffable occupé àla voir ! Heureux, <strong>de</strong> quoi ? je ne sais. Dansces moments, si son visage était inondé <strong>de</strong> lumière,il s’y opérait je ne sais quel phénomènequi le faisait resplendir ; l’imperceptible duvetdore sa <strong>peau</strong> délicate et fine en <strong>de</strong>ssinait mollementles contours avec la grâce que nous admironsdans les lignes lointaines <strong>de</strong> l’horizonquand elles se per<strong>de</strong>nt dans le soleil. Il sem-


lait que le jour la caressât en s’unissant àelle, ou qu’il s’échappât <strong>de</strong> sa rayonnante figureune lumière plus vive que la lumière même ;puis une ombre passant sur cette douce figurey produisait une sorte <strong>de</strong> couleur qui en variaitles expressions en en changeant les teintes.Souvent une pensée semblait se peindre surson front <strong>de</strong> marbre ; son œil paraissait rougir,sa paupière vacillait, ses traits ondulaient, agitéspar un sourire ; le corail intelligent <strong>de</strong> seslèvres s’animait, se dépliait, se repliait ; je nesais quel reflet <strong>de</strong> ses cheveux jetait <strong>de</strong>s tonsbruns sur ses tempes fraîches ; à chaque acci<strong>de</strong>nt,elle avait parlé. Chaque nuance <strong>de</strong> beautédonnait <strong>de</strong>s fêtes nouvelles à mes yeux, révélait<strong>de</strong>s grâces inconnues à mon cœur. Je voulaislire un sentiment, un espoir, dans toutesces phases du visage. Ces discours muets pénétraientd’âme à âme comme un son dans l’écho,et me prodiguaient <strong>de</strong>s joies passagères qui melaissaient <strong>de</strong>s impressions profon<strong>de</strong>s. Sa voix


me causait un délire que j’avais peine à comprimer.Imitant je ne sais quel prince <strong>de</strong> Lorraine,j’aurais pu ne pas sentir un charbon ar<strong>de</strong>ntau creux <strong>de</strong> ma main pendant qu’elle auraitpassé dans ma chevelure ses doigts chatouilleux.Ce n’était plus une admiration, undésir, mais un charme, une fatalité. Souvent,rentré sous mon toit, je voyais indistinctementFœdora chez elle, et participais vaguement à savie. Si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais lelen<strong>de</strong>main : ― Vous avez souffert. Combien <strong>de</strong>fois n’est-elle pas venue au milieu <strong>de</strong>s silences<strong>de</strong> la nuit, évoquée par la puissance <strong>de</strong> monextase ! Tantôt, soudaine comme une lumièrequi jaillit, elle abattait ma plume, elle effarouchaitla Science et l’Étu<strong>de</strong>, qui s’enfuyaient désolées; elle me forçait à l’admirer en reprenantla pose attrayante où je l’avais vue naguère.Tantôt j’allais moi-même au-<strong>de</strong>vant d’elle dansle mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s apparitions, et la saluais commeune espérance en lui <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> me faire en-


tendre sa voix argentine ; puis je me éveillais enpleurant. Un jour, après m’avoir promis <strong>de</strong> venirau spectacle avec moi, tout à coup elle refusacapricieusement <strong>de</strong> sortir, et me pria <strong>de</strong> lalaisser seule. Désespéré d’une contradiction quime coûtait une journée <strong>de</strong> travail, et, le dirai-je ?mon <strong>de</strong>rnier écu, je me rendis là où elle auraitdû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désirévoir. À peine placé, je reçus un coup électriquedans le cœur. Une voix me dit : ― Elleest là ! Je me retourne, j’aperçois la comtesse aufond <strong>de</strong> sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-<strong>de</strong>chaussée.Mon regard n’hésita pas, mes yeux latrouvèrent tout d’abord avec une lucidité fabuleuse,mon âme avait volé vers sa vie commeun insecte vole à sa fleur. Par quoi mes sensavaient-ils été avertis ? Il est <strong>de</strong> ces tressaillementsintimes qui peuvent surprendre les genssuperficiels, mais ces effets <strong>de</strong> notre nature intérieuresont aussi simples que les phénomèneshabituels <strong>de</strong> notre vision extérieure : aussi ne


fus-je pas étonné, mais fâché. Mes étu<strong>de</strong>s surnotre puissance morale, si peu connue, servaientau moins à me faire rencontrer dans mapassion quelques preuves vivantes <strong>de</strong> mon système.Cette alliance du savant et <strong>de</strong> l’amoureux,d’une cordiale idolâtrie et d’un amour scientifique,avait je ne sais quoi <strong>de</strong> bizarre. <strong>La</strong> scienceétait souvent contente <strong>de</strong> ce qui désespéraitl’amant, et, quand il croyait triompher, l’amantchassait loin <strong>de</strong> lui la science avec bonheur.Fœdora me vit et <strong>de</strong>vint sérieuse : je la gênais.Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite.Elle était seule, je restai. Quoique nousn’eussions jamais parlé d’amour, je pressentisune explication. Je ne lui avais point encoredit mon secret, et cependant il existaitentre nous une sorte d’entente : elle me confiaitses projets d’amusement, et me <strong>de</strong>mandait laveille avec une sorte d’inquiétu<strong>de</strong> amicale si jeviendrais le len<strong>de</strong>main ; elle me consultait parun regard quand elle disait un mot spirituel,


comme si elle eût voulu me plaire exclusivement; si je boudais, elle <strong>de</strong>venait caressante ; sielle faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte ledroit <strong>de</strong> l’interroger, si je me rendais coupabled’une faute, elle se laissait long-temps supplieravant <strong>de</strong> me pardonner. Ces querelles, auxquellesnous avions pris goût, étaient pleinesd’amour. Elle y déployait tant <strong>de</strong> grâce et <strong>de</strong>coquetterie, et moi j’y trouvais tant <strong>de</strong> bonheur! En ce moment notre intimité fut toutà fait suspendue, et nous restâmes l’un <strong>de</strong>vantl’autre comme <strong>de</strong>ux étrangers. <strong>La</strong> comtesseétait glaciale ; moi, j’appréhendais un malheur.― Vous allez m’accompagner, me dit-ellequand la pièce fut finie. Le temps avait changésubitement. Lorsque nous sortîmes il tombaitune neige mêlée <strong>de</strong> pluie. <strong>La</strong> voiture <strong>de</strong> Fœdorane put arriver jusqu’à la porte du théâtre.En voyant une femme bien mise obligée <strong>de</strong> traverserle boulevard, un commissionnaire étenditson parapluie au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nos têtes, et ré-


clama le prix <strong>de</strong> son service quand nous fûmesmontés. Je n’avais rien : j’eusse alors vendu dixans <strong>de</strong> ma vie pour avoir <strong>de</strong>ux sous. Tout ce quifait l’homme et ses mille vanités furent écrasésen moi par une douleur infernale. Ces mots :― Je n’ai pas <strong>de</strong> monnaie, mon cher ! furentdits d’un ton dur qui parut venir <strong>de</strong> ma passioncontrariée, dits par moi, frère <strong>de</strong> cet homme,moi qui connaissais si bien le malheur ! moi quijadis avais donné sept cent mille francs avectant <strong>de</strong> facilité ! Le valet repoussa le commissionnaire,et les chevaux fendirent l’air. En revenantà son hôtel, Fœdora, distraite, ou affectantd’être préoccupée, répondit par <strong>de</strong> dédaigneuxmonosyllabes à mes questions. Je gardaile silence. Ce fut un horrible moment. Arrivéschez elle, nous nous assîmes <strong>de</strong>vant la cheminée.Quand le valet <strong>de</strong> chambre se fut retiréaprès avoir attisé le feu, la comtesse se tournavers moi d’un air indéfinissable et me ditavec une sorte <strong>de</strong> solennité : ― Depuis mon re-


tour en France, ma fortune a tenté quelquesjeunes gens : j’ai reçu <strong>de</strong>s déclarations d’amourqui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré<strong>de</strong>s hommes dont l’attachement était sisincère et si profond qu’ils m’eussent encoreépousée, même quand ils n’auraient trouvé enmoi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis.Enfin sachez, monsieur <strong>de</strong> Valentin, que<strong>de</strong> nouvelles richesses et <strong>de</strong>s titres nouveauxm’ont été offerts ; mais apprenez aussi que jen’ai jamais revu les personnes assez mal inspiréespour m’avoir parlé d’amour. Si mon affectionpour vous était légère, je ne vous donneraispas un avertissement dans lequel il entre plusd’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose àrecevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposantaimée, elle se refuse par avance à un sentimenttoujours flatteur. Je connais les scènesd’Arsinoé, d’Araminte, ainsi je me suis familiariséeavec les réponses que je puis entendre enpareille circonstance ; mais j’espère aujourd’hui


ne pas être mal jugée par un homme supérieurpour lui avoir montré franchement monâme. Elle s’exprimait avec le sang-froid d’unavoué, d’un notaire, expliquant à leurs clientsles moyens d’un procès ou les articles d’uncontrat. Le timbre clair et séducteur <strong>de</strong> sa voixn’accusait pas la moindre émotion ; seulementsa figure et son maintien, toujours nobles et décents,me semblèrent avoir une froi<strong>de</strong>ur, unesécheresse diplomatiques. Elle avait sans doutemédité ses paroles et fait le programme <strong>de</strong>cette scène. Oh ! mon cher ami, quand certainesfemmes trouvent du plaisir à nous déchirer lecœur, quand elles se sont promis d’y enfoncerun poignard et <strong>de</strong> le retourner dans la plaie,ces femmes-là sont adorables, elles aiment ouveulent être aimées ! Un jour elles nous récompenseront<strong>de</strong> nos douleurs, comme Dieu doit,dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres ; ellesnous rendront en plaisirs le centuple d’un maldont elles ont dû apprécier la violence : leur mé-


chanceté n’est-elle pas pleine <strong>de</strong> passion ? Maisêtre torturé par une femme qui nous tue avecindifférence, n’est-ce pas un atroce supplice ?En ce moment Fœdora marchait, sans le savoir,sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisaitmon avenir avec la froi<strong>de</strong> insouciance etl’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité,déchire les ailes d’un papillon. ― Plus tard,ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère,la solidité <strong>de</strong> l’affection que j’offre à mes amis.Pour eux, vous me trouverez toujours bonneet dévouée. Je saurais leur donner ma vie, maisvous me mépriseriez si je subissais leur amoursans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seulhomme auquel j’aie encore dit ces <strong>de</strong>rniersmots. D’abord les paroles me manquèrent, etj’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait enmoi ; mais bientôt je refoulai mes sensations aufond <strong>de</strong> mon âme, et me mis à sourire : ― Si jevous dis que je vous aime, répondis-je, vous mebannirez ; si je m’accuse d’indifférence, vous


m’en punirez : les prêtres, les magistrats et lesfemmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement.Le silence ne préjuge rien : trouvez bon,madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé<strong>de</strong> si fraternels avertissements, il faut quevous ayez craint <strong>de</strong> me perdre, et cette penséepourrait satisfaire mon orgueil. Mais laissonsla personnalité loin <strong>de</strong> nous. Vous êtes peutêtrela seule femme avec laquelle je puisse discuteren philosophe une résolution si contraireaux lois <strong>de</strong> la nature. Relativement aux autressujets <strong>de</strong> votre espèce, vous êtes un phénomène.Eh ! bien, cherchons ensemble, <strong>de</strong> bonnefoi, la cause <strong>de</strong> cette anomalie psychologique.Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup <strong>de</strong>femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses <strong>de</strong>leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffinéqui vous fasse prendre en horreur l’idéed’appartenir à un homme, d’abdiquer votrevouloir et d’être soumise à une supériorité <strong>de</strong>convention qui vous offense ? vous me semble-


iez mille fois plus belle. Auriez-vous été maltraitéeune première fois par l’amour ? Peutêtrele prix que vous <strong>de</strong>vez attacher à l’élégance<strong>de</strong> votre taille, à votre délicieux corsage, vousfait-il craindre les dégâts <strong>de</strong> la maternité : neserait-ce pas une <strong>de</strong> vos meilleures raisons secrètespour vous refuser à être trop bien aimée? Avez-vous <strong>de</strong>s imperfections qui vousren<strong>de</strong>nt vertueuse malgré vous ? Ne vous fâchezpas, je discute, j’étudie, je suis à mille lieues <strong>de</strong>la passion. <strong>La</strong> nature, qui fait <strong>de</strong>s aveugles <strong>de</strong>naissance, peut bien créer <strong>de</strong>s femmes sour<strong>de</strong>s,muettes et aveugles en amour. Vraiment vousêtes un sujet précieux pour l’observation médicale! Vous ne savez pas tout ce que vous valez.Vous pouvez avoir un dégoût fort légitimepour les hommes : je vous approuve, ils me paraissenttous laids et odieux. Mais vous avezraison, ajoutai-je en sentant mon cœur se gonfler,vous <strong>de</strong>vez nous mépriser : il n’existe pasd’homme qui soit digne <strong>de</strong> vous.


Je ne te dirai pas tous les sarcasmes queje lui débitai en riant. Eh ! bien, la parole laplus acérée, l’ironie la plus aiguë, ne lui arrachèrentni un mouvement ni un geste <strong>de</strong> dépit.Elle m’écoutait en gardant sur ses lèvres,dans ses yeux, son sourire d’habitu<strong>de</strong>, ce sourirequ’elle prenait comme un vêtement, et toujoursle même pour ses amis, pour ses simplesconnaissances, pour les étrangers. ― Ne suis-jepas bien bonne <strong>de</strong> me laisser mettre ainsi surun amphithéâtre ? dit-elle en saisissant un momentpendant lequel je la regardais en silence.Vous le voyez, continua-t-elle en riant, je n’aipas <strong>de</strong> sottes susceptibilités en amitié ! Beaucoup<strong>de</strong> femmes puniraient votre impertinenceen vous faisant fermer leur porte. ― Vous pouvezme bannir <strong>de</strong> chez vous sans être tenue <strong>de</strong>donner la raison <strong>de</strong> vos sévérités. En disant cela,je me sentais prêt à la tuer si elle m’avait congédié.― Vous êtes fou, s’écria-t-elle en souriant.― Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets


d’un violent amour ? Un homme au désespoir asouvent assassiné sa maîtresse. ― Il vaut mieuxêtre morte que malheureuse, répondit-elle froi<strong>de</strong>ment.Un homme aussi passionné doit unjour abandonner sa femme et la laisser sur lapaille après lui avoir mangé sa fortune. Cettearithmétique m’abasourdit. Je vis clairementun abîme entre cette femme et moi. Nous nepouvions jamais nous comprendre. ― Adieu,lui dis-je froi<strong>de</strong>ment. ― Adieu, répondit-elle eninclinant la tête d’un air amical. À <strong>de</strong>main. Jela regardai pendant un moment en lui dardanttout l’amour auquel je renonçais. Elle était <strong>de</strong>bout,et me jetait son sourire banal, le détestablesourire d’une statue <strong>de</strong> marbre, sec et poli, paraissantexprimer l’amour, mais froid. Concevras-tubien, mon cher, toutes les douleurs quim’assaillirent en revenant chez moi par la pluieet la neige, en marchant sur le verglas <strong>de</strong>s quaispendant une lieue, ayant tout perdu ? Oh ! savoirqu’elle ne pensait seulement pas à ma mi-


sère et me croyait, comme elle, riche et doucementvoituré ! Combien <strong>de</strong> ruines et <strong>de</strong> déceptions! Il ne s’agissait plus d’argent, mais<strong>de</strong> toutes les fortunes <strong>de</strong> mon âme. J’allais auhasard, en discutant avec moi-même les mots<strong>de</strong> cette étrange conversation, je m’égarais sibien dans mes commentaires que je finissaispar douter <strong>de</strong> la valeur nominale <strong>de</strong>s paroleset <strong>de</strong>s idées ! Et j’aimais toujours, j’aimais cettefemme froi<strong>de</strong> dont le cœur voulait être conquisà tout moment, et qui, en effaçant toujours lespromesses <strong>de</strong> la veille, se produisait le len<strong>de</strong>maincomme une maîtresse nouvelle. En tournantsous les guichets <strong>de</strong> l’Institut, un mouvementfiévreux me saisit. Je me souvins alorsque j’étais à jeun. Je ne possédais pas un <strong>de</strong>nier.Pour comble <strong>de</strong> malheur, la pluie déformaitmon cha<strong>peau</strong>. Comment pouvoir abor<strong>de</strong>rdésormais une femme élégante et me présenterdans un salon sans un cha<strong>peau</strong> mettable ! Grâceà <strong>de</strong>s soins extrêmes, et tout en maudissant la


mo<strong>de</strong> niaise et sotte qui nous condamne à exhiberla coiffe <strong>de</strong> nos cha<strong>peau</strong>x en les gardantconstamment à la main, j’avais maintenu lemien jusque-là dans un état douteux. Sans êtrecurieusement neuf ou sèchement vieux, dénué<strong>de</strong> barbe ou très-soyeux, il pouvait passer pourle cha<strong>peau</strong> problématique d’un homme soigneux; mais son existence artificielle arrivait àson <strong>de</strong>rnier pério<strong>de</strong> : il était blessé, déjeté, fini,véritable haillon, digne représentant <strong>de</strong> sonmaître. Faute <strong>de</strong> trente sous, je perdais monindustrieuse élégance. Ah ! combien <strong>de</strong> sacrificesignorés n’avais-je pas faits à Fœdora <strong>de</strong>puistrois mois ! Souvent je consacrais l’argentnécessaire au pain d’une semaine pour aller lavoir un moment. Quitter mes travaux et jeûner,ce n’était rien ! Mais traverser les rues <strong>de</strong> Parissans se laisser éclabousser, courir pour éviter lapluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fatsqui l’entouraient, ah ! pour un poète amoureuxet distrait, cette tâche avait d’innombrables dif-


ficultés. Mon bonheur, mon amour, dépendaitd’une moucheture <strong>de</strong> fange sur mon seul giletblanc ! Renoncer à la voir si je me crottais,si je me mouillais ! Ne pas possé<strong>de</strong>r cinqsous pour faire effacer par un décrotteur la pluslégère tache <strong>de</strong> boue sur ma botte ! Ma passions’était augmentée <strong>de</strong> tous ces petits supplicesinconnus, immenses chez un homme irritable.Les malheureux ont <strong>de</strong>s dévouementsdont il ne leur est point permis <strong>de</strong> parler auxfemmes qui vivent dans une sphère <strong>de</strong> luxe etd’élégance, elles voient le mon<strong>de</strong> à travers unprisme qui teint en or les hommes et les choses.Optimistes par égoïsme, cruelles par bon ton,ces femmes s’exemptent <strong>de</strong> réfléchir au nom <strong>de</strong>leurs jouissances, et s’absolvent <strong>de</strong> leur indifférenceau malheur par l’entraînement du plaisir.Pour elles un <strong>de</strong>nier n’est jamais un million,c’est le million qui leur semble être un<strong>de</strong>nier. Si l’amour doit plai<strong>de</strong>r sa cause par <strong>de</strong>grands sacrifices, il doit aussi les couvrir dé-


licatement d’un voile, les ensevelir dans le silence; mais, en prodiguant leur fortune et leurvie, en se dévouant, les hommes riches profitent<strong>de</strong>s préjugés mondains qui donnent toujoursun certain éclat à leurs amoureuses folies.Pour eux le silence parle et le voile est une grâce,tandis que mon affreuse détresse me condamnaità d’épouvantables souffrances sans qu’ilme fût permis <strong>de</strong> dire : J’aime ! ou : Je meurs !Était-ce du dévouement après tout ? N’étais-jepas richement récompensé par le plaisir quej’éprouvais à tout immoler pour elle ? <strong>La</strong> comtesseavait donné d’extrêmes valeurs, attachéd’excessives jouissances aux acci<strong>de</strong>nts les plusvulgaires <strong>de</strong> ma vie. Naguère insouciant en fait<strong>de</strong> toilette, je respectais maintenant mon habitcomme un autre moi-même. Entre une blessureà recevoir et la déchirure <strong>de</strong> mon frac, jen’aurais pas hésité ! Tu dois alors épouser masituation et comprendre les rages <strong>de</strong> pensées,la frénésie croissante qui m’agitaient en mar-


chant, et que peut-être la marche animait encore! J’éprouvais je ne sais quelle joie infernaleà me trouver au faîte du malheur. Je voulaisvoir un présage <strong>de</strong> fortune dans cette <strong>de</strong>rnièrecrise ; mais le mal a <strong>de</strong>s trésors sans fond. <strong>La</strong>porte <strong>de</strong> mon hôtel était entr’ouverte. À traversles découpures en forme <strong>de</strong> cœur pratiquéesdans le volet, j’aperçus une lumière projetéedans la rue. Pauline et sa mère causaient enm’attendant. J’entendis prononcer mon nom,j’écoutai. ― Raphaël, disait Pauline, est bienmieux que l’étudiant du numéro sept ! Ses cheveuxblonds sont d’une si jolie couleur ! Netrouves-tu pas quelque chose dans sa voix, jene sais, mais quelque chose qui vous remue lecœur ? Et puis, quoiqu’il ait l’air un peu fier,il est si bon, il a <strong>de</strong>s manières si distinguées !Oh ! il est vraiment très-bien ! Je suis sûre quetoutes les femmes doivent être folles <strong>de</strong> lui.― Tu en parles comme si tu l’aimais, repritmadame Gaudin. ― Oh ! je l’aime comme un


frère, répondit-elle en riant. Je serais jolimentingrate si je n’avais pas <strong>de</strong> l’amitié pour lui !Ne m’a-t-il pas appris la musique, le <strong>de</strong>ssin, lagrammaire, enfin tout ce que je sais ? Tu nefais pas gran<strong>de</strong> attention à mes progrès, mabonne mère ; mais je <strong>de</strong>viens si instruite quedans quelque temps je serai assez forte pourdonner <strong>de</strong>s leçons, et alors nous pourrons avoirune domestique. Je me retirai doucement, et,après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans lasalle pour y prendre ma lampe, que Paulinevoulut allumer. <strong>La</strong> pauvre enfant venait <strong>de</strong> jeterun baume délicieux sur mes plaies. Ce naïféloge <strong>de</strong> ma personne me rendit un peu <strong>de</strong> courage.J’avais besoin <strong>de</strong> croire en moi-même et<strong>de</strong> recueillir un jugement impartial sur la véritablevaleur <strong>de</strong> mes avantages. Mes espérances,ainsi ranimées, se reflétèrent peut-être sur leschoses que je voyais. Peut-être aussi n’avaisjepoint encore bien sérieusement examiné lascène assez souvent offerte à mes regards par


ces <strong>de</strong>ux femmes au milieu <strong>de</strong> cette salle ; maisalors j’admirai dans sa réalité le plus délicieuxtableau <strong>de</strong> cette nature mo<strong>de</strong>ste si naïvementreproduite par les peintres flamands. <strong>La</strong> mère,assise au coin d’un foyer à <strong>de</strong>mi éteint, tricotait<strong>de</strong>s bas, et laissait errer sur ses lèvres un bonsourire. Pauline coloriait <strong>de</strong>s écrans : ses couleurs,ses pinceaux, étalés sur une petite table,parlaient aux yeux par <strong>de</strong> piquants effets ; mais,ayant quitté sa place et se tenant <strong>de</strong>bout pourallumer ma lampe, sa blanche figure en recevaittoute la lumière. Il fallait être subjugué parune bien terrible passion pour ne pas adorer sesmains transparentes et roses, l’idéal <strong>de</strong> sa têteet sa virginale attitu<strong>de</strong> ! <strong>La</strong> nuit et le silence prêtaientleur charme à cette laborieuse veillée, à cepaisible intérieur. Ces travaux continus et gaiementsupportés attestaient une résignation religieusepleine <strong>de</strong> sentiments élevés. Une indéfinissableharmonie existait là entre les choseset les personnes. Chez Fœdora le luxe était sec,


il réveillait en moi <strong>de</strong> mauvaises pensées ; tandisque cette humble misère et ce bon naturelme rafraîchissaient l’âme. Peut-être étais-jehumilié en présence du luxe ; près <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>uxfemmes, au milieu <strong>de</strong> cette salle brune où lavie simplifiée semblait se réfugier dans les émotionsdu cœur, peut-être me réconciliai-je avecmoi-même en trouvant à exercer la protectionque l’homme est si jaloux <strong>de</strong> faire sentir. Quandje fus près <strong>de</strong> Pauline, elle me jeta un regardpresque maternel, et s’écria, les mains tremblantes,en posant vivement la lampe : ― Dieu !comme vous êtes pâle ! Ah ! il est tout mouillé !Ma mère va vous essuyer. Monsieur Raphaël,reprit-elle après une légère pause, vous êtesfriand <strong>de</strong> lait : nous avons eu ce soir <strong>de</strong> la crème,tenez, voulez-vous y goûter ? Elle sauta commeun petit chat sur un bol <strong>de</strong> porcelaine plein <strong>de</strong>lait, et me le présenta si vivement, me le mitsous le nez d’une si gentille façon, que j’hésitai.


― Vous me refuseriez ? dit-elle d’une voix altérée.Nos <strong>de</strong>ux fiertés se comprenaient : Paulineparaissait souffrir <strong>de</strong> sa pauvreté, et me reprocherma hauteur. Je fus attendri. Cette crèmeétait peut-être son déjeuner du len<strong>de</strong>main,j’acceptai cependant. <strong>La</strong> pauvre fille essaya <strong>de</strong>cacher sa joie, mais elle pétillait dans ses yeux.― J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant.(Une expression soucieuse passa sur son front.)Vous souvenez-vous, Pauline, <strong>de</strong> ce passageoù Bossuet nous peint Dieu récompensant unverre d’eau plus richement qu’une victoire ?― Oui, dit-elle. Et son sein battait comme celuid’une jeune fauvette entre les mains d’unenfant. ― Eh ! bien, comme nous nous quitteronsbientôt, ajoutai-je d’une voix mal assurée,laissez-moi vous témoigner ma reconnaissancepour tous les soins que vous et votremère vous avez eus <strong>de</strong> moi. ― Oh ! ne comptonspas, dit-elle en riant. Son rire cachait une


émotion qui me fit mal. ― Mon piano, repris-jesans paraître avoir entendu ses paroles, est un<strong>de</strong>s meilleurs instruments d’Érard : acceptez-le.Prenez-le sans scrupule, je ne saurais vraimentl’emporter dans le voyage que je compte entreprendre.Éclairées peut-être par l’accent <strong>de</strong>mélancolie avec lequel je prononçai ces mots,les <strong>de</strong>ux femmes semblèrent m’avoir compriset me regardèrent avec une curiosité mêléed’effroi. L’affection que je cherchais au milieu<strong>de</strong>s froi<strong>de</strong>s régions du grand mon<strong>de</strong>, était donclà, vraie, sans faste, mais onctueuse et peut-êtredurable. ― Il ne faut pas prendre tant <strong>de</strong> souci,me dit la mère. Restez ici. Mon mari est enroute à cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lul’Évangile <strong>de</strong> saint Jean pendant que Pauline tenaitsuspendue entre ses doigts notre clef attachéedans une Bible, la clef a tourné. Ce présageannonce que Gaudin se porte bien et prospère.Pauline a recommencé pour vous et pourle jeune homme du numéro sept ; mais la clef


n’a tourné que pour vous. Nous serons tousriches, Gaudin reviendra millionnaire. Je l’aivu en rêve sur un vaisseau plein <strong>de</strong> serpents ;heureusement l’eau était trouble, ce qui signifieor et pierreries d’outre-mer. Ces paroles amicaleset vi<strong>de</strong>s, semblables aux vagues chansonsavec lesquelles une mère endort les douleurs <strong>de</strong>son enfant, me rendirent une sorte <strong>de</strong> calme.L’accent et le regard <strong>de</strong> la bonne femme exhalaientcette douce cordialité qui n’efface pasle <strong>chagrin</strong>, mais qui l’apaise, qui le berce etl’émousse. Plus perspicace que sa mère, Paulinem’examinait avec inquiétu<strong>de</strong>, ses yeux intelligentssemblaient <strong>de</strong>viner ma vie et mon avenir.Je remerciai par une inclination <strong>de</strong> tête lamère et la fille, puis je me sauvai, craignant<strong>de</strong> m’attendrir. Quand je me trouvai seul sousmon toit, je me couchai dans mon malheur. Mafatale imagination me <strong>de</strong>ssina mille projets sansbase et me dicta <strong>de</strong>s résolutions impossibles.Quand un homme se traîne dans les décombres


<strong>de</strong> sa fortune, il y rencontre encore quelquesressources ; mais j’étais dans le néant. Ah ! moncher, nous accusons trop facilement la misère.Soyons indulgents pour les effets du plus actif<strong>de</strong> tous les dissolvants sociaux : où règne la misère,il n’existe plus ni pu<strong>de</strong>ur, ni crimes, ni vertus,ni esprit. J’étais alors sans idées, sans force,comme une jeune fille tombée à genoux <strong>de</strong>vantun tigre. Un homme sans passion et sansargent reste maître <strong>de</strong> sa personne ; mais unmalheureux qui aime ne s’appartient plus et nepeut pas se tuer. L’amour nous donne une sorte<strong>de</strong> religion pour nous-mêmes, nous respectonsen nous une autre vie ; il <strong>de</strong>vient alors le plushorrible <strong>de</strong>s malheurs, le malheur avec une espérance,une espérance qui vous fait accepter<strong>de</strong>s tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller lelen<strong>de</strong>main confier à Rastignac la singulière détermination<strong>de</strong> Fœdora. ― Ah ! ah ! me dit Rastignacen me voyant entrer chez lui dès neufheures du matin, je sais ce qui t’amène, tu dois


être congédié par Fœdora. Quelques bonnesâmes jalouses <strong>de</strong> ton empire sur la comtesse ontannoncé votre mariage. Dieu sait les folies quetes rivaux t’ont prêtées et les calomnies donttu as été l’objet ! ― Tout s’explique, m’écriai-je.Je me souvins <strong>de</strong> toutes mes impertinences ettrouvai la comtesse sublime. À mon gré, j’étaisun infâme qui n’avait pas encore assez souffert,et je ne vis plus dans son indulgence quela patiente charité <strong>de</strong> l’amour. ― N’allons pas sivite, me dit le pru<strong>de</strong>nt Gascon. Fœdora possè<strong>de</strong>la pénétration naturelle aux femmes profondémentégoïstes : elle t’aura jugé peut-être au momentoù tu ne voyais encore en elle que sa fortuneet son luxe ; en dépit <strong>de</strong> ton adresse, elleaura lu dans ton âme. Elle est assez dissimuléepour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce<strong>de</strong>vant elle. Je crois, ajouta-t-il, t’avoir mis dansune mauvaise voie. Malgré la finesse <strong>de</strong> son espritet <strong>de</strong> ses manières, cette créature me sembleimpérieuse comme toutes les femmes qui ne


prennent <strong>de</strong> plaisir que par la tête. Pour ellele bonheur gît tout entier dans le bien-être <strong>de</strong>la vie, dans les jouissances sociales ; chez elle,le sentiment est un rôle : elle te rendrait malheureux,et ferait <strong>de</strong> toi son premier valet. Rastignacparlait à un sourd. Je l’interrompis, enlui exposant avec une apparente gaieté ma situationfinancière. ― Hier au soir, me répondit-il,une veine contraire m’a emporté toutl’argent dont je pouvais disposer. Sans cettevulgaire infortune, j’eusse partagé volontiersma bourse avec toi. Mais, allons déjeuner aucabaret, les huîtres nous donneront peut-êtreun bon conseil. Il s’habilla, fit atteler son tilbury; puis semblables à <strong>de</strong>ux millionnaires, nousarrivâmes au café <strong>de</strong> Paris avec l’impertinence<strong>de</strong> ces audacieux spéculateurs qui vivent sur<strong>de</strong>s capitaux imaginaires. Ce diable <strong>de</strong> Gasconme confondait par l’aisance <strong>de</strong> ses manières etpar son aplomb imperturbable. Au moment oùnous prenions le café, après avoir fini un re-


pas fort délicat et très-bien entendu, Rastignac,qui distribuait <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> tête à une foule <strong>de</strong>jeunes gens également recommandables par lesgrâces <strong>de</strong> leur personne et par l’élégance <strong>de</strong> leurmise, me dit en voyant entrer un <strong>de</strong> ces dandys: ― Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhommebien cravaté, qui semblait chercherune table à sa convenance, <strong>de</strong> venir lui parler.― Ce gaillard-là, me dit Rastignac à l’oreille,est décoré pour avoir publié <strong>de</strong>s ouvrages qu’ilne comprend pas : il est chimiste, historien, romancier,publiciste ; il possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s quarts, <strong>de</strong>stiers, <strong>de</strong>s moitiés, dans je ne sais combien <strong>de</strong>pièces <strong>de</strong> théâtre, et il est ignorant comme lamule <strong>de</strong> don Miguel. Ce n’est pas un homme,c’est un nom, une étiquette familière au public.Aussi se gar<strong>de</strong>rait-il bien d’entrer dans ces cabinetssur lequels il y a cette inscription : Ici l’onpeut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout uncongrès. En <strong>de</strong>ux mots, c’est un métis en morale: ni tout à fait probe, ni complétement fri-


pon. Mais chut ! il s’est déjà battu, le mon<strong>de</strong>n’en <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas davantage et dit <strong>de</strong> lui : C’estun homme honorable. ― Eh ! bien, mon excellentami, mon honorable ami, comment seporte Votre Intelligence ? lui dit Rastignac aumoment où l’inconnu s’assit à la table voisine.― Mais ni bien, ni mal. Je suis accablé <strong>de</strong> travail.J’ai entre les mains tous les matériaux nécessairespour faire <strong>de</strong>s mémoires historiquestrès-curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Celame tourmente, il faut se hâter, les mémoiresvont passer <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>.― Sont-ce <strong>de</strong>s mémoires contemporains,anciens, sur la cour, sur quoi ?― Sur l’affaire du Collier.― N’est-ce pas un miracle ? me dit Rastignacen riant. Puis, se retournant vers le spéculateur: ― Monsieur <strong>de</strong> Valentin, reprit-il enme désignant, est un <strong>de</strong> mes amis que je vousprésente comme l’une <strong>de</strong> nos futures célébritéslittéraires. Il avait jadis une tante fort bien


en cour, marquise, et <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans il travailleà une histoire royaliste <strong>de</strong> la révolution.Puis, se penchant à l’oreille <strong>de</strong> ce singulier négociant,il lui dit : ― C’est un homme <strong>de</strong> talent; mais un niais qui peut vous faire vos mémoires,au nom <strong>de</strong> sa tante, pour cent écus parvolume. ― Le marché me va, répondit l’autreen haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres,donc ! ― Oui, mais vous me donnerez vingtcinqlouis <strong>de</strong> commission et lui paierez un volumed’avance, reprit Rastignac. ― Non, non.Je n’avancerai que cinquante écus pour êtreplus sûr d’avoir promptement mon manuscrit.Rastignac me répéta cette conversationmercantile à voix basse. Puis sans me consulter: ― Nous sommes d’accord, lui répondit-il.Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminercette affaire ? ― Eh ! bien, venez dîner ici,<strong>de</strong>main soir, à sept heures. Nous nous levâmes,Rastignac jeta <strong>de</strong> la monnaie au garçon, mit lacarte à payer dans sa poche, et nous sortîmes.


J’étais stupéfait <strong>de</strong> la légèreté, <strong>de</strong> l’insoucianceavec laquelle il avait vendu ma respectabletante, la marquise <strong>de</strong> Montbauron. ― J’aimemieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigneraux Indiens l’algèbre, dont je ne sais pasun mot, que <strong>de</strong> salir le nom <strong>de</strong> ma famille !Rastignac m’interrompit par un éclat <strong>de</strong> rire.― Es-tu bête ! Prends d’abord les cinquanteécus et fais les mémoires. Quand ils serontachevés, tu refuseras <strong>de</strong> les mettre sous le nom<strong>de</strong> ta tante, imbécile ! Madame <strong>de</strong> Montbauron,morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations,sa beauté, son fard, ses mules valentbien plus <strong>de</strong> six cents francs. Si le libraire neveut pas alors payer ta tante ce qu’elle vaut,il trouvera quelque vieux chevalier d’industrie,ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signerles mémoires. ― Oh ! m’écriai-je, pourquoisuis-je sorti <strong>de</strong> ma vertueuse mansar<strong>de</strong> ?Le mon<strong>de</strong> a <strong>de</strong>s envers bien salement ignobles.― Bon, répondit Rastignac, voilà <strong>de</strong> la poésie,


et il s’agit d’affaires. Tu es un enfant. Écoute :quant aux mémoires, le public les jugera ; quantà mon Proxénète littéraire, n’a-t-il pas dépenséhuit ans <strong>de</strong> sa vie, et payé ses relations avec lalibrairie par <strong>de</strong> cruelles expériences ? En partageantinégalement avec lui le travail du livre, tapart d’argent n’est-elle pas aussi la plus belle ?Vingt-cinq louis sont une bien plus gran<strong>de</strong>somme pour toi, que mille francs pour lui.Va, tu peux écrire <strong>de</strong>s mémoires historiques,œuvres d’art si jamais il en fut, quand Di<strong>de</strong>rota fait six sermons pour cent écus. ― Enfin,lui dis-je tout ému, c’est pour moi une nécessité: ainsi, mon pauvre ami, je te dois <strong>de</strong>sremerciements. Vingt-cinq louis me rendrontbien riche. ― Et plus riche que tu ne penses, reprit-ilen riant. Si Finot me donne une commissiondans l’affaire, ne <strong>de</strong>vines-tu pas qu’elle serapour toi ? Allons au bois <strong>de</strong> Boulogne, ditil; nous y verrons ta comtesse, et je te montreraila jolie petite veuve que je dois épouser, une


charmante personne, Alsacienne un peu grasse.Elle lit Kant, Schiller, Jean-Paul, et une foule<strong>de</strong> livres hydrauliques. Elle a la manie <strong>de</strong> toujoursme <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r mon opinion, je suis obligéd’avoir l’air <strong>de</strong> comprendre toute cette sensibleriealleman<strong>de</strong>, <strong>de</strong> connaître un tas <strong>de</strong> balla<strong>de</strong>s,toutes drogues qui me sont défenduespar le mé<strong>de</strong>cin. Je n’ai pas encore pu la déshabituer<strong>de</strong> son enthousiasme littéraire : elle pleure<strong>de</strong>s averses à la lecture <strong>de</strong> Goëthe, et je suis obligé<strong>de</strong> pleurer un peu, par complaisance, car ily a cinquante mille livres <strong>de</strong> rentes, mon cher,et le plus joli petit pied, la plus jolie petite main<strong>de</strong> la terre ! Ah ! si elle ne disait pas mon anche,et prouiller pour mon ange et brouiller, ce seraitune femme accomplie. Nous vîmes la comtesse,brillante dans un brillant équipage. <strong>La</strong> coquettenous salua fort affectueusement en mejetant un sourire qui me parut alors divin etplein d’amour. Ah ! j’étais bien heureux, je mecroyais aimé, j’avais <strong>de</strong> l’argent et <strong>de</strong>s trésors


<strong>de</strong> passion, plus <strong>de</strong> misère. Léger, gai, content<strong>de</strong> tout, je trouvai la maîtresse <strong>de</strong> mon amicharmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute la naturesemblait me répéter le sourire <strong>de</strong> Fœdora.En revenant <strong>de</strong>s Champs-Élysées, nous allâmeschez le chapelier et chez le tailleur <strong>de</strong> Rastignac.L’affaire du Collier me permit <strong>de</strong> quittermon misérable pied <strong>de</strong> paix, pour passer à unformidable pied <strong>de</strong> guerre. Désormais je pouvaissans crainte lutter <strong>de</strong> grâce et d’éléganceavec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour<strong>de</strong> Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y enfermai,restant tranquille en apparence, près<strong>de</strong> ma lucarne, mais disant d’éternels adieuxà mes toits, vivant dans l’avenir, dramatisantma vie, escomptant l’amour et ses joies. Ah !comme une existence peut <strong>de</strong>venir orageuseentre les quatre murs d’une mansar<strong>de</strong> ! L’âmehumaine est une fée : elle métamorphose unepaille en diamants ; sous sa baguette les palaisenchantés éclosent comme les fleurs <strong>de</strong>s


champs sous les chau<strong>de</strong>s inspirations du soleil.Le len<strong>de</strong>main, vers midi, Pauline frappa doucementà ma porte et m’apporta, <strong>de</strong>vine quoi ?une lettre <strong>de</strong> Fœdora. <strong>La</strong> comtesse me priait <strong>de</strong>venir la prendre au Luxembourg pour aller, <strong>de</strong>là, voir ensemble le Muséum et le jardin <strong>de</strong>sPlantes. ― Un commissionnaire attend la réponse,me dit-elle après un moment <strong>de</strong> silence.Je griffonnai promptement une lettre <strong>de</strong> remerciementque Pauline emporta. Je m’habillai.Au moment où, assez content <strong>de</strong> moi-même,j’achevais ma toilette, un frisson glacial me saisità cette pensée : Fœdora est-elle venue envoiture ou à pied ? pleuvra-t-il, fera-t-il beau ?Mais, me dis-je, qu’elle soit à pied ou en voiture,est-on jamais certain <strong>de</strong> l’esprit fantasqued’une femme ? elle sera sans argent et voudradonner cent sous à un petit Savoyard parcequ’il aura <strong>de</strong> jolies guenilles. J’étais sans unrouge liard et ne <strong>de</strong>vais avoir <strong>de</strong> l’argent quele soir. Oh ! combien, dans ces crises <strong>de</strong> notre


jeunesse, un poète paie cher la puissance intellectuelledont il est investi par le régime etpar le travail ! En un instant, mille pensées viveset douloureuses me piquèrent comme autant<strong>de</strong> dards. Je regardai le ciel par ma lucarne,le temps était fort incertain. En cas <strong>de</strong> malheur,je pouvais bien prendre une voiture pourla journée, mais aussi ne tremblerais-je pas àtout moment, au milieu <strong>de</strong> mon bonheur, <strong>de</strong>ne pas rencontrer Finot le soir ? Je ne me sentispas assez fort pour supporter tant <strong>de</strong> craintesau sein <strong>de</strong> ma joie. Malgré la certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> nerien trouver, j’entrepris une gran<strong>de</strong> explorationà travers ma chambre, je cherchai <strong>de</strong>s écusimaginaires jusque dans les profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> mapaillasse, je fouillai tout, je secouai même <strong>de</strong>vieilles bottes. En proie à une fièvre nerveuse,je regardais mes meubles d’un œil hagard aprèsles avoir renversés tous. Comprendras-tu le délirequi m’anima, lorsqu’en ouvrant pour laseptième fois le tiroir <strong>de</strong> ma table à écrire que


je visitais avec cette espèce d’indolence dans laquellenous plonge le désespoir, j’aperçus colléecontre une planche latérale, tapie sournoisement,mais propre, brillante, luci<strong>de</strong> commeune étoile à son lever, une belle et noble pièce <strong>de</strong>cent sous ? Ne lui <strong>de</strong>mandant compte ni <strong>de</strong> sonsilence ni <strong>de</strong> la cruauté dont elle était coupableen se tenant ainsi cachée, je la baisai commeun ami fidèle au malheur et la saluai par uncri qui trouva <strong>de</strong> l’écho. Je me retournai brusquementet vis Pauline toute pâle. ― J’ai cru,dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiezmal. Le commissionnaire... Elle s’interrompitcomme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé,ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follettecomme un caprice. Pauvre petite ! je luisouhaitai mon bonheur. En ce moment, il mesemblait avoir dans l’âme tout le plaisir <strong>de</strong> laterre, et j’aurais voulu restituer aux malheureuxla part que je croyais leur voler. Nous avonspresque toujours raison dans nos pressenti-


ments d’adversité, la comtesse avait renvoyé savoiture. Par un <strong>de</strong> ces caprices que les joliesfemmes ne s’expliquent pas toujours à ellesmêmes,elle voulait aller Jardin <strong>de</strong>s Plantes parles boulevards et à pied. ― Mais il va pleuvoir,lui dis-je. Elle prit plaisir à me contredire. Parhasard, il fit beau pendant tout le temps quenous marchâmes dans le Luxembourg. Quandnous en sortîmes, un gros nuage dont j’avaismaintes fois épié la marche avec une secrète inquiétu<strong>de</strong>,ayant laissé tomber quelques gouttesd’eau, nous montâmes dans un fiacre. Lorsquenous eûmes atteint les boulevards, la pluie cessa,le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum,je voulus renvoyer la voiture, Fœdorame pria <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>r. Que <strong>de</strong> tortures ! Maiscauser avec elle en comprimant un secret délirequi sans doute se formulait sur mon visagepar quelque sourire niais et arrêté ; errerdans le Jardin <strong>de</strong>s Plantes, en parcourir les alléesbocagères et sentir son bras appuyé sur le


mien, il y eut dans tout cela je ne sais quoi<strong>de</strong> fantastique : c’était un rêve en plein jour.Cependant ses mouvements, soit en marchant,soit en nous arrêtant, n’avaient rien <strong>de</strong> douxni d’amoureux, malgré leur apparente volupté.Quand je cherchais à m’associer en quelquesorte à l’action <strong>de</strong> sa vie, je rencontrais en elleune intime et secrète vivacité, je ne sais quoi <strong>de</strong>saccadé, d’excentrique. Les femmes sans âmen’ont rien <strong>de</strong> moelleux dans leurs gestes. Aussin’étions-nous unis, ni par une même volonté,ni par un même pas. Il n’existe point<strong>de</strong> mots pour rendre ce désaccord matériel<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux êtres, car nous ne sommes pas encorehabitués à reconnaître une pensée dansle mouvement. Ce phénomène <strong>de</strong> notre naturese sent instinctivement, il ne s’exprime pas.Pendant ces violents paroxismes <strong>de</strong> ma passion,reprit Raphaël après un moment <strong>de</strong> silence,et comme s’il répondait à une objectionqu’il se fût adressée à lui-même, je n’ai pas dis-


séqué mes sensations, analysé mes plaisirs, nisupputé les battements <strong>de</strong> mon cœur, commeun avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh !non, l’expérience jette aujourd’hui sa triste lumièresur les événements passés, et le souvenirm’apporte ces images, comme par un beautemps les flots <strong>de</strong> la mer amènent brin à brinles débris d’un naufrage sur la grève ― Vouspouvez me rendre un service assez important,me dit la comtesse en me regardant d’un airconfus. Après vous avoir confié mon antipathiepour l’amour, je me sens plus libre en réclamant<strong>de</strong> vous un bon office au nom <strong>de</strong> l’amitié.N’aurez-vous pas, reprit-elle en riant, beaucoupplus <strong>de</strong> mérite à m’obliger aujourd’hui ?Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rienprès <strong>de</strong> moi, elle était pateline et non pas affectueuse; elle me paraissait jouer un rôle enactrice consommée ; puis tout à coup son accent,un regard, un mot réveillaient mes espérances; mais si mon amour ranimé se pei-


gnait alors dans mes yeux, elle en soutenait lesrayons sans que la clarté <strong>de</strong>s siens s’en altérât,car ils semblaient, comme ceux <strong>de</strong>s tigres,être doublés par une feuille <strong>de</strong> métal. En cesmoments-là, je la détestais. ― <strong>La</strong> protection duduc <strong>de</strong> Navarreins, dit-elle en continuant avec<strong>de</strong>s inflexions <strong>de</strong> voix pleines <strong>de</strong> câlinerie, meserait très-utile auprès d’une personne toutepuissanteen Russie, et dont l’intervention estnécessaire pour me faire rendre justice dansune affaire qui concerne à la fois ma fortuneet mon état dans le mon<strong>de</strong>, la reconnaissance<strong>de</strong> mon mariage par l’empereur. Le duc <strong>de</strong> Navarreinsn’est-il pas votre cousin ? Une lettre<strong>de</strong> lui déci<strong>de</strong>rait tout. ― Je vous appartiens,lui répondis-je, ordonnez. ― Vous êtes bien aimable,reprit-elle en me serrant la main. Venezdîner avec moi, je vous dirai tout commeà un confesseur. Cette femme si méfiante, sidiscrète, et à laquelle personne n’avait entendudire un mot sur ses intérêts, allait donc me


consulter. ― Oh ! combien j’aime maintenantle silence que vous m’avez imposé ! m’écriai-je.Mais j’aurais voulu quelque épreuve plus ru<strong>de</strong>encore. En ce moment, elle accueillit l’ivresse<strong>de</strong> mes regards et ne se refusa point à mon admiration,elle m’aimait donc ! Nous arrivâmeschez elle. Fort heureusement, le fond <strong>de</strong> mabourse put satisfaire le cocher. Je passai délicieusementla journée, seul avec elle, chez elle.C’était la première fois que je pouvais la voirainsi. Jusqu’à ce jour, le mon<strong>de</strong>, sa gênante politesseet ses façons froi<strong>de</strong>s nous avaient toujoursséparés, même pendant ses somptueuxdîners ; mais alors j’étais chez elle comme sij’eusse vécu sous son toit, je la possédais pourainsi dire. Ma vagabon<strong>de</strong> imagination brisaitles entraves, arrangeait les événements <strong>de</strong> la vieà ma guise, et me plongeait dans les délicesd’un amour heureux. Me croyant son époux, jel’admirais occupée <strong>de</strong> petits détails ; j’éprouvaismême du bonheur à lui voir ôter son schall et


son cha<strong>peau</strong>. Elle me laissa seul un moment, etrevint les cheveux arrangés, charmante. Cettejolie toilette avait été faite pour moi ! Pendantle dîner, elle me prodigua ses attentions etdéploya <strong>de</strong>s grâces infinies dans mille chosesqui semblent <strong>de</strong>s riens et qui cependant sontla moitié <strong>de</strong> la vie. Quand nous fûmes tous<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>vant un foyer pétillant, assis sur la soie,environnés <strong>de</strong>s plus désirables créations d’unluxe oriental ; quand je vis si près <strong>de</strong> moi cettefemme dont la beauté célèbre faisait palpitertant <strong>de</strong> cœurs, cette femme si difficile à conquérir,me parlant, me rendant l’objet <strong>de</strong> toutesses coquetteries, ma voluptueuse félicité <strong>de</strong>vintpresque <strong>de</strong> la souffrance. Pour mon malheur,je me souvins <strong>de</strong> l’importante affaire que je <strong>de</strong>vaisconclure, et voulus aller au ren<strong>de</strong>z-vousqui m’avait été donné la veille. ― Quoi ! déjà! dit-elle en me voyant prendre mon cha<strong>peau</strong>.― Elle m’aimait ! Je le crus du moins,en l’entendant prononcer ces <strong>de</strong>ux mots d’une


voix caressante. Pour prolonger mon extase,j’aurais alors volontiers troqué <strong>de</strong>ux années <strong>de</strong>ma vie contre chacune <strong>de</strong>s heures qu’elle voulaitbien m’accor<strong>de</strong>r. Mon bonheur s’augmenta<strong>de</strong> tout l’argent que je perdais ! Il était minuitquand elle me renvoya. Néanmoins le len<strong>de</strong>main,mon héroïne me coûta bien <strong>de</strong>s remords,je craignis d’avoir manqué l’affaire <strong>de</strong>s mémoires,<strong>de</strong>venue si capitale pour moi ; je couruschez Rastignac, et nous allâmes surprendreà son lever le titulaire <strong>de</strong> mes travaux futurs. Finotme lut un petit acte où il n’était point question<strong>de</strong> ma tante, et après la signature duquel ilme compta cinquante écus. Nous déjeunâmestous les trois. Quand j’eus payé mon nouveaucha<strong>peau</strong>, soixante cachets à trente sous et mes<strong>de</strong>ttes, il ne me resta plus que trente francs ;mais toutes les difficultés <strong>de</strong> la vie s’étaientaplanies pour quelques jours. Si j’avais vouluécouter Rastignac, je pouvais avoir <strong>de</strong>s trésorsen adoptant avec franchise le système an-


glais. Il voulait absolument m’établir un créditet me faire faire <strong>de</strong>s emprunts, en prétendantque les emprunts soutiendraient le crédit.Selon lui, l’avenir était <strong>de</strong> tous les capitauxdu mon<strong>de</strong> le plus considérable et le plussoli<strong>de</strong>. En hypothéquant ainsi mes <strong>de</strong>ttes sur<strong>de</strong> futurs contingents, il donna ma pratique àson tailleur, un artiste qui comprenait le jeunehomme et <strong>de</strong>vait me laisser tranquille jusqu’àmon mariage. Dès ce jour, je rompis avec la viemonastique et studieuse que j’avais menée pendanttrois ans. J’allai fort assidûment chez Fœdora,où je tâchai <strong>de</strong> surpasser en apparenceles impertinents ou les héros <strong>de</strong> coterie quis’y trouvaient. En croyant avoir échappé pourtoujours à la misère, je recouvrai ma libertéd’esprit, j’écrasai mes rivaux, et passai pour unhomme plein <strong>de</strong> séductions, prestigieux, irrésistible.Cependant les gens habiles disaient enparlant <strong>de</strong> moi : « Un garçon aussi spirituel nedoit avoir <strong>de</strong> passions que dans la tête ! » Ils van-


taient charitablement mon esprit aux dépens<strong>de</strong> ma sensibilité. « Est-il heureux <strong>de</strong> ne pas aimer! s’écriaient - ils. S’il aimait, aurait-il autant<strong>de</strong> gaieté, <strong>de</strong> verve ? » J’étais cependant bienamoureusement stupi<strong>de</strong> en présence <strong>de</strong> Fœdora! Seul avec elle, je ne savais rien lui dire, ou sije parlais, je médisais <strong>de</strong> l’amour, j’étais tristementgai comme un courtisan qui veut cacherun cruel dépit. Enfin, j’essayai <strong>de</strong> me rendre indispensableà sa vie, à son bonheur, à sa vanité: tous les jours près d’elle, j’étais un esclave,un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoirainsi dissipé ma journée, je revenais chez moipour y travailler pendant les nuits, ne dormantguère que <strong>de</strong>ux ou trois heures <strong>de</strong> la matinée.Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitu<strong>de</strong>du système anglais, je me vis bientôt sans unsou. Dès lors, mon cher ami, fat sans bonnesfortunes, élégant sans argent, amoureux anonyme,je retombai dans cette vie précaire, dansce froid et profond malheur soigneusement ca-


ché sous les trompeuses apparences du luxe.Je ressentis alors mes souffrances premières,mais moins aiguës : je m’étais familiarisé sansdoute avec leurs terribles crises. Souvent lesgâteaux et le thé, si parcimonieusement offertsdans les salons, étaient ma seule nourriture.Quelquefois, les somptueux dîners <strong>de</strong>la comtesse me substantaient pendant <strong>de</strong>uxjours. J’employai tout mon temps, mes effortset ma science d’observation à pénétrer plusavant dans l’impénétrable caractère <strong>de</strong> Fœdora.Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaientinfluencé mon opinion, je voyais en elle tour àtour la femme la plus aimante ou la plus insensible<strong>de</strong> son sexe ; mais ces alternatives <strong>de</strong> joieet <strong>de</strong> tristesse <strong>de</strong>vinrent intolérables : je vouluschercher un dénoûment à cette lutte affreuse,en tuant mon amour. De sinistres lueursbrillaient parfois dans mon âme et me faisaiententrevoir <strong>de</strong>s abîmes entre nous. <strong>La</strong> comtessejustifiait toutes mes craintes : je n’avais pas en-


core surpris <strong>de</strong> larmes dans ses yeux. Au théâtreune scène attendrissante la trouvait froi<strong>de</strong> etrieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle,et ne <strong>de</strong>vinait ni le malheur ni le bonheurd’autrui. Enfin elle m’avait joué ! Heureux <strong>de</strong>lui faire un sacrifice, je m’étais presque avilipour elle en allant voir mon parent le duc <strong>de</strong>Navarreins, homme égoïste, qui rougissait <strong>de</strong>ma misère et avait <strong>de</strong> trop grands torts enversmoi pour ne pas me haïr : il me reçut donc aveccette froi<strong>de</strong> politesse qui donne aux gestes etaux paroles l’apparence <strong>de</strong> l’insulte, son regardinquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui <strong>de</strong>sa petitesse au milieu <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur, <strong>de</strong> sapauvreté au milieu <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> luxe. Il me parla<strong>de</strong>s pertes considérables que lui occasionnait letrois pour cent, je lui dis alors quel était l’objet<strong>de</strong> ma visite. Le changement <strong>de</strong> ses manières,qui <strong>de</strong> glaciales <strong>de</strong>vinrent insensiblement affectueuses,me dégoûta. Eh ! bien, mon ami, il vintchez la comtesse, il m’y écrasa. Fœdora trouva


pour lui <strong>de</strong>s enchantements, <strong>de</strong>s prestiges inconnus; elle le séduisit, traita sans moi cette affairemystérieuse <strong>de</strong> laquelle je ne sus pas unmot : j’avais été pour elle un moyen. Elle paraissaitne plus m’apercevoir quand mon cousinétait chez elle, elle m’acceptait alors avecmoins <strong>de</strong> plaisir peut-être que le jour où je luifus présenté. Un soir, elle m’humilia <strong>de</strong>vant leduc par un <strong>de</strong> ces gestes et par un <strong>de</strong> ces regardsqu’aucune parole ne saurait peindre. Jesortis pleurant, formant mille projets <strong>de</strong> vengeance,combinant d’épouvantables viols. Souventje l’accompagnais aux Bouffons : là, prèsd’elle, tout entier à mon amour, je la contemplaisen me livrant au charme d’écouter la musique,épuisant mon âme dans la double jouissanced’aimer et <strong>de</strong> retrouver les mouvements<strong>de</strong> mon cœur bien rendus par les phrases dumusicien. Ma passion était dans l’air, sur lascène ; elle triomphait partout, excepté chezma maîtresse. Je prenais alors la main <strong>de</strong> Fœ-


dora, j’étudiais ses traits et ses yeux en sollicitantune fusion <strong>de</strong> nos sentiments, une <strong>de</strong>ces soudaines harmonies qui, réveillées par lesnotes, font vibrer les âmes à l’unisson ; maissa main était muette et ses yeux ne disaientrien. Quand le feu <strong>de</strong> mon cœur émané <strong>de</strong> tousmes traits la frappait trop fortement au visage,elle me jetait ce sourire cherché, phrase convenuequi se reproduit au salon sur les lèvres <strong>de</strong>tous les portraits. Elle n’écoutait pas la musique.Les divines pages <strong>de</strong> Rossini, <strong>de</strong> Cimarosa,<strong>de</strong> Zingarelli, ne lui rappelaient aucun sentiment,ne lui traduisaient aucune poésie <strong>de</strong>sa vie ; son âme était ari<strong>de</strong>. Fœdora se produisaitlà comme un spectacle dans le spectacle.Sa lorgnette voyageait incessamment <strong>de</strong>loge en loge ; inquiète, quoique tranquille, elleétait victime <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> : sa loge, son bonnet,sa voiture, sa personne étaient tout pour elle.Vous rencontrez souvent <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> colossaleapparence <strong>de</strong> qui le cœur est tendre et dé-


licat sous un corps <strong>de</strong> bronze ; mais elle cachaitun cœur <strong>de</strong> bronze sous sa frêle et gracieuseenveloppe. Ma fatale science me déchiraitbien <strong>de</strong>s voiles. Si le bon ton consiste às’oublier pour autrui, à mettre dans sa voixet dans ses gestes une constante douceur, àplaire aux autres en les rendant contents d’euxmêmes,malgré sa finesse, Fœdora n’avait paseffacé tout vestige <strong>de</strong> sa plébéienne origine :son oubli d’elle-même était fausseté ; ses manières,au lieu d’être innées, avaient été laborieusementconquises ; enfin sa politesse sentaitla servitu<strong>de</strong>. Eh ! bien, ses paroles emmielléesétaient pour ses favoris l’expression <strong>de</strong> la bonté,sa prétentieuse exagération était un nobleenthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces,j’avais dépouillé son être intérieur <strong>de</strong>la mince écorce qui suffit au mon<strong>de</strong>, et n’étaisplus dupe <strong>de</strong> ses singeries ; je connaissais à fondson âme <strong>de</strong> chatte. Quand un niais la complimentait,la vantait, j’avais honte pour elle. Et


je l’aimais toujours ! j’espérais fondre ses glacessous les ailes d’un amour <strong>de</strong> poète. Si je pouvaisune fois ouvrir son cœur aux tendresses<strong>de</strong> la femme, si je l’initiais à la sublimité <strong>de</strong>sdévouements, je la voyais alors parfaite ; elle<strong>de</strong>venait un ange. Je l’aimais en homme, enamant, en artiste, quand il aurait fallu ne pasl’aimer pour l’obtenir : un fat bien gourmé, unfroid calculateur, en aurait triomphé peut-être.Vaine, artificieuse, elle eût sans doute entendule langage <strong>de</strong> la vanité, se serait laissé entortillerdans les piéges d’une intrigue, elle eûtété dominée par un homme sec et glacé. Desdouleurs acérées entraient jusqu’au vif dansmon âme, quand elle me révélait naïvement sonégoïsme. Je l’apercevais avec douleur seule unjour dans la vie et ne sachant à qui tendre lamain, ne rencontrant pas <strong>de</strong> regards amis oùreposer les siens. Un soir, j’eus le courage <strong>de</strong> luipeindre, sous <strong>de</strong>s couleurs animées, sa vieillessedéserte, vi<strong>de</strong> et triste. À l’aspect <strong>de</strong> cette épou-


vantable vengeance <strong>de</strong> la nature trompée, elledit un mot atroce. ― J’aurai toujours <strong>de</strong> la fortune,me répondit-elle. Eh ! bien, avec <strong>de</strong> l’ornous pouvons toujours créer autour <strong>de</strong> nous lessentiments qui sont nécessaires à notre bienêtre.Je sortis foudroyé par la logique <strong>de</strong> celuxe, <strong>de</strong> cette femme, <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, dont j’étaissi sottement idolâtre. Je n’aimais pas Paulinepauvre, Fœdora riche n’avait-elle pas le droit<strong>de</strong> repousser Raphaël ? Notre conscience est unjuge infaillible, quand nous ne l’avons pas encoreassassinée. « Fœdora, me criait une voixsophistique, n’aime ni ne repousse personne ;elle est libre, mais elle s’est autrefois donnéepour <strong>de</strong> l’or. Amant ou époux, le comte russel’a possédée. Elle aura bien une tentation danssa vie ! Attends-la. » Ni vertueuse ni fautive,cette femme vivait loin <strong>de</strong> l’humanité, dans unesphère à elle, enfer ou paradis. Ce mystère femellevêtu <strong>de</strong> cachemire et <strong>de</strong> bro<strong>de</strong>ries mettaiten jeu dans mon cœur tous les sentiments hu-


mains, orgueil, ambition, amour, curiosité. Uncaprice <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>, ou cette envie <strong>de</strong> paraîtreoriginal qui nous poursuit tous, avait amené lamanie <strong>de</strong> vanter un petit spectacle du boulevard.<strong>La</strong> comtesse témoigna le désir <strong>de</strong> voir la figureenfarinée d’un acteur qui faisait les délices<strong>de</strong> quelques gens d’esprit, et j’obtins l’honneur<strong>de</strong> la conduire à la première représentation <strong>de</strong>je ne sais quelle mauvaise farce. <strong>La</strong> loge coûtaità peine cent sous, je ne possédais pas un traîtreliard. Ayant encore un <strong>de</strong>mi-volume <strong>de</strong> mémoiresà écrire, je n’osais pas aller mendier unsecours à Finot, et Rastignac, ma provi<strong>de</strong>nce,était absent. Cette gêne constante maléficiaittoute ma vie. Une fois, au sortir <strong>de</strong>s Bouffons,par une horrible pluie, Fœdora m’avait faitavancer une voiture sans que je pusse me soustraireà son obligeance <strong>de</strong> para<strong>de</strong> : elle n’admitaucune <strong>de</strong> mes excuses, ni mon goût pour lapluie, ni mon envie d’aller au jeu. Elle ne <strong>de</strong>vinaitmon indigence ni dans l’embarras <strong>de</strong> mon


maintien, ni dans mes paroles tristement plaisantes.Mes yeux rougissaient, mais comprenait-elleun regard ? <strong>La</strong> vie <strong>de</strong>s jeunes gens estsoumise à <strong>de</strong> singuliers caprices ! Pendant levoyage, chaque tour <strong>de</strong> roue réveilla <strong>de</strong>s penséesqui me brûlèrent le cœur ; j’essayai <strong>de</strong> détacherune planche au fond <strong>de</strong> la voiture en espérantglisser sur le pavé ; mais rencontrant <strong>de</strong>sobstacles invincibles, je me pris à rire convulsivementet <strong>de</strong>meurai dans un calme morne, hébétécomme un homme au carcan. À mon arrivéeau logis, aux premiers mots que je balbutiai,Pauline m’interrompit en disant : ― Sivous n’avez pas <strong>de</strong> monnaie... Ah ! la musique<strong>de</strong> Rossini n’était rien auprès <strong>de</strong> ces paroles.Mais revenons aux Funambules ? Pour pouvoiry conduire la comtesse, je pensai à mettre engage le cercle d’or dont le portrait <strong>de</strong> ma mèreétait entouré. Quoique le Mont-<strong>de</strong>-Piété se fûttoujours <strong>de</strong>ssiné dans ma pensée comme une<strong>de</strong>s portes du bagne, il valait encore mieux y


porter mon lit moi-même que <strong>de</strong> solliciter uneaumône. Le regard d’un homme à qui vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z<strong>de</strong> l’argent fait tant <strong>de</strong> mal ! Certainsemprunts nous coûtent notre honneur, commecertains refus prononcés par une bouche amienous enlèvent une <strong>de</strong>rnière illusion. Paulinetravaillait, sa mère était couchée. Jetant un regardfurtif sur le lit dont les ri<strong>de</strong>aux étaient légèrementrelevés, je crus madame Gaudin profondémentendormie, en apercevant au milieu<strong>de</strong> l’ombre son profil calme et jeune imprimésur l’oreiller. ― Vous avez du <strong>chagrin</strong>, medit Pauline, qui posa son pinceau sur son coloriage.― Ma pauvre enfant, vous pouvez merendre un grand service, lui répondis-je. Elleme regarda d’un air si heureux que je tressaillis.― M’aimerait-elle ? pensai-je. ― Pauline ? repris-je.Et je m’assis près d’elle pour la bien étudier.Elle me <strong>de</strong>vina, tant mon accent était interrogateur; elle baissa les yeux, et je l’examinai,croyant pouvoir lire dans son cœur comme


dans le mien, tant sa physionomie était naïve etpure.― Vous m’aimez ? lui dis-je.― Un peu, passionnément, pas du tout,s’écria-t-elle. Elle ne m’aimait pas. Son accentmoqueur et la gentillesse du geste qui lui échappapeignaient seulement une folâtre reconnaissance<strong>de</strong> jeune fille. Je lui avouai donc ma détresse,l’embarras dans lequel je me trouvais,et la priai <strong>de</strong> m’ai<strong>de</strong>r. ― Comment, monsieurRaphaël, dit elle, vous ne voulez pas aller auMont-<strong>de</strong>-Piété, et vous m’y envoyez ! Je rougis,confondu par la logique d’un enfant. Elleme prit alors la main comme si elle eût voulucompenser par une caresse la vérité <strong>de</strong> sonexclamation. Oh ! j’irais bien, dit-elle, mais lacourse est inutile. Ce matin, j’ai trouvé <strong>de</strong>rrièrele piano <strong>de</strong>ux pièces <strong>de</strong> cent sous quis’étaient glissées à votre insu entre le mur et labarre, et je les ai mises sur votre table. ― Vous<strong>de</strong>vez bientôt recevoir <strong>de</strong> l’argent, monsieur


Raphaël, me dit la bonne mère, qui montra satête entre les ri<strong>de</strong>aux ; je puis bien vous prêterquelques écus en attendant. ― Oh ! Pauline,m’écriai-je en lui serrant la main, je voudraisêtre riche. ― Bah ! pourquoi ? dit-elle d’un airmutin. Sa main tremblant dans la mienne répondaità tous les battements <strong>de</strong> mon cœur ; elleretira vivement ses doigts, examina les miens :― Vous épouserez une femme riche ! dit-elle,mais elle vous donnera bien du <strong>chagrin</strong>. Ah !Dieu ! elle vous tuera. J’en suis sûre. Il y avaitdans son cri une sorte <strong>de</strong> croyance aux follessuperstitions <strong>de</strong> sa mère. ― Vous êtes bien crédule,Pauline ! ― Oh ! bien certainement ! ditelleen me regardant avec terreur, la femmeque vous aimerez vous tuera. Elle reprit sonpinceau, le trempa dans la couleur en laissantparaître une vive émotion, et ne me regardaplus. En ce moment, j’aurais bien voulu croireà <strong>de</strong>s chimères. Un homme n’est pas tout à faitmisérable quand il est superstitieux. Une su-


perstition est une espérance. Retiré dans machambre, je vis en effet <strong>de</strong>ux nobles écus dontla présence me parut inexplicable. Au sein <strong>de</strong>spensées confuses du premier sommeil, je tâchai<strong>de</strong> vérifier mes dépenses pour me justifier cettetrouvaille inespérée, mais je m’endormis perdudans d’inutiles calculs. Le len<strong>de</strong>main, Paulinevint me voir au moment où je sortais pouraller louer une loge. ― Vous n’avez peut-êtrepas assez <strong>de</strong> dix francs, me dit en rougissantcette bonne et aimable fille, ma mère m’a chargée<strong>de</strong> vous offrir cet argent. Prenez, prenez !Elle jeta trois écus sur ma table et voulut se sauver; mais je la retins. L’admiration sécha leslarmes qui roulaient dans mes yeux : ― Pauline,lui dis-je, vous êtes un ange ! Ce prêt metouche bien moins que la pu<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sentimentavec laquelle vous me l’offrez. Je désirais unefemme riche, élégante, titrée ; hélas ! maintenantje voudrais possé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s millions et rencontrerune jeune fille pauvre comme vous et


comme vous riche <strong>de</strong> cœur, je renoncerais àune passion fatale qui me tuera. Vous aurezpeut-être raison. ― Assez ! dit-elle. Elle s’enfuit,et sa voix <strong>de</strong> rossignol, ses roula<strong>de</strong>s fraîches retentirentdans l’escalier. ― Elle est bien heureuse<strong>de</strong> ne pas aimer encore ! me dis-je enpensant aux tortures que je souffrais <strong>de</strong>puisplusieurs mois. Les quinze francs <strong>de</strong> Paulineme furent bien précieux. Fœdora, songeant auxémanations populacières <strong>de</strong> la salle où nous <strong>de</strong>vionsrester pendant quelques heures, regretta<strong>de</strong> ne pas avoir un bouquet ; j’allai lui chercher<strong>de</strong>s fleurs ; je lui apportai ma vie et mafortune. J’eus à la fois <strong>de</strong>s remords et <strong>de</strong>s plaisirsen lui donnant un bouquet dont le prixme révéla tout ce que la galanterie superficielleen usage dans le mon<strong>de</strong> avait <strong>de</strong> dispendieux.Bientôt elle se plaignit <strong>de</strong> l’o<strong>de</strong>ur un peu tropforte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva unintolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvantassise sur <strong>de</strong> dures banquettes, elle me re-


procha <strong>de</strong> l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fûtprès <strong>de</strong> moi, elle voulut s’en aller, elle s’en alla.M’imposer <strong>de</strong>s nuits sans sommeil, avoirdissipé <strong>de</strong>ux mois <strong>de</strong> mon existence, et ne paslui plaire ! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieuxni plus insensible. Pendant la route, assisprès d’elle dans un étroit coupé, je respiraisson souffle, je touchais son gant parfumé,je voyais distinctement les trésors <strong>de</strong> sa beauté,je sentais une vapeur douce comme l’iris :toute la femme et point <strong>de</strong> femme. En ce moment,un trait <strong>de</strong> lumière me permit <strong>de</strong> voir lesprofon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> cette vie mystérieuse. Je pensaitout à coup au livre récemment publié parun poète, une vraie conception d’artiste tailléedans la statue <strong>de</strong> Polyclès. Je croyais voir cemonstre qui, tantôt officier, dompte un chevalfougueux, tantôt jeune fille se met à sa toiletteet désespère ses amants, amant, désespèreune vierge douce et mo<strong>de</strong>ste. Ne pouvantplus résoudre autrement Fœdora, je lui racon-


tai cette histoire fantastique : rien ne décela saressemblance avec cette poésie <strong>de</strong> l’impossible ;elle s’en amusa <strong>de</strong> bonne foi, comme un enfantd’une fable prise aux Mille et une Nuits.Pour résister à l’amour d’un homme <strong>de</strong> monâge, à la chaleur communicative <strong>de</strong> cette bellecontagion <strong>de</strong> l’âme, Fœdora doit être gardéepar quelque mystère, me dis-je en revenantchez moi. Peut-être, semblable à lady Delacour,est-elle dévorée par un cancer ? Sa vie est sansdoute une vie artificielle. À cette pensée, j’eusfroid. Puis je formai le projet le plus extravagantet le plus raisonnable en même temps auquelun amant puisse jamais songer. Pour examinercette femme corporellement comme je l’avaisétudiée intellectuellement, pour la connaîtreenfin tout entière, je résolus <strong>de</strong> passer une nuitchez elle, dans sa chambre, à son insu. Voicicomment j’exécutai cette entreprise, qui medévorait l’âme comme un désir <strong>de</strong> vengeancemord le cœur d’un moine corse. Aux jours


<strong>de</strong> réception, Fœdora réunissait une assembléetrop nombreuse pour qu’il fût possible au portierd’établir une balance exacte entre les entréeset les sorties. Sûr <strong>de</strong> pouvoir rester dansla maison sans y causer <strong>de</strong> scandale, j’attendisimpatiemment la prochaine soirée <strong>de</strong> la comtesse.En m’habillant. je mis dans la poche <strong>de</strong>mon gilet un petit canif anglais, à défaut <strong>de</strong> poignard.Trouvé sur moi, cet instrument littérairen’avait rien <strong>de</strong> suspect, et ne sachant jusqu’oùme conduirait ma résolution romanesque, jevoulais être armé. Lorsque les salons commencèrentà se remplir, j’allai dans la chambre àcoucher y examiner les choses, et trouvai lespersiennes et les volets fermés, ce fut un premierbonheur ; comme la femme <strong>de</strong> chambrepourrait venir pour détacher les ri<strong>de</strong>aux drapésaux fenêtres, je lâchai leurs embrasses, je risquaisbeaucoup en me hasardant ainsi à fairele ménage par avance, mais je m’étais soumisaux périls <strong>de</strong> ma situation et les avais froi<strong>de</strong>-


ment calculés. Vers minuit, je vins me cacherdans l’embrasure d’une fenêtre. Afin <strong>de</strong> ne paslaisser voir mes pieds, j’essayai <strong>de</strong> grimper surla plinthe <strong>de</strong> la boiserie, le dos appuyé contrele mur, en me cramponnant à l’espagnolette.Après avoir étudié mon équilibre, mes pointsd’appui, mesuré l’espace qui me séparait <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux,je parvins à me familiariser avec les difficultés<strong>de</strong> ma position, <strong>de</strong> manière à <strong>de</strong>meurerlà sans être découvert, si les crampes, la toux etles éternuments me laissaient tranquille. Pourne pas me fatiguer inutilement, je me tins <strong>de</strong>bouten attendant le moment critique pendantlequel je <strong>de</strong>vais rester suspendu comme unearaignée dans sa toile. <strong>La</strong> moire blanche et lamousseline <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux formaient <strong>de</strong>vant moi<strong>de</strong> gros plis semblables à <strong>de</strong>s tuyaux d’orgue,où je pratiquai <strong>de</strong>s trous avec mon canif afin<strong>de</strong> tout voir par ces espèces <strong>de</strong> meurtrières.J’entendis vaguement le murmure <strong>de</strong>s salons,les rires <strong>de</strong>s causeurs, leurs éclats <strong>de</strong> voix. Ce tu-


multe vaporeux, cette sour<strong>de</strong> agitation diminuapar <strong>de</strong>grés. Quelques hommes vinrent prendreleurs cha<strong>peau</strong>x placés près <strong>de</strong> moi, sur la commo<strong>de</strong><strong>de</strong> la comtesse. Quand ils froissaient lesri<strong>de</strong>aux, je frissonnais en pensant aux distractions,aux hasards <strong>de</strong> ces recherches faites par<strong>de</strong>s gens pressés <strong>de</strong> partir et qui furettent alorspartout. J’augurai bien <strong>de</strong> mon entreprise enn’éprouvant aucun <strong>de</strong> ces malheurs. Le <strong>de</strong>rniercha<strong>peau</strong> fut emporté par un vieil amoureux <strong>de</strong>Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, etpoussa un gros soupir suivi <strong>de</strong> je ne sais quelleexclamation assez énergique. <strong>La</strong> comtesse, quin’avait plus autour d’elle, dans le boudoir voisin<strong>de</strong> sa chambre, que cinq ou six personnesintimes, leur proposa d’y prendre le thé. Les calomnies,pour lesquelles la société actuelle a réservéle peu <strong>de</strong> croyance qui lui reste, se mêlèrentalors à <strong>de</strong>s épigrammes, à <strong>de</strong>s jugementsspirituels, au bruit <strong>de</strong>s tasses et <strong>de</strong>s cuillers.Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait


un rire fou par <strong>de</strong> mordantes saillies. ― Monsieur<strong>de</strong> Rastignac est un homme avec lequel ilne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant.― Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujourseu raison dans mes haines. Et dans mesamitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me serventautant que mes amis peut-être. J’ai fait uneétu<strong>de</strong> assez spéciale <strong>de</strong> l’idiome mo<strong>de</strong>rne et <strong>de</strong>sartifices naturels dont on se sert pour tout attaquerou pour tout défendre. L’éloquence ministérielleest un perfectionnement social. Un<strong>de</strong> vos amis est-il sans esprit ? vous parlez <strong>de</strong> saprobité, <strong>de</strong> sa franchise. L’ouvrage d’un autreest-il lourd ? vous le présentez comme un travailconsciencieux. Si le livre est mal écrit, vousen vantez les idées. Tel homme est sans foi, sansconstance, vous échappe à tout moment ? Bah !il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agitil<strong>de</strong> vos ennemis ? vous leur jetez à la têteles morts et les vivants ; vous renversez poureux les termes <strong>de</strong> votre langage, et vous êtes


aussi perspicace à découvrir leurs défauts quevous étiez habile à mettre en relief les vertus <strong>de</strong>vos amis. Cette application <strong>de</strong> la lorgnette à lavue morale est le secret <strong>de</strong> nos conversationset tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’estvouloir combattre sans armes <strong>de</strong>s gens bardés<strong>de</strong> fer comme <strong>de</strong>s chevaliers bannerets. Et j’enuse ! j’en abuse même quelquefois. Aussi merespecte-t-on moi et mes amis, car, d’ailleurs,mon épée vaut ma langue. Un <strong>de</strong>s plus ferventsadmirateurs <strong>de</strong> Fœdora, jeune hommedont l’impertinence était célèbre, et qui s’en faisaitmême un moyen <strong>de</strong> parvenir, releva le gantsi dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit,en parlant <strong>de</strong> moi, à vanter outre mesure mestalents et ma personne. Rastignac avait oubliéce genre <strong>de</strong> médisance. Cet éloge sardoniquetrompa la comtesse qui m’immola sans pitié ;pour amuser ses amis, elle abusa <strong>de</strong> mes secrets,<strong>de</strong> mes prétentions et <strong>de</strong> mes espérances.― Il a <strong>de</strong> l’avenir, dit Rastignac. Peut-être se-


a-t-il un jour homme à prendre <strong>de</strong> cruellesrevanches : ses talents égalent au moins soncourage ; aussi regardé-je comme bien hardisceux qui s’attaquent à lui, car il a <strong>de</strong> la mémoire....― Et fait <strong>de</strong>s mémoires, dit la comtesse,à qui parut déplaire le profond silencequi régna. ― Des mémoires <strong>de</strong> fausse comtesse,madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, ilfaut avoir une autre sorte <strong>de</strong> courage. ― Je luicrois beaucoup <strong>de</strong> courage, reprit-elle, il m’estfidèle. Il me prit une vive tentation <strong>de</strong> me montrersoudain aux rieurs comme l’ombre <strong>de</strong> Banquodans Macbeth. Je perdais une maîtresse,mais j’avais un ami ! Cependant l’amour mesouffla tout à coup un <strong>de</strong> ces lâches et subtilsparadoxes avec lesquels il sait endormirtoutes nos douleurs. Si Fœdora m’aime, pensé-je,ne doit-elle pas dissimuler son affectionsous une plaisanterie malicieuse ? Combien <strong>de</strong>fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges<strong>de</strong> la bouche ? Enfin bientôt mon impertinent


ival resté seul avec la comtesse, voulut partir.― Eh quoi ! déjà ? lui dit-elle avec un son<strong>de</strong> voix plein <strong>de</strong> câlineries et qui me fit palpiter.Ne me donnerez-vous pas encore un moment! N’avez-vous donc plus rien à me dire,et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns<strong>de</strong> vos plaisirs ? Il s’en alla. ― Ah ! s’écria-t-elleen bâillant, ils sont tous bien ennuyeux ! Et tirantavec force un cordon, le bruit d’une sonnetteretentit dans les appartements. <strong>La</strong> comtesserentra dans sa chambre en fredonnant unephrase du Pria che spunti. Jamais personne nel’avait entendue chanter, et ce mutisme donnaitlieu à <strong>de</strong> bizarres interprétations. Elle avait, diton,promis à son premier amant, charmé <strong>de</strong> sestalents et jaloux d’elle par <strong>de</strong>là le tombeau, <strong>de</strong>ne donner à personne un bonheur qu’il voulaitavoir goûté seul. Je tendis les forces <strong>de</strong> mon âmepour aspirer les sons. De note en note la voixs’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses<strong>de</strong> son gosier se déployèrent, et cette mélodie


prit alors quelque chose <strong>de</strong> divin. <strong>La</strong> comtesseavait dans l’organe une clarté vive, une justesse<strong>de</strong> ton, je ne sais quoi d’harmonique et <strong>de</strong> vibrantqui pénétrait, remuait et chatouillait lecœur. Les musiciennes sont presque toujoursamoureuses. Celle qui chantait ainsi <strong>de</strong>vait savoirbien aimer. <strong>La</strong> beauté <strong>de</strong> cette voix futdonc un mystère <strong>de</strong> plus dans une femme déjàsi mystérieuse. Je la voyais alors comme je tevois : elle paraissait s’écouter elle-même et ressentirune volupté qui lui fût particulière ; elleéprouvait comme une jouissance d’amour. Ellevint <strong>de</strong>vant la cheminée en achevant le principalmotif <strong>de</strong> ce rondo ; mais quand elle se tut,sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent,et sa figure exprima la fatigue. Elle venaitd’ôter un masque ; actrice, son rôle était fini.Cependant l’espèce <strong>de</strong> flétrissure impriméeà sa beauté par son travail d’artiste, ou par la lassitu<strong>de</strong><strong>de</strong> la soirée, n’était pas sans charme. <strong>La</strong>voilà vraie, me dis-je. Elle mit comme pour se


chauffer, un pied sur la barre <strong>de</strong> bronze qui surmontaitle gar<strong>de</strong>-cendre, ôta ses gants, détachases bracelets, et enleva par <strong>de</strong>ssus sa tête unechaîne d’or au bout <strong>de</strong> laquelle était suspenduesa cassolette ornée <strong>de</strong> pierres précieuses.J’éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvementsempreints <strong>de</strong> la gentillesse dont leschattes font preuve en se toilettant au soleil.Elle se regarda dans la glace, et dit tout hautd’un air <strong>de</strong> mauvaise humeur : Je n’étais pas joliece soir, mon teint se fane avec une effrayanterapidité. Je <strong>de</strong>vrais peut-être me coucher plustôt, renoncer à cette vie dissipée. Mais Justinese moque-t-elle <strong>de</strong> moi ? Elle sonna <strong>de</strong> nouveau,la femme <strong>de</strong> chambre accourut. Où logeait-elle? je ne sais. Elle arriva par un escalierdérobé. J’étais curieux <strong>de</strong> l’examiner. Monimagination <strong>de</strong> poète avait souvent incriminécette invisible servante, gran<strong>de</strong> fille brune,bien faite. ― Madame a sonné ? ― Deux fois,répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant <strong>de</strong>-


venir sour<strong>de</strong> ? ― J’étais à faire le lait d’aman<strong>de</strong>s<strong>de</strong> madame. Justine s’agenouilla, défit les cothurnes<strong>de</strong>s souliers, déchaussa sa maîtresse,qui nonchalamment étendue sur un fauteuilà ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattantla tête. Il n’y avait rien que <strong>de</strong> très-natureldans tous ses mouvements, et nul symptômene me révéla ni les souffrances secrètes, niles passions que j’avais supposées. ― Georgesest amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-ilpas encore défait les ri<strong>de</strong>aux ce soir ? à quoipense-t-il ? À cette observation, tout mon sangreflua vers mon cœur, mais il ne fut plus question<strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux. ― L’existence est bien vi<strong>de</strong>,reprit la comtesse. Ah çà ! prends gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>m’égratigner comme hier. Tiens, vois-tu, ditelleen lui montrant un petit genou satiné, jeporte encore la marque <strong>de</strong> tes griffes. Elle mitses pieds nus dans <strong>de</strong>s pantoufles <strong>de</strong> veloursfourrées <strong>de</strong> cygne, et détacha sa robe pendantque Justine prit un peigne pour lui arranger les


cheveux. ― Il faut vous marier, madame, avoir<strong>de</strong>s enfants. ― Des enfants ! Il ne me manqueraitplus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle.Un mari ! Quel est l’homme auquel je pourraisme... Étais-je bien coiffée ce soir ? ― Mais, pastrès-bien. ― Tu es une sotte. ― Rien ne vousva plus mal que <strong>de</strong> trop crêper vos cheveux, repritJustine. Les grosses boucles bien lisses voussont plus avantageuses. ― Vraiment ? ― Maisoui, madame, les cheveux crêpés clair ne vontbien qu’aux blon<strong>de</strong>s. ― Me marier ? non, non.Le mariage est un trafic pour lequel je ne suispas née. Quelle épouvantable scène pour unamant ! Cette femme solitaire, sans parents,sans amis, athée en amour, ne croyant à aucunsentiment ; et quelque faible que fût enelle ce besoin d’épanchement cordial, naturelà toute créature humaine, réduite pour le satisfaireà causer avec sa femme <strong>de</strong> chambre, àdire <strong>de</strong>s phrases sèches ou <strong>de</strong>s riens ! j’en euspitié. Justine la délaça. Je la contemplai curieu-


sement au moment où le <strong>de</strong>rnier voile s’enleva.Elle avait un corsage <strong>de</strong> vierge qui m’éblouit ;à travers sa chemise et à la lueur <strong>de</strong>s bougies,son corps blanc et rose étincela comme unestatue d’argent qui brille sous son enveloppe<strong>de</strong> gaze. Non, nulle imperfection ne <strong>de</strong>vait luifaire redouter les yeux furtifs <strong>de</strong> l’amour. Hélas! un beau corps triomphera toujours <strong>de</strong>s résolutionsles plus martiales. <strong>La</strong> maîtresse s’assit<strong>de</strong>vant le feu, muette et pensive pendant quela femme <strong>de</strong> chambre allumait la bougie <strong>de</strong> lalampe d’albâtre suspendue <strong>de</strong>vant le lit. Justinealla chercher une bassinoire, prépara le lit, aidasa maîtresse à se coucher ; puis, après un tempsassez long employé par <strong>de</strong> minutieux servicesqui accusaient la profon<strong>de</strong> vénération <strong>de</strong> Fœdorapour elle-même, cette fille partit. <strong>La</strong> comtessese retourna plusieurs fois, elle était agitée,elle soupirait ; ses lèvres laissaient échapperun léger bruit perceptible à l’ouïe et quiindiquait <strong>de</strong>s mouvements d’impatience ; elle


avança la main vers la table, y prit une fiole,versa dans son lait avant <strong>de</strong> le boire quelquesgouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pasla nature ; enfin, après quelques soupirs pénibles,elle s’écria : Mon Dieu ! Cette exclamation,et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisale cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement.J’eus peur, mais bientôt j’entendis retentirla respiration égale et forte d’une personneendormie ; j’écartai la soie criar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux,quittai ma position et vins me placer aupied <strong>de</strong> son lit, en la regardant avec un sentimentindéfinissable. Elle était ravissante ainsi.Elle avait la tête sous le bras comme un enfant ;son tranquille et joli visage enveloppé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntellesexprimait une suavité qui m’enflamma.Présumant trop <strong>de</strong> moi-même, je n’avais pascompris mon supplice : être si près et si loind’elle. Je fus obligé <strong>de</strong> subir toutes les torturesque je m’étais préparées. Mon Dieu ! ce lambeaud’une pensée inconnue, que je <strong>de</strong>vais rem-


porter pour toute lumière, avait tout à coupchangé mes idées sur Fœdora. Ce mot insignifiantou profond, sans substance ou plein <strong>de</strong>réalités, pouvait s’interpréter également par lebonheur ou par la souffrance, par une douleur<strong>de</strong> corps ou par <strong>de</strong>s peines. Était-ce imprécationou prière, souvenir ou avenir, regretou crainte ? Il y avait toute une vie danscette parole, vie d’indigence ou <strong>de</strong> richesse ;il y tenait même un crime ! L’énigme cachéedans ce beau semblant <strong>de</strong> femme renaissait,Fœdora pouvait être expliquée <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> manièresqu’elle <strong>de</strong>venait inexplicable. Les fantaisiesdu souffle qui passait entre ses <strong>de</strong>nts, tantôtfaible, tantôt accentué, grave ou léger, formaientune sorte <strong>de</strong> langage auquel j’attachais<strong>de</strong>s pensées et <strong>de</strong>s sentiments. Je rêvais avecelle, j’espérais m’initier à ses secrets en pénétrantdans son sommeil, je flottais entre millepartis contraires, entre mille jugements. À voirce beau visage, calme et pur, il me fut impos-


sible <strong>de</strong> refuser un cœur à cette femme. Je résolus<strong>de</strong> faire encore une tentative. En lui racontantma vie, mon amour, mes sacrifices, peutêtrepourrais-je réveiller en elle la pitié, lui arracherune larme, à celle qui ne pleurait jamais.J’avais placé toutes mes espérances danscette <strong>de</strong>rnière épreuve, quand le tapage <strong>de</strong> larue m’annonça le jour. Il y eut un moment où jeme représentai Fœdora se réveillant dans mesbras. Je pouvais me mettre tout doucement àses côtés, m’y glisser, et l’étreindre. Cette idéeme tyrannisa si cruellement, que voulant y résister,je me sauvai dans le salon sans prendreaucune précaution pour éviter le bruit ; maisj’arrivai heureusement à une porte dérobée quidonnait sur un petit escalier. Ainsi que je le présumai,le clef se trouvait à la serrure ; je tirai laporte avec force, je <strong>de</strong>scendis hardiment dansla cour, et sans regar<strong>de</strong>r si j’étais vu, je sautaivers la rue en trois bonds. Deux jours après,un auteur <strong>de</strong>vait lire une comédie chez la com-


tesse : j’y allai dans l’intention <strong>de</strong> rester le <strong>de</strong>rnierpour lui présenter une requête assez singulière.Je voulais la prier <strong>de</strong> m’accor<strong>de</strong>r la soiréedu len<strong>de</strong>main, et <strong>de</strong> me la consacrer tout entière,en faisant fermer sa porte. Quand je metrouvai seul avec elle, le cœur me faillit. Chaquebattement <strong>de</strong> la pendule m’épouvantait. Il étaitminuit moins un quart. ― Si je ne lui parlepas, me dis-je, il faut me briser le crâne surl’angle <strong>de</strong> la cheminée. Je m’accordai trois minutes<strong>de</strong> délai, les trois minutes se passèrent, jene me brisai pas le crâne sur le marbre, moncœur s’était alourdi comme une éponge dansl’eau. ― Vous êtes extrêmement aimable, medit-elle. ― Ah ! madame, répondis-je, si vouspouviez me comprendre ! ― Qu’avez-vous ! reprit-elle,vous pâlissez. ― J’hésite à réclamer<strong>de</strong> vous une grâce. Elle m’encouragea par ungeste, et je lui <strong>de</strong>mandai le ren<strong>de</strong>z-vous. ― Volontiers,dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vouspas en ce moment ? ― Pour ne pas


vous tromper, je dois vous montrer l’étendue<strong>de</strong> votre engagement, je désire passer cette soiréeprès <strong>de</strong> vous, comme si nous étions frère etsœur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies; vous avez pu m’apprécier assez pour êtrecertaine que je ne veux rien <strong>de</strong> vous qui puissevous déplaire, d’ailleurs, les audacieux ne procè<strong>de</strong>ntpas ainsi. Vous m’avez témoigné <strong>de</strong>l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence.Eh ! bien, sachez que je dois vous dire adieu<strong>de</strong>main. Ne vous rétractez pas, m’écriai-je enla voyant prête à parler, et je disparus. En mai<strong>de</strong>rnier, vers huit heures du soir, je me trouvaiseul avec Fœdora, dans son boudoir gothique.Je ne tremblai pas alors, j’étais sûr d’être heureux.Ma maîtresse <strong>de</strong>vait m’appartenir, ou jeme réfugiais dans les bras <strong>de</strong> la mort. J’avaiscondamné mon lâche amour. Un homme estbien fort quand il s’avoue sa faiblesse. Vêtued’une robe <strong>de</strong> cachemire bleu, la comtesse étaitétendue sur un divan, les pieds sur un cous-


sin. Un béret oriental, coiffure que les peintresattribuent aux premiers Hébreux, avait ajoutéje ne sais quel piquant attrait d’étrangeté àses séductions. Sa figure était empreinte d’uncharme fugitif, qui semblait prouver que noussommes à chaque instant <strong>de</strong>s êtres nouveaux,uniques, sans aucune similitu<strong>de</strong> avec le nous<strong>de</strong> l’avenir et le nous du passé. Je ne l’avaisjamais vue aussi éclatante. ― Savez-vous, ditelleen riant, que vous avez piqué ma curiosité? ― Je ne la tromperai pas, répondis-je froi<strong>de</strong>ment,en m’asseyant près d’elle et lui prenantune main qu’elle m’abandonna. Vous avezune bien belle voix ! ― Vous ne m’avez jamaisentendue, s’écria-t-elle en laissant échapper unmouvement <strong>de</strong> surprise. ― Je vous prouveraile contraire quand cela sera nécessaire. Votrechant délicieux serait-il donc encore un mystère? Rassurez-vous, je ne veux pas le pénétrer.Nous restâmes environ une heure à causerfamilièrement. Si je pris le ton, les manières


et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne<strong>de</strong>vait rien refuser, j’eus aussi tout le respectd’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur<strong>de</strong> lui baiser la main ; elle se déganta par unmouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusementenfoncé dans l’illusion à laquellej’essayais <strong>de</strong> croire, que mon âme se fondit ets’épancha dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter,caresser avec un incroyable abandon. Maisne m’accuse pas <strong>de</strong> niaiserie ; si j’avais voulufaire un pas <strong>de</strong> plus au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> celte câlineriefraternelle, j’eusse senti les griffes <strong>de</strong>la chatte. Nous restâmes dix minutes environ,plongés dans un profond silence. Je l’admirais,lui prêtant <strong>de</strong>s charmes auxquels elle mentait.En ce moment, elle était à moi, à moi seul.Je possédais cette ravissante créature, commeil était permis <strong>de</strong> la possé<strong>de</strong>r, intuitivement,je l’enveloppai dans mon désir, la tins, la serrai,mon imagination l’épousa. Je vainquis alorsla comtesse par la puissance d’une fascination


magnétique. Aussi ai-je toujours regretté <strong>de</strong> nepas m’être entièrement soumis à cette femme ;mais, en ce moment, je n’en voulais pas à soncorps, je souhaitais une âme, une vie, ce bonheuridéal et complet, beau rêve auquel nousne croyons pas longtemps. ― Madame, lui disjeenfin, sentant que la <strong>de</strong>rnière heure <strong>de</strong> monivresse était arrivée, écoutez-moi. Je vous aime,vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vousauriez dû m’entendre. Ne voulant <strong>de</strong>voir votreamour ni à <strong>de</strong>s grâces <strong>de</strong> fat, ni à <strong>de</strong>s flatteriesou à <strong>de</strong>s importunités <strong>de</strong> niais, je n’ai pas étécompris. Combien <strong>de</strong> maux n’ai-je pas souffertspour vous, et dont cependant vous êtesinnocente ! Mais dans quelques moments vousme jugerez. Il y a <strong>de</strong>ux misères, madame : cellequi va par les rues effrontément en haillons,qui, sans le savoir, recommence Diogène, senourrissant <strong>de</strong> peu, réduisant la vie au simple ;heureuse plus que la richesse peut-être, insouciantedu moins, elle prend le mon<strong>de</strong> là où


les puissants n’en veulent plus. Puis la misèredu luxe, une misère espagnole, qui cache lamendicité sous un titre ; fière, emplumée, cettemisère en gilet blanc, en gants jaunes, a <strong>de</strong>scarrosses, et perd une fortune faute d’un centime.L’une est la misère du peuple ; l’autre,celle <strong>de</strong>s escrocs, <strong>de</strong>s rois et <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> talent.Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc ; peutêtren’ai-je pas <strong>de</strong> talent : je suis une exception.Mon nom m’ordonne <strong>de</strong> mourir plutôt que <strong>de</strong>mendier. Rassurez-vous, madame, je suis richeaujourd’hui, je possè<strong>de</strong> <strong>de</strong> la terre tout ce qu’ilm’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomieprendre la froi<strong>de</strong> expression qui se peint dansnos traits quand nous sommes surpris par <strong>de</strong>squêteuses <strong>de</strong> bonne compagnie. Vous souvenez-vousdu jour où vous avez voulu venir auGymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouveraispoint ? Elle fit un signe <strong>de</strong> tête affirmatif.J’avais employé mon <strong>de</strong>rnier écu pour allervous y voir. Vous rappelez-vous la prome-


na<strong>de</strong> que nous fîmes au Jardin <strong>de</strong>s Plantes ?Votre voiture me coûta toute ma fortune. Je luiracontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie,non pas comme je te la raconte aujourd’hui,dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivressedu cœur. Ma passion déborda par <strong>de</strong>s motsflamboyants, par <strong>de</strong>s traits <strong>de</strong> sentiment oubliés<strong>de</strong>puis, et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraientreproduire. Ce ne fut pas la narrationsans chaleur d’un amour détesté, mon amourdans sa force et dans la beauté <strong>de</strong> son espérancem’inspira ces paroles qui projettent touteune vie en répétant les cris d’une âme déchirée.Mon accent fut celui <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières prières faitespar un mourant sur le champ <strong>de</strong> bataille. Ellepleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu ! ses larmesétaient le fruit <strong>de</strong> cette émotion factice achetéecent sous à la porte d’un théâtre, j’avais eu lesuccès d’un bon acteur. ― Si j’avais su, dit-elle.― N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encoreassez en ce moment pour vous tuer... Elle


voulut saisir le cordon <strong>de</strong> la sonnette. J’éclatai<strong>de</strong> rire. N’appelez pas, repris-je. Je vous laisseraipaisiblement achever votre vie. Ce serait malentendre la haine que <strong>de</strong> vous tuer ! Ne craignezaucune violence ; j’ai passé toute une nuitau pied <strong>de</strong> votre lit, sans... ― Monsieur, dit-elleen rougissant ; mais après ce premier mouvementdonné à la pu<strong>de</strong>ur que doit possé<strong>de</strong>r toutefemme, même la plus insensible, elle me jetaun regard méprisant et me dit : Vous avez dûavoir bien froid ! ― Croyez-vous, madame, quevotre beauté me soit si précieuse ? lui répondis-jeen <strong>de</strong>vinant les pensées qui l’agitaient.Votre figure est pour moi la promesse d’uneâme plus belle encore que vous n’êtes belle.Eh ! madame, les hommes qui ne voient que lafemme dans une femme peuvent acheter tousles soirs <strong>de</strong>s odalisques dignes du sérail et serendre heureux à bas prix ! Mais j’étais ambitieux,je voulais vivre cœur à cœur avec vous,avec vous qui n’avez pas <strong>de</strong> cœur. Je le sais


maintenant. Si vous <strong>de</strong>viez être à un homme, jel’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et samort vous ferait peut-être <strong>de</strong> la peine. Combienje souffre ! m’écriai-je. ― Si cette promesse peutvous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurerque je n’appartiendrai à personne. ― Eh !bien, repris-je en l’interrompant, vous insultezà Dieu même, et vous en serez punie ! Unjour, couchée sur un divan, ne pouvant supporterni le bruit ni la lumière, condamnée àvivre dans une sorte <strong>de</strong> tombe, vous souffrirez<strong>de</strong>s maux inouïs. Quand vous chercherez lacause <strong>de</strong> ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vousalors <strong>de</strong>s malheurs que vous avezsi largement jetés sur votre passage ! Ayant semépartout <strong>de</strong>s imprécations, vous trouverezla haine au retour. Nous sommes les propresjuges, les bourreaux d’une Justice qui règne icibas,et marche au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s hommes,au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Dieu. ― Ah ! dit-elle enriant, je suis sans doute bien criminelle <strong>de</strong> ne


pas vous aimer ? Est-ce ma faute ? Non, je nevous aime pas ; vous êtes un homme, cela suffit.Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoichangerais-je ma vie, égoïste si vous voulez,contre les caprices d’un maître ? Le mariageest un sacrement en vertu duquel nous ne nouscommuniquons que <strong>de</strong>s <strong>chagrin</strong>s. D’ailleurs,les enfants m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalementprévenu <strong>de</strong> mon caractère ? Pourquoine vous êtes-vous pas contenté <strong>de</strong> mon amitié ?Je voudrais pouvoir consoler les peines que jevous ai causées en ne <strong>de</strong>vinant pas le compte<strong>de</strong> vos petits écus, j’apprécie l’étendue <strong>de</strong> vossacrifices ; mais l’amour peut seul payer votredévouement, vos délicatesses, et je vous aimesi peu, que cette scène m’affecte désagréablement.― Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi,lui dis-je avec douceur sans pouvoirretenir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je,pour écouter avec délices les cruellesparoles que vous prononcez. Oh ! je voudrais


pouvoir signer mon amour <strong>de</strong> tout mon sang.― Tous les hommes nous disent plus ou moinsbien ces phrases classiques, reprit-elle en riant.Mais il paraît qu’il est très-difficile <strong>de</strong> mourir ànos pieds, car je rencontre <strong>de</strong> ces morts-là partout.Il est minuit, permettez-moi <strong>de</strong> me coucher.― Et dans <strong>de</strong>ux heures vous vous écrierez: Mon Dieu ! lui dis-je ― Avant-hier ! Oui,dit-elle en riant, je pensais à mon agent <strong>de</strong>change, j’avais oublié <strong>de</strong> lui faire convertir mesrentes <strong>de</strong> cinq en trois, et dans la journée letrois avait baissé. Je la contemplais d’un œilétincelant <strong>de</strong> rage. Ah ! quelquefois un crimedoit être tout un poème, je l’ai compris. Familiariséesans doute avec les déclarations lesplus passionnées, elle avait déjà oublié meslarmes et mes paroles. ― Épouseriez-vous unpair <strong>de</strong> France ? lui <strong>de</strong>mandai-je froi<strong>de</strong>ment.― Peut-être, s’il était duc. Je pris mon cha<strong>peau</strong>,je la saluai. Permettez-moi <strong>de</strong> vous accompagnerjusqu’à la porte <strong>de</strong> mon appartement, dit-


elle en mettant une ironie perçante dans songeste, dans la pose <strong>de</strong> sa tête et dans son accent.― Madame. ― Monsieur. ― Je ne vousverrai plus. ― Je l’espère, répondit-elle en inclinantla tête avec une impertinente expression.― Vous voulez être duchesse ? repris-je animépar une sorte <strong>de</strong> frénésie que son geste allumadans mon cœur. Vous êtes folle <strong>de</strong> titres etd’honneurs ? Eh bien ! laissez-vous seulementaimer par moi, dites à ma plume <strong>de</strong> ne parler,à ma voix <strong>de</strong> ne retentir que pour vous, soyezle principe secret <strong>de</strong> ma vie, soyez mon étoile !Puis ne m’acceptez pour époux que ministre,pair <strong>de</strong> France, duc. Je me ferai tout ce que vousvoudrez que je sois ! ― Vous avez, dit-elle ensouriant, assez bien employé votre temps chezl’avoué, vos plaidoyers ont <strong>de</strong> la chaleur. ― Tuas le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je neperds qu’une femme, et tu perds un nom, unefamille. Le temps est gros <strong>de</strong> ma vengeance, ilt’apportera la lai<strong>de</strong>ur et une mort solitaire, à


moi la gloire ! ― Merci <strong>de</strong> la péroraison, dit-elleen retenant un bâillement et témoignant parson attitu<strong>de</strong> le désir <strong>de</strong> ne plus me voir. Ce motm’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans unregard et je m’enfuis.


Il fallait oublier Fœdora, me guérir <strong>de</strong> ma folie,reprendre ma studieuse solitu<strong>de</strong> ou mourir.Je m’imposai donc <strong>de</strong>s travaux exorbitants, jevoulus achever mes ouvrages. Pendant quinzejours, je ne sortis pas <strong>de</strong> ma mansar<strong>de</strong>, etconsumai toutes mes nuits en <strong>de</strong> pâles étu<strong>de</strong>s.Malgré mon courage et les inspirations <strong>de</strong> mondésespoir, je travaillais difficilement, par sacca<strong>de</strong>s.<strong>La</strong> muse avait fui. Je ne pouvais chasserle fantôme brillant et moqueur <strong>de</strong> Fœdora.Chacune <strong>de</strong> mes pensées couvait une autrepensée maladive, je ne sais quel désir, terriblecomme un remords. J’imitai les anachorètes <strong>de</strong>la Thébaï<strong>de</strong>. Sans prier comme eux, comme euxje vivais dans un désert, creusant mon âme aulieu <strong>de</strong> creuser <strong>de</strong>s rochers. Je me serais au besoinserré les reins avec une ceinture armée <strong>de</strong>pointes, pour dompter la douleur morale parla douleur physique. Un soir, Pauline pénétradans ma chambre. ― Vous vous tuez, me ditelled’une voix suppliante ; vous <strong>de</strong>vriez sor-


tir, allez voir vos amis. ― Ah ! Pauline ! votreprédiction était vraie. Fœdora me tue, je veuxmourir. <strong>La</strong> vie m’est insupportable. ― Il n’y adonc qu’une femme dans le mon<strong>de</strong> ? dit-elleen souriant. Pourquoi mettez-vous <strong>de</strong>s peinesinfinies dans une vie si courte ? ― Je regardaiPauline avec stupeur. Elle me laissa seul.Je ne m’étais pas aperçu <strong>de</strong> sa retraite, j’avaisentendu sa voix, sans comprendre le sens <strong>de</strong>ses paroles. Bientôt je fus obligé <strong>de</strong> porter lemanuscrit <strong>de</strong> mes mémoires à mon entrepreneur<strong>de</strong> littérature. Préoccupé par ma passion,j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent,je savais seulement que les quatre centcinquante francs qui m’étaient dus suffiraientà payer mes <strong>de</strong>ttes ; j’allai donc chercher monsalaire, et je rencontrai Rastignac, qui me trouvachangé, maigri. ― De quel hôpital sors-tu ?me dit-il. ― Cette femme me tue, répondis-je.Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier. ― Il vautmieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus,


s’écria-t-il en riant. ― J’y ai bien pensé, répondis-je.Mais si parfois je rafraîchis mon âmepar l’idée d’un crime, viol ou assassinat, et les<strong>de</strong>ux ensemble, je me trouve incapable <strong>de</strong> lecommettre en réalité. <strong>La</strong> comtesse est un admirablemonstre qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait grâce, et n’estpas Othello qui veut !― Elle est comme toutes les femmes quenous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac enm’interrompant. ― Je suis fou, m’écriai-je. Jesens la folie rugir par moments dans mon cerveau.Mes idées sont comme <strong>de</strong>s fantômes, ellesdansent <strong>de</strong>vant moi sans que je puisse les saisir.Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-jeavec conscience le meilleur moyen <strong>de</strong> terminercette lutte. Il ne s’agit plus <strong>de</strong> la Fœdora vivante,<strong>de</strong> la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais<strong>de</strong> ma Fœdora, <strong>de</strong> celle qui est là, dis-je en mefrappant le front. Que penses-tu <strong>de</strong> l’opium ?― Bah ! <strong>de</strong>s souffrances atroces, répondit Rastignac.― L’asphyxie ? ― Canaille ! ― <strong>La</strong> Seine ?


― Les filets et la Morgue sont bien sales. ― Uncoup <strong>de</strong> pistolet ? ― Et si tu te manques, turestes défiguré. Écoute, reprit-il, j’ai commetous les jeunes gens médité sur les suici<strong>de</strong>s.Qui <strong>de</strong> nous, à trente ans, ne s’est pas tué <strong>de</strong>uxou trois fois ? Je n’ai rien trouvé <strong>de</strong> mieux qued’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dansune dissolution profon<strong>de</strong>, ta passion ou toi,vous y périrez. L’intempérance, mon cher ! estla reine <strong>de</strong> toutes les morts. Ne comman<strong>de</strong>-tellepas à l’apoplexie foudroyante ? L’apoplexieest un coup <strong>de</strong> pistolet qui ne nous manquepoint. Les orgies nous prodiguent tous les plaisirsphysiques, n’est-ce pas l’opium en petitemonnaie ? En nous forçant <strong>de</strong> boire à outrance,la débauche porte <strong>de</strong> mortels défis au vin. Letonneau <strong>de</strong> malvoisie du duc <strong>de</strong> Clarence n’at-ilpas meilleur goût que les bourbes <strong>de</strong> laSeine ? Quand nous tombons noblement sousla table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique! Si la patrouille nous ramasse, en res-


tant étendus sur les lits froids <strong>de</strong>s corps-<strong>de</strong>gar<strong>de</strong>,ne jouissons-nous pas <strong>de</strong>s plaisirs <strong>de</strong>la Morgue, moins les ventres enflés, turgi<strong>de</strong>s,bleus, verts, plus l’intelligence <strong>de</strong> la crise ? Ah !reprit-il, ce long suici<strong>de</strong> n’est pas une mortd’épicier en faillite. Les négociants ont déshonoréla rivière, ils se jettent à l’eau pour attendrirleurs créanciers. À ta place, je tâcherais <strong>de</strong>mourir avec élégance. Si tu veux créer un nouveaugenre <strong>de</strong> mort en te débattant ainsi contrela vie, je suis ton second. Je m’ennuie, je suisdésappointé. Ma veuve me fait du plaisir unvrai bagne. D’ailleurs, j’ai découvert qu’elle asix doigts au pied gauche, je ne puis pas vivreavec une femme qui a six doigts ! cela se saurait,je <strong>de</strong>viendrais ridicule. Elle n’a que dixhuitmille francs <strong>de</strong> rente, sa fortune diminue etses doigts augmentent. Au diable ! En menantune vie enragée, peut-être trouverons-nous lebonheur par hasard. Rastignac m’entraîna. Ceprojet faisait briller <strong>de</strong> trop fortes séductions, il


allumait trop d’espérances, enfin il avait unecouleur trop poétique pour ne pas plaire à unpoète. ― Et <strong>de</strong> l’argent ? lui dis-je. ― N’as-tupas quatre cent cinquante francs ? ― Oui, maisje dois à mon tailleur, à mon hôtesse.― Tu paies ton tailleur ? tu ne seras jamaisrien, pas même ministre. ― Mais que pouvons-nousavec vingt louis ? ― Aller au jeu. Jefrissonnai. ― Ah ! reprit-il en s’apercevant <strong>de</strong>ma pru<strong>de</strong>rie, tu veux te lancer dans ce que jenomme le Système dissipationnel, et tu as peurd’un tapis vert ! ― Écoute, lui répondis-je, j’aipromis à mon père <strong>de</strong> ne jamais mettre le pieddans une maison <strong>de</strong> jeu. Non-seulement cettepromesse est sacrée, mais encore j’éprouve unehorreur invincible en passant <strong>de</strong>vant un tripot ;prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendantque tu risqueras notre fortune, j’irai mettre mesaffaires en ordre, et reviendrai t’attendre cheztoi.


Voilà, mon cher, comment je me perdis. Ilsuffit à un jeune homme <strong>de</strong> rencontrer unefemme qui ne l’aime pas, ou une femme quil’aime trop, pour que toute sa vie soit dérangée.Le bonheur engloutit nos forces, comme lemalheur éteint nos vertus. Revenu à mon hôtelSaint-Quentin, je contemplai long-temps lamansar<strong>de</strong> où j’avais mené la chaste vie d’unsavant, une vie qui peut-être aurait été honorable,longue, et que je n’aurais pas dû quitterpour la vie passionnée qui m’entraînait dans ungouffre. Pauline me surprit dans une attitu<strong>de</strong>mélancolique. Eh ! bien, qu’avez-vous ? dit-elle.Je me levai froi<strong>de</strong>ment et comptai l’argent queje <strong>de</strong>vais à sa mère en y ajoutant le prix <strong>de</strong>mon loyer pour six mois. Elle m’examina avecune sorte <strong>de</strong> terreur. ― Je vous quitte, ma chèrePauline. ― Je l’ai <strong>de</strong>viné, s’écria-t-elle. ― Écoutez,mon enfant, je ne renonce pas à revenir ici.Gar<strong>de</strong>z-moi ma cellule pendant une <strong>de</strong>mi-année.Si je ne suis pas <strong>de</strong> retour vers le quinze


novembre, vous hériterez <strong>de</strong> moi. Ce manuscritcacheté, dis-je en lui montrant un paquet<strong>de</strong> papiers, est la copie <strong>de</strong> mon grand ouvragesur la Volonté, vous le déposerez à la Bibliothèquedu Roi. Quant à tout ce que je laisse ici,vous en ferez ce que vous voudrez. Elle me jetait<strong>de</strong>s regards qui pesaient sur mon cœur. Paulineétait là comme une conscience vivante. ― Jen’aurai plus <strong>de</strong> leçons, dit-elle en me montrantle piano. Je ne répondis pas. ― M’écrirez-vous ?― Adieu, Pauline. Je l’attirai doucement à moi,puis sur son front d’amour, vierge comme laneige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser<strong>de</strong> frère, un baiser <strong>de</strong> vieillard. Elle se sauva.Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Jemis ma clef à sa place habituelle et partis. Enquittant la rue <strong>de</strong> Cluny, j’entendis <strong>de</strong>rrière moile pas léger d’une femme. ― Je vous avais brodécette bourse, la refuserez-vous aussi ? me ditPauline. Je crus apercevoir à la lueur du réverbèreune larme dans les yeux <strong>de</strong> Pauline,


et je soupirai. Poussés tous <strong>de</strong>ux par la mêmepensée peut-être, nous nous séparâmes avecl’empressement <strong>de</strong> gens qui auraient voulu fuirla peste. <strong>La</strong> vie <strong>de</strong> dissipation à laquelle je mevouais apparut <strong>de</strong>vant moi bizarrement expriméepar la chambre où j’attendais avec unenoble insouciance le retour <strong>de</strong> Rastignac. Aumilieu <strong>de</strong> la cheminée, s’élevait une pendulesurmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue,et qui tenait entre ses bras un cigare à <strong>de</strong>miconsumé. Des meubles élégants, présents <strong>de</strong>l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettestraînaient sur un voluptueux divan. Le confortablefauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongéportait <strong>de</strong>s cicatrices comme un vieux soldat,il offrait aux regards ses bras déchirés, et montraitincrustées sur son dossier la pomma<strong>de</strong> etl’huile antique apportées par toutes les têtesd’amis. L’opulence et la misère s’accouplaientnaïvement dans le lit, sur les murs, partout.Vous eussiez dit les palais <strong>de</strong> Naples bordés <strong>de</strong>


<strong>La</strong>zzaroni. C’était une chambre <strong>de</strong> joueur ou<strong>de</strong> mauvais sujet dont le luxe est tout personnel,qui vit <strong>de</strong> sensations, et <strong>de</strong>s incohérencesne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pasd’ailleurs <strong>de</strong> poésie. <strong>La</strong> vie s’y dressait avec sespaillettes et ses haillons, soudaine, incomplètecomme elle est réellement, mais vive, mais fantasquecomme dans une halte où le marau<strong>de</strong>ura pillé tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquelmanquaient <strong>de</strong>s pages avait allumé la falour<strong>de</strong>du jeune homme qui risque au jeu cent francset n’a pas une bûche, qui court en tilbury sanspossé<strong>de</strong>r une chemise saine et vali<strong>de</strong>. Le len<strong>de</strong>main,une comtesse, une actrice ou l’écarté luidonnent un trousseau <strong>de</strong> roi. Ici la bougie étaitfichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique; là gisait un portrait <strong>de</strong> femme dépouillé<strong>de</strong> sa monture d’or ciselé. Comment unjeune homme naturellement avi<strong>de</strong> d’émotionsrenoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riched’oppositions et qui lui donne les plaisirs <strong>de</strong>


la guerre en temps <strong>de</strong> paix ? J’étais presque assoupiquand, d’un coup <strong>de</strong> pied, Rastignac enfonçala porte <strong>de</strong> sa chambre, et s’écria : ― Victoire! nous pourrons mourir à notre aise. Il memontra son cha<strong>peau</strong> plein d’or, le mit sur latable, et nous dansâmes autour comme <strong>de</strong>uxCannibales ayant une proie à manger, hurlant,trépignant, sautant, nous donnant <strong>de</strong>s coups<strong>de</strong> poing à tuer un rhinocéros, et chantant àl’aspect <strong>de</strong> tous les plaisirs du mon<strong>de</strong> contenuspour nous dans ce cha<strong>peau</strong>. ― Vingt-sept millefrancs, répétait Rastignac en ajoutant quelquesbillets <strong>de</strong> banque au tas d’or. À d’autres cet argentsuffirait pour vivre, mais nous suffira-t-ilpour mourir ? Oh ! oui, nous expirerons dansun bain d’or. Houra ! Et nous cabriolâmes <strong>de</strong>rechef.Nous partageâmes en héritiers, pièce àpièce, commençant par les doubles napoléons,allant <strong>de</strong>s grosses pièces aux petites, et distillantnotre joie en disant long-temps : À toi. Àmoi. ― Nous ne dormirons pas, s’écria Rasti-


gnac. Joseph, du punch ! Il jeta <strong>de</strong> l’or à sonfidèle domestique : ― Voilà ta part, dit-il, enterre-toisi tu peux. Le len<strong>de</strong>main, j’achetai <strong>de</strong>smeubles chez Lesage, je louai l’appartementoù tu m’as connu, rue Taitbout, et chargeai lemeilleur tapissier <strong>de</strong> le décorer. J’eus <strong>de</strong>s chevaux.Je me lançai dans un tourbillon <strong>de</strong> plaisirscreux et réels tout à la fois. Je jouais, gagnaiset perdais tour à tour d’énormes sommes,mais au bal, chez nos amis, jamais dans lesmaisons <strong>de</strong> jeu pour lesquelles je conservai masainte et primitive horreur. Insensiblement jeme fis <strong>de</strong>s amis. Je dus leur attachement à <strong>de</strong>squerelles ou à cette facilité confiante avec laquellenous nous livrons nos secrets en nousavilissant <strong>de</strong> compagnie, mais peut-être aussi,ne nous accrochons-nous bien que par nosvices ? Je hasardai quelques compositions littérairesqui me valurent <strong>de</strong>s compliments. Lesgrands hommes <strong>de</strong> la littérature marchan<strong>de</strong>, nevoyant point en moi <strong>de</strong> rival à craindre, me


vantèrent, moins sans doute pour mon méritepersonnel que pour <strong>chagrin</strong>er celui <strong>de</strong> leurs camara<strong>de</strong>s.Je <strong>de</strong>vins un viveur, pour me servir<strong>de</strong> l’expression pittoresque consacrée par votrelangage d’orgie. Je mettais <strong>de</strong> l’amour-propreà me tuer promptement, à écraser les plus gaiscompagnons par ma verve et par ma puissance.J’étais toujours frais, élégant. Je passais pourspirituel. Rien ne trahissait en moi cette épouvantableexistence qui fait d’un homme un entonnoir,un appareil à chyle, un cheval <strong>de</strong> luxe.Bientôt la débauche m’apparut dans toute lamajesté <strong>de</strong> son horreur, et je la compris ! Certesles hommes sages et rangés qui étiquettent <strong>de</strong>sbouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guèreconcevoir ni la théorie <strong>de</strong> cette large vie, nison état normal. En inculquerez-vous la poésieaux gens <strong>de</strong> province pour qui l’opium et lethé, si prodigues <strong>de</strong> délices, ne sont encore que<strong>de</strong>ux médicaments ? À Paris même, dans cettecapitale <strong>de</strong> la pensée, ne se rencontre-t-il pas


<strong>de</strong>s sybarites incomplets ? Inhabiles à supporterl’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatiguésaprès une orgie, comme le sont ces bons bourgeoisqui, après avoir entendu quelque nouvelopéra <strong>de</strong> Rossini, condamnent la musique ?Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme unhomme sobre ne veut plus manger <strong>de</strong> pâtés <strong>de</strong>Ruffec, parce que le premier lui a donné uneindigestion ? <strong>La</strong> débauche est certainement unart comme la poésie, et veut <strong>de</strong>s âmes fortes.Pour en saisir les mystères, pour en savourerles beautés, un homme doit en quelque sortes’adonner à <strong>de</strong> consciencieuses étu<strong>de</strong>s. Commetoutes les sciences, elle est d’abord repoussante,épineuse. D’immenses obstacles environnentles grands plaisirs <strong>de</strong> l’homme, non ses jouissances<strong>de</strong> détail, mais les systèmes qui érigenten habitu<strong>de</strong> ses sensations les plus rares, lesrésument, les lui fertilisent en lui créant unevie dramatique dans sa vie, en nécessitant uneexorbitante, une prompte dissipation <strong>de</strong> ses


forces. <strong>La</strong> Guerre, le Pouvoir, les Arts, sont <strong>de</strong>scorruptions mises aussi loin <strong>de</strong> la portée humaine,aussi profon<strong>de</strong>s que l’est la débauche,et toutes sont <strong>de</strong> difficile accès. Mais quandune fois l’homme est monté à l’assaut <strong>de</strong> cesgrands mystères, ne marche-t-il pas dans unmon<strong>de</strong> nouveau. Les généraux, les ministres,les artistes sont tous plus ou moins portés versla dissolution par le besoin d’opposer <strong>de</strong> violentesdistractions à leur existence si fort en <strong>de</strong>hors<strong>de</strong> la vie commune. Après tout, la guerreest la débauche du sang, comme la politique estcelle <strong>de</strong>s intérêts : tous les excès sont frères. Cesmonstruosités sociales possè<strong>de</strong>nt la puissance<strong>de</strong>s abîmes, elles nous attirent comme Sainte-Hélène appelait Napoléon ; elles donnent <strong>de</strong>svertiges, elles fascinent, et nous voulons envoir le fond sans savoir pourquoi. <strong>La</strong> pensée<strong>de</strong> l’infini existe peut-être dans ces précipices,peut-être renferment-ils quelque gran<strong>de</strong> flatteriepour l’homme ; n’intéresse-t-il pas alors


tout à lui-même ? Pour contraster avec le paradis<strong>de</strong> ses heures studieuses, avec les délices<strong>de</strong> la conception, l’artiste fatigué <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,soit comme Dieu le repos du dimanche, soitcomme le diable les voluptés <strong>de</strong> l’enfer, afind’opposer le travail <strong>de</strong>s sens au travail <strong>de</strong> ses facultés.Le délassement <strong>de</strong> lord Byron ne pouvaitpas être le boston babillard qui charmeun rentier : poète, il voulait la Grèce à jouercontre Mahmoud. En guerre, l’homme ne <strong>de</strong>vient-ilpas un ange exterminateur, une espèce<strong>de</strong> bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas<strong>de</strong>s enchantements bien extraordinaires pournous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies<strong>de</strong> notre frêle enveloppe, qui entourentles passions comme d’une enceinte épineuse ?S’il se roule convulsivement et souffre une sorted’agonie après avoir abusé du tabac, le fumeurn’a-t-il pas assisté je ne sais en quellesrégions à <strong>de</strong> délicieuses fêtes ? Sans se donnerle temps d’essuyer ses pieds qui trempent


dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’at-ellepas sans cesse recommencé la guerre ?L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse,comme la nature a ses accès d’amour ! Pourl’homme privé, pour le Mirabeau qui végètesous un règne paisible et rêve <strong>de</strong>s tempêtes,la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelleétreinte <strong>de</strong> toute la vie, ou mieux,un duel avec une puissance inconnu, avec unmonstre : d’abord le monstre épouvante, il fautl’attaquer par les cornes, c’est <strong>de</strong>s fatigues inouïes,la nature vous a donné je ne sais quelestomac étroit ou paresseux ? vous le domptez,vous l’élargissez, vous apprenez à porterle vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passezles nuits sans sommeil, vous vous faites enfinun tempérament <strong>de</strong> colonel <strong>de</strong> cuirassiers,en vous créant vous-même une secon<strong>de</strong> fois,comme pour fron<strong>de</strong>r Dieu ! Quand l’hommes’est ainsi métamorphosé, quand, vieux soldat,le néophyte a façonné son âme à l’artillerie, ses


jambes à la marche, sans encore appartenir aumonstre, mais sans savoir entre eux quel estle maître, ils se roulent l’un sur l’autre, tantôtvainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère oùtout est merveilleux, où s’endorment les douleurs<strong>de</strong> l’âme, où revivent seulement <strong>de</strong>s fantômesd’idées. Déjà cette lutte atroce est <strong>de</strong>venuenécessaire. Réalisant ces fabuleux personnagesqui, selon les légen<strong>de</strong>s, ont vendu leurâme au diable pour en obtenir la puissance<strong>de</strong> mal faire, le dissipateur a troqué sa mortcontre toutes les jouissances <strong>de</strong> la vie, maisabondantes, mais fécon<strong>de</strong>s ! Au lieu <strong>de</strong> coulerlong-temps entre <strong>de</strong>ux rives monotones, aufond d’un Comptoir ou d’une Étu<strong>de</strong>, l’existencebouillonne et fuit comme un torrent. Enfin ladébauche est sans doute au corps ce que sontà l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse vousplonge en <strong>de</strong>s rêves dont les fantasmagoriessont aussi curieuses que peuvent l’être celles<strong>de</strong> l’extase. Vous avez <strong>de</strong>s heures ravissantes


comme les caprices d’une jeune fille, <strong>de</strong>s causeriesdélicieuses avec <strong>de</strong>s amis, <strong>de</strong>s mots quipeignent toute une vie, <strong>de</strong>s joies franches etsans arrière-pensée, <strong>de</strong>s voyages sans fatigue,<strong>de</strong>s poèmes déroulés en quelques phrases. <strong>La</strong>brutale satisfaction <strong>de</strong> la bête au fond <strong>de</strong> laquellela science a été chercher une âme, est suivie<strong>de</strong> torpeurs enchanteresses après lesquellessoupirent les hommes ennuyés <strong>de</strong> leur intelligence.Ne sentent-ils pas tous la nécessité d’unrepos complet, et la débauche n’est-elle pas unesorte d’impôt que le génie paie au mal ? Voistous les grands hommes : s’ils ne sont pas voluptueux,la nature les crée chétifs. Moqueuseou jalouse, une puissance leur vicie l’âme oule corps pour neutraliser les efforts <strong>de</strong> leurs talents.Pendant ces heures avinées, les hommeset les choses comparaissent <strong>de</strong>vant vous, vêtus<strong>de</strong> vos livrées. Roi <strong>de</strong> la création, vous la transformezà vos souhaits. À travers ce délite perpétuel,le jeu vous verse, à votre gré, son plomb


fondu dans les veines. Un jour, vous appartenezau monstre, vous avez alors, comme je l’eus, unréveil enragé : l’impuissance est assise à votrechevet. Vieux guerrier, une phthisie vous dévore; diplomate, un anévrisme suspend dansvotre cœur la mort à un fil ; moi, peut-être unepulmonie va me dire : « Partons ! » comme ellea dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué par un excèsd’amour. Voilà comment j’ai vécu ! J’arrivais outrop tôt ou trop tard dans la vie du mon<strong>de</strong> ;sans doute ma force y eût été dangereuse si jene l’avais amortie ainsi ; l’univers n’a-t-il pasété guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule,à la fin d’une orgie ! Enfin à certaines <strong>de</strong>stinéestrompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débaucheou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout àl’heure je n’avais pas le courage <strong>de</strong> moraliserces <strong>de</strong>ux créatures, dit-il en montrant Euphrasieet Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoirepersonnifiée, une image <strong>de</strong> ma vie ! Je ne pouvaisguère les accuser, elles m’apparaissaient


comme <strong>de</strong>s juges. Au milieu <strong>de</strong> ce poème vivant,au sein <strong>de</strong> cette étourdissante maladie,j’eus cependant <strong>de</strong>ux crises bien fertiles enâcres douleurs. D’abord quelques jours aprèsm’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher,je rencontrai Fœdora sous le péristyle <strong>de</strong>sBouffons. Nous attendions nos voitures. ― Ah !je vous retrouve encore en vie. Ce mot étaitla traduction <strong>de</strong> son sourire, <strong>de</strong>s malicieuseset sour<strong>de</strong>s paroles qu’elle dit à son sigisbé enlui racontant sans doute mon histoire, et jugeantmon amour comme un amour vulgaire.Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh !mourir pour elle, l’adorer encore, la voir dansmes excès, dans mes ivresses ; dans le lit <strong>de</strong>scourtisanes ; et me sentir victime <strong>de</strong> sa plaisanterie! Ne pouvoir déchirer ma poitrine et yfouiller mon amour pour le jeter à ses pieds. Enfin,j’épuisai facilement mon trésor ; mais troisannées <strong>de</strong> régime m’avaient constitué la plusrobuste <strong>de</strong> toutes les santés, et le jour où je


me trouvais sans argent, je me portais à merveille.Pour continuer <strong>de</strong> mourir, je signai <strong>de</strong>slettres <strong>de</strong> change à courte échéance, et le jour dupayement arriva. Cruelles émotions ! et commeelles font vivre <strong>de</strong> jeunes cœurs ! Je n’étais pasfait pour vieillir encore ; mon âme était toujoursjeune, vivace et verte. Ma première <strong>de</strong>tteranima toutes mes vertus qui vinrent à paslents et m’apparurent désolées. Je sus transigeravec elles comme avec ces vieilles tantes quicommencent par nous gron<strong>de</strong>r et finissent ennous donnant <strong>de</strong>s larmes et <strong>de</strong> l’argent. Plus sévère,mon imagination me montrait mon nomvoyageant, <strong>de</strong> ville en ville, dans les places <strong>de</strong>l’Europe. Notre nom, c’est nous-mêmes, a ditEusèbe Salverte. Après <strong>de</strong>s courses vagabon<strong>de</strong>s,j’allais, comme le double d’un Allemand, revenirà mon logis d’où je n’étais pas sorti, pour meréveiller moi-même en sursaut. Ces hommes<strong>de</strong> la banque, ces remords commerciaux, vêtus<strong>de</strong> gris, portant la livrée <strong>de</strong> leur maître, une


plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférencequand ils allaient par les rues <strong>de</strong> Paris; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance.Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rraison <strong>de</strong>s onze lettres <strong>de</strong> change quej’avais griffonnées ? Ma signature valait troismille francs, je ne les valais pas moi-même !Les huissiers aux faces insouciantes à tous lesdésespoirs, même à la mort, se levaient <strong>de</strong>vantmoi, comme les bourreaux qui disent àun condamné : ― Voici trois heures et <strong>de</strong>miequi sonnent. Leurs clercs avaient le droit <strong>de</strong>s’emparer <strong>de</strong> moi, <strong>de</strong> griffonner mon nom, <strong>de</strong> lesalir, <strong>de</strong> s’en moquer. JE DEVAIS ! Devoir, est-cedonc s’appartenir ? D’autres hommes ne pouvaient-ilspas me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r compte <strong>de</strong> ma vie ?pourquoi j’avais mangé <strong>de</strong>s puddings à la chipolata,pourquoi je buvais à la glace ? pourquoije dormais, marchais, pensais, m’amusaissans les payer ? Au milieu d’une poésie, au seind’une idée, ou à déjeuner, entouré d’amis, <strong>de</strong>


joie, <strong>de</strong> douces railleries, je pouvais voir entrerun monsieur en habit marron, tenant à lamain un cha<strong>peau</strong> râpé. Ce monsieur sera ma<strong>de</strong>tte, ce sera ma lettre <strong>de</strong> change, un spectrequi flétrira ma joie, me forcera <strong>de</strong> quitter latable pour lui parler ; il m’enlèvera ma gaieté,ma maîtresse, tout jusqu’à mon lit. Le remordsest plus tolérable, il ne nous met ni dans larue ni à Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pasdans cette exécrable sentine du vice, il ne nousjette qu’à l’échafaud où le bourreau anoblit :au moment <strong>de</strong> notre supplice, tout le mon<strong>de</strong>croit à notre innocence ; tandis que la sociéténe laisse pas une vertu au débauché sans argent.Puis ces <strong>de</strong>ttes à <strong>de</strong>ux pattes, habillées<strong>de</strong> drap vert, portant <strong>de</strong>s lunettes bleues ou<strong>de</strong>s parapluies multicolores ; ces <strong>de</strong>ttes incarnéesavec lesquelles nous nous trouvons faceà face au coin d’une rue, au moment où noussourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilége<strong>de</strong> dire : ― « Monsieur <strong>de</strong> Valentin me


doit et ne me paie pas. Je le tiens. Ah ! qu’iln’ait pas l’air <strong>de</strong> me faire mauvaise mine ! »Il faut saluer nos créanciers, les saluer avecgrâce. « Quand me paierez-vous ? » disent-ils.Et nous sommes dans l’obligation <strong>de</strong> mentir,d’implorer un autre homme pour <strong>de</strong> l’argent,<strong>de</strong> nous courber <strong>de</strong>vant un sot assis sur sacaisse, <strong>de</strong> recevoir son froid regard, son regard<strong>de</strong> sangsue plus odieux qu’un soufflet, <strong>de</strong> subirsa morale <strong>de</strong> Barême et sa crasse ignorance.Une <strong>de</strong>tte est une œuvre d’imagination qu’ilsne comprennent pas. Des élans <strong>de</strong> l’âme entraînent,subjuguent souvent un emprunteur,tandis que rien <strong>de</strong> grand ne subjugue, rien <strong>de</strong>généreux ne gui<strong>de</strong> ceux qui vivent dans l’argentet ne connaissent que l’argent. J’avais horreur<strong>de</strong> l’argent. Enfin la lettre <strong>de</strong> change peut semétamorphoser en vieillard chargé <strong>de</strong> famille,flanqué <strong>de</strong> vertus. Je <strong>de</strong>vrais peut-être à un vivanttableau <strong>de</strong> Greuze, à un paralytique environnéd’enfants, à la veuve d’un soldat, qui


tous me tendront <strong>de</strong>s mains suppliantes. Terriblescréanciers avec lesquels il faut pleurer, etquand nous les avons payés, nous leur <strong>de</strong>vonsencore <strong>de</strong>s secours. <strong>La</strong> veille <strong>de</strong> l’échéance, jem’étais couché dans ce calme faux <strong>de</strong>s gens quidorment avant leur exécution, avant un duel,ils se laissent toujours bercer par une menteuseespérance. Mais en me réveillant, quand je fus<strong>de</strong> sang-froid, quand je sentis mon âme emprisonnéedans le portefeuille d’un banquier, couchéesur <strong>de</strong>s états, écrite à l’encre rouge, mes<strong>de</strong>ttes jaillirent partout comme <strong>de</strong>s sauterelles ;elles étaient dans ma pendule, sur mes fauteuils,ou incrustées dans les meubles <strong>de</strong>squels je meservais avec le plus <strong>de</strong> plaisir. Devenus la proie<strong>de</strong>s harpies du Châtelet, ces doux esclaves matérielsallaient donc être enlevés par <strong>de</strong>s recors,et brutalement jetés sur la place. Ah ! ma dépouilleétait encore moi-même. <strong>La</strong> sonnette <strong>de</strong>mon appartement retentissait dans mon cœur,elle me frappait où l’on doit frapper les rois,


à la tête. C’était un martyre, sans le ciel pourrécompense. Oui, pour un homme généreux,une <strong>de</strong>tte est l’enfer, mais l’enfer avec <strong>de</strong>s huissierset <strong>de</strong>s agents d’affaires. Une <strong>de</strong>tte impayéeest la bassesse, un commencement <strong>de</strong> friponnerie,et pis que tout cela, un mensonge ! elleébauche <strong>de</strong>s crimes, elle assemble les madriers<strong>de</strong> l’échafaud. Mes lettres <strong>de</strong> change furentprotestées. Trois jours après je les payai ; voicicomment. Un spéculateur vint me proposer<strong>de</strong> lui vendre l’île que je possédais dansla Loire et où était le tombeau <strong>de</strong> ma mère.J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire<strong>de</strong> mon acquéreur, je sentis au fond <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong>obscure une fraîcheur semblable à celle d’unecave. Je frissonnai en reconnaissant le mêmefroid humi<strong>de</strong> qui m’avait saisi sur le bord <strong>de</strong>la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasardcomme un funeste présage. Il me semblaitentendre la voix <strong>de</strong> ma mère et voir sonombre ; je ne sais quelle puissance faisait re-


tentir vaguement mon propre nom dans monoreille, au milieu d’un bruit <strong>de</strong> cloches ! Leprix <strong>de</strong> mon île me laissa, toutes <strong>de</strong>ttes payées,<strong>de</strong>ux mille francs. Certes, j’eusse pu revenir àla paisible existence du savant, retourner à mamansar<strong>de</strong> après avoir expérimenté la vie, y revenirla tête pleine d’observations immenseset jouissant déjà d’une espèce <strong>de</strong> réputation.Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nousnous étions souvent trouvés en présence. Je luifaisais corner mon nom aux oreilles par sesamants étonnés <strong>de</strong> mon esprit, <strong>de</strong> mes chevaux,<strong>de</strong> mes succès, <strong>de</strong> mes équipages. Elle restaitfroi<strong>de</strong> et insensible à tout, même à cette horriblephrase : Il se tue pour vous ! dite par Rastignac.Je chargeais le mon<strong>de</strong> entier <strong>de</strong> ma vengeance,mais je n’étais pas heureux ! En creusantainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujourssenti davantage les délices d’un amour partagé,j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards<strong>de</strong> mes dissipations, au sein <strong>de</strong>s orgies.


Pour mon malheur, j’étais trompé dans mesbelles croyances, j’étais puni <strong>de</strong> mes bienfaitspar l’ingratitu<strong>de</strong>, récompensé <strong>de</strong> mes fautes parmille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraiepour le débauché ! Enfin Fœdora m’avait communiquéla lèpre <strong>de</strong> sa vanité. En sondant monâme, je la trouvai gangrenée, pourrie. Le démonm’avait imprimé son ergot au front. Ilm’était désormais impossible <strong>de</strong> me passer <strong>de</strong>stressaillements continuels d’une vie à tout momentrisquée, et <strong>de</strong>s exécrables raffinements <strong>de</strong>la richesse. Riche à millions, j’aurais toujoursjoué, mangé, couru. Je ne voulais plus resterseul avec moi-même. J’avais besoin <strong>de</strong> courtisanes,<strong>de</strong> faux amis, <strong>de</strong> vin, <strong>de</strong> bonne chère pourm’étourdir. Les liens qui attachent un hommeà la famille étaient brisés en moi pour toujours.Galérien du plaisir, je <strong>de</strong>vais accomplir ma <strong>de</strong>stinée<strong>de</strong> suici<strong>de</strong>. Pendant les <strong>de</strong>rniers jours <strong>de</strong>ma fortune, je fis chaque soir <strong>de</strong>s excès incroyables; mais, chaque matin, la mort me re-


jetait dans la vie. Semblable à un rentier viager,j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie.Enfin je me trouvai seul avec une pièce<strong>de</strong> vingt francs, je me souvins alors du bonheur<strong>de</strong> Rastignac...― Hé ! hé ! s’écria-t-il en pensant tout à coupà son talisman qu’il tira <strong>de</strong> sa poche.Soit que, fatigué <strong>de</strong>s luttes <strong>de</strong> cette longuejournée, il n’eût plus la force <strong>de</strong> gouverner sonintelligence dans les flots <strong>de</strong> vin et <strong>de</strong> punch ;soit qu’exaspéré par l’image <strong>de</strong> sa vie, il sefût insensiblement enivré par le torrent <strong>de</strong> sesparoles, Raphaël s’anima, s’exalta comme unhomme complétement privé <strong>de</strong> raison.― Au diable la mort ! s’écria-t-il en brandissantla Peau. Je veux vivre maintenant ! Je suisriche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera.Qui ne serait pas bon quand il peut tout ? Hé !hé ! Ohé ! J’ai souhaité <strong>de</strong>ux cent mille livres <strong>de</strong>rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux quivous vautrez sur ces tapis comme sur du fu-


mier ! Vous m’appartenez, fameuse propriété !Je suis riche, je peux vous acheter tous, même ledéputé qui ronfle là. Allons, canaille <strong>de</strong> la hautesociété, bénissez-moi ! Je suis pape.En ce moment les exclamations <strong>de</strong> Raphaël,jusque-là couvertes par la basse continue <strong>de</strong>sronflements, furent entendues soudain. <strong>La</strong> plupart<strong>de</strong>s dormeurs se réveillèrent en criant, ilsvirent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes,et maudirent sa bruyante ivresse par un concert<strong>de</strong> jurements.― Taisez-vous ! reprit Raphaël. Chiens, à vosniches ! Émile, j’ai <strong>de</strong>s trésors, je te donnerai <strong>de</strong>scigares <strong>de</strong> la Havane.― Je t’entends, répondit le poète, Fœdora oula mort ! Va ton train ! Cette sucrée <strong>de</strong> Fœdorat’a trompé. Toutes les femmes sont filles d’Ève.Ton histoire n’est pas du tout dramatique.― Ah ! tu dormais, sournois ?― Non ! Fœdora ou la mort, j’y suis.


― Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappantÉmile avec la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong> comme s’il voulaiten tirer du flui<strong>de</strong> électrique.― Tonnerre ! dit Émile en se levant et ensaisissant Raphaël à bras-le-corps, mon ami,songe donc que tu es avec <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> mauvaisevie.― Je suis millionnaire.― Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainementivre.― Ivre du pouvoir. Je peux te tuer ! Silence,je suis Néron ! je suis Nabuchodonosor !― Mais, Raphaël, nous sommes en méchantecompagnie, tu <strong>de</strong>vrais rester silencieux, par dignité.― Ma vie a été un trop long silence. Maintenant,je vais me venger du mon<strong>de</strong> entier.Je ne m’amuserai pas à dissiper <strong>de</strong> vilsécus, j’imiterai, je résumerai mon époque enconsommant <strong>de</strong>s vies humaines, et <strong>de</strong>s intelligences,<strong>de</strong>s âmes. Voilà un luxe qui n’est pas


mesquin, n’est-ce pas l’opulence <strong>de</strong> la peste ! Jelutterai avec la fièvre jaune, bleue, verte, avecles armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora.Mais non, je ne veux pas <strong>de</strong> Fœdora, c’estma maladie, je meurs <strong>de</strong> Fœdora ! Je veux oublierFœdora.― Si tu continues à crier, je t’emporte dansla salle à manger.― Vois-tu cette Peau ? c’est le testament <strong>de</strong>Salomon. Il est à moi, Salomon, ce petit cuistre<strong>de</strong> roi ! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers àmoi. Tu es à moi, si je veux. Ah ! si je veux,prends gar<strong>de</strong> ? Je peux acheter toute ta boutique<strong>de</strong> journaliste, tu seras mon valet. Tu me feras<strong>de</strong>s couplets, tu règleras mon papier. Valet ! valet,cela veut dire : Il se porte bien, parce qu’il nepense à rien.À ce mot, Émile emporta Raphaël dans lasalle à manger.― Eh bien ! oui, mon ami, lui dit-il, je suiston valet. Mais tu vas être rédacteur en chef


d’un journal, tais-toi ! sois décent, par considérationpour moi ! M’aimes-tu ?― Si je t’aime ! Tu auras <strong>de</strong>s cigares <strong>de</strong> la Havane,avec cette Peau. Toujours la Peau, monami, la Peau souveraine ! Excellent topique, jepeux guérir les cors. As-tu <strong>de</strong>s cors ? Je te les ôte.― Jamais je ne l’ai vu si stupi<strong>de</strong>.― Stupi<strong>de</strong>, mon ami ? Non. Cette Peau se rétrécitquand j’ai un désir... c’est une antiphrase.Le brachmane, il se trouve un brachmane là<strong>de</strong>ssous! le brachmane donc était un goguenard,parce que les désirs, vois-tu, doiventétendre...― Eh ! bien, oui.― Je te dis...― Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi.Le désir étend...― Je te dis, la Peau !― Oui.― Tu ne me crois pas. Je te connais, monami, tu es menteur comme un nouveau roi.


― Comment veux-tu que j’adopte les divagations<strong>de</strong> ton ivresse ?― Je te parie, je peux te le prouver. Prenonsla mesure.― Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émileen voyant Raphaël occupé à fureter dans la salleà manger.Valentin animé d’une adresse <strong>de</strong> singe, grâceà cette singulière lucidité dont les phénomènescontrastent parfois chez les ivrognes avec lesobtuses visions <strong>de</strong> l’ivresse, sut trouver uneécritoire et une serviette, en répétant toujours :― Prenons la mesure ! Prenons la mesure !― Eh ! bien, oui, reprit Émile, prenons la mesure!Les <strong>de</strong>ux amis étendirent la serviette et y superposèrentla Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>. Émile, dontla main semblait être plus assurée que celle<strong>de</strong> Raphaël, décrivit à la plume, par une ligned’encre, les contours du talisman, pendant queson ami lui disait : ― J’ai souhaité <strong>de</strong>ux cent


mille livres <strong>de</strong> rente, n’est-il pas vrai ? Eh bien,quand je les aurai, tu verras la diminution <strong>de</strong>tout mon <strong>chagrin</strong>.― Oui, maintenant dors. Veux-tu que jet’arrange sur ce canapé ? Allons, es-tu bien ?― Oui, mon nourrisson <strong>de</strong> la Presse. Tum’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’amidu malheur a droit d’être l’ami du pouvoir.Aussi, te donnerai-je <strong>de</strong>s ci...ga...res... <strong>de</strong> laHav...― Allons, cuve ton or, millionnaire.― Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis doncbonsoir à Nabuchodonosor ? Amour ! À boire !France... gloire et riche... Riche...Bientôt les <strong>de</strong>ux amis unirent leurs ronflementsà la musique qui retentissait dans les salons.Concert inutile ! Les bougies s’éteignirentune à une en faisant éclater leurs bobèches<strong>de</strong> cristal. <strong>La</strong> nuit enveloppa d’un crêpe cettelongue orgie dans laquelle le récit <strong>de</strong> Raphaëlavait été comme une orgie <strong>de</strong> paroles, <strong>de</strong> mots


sans idées, et d’idées auxquelles les expressionsavaient souvent manqué.Le len<strong>de</strong>main, vers midi, la belle Aquilinase leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbréespar les empreintes du tabouret en velours peintsur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveilléepar le mouvement <strong>de</strong> sa compagne, sedressa tout à coup en jetant un cri rauque ;sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille,était jaune et pâle comme celle d’une fille allantà l’hôpital. Insensiblement les convives seremuèrent en poussant <strong>de</strong>s gémissements sinistres,ils se sentirent les bras et les jambes raidis,mille fatigues diverses les accablèrent à leurréveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et lesfenêtres <strong>de</strong>s salons. L’assemblée se trouva surpied, rappelée à la vie par les chauds rayons dusoleil qui pétilla sur les têtes <strong>de</strong>s dormeurs. Lesmouvements du sommeil ayant brisé l’élégantédifice <strong>de</strong> leurs coiffures et fané leurs toilettes,les femmes frappées par l’éclat du jour présen-


tèrent un hi<strong>de</strong>ux spectacle : leurs cheveux pendaientsans grâce, leurs physionomies avaientchangé d’expression, leurs yeux si brillantsétaient ternis par la lassitu<strong>de</strong>. Les teints bilieuxqui jettent tant d’éclat aux lumières faisaienthorreur, les figures lymphatiques, si blanches,si molles quand elles sont reposées, étaient <strong>de</strong>venuesvertes ; les bouches naguère délicieuseset rouges, maintenant sèches et blanches, portaientles honteux stigmates <strong>de</strong> l’ivresse. Leshommes reniaient leurs maîtresses nocturnes àles voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme<strong>de</strong>s fleurs écrasées dans une rue après le passage<strong>de</strong>s processions. Ces hommes dédaigneuxétaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi<strong>de</strong> voir ces faces humaines, aux yeux caveset cernés qui semblaient ne rien voir, engourdiespar le vin, hébétées par un sommeil gêné,plus fatigant que réparateur. Ces visages hâvesoù paraissaient à nu les appétits physiques sansla poésie dont les décore notre âme, avaient je


ne sais quoi <strong>de</strong> féroce et <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ment bestial.Ce réveil du vice sans vêtements ni fard, cesquelette du mal déguenillé, froid, vi<strong>de</strong> et privé<strong>de</strong>s sophismes <strong>de</strong> l’esprit ou <strong>de</strong>s enchantementsdu luxe, épouvanta ces intrépi<strong>de</strong>s athlètes,quelque habitués qu’ils fussent à lutteravec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrentle silence en examinant d’un œil hagardle désordre <strong>de</strong> l’appartement où tout avait été<strong>de</strong>vasté, ravagé par le feu <strong>de</strong>s passions. Un riresatanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer,entendant le râle sourd <strong>de</strong> ses hôtes, essaya <strong>de</strong>les saluer par une grimace ; son visage en sueuret sanguinolent fit planer sur cette scène infernalel’image du crime sans remords. Le tableaufut complet. C’était la vie fangeuse au seindu luxe, un horrible mélange <strong>de</strong>s pompes et<strong>de</strong>s misères humaines, le réveil <strong>de</strong> la débauche,quand <strong>de</strong> ses mains fortes elle a pressé tous lesfruits <strong>de</strong> la vie, pour ne laisser autour d’elle qued’ignobles débris ou <strong>de</strong>s mensonges auxquels


elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriantau milieu d’une famille pestiférée : plus<strong>de</strong> parfums ni <strong>de</strong> lumières étourdissantes, plus<strong>de</strong> gaieté ni <strong>de</strong> désirs ; mais le dégoût avec seso<strong>de</strong>urs nauséabon<strong>de</strong>s et sa poignante philosophie,mais le soleil éclatant comme la vérité,mais un air pur comme la vertu, qui contrastaientavec une atmosphère chau<strong>de</strong>, chargée <strong>de</strong>miasmes, les miasmes d’une orgie ! Malgré leurhabitu<strong>de</strong> du vice, plusieurs <strong>de</strong> ces jeunes fillespensèrent à leur réveil d’autrefois, quand innocenteset pures elles entrevoyaient par leurscroisées champêtres ornées <strong>de</strong> chèvrefeuilleset <strong>de</strong> roses, un frais paysage enchanté par lesjoyeuses roula<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’alouette, vaporeusementilluminé par les lueurs <strong>de</strong> l’aurore et paré <strong>de</strong>sfantaisies <strong>de</strong> la rosée. D’autres se peignirent ledéjeuner <strong>de</strong> la famille, la table autour <strong>de</strong> laquelleriaient innocemment les enfants et lepère, où tout respirait un charme indéfinissable,où les mets étaient simples comme les


cœurs. Un artiste songeait à la paix <strong>de</strong> sonatelier, à sa chaste statue, au gracieux modèlequi l’attendait. Un jeune homme, se souvenantdu procès d’où dépendait le sort d’une famille,pensait à la transaction importante qui réclamaitsa présence. Le savant regrettait son cabinetoù l’appelait un noble ouvrage. Presquetous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment,Émile, frais et rose comme le plus joli <strong>de</strong>scommis-marchands d’une boutique en vogue,apparut en riant.― Vous êtes plus laids que <strong>de</strong>s recors, s’écriat-il.Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui ; lajournée est perdue, m’est avis <strong>de</strong> déjeuner.À ces mots, Taillefer sortit pour donner <strong>de</strong>sordres. Les femmes allèrent languissammentrétablir le désordre <strong>de</strong> leurs toilettes <strong>de</strong>vantles glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieuxprêchèrent les plus sages. Les courtisanes semoquèrent <strong>de</strong> ceux qui paraissaient ne passe trouver <strong>de</strong> force à continuer ce ru<strong>de</strong> fes-


tin. En un moment, ces spectres s’animèrent,formèrent <strong>de</strong>s groupes, s’interrogèrent et sourirent.Quelques valets habiles et lestes remirentpromptement les meubles et chaquechose en sa place. Un déjeuner splendi<strong>de</strong> futservi. Les convives se ruèrent alors dans la salleà manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable<strong>de</strong>s excès <strong>de</strong> la veille, au moins y eutiltrace d’existence et <strong>de</strong> pensée comme dansles <strong>de</strong>rnières convulsions d’un mourant. Semblableau convoi du mardi-gras, la saturnaleétait enterrée par <strong>de</strong>s masques fatigués <strong>de</strong> leursdanses, ivres <strong>de</strong> l’ivresse, et voulant convaincrele plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouerla leur. Au moment où cette intrépi<strong>de</strong> assembléeborda la table du capitaliste, Cardot, qui,la veille, avait disparu pru<strong>de</strong>mment après ledîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal,montra sa figure officieuse sur laquelleerrait un doux sourire. Il semblait avoir <strong>de</strong>vinéquelque succession à déguster, à parta-


ger, à inventorier, à grossoyer, une successionpleine d’actes à faire, grosse d’honoraires, aussijuteuse que le filet tremblant dans lequell’amphitryon plongeait alors son couteau.― Oh ! oh ! nous allons déjeuner par-<strong>de</strong>vantnotaire, s’écria <strong>de</strong> Cursy.― Vous arrivez à propos pour coter et paraphertoutes ces pièces, lui dit le banquier en luimontrant le festin.― Il n’y a pas <strong>de</strong> testament à faire, mais pour<strong>de</strong>s contrats <strong>de</strong> mariage, peut-être ! dit le savant,qui pour la première fois <strong>de</strong>puis un ans’était supérieurement marié.― Oh ! oh !― Ah ! ah !― Un instant, répliqua Cardot assourdi parun chœur <strong>de</strong> mauvaises plaisanteries, je viensici pour affaire sérieuse. J’apporte six millionsà l’un <strong>de</strong> vous. (Silence profond.) Monsieur,dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans cemoment, s’occupait sans cérémonie à s’essuyer


les yeux avec un coin <strong>de</strong> sa serviette, madamevotre mère n’était-elle pas une <strong>de</strong>moiselleO’Flaharty ?― Oui, répondit Raphaël assez machinalement,Barbe-Marie.― Avez-vous ici, reprit Cardot, votre acte <strong>de</strong>naissance et celui <strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Valentin ?― Je le crois.― Eh bien ! monsieur, vous êtes seul etunique héritier du major O’Flaharty, décédé enaoût 1828, à Calcutta.― Bravo, le major ! s’écria le jugeur.― Le major ayant disposé par son testament<strong>de</strong> plusieurs sommes en faveur <strong>de</strong> quelques établissementspublics, sa succession a été réclaméeà la Compagnie <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s par le gouvernementfrançais, reprit le notaire. Elle est ence moment liqui<strong>de</strong> et palpable. Depuis quinzejours je cherchais infructueusement les ayantscause <strong>de</strong> la <strong>de</strong>moiselle Barbe-Marie O’Flaharty,lorsque hier à table...


En ce moment, Raphaël se leva soudain enlaissant échapper le mouvement brusque d’unhomme qui reçoit une blessure. Il se fit commeune acclamation silencieuse, le premier sentiment<strong>de</strong>s convives fut dicté par une sour<strong>de</strong> envie,tous les yeux se tournèrent vers lui commeautant <strong>de</strong> flammes. Puis, un murmure, semblableà celui d’un parterre qui se courrouce,une rumeur d’émeute commença, grossit, etchacun dit un mot pour saluer cette fortune immenseapportée par le notaire. Rendu à toutesa raison par la brusque obéissance du sort,Raphaël étendit promptement sur la table laserviette avec laquelle il avait mesuré naguèrela Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>. Sans rien écouter, il y superposale talisman, et frissonna violemmenten voyant une assez gran<strong>de</strong> distance entre lecontour tracé sur le linge et celui <strong>de</strong> la Peau.― Hé bien ! qu’a-t-il donc ? s’écria Taillefer,il a sa fortune à bon compte.


―Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile,la joie va le tuer.Une horrible pâleur <strong>de</strong>ssina tous les muscles<strong>de</strong> la figure flétrie <strong>de</strong> cet héritier : ses traits secontractèrent, les saillies <strong>de</strong> son visage blanchirent,les creux <strong>de</strong>vinrent sombres, le masquefut livi<strong>de</strong>, et les yeux se fixèrent. Il voyaitla MORT. Ce banquier splendi<strong>de</strong> entouré <strong>de</strong>courtisanes fanées, <strong>de</strong> visages rassasiés, cetteagonie <strong>de</strong> la joie, était une vivante image <strong>de</strong> savie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui sejouait à l’aise dans les impitoyables lignes impriméessur la serviette : il essayait <strong>de</strong> douter,mais un clair pressentiment anéantissait sonincrédulité. Le mon<strong>de</strong> lui appartenait, il pouvaittout et ne voulait plus rien. Comme unvoyageur au milieu du désert, il avait un peud’eau pour la soif et <strong>de</strong>vait mesurer sa vie aunombre <strong>de</strong>s gorgées. Il voyait ce que chaque désir<strong>de</strong>vait lui coûter <strong>de</strong> jours. Puis il croyait à laPeau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>, il s’écoutait respirer, il se sen-


tait déjà mala<strong>de</strong>, il se <strong>de</strong>mandait : Ne suis-je paspulmonique ? Ma mère n’est-elle pas morte <strong>de</strong>la poitrine ?― Ah ! ah ! Raphaël, vous allez bien vousamuser ! Que me donnerez-vous ? disait Aquilina.― Buvons à la mort <strong>de</strong> son oncle, le majorMartin O’Flaharty ? Voilà un homme.― Il sera pair <strong>de</strong> France.― Bah ! qu’est-ce qu’un pair <strong>de</strong> France aprèsJuillet ? dit le jugeur.― Auras-tu loge aux Bouffons ?― J’espère que vous nous régalerez tous, ditBixiou.― Un homme comme lui sait faire gran<strong>de</strong>mentles choses, dit Émile.Le hourra <strong>de</strong> cette assemblée rieuse résonnaitaux oreilles <strong>de</strong> Valentin sans qu’il pût saisirle sens d’un seul mot ; il pensait vaguementà l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan<strong>de</strong> Bretagne, chargé d’enfants, labourant


son champ, mangeant du sarrazin, buvant ducidre à même son piché, croyant à la Vierge etau roi, communiant à Pâques, dansant le dimanchesur une pelouse verte et ne comprenantpas le sermon <strong>de</strong> son recteur. Le spectacleoffert en ce moment à ses regards, ces lambrisdorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaientà la gorge et le faisaient tousser.― Désirez-vous <strong>de</strong>s asperges ? lui cria le banquier.―Je ne désire rien, lui répondit Raphaëld’une voix tonnante.― Bravo ! répliqua Taillefer. Vous comprenezla fortune, elle est un brevetd’impertinence. Vous êtes <strong>de</strong>s nôtres ! Messieurs,buvons à la puissance <strong>de</strong> l’or. Monsieur<strong>de</strong> Valentin <strong>de</strong>venu six fois millionnaire arriveau pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong> tout, comme sont tous les riches. Pourlui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DE-VANT LA LOI est un mensonge inscrit en tête du


Co<strong>de</strong>. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront.Il n’y a pas d’échafaud, pas <strong>de</strong> bourreauxpour les millionnaires !― Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmesleurs bourreaux !― Oh ! cria le banquier, buvons.― Buvons, répéta Raphaël en mettant le talismandans sa poche.― Que fais-tu là ? dit Émile en lui arrêtantla main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressantà l’assemblée assez surprise <strong>de</strong>s manières <strong>de</strong>Raphaël, apprenez que notre ami <strong>de</strong> Valentin,que dis-je ? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALEN-TIN, possè<strong>de</strong> un secret pour faire fortune. Sessouhaits sont accomplis au moment même oùil les forme. À moins <strong>de</strong> passer pour un laquais,pour un homme sans cœur, il va nous enrichirtous.― Ah ! mon petit Raphaël, je veux une parure<strong>de</strong> perles, s’écria Euphrasie.


― S’il est reconnaissant, il me donnera <strong>de</strong>uxvoitures attelées <strong>de</strong> beaux chevaux et qui aillentvite ! dit Aquilina.― Souhaitez-moi cent mille livres <strong>de</strong> rente.― Des cachemires !― Payez mes <strong>de</strong>ttes !― Envoie une apoplexie à mon oncle, legrand sec !― Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres<strong>de</strong> rente.― Que <strong>de</strong> donations ! s’écria le notaire.― Il <strong>de</strong>vrait bien me guérir <strong>de</strong> la goutte.― Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.Toutes ces phrases partirent comme lesgerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice,et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieuxque plaisants.― Mon cher ami, dit Émile d’un air grave,je me contenterai <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cent mille livres <strong>de</strong>rente ; exécute-toi <strong>de</strong> bonne grâce, allons !


― Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas àquel prix ?― Belle excuse ! s’écria le poète. Ne <strong>de</strong>vons-nouspas nous sacrifier pour nos amis ?― J’ai presque envie <strong>de</strong> souhaiter votre mortà tous, répondit Valentin en jetant un regardsombre et profond sur les convives.― Les mourants sont furieusement cruels,dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement,eh bien ! je ne te donne pas <strong>de</strong>uxmois pour <strong>de</strong>venir fangeusement égoïste. Tu esdéjà stupi<strong>de</strong>, tu ne comprends pas une plaisanterie.Il ne te manque plus que <strong>de</strong> croire à taPeau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>.Raphaël craignit les moqueries <strong>de</strong> cette assemblée,garda le silence, but outre mesure ets’enivra pour oublier un moment sa funestepuissance.


L’AGONIEDans les premiers jours du mois <strong>de</strong> décembre,un vieillard septuagénaire allait, malgréla pluie, par la rue <strong>de</strong> Varennes en levantle nez à la porte <strong>de</strong> chaque hôtel, et cherchantl’adresse <strong>de</strong> monsieur le marquis Raphaël<strong>de</strong> Valentin, avec la naïveté d’un enfant etl’air absorbé <strong>de</strong>s philosophes. L’empreinte d’unviolent <strong>chagrin</strong> aux prises avec un caractère<strong>de</strong>spotique éclatait sur cette figure accompagnée<strong>de</strong> longs cheveux gris en désordre, <strong>de</strong>sséchéscomme un vieux parchemin qui se torddans le feu. Si quelque peintre eût rencontré cesingulier personnage, vêtu <strong>de</strong> noir, maigre etossu, sans doute, il l’aurait, <strong>de</strong> retour à l’atelier,transfiguré sur son album, en inscrivant au<strong>de</strong>ssousdu portrait : Poète classique en quêted’une rime. Après avoir vérifié le numéro quilui avait été indiqué, cette vivante palingénésie


<strong>de</strong> Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifiquehôtel.― Monsieur Raphaël y est-il ? <strong>de</strong>manda lebonhomme à un suisse en livrée.― Monsieur le marquis ne reçoit personne,répondit le valet en avalant une énormemouillette qu’il retirait d’un large bol <strong>de</strong> café.― Sa voiture est là, répondit le vieil inconnuen montrant un brillant équipage arrêté sous ledais <strong>de</strong> bois qui représentait une tente <strong>de</strong> coutilet par lequel les marches du perron étaientabritées. Il va sortir, je l’attendrai.― Ah, mon ancien, vous pourriez bien resterici jusqu’à <strong>de</strong>main matin, reprit le suisse. Ily a toujours une voiture prête pour monsieur.Mais sortez, je vous prie, je perdrais six centsfrancs <strong>de</strong> rente viagère si je laissais une seulefois entrer sans ordre une personne étrangère àl’hôtel.En ce moment, un grand vieillard dont lecostume ressemblait assez à celui d’un huissier


ministériel sortit du vestibule et <strong>de</strong>scendit précipitammentquelques marches en examinantle vieux solliciteur ébahi.― Au surplus, voici monsieur Jonathas, ditle suisse. Parlez-lui.Les <strong>de</strong>ux vieillards, attirés l’un vers l’autrepar une sympathie ou par une curiosité mutuelle,se rencontrèrent au milieu <strong>de</strong> la vastecour d’honneur, à un rond-point où croissaientquelques touffes d’herbes entre les pavés.Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. Envoyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer lemystère qui planait sur sa figure, et dont toutparlait dans cette maison morne ; le premiersoin <strong>de</strong> Raphaël, en recueillant l’immense succession<strong>de</strong> son oncle, avait été <strong>de</strong> découvrir oùvivait le vieux serviteur dévoué sur l’affectionduquel il pouvait compter. Jonathas pleura <strong>de</strong>joie en revoyant son jeune maître auquel ilcroyait avoir dit un éternel adieu ; mais rienn’égala son bonheur quand le marquis le pro-


mut aux éminentes fonctions d’intendant. Levieux Jonathas <strong>de</strong>vint une puissance intermédiaireplacée entre Raphaël et le mon<strong>de</strong> entier.Ordonnateur suprême <strong>de</strong> la fortune <strong>de</strong> sonmaître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue,il était comme un sixième sens à travers lequelles émotions <strong>de</strong> la vie arrivaient à Raphaël.― Monsieur, je désirerais parler à monsieurRaphaël, dit le vieillard à Jonathas en montantquelques marches du perron pour se mettre àl’abri <strong>de</strong> la pluie.― Parler à monsieur le marquis, s’écrial’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole, àmoi son père nourricier..― Mais je suis aussi son père nourricier,s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadisallaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein<strong>de</strong>s muses. Il est mon nourrisson, mon enfant,carus alumnus ! J’ai façonné sa cervelle, cultivéson enten<strong>de</strong>ment, développé son génie, et j’osele dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas


un <strong>de</strong>s hommes les plus remarquables <strong>de</strong> notreépoque ? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisièmeet en rhétorique. Je suis son professeur.― Ah ! monsieur est monsieur Porriquet.― Précisément. Mais monsieur..― Chut, chut ! fit Jonathas à <strong>de</strong>ux marmitonsdonc les voix rompaient le silence claustraldans lequel la maison était ensevelie.― Mais, monsieur, reprit le professeur,monsieur le marquis serait-il mala<strong>de</strong> ?― Mon cher monsieur, répondit Jonathas,Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyezvous,il n’existe pas à Paris <strong>de</strong>ux maisons semblablesà la nôtre. Enten<strong>de</strong>z-vous ? <strong>de</strong>ux maisons.Ma foi, non. Monsieur le marquis a faitacheter cet hôtel qui appartenait précé<strong>de</strong>mmentà un duc et pair. Il a dépensé troiscent mille francs pour le meubler. Voyez-vous ?c’est une somme, trois cent mille francs. Maischaque pièce <strong>de</strong> notre maison est un vrai miracle,Bon ! me suis-je dit en voyant cette ma-


gnificence, c’est comme chez défunt monsieurson père ! Le jeune marquis va recevoir la villeet la cour ! Point. Monsieur n’a voulu voir personne.Il mène une drôle <strong>de</strong> vie, monsieur Porriquet,enten<strong>de</strong>z-vous ? une vie inconciliable.Monsieur se lève tous les jours à la même heure.Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous ? quipuisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à septheures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement.Étant entré, je lui dis : Monsieur lemarquis, il faut vous réveiller et vous habiller.Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sarobe <strong>de</strong> chambre, toujours faite <strong>de</strong> la mêmefaçon et <strong>de</strong> la même étoffe. Je suis obligé <strong>de</strong>la remplacer quand elle ne pourra plus servir,rien que pour lui éviter la peine d’en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rune neuve. C’te imagination ! Au fait, il a millefrancs à manger par jour, il fait ce qu’il veut,ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant, qu’ilme donnerait un soufflet sur la joue droite, jelui tendrais la gauche ! Il me dirait <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s


choses plus difficiles, je les ferais encore, enten<strong>de</strong>z-vous? Au reste, il m’a chargé <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> vétilles,que j’ai <strong>de</strong> quoi m’occuper. Il lit les journaux,pas vrai ? Ordre <strong>de</strong> les mettre au mêmeendroit, sur la même table. Je viens aussi, à lamême heure, lui faire moi-même la barbe et jene tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus<strong>de</strong> rente viagère qui l’atten<strong>de</strong>nt après la mort<strong>de</strong> monsieur, si le déjeuner ne se trouvait pasinconciliablement servi <strong>de</strong>vant monsieur, à dixheures, tous les matins, et le dîner à cinq heuresprécises. Le menu est dressé pour l’année entière,jour par jour. Monsieur le marquis n’arien à souhaiter. Il a <strong>de</strong>s fraises quand il y a <strong>de</strong>sfraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris,il le mange. Le programme est imprimé, ilsait le matin son dîner par cœur. Pour lors, ils’habille à la même heure avec les mêmes habits,le même linge, posés toujours par moi, enten<strong>de</strong>z-vous? sur le même fauteuil. Je dois encoreveiller à ce qu’il ait toujours le même drap ;


en cas <strong>de</strong> besoin, si sa redingote s’abîme, unesupposition, la remplacer par une autre, sanslui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je disà mon maître : Vous <strong>de</strong>vriez sortir, monsieur ?Il me répond oui, ou non. S’il a idée <strong>de</strong> se promener,il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujoursattelés ; le cocher reste inconciliablement,fouet en main, comme vous le voyez là. Le soir,après le dîner, monsieur va un jour à l’Opéraet l’autre aux Ital... mais non, il n’a pas encoreété aux Italiens, je n’ai pu me procurer une logequ’hier. Puis, il rentre à onze heures précisespour se coucher. Pendant les intervalles <strong>de</strong> lajournée où il ne fait rien, il lit, il lit toujours,voyez-vous ? une idée qu’il a. J’ai ordre <strong>de</strong> lireavant lui le Journal <strong>de</strong> la librairie, afin d’acheter<strong>de</strong>s livres nouveaux, afin qu’il les trouve le jourmême <strong>de</strong> leur vente sur sa cheminée. J’ai laconsigne d’entrer d’heure en heure chez lui,pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce querien ne lui manque ; il m’a donné, monsieur,


un petit livre à apprendre par cœur, et où sontécrits tous mes <strong>de</strong>voirs, un vrai catéchisme. Enété, je dois, avec <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> glace, maintenir latempérature au même <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> fraîcheur, etmettre en tous temps <strong>de</strong>s fleurs nouvelles partout.Il est riche ! il a mille francs à mangerpar jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privéassez long-temps du nécessaire, le pauvreenfant ! Il ne tourmente personne, il est boncomme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais,par exemple, silence complet à l’hôtel et dans lejardin ! Enfin, mon maître n’a pas un seul désirà former, tout marche au doigt et à l’œil, etrecta ! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques,tout va à la débanda<strong>de</strong>. Je lui dis toutce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriezcroire à quel point il a poussé la chose. Sesappartements sont... en... en comment donc ?ah ! en enfila<strong>de</strong>. Eh bien ! il ouvre, une supposition,la porte <strong>de</strong> sa chambre ou <strong>de</strong> son cabinet,crac ! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes


par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’unbout à l’autre <strong>de</strong> sa maison sans trouver uneseule porte fermée. C’est gentil et commo<strong>de</strong>et agréable pour nous autres ! Ça nous a coûtégros, par exemple ! Enfin, finalement, monsieurPorriquet, il m’a dit : « Jonathas, tu aurassoin <strong>de</strong> moi comme d’un enfant au maillot. Aumaillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit.Tu penseras à mes besoins, pour moi. » Je suisle maître, enten<strong>de</strong>z-vous ? et il est quasimentle domestique. Le pourquoi ? Ah ! par exemple,voilà ce que personne au mon<strong>de</strong> ne sait que luiet le bon Dieu. C’est inconciliable !― Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.― Vous croyez, monsieur, qu’il fait unpoème ? C’est donc bien assujettissant, ça !Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répètesouvent qu’il veut vivre comme une vergétation,en vergétant. Et pas plus tard qu’hier,monsieur Porriquet, il regardait une tulipe, et il


disait en s’habillant : « Voilà ma vie. Je vergète,mon pauvre Jonathas. » À cette heure, d’autrespréten<strong>de</strong>nt qu’il est monomane. C’est inconciliable!― Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeuravec une gravité magistrale qui imprimaun profond respect au vieux valet <strong>de</strong>chambre, que votre maître s’occupe d’un grandouvrage. Il est plongé dans <strong>de</strong> vastes méditations,et ne veut pas en être distrait par les préoccupations<strong>de</strong> la vie vulgaire. Au milieu <strong>de</strong> sestravaux intellectuels, un homme <strong>de</strong> génie oublietout. Un jour le célèbre Newton...― Ah ! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne leconnais pas.― Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet,passa vingt-quatre heures, le cou<strong>de</strong> appuyésur une table ; quand il sortit <strong>de</strong> sa rêverie,il croyait le len<strong>de</strong>main être encore à la veille,comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, cecher enfant, je peux lui être utile.


― Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez leroi <strong>de</strong> France, l’ancien, s’entend ! que vousn’entreriez pas à moins <strong>de</strong> forcer les portes et <strong>de</strong>me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet,je cours lui dire que vous êtes là, et je lui<strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai comme ça : Faut-il le faire monter ?Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis : Souhaitez-vous? voulez-vous ? désirez-vous ? Cesmots-là sont rayés <strong>de</strong> la conversation. Une foisil m’en est échappé un. ― Veux-tu me fairemourir ? m’a-t-il dit, tout en colère.Jonathas laissa le vieux professeur dans levestibule, en lui faisant signe ne pas avancer ;mais il revint promptement avec une réponsefavorable, et conduisit le vieil émérite à travers<strong>de</strong> somptueux appartements, dont toutesles portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut <strong>de</strong>loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppéd’une robe <strong>de</strong> chambre à grands <strong>de</strong>ssins,et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaëllisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle


il paraissait être en proie était exprimée parl’attitu<strong>de</strong> maladive <strong>de</strong> son corps affaissé ; elleétait peinte sur son front, sur son visage pâlecomme une fleur étiolée. Une sorte <strong>de</strong> grâceefféminée et les bizarreries particulières auxmala<strong>de</strong>s riches distinguaient sa personne. Sesmains, semblables à celles d’une jolie femme,avaient une blancheur molle et délicate. Sescheveux blonds, <strong>de</strong>venus rares, se bouclaientautour <strong>de</strong> ses tempes par une coquetterie recherchée.Une calotte grecque, entraînée parun gland trop lourd pour le léger cachemiredont elle était faite, pendait sur un côté <strong>de</strong> satête. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau<strong>de</strong> malachite enrichi d’or dont il s’était servipour couper les feuillets d’un livre. Sur sesgenoux était le bec d’ambre d’un magnifiquehouka <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> dont les spirales émaillées gisaientcomme un serpent dans sa chambre, etil oubliait d’en sucer les frais parfums. Cependant,la faiblesse générale <strong>de</strong> son jeune corps


était démentie par <strong>de</strong>s yeux bleus où toute lavie semblait s’être retirée, où brillait un sentimentextraordinaire qui saisissait tout d’abord.Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient ylire du désespoir ; d’autres, y <strong>de</strong>viner un combatintérieur, aussi terrible qu’un remords. C’étaitle coup d’œil profond <strong>de</strong> l’impuissant qui refouleses désirs au fond <strong>de</strong> son cœur, ou celui<strong>de</strong> l’avare jouissant par la pensée <strong>de</strong> tous lesplaisirs que son argent pourrait lui procurer, ets’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor ;ou le regard du Prométhée enchaîné, <strong>de</strong> Napoléondéchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, lafaute stratégique commise par ses ennemis, qui<strong>de</strong>man<strong>de</strong> le comman<strong>de</strong>ment pour vingt-quatreheures et ne l’obtient pas. Véritable regard <strong>de</strong>conquérant et <strong>de</strong> damné ! et, mieux encore, leregard que, plusieurs mois auparavant, Raphaëlavait jeté sur la Seine ou sur sa <strong>de</strong>rnière pièced’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, sonintelligence, au grossier bon sens d’un vieux


paysan à peine civilisé par une domesticité <strong>de</strong>cinquante années. Presque joyeux <strong>de</strong> <strong>de</strong>venirune sorte d’automate, il abdiquait la vie pourvivre, et dépouillait son âme <strong>de</strong> toutes les poésiesdu désir. Pour mieux lutter avec la cruellepuissance dont il avait accepté le défi, il s’étaitfait chaste à la manière d’Origène, en châtrantson imagination. Le len<strong>de</strong>main du jour où, soudainementenrichi par un testament, il avaitvu décroître la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>, il s’était trouvéchez son notaire. Là, un mé<strong>de</strong>cin assez envogue avait raconté sérieusement, au <strong>de</strong>ssert,la manière dont un Suisse attaqué <strong>de</strong> pulmonies’en était guéri. Cet homme n’avait pas ditun mot pendant dix ans, et s’était soumis à nerespirer que six fois par minute dans l’air épaisd’une vacherie, en suivant un régime alimentaireextrêmement doux. Je serai cet homme !se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre àtout pris. Au sein du luxe, il mena la vie d’unemachine à vapeur. Quand le vieux professeur


envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit ; tout luisemblait artificiel dans ce corps fluet et débile.En apercevant le marquis à l’œil dévorant, aufront chargé <strong>de</strong> pensées, il ne put reconnaîtrel’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles,dont il avait gardé le souvenir. Si le classiquebonhomme, critique sagace et conservateurdu bon goût, avait lu lord Byron, il auraitcru voir Manfred, là où il eût voulu voir Chil<strong>de</strong>-Harold.― Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël àson professeur en pressant les doigts glacésdu vieillard dans une main brûlante et moite.Comment vous portez-vous ?― Mais moi je vais bien, répondit le vieillar<strong>de</strong>ffrayé par le contact <strong>de</strong> cette main fiévreuse. Etvous ?― Oh ! j’espère me maintenir en bonne santé.― Vous travaillez sans doute à quelque belouvrage ?


― Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum,père Porriquet, j’ai achevé une gran<strong>de</strong>page, et j’ai dit adieu pour toujours à la science.À peine sais-je où se trouve mon manuscrit.― Le style en est pur, sans doute ? <strong>de</strong>mandale professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adoptéle langage barbare <strong>de</strong> cette nouvelle école quicroit faire merveille en inventant Ronsard.― Mon ouvrage est une œuvre purementphysiologique.― Oh ! tout est dit, reprit le professeur. Dansles sciences, la grammaire doit se prêter auxexigences <strong>de</strong>s découvertes. Néanmoins, monenfant, un style clair, harmonieux, la langue<strong>de</strong> Massillon, <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Buffon, du grand Racine,un style classique, enfin, ne gâte jamaisrien. Mais, mon ami, reprit le professeur ens’interrompant, j’oubliais l’objet <strong>de</strong> ma visite.C’est une visite intéressée.Se rappelant trop tard la verbeuse élégance etles éloquentes périphrases auxquelles un long


professorat avait habitué son maître, Raphaëlse repentit presque <strong>de</strong> l’avoir reçu ; mais aumoment où il allait souhaiter <strong>de</strong> le voir <strong>de</strong>hors,il comprima promptement son secret désiren jetant un furtif coup d’œil à la Peau <strong>de</strong><strong>chagrin</strong>, suspendue <strong>de</strong>vant lui et appliquée surune étoffe blanche où ses contours fatidiquesétaient soigneusement <strong>de</strong>ssinés par une lignerouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fataleorgie, Raphaël étouffait le plus léger <strong>de</strong> sescaprices, et vivait <strong>de</strong> manière à ne pas causerle moindre tressaillement à ce terrible talisman.<strong>La</strong> Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong> était comme un tigre aveclequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité.Il écouta donc patiemment les amplificationsdu vieux professeur. Le père Porriquetmit une heure à lui raconter les persécutionsdont il était <strong>de</strong>venu l’objet <strong>de</strong>puis la révolution<strong>de</strong> juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernementfort, avait émis le vœu patriotique <strong>de</strong> laisserles épiciers à leurs comptoirs, les hommes


d’état au maniement <strong>de</strong>s affaires publiques, lesavocats au Palais, les pairs <strong>de</strong> France au Luxembourg; mais un <strong>de</strong>s ministres populaires du roicitoyenl’avait banni <strong>de</strong> sa chaire en l’accusant<strong>de</strong> carlisme. Le vieillard se trouvait sans place,sans retraite et sans pain. Étant la provi<strong>de</strong>nced’un pauvre neveu dont il payait la pensionau séminaire <strong>de</strong> Saint-Sulpice, il venait, moinspour lui-même que pour son enfant adoptif,prier son ancien élève <strong>de</strong> réclamer auprès dunouveau ministre, non sa réintégration, maisl’emploi <strong>de</strong> proviseur dans quelque collége <strong>de</strong>province. Raphaël était en proie à une somnolenceinvincible, lorsque la voix monotonedu bonhomme cessa <strong>de</strong> retentir à ses oreilles.Oblige par politesse <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r les yeux blancset presque immobiles <strong>de</strong> ce vieillard au débitlent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé parune inexplicable force d’inertie.― Eh ! bien, mon bon père Porriquet, répliqua-t-ilsans savoir précisément à quelle inter-


ogation il répondait, je n’y puis rien, rien dutout. Je souhaite bien vivement que vous réussissiez...En ce moment, sans apercevoir l’effet queproduisirent sur le front jaune et ridé duvieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsmeet d’insouciance, Raphaël se dressa comme unjeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligneblanche entre le bord <strong>de</strong> la <strong>peau</strong> noire et le <strong>de</strong>ssinrouge ; il poussa un cri si terrible que lepauvre professeur en fut épouvanté.― Allez, vieille bête ! s’écria-t-il, vous sereznommé proviseur ! Ne pouviez-vous pasme <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r une rente viagère <strong>de</strong> mille écusplutôt qu’un souhait homici<strong>de</strong> ? Votre visitene m’aurait rien coûté. Il y a cent mille emploisen France, et je n’ai qu’une vie ! Une vied’homme vaut plus que tous les emplois dumon<strong>de</strong>. Jonathas ! Jonathas parut. Voilà <strong>de</strong> tesœuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé<strong>de</strong> recevoir monsieur ? dit-il en lui montrant le


vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon âme entreles mains pour la déchirer ? Tu m’arraches ence moment dix années d’existence ! Encore unefaute comme celle-ci, et tu me conduiras à la<strong>de</strong>meure où j’ai conduit mon père. N’auraisjepas mieux aimé possé<strong>de</strong>r la belle lady Dudleyque d’obliger cette vieille carcasse, espèce <strong>de</strong>haillon humain ? J’ai <strong>de</strong> l’or pour lui. D’ailleurs,quand tous les Porriquet du mon<strong>de</strong> mourraient<strong>de</strong> faim, qu’est-ce que cela me ferait ?<strong>La</strong> colère avait blanchi le visage <strong>de</strong> Raphaël ;une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes,et l’expression <strong>de</strong> ses yeux était sanguinaire.À cet aspect, les <strong>de</strong>ux vieillards furent saisisd’un tressaillement convulsif, comme <strong>de</strong>uxenfants en présence d’un serpent. Le jeunehomme tomba sur son fauteuil ; il se fit unesorte <strong>de</strong> réaction dans son âme, <strong>de</strong>s larmes coulèrentabondamment <strong>de</strong> ses yeux flamboyants.― Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus <strong>de</strong>bienfaisantes pensées ! plus d’amour ! plus rien !


Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait,mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Jevous aurai largement récompensé <strong>de</strong> vos soins.Et mon malheur aura, du moins, produit le biend’un bon et digne homme.Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuançaces paroles presque inintelligibles, que les <strong>de</strong>uxvieillards pleurèrent comme on pleure en entendantun air attendrissant chanté dans unelangue étrangère.― Il est épileptique, dit Porriquet à voixbasse.― Je reconnais votre bonté, mon ami, repritdoucement Raphaël, vous voulez m’excuser. <strong>La</strong>maladie est un acci<strong>de</strong>nt, l’inhumanité serait unvice. <strong>La</strong>issez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vousrecevrez <strong>de</strong>main ou après-<strong>de</strong>main, peut-êtremême ce soir, votre nomination, car la résistancea triomphé du mouvement. Adieu.Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et enproie à <strong>de</strong> vives inquiétu<strong>de</strong>s sur la santé mo-


ale <strong>de</strong> Valentin. Cette scène avait eu pour luiquelque chose <strong>de</strong> surnaturel. Il doutait <strong>de</strong> luimêmeet s’interrogeait comme s’il se fût réveilléaprès un songe pénible.― Écoute, Jonathas, reprit le jeune hommeen s’adressant à son vieux serviteur. Tâche <strong>de</strong>comprendre la mission que je t’ai confiée !― Oui, monsieur le marquis.― Je suis comme un homme mis hors la loicommune.― Oui, monsieur le marquis.― Toutes les jouissances <strong>de</strong> la vie se jouentautour <strong>de</strong> mon lit <strong>de</strong> mort et dansent comme<strong>de</strong> belles femmes <strong>de</strong>vant moi ; si je les appelle,je meurs. Toujours la mort ! Tu dois être unebarrière entre le mon<strong>de</strong> et moi.― Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valeten essuyant les gouttes <strong>de</strong> sueur qui chargeaientson front ridé. Mais, si vous ne voulezpas voir <strong>de</strong> belles femmes, comment ferez-vousce soir aux Italiens ? Une famille anglaise qui


epart pour Londres m’a cédé le reste <strong>de</strong> sonabonnement, et vous avez une belle loge. Oh !une loge superbe, aux premières.Tombé dans une profon<strong>de</strong> rêverie, Raphaëln’écoutait plus.Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupésimple en <strong>de</strong>hors, <strong>de</strong> couleur brune, mais sur lespanneaux duquel brille l’écusson d’une antiqueet noble famille ? Quand ce coupé passe rapi<strong>de</strong>ment,les grisettes l’admirent, en convoitent lesatin jaune, le tapis <strong>de</strong> la Savonnerie, la passementeriefraîche comme une paille <strong>de</strong> riz, lesmoelleux coussins, et les glaces muettes. Deuxlaquais en livrée se tiennent <strong>de</strong>rrière cette voiturearistocratique ; mais au fond, sur la soie,gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête<strong>de</strong> Raphaël, triste et pensif. Fatale image <strong>de</strong> larichesse ! Il court à travers Paris comme unefusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, lemarchepied se déploie, ses <strong>de</strong>ux valets le soutiennent,une foule envieuse le regar<strong>de</strong>.


― Qu’a-t-il fait celui là pour être si riche ? ditun pauvre étudiant en droit, qui, faute d’un écu,ne pouvait entendre les magiques accords <strong>de</strong>Rossini.Raphaël marchait lentement dans les corridors<strong>de</strong> la salle ; il ne se promettait aucune jouissance<strong>de</strong> ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendantle second acte <strong>de</strong> la Semirami<strong>de</strong>, il sepromenait au foyer, errait à travers les galeries,insouciant <strong>de</strong> sa loge dans laquelle il n’étaitpas encore entré. Le sentiment <strong>de</strong> la propriétén’existait déjà plus au fond <strong>de</strong> son cœur. Semblableà tous les mala<strong>de</strong>s, il ne songeait qu’à sonmal. Appuyé sur le manteau <strong>de</strong> la cheminée, autour<strong>de</strong> laquelle abondaient, au milieu du foyer,les jeunes et vieux élégants, d’anciens et <strong>de</strong> nouveauxministres, <strong>de</strong>s pairs sans pairie, et <strong>de</strong>spairies sans pair, telles que les a faites la révolution<strong>de</strong> juillet, enfin tout un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> spéculateurset <strong>de</strong> journalistes, Raphaël vit à quelquespas <strong>de</strong> lui, parmi toutes les têtes, une figure


étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignantles yeux fort insolemment vers cet être bizarre,afin <strong>de</strong> le contempler <strong>de</strong> plus près. Quelle admirablepeinture ! se dit-il. Les sourcils, les cheveux,la virgule à la Mazarin que montrait vaniteusementl’inconnu, étaient teints en noir ;mais, appliqué sur une chevelure sans doutetrop blanche, le cosmétique avait produit unecouleur violâtre et fausse dont les teintes changeaientsuivant les reflets plus ou moins vifs<strong>de</strong>s lumières. Son visage étroit et plat, dont lesri<strong>de</strong>s étaient comblées par d’épaisses couches<strong>de</strong> rouge et <strong>de</strong> blanc, exprimait à la fois laruse et l’inquiétu<strong>de</strong>. Cette enluminure manquaità quelques endroits <strong>de</strong> la face et faisaitsingulièrement ressortir sa décrépitu<strong>de</strong> et sonteint plombé ; aussi était-il impossible <strong>de</strong> ne pasrire en voyant cette tête au menton pointu, aufront proéminent, assez semblable à ces grotesquesfigures <strong>de</strong> bois sculptées en Allemagnepar les bergers pendant leurs loisirs. En exa-


minant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël,un observateur aurait cru reconnaître dans lemarquis les yeux d’un jeune homme sous lemasque d’un vieillard, et dans l’inconnu lesyeux ternes d’un vieillard sous le masque d’unjeune homme. Valentin cherchait à se rappeleren quelle circonstance il avait vu ce petit vieuxsec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisaitsonner ses éperons et se croisait les bras commes’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesseà dépenser. Sa démarche n’accusait rien<strong>de</strong> gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit, soigneusementboutonné, déguisait une antiqueet forte charpente, en lui donnant la tournured’un vieux fat qui suit encore les mo<strong>de</strong>s.Cette espèce <strong>de</strong> poupée pleine <strong>de</strong> vie avait pourRaphaël tous les charmes d’une apparition, etil le contemplait comme un vieux Rembrandtenfumé, récemment restauré, verni, mis dansun cadre neuf. Cette comparaison lui fit retrouverla trace <strong>de</strong> la vérité dans ses confus sou-


venirs : il reconnut le marchand <strong>de</strong> curiosités,l’homme auquel il <strong>de</strong>vait son malheur. En cemoment, un rire muet échappait à ce fantastiquepersonnage, et se <strong>de</strong>ssinait sur ses lèvresfroi<strong>de</strong>s, tendues par un faux râtelier. À ce rire,la vive imagination <strong>de</strong> Raphaël lui montra danscet homme <strong>de</strong> frappantes ressemblances avecla tête idéale que les peintres ont donnée auMéphistophélès <strong>de</strong> Goëthe. Mille superstitionss’emparèrent <strong>de</strong> l’âme forte <strong>de</strong> Raphaël, il crutalors à la puissance du démon, à tous les sortilégesrapportés dans les légen<strong>de</strong>s du moyenâge et mises en œuvre par les poètes. Se refusantavec horreur au sort <strong>de</strong> Faust, il invoquasoudain le ciel, ayant, comme les mourants,une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie.Une radieuse et fraîche lumière lui permitd’apercevoir le ciel <strong>de</strong> Michel-Ange et <strong>de</strong> Sanziod’Urbin : <strong>de</strong>s nuages, un vieillard à barbeblanche, <strong>de</strong>s têtes ailées, une belle femme assisedans une auréole. Maintenant il compre-


nait, il adoptait ces admirables créations dontles fantaisies presque humaines lui expliquaientson aventure et lui permettaient encore un espoir.Mais quand ses yeux retombèrent sur lefoyer <strong>de</strong>s Italiens, au lieu <strong>de</strong> la Vierge, il vit uneravissante fille, la détestable Euphrasie, cettedanseuse au corps souple et léger, qui, vêtued’une robe éclatante, couverte <strong>de</strong> perles orientales,arrivait impatiente <strong>de</strong> son vieillard impatient,et venait se montrer, insolente, le fronthardi, les yeux pétillants, à ce mon<strong>de</strong> envieux etspéculateur pour témoigner <strong>de</strong> la richesse sansbornes du marchand dont elle dissipait les trésors.Raphaël se souvint du souhait goguenardpar lequel il avait accueilli le fatal présent duvieux homme, et savoura tous les plaisirs <strong>de</strong> lavengeance en contemplant l’humiliation profon<strong>de</strong><strong>de</strong> cette sagesse sublime, dont naguèrela chute semblait impossible. Le funèbre souriredu centenaire s’adressait à Euphrasie quirépondit par un mot d’amour ; il lui offrit son


as <strong>de</strong>sséché, fit <strong>de</strong>ux ou trois fois le tour dufoyer, recueillit avec délices les regards <strong>de</strong> passionet les compliments jetés par la foule à samaîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sansentendre les railleries mordantes dont il étaitl’objet.― Dans quel cimetière cette jeune goule a-telledéterré ce cadavre ? s’écria le plus élégant<strong>de</strong> tous les romantiques.Euphrasie se prit à sourire. Le railleur étaitun jeune homme aux cheveux blonds, aux yeuxbleus et brillants, svelte, portant moustache,ayant un frac écourté, le cha<strong>peau</strong> sur l’oreille, larepartie vive, tout le langage du genre.― Combien <strong>de</strong> vieillards, se dit Raphaël enlui-même, couronnent une vie <strong>de</strong> probité, <strong>de</strong>travail, <strong>de</strong> vertu, par une folie. Celui-ci a lespieds froids et fait l’amour.― Hé bien ! monsieur, s’écria Valentin en arrêtantle marchand et lançant une œilla<strong>de</strong> à


Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus <strong>de</strong>s sévèresmaximes <strong>de</strong> votre philosophie ?― Ah ! répondit le marchand d’une voix déjàcassée, je suis maintenant heureux commeun jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours.Il y a toute une vie dans une heured’amour.En ce moment, les spectateurs entendirentla sonnette <strong>de</strong> rappel et quittèrent le foyerpour se rendre à leurs places. Le vieillard etRaphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge,le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté<strong>de</strong> la salle précisément en face <strong>de</strong> lui. Sansdoute arrivée <strong>de</strong>puis peu, la comtesse rejetaitson écharpe en arrière, se découvrait le cou,faisait les petits mouvements in<strong>de</strong>scriptiblesd’une coquette occupée à se poser : tous lesregards étaient concentrés sur elle. Un jeunepair <strong>de</strong> France l’accompagnait, elle lui <strong>de</strong>mandala lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter.À son geste, à la manière dont elle regar-


da ce nouveau partenaire, Raphaël <strong>de</strong>vina latyrannie à laquelle son successeur était soumis.Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis,dupé comme lui, comme lui luttant avectoute la puissance d’un amour vrai contre lesfroids calculs <strong>de</strong> cette femme, ce jeune homme<strong>de</strong>vait souffrir les tourments auxquels Valentinavait heureusement renoncé. Une joie inexprimableanima la figure <strong>de</strong> Fœdora, quand,après avoir braqué sa lorgnette sur toutes lesloges, et rapi<strong>de</strong>ment examiné les toilettes, elleeut la conscience d’écraser par sa parure etpar sa beauté les plus jolies, les plus élégantesfemmes <strong>de</strong> Paris ; elle se mit à rire pour montrerses <strong>de</strong>nts blanches, agita sa tête ornée <strong>de</strong>fleurs pour se faire admirer, son regard alla <strong>de</strong>loge en loge, se moquant d’un béret gauchementposé sur le front d’une princesse russe,ou d’un cha<strong>peau</strong> manqué qui coiffait horriblementmal la fille d’un banquier. Tout à coup ellepâlit en rencontrant les yeux fixes <strong>de</strong> Raphaël ;


son amant dédaigné la foudroya par un intolérablecoup d’œil <strong>de</strong> mépris. Quand aucun <strong>de</strong> sesamants bannis ne méconnaissait sa puissance,Valentin, seul dans le mon<strong>de</strong>, était à l’abri <strong>de</strong>ses séductions. Un pouvoir impunément bravétouche à sa ruine. Cette maxime est gravéeplus profondément au cœur d’une femme qu’àla tête <strong>de</strong>s rois. Aussi, Fœdora voyait-elle enRaphaël la mort <strong>de</strong> ses prestiges et <strong>de</strong> sa coquetterie.Un mot, dit par lui la veille à l’Opéra, étaitdéjà <strong>de</strong>venu célèbre dans les salons <strong>de</strong> Paris.Le tranchant <strong>de</strong> cette terrible épigramme avaitfait à la comtesse une blessure incurable. EnFrance, nous savons cautériser une plaie, maisnous n’y connaissons pas encore <strong>de</strong> remè<strong>de</strong> aumal que produit une phrase. Au moment oùtoutes les femmes regardèrent alternativementle marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulul’abîmer dans les oubliettes <strong>de</strong> quelque Bastille,car malgré son talent pour la dissimulation,ses rivales <strong>de</strong>vinèrent sa souffrance. Enfin


sa <strong>de</strong>rrière consolation lui échappa. Ces motsdélicieux : je suis la plus belle ! cette phrase éternellequi calmait tous les <strong>chagrin</strong>s <strong>de</strong> sa vanité,<strong>de</strong>vint un mensonge. À l’ouverture du secondacte, une femme vint se placer près <strong>de</strong>Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restéevi<strong>de</strong>. Le parterre entier laissa échapper unmurmure d’admiration. Cette mer <strong>de</strong> faces humainesagita ses lames intelligentes et tous lesyeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieuxfirent un tumulte si prolongé que, pendant lelever du ri<strong>de</strong>au, les musiciens <strong>de</strong> l’orchestre setournèrent d’abord pour réclamer le silence ;mais ils s’unirent aux applaudissements et enaccrurent les confuses rumeurs. Des conversationsanimées s’établirent dans chaque loge.Les femmes s’étaient toutes armées <strong>de</strong> leurs jumelles,les vieillards rajeunis nettoyaient avec la<strong>peau</strong> <strong>de</strong> leurs gants le verre <strong>de</strong> leurs lorgnettes.L’enthousiasme se calma par <strong>de</strong>grés, les chantsretentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre.


<strong>La</strong> bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé àun mouvement naturel, reprit la froi<strong>de</strong>ur aristocratique<strong>de</strong> ses manières polies. Les richesveulent ne s’étonner <strong>de</strong> rien, ils doivent reconnaîtreau premier aspect d’une belle œuvre ledéfaut qui les dispensera <strong>de</strong> l’admiration, sentimentvulgaire. Cependant quelques hommesrestèrent immobiles sans écouter la musique,perdus dans un ravissement naïf, occupés àcontempler la voisine <strong>de</strong> Raphaël. Valentinaperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina,l’ignoble et sanglante figure <strong>de</strong> Taillefer, quilui adressait une grimace approbative. Puis ilvit Émile, qui, <strong>de</strong>bout à l’orchestre, semblaitlui dire : ― Mais regar<strong>de</strong> donc la belle créaturequi est près <strong>de</strong> toi ! Enfin Rastignac assis prèsd’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillaitses gants comme un homme au désespoird’être enchaîné là, sans pouvoir aller près<strong>de</strong> la divine inconnue. <strong>La</strong> vie <strong>de</strong> Raphaël dépendaitd’un pacte encore inviolé qu’il avait


fait avec lui-même, il s’était promis <strong>de</strong> ne jamaisregar<strong>de</strong>r attentivement aucune femme, etpour se mettre à l’abri d’une tentation, il portaitun lorgnon dont le verre microscopiqueartistement disposé, détruisait l’harmonie <strong>de</strong>splus beaux traits, en leur donnant un hi<strong>de</strong>ux aspect.Encore en proie à la terreur qui l’avait saisile matin, quand, pour un simple vœu <strong>de</strong> politesse,le talisman s’était si promptement resserré,Raphaël résolut fermement <strong>de</strong> ne pas seretourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse,il présentait le dos au coin <strong>de</strong> sa loge,et dérobait avec impertinence la moitié <strong>de</strong> lascène à l’inconnue, ayant l’air <strong>de</strong> la mépriser,d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât<strong>de</strong>rrière lui. <strong>La</strong> voisine copiait avec exactitu<strong>de</strong>la posture <strong>de</strong> Valentin. Elle avait appuyéson cou<strong>de</strong> sur le bord <strong>de</strong> la loge, et semettait la tête <strong>de</strong> trois quarts, en regardant leschanteurs, comme si elle se fût posée <strong>de</strong>vantun peintre. Ces <strong>de</strong>ux personnes ressemblaient


à <strong>de</strong>ux amants brouillés qui se bou<strong>de</strong>nt, setournent le dos et vont s’embrasser au premiermot d’amour. Par moments, les légers maraboutsou les cheveux <strong>de</strong> l’inconnue effleuraientla tête <strong>de</strong> Raphaël et lui causaient une sensationvoluptueuse contre laquelle il luttait courageusement; bientôt il sentit le doux contact<strong>de</strong>s ruches <strong>de</strong> blon<strong>de</strong> qui garnissaient le tour<strong>de</strong> la robe, la robe elle-même fit entendre lemurmure efféminé <strong>de</strong> ses plis, frissonnementplein <strong>de</strong> molles sorcelleries ; enfin le mouvementimperceptible imprimé par la respirationà la poitrine, au dos, aux vêtements <strong>de</strong> cette joliefemme, toute sa vie suave se communiqua soudainà Raphaël comme une étincelle électrique ;le tulle et la <strong>de</strong>ntelle transmirent fidèlement àson épaule chatouillée la délicieuse chaleur <strong>de</strong>ce dos blanc et nu. Par un caprice <strong>de</strong> la nature,ces <strong>de</strong>ux êtres désunis par le bon ton, séparéspar les abîmes <strong>de</strong> la mort, respirèrent ensembleet pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les péné-


trants parfums <strong>de</strong> l’aloës achevèrent d’enivrerRaphaël. Son imagination irritée par un obstacle,et que les entraves rendaient encore plusfantasque, lui <strong>de</strong>ssina rapi<strong>de</strong>ment une femmeen traits <strong>de</strong> feu. Il se retourna brusquement.Choquée sans doute <strong>de</strong> se trouver en contactavec un étranger, l’inconnue fit un mouvementsemblable ; leurs visages, animés par la mêmepensée, restèrent en présence.― Pauline !― Monsieur Raphaël !Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrentun instant en silence. Raphaël voyait Paulinedans une toilette simple et <strong>de</strong> bon goût. À traversla gaze qui couvrait chastement son corsage,<strong>de</strong>s yeux habiles pouvaient apercevoir uneblancheur <strong>de</strong> lis et <strong>de</strong>viner <strong>de</strong>s formes qu’unefemme eût admirées. Puis c’était toujours samo<strong>de</strong>stie virginale, sa céleste can<strong>de</strong>ur, sa gracieuseattitu<strong>de</strong>. L’étoffe <strong>de</strong> sa manche accu-


sait le tremblement qui faisait palpiter le corpscomme palpitait le cœur.― Oh ! venez <strong>de</strong>main, dit-elle, venez à l’hôtelSaint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y seraià midi. Soyez exact.Elle se leva précipitamment et disparut ;Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit <strong>de</strong> lacompromettre, resta, regarda Fœdora, la trouvalai<strong>de</strong> ; mais ne pouvant comprendre uneseule phrase <strong>de</strong> musique, étouffant dans cettesalle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.― Jonathas, dit-il à son vieux domestiqueau moment où il fut dans son lit, donne-moiune <strong>de</strong>mi-goutte <strong>de</strong> laudanum sur un morceau<strong>de</strong> sucre ; et <strong>de</strong>main ne me réveille qu’à midimoins vingt minutes.― Je veux être aimé <strong>de</strong> Pauline, s’écria-t-il lelen<strong>de</strong>main en regardant le talisman avec uneindéfinissable angoisse. <strong>La</strong> <strong>peau</strong> ne fit aucunmouvement, elle semblait avoir perdu sa force


contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliserun désir accompli déjà.― Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivrécomme d’un manteau <strong>de</strong> plomb qu’il auraitporté <strong>de</strong>puis le jour où le talisman lui avait étédonné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte estrompu ! Je suis libre, je vivrai. C’était donc unemauvaise plaisanterie. En disant ces paroles, iln’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mitaussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut allerà pied à son ancienne <strong>de</strong>meure, en essayant<strong>de</strong> se reporter en idée à ces jours heureux oùil se livrait sans danger à la furie <strong>de</strong> ses désirs,où il n’avait point encore jugé toutes lesjouissances humaines. Il marchait, voyant, nonplus la Pauline <strong>de</strong> l’hôtel Saint-Quentin, maisla Pauline <strong>de</strong> la veille, cette maîtresse accomplie,si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante,artiste, comprenant les poètes, comprenantla poésie et vivant au sein du luxe ; en unmot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pau-


line comtesse et <strong>de</strong>ux fois millionnaire commel’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuilusé, sur la dalle cassée <strong>de</strong> cette porte où, tant<strong>de</strong> fois, il avait eu <strong>de</strong>s pensées <strong>de</strong> désespoir, unevieille femme sortit <strong>de</strong> la salle et lui dit : N’êtesvouspas monsieur Raphaël <strong>de</strong> Valentin ?― Oui, ma bonne mère, répondit-il.― Vous connaissez votre ancien logement,reprit-elle, vous y êtes attendu.― Cet hôtel est-il toujours tenu par madameGaudin ? <strong>de</strong>manda-t-il.― Oh ! non, monsieur. Maintenant madameGaudin est baronne. Elle est dans une bellemaison à elle, <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> l’eau. Son mariest revenu. Dame ! il a rapporté <strong>de</strong>s mille et <strong>de</strong>scents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout lequartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m’adonné gratis son fonds et son restant <strong>de</strong> bail.Ah ! c’est une bonne femme tout <strong>de</strong> même ! Ellen’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’étaithier.


Raphaël monta lestement à sa mansar<strong>de</strong>,et quand il atteignit les <strong>de</strong>rnières marches <strong>de</strong>l’escalier, il entendit les sons du piano. Paulineétait là mo<strong>de</strong>stement vêtue d’une robe <strong>de</strong> percaline; mais la façon <strong>de</strong> la robe, les gants, le cha<strong>peau</strong>,le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaienttoute une fortune.― Ah ! vous voila donc ! s’écria Pauline entournant la tête et se levant par un naïf mouvement<strong>de</strong> joie.Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant,honteux, heureux ; il la regarda sans rien dire.― Pourquoi nous avez-vous donc quittées ?reprit-elle en baissant les yeux au moment oùson visage s’empourpra. Qu’êtes-vous <strong>de</strong>venu ?― Ah ! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureuxencore !― Là ! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai <strong>de</strong>vinévotre sort hier en vous voyant bien mis, richeen apparence, mais en réalité, hein ! monsieurRaphaël, est-ce toujours comme autrefois ?


Valentin ne put retenir quelques larmes,elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria : ― Pauline!... Je... Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrentd’amour, et son cœur déborda dans son regard.― Oh ! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.Raphaël fit un signe <strong>de</strong> tête, car il se sentithors d’état <strong>de</strong> prononcer une seule parole.À ce geste, la jeune fille lui prit la main, laserra, et lui dit tantôt riant, tantôt sanglotant :― Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline estriche. Mais moi, je <strong>de</strong>vrais être bien pauvreaujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais cemot : il m’aime, <strong>de</strong> tous les trésors <strong>de</strong> la terre.Ô mon Raphaël ! j’ai <strong>de</strong>s millions. Tu aimes leluxe, tu seras content ; mais tu dois aimer moncœur aussi, il y a tant d’amour pour toi dansce cœur ! Tu ne sais pas ? mon père est revenu.Je suis une riche héritière. Ma mère et lui melaissent entièrement maîtresse <strong>de</strong> mon sort ; jesuis libre, comprends-tu ?


En proie à une sorte <strong>de</strong> délire, Raphaël tenaitles mains <strong>de</strong> Pauline, et les baisait si ar<strong>de</strong>mment,si avi<strong>de</strong>ment, que son baiser semblaitêtre une sorte <strong>de</strong> convulsion. Pauline sedégagea les mains, les jeta sur les épaules <strong>de</strong>Raphaël et le saisit ; ils se comprirent, se serrèrentet s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuseferveur, dégagée <strong>de</strong> toute arrière-pensée,dont se trouve empreint un seul baiser, lepremier baiser par lequel <strong>de</strong>ux âmes prennentpossession d’elles-mêmes.― Ah ! s’écria Pauline en retombant sur lachaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d’oùme vient tant <strong>de</strong> hardiesse reprit-elle en rougissant.― De la hardiesse, ma Pauline ? Oh ! necrains rien, c’est <strong>de</strong> l’amour, <strong>de</strong> l’amour vrai,profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas ?― Oh ! parle, parle, parle, dit elle. Ta bouchea été si long-temps muette pour moi !― Tu m’aimais donc ?


― Oh ! Dieu, si je t’aimais ! combien <strong>de</strong> foisj’ai pleuré, là, tiens, en faisant ta chambre, déplorantta misère et la mienne. Je me seraisvendue au démon pour t’éviter un <strong>chagrin</strong> !Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien àmoi : à moi cette belle tête, à moi ton cœur ! Oh !oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse ! Eh !bien, où en suis-je ? reprit-elle après une pause.Ah ! m’y voici : nous avons trois, quatre, cinqmillions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendraispeut-être à porter ton nom, à être nommée tafemme ; mais, en ce moment, je voudrais te sacrifierle mon<strong>de</strong> entier, je voudrais être encoreet toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrantmon cœur, ma personne, ma fortune, je ne tedonnerais rien <strong>de</strong> plus aujourd’hui que le jouroù j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir <strong>de</strong> latable, certaine pièce <strong>de</strong> cent sous. Oh ! commealors ta joie m’a fait mal.― Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël,pourquoi n’as-tu pas <strong>de</strong> vanité ? je ne puis rien


pour toi. Il se tordit les mains <strong>de</strong> bonheur, <strong>de</strong>désespoir, d’amour. Quand tu seras madamela marquise <strong>de</strong> Valentin, je te connais, âme céleste,ce titre et ma fortune ne vaudront pas...― Un seul <strong>de</strong> tes cheveux, s’écria-t-elle.― Moi aussi, j’ai <strong>de</strong>s millions ; mais que sontmaintenant les richesses pour nous ? Ah ! j’aima vie, je puis te l’offrir, prends-la.― Oh ! ton amour, Raphaël, ton amour vautle mon<strong>de</strong>. Comment, ta pensée est à moi ? maisje suis la plus heureuse <strong>de</strong>s heureuses.― L’on va nous entendre, dit Raphaël.― Hé ! il n’y a personne, répondit-elle enlaissant échapper un geste mutin.― Hé ! bien, viens, s’écria Valentin en luitendant les bras.Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mainsautour du cou <strong>de</strong> Raphaël : ― Embrassez-moi,dit-elle, pour tous les <strong>chagrin</strong>s que vous m’avezdonnés, pour effacer la peine que vos joies


m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passéesà peindre mes écrans.― Tes écrans !― Puisque nous sommes riches, mon trésor,je puis te dire tout. Pauvre enfant ! combien ilest facile <strong>de</strong> tromper les hommes d’esprit ! Estceque tu pouvais avoir <strong>de</strong>s gilets blancs et <strong>de</strong>schemises propres <strong>de</strong>ux fois par semaine, pourtrois francs <strong>de</strong> blanchissage par mois ? Mais tubuvais <strong>de</strong>ux fois plus <strong>de</strong> lait qu’il ne t’en revenaitpour ton argent. Je t’attrapais sur tout : lefeu, l’huile, et l’argent donc ? Oh ! mon Raphaël,ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant,je suis une personne trop astucieuse.― Mais comment faisais-tu donc ?― Je travaillais jusqu’à <strong>de</strong>ux heures du matin,répondit-elle, et je donnais à ma mère unemoitié du prix <strong>de</strong> mes écrans, à toi l’autre.Ils se regardèrent pendant un moment, tous<strong>de</strong>ux hébétés <strong>de</strong> joie et d’amour.


― Oh ! s’écria Raphaël, nous paierons sansdoute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable<strong>chagrin</strong>.― Serais-tu marié ? cria Pauline. Ah ! je neveux te cé<strong>de</strong>r à aucune femme.― Je suis libre, ma chérie.― Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi !Elle se laissa glisser sur ses genoux :, joignitles mains, et regarda Raphaël avec une dévotieusear<strong>de</strong>ur.― J’ai peur <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir folle. Combien tu esgentil ! reprit-elle en passant une main dans lablon<strong>de</strong> chevelure <strong>de</strong> son amant. Est-elle bête, tacomtesse Fœdora ! Quel plaisir j’ai ressenti hieren me voyant saluée par tous ces hommes. Ellen’a jamais été applaudie, elle ! Dis, cher, quandmon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moije ne sais quelle voix qui m’a crié : Il est là. Jeme suis retournée, et je t’ai vu. Oh ! je me suissauvée, je me sentais l’envie <strong>de</strong> te sauter au cou<strong>de</strong>vant tout le mon<strong>de</strong>.


― Tu es bien heureuse <strong>de</strong> pouvoir parler,s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je voudraispleurer, je ne puis. Ne me retire pasta main. Il me semble que je resterais, pendanttoute ma vie, à te regar<strong>de</strong>r ainsi, heureux,content.― Oh ! répète-moi cela, mon amour !― Et que sont les paroles, reprit Valentin enlaissant tomber une larme chau<strong>de</strong> sur les mains<strong>de</strong> Pauline. Plus tard, j’essaierai <strong>de</strong> te dire monamour, en ce moment je ne puis que le sentir...― Oh ! s’écria-t-elle, cette belle âme, ce beaugénie, ce cœur que je connais si bien, tout est àmoi, comme je suis à toi.― Pour toujours, ma douce créature, ditRaphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme,mon bon génie. Ta présence a toujours dissipémes <strong>chagrin</strong>s et rafraîchi mon âme ; en ce moment,ton sourire angélique m’a pour ainsi direpurifié. Je crois commencer une nouvelle vie.Le passé cruel et mes tristes folies me semblent


n’être plus que <strong>de</strong> mauvais songes. Je suis pur,près <strong>de</strong> toi. Je sens l’air du bonheur. Oh ! sois làtoujours, ajouta-t-il en la pressant saintementsur son cœur palpitant.― Vienne la mort quand elle voudra, s’écriaPauline en extase, j’ai vécu.Heureux qui <strong>de</strong>vinera leurs joies, il les auraconnues !― Oh ! mon Raphaël, dit Pauline aprèsquelques heures <strong>de</strong> silence, je voudrais qu’àl’avenir personne n’entrât dans cette chèremansar<strong>de</strong>.― Il faut murer la porte, mettre une grille à lalucarne et acheter la maison, répondit le marquis.― C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment<strong>de</strong> silence : ― Nous avons un peu oublié <strong>de</strong>chercher tes manuscrits ?Ils se prirent à rire avec une douce innocence.


― Bah ! je me moque <strong>de</strong> toutes les sciences,s’écria Raphaël.― Ah ! monsieur, et la gloire ?― Tu es ma seule gloire.― Tu étais bien malheureux en faisant cespetits pieds <strong>de</strong> mouche, dit-elle en feuilletantles papiers.― Ma Pauline...― Oh ! oui, je suis ta Pauline. Eh bien ?― Où <strong>de</strong>meures-tu donc ?― Rue Saint-<strong>La</strong>zare. Et toi ?― Rue <strong>de</strong> Varennes.― Comme nous serons loin l’un <strong>de</strong> l’autre,jusqu’à ce que... Elle s’arrêta en regardant sonami d’un air coquet et malicieux.― Mais, répondit Raphaël, nous avons toutau plus une quinzaine <strong>de</strong> jours à rester séparés.― Vrai ! dans quinze jours nous serons mariés! Elle sauta comme un enfant. Oh ! je suisune fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plusni à père, ni à mère, ni à rien dans le mon<strong>de</strong> !


Tu ne sais pas, pauvre chéri ? mon père est bienmala<strong>de</strong>. Il est revenu <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s, bien souffrant..Il a manqué mourir au Havre, où nous l’avonsété chercher. Ah ! Dieu, s’écria-t-elle en regardantl’heure à sa montre, déjà trois heures Jedois me trouver à son réveil, à quatre heures. Jesuis la maîtresse au logis : ma mère fait toutesmes volontés, mon père m’adore, mais je neveux pas abuser <strong>de</strong> leur bonté, ce serait mal ! Lepauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italienshier. Tu viendras le voir <strong>de</strong>main. n’est-cepas ?― Madame la marquise <strong>de</strong> Valentin veutelleme faire l’honneur d’accepter mon bras ?― Ah ! je vais emporter la clef <strong>de</strong> cettechambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais,notre trésor ?― Pauline, encore un baiser ?― Mille ! Mon Dieu, dit-elle en regardantRaphaël, ce sera toujours ainsi, je crois rêver.


Ils <strong>de</strong>scendirent lentement l’escalier ; puis,bien unis, marchant du même pas, tressaillantensemble sous le poids du même bonheur, seserrant comme <strong>de</strong>ux colombes, ils arrivèrentsur la place <strong>de</strong> la Sorbonne, où la voiture <strong>de</strong>Pauline attendait.― Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veuxvoir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à latable sur laquelle tu travailles. Ce sera commeautrefois, ajouta-t-elle en rougissant. ― Joseph,dit-elle à un valet, je vais rue <strong>de</strong> Varennes avant<strong>de</strong> retourner à la maison. Il est trois heures unquart, et je dois être revenue à quatre. Georgespressera les chevaux.Et les <strong>de</strong>ux amants furent en peu d’instantsmenés à l’hôtel <strong>de</strong> Valentin.― Oh ! que je suis contente d’avoir examinétout cela, s’écria Pauline en chiffonnant lasoie <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux qui drapaient le lit <strong>de</strong> Raphaël.Quand je m’endormirai, je serai là, en pensée.Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-


moi, Raphaël, tu n’as pris conseil <strong>de</strong> personnepour meubler ton hôtel ?― De personne.― Bien vrai ? Ce n’est pas une femme qui...― Pauline !― Oh ! je me sens une affreuse jalousie. Tuas bon goût. Je veux avoir <strong>de</strong>main un lit pareilau tien.Raphaël, ivre <strong>de</strong> bonheur, saisit Pauline.― Oh ! mon père, mon père ! dit-elle.― Je vais donc te reconduire, car je veux tequitter le moins possible, s’écria Valentin.― Combien tu es aimant ! je n’osais pas te leproposer...― N’es-tu donc pas ma vie ?Il serait fastidieux <strong>de</strong> consigner fidèlementces adorables bavardages <strong>de</strong> l’amour auxquelsl’accent, le regard, un geste intraduisibledonnent seuls du prix. Valentin reconduisitPauline jusque chez elle, et revint ayant au cœurautant <strong>de</strong> plaisir que l’homme peu en ressentir


et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans sonfauteuil, près <strong>de</strong> son feu, pensant à la soudaineet complète réalisation <strong>de</strong> toutes ses espérances,une idée froi<strong>de</strong> lui traversa l’âme comme l’acierd’un poignard perce une poitrine, il regarda laPeau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>, elle s’était légèrement rétrécie.Il prononça le grand juron français, sans ymettre les jésuitiques réticences <strong>de</strong> l’abbesse <strong>de</strong>sAndouillettes, pencha la tête sur son fauteuilet resta sans mouvement les yeux arrêtés surune patère, sans la voir. Grand Dieu ! s’écriat-il.Quoi ! tous mes désirs, tous ! Pauvre Pauline! Il prit un compas, mesura ce que la matinéelui avait coûté d’existence. Je n’en ai paspour <strong>de</strong>ux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit<strong>de</strong> ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimablemouvement <strong>de</strong> rage, et saisit la Peau <strong>de</strong><strong>chagrin</strong> en s’écriant : Je suis bien bête ! il sortit,courut, traversa les jardins et jeta le talismanau fond d’un puits : Vogue la galère, dit-il. Audiable toutes ces sottises !


Raphaël se laissa donc aller au bonheurd’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline,qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage,retardé par <strong>de</strong>s difficultés peu intéressantesà raconter, <strong>de</strong>vait se célébrer dans lespremiers jours <strong>de</strong> mars. Ils s’étaient éprouvés,ne doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheurleur ayant révélé toute la puissance <strong>de</strong> leur affection,jamais <strong>de</strong>ux âmes, <strong>de</strong>ux caractères nes’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furentpar la passion ; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage: <strong>de</strong> part et d’autre même délicatesse,même pu<strong>de</strong>ur, même volupté, la plus douce <strong>de</strong>toutes les voluptés, celle <strong>de</strong>s anges ; point <strong>de</strong>nuages dans leur ciel ; tour à tour les désirs <strong>de</strong>l’un faisaient la loi <strong>de</strong> l’autre. Riches tous <strong>de</strong>ux,ils ne connaissaient point <strong>de</strong> caprices qu’ils nepussent satisfaire, et partant n’avaient point <strong>de</strong>caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau,une vraie poésie animaient l’âme <strong>de</strong> l’épouse ;dédaignant les colifichets <strong>de</strong> la finance, un sou-


ire <strong>de</strong> son ami lui semblait plus beau que toutesles perles d’Ormus, la mousseline ou les fleursformaient ses plus riches parures. Pauline etRaphaël fuyaient d’ailleurs le mon<strong>de</strong>, la solitu<strong>de</strong>leur était si belle, si fécon<strong>de</strong> ! Les oisifsvoyaient exactement tous les soirs ce joli ménage<strong>de</strong> contreban<strong>de</strong> aux Italiens ou à l’Opéra.Si d’abord quelques médisances égayèrent lessalons, bientôt le torrent d’événements qui passasur Paris fit oublier <strong>de</strong>ux amants inoffensifs ;enfin, espèce d’excuse auprès <strong>de</strong>s pru<strong>de</strong>s, leurmariage était annoncé, et par hasard leurs gensse trouvaient discrets ; donc, aucune méchancetétrop vive ne les punit <strong>de</strong> leur bonheur.Vers la fin du mois <strong>de</strong> février, époque à laquelled’assez beaux jours firent croire aux joiesdu printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaientensemble dans une petite serre, espèce<strong>de</strong> salon rempli <strong>de</strong> fleurs, et <strong>de</strong> plainpiedavec le jardin. Le doux et pâle soleil <strong>de</strong>l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers


<strong>de</strong>s arbustes rares, tiédissait alors la température.Les yeux étaient égayés par les vigoureuxcontrastes <strong>de</strong>s divers feuillages, par les couleurs<strong>de</strong>s touffes fleuries et par toutes les fantaisies<strong>de</strong> la lumière et <strong>de</strong> l’ombre. Quand tout Parisse chauffait encore <strong>de</strong>vant les tristes foyers,les <strong>de</strong>ux jeunes époux riaient sous un berceau<strong>de</strong> camélias, <strong>de</strong> lilas, <strong>de</strong> bruyères. Leurs têtesjoyeuses s’élevaient au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s narcisses, <strong>de</strong>smuguets et <strong>de</strong>s roses du Bengale. Dans cetteserre voluptueuse et riche, les pieds foulaientune natte africaine colorée comme un tapis.Les parois tendues en coutil vert n’offraient pasla moindre trace d’humidité. L’ameublementétait <strong>de</strong> bois en apparence grossier, mais dontl’écorce polie brillait <strong>de</strong> propreté. Un jeune chataccroupi sur la table où l’avait attiré l’o<strong>de</strong>ur dulait se laissait barbouiller <strong>de</strong> café par Pauline ;elle folâtrait avec lui, défendait la crème qu’ellelui permettait à peine <strong>de</strong> flairer afin d’exercersa patience et d’entretenir le combat ; elle écla-


tait <strong>de</strong> rire à chacune <strong>de</strong> ses grimaces, et débitaitmille plaisanteries pour empêcher Raphaël <strong>de</strong>lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé<strong>de</strong>s mains. Il abondait dans cette scène matinaleun bonheur, inexprimable comme toutce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours<strong>de</strong> lire sa feuille, et contemplait à la dérobéePauline aux prises avec le chat, sa Paulineenveloppée d’un long peignoir qui la luivoilait imparfaitement, sa Pauline les cheveuxen désordre et montrant un petit pied blancveiné <strong>de</strong> bleu dans une pantoufle <strong>de</strong> veloursnoir. Charmante à voir en déshabillé, délicieusecomme les fantastiques figures <strong>de</strong> Westhall, ellesemblait être tout à la fois jeune fille et femme ;peut-être plus jeune fille que femme, elle jouissaitd’une félicité sans mélange, et ne connaissait<strong>de</strong> l’amour que ses premières joies. Au momentoù, tout à fait absorbé par sa douce rêverie,Raphaël avait oublié son journal, Paulinele saisit, le chiffonna, en fit une boule, le


lança dans le jardin, et le chat courut aprèsla politique qui tournait comme toujours surelle-même. Quand Raphaël, distrait par cettescène enfantine, voulut continuer à lire et fit legeste <strong>de</strong> lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent<strong>de</strong>s rires francs, joyeux, renaissant d’euxmêmescomme les chants d’un oiseau.


― Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyantles larmes que son rire d’enfant avait faitcouler. N’est-ce pas une félonie, reprit-elle re<strong>de</strong>venantfemme tout à coup, que <strong>de</strong> lire <strong>de</strong>sproclamations russes en ma présence, et <strong>de</strong> préférerla prose <strong>de</strong> l’empereur Nicolas à <strong>de</strong>s paroles,à <strong>de</strong>s regards d’amour ?― Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.En ce moment le pas lourd du jardinier dontles souliers ferrés faisaient crier le sable <strong>de</strong>s alléesretentit près <strong>de</strong> la serre.― Excusez, monsieur le marquis, si je vousinterromps ainsi que madame, mais je vous apporteune curiosité comme je n’en ai jamaisvu. En tirant tout à l’heure, sous votre respect,un seau d’eau, j’ai amené cette singulièreplante marine ! <strong>La</strong> voilà ! Faut, tout <strong>de</strong> même,que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’étaitpoint mouillé, ni humi<strong>de</strong>. C’était sec comme dubois, et point gras du tout. Comme monsieur le


marquis est plus savant que moi certainement,j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et que çal’intéresserait.Et le jardinier montrait à Raphaëll’inexorable Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong> qui n’avait pas sixpouces carrés <strong>de</strong> superficie.― Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette choseest très-curieuse.― Qu’as-tu, mon ange ? tu pâlis ! s’écria Pauline.― <strong>La</strong>issez-nous, Vanière.― Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elleest singulièrement altérée. Qu’as-tu ? Que tesens-tu ? Où as-tu mal ? Tu as mal ! Un mé<strong>de</strong>cin! cria-t-elle. Jonathas, au secours !― Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël quirecouvra son sang-froid. Sortons. Il y a près <strong>de</strong>moi une fleur dont le parfum m’incommo<strong>de</strong>.Peut-être est-ce cette verveine ?Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, lesaisit par la tige, et le jeta dans le jardin.


― Oh ! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaëlpar une étreinte aussi forte que leur amour et enlui apportant avec une langoureuse coquetterieses lèvres vermeilles à baiser, en te voyant pâlir,j’ai compris que je ne te survivrais pas : ta vie estma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur ledos ? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid.Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main ?... elle estglacée, ajouta-t-elle.― Folle ! s’écria Raphaël.― Pourquoi cette larme ? dit-elle. <strong>La</strong>isse-lamoiboire.― Oh ! Pauline, Pauline, tu m’aimes trop.― Il se passe en toi quelque chosed’extraordinaire, Raphaël ? Sois vrai, je sauraibientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle enprenant la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>.― Tu es mon bourreau, cria le jeune hommeen jetant un regard d’horreur sur le talisman.― Quel changement <strong>de</strong> voix ! répondit Paulinequi laissa tomber le fatal symbole du <strong>de</strong>stin.


― M’aimes-tu ? reprit-il.― Si je t’aime, est-ce une question ?― Eh bien, laisse-moi, va-t’en !<strong>La</strong> pauvre petite sortit.― Quoi ! s’écria Raphaël quand il fut seul,dans un siècle <strong>de</strong> lumières où nous avons apprisque les diamants sont les cristaux du carbone, àune époque où tout s’explique, où la police traduiraitun nouveau Messie <strong>de</strong>vant les tribunauxet soumettrait ses miracles à l’Académie <strong>de</strong>sSciences, dans un temps où nous ne croyonsplus qu’aux paraphes <strong>de</strong>s notaires, je croirais,moi ! à une espèce <strong>de</strong> Mané, Thekel, Pharès ?Non, <strong>de</strong> par Dieu ! je ne penserai pas que l’Être-Suprême puisse trouver du plaisir à tourmenterune honnête créature. Allons voir les savants.Il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immenserecueil <strong>de</strong> tonneaux, et la Salpêtrière,immense séminaire d’ivrognerie, <strong>de</strong>vant unepetite mare où s’ébaudissaient <strong>de</strong>s canards remarquablespar la rareté <strong>de</strong>s espèces et dont les


ondoyantes couleurs, semblables aux vitrauxd’une cathédrale, pétillaient sous les rayons dusoleil. Tous les canards du mon<strong>de</strong> étaient là,criant, barbotant, grouillant, et formant uneespèce <strong>de</strong> chambre canar<strong>de</strong> rassemblée contreson gré, mais heureusement sans charte niprincipes politiques, et vivant sans rencontrer<strong>de</strong> chasseurs, sous l’œil <strong>de</strong>s naturalistes qui lesregardaient par hasard.― Voilà monsieur <strong>La</strong>vrille, dit un porte-clefsà Raphaël qui avait <strong>de</strong>mandé ce grand pontife<strong>de</strong> la zoologie.Le marquis vit un petit homme profondémentenfoncé dans quelques sages méditationsà l’aspect <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux canards. Ce savant,entre <strong>de</strong>ux âges, avait une physionomie douce,encore adoucie par un air obligeant ; mais ilrégnait dans toute sa personne une préoccupationscientifique : sa perruque incessammentgrattée et fantasquement retroussée, laissaitvoir une ligne <strong>de</strong> cheveux blancs et accu-


sait la fureur <strong>de</strong>s découvertes qui, semblable àtoutes les passions, nous arrache si puissammentaux choses <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> que nous perdonsla conscience du moi. Raphaël, homme <strong>de</strong>science et d’étu<strong>de</strong>, admira ce naturaliste dontles veilles étaient consacrées à l’agrandissement<strong>de</strong>s connaissances humaines, dont les erreursservaient encore la gloire <strong>de</strong> la France ; maisune petite maîtresse aurait ri sans doute <strong>de</strong>la solution <strong>de</strong> continuité qui se trouvait entrela culotte et le gilet rayé du savant, intersticed’ailleurs chastement rempli par une chemisequ’il avait copieusement froncée en se baissantet se levant tour à tour au gré <strong>de</strong> ses observationszoogénésiques.Après quelques premières phrases <strong>de</strong> politesse,Raphaël crut nécessaire d’adresser àmonsieur <strong>La</strong>vrille un compliment banal sur sescanards.― Oh ! nous sommes riches en canards, réponditle naturaliste. Ce genre est d’ailleurs,


comme vous le savez sans doute, le plus fécond<strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong>s palmipè<strong>de</strong>s. Il commenceau cygne, et finit au canard zinzin, en comprenantcent trente-sept variétés d’individusbien distincts, ayant leurs noms, leurs mœurs,leur patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblentpas plus entre eux qu’un blanc ne ressembleà un nègre. En vérité, monsieur, quandnous mangeons un canard, la plupart du tempsnous ne nous doutons guère <strong>de</strong> l’étendue... Ils’interrompit à l’aspect d’un joli petit canardqui remontait le talus <strong>de</strong> la mare. ― Vous voyezlà le cygne à cravate, pauvre enfant du Canada,venu <strong>de</strong> bien loin pour nous montrer sonplumage brun et gris, sa petite cravate noire !Tenez, il se gratte. Voici la fameuse oie à duvetou canard Ei<strong>de</strong>r, sous l’édredon <strong>de</strong> laquelledorment nos petites maîtresses, est-elle jolie !qui n’admirerait ce petit ventre d’un blanc rougeâtre,ce bec vert ? Je viens, monsieur, reprit-il,d’être témoin d’un accouplement dont j’avais


jusqu’alors désespéré. Le mariage s’est fait assezheureusement, et j’en attendrai fort impatiemmentle résultat. Je me flatte d’obtenir unecent trente-huitième espèce à laquelle peutêtremon nom sera donné ! Voici les nouveauxépoux, dit-il en montrant <strong>de</strong>ux canards. C’estd’une part une oie rieuse (anas albifrons), <strong>de</strong>l’autre le grand canard siffleur (anas ruffina<strong>de</strong> Buffon). J’avais long-temps hésité entre lecanard siffleur, le canard à sourcils blancs etle canard souchet (anas clypeata) : tenez, voicile souchet, ce gros scélérat brun-noir dont lecol est verdâtre et si coquettement irisé. Mais,monsieur, le canard siffleur était huppé, vouscomprenez alors que je n’ai plus balancé. Il nenous manque ici que le canard varié à calottenoire. Ces messieurs préten<strong>de</strong>nt unanimementque ce canard fait double emploi avec le canardsarcelle à bec recourbé, quant à moi... Ilfit un geste admirable qui peignit à la fois lamo<strong>de</strong>stie et l’orgueil <strong>de</strong>s savants, orgueil plein


d’entêtement, mo<strong>de</strong>stie pleine <strong>de</strong> suffisance. Jene le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, moncher monsieur, que nous ne nous amusons pasici. Je m’occupe en ce moment <strong>de</strong> la monographiedu genre canard. Mais je suis à vos ordres.En se dirigeant vers une assez jolie maison<strong>de</strong> la rue <strong>de</strong> Buffon, Raphaël soumit la Peau<strong>de</strong> <strong>chagrin</strong> aux investigations <strong>de</strong> monsieur <strong>La</strong>vrille.― Je connais ce produit, répondit le savantaprès avoir braqué sa loupe sur le talisman ; il aservi à quelque <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> boite. Le <strong>chagrin</strong> estfort ancien ! Aujourd’hui les gaîniers préfèrentse servir <strong>de</strong> galuchat. Le galuchat est commevous le savez sans doute, la dépouille du rajasephen, un poisson <strong>de</strong> la mer Rouge....― Mais ceci, monsieur, puisque vous avezl’extrême bonté...― Ceci, reprit le savant en interrompant, estautre chose : entre le galuchat et le <strong>chagrin</strong>, il ya, monsieur, toute la différence <strong>de</strong> l’océan à la


terre, du poisson à un quadrupè<strong>de</strong>. Cependantla <strong>peau</strong> du poisson est plus dure que la <strong>peau</strong> <strong>de</strong>l’animal terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman,est, comme vous le savez sans doute, un<strong>de</strong>s produits les plus curieux <strong>de</strong> la zoologie.― Voyons ! s’écria Raphaël.― Monsieur, répondit le savant ens’enfonçant dans son fauteuil, ceci est une <strong>peau</strong>d’âne.― Je le sais, dit le jeune homme.― Il existe en Perse, reprit le naturaliste, unâne extrêmement rare, l’onagre <strong>de</strong>s anciens,equus asinus, le koulan <strong>de</strong>s Tatars. Pallas a étél’observer, et l’a rendu à la science. En effet,cet animal avait long-temps passé pour fantastique.Il est, comme vous le savez, célèbredans l’Écriture sainte ; Moïse avait défendu <strong>de</strong>l’accoupler avec ses congénères. Mais l’onagreest encore plus fameux par les prostitutionsdont il a été l’objet, et dont parlent souvent lesprophètes bibliques. Pallas, comme vous le sa-


vez sans doute, déclare, dans ses Act. Petrop.,tome II, que ces excès bizarres sont encore religieusementaccrédités chez les Persans et lesNogaïs comme un remè<strong>de</strong> souverain contreles maux <strong>de</strong> reins et la goutte sciatique. Nousne nous doutons guère <strong>de</strong> cela, nous autrespauvres Parisiens. Le Muséum ne possè<strong>de</strong> pasd’onagre. Quel superbe animal ! reprit le savant.Il est plein <strong>de</strong> mystères : son œil est munid’une espèce <strong>de</strong> tapis réflecteur auquel lesOrientaux attribuent le pouvoir <strong>de</strong> la fascination,sa robe est plus élégante et plus polie quene l’est celle <strong>de</strong> nos plus beaux chevaux ; elleest sillonnée <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>s plus ou moins fauves, etressemble beaucoup à la <strong>peau</strong> du zèbre. Son lainagea quelque chose <strong>de</strong> moelleux, d’ondoyant,<strong>de</strong> gras au toucher ; sa vue égale en justesse eten précision la vue <strong>de</strong> l’homme ; un peu plusgrand que nos plus beaux ânes domestiques, ilest doué d’un courage extraordinaire. Si, parhasard, il est surpris, il se défend avec une su-


périorité remarquable contre les bêtes les plusféroces, quant à la rapidité <strong>de</strong> sa marche, ellene peut se comparer qu’au vol <strong>de</strong>s oiseaux ;un onagre, monsieur, tuerait à la course lesmeilleurs chevaux arabes ou persans. D’après lepère du consciencieux docteur Niébuhr, dont,comme vous le savez sans doute, nous déploronsla perte récente, le terme moyen du pas ordinaire<strong>de</strong> ces admirables créatures est <strong>de</strong> septmille pas géométriques par heure. Nos ânes dégénérésne sauraient donner une idée <strong>de</strong> cetâne indépendant et fier. Il a le port leste, animé,l’air spirituel, fin, une physionomie gracieuse,<strong>de</strong>s mouvements pleins <strong>de</strong> coquetterie !C’est le roi zoologique <strong>de</strong> l’Orient. Les superstitionsturques et persanes lui donnent mêmeune mystérieuse origine, et le nom <strong>de</strong> Salomonse mêle aux récits que les conteurs du Thibet et<strong>de</strong> la Tartarie font sur les prouesses attribuéesà ces nobles animaux.


Enfin un onagre apprivoisé vaut <strong>de</strong>s sommesimmenses ; il est presque impossible <strong>de</strong> le saisirdans les montagnes, où il bondit comme unchevreuil, et semble voler comme un oiseau.<strong>La</strong> fable <strong>de</strong>s chevaux ailés, notre Pégase, a sansdoute pris naissance dans ces pays, où les bergersont pu voir souvent un onagre sautant d’unrocher à un autre. Les ânes <strong>de</strong> selle, obtenusen Perse par l’accouplement d’une ânesse avecun onagre apprivoisé, sont peints en rouge,suivant une immémoriale tradition. Cet usagea donné lieu peut-être à notre proverbe : Méchantcomme un âne rouge. À une époque oùl’histoire naturelle était très-négligée en France,un voyageur aura, je pense, amené un <strong>de</strong> cesanimaux curieux qui supportent fort impatiemmentl’esclavage. De là, le dicton ! <strong>La</strong> <strong>peau</strong>que vous me présentez, reprit le savant, est la<strong>peau</strong> d’un onagre. Nous varions sur l’origine dunom. Les uns préten<strong>de</strong>nt que Chagri est un motturc, d’autres veulent que Chagri soit la ville


où cette dépouille zoologique subit une préparationchimique assez bien décrite par Pallas,et qui lui donne le grain particulier que nousadmirons ; monsieur Martellens m’a écrit queChâagri est un ruisseau.― Monsieur, je vous remercie <strong>de</strong> m’avoirdonné <strong>de</strong>s renseignements qui fourniraientune admirable note à quelque Dom Calmet, siles bénédictins existaient encore ; mais j’ai eul’honneur <strong>de</strong> vous faire observer que ce fragmentétait primitivement d’un volume égal.... àcette carte géographique, dit Raphaël en montrantà <strong>La</strong>vrille un atlas ouvert : or <strong>de</strong>puis troismois elle s’est sensiblement contractée....― Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur,toutes les dépouilles d’êtres primitivementorganisés sont sujettes à un dépérissementnaturel, facile à concevoir, dont les progrèssont soumis aux influences atmosphériques.Les métaux eux-mêmes se dilatent ou seresserrent d’une manière sensible, car les ingé-


nieurs ont observé <strong>de</strong>s espaces assez considérablesentre <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s pierres primitivementmaintenues par <strong>de</strong>s barres <strong>de</strong> fer. <strong>La</strong> scienceest vaste, la vie humaine est bien courte. Aussin’avons-nous pas la prétention <strong>de</strong> connaîtretous les phénomènes <strong>de</strong> la nature.― Monsieur, reprit Raphaël presque confus,excusez la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que je vais vous faire. Êtesvousbien sûr que cette <strong>peau</strong> soit soumise auxlois ordinaires <strong>de</strong> la zoologie, qu’elle puisses’étendre ?― Oh ! certes. Ah ! peste, dit monsieur <strong>La</strong>vrilleen essayant <strong>de</strong> tirer le talisman. Mais,monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voirPlanchette, le célèbre professeur <strong>de</strong> mécanique,il trouvera certainement un moyen d’agir surcette <strong>peau</strong>, <strong>de</strong> l’amollir, <strong>de</strong> la distendre.― Oh ! monsieur, vous me sauvez la vie.Raphaël salua le savant naturaliste, et courutchez Planchette, en laissant le bon <strong>La</strong>vrilleau milieu <strong>de</strong> son cabinet rempli <strong>de</strong> bocaux et


<strong>de</strong> plantes séchées. Il remportait <strong>de</strong> cette visite,sans le savoir, toute la science humaine :une nomenclature ! Ce bonhomme ressemblaità Sancho Pança racontant à Don Quichottel’histoire <strong>de</strong>s chèvres, il s’amusait à compter <strong>de</strong>sanimaux et à les numéroter. Arrivé sur le bord<strong>de</strong> la tombe, il connaissait à peine une petitefraction <strong>de</strong>s incommensurables nombres dugrand trou<strong>peau</strong> jeté par Dieu à travers l’océan<strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, dans un but ignoré. Raphaël étaitcontent. ― Je vais tenir mon âne en bri<strong>de</strong>,s’écriait-il. Sterne avait dit avant lui : « Ménageonsnotre âne, si nous voulons vivre vieux. »Mais la bête est si fantasque !Planchette était un grand homme sec, véritablepoète perdu dans une perpétuellecontemplation, occupé à regar<strong>de</strong>r toujours unabîme sans fond, LE MOUVEMENT. Le vulgairetaxe <strong>de</strong> folie ces esprits sublimes, gens incomprisqui vivent dans une admirable insouciancedu luxe et du mon<strong>de</strong>, restant <strong>de</strong>s journées


entières à fumer un cigare éteint, ou venantdans un salon sans avoir toujours bien exactementmarié les boutons <strong>de</strong> leurs vêtements avecles boutonnières. Un jour, après avoir longtempsmesuré le vi<strong>de</strong>, ou entassé <strong>de</strong>s X sous <strong>de</strong>sAa― gG, ils ont analysé quelque loi naturelle etdécomposé le plus simple <strong>de</strong>s principes ; toutà coup la foule admire une nouvelle machineou quelque haquet dont la facile structure nousétonne et nous confond ! Le savant mo<strong>de</strong>stesourit en disant à ses admirateurs : ― Qu’ai-jedonc créé ? Rien. L’homme n’invente pas uneforce, il la dirige, et la science consiste à imiterla nature.Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses<strong>de</strong>ux jambes, comme un pendu tombé droitsous une potence. Planchette examinait unebille d’agate qui roulait sur un cadran solaire,en attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvrehomme n’était ni décoré, ni pensionné, car ilne savait pas enluminer ses calculs, heureux <strong>de</strong>


vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait nià la gloire, ni au mon<strong>de</strong>, ni à lui-même, et vivaitdans la science pour la science.― Cela est indéfinissable, s’écria-t-il. ― Ah !monsieur, reprit-il en apercevant Raphaël, jesuis votre serviteur. Comment va la maman ?Allez voir ma femme.― J’aurais cependant pu vivre ainsi ! pensaRaphaël qui tira le savant <strong>de</strong> sa rêverie en lui <strong>de</strong>mandantle moyen d’agir sur le talisman, qu’illui présenta. Dussiez-vous rire <strong>de</strong> ma crédulité,monsieur, dit le marquis en terminant, jene vous cacherai rien. Cette <strong>peau</strong> me semblepossé<strong>de</strong>r une force <strong>de</strong> résistance contre laquellerien ne peut prévaloir.― Monsieur, les gens du mon<strong>de</strong> traitent toujoursla science assez cavalièrement, tous nousdisent à peu près ce qu’un incroyable disaità <strong>La</strong>lan<strong>de</strong> en lui amenant <strong>de</strong>s dames aprèsl’éclipse : « Ayez la bonté <strong>de</strong> recommencer. »Quel effet voulez-vous produire ? <strong>La</strong> méca-


nique a pour but d’appliquer les lois du mouvementou <strong>de</strong> les neutraliser. Quant au mouvementen lui-même, je vous le déclare avechumilité, nous sommes impuissants à le définir.Cela posé, nous avons remarqué quelquesphénomènes constants qui régissent l’action<strong>de</strong>s soli<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s flui<strong>de</strong>s. En reproduisant lescauses génératrices <strong>de</strong> ces phénomènes, nouspouvons transporter les corps, leur transmettreune force locomotive dans <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> vitessedéterminée, les lancer, les diviser simplementou à l’infini, soit que nous les cassionsou les pulvérisions ; puis les tordre, leur imprimerune rotation, les modifier, les comprimer,les dilater, les étendre. Cette science, monsieur,repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille,reprit-il. Elle est ici sur cette pierre. <strong>La</strong> voicimaintenant là. De quel nom appellerons-nouscet acte si physiquement naturel et si moralementextraordinaire ? Mouvement, locomotion,changement <strong>de</strong> lieu ? Quelle immense va-


nité cachée sous les mots ! Un nom, est-ce doncune solution ? Voilà pourtant toute la science.Nos machines emploient ou décomposent cetacte, ce fait. Ce léger phénomène adapté à <strong>de</strong>smasses va faire sauter Paris : nous pouvons augmenterla vitesse aux dépens <strong>de</strong> la force, et laforce aux dépens <strong>de</strong> la vitesse. Qu’est-ce quela force et la vitesse ? Notre science est inhabileà le dire, comme elle l’est à créer un mouvement.Un mouvement, quel qu’il soit, est unimmense pouvoir, et l’homme n’invente pas <strong>de</strong>pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement,l’essence même du pouvoir. Tout estmouvement. <strong>La</strong> pensée est un mouvement. <strong>La</strong>nature est établie sur le mouvement. <strong>La</strong> mortest un mouvement dont les fins nous sont peuconnues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il esttoujours en mouvement ; Dieu est le mouvement,peut-être. Voilà pourquoi le mouvementest inexplicable comme lui ; comme lui profond,sans bornes, incompréhensible, intan-


gible. Qui jamais a touché, compris, mesuré lemouvement ? Nous en sentons les effets sansles voir. Nous pouvons même le nier commenous nions Dieu ; Où est-il ? où n’est-il pas ?D’où part-il ? Où en est le principe ? Où en estla fin ? Il nous enveloppe, nous presse et nouséchappe. Il est évi<strong>de</strong>nt comme un fait, obscurcomme une abstraction, tout à la fois effetet cause. Il lui faut comme à nous l’espace,et qu’est-ce que l’espace ? Le mouvement seulnous le révèle ; sans le mouvement, il n’est plusqu’un mot vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens. Problème insoluble,semblable au vi<strong>de</strong>, semblable à la création, àl’infini, le mouvement confond la pensée humaine,et tout ce qu’il est permis à l’homme<strong>de</strong> concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais.Entre chacun <strong>de</strong>s points successivement occupéspar cette bille dans l’espace, reprit le savant,il se rencontre un abîme pour la raisonhumaine, un abîme où est tombé Pascal. Pouragir sur la substance inconnue, que vous voulez


soumettre à une force inconnue, nous <strong>de</strong>vonsd’abord étudier cette substance ; d’après sa nature,ou elle se brisera sous un choc, ou elle yrésistera : si elle se divise et que votre intentionne soit pas <strong>de</strong> la partager, nous n’atteindronspas le but proposé. Voulez-vous la comprimer ?il faut transmettre un mouvement égal à toutesles parties <strong>de</strong> la substance <strong>de</strong> manière à diminueruniformément l’intervalle qui les sépare.Désirez-vous l’étendre ? nous <strong>de</strong>vrons tâcherd’imprimer à chaque molécule une force excentriqueégale ; sans l’observation exacte <strong>de</strong>cette loi, nous y produirions <strong>de</strong>s solutions <strong>de</strong>continuité. Il existe, monsieur, <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s infinis,<strong>de</strong>s combinaisons sans bornes dans le mouvement.À quel effet vous arrêtez-vous ?― Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désireune pression quelconque assez forte pourétendre indéfiniment cette <strong>peau</strong>...― <strong>La</strong> substance étant finie, répondit le mathématicien,ne saurait être indéfiniment dis-


tendue, mais la compression multipliera nécessairementl’étendue <strong>de</strong> sa surface aux dépens <strong>de</strong>l’épaisseur ; elle s’amincira jusqu’à ce que la matièremanque...― Obtenez ce résultat, monsieur, s’écriaRaphaël, et vous aurez gagné <strong>de</strong>s millions.― Je vous volerais votre argent, répondit leprofesseur avec le flegme d’un Hollandais. Jevais vous démontrer en <strong>de</strong>ux mots l’existenced’une machine sous laquelle Dieu lui-mêmeserait écrasé comme une mouche. Elle réduiraitun homme à l’état <strong>de</strong> papier brouillard, unhomme botté, éperonné, cravaté, cha<strong>peau</strong>, or,bijoux, tout...― Quelle horrible machine !― Au lieu <strong>de</strong> jeter leurs enfants à l’eau, lesChinois <strong>de</strong>vraient les utiliser ainsi, reprit le savantsans penser au respect <strong>de</strong> l’homme pour saprogéniture.Tout entier à son idée, Planchette prit un pot<strong>de</strong> fleurs vi<strong>de</strong>, troué dans le fond et l’apporta


sur la dalle du gnomon, puis il alla chercherun peu <strong>de</strong> terre glaise dans un coin du jardin.Raphaël resta charmé comme un enfant auquelsa nourrice conte une histoire merveilleuse.Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle,Planchette tira <strong>de</strong> sa poche une serpette, coupa<strong>de</strong>ux branches <strong>de</strong> sureau, et se mit à les vi<strong>de</strong>r ensifflant comme si Raphaël n’eût pas été là.― Voilà les éléments <strong>de</strong> la machine, dit-il.Il attacha par un cou<strong>de</strong> en terre glaise l’un <strong>de</strong>ses tuyaux <strong>de</strong> bois au fond du pot, <strong>de</strong> manièreà ce que le trou du sureau correspondît à celuidu vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Ilétala sur la dalle un lit <strong>de</strong> glaise en lui donnantla forme d’une pelle, assit le pot <strong>de</strong> fleurs dansla partie la plus large, et fixa la branche <strong>de</strong> sureausur la portion qui représentait le manche.Enfin il mit un pâté <strong>de</strong> terre glaise à l’extrémitédu tube en sureau, il y planta l’autre branchecreuse, toute droite, en pratiquant un autrecou<strong>de</strong> pour la joindre à la branche horizontale,


en sorte que l’air, ou tel flui<strong>de</strong> ambiant donné,pût circuler dans cette machine improvisée,et courir <strong>de</strong>puis l’embouchure du tube vertical,à travers le canal intermédiaire, jusque dans legrand pot <strong>de</strong> fleurs vi<strong>de</strong>.― Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaëlavec le sérieux d’un académicien prononçantson discours <strong>de</strong> réception, est un <strong>de</strong>s plus beauxtitres du grand Pascal à notre admiration.― Je ne comprends pas.Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbrefruitier une petite bouteille dans laquelle sonpharmacien lui avait envoyé une liqueur où seprenaient les fourmis ; il en cassa le fond, se fitun entonnoir, l’adapta soigneusement au trou<strong>de</strong> la branche creuse qu’il avait fixée verticalementdans l’argile, en opposition au grandréservoir figuré par le pot <strong>de</strong> fleurs ; puis, aumoyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eaunécessaire pour qu’elle se trouvât égalementbord à bord et dans le grand vase et dans la pe-


tite embouchure circulaire du sureau. Raphaëlpensait à sa Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>.― Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passeencore aujourd’hui pour un corps incompressible,n’oubliez pas ce principe fondamental,néanmoins elle se comprime ; mais si légèrement,que nous <strong>de</strong>vons compter sa facultécontractile comme zéro. Vous voyez la surfaceque présente l’eau arrivée à la superficie du pot<strong>de</strong> fleurs.― Oui, monsieur.― Hé bien ! supposez cette surface mille foisplus étendue que ne l’est l’orifice du bâton <strong>de</strong>sureau par lequel j’ai versé le liqui<strong>de</strong>. Tenez,j’ôte l’entonnoir.― D’accord.― Hé bien ! monsieur, si par un moyen quelconquej’augmente le volume <strong>de</strong> cette masseen introduisant encore <strong>de</strong> l’eau par l’orifice dupetit tuyau, le flui<strong>de</strong>, contraint d’y <strong>de</strong>scendre,montera dans le réservoir figuré par le pot <strong>de</strong>


fleurs jusqu’à ce que le liqui<strong>de</strong> arrive à un mêmeniveau dans l’un et dans l’autre...― Cela est évi<strong>de</strong>nt, s’écria Raphaël.― Mais il y a cette différence, reprit le savant,que si la mince colonne d’eau ajoutée dansle petit tube vertical y présente une force égaleau poids d’une livre par exemple, comme sonaction se transmettra fidèlement à la masse liqui<strong>de</strong>et viendra réagir sur tous les points <strong>de</strong> lasurface qu’elle présente dans le pot <strong>de</strong> fleurs, ils’y trouvera mille colonnes d’eau qui, tendanttoutes à s’élever comme si elles étaient pousséespar une force égale à celle qui fait <strong>de</strong>scendre leliqui<strong>de</strong> dans le bâton <strong>de</strong> sureau vertical, produirontnécessairement ici, dit Planchette en montrantà Raphaël l’ouverture du pot <strong>de</strong> fleurs,une puissance mille fois plus considérable quela puissance introduite là. Et le savant indiquaitdu doigt au marquis le tuyau <strong>de</strong> bois plantédroit dans la glaise.― Cela est tout simple, dit Raphaël.


Planchette sourit.― En d’autres termes, reprit-il avec cetteténacité <strong>de</strong> logique naturelle aux mathématiciens,il faudrait, pour repousser l’irruption <strong>de</strong>l’eau, déployer, sur chaque partie <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>surface, une force égale à la force agissant dansle conduit vertical ; mais, à cette différence près,que si la colonne liqui<strong>de</strong> y est haute d’un pied,les mille petites colonnes <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> surfacen’y auront qu’une très-faible élévation. Maintenant,dit Planchette en donnant une chiquenau<strong>de</strong>à ses bâtons, remplaçons ce petit appareilgrotesque par <strong>de</strong>s tubes métalliques d’uneforce et d’une dimension convenables, si vouscouvrez d’une forte platine mobile la surfaceflui<strong>de</strong> du grand réservoir, et qu’à cette platinevous en opposiez une autre dont la résistanceet la solidité soient à toute épreuve, si<strong>de</strong> plus vous m’accor<strong>de</strong>z la puissance d’ajoutersans cesse <strong>de</strong> l’eau par le petit tube verticalà la masse liqui<strong>de</strong>, l’objet, pris entre les


<strong>de</strong>ux plans soli<strong>de</strong>s, doit nécessairement cé<strong>de</strong>rà l’immense action qui le comprime indéfiniment.Le moyen d’introduire constamment <strong>de</strong>l’eau par le petit tube est une niaiserie en mécanique,ainsi que le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> transmettre la puissance<strong>de</strong> la masse liqui<strong>de</strong> à une platine. Deuxpistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-vousalors, mon cher monsieur, dit-il enprenant le bras <strong>de</strong> Valentin, qu’il n’existe guère<strong>de</strong> substance qui, mise entre ces <strong>de</strong>ux résistancesindéfinies, ne soit contrainte à s’étaler.― Quoi ! l’auteur <strong>de</strong>s Lettres provinciales ainventé ! s’écria Raphaël.― Lui seul, monsieur. <strong>La</strong> mécanique neconnaît rien <strong>de</strong> plus simple ni <strong>de</strong> plus beau. Leprincipe contraire, l’expansibilité <strong>de</strong> l’eau a crééla machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansiblequ’à un certain <strong>de</strong>gré, tandis que son incompressibilité,étant une force en quelque sortenégative, se trouve nécessairement infinie.


― Si cette <strong>peau</strong> s’étend, dit Raphaël, je vouspromets d’élever une statue colossale à BlaisePascal, <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r un prix <strong>de</strong> cent mille francspour le plus beau problème <strong>de</strong> mécanique résoludans chaque pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> dix ans, <strong>de</strong> dotervos cousines, arrière-cousines, enfin <strong>de</strong> bâtirun hôpital <strong>de</strong>stiné aux mathématiciens <strong>de</strong>venusfous ou pauvres.― Ce serait fort utile, dit Planchette. Monsieur,reprit-il avec le calme d’un homme vivantdans une sphère tout intellectuelle, nous irons<strong>de</strong>main chez Spieghalter. Ce mécanicien distinguévient <strong>de</strong> fabriquer, d’après mes plans, unemachine perfectionnée avec laquelle un enfantpourrait faire tenir mille bottes <strong>de</strong> foin dans soncha<strong>peau</strong>.― À <strong>de</strong>main, monsieur.― À <strong>de</strong>main.― Parlez-moi <strong>de</strong> la mécanique ! s’écriaRaphaël. N’est-ce pas la plus belle <strong>de</strong> toutes lessciences ? L’autre avec ses onagres, ses classe-


ments, ses canards, ses genres et ses bocauxpleins <strong>de</strong> monstres, est tout au plus bon à marquerles points dans un billard public.Le len<strong>de</strong>main, Raphaël tout joyeux vint chercherPlanchette, et ils allèrent ensemble dans larue <strong>de</strong> la Santé, nom <strong>de</strong> favorable augure. ChezSpieghalter, le jeune homme se trouva dans unétablissement immense, ses regards tombèrentsur une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> forges rouges et rugissantes.C’était une pluie <strong>de</strong> feu, un déluge <strong>de</strong>clous, un océan <strong>de</strong> pistons, <strong>de</strong> vis, <strong>de</strong> leviers, <strong>de</strong>traverses, <strong>de</strong> limes, d’écrous, une mer <strong>de</strong> fontes,<strong>de</strong> bois, <strong>de</strong> soupapes et d’aciers en barres. <strong>La</strong> limailleprenait à la gorge. Il y avait du fer dansla température, les hommes étaient couverts <strong>de</strong>fer, tout puait le fer, le fer avait une vie, il étaitorganisé, il se fluidifiait, marchait, pensait enprenant toutes les formes, en obéissant à tousles caprices. À travers les hurlements <strong>de</strong>s soufflets,les crescendo <strong>de</strong>s marteaux, les sifflements<strong>de</strong>s tours qui faisaient grogner le fer, Raphaël


arriva dans une gran<strong>de</strong> pièce, propre et bien aérée,où il put contempler à son aise la presse immensedont Planchette lui avait parlé. Il admira<strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> madriers en fonte, et <strong>de</strong>s jumellesen fer unies par un in<strong>de</strong>structible noyau.― Si vous tourniez sept fois cette manivelleavec promptitu<strong>de</strong>, lui dit Spieghalter en luimontrant un balancier <strong>de</strong> fer poli, vous feriezjaillir une planche d’acier en <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> jetsqui vous entreraient dans les jambes comme<strong>de</strong>s aiguilles.― Peste ! s’écria Raphaël.Planchette glissa lui-même la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>entre les <strong>de</strong>ux platines <strong>de</strong> la presse souveraine,et, plein <strong>de</strong> cette sécurité que donnentles convictions scientifiques, il manœuvra vivementle balancier.― Couchez-vous tous, nous sommes morts,cria Spieghalter d’une voix tonnante en se laissanttomber lui-même à terre.


Un sifflement horrible retentit dans les ateliers.L’eau contenue dans la machine brisa lafonte, produisit un jet d’une puissance incommensurable,et se dirigea heureusement sur unevieille forge qu’elle renversa, bouleversa, torditcomme une trombe entortille une maison etl’emporte avec elle.― Oh ! dit tranquillement Planchette, le <strong>chagrin</strong>est sain comme mon œil ! Maître Spieghalter,il y avait une paille dans votre fonte, ouquelque interstice dans le grand tube.― Non, non, je connais ma fonte. Monsieurpeut remporter son outil, le diable est logé <strong>de</strong>dans.L’Allemand saisit un marteau <strong>de</strong> forgeron,jeta la <strong>peau</strong> sur une enclume, et, <strong>de</strong> toute laforce que donne la colère, déchargea sur le talismanle plus terrible coup qui jamais eût mugidans ses ateliers.― Il n’y parait seulement pas, s’écria Planchetteen caressant le <strong>chagrin</strong> rebelle.


Les ouvriers accoururent. Le contre-maîtreprit la <strong>peau</strong> et la plongea dans le charbon <strong>de</strong>terre d’une forge. Tous rangés en <strong>de</strong>mi-cercleautour du feu, attendirent avec impatience lejeu d’un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter,le professeur Planchette occupaient le centre <strong>de</strong>cette foule noire et attentive. En voyant tous cesyeux blancs, ces têtes poudrées <strong>de</strong> fer, ces vêtementsnoirs et luisants, ces poitrines poilues,Raphaël se crut transporté dans le mon<strong>de</strong> nocturneet fantastique <strong>de</strong>s balla<strong>de</strong>s alleman<strong>de</strong>s.Le contre-maître saisit la <strong>peau</strong> avec <strong>de</strong>s pincesaprès l’avoir laissée dans le foyer pendant dixminutes.― Ren<strong>de</strong>z-la-moi, dit Raphaël.Le contre-maître la présenta par plaisanterieà Raphaël. Le marquis mania facilement la<strong>peau</strong> froi<strong>de</strong> et souple sous ses doigts. Un crid’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent, Valentinresta seul avec Planchette dans l’atelierdésert.


― Il y a décidément quelque chose <strong>de</strong> diaboliquelà-<strong>de</strong>dans, s’écria Raphaël au désespoir.Aucune puissance humaine ne saurait donc medonner un jour <strong>de</strong> plus !― Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématiciend’un air contrit, nous <strong>de</strong>vions soumettrecette <strong>peau</strong> singulière à l’action d’un laminoir.Où avais-je les yeux en vous proposant unepression.― C’est moi qui l’ai <strong>de</strong>mandée, répliquaRaphaël.Le savant respira comme un coupable acquittépar douze jurés. Cependant intéressé parle problème étrange que lui offrait cette <strong>peau</strong>, ilréfléchit un moment et dit : Il faut traiter cettesubstance inconnue par <strong>de</strong>s réactifs. Allons voirJaphet, la chimie sera peut-être plus heureuseque la mécanique.Valentin mit son cheval au grand trot, dansl’espoir <strong>de</strong> rencontrer le fameux chimiste Japhetà son laboratoire.


― Hé bien ! mon vieil ami, dit Planchetteen apercevant Japhet assis dans un fauteuil etcontemplant un précipité, comment va la chimie?― Elle s’endort. Rien <strong>de</strong> neuf. L’Académiea cependant reconnu l’existence <strong>de</strong> la salicine.Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, ladigitaline ne sont pas <strong>de</strong>s découvertes.― Faute <strong>de</strong> pouvoir inventer <strong>de</strong>s choses, ditRaphaël, il parait que vous en êtes réduits à inventer<strong>de</strong>s noms.― Cela est pardieu vrai, jeune homme !― Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste,essaie <strong>de</strong> nous décomposer cette substance: si tu en extrais un principe quelconque,je le nomme d’avance la diaboline, car en voulantla comprimer, nous venons <strong>de</strong> briser unepresse hydraulique.― Voyons, voyons cela, s’écria joyeusementle chimiste, ce sera peut-être un nouveau corpssimple.


― Monsieur, dit Raphaël, c’est tout simplementun morceau <strong>de</strong> <strong>peau</strong> d’âne.― Monsieur ? reprit gravement le célèbrechimiste.― Je ne plaisante pas, répliqua le marquis enlui présentant la <strong>peau</strong> <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>.Le baron Japhet appliqua sur la <strong>peau</strong> leshouppes nerveuses <strong>de</strong> sa langue si habile à dégusterles sels, les aci<strong>de</strong>s, les alcalis, les gaz,et dit après quelques essais : ― Point <strong>de</strong> goût !Voyons, nous allons lui faire boire un peud’aci<strong>de</strong> phthorique.Soumise à l’action <strong>de</strong> ce principe, si prompt àdésorganiser les tissus animaux, la <strong>peau</strong> ne subitaucune altération.― Ce n’est pas du <strong>chagrin</strong>, s’écria le chimiste.Nous allons traiter ce mystérieux inconnucomme un minéral et lui donner sur le nezen le mettant dans un creuset infusible où j’aiprécisément <strong>de</strong> la potasse rouge.Japhet sortit et revint bientôt.


― Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moiprendre un morceau <strong>de</strong> cette singulière substance,elle est si extraordinaire...― Un morceau ! s’écria Raphaël, pas seulementla valeur d’un cheveu. D’ailleurs essayez,dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.Le savant cassa un rasoir en voulant entamerla <strong>peau</strong>, il tenta <strong>de</strong> la briser par uneforte décharge d’électricité, puis il la soumit àl’action <strong>de</strong> la pile voltaïque, enfin les foudres<strong>de</strong> sa science échouèrent sur le terrible talisman.Il était sept heures du soir. Planchette, Japhetet Raphaël, ne s’apercevant pas <strong>de</strong> la fuitedu temps, attendaient le résultat d’une <strong>de</strong>rnièreexpérience. Le <strong>chagrin</strong> sortit victorieux d’unépouvantable choc auquel il avait été soumis,grâce à une quantité raisonnable <strong>de</strong> chlorured’azote.― Je suis perdu ! s’écria Raphaël. Dieu est là.Je vais mourir. Il laissa les <strong>de</strong>ux savants stupéfaits.


― Gardons-nous bien <strong>de</strong> raconter cetteaventure à l’Académie, nos collègues s’y moqueraient<strong>de</strong> nous, dit Planchette au chimisteaprès une longue pause pendant laquelle ils seregardèrent sans oser se communiquer leurspensées.Ils étaient comme <strong>de</strong>s chrétiens sortant <strong>de</strong>leurs tombes sans trouver un Dieu dans leciel. <strong>La</strong> science ? impuissante ! Les aci<strong>de</strong>s ? eauclaire ! <strong>La</strong> potasse rouge ? déshonorée ! <strong>La</strong> pilevoltaïque et la foudre ? <strong>de</strong>ux bilboquets !― Une presse hydraulique fendue commeune mouillette ! ajouta Planchette.― Je crois au diable, dit le baron Japhet aprèsun moment <strong>de</strong> silence.― Et moi à Dieu, répondit Planchette.Tous <strong>de</strong>ux étaient dans leur rôle. Pour unmécanicien, l’univers est une machine qui veutun ouvrier ; pour la chimie, cette œuvre d’undémon qui va décomposant tout, le mon<strong>de</strong> estun gaz doué <strong>de</strong> mouvement.


― Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit lechimiste.― Bah ! pour nous consoler, messieurs lesdoctrinaires ont créé ce nébuleux axiome : Bêtecomme un fait.― Ton axiome, répliqua le chimiste, mesemble, à moi, fait comme une bête.Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens quine voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.En rentrant chez lui, Valentin était en proieà une rage froi<strong>de</strong> ; il ne croyait plus à rien,ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaientet vacillaient comme celles <strong>de</strong> touthomme en présence d’un fait impossible. Ilavait cru volontiers à quelque défaut secretdans la machine <strong>de</strong> Spieghalter, l’impuissance<strong>de</strong> la science et du feu ne l’étonnait pas ; mais lasouplesse <strong>de</strong> la <strong>peau</strong> quand il la maniait, mais sadureté lorsque les moyens <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction mis àla disposition <strong>de</strong> l’homme étaient dirigées sur


elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable luidonnait le vertige.― Je suis fou, se dit-il. Quoique <strong>de</strong>puis cematin je sois à jeun, je n’ai ni faim ni soif, et jesens dans ma poitrine un foyer qui me brûle. Ilremit la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong> dans le cadre où elleavait été naguère enfermée, et après avoir décritpar une ligne d’encre rouge le contour actueldu talisman, il s’assit dans son fauteuil. ― Déjàhuit heures, s’écria-t-il. Cette journée a passécomme un songe. Il s’accouda sur le bras dufauteuil, s’appuya la tête dans sa main gauche,et resta perdu dans une <strong>de</strong> ces méditations funèbres,dans ces pensées dévorantes dont lescondamnés à mort emportent le secret. ― Ah !Pauline, s’écria-t-il, pauvre enfant ! il y a <strong>de</strong>sabîmes que l’amour ne saurait franchir, malgréla force <strong>de</strong> ses ailes. En ce moment il entendittrès-distinctement un soupir étouffé, et reconnutpar un <strong>de</strong>s plus touchants priviléges <strong>de</strong> lapassion le souffle <strong>de</strong> sa Pauline. ― Oh ! se dit-il,


voilà mon arrêt. Si elle était là, je voudrais mourirdans ses bras. Un éclat <strong>de</strong> rire bien franc,bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit,il vit à travers les ri<strong>de</strong>aux diaphanes la figure<strong>de</strong> Pauline souriant comme un enfant heureuxd’une malice qui réussit ; ses beaux cheveux formaient<strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> boucles sur ses épaules ;elle était là semblable à une rose du Bengale surun monceau <strong>de</strong> roses blanches.― J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit nem’appartient-il pas, à moi qui suis ta femme ?Ne me gron<strong>de</strong> pas, chéri, je ne voulais que dormirprès <strong>de</strong> toi, te surprendre. Pardonne-moicette folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement<strong>de</strong> chatte, se montra radieuse dansses mousselines, et s’assit sur les genoux <strong>de</strong>Raphaël : De quel abîme parlais-tu donc, monamour ? dit-elle en laissant voir sur son frontune expression soucieuse.― De la mort.


― Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certainesidées auxquelles, nous autres, pauvresfemmes, nous ne pouvons nous arrêter, ellesnous tuent. Est-ce force d’amour ou manque <strong>de</strong>courage ? je ne sais. <strong>La</strong> mort ne m’effraie pas, reprit-elleen riant. Mourir avec toi, <strong>de</strong>main matin,ensemble, dans un <strong>de</strong>rnier baiser, ce seraitun bonheur. Il me semble que j’aurais encorevécu plus <strong>de</strong> cent ans. Qu’importe le nombre <strong>de</strong>jours, si, dans une nuit, dans une heure, nousavons épuisé toute une vie <strong>de</strong> paix et d’amour ?― Tu as raison, le ciel parle par ta joliebouche. Donne que je la baise, et mourons, ditRaphaël.― Mourons donc, répondit-elle en riant.Vers les neuf heures du matin, le jour passaità travers les fentes <strong>de</strong>s persiennes ; amoindripar la mousseline <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux, il permettaitencore <strong>de</strong> voir les riches couleurs du tapiset les meubles soyeux <strong>de</strong> la chambre où reposaientles <strong>de</strong>ux amants. Quelques dorures étin-


celaient. Un rayon <strong>de</strong> soleil venait mourir sur lemol édredon que les jeux <strong>de</strong> l’amour avaient jetépar terre. Suspendue à une gran<strong>de</strong> psyché, larobe <strong>de</strong> Pauline se <strong>de</strong>ssinait comme une vaporeuseapparition. Les souliers mignons avaientété laissés loin du lit. Un rossignol vint se posersur l’appui <strong>de</strong> la fenêtre, ses gazouillementsrépétés, le bruit <strong>de</strong> ses ailes soudainement déployéesquand il s’envola, réveillèrent Raphaël.― Pour mourir, dit-il en achevant une penséecommencée dans son rêve, il faut que monorganisation, ce mécanisme <strong>de</strong> chair et d’osanimé par ma volonté, et qui fait <strong>de</strong> moi unindividu homme, présente une lésion sensible.Les mé<strong>de</strong>cins doivent connaître les symptômes<strong>de</strong> la vitalité attaquée, et pouvoir me dire si jesuis en santé ou mala<strong>de</strong>.Il contempla sa femme endormie qui lui tenaitla tête, exprimant ainsi pendant le sommeilles tendres sollicitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’amour. Gracieusementétendue comme un jeune enfant et


le visage tourné vers lui, Pauline semblait le regar<strong>de</strong>rencore en lui tendant une jolie boucheentr’ouverte par un souffle égal et pur. Ses petites<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> porcelaine relevaient la rougeur<strong>de</strong> ses lèvres fraîches sur lesquelles errait unsourire ; l’incarnat <strong>de</strong> son teint était plus vif,et la blancheur en était pour ainsi dire plusblanche en ce moment qu’aux heures les plusamoureuses <strong>de</strong> la journée. Son gracieux abandonsi plein <strong>de</strong> confiance mêlait au charme<strong>de</strong> l’amour les adorables attraits <strong>de</strong> l’enfanceendormie. Les femmes, même les plus naturelles,obéissent encore pendant le jour à certainesconventions sociales qui enchaînent lesnaïves expansions <strong>de</strong> leur âme ; mais le sommeilsemble les rendre à la soudaineté <strong>de</strong> vie quidécore le premier âge : Pauline ne rougissait <strong>de</strong>rien, comme une <strong>de</strong> ces chères et célestes créatureschez qui la raison n’a encore jeté ni penséesdans les gestes, ni secrets dans le regard.Son profil se détachait vivement sur la fine ba-


tiste <strong>de</strong>s oreillers, <strong>de</strong> grosses ruches <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntellemêlées à ses cheveux en désordre lui donnaientun petit air mutin ; mais elle s’était endormiedans le plaisir, ses longs cils étaient appliquéssur sa joue comme pour garantir sa vue d’unelueur trop forte ou pour ai<strong>de</strong>r à ce recueillement<strong>de</strong> l’âme quand elle essaie <strong>de</strong> retenir unevolupté parfaite, mais fugitive ; son oreille mignonne,blanche et rouge, encadrée par unetouffe <strong>de</strong> cheveux et <strong>de</strong>ssinée dans une coque<strong>de</strong> malines, eût rendu fou d’amour un artiste,un peintre, un vieillard, eût peut-être restituéla raison à quelque insensé. Voir sa maîtresseendormie, rieuse dans un songe, paisible sousvotre protection, vous aimant même en rêve,au moment où la créature semble cesser d’être,et vous offrant encore une bouche muette quidans le sommeil vous parle du <strong>de</strong>rnier baiser! voir une femme confiante, <strong>de</strong>mi-nue, maisenveloppée dans son amour comme dans unmanteau, et chaste au sein du désordre ; admi-


er ses vêtements épars, un bas <strong>de</strong> soie rapi<strong>de</strong>mentquitté la veille pour vous plaire, uneceinture dénouée qui vous accuse une foi infinie,n’est-ce pas une joie sans nom ? Cetteceinture est un poème entier : la femme qu’elleprotégeait n’existe plus, elle vous appartient,elle est <strong>de</strong>venue vous ; désormais la trahir, c’estse blesser soi-même. Raphaël attendri contemplacette chambre chargée d’amour, pleine <strong>de</strong>souvenirs, où le jour prenait <strong>de</strong>s teintes voluptueuses,et revint à cette femme aux formespures, jeunes, aimante encore, dont surtout lessentiments étaient à lui sans partage. Il désiravivre toujours. Quand son regard tomba surPauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme siun rayon <strong>de</strong> soleil l’eût frappée.― Bonjour, ami ! dit-elle en souriant. Es-tubeau, méchant !Ces <strong>de</strong>ux têtes empreintes d’une grâce dueà l’amour, à la jeunesse, au <strong>de</strong>mi-jour et au silenceformaient une <strong>de</strong> ces divines scènes dont


la magie passagère n’appartient qu’aux premiersjours <strong>de</strong> la passion, comme la naïveté,la can<strong>de</strong>ur sont les attributs <strong>de</strong> l’enfance. Hélas! ces joies printanières <strong>de</strong> l’amour, <strong>de</strong> mêmeque les rires <strong>de</strong> notre jeune âge, doivent s’enfuiret ne plus vivre que dans notre souvenir pournous désespérer ou nous jeter quelque parfumconsolateur, selon les caprices <strong>de</strong> nos méditationssecrètes.― Pourquoi t’es-tu réveillée ? dit Raphaël.J’avais tant <strong>de</strong> plaisir à te voir endormie, j’enpleurais.― Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleurécette nuit en te contemplant dans ton repos,mais non pas <strong>de</strong> joie. Écoute, mon Raphaël,écoute-moi ? Lorsque tu dors, ta respirationn’est pas franche, il y a dans ta poitrine quelquechose qui résonne, et qui m’a fait peur. Tu aspendant ton sommeil une petite toux sèche, absolumentsemblable à celle <strong>de</strong> mon père quimeurt d’une phthisie. J’ai reconnu dans le bruit


<strong>de</strong> tes poumons quelques-uns <strong>de</strong>s effets bizarres<strong>de</strong> cette maladie. Puis tu avais la fièvre,j’en suis sûre, ta main était moite et brûlante.Chéri ! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tupourrais te guérir encore si, par malheur... Maisnon, s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas <strong>de</strong>malheur, la maladie se gagne, disent les mé<strong>de</strong>cins.De ses <strong>de</strong>ux bras, elle enlaça Raphaël,saisit sa respiration par un <strong>de</strong> ces baisers danslesquels l’âme arrive : ― Je ne désire pas vivrevieille, dit-elle. Mourons jeunes tous <strong>de</strong>ux, etallons dans le ciel les mains pleines <strong>de</strong> fleurs.― Ces projets-là se font toujours quand noussommes en bonne santé, répondit Raphaël enplongeant ses mains dans la chevelure <strong>de</strong> Pauline; mais il eut alors un horrible accès <strong>de</strong> toux,<strong>de</strong> ces toux graves et sonores qui semblent sortird’un cercueil, qui font pâlir le front <strong>de</strong>s mala<strong>de</strong>set les laissent tremblants, tout en sueur,après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurscôtes, fatigué leur moelle épinière, et impri-


mé je ne sais quelle lour<strong>de</strong>ur à leurs veines.Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement, affaissécomme un homme dont toute la forces’est dissipée dans un <strong>de</strong>rnier effort. Pauline leregarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et restaimmobile, blanche, silencieuse.― Ne faisons plus <strong>de</strong> folies, mon ange, ditelleen voulant cacher à Raphaël les horriblespressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la figure<strong>de</strong> ses mains, car elle apercevait le hi<strong>de</strong>uxsquelette <strong>de</strong> la MORT.<strong>La</strong> tête <strong>de</strong> Raphaël était <strong>de</strong>venue livi<strong>de</strong> etcreuse comme un crâne arraché aux profon<strong>de</strong>ursd’un cimetière pour servir aux étu<strong>de</strong>s<strong>de</strong> quelque savant. Pauline se souvenait <strong>de</strong>l’exclamation échappée la veille à Valentin, etse dit à elle-même : Oui, il y a <strong>de</strong>s abîmes quel’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’yensevelir.Quelques jours après cette scène <strong>de</strong> désolation,Raphaël se trouva par une matinée du


mois <strong>de</strong> mars assis dans un fauteuil, entouré<strong>de</strong> quatre mé<strong>de</strong>cins qui l’avaient fait placerau jour <strong>de</strong>vant la fenêtre <strong>de</strong> sa chambre, ettour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient,l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt.Le mala<strong>de</strong> épiait leurs pensées en interprétantet leurs gestes et les moindres plis qui seformaient sur leurs fronts. Cette consultationétait sa <strong>de</strong>rnière espérance. Ces juges suprêmesallaient lui prononcer un arrêt <strong>de</strong> vie ou <strong>de</strong>mort. Aussi, pour arracher à la science humaineson <strong>de</strong>rnier mot, Valentin avait-il convoqué lesoracles <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine mo<strong>de</strong>rne. Grâce à safortune et à son nom, les trois systèmes entrelesquels flottent les connaissances humainesétaient là <strong>de</strong>vant lui. Trois <strong>de</strong> ces docteurs portaientavec eux toute la philosophie médicale,en représentant le combat que se livrent la Spiritualité,l’Analyse et je ne sais quel Éclectismerailleur. Le quatrième mé<strong>de</strong>cin était HoraceBianchon, homme plein d’avenir et <strong>de</strong> science,


le plus distingué peut-être <strong>de</strong>s nouveaux mé<strong>de</strong>cins,sage et mo<strong>de</strong>ste député <strong>de</strong> la studieuse jeunessequi s’apprête à recueillir l’héritage <strong>de</strong>s trésorsamassés <strong>de</strong>puis cinquante ans par l’École<strong>de</strong> Paris, et qui bâtira peut-être le monumentpour lequel les siècles précé<strong>de</strong>nts ont apportétant <strong>de</strong> matériaux divers. Ami du marquis et<strong>de</strong> Rastignac, il lui avait donné ses soins <strong>de</strong>puisquelques jours, et l’aidait à répondre auxinterrogations <strong>de</strong>s trois professeurs auxquels ilexpliquait parfois, avec une sorte d’insistance,les diagnostics qui lui semblaient révéler unephthisie pulmonaire.― Vous avez sans doute fait beaucoupd’excès, mené une vie dissipée, vous vous êteslivré à <strong>de</strong> grands travaux d’intelligence ? dit àRaphaël celui <strong>de</strong>s trois célèbres docteurs dontla tête carrée, la figure large, l’énergique organisation,paraissaient annoncer un génie supérieurà celui <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux antagonistes.


― J’ai voulu me tuer par la débauche aprèsavoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvragedont vous vous occuperez peut-être unjour, lui répondit Raphaël.Le grand docteur hocha la tête en signe<strong>de</strong> contentement, et comme s’il se fût dit enlui-même : ― J’en étais sûr ! Ce docteur étaitl’illustre Brisset, le chef <strong>de</strong>s organistes, le successeur<strong>de</strong>s Cabanis et <strong>de</strong>s Bichat, le mé<strong>de</strong>cin<strong>de</strong>s esprits positifs et matérialistes, qui voienten l’homme un être fini, uniquement sujet auxlois <strong>de</strong> sa propre organisation, et dont l’étatnormal ou les anomalies délétères s’expliquentpar <strong>de</strong>s causes évi<strong>de</strong>ntes.À cette réponse, Brisset regarda silencieusementun homme <strong>de</strong> moyenne taille dont le visageempourpré, l’œil ar<strong>de</strong>nt, semblaient appartenirà quelque satyre antique, et qui, le dosappuyé sur le coin <strong>de</strong> l’embrasure, contemplaitattentivement Raphaël sans mot dire. Hommed’exaltation et <strong>de</strong> croyance, le docteur Camé-


istus, chef <strong>de</strong>s vitalistes, le Ballanche <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine,poétique défenseur <strong>de</strong>s doctrines abstraites<strong>de</strong> Van-Helmont, voyait dans la vie humaineun principe élevé, secret, un phénomèneinexplicable qui se joue <strong>de</strong>s bistouris, trompela chirurgie, échappe aux médicaments <strong>de</strong> lapharmaceutique, aux x <strong>de</strong> l’algèbre, aux démonstrations<strong>de</strong> l’anatomie, et se rit <strong>de</strong> nos efforts; une espèce <strong>de</strong> flamme intangible, invisible,soumise à quelque loi divine, et qui restesouvent au milieu d’un corps condamné parnos arrêts, comme elle déserte aussi les organisationsles plus viables.Un sourire sardonique errait sur les lèvresdu troisième, le docteur Maugredie, esprit distingué,mais pyrrhonien et moqueur, qui necroyait qu’au scalpel, concédait à Brisset lamort d’un homme qui se portait à merveille,et reconnaissait avec Caméristus qu’un hommepouvait vivre encore après sa mort. Il trouvaitdu bon dans toutes les théories, n’en adop-


tait aucune, prétendait que le meilleur systèmemédical était <strong>de</strong> n’en point avoir, et <strong>de</strong>s’en tenir aux faits. Panurge <strong>de</strong> l’école, roi <strong>de</strong>l’observation, ce grand explorateur, ce grandrailleur, l’homme <strong>de</strong>s tentatives désespérées,examinait la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>.― Je voudrais bien être témoin <strong>de</strong> la coïnci<strong>de</strong>ncequi existe entre vos désirs et son rétrécissement,dit-il au marquis.― À quoi bon ? s’écria Brisset.― À quoi bon ? répéta Caméristus.― Ah ! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.― Cette contraction est toute simple, ajoutaBrisset.― Elle est surnaturelle, dit Caméristus.― En effet, répliqua Maugredie en affectantun air grave et rendant à Raphaël sa Peau <strong>de</strong><strong>chagrin</strong>, le racornissement du cuir est un faitinexplicable et cependant naturel, qui, <strong>de</strong>puis


l’origine du mon<strong>de</strong>, fait le désespoir <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cineet <strong>de</strong>s jolies femmes.À force d’examiner les trois docteurs, Valentinne découvrit en eux aucune sympathie pourses maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse,le toisaient avec indifférence et le questionnaientsans le plaindre. <strong>La</strong> nonchalanceperçait à travers leur politesse. Soit certitu<strong>de</strong>,soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, siindolentes, que par moments Raphaël les crutdistraits. De temps à autre, Brisset seul répondait: « Bon ! bien ! » à tous les symptômes désespérantsdont l’existence était démontrée parBianchon. Caméristus <strong>de</strong>meurait plongé dansune profon<strong>de</strong> rêverie, Maugredie ressemblaità un auteur comique étudiant <strong>de</strong>ux originauxpour les transporter fidélement sur la scène.<strong>La</strong> figure d’Horace trahissait une peine profon<strong>de</strong>,un attendrissement plein <strong>de</strong> tristesse. Ilétait mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong>puis trop peu <strong>de</strong> temps pourêtre insensible <strong>de</strong>vant la douleur et impassible


près d’un lit funèbre ; il ne savait pas éteindredans ses yeux les larmes amies qui empêchentun homme <strong>de</strong> voir clair et <strong>de</strong> saisir, commeun général d’armée, le moment propice à lavictoire, sans écouter les cris <strong>de</strong>s moribonds.Après être resté pendant une <strong>de</strong>mi-heure environà prendre en quelque sorte la mesure <strong>de</strong> lamaladie et du mala<strong>de</strong>, comme un tailleur prendla mesure d’un habit à un jeune homme qui luicomman<strong>de</strong> ses vêtements <strong>de</strong> noces, ils direntquelques lieux communs, parlèrent même <strong>de</strong>saffaires publiques ; puis ils voulurent passerdans le cabinet <strong>de</strong> Raphaël pour se communiquerleurs idées et rédiger la sentence.― Messieurs, leur dit Valentin, ne puis-jedonc assister au débat ?― À ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrentvivement, et, malgré les instances <strong>de</strong>leur mala<strong>de</strong>, ils se refusèrent à délibérer en saprésence. Raphaël se soumit à l’usage, en pensantqu’il pouvait se glisser dans un couloir d’où


il entendrait facilement les discussions médicalesauxquelles les trois professeurs allaient selivrer.― Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi<strong>de</strong> vous donner promptement monavis. Je ne veux ni vous l’imposer, ni le voircontroversé : d’abord il est net, précis, et résulted’une similitu<strong>de</strong> complète entre un <strong>de</strong> mes mala<strong>de</strong>set le sujet que nous avons été appelés àexaminer ; puis, je suis attendu à mon hospice.L’importance du fait qui y réclame ma présencem’excusera <strong>de</strong> prendre le premier la parole. Lesujet qui nous occupe est également fatigué par<strong>de</strong>s travaux intellectuels... Qu’a-t-il donc fait,Horace ? dit-il en s’adressant au jeune mé<strong>de</strong>cin.― Une théorie <strong>de</strong> la volonté.― Ah ! diable, mais c’est un vaste sujet. Ilest fatigué, dis-je, par <strong>de</strong>s excès <strong>de</strong> pensée, par<strong>de</strong>s écarts <strong>de</strong> régime, par l’emploi répété <strong>de</strong> stimulantstrop énergiques. L’action violente ducorps et du cerveau a donc vicié le jeu <strong>de</strong> tout


l’organisme. Il est facile, messieurs, <strong>de</strong> reconnaître,dans les symptômes <strong>de</strong> la face et ducorps, une irritation prodigieuse à l’estomac, lanévrose du grand sympathique, la vive sensibilité<strong>de</strong> l’épigastre, et le resserrement <strong>de</strong>s hypocondres.Vous avez remarqué la grosseur etla saillie du foie. Enfin monsieur Bianchon aconstamment observé les digestions <strong>de</strong> son mala<strong>de</strong>,et nous a dit qu’elles étaient difficiles, laborieuses.À proprement parler, il n’existe plusd’estomac ; l’homme a disparu. L’intellecte estatrophié parce que l’homme ne digère plus.L’altération progressive <strong>de</strong> l’épigastre, centre<strong>de</strong> la vie, a vicié tout le système. De là partent<strong>de</strong>s irradiations constantes et flagrantes, ledésordre a gagné le cerveau par le plexus nerveux,d’où l’irritation excessive <strong>de</strong> cet organe.Il y a monomanie. Le mala<strong>de</strong> est sous le poidsd’une idée fixe. Pour lui cette Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>se rétrécit réellement, peut-être a-t-elletoujours été comme nous l’avons vue ; mais,


qu’il se contracte ou non, ce <strong>chagrin</strong> est pourlui la mouche que certain grand visir avait surle nez. Mettez promptement <strong>de</strong>s sangsues àl’épigastre, calmez l’irritation <strong>de</strong> cet organe oùl’homme tout entier rési<strong>de</strong>, tenez le mala<strong>de</strong> aurégime, la monomanie cessera. Je n’en dirai pasdavantage au docteur Bianchon ; il doit saisirl’ensemble et les détails du traitement. Peutêtrey a-t-il complication <strong>de</strong> maladie, peut-êtreles voies respiratoires sont-elles également irritées; mais je crois le traitement <strong>de</strong> l’appareil intestinalbeaucoup plus important, plus nécessaire,plus urgent que ne l’est celui <strong>de</strong>s poumons.L’étu<strong>de</strong> tenace <strong>de</strong> matières abstraiteset quelques passions violentes ont produit <strong>de</strong>graves perturbations dans ce mécanisme vital ;cependant il est temps encore d’en redresser lesressorts, rien n’y est trop fortement adultéré.Vous pouvez donc facilement sauver votre ami,dit-il à Bianchon.


― Notre savant collègue prend l’effet pour lacause, répondit Caméristus. Oui, les altérationssi bien observées par lui existent chez le mala<strong>de</strong>,mais l’estomac n’a pas graduellement établi<strong>de</strong>s irradiations dans l’organisme et vers lecerveau, comme une fêlure étend autour d’elle<strong>de</strong>s rayons dans une vitre. Il a fallu un couppour trouer le vitrail ; ce coup, qui l’a porté ?le savons-nous ? avons-nous suffisamment observéle mala<strong>de</strong> ? connaissons-nous tous les acci<strong>de</strong>nts<strong>de</strong> sa vie ? Messieurs, le principe vital,l’archée <strong>de</strong> Van-Helmont est atteint en lui, lavitalité même est attaquée dans son essence,l’étincelle divine, l’intelligence transitoire quisert comme <strong>de</strong> lien à la machine et qui produitla volonté, la science <strong>de</strong> la vie, a cessé <strong>de</strong> régulariserles phénomènes journaliers du mécanismeet les fonctions <strong>de</strong> chaque organe ; <strong>de</strong> làproviennent les désordres si bien appréciés parmon docte confrère. Le mouvement n’est pasvenu <strong>de</strong> l’épigastre au cerveau, mais du cerveau


vers l’épigastre. Non, dit-il en se frappant avecforce la poitrine, non, je ne suis pas un estomacfait homme ! Non, tout n’est pas là. Je ne mesens pas le courage <strong>de</strong> dire que si j’ai un bon épigastre,le reste est <strong>de</strong> forme. Nous ne pouvonspas, reprit-il plus doucement, soumettre à unemême cause physique et à un traitement uniformeles troubles graves qui surviennent chezles différents sujets plus ou moins sérieusementatteints. Aucun homme ne se ressemble. Nousavons tous <strong>de</strong>s organes particuliers, diversementaffectés, diversement nourris, propres àremplir <strong>de</strong>s missions différentes, et à développer<strong>de</strong>s thèmes nécessaires à l’accomplissementd’un ordre <strong>de</strong> choses qui nous est inconnu. <strong>La</strong>portion du grand tout, qui par une haute volontévient opérer, entretenir en nous le phénomène<strong>de</strong> l’animation, se formule d’une manièredistincte dans chaque homme, et fait <strong>de</strong>lui un être en apparence fini, mais qui par unpoint coexiste à une cause infinie. Aussi, <strong>de</strong>-


vons nous étudier chaque sujet séparément, lepénétrer, reconnaître en quoi consiste sa vie,quelle en est la puissance. Depuis la mollessed’une éponge mouillée jusqu’à la dureté d’unepierre ponce, il y a <strong>de</strong>s nuances infinies. Voilàl’homme. Entre les organisations spongieuses<strong>de</strong>s lymphatiques et la vigueur métallique <strong>de</strong>smuscles <strong>de</strong> quelques hommes <strong>de</strong>stinés à unelongue vie, que d’erreurs ne commettra pas lesystème unique, implacable, <strong>de</strong> la guérison parl’abattement, par la prostration <strong>de</strong>s forces humainesque vous supposez toujours irritées !Ici donc, je voudrais un traitement tout moral,un examen approfondi <strong>de</strong> l’être intime. Allonschercher la cause du mal dans les entrailles <strong>de</strong>l’âme et non dans les entrailles du corps ! Unmé<strong>de</strong>cin est un être inspiré, doué d’un génieparticulier, à qui Dieu concè<strong>de</strong> le pouvoir <strong>de</strong>lire dans la vitalité, comme il donne aux prophètes<strong>de</strong>s yeux pour contempler l’avenir, aupoète la faculté d’évoquer la nature, au musi-


cien celle d’arranger les sons dans un ordre harmonieuxdont le type est en haut, peut-être !...― Toujours sa mé<strong>de</strong>cine absolutiste, monarchiqueet religieuse, dit Brisset en murmurant.― Messieurs, reprit promptement Maugredieen couvrant avec promptitu<strong>de</strong>l’exclamation <strong>de</strong> Brisset, ne perdons pas <strong>de</strong> vuele mala<strong>de</strong>...― Voilà donc où en est la science ! s’écriatristement Raphaël. Ma guérison flotte entre unrosaire et un chapelet <strong>de</strong> sangsues, entre le bistouri<strong>de</strong> Dupuytren et la prière du prince <strong>de</strong>Hohenlohe ! Sur la ligne qui sépare le fait <strong>de</strong>la parole, la matière <strong>de</strong> l’esprit, Maugredie estlà, doutant. Le oui et non humain me poursuitpartout ! Toujours le Carimary, Carymara<strong>de</strong> Rabelais : je suis spirituellement mala<strong>de</strong>,carymary ! ou matériellement mala<strong>de</strong>, carymara! Dois-je vivre ? ils l’ignorent. Au moins Planchetteétait-il plus franc, en me disant : Je ne saispas.


En ce moment, Valentin entendit la voix dudocteur Maugredie.― Le mala<strong>de</strong> est monomane, eh ! bien,d’accord, s’écria-t-il, mais il a <strong>de</strong>ux cent millelivres <strong>de</strong> rente : ces monomanes-là sont fortrares, et nous leur <strong>de</strong>vons au moins un avis.Quant à savoir si son épigastre a réagi surle cerveau, ou le cerveau sur son épigastre,nous pourrons peut-être vérifier le fait, quandil sera mort. Résumons-nous donc. Il estmala<strong>de</strong>, le fait est incontestable. Il lui fautun traitement quelconque. <strong>La</strong>issons les doctrines.Mettons-lui <strong>de</strong>s sangsues pour calmerl’irritation intestinale et la névrose surl’existence <strong>de</strong>squelles nous sommes d’accord,puis envoyons-le aux eaux : nous agirons à lafois d’après les <strong>de</strong>ux systèmes. S’il est pulmonique,nous ne pouvons guère le sauver, ainsi...Raphaël quitta promptement le couloir etvint se remettre dans son fauteuil. Bientôt lesquatre mé<strong>de</strong>cins sortirent du cabinet. Horace


porta la parole et lui dit : ― Ces messieurs ontunanimement reconnu la nécessité d’une applicationimmédiate <strong>de</strong> sangsues à l’estomac, etl’urgence d’un traitement à la fois physique etmoral. D’abord un régime diététique, afin <strong>de</strong>calmer l’irritation <strong>de</strong> votre organisme.Ici Brisset fit un signe d’approbation.― Puis un régime hygiénique pour régirvotre moral. Ainsi nous vous conseillons unanimementd’aller aux eaux d’Aix en Savoie, ouà celles du Mont-Dor en Auvergne, si vous lespréférez ; l’air et les sites <strong>de</strong> la Savoie sont plusagréables que ceux du Cantal, mais vous suivrezvotre goût.Là, le docteur Caméristus laissa échapper ungeste d’assentiment.Ces messieurs, reprit Bianchon, ayant reconnu<strong>de</strong> légères altérations dans l’appareil respiratoire,sont tombés d’accord sur l’utilité <strong>de</strong> mesprescriptions antérieures. Ils pensent que votre


guérison est facile et dépendra <strong>de</strong> l’emploi sagementalternatif <strong>de</strong> ces divers moyens... Et...― Et voilà pourquoi votre fille est muette, ditRaphaël en souriant et en attirant Horace dansson cabinet pour lui remettre le prix <strong>de</strong> cetteinutile consultation.― Ils sont logiques, lui répondit le jeune mé<strong>de</strong>cin.Caméristus sent, Brisset examine, Maugrediedoute. L’homme n’a-t-il pas une âme, uncorps et une raison ? L’une <strong>de</strong> ces trois causespremières agit en nous d’une manière plus oumoins forte, et il y aura toujours <strong>de</strong> l’hommedans la science humaine. Crois-moi, Raphaël,nous ne guérissons pas, nous aidons à guérir.Entre la mé<strong>de</strong>cine <strong>de</strong> Brisset et celle <strong>de</strong> Caméristus,se trouve encore la mé<strong>de</strong>cine expectante; mais pour pratiquer celle-ci avec succès,il faudrait connaître son mala<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis dix ans.Il y a au fond <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine négation commedans toutes les sciences. Tâche donc <strong>de</strong> vivre sa-


gement, essaie d’un voyage en Savoie ; le mieuxest et sera toujours <strong>de</strong> se confier à la nature.Raphaël partit pour les eaux d’Aix.Au retour <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong> et par une bellesoirée d’été, quelques-unes <strong>de</strong>s personnes venuesaux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dansles salons du Cercle. Assis près d’une fenêtreet tournant le dos à l’assemblée, Raphaël restalong-temps seul, plongé dans une <strong>de</strong> ces rêveriesmachinales durant lesquelles nos penséesnaissent, s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir<strong>de</strong> formes, et passent en nous comme <strong>de</strong>légers nuages à peine colorés. <strong>La</strong> tristesse estalors douce, la joie est vaporeuse, et l’âme estpresque endormie. Se laissant aller à cette viesensuelle, Valentin se baignait dans la tiè<strong>de</strong> atmosphèredu soir en savourant l’air pur et parfumé<strong>de</strong>s montagnes, heureux <strong>de</strong> ne sentir aucunedouleur et d’avoir enfin réduit au silencesa menaçante Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>. Au moment oùles teintes rouges du couchant s’éteignirent sur


les cimes, la température fraîchit, il quitta saplace en poussant la fenêtre.― Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vousla complaisance <strong>de</strong> ne pas fermer lacroisée ? Nous étouffons.Cette phrase déchira le tympan <strong>de</strong> Raphaëlpar <strong>de</strong>s dissonances d’une aigreur singulière ;elle fut comme le mot que lâche impru<strong>de</strong>mmentun homme à l’amitié duquel nous voulionscroire, et qui détruit quelque douce illusion<strong>de</strong> sentiment en trahissant un abîmed’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femmele froid regard d’un diplomate impassible, il appelaun valet, et lui dit sèchement quand il arriva: ― Ouvrez cette fenêtre !À ces mots, une surprise insolite éclata surtous les visages. L’assemblée se mit à chuchoter,en regardant le mala<strong>de</strong> d’un air plus ou moinsexpressif, comme s’il eût commis quelque graveimpertinence. Raphaël, qui n’avait pas entièrementdépouillé sa primitive timidité <strong>de</strong> jeune


homme, eut un mouvement <strong>de</strong> honte ; maisil secoua sa torpeur, reprit son énergie et se<strong>de</strong>manda compte à lui-même <strong>de</strong> cette scèneétrange. Soudain un rapi<strong>de</strong> mouvement animason cerveau : le passé lui apparut dans une visiondistincte où les causes du sentiment qu’ilinspirait saillirent en relief comme les veinesd’un cadavre dont, par quelque savante injection,les naturalistes colorent les moindres ramifications; il se reconnut lui-même dans cetableau fugitif, y suivit son existence, jour parjour, pensée à pensée ; il s’y vit, non sans surprise,sombre et distrait au sein <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>rieur, toujours songeant à sa <strong>de</strong>stinée, préoccupé<strong>de</strong> son mal, paraissant dédaigner la causeriela plus insignifiante, fuyant ces intimitéséphémères qui s’établissent promptemententre les voyageurs parce qu’ils comptent sansdoute ne plus se rencontrer ; peu soucieux <strong>de</strong>sautres, et semblable enfin à ces rochers insensiblesaux caresses comme à la furie <strong>de</strong>s vagues.


Puis, par un rare privilège d’intuition, il lutdans toutes les âmes : en découvrant sous lalueur d’un flambeau le crâne jaune, le profilsardonique d’un vieillard, il se rappela <strong>de</strong> luiavoir gagné son argent sans lui avoir proposé<strong>de</strong> prendre sa revanche ; plus loin il aperçut unejolie femme dont les agaceries l’avaient trouvéfroid ; chaque visage lui reprochait un <strong>de</strong>ces torts inexplicables en apparence, mais dontle crime gît toujours dans une invisible blessurefaite à l’amour-propre. Il avait involontairementfroissé toutes les petites vanités quigravitaient autour <strong>de</strong> lui. Les convives <strong>de</strong> sesfêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevauxs’étaient irrités <strong>de</strong> son luxe ; surpris <strong>de</strong>leur ingratitu<strong>de</strong>, il leur avait épargné ces espècesd’humiliations : dès lors ils s’étaient crusméprisés et l’accusaient d’aristocratie. En sondantainsi les cœurs, il put en déchiffrer les penséesles plus secrètes ; il eut horreur <strong>de</strong> la société,<strong>de</strong> sa politesse, <strong>de</strong> son vernis. Riche et d’un


esprit supérieur, il était envié, haï ; son silencetrompait la curiosité, sa mo<strong>de</strong>stie semblait <strong>de</strong>la hauteur à ces gens mesquins et superficiels.Il <strong>de</strong>vina le crime latent, irrémissible, dont ilétait coupable envers eux : il échappait à la juridiction<strong>de</strong> leur médiocrité. Rebelle à leur <strong>de</strong>spotismeinquisiteur, il savait se passer d’eux ;pour se venger <strong>de</strong> cette royauté clan<strong>de</strong>stine,tous s’étaient instinctivement ligués pour luifaire sentir leur pouvoir, le soumettre à quelqueostracisme, et lui apprendre qu’eux aussi pouvaientse passer <strong>de</strong> lui. Pris <strong>de</strong> pitié d’abord àcette vue du mon<strong>de</strong>, il frémit bientôt en pensantà la souple puissance qui lui soulevait ainsile voile <strong>de</strong> chair sous lequel est ensevelie lanature morale, et ferma les yeux comme pourne plus rien voir. Tout à coup un ri<strong>de</strong>au noirfut tiré sur cette sinistre fantasmagorie <strong>de</strong> vérité,mais il se trouva dans l’horrible isolementqui attend les puissances et les dominations.En ce moment, il eut un violent accès <strong>de</strong> toux.


Loin <strong>de</strong> recueillir une seule <strong>de</strong> ces paroles indifférentesen apparence, mais qui du moins simulentune espèce <strong>de</strong> compassion polie chezles personnes <strong>de</strong> bonne compagnie rassembléespar hasard, il entendit <strong>de</strong>s interjections hostileset <strong>de</strong>s plaintes murmurées à voix basse. <strong>La</strong> sociéténe daignait même plus se grimer pour lui,parce qu’il la <strong>de</strong>vinait peut-être.― Sa maladie est contagieuse.― Le prési<strong>de</strong>nt du Cercle <strong>de</strong>vrait lui interdirel’entrée du salon.― En bonne police, il est vraiment défendu<strong>de</strong> tousser ainsi.― Quand un homme est aussi mala<strong>de</strong>, il nedoit pas venir aux eaux.― Il me chassera d’ici.Raphaël se leva pour se dérober à lamalédiction générale, et se promena dansl’appartement. Il voulut trouver une protection,et revint près d’une jeune femme inoccupéeà laquelle il médita d’adresser quelques flat-


teries ; mais, à son approche, elle lui tourna ledos, et feignit <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r les danseurs. Raphaëlcraignit d’avoir déjà pendant cette soirée usé<strong>de</strong> son talisman ; il ne se sentit ni la volonté,ni le courage d’entamer la conversation, quittale salon et se réfugia dans la salle <strong>de</strong> billard.Là, personne ne lui parla, ne le salua, ne lui jetale plus léger regard <strong>de</strong> bienveillance. Son espritnaturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception,la cause générale et rationnelle<strong>de</strong> l’aversion qu’il avait excitée. Ce petit mon<strong>de</strong>obéissait, sans le savoir peut-être, à la gran<strong>de</strong> loiqui régit la haute société, dont Raphaël acheva<strong>de</strong> comprendre la morale implacable. Unregard rétrogra<strong>de</strong> lui en montra le type completen Fœdora. Il ne <strong>de</strong>vait pas rencontrerplus <strong>de</strong> sympathie pour ses maux chez celle-ci,que, pour ses misères <strong>de</strong> cœur, chez celle-là. Lebeau mon<strong>de</strong> bannit <strong>de</strong> son sein les malheureux,comme un homme <strong>de</strong> santé vigoureuse expulse<strong>de</strong> son corps un principe morbifique. Le mon<strong>de</strong>


abhorre les douleurs et les infortunes, il lesredoute à l’égal <strong>de</strong>s contagions, il n’hésite jamaisentre elles et les vices : le vice est un luxe.Quelque majestueux que soit un malheur, la sociétésait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme; elle <strong>de</strong>ssine <strong>de</strong>s caricatures pour jeterà la tête <strong>de</strong>s rois déchus les affronts qu’ellecroit avoir reçus d’eux ; semblable aux jeunesRomaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce augladiateur qui tombe ; elle vit d’or et <strong>de</strong> moquerie; Mort aux faibles ! est le vœu <strong>de</strong> cette espèced’ordre équestre institué chez toutes les nations<strong>de</strong> la terre, car il s’élève partout <strong>de</strong>s riches, etcette sentence est écrite au fond <strong>de</strong>s cœurs pétrispar l’opulence ou nourris par l’aristocratie.Rassemblez-vous <strong>de</strong>s enfants dans un collège ?Cette image en raccourci <strong>de</strong> la société, maisimage d’autant plus vraie qu’elle est plus naïveet plus franche, vous offre toujours <strong>de</strong> pauvresilotes, créatures <strong>de</strong> souffrance et <strong>de</strong> douleur, incessammentplacées entre le mépris et la pitié :


l’Évangile leur promet le ciel. Descen<strong>de</strong>z-vousplus bas sur l’échelle <strong>de</strong>s êtres organisés ? Siquelque volatile est endolori parmi ceux d’unebasse-cour, les autres le poursuivent à coups <strong>de</strong>bec, le plument et l’assassinent. Fidèle à cettecharte <strong>de</strong> l’égoïsme, le mon<strong>de</strong> prodigue ses rigueursaux misères assez hardies pour veniraffronter ses fêtes, pour <strong>chagrin</strong>er ses plaisirs.Quiconque souffre <strong>de</strong> corps ou d’âme, manqued’argent ou <strong>de</strong> pouvoir, est un Paria. Qu’il restedans son désert ; s’il en franchit les limites,il trouve partout l’hiver : froi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> regards,froi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> manières, <strong>de</strong> paroles, <strong>de</strong> cœur ; heureux,s’il ne récolte pas l’insulte là où pour lui<strong>de</strong>vait éclore une consolation. Mourants, restezsur vos lits désertés. Vieillards, soyez seulsà vos froids foyers. Pauvres filles sans dot, gelezet brûlez dans vos greniers solitaires. Si lemon<strong>de</strong> tolère un malheur, n’est-ce pas pour lefaçonner à son usage, en tirer profit, le bâter,lui mettre un mors, une housse, le monter, en


faire une joie ? Quinteuses <strong>de</strong>moiselles <strong>de</strong> compagnie,composez-vous <strong>de</strong> gais visages ! endurezles vapeurs <strong>de</strong> votre prétendue bienfaitrice ;portez ses chiens ; rivales <strong>de</strong> ses griffons anglais,amusez-la, <strong>de</strong>vinez-la, puis taisez-vous ! Et toi,roi <strong>de</strong>s valets sans livrée, parasite effronté, laisseton caractère à la maison ; digère comme digèreton amphitryon, pleure <strong>de</strong> ses pleurs, ris <strong>de</strong>son rire, tiens ses épigrammes pour agréables ;si tu veux en médire, attends sa chute. Ainsi lemon<strong>de</strong> honore-t-il le malheur : il le tue ou lechasse, l’avilit ou le châtre.Ces réflexions sourdirent au cœur <strong>de</strong>Raphaël avec la promptitu<strong>de</strong> d’une inspirationpoétique ; il regarda autour <strong>de</strong> lui, et sentit cefroid sinistre que la société distille pour éloignerles misères, et qui saisit l’âme encore plusvivement que la bise <strong>de</strong> décembre ne glacele corps. Il se croisa les bras sur la poitrine,s’appuya le dos à la muraille, et tomba dansune mélancolie profon<strong>de</strong>. Il songeait au peu <strong>de</strong>


onheur que cette épouvantable police procureau mon<strong>de</strong>. Qu’était-ce ? <strong>de</strong>s amusements sansplaisir, <strong>de</strong> la gaieté sans joie, <strong>de</strong>s fêtes sans jouissance,du délire sans volupté, enfin le bois oules cendres d’un foyer, mais sans une étincelle<strong>de</strong> flamme. Quand il releva la tête, il se vit seul,les joueurs avaient fui. ― Pour leur faire adorerma toux, il me suffirait <strong>de</strong> leur révéler monpouvoir ! se dit-il. À cette pensée, il jeta le mépriscomme un manteau entre le mon<strong>de</strong> et lui.Le len<strong>de</strong>main, le mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong>s eaux vint levoir d’un air affectueux et s’inquiéta <strong>de</strong> sa santé.Raphaël éprouva un mouvement <strong>de</strong> joie en entendantles paroles amies qui lui furent adressées.Il trouva la physionomie du docteur empreinte<strong>de</strong> douceur et <strong>de</strong> bonté, les boucles <strong>de</strong> saperruque blon<strong>de</strong> respiraient la philanthropie,la coupe <strong>de</strong> son habit carré, les plis <strong>de</strong> son pantalon,ses souliers larges comme ceux d’un quaker,tout, jusqu’à la poudre circulairement seméepar sa petite queue sur son dos légèrement


voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimaitla charité chrétienne et le dévouementd’un homme qui, par zèle pour ses mala<strong>de</strong>s,s’était astreint à jouer le whist et le trictrac assezbien pour toujours gagner leur argent.― Monsieur le marquis, dit-il après avoircausé long-temps avec Raphaël, je vais sansdoute dissiper votre tristesse. Maintenant, jeconnais assez votre constitution pour affirmerque les mé<strong>de</strong>cins <strong>de</strong> Paris, dont les grands talentsme sont connus, se sont trompés sur lanature <strong>de</strong> votre maladie. À moins d’acci<strong>de</strong>nt,monsieur le marquis, vous pouvez vivre la vie<strong>de</strong> Mathusalem. Vos poumons sont aussi fortsque <strong>de</strong>s soufflets <strong>de</strong> forge, et votre estomac feraithonte à celui d’une autruche ; mais si vousrestez dans une température élevée, vous risquezd’être très-proprement et promptementmis en terre sainte. Monsieur le marquis va mecomprendre en <strong>de</strong>ux mots. <strong>La</strong> chimie a démontréque la respiration constitue chez l’homme


une véritable combustion dont le plus ou moinsd’intensité dépend <strong>de</strong> l’affluence ou <strong>de</strong> la rareté<strong>de</strong>s principes phlogistiques amassés parl’organisme particulier à chaque individu. Chezvous, le phlogistique abon<strong>de</strong> ; vous êtes, s’ilm’est permis <strong>de</strong> m’exprimer ainsi, suroxygénépar la complexion ar<strong>de</strong>nte <strong>de</strong>s hommes<strong>de</strong>stinés aux gran<strong>de</strong>s passions. En respirantl’air vif et pur qui accélère la vie chez leshommes à fibre molle, vous ai<strong>de</strong>z encore à unecombustion déjà trop rapi<strong>de</strong>. Une <strong>de</strong>s conditions<strong>de</strong> votre existence est donc l’atmosphèreépaisse <strong>de</strong>s étables, <strong>de</strong>s vallées. Oui, l’air vital<strong>de</strong> l’homme dévoré par le génie se trouve dansles gras pâturages <strong>de</strong> l’Allemagne, à Ba<strong>de</strong>n-Ba<strong>de</strong>n,à Toeplitz. Si sous n’avez pas d’horreur <strong>de</strong>l’Angleterre, sa sphère brumeuse calmera votreincan<strong>de</strong>scence ; mais nos eaux situées à millepieds au-<strong>de</strong>ssus du niveau <strong>de</strong> la Méditerranéevous sont funestes. Tel est mon avis, dit-il enlaissant échapper un geste <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie ; je le


donne contre nos intérêts, puisque, si vous lesuivez, nous aurons le malheur <strong>de</strong> vous perdre.Sans ces <strong>de</strong>rniers mots, Raphaël eût été séduitpar la fausse bonhomie du mielleux mé<strong>de</strong>cin,mais il était trop profond observateurpour ne pas <strong>de</strong>viner à l’accent, au geste et au regardqui accompagnèrent cette phrase doucementrailleuse, la mission dont le petit hommeavait sans doute été chargé par l’assemblée <strong>de</strong>ses joyeux mala<strong>de</strong>s. Ces oisifs au teint fleuri,ces vieilles femmes ennuyées, ces Anglais noma<strong>de</strong>s,ces petites-maîtresses échappées à leursmaris et conduites aux eaux par leurs amants,entreprenaient donc d’en chasser un pauvremoribond débile, chétif, en apparence incapable<strong>de</strong> résister à une persécution journalière.Raphaël accepta le combat en voyant un amusementdans cette intrigue.― Puisque vous seriez désolé <strong>de</strong> mon départ,répondit-il au docteur, je vais essayer <strong>de</strong> mettreà profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès


<strong>de</strong>main, j’y ferai construire une maison où nousmodifierons l’air suivant votre ordonnance.Interprétant le sourire amèrement goguenardqui vint errer sur les lèvres <strong>de</strong> Raphaël, lemé<strong>de</strong>cin se contenta <strong>de</strong> le saluer, sans trouverun mot à lui dire.Le lac du Bourget est une vaste coupe <strong>de</strong>montagnes tout ébréchée où brille, à sept ouhuit cents pieds au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la Méditerranée,une goutte d’eau bleue comme ne l’est aucuneeau dans le mon<strong>de</strong>. Vu du haut <strong>de</strong> la Dent-du-Chat, ce lac est là comme une turquoise égarée.Cette jolie goutte d’eau a neuf lieues <strong>de</strong>contour, et dans certains endroits près <strong>de</strong> cinqcents pieds <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur. Être là dans unebarque au milieu <strong>de</strong> cette nappe par un beauciel, n’entendre que le bruit <strong>de</strong>s rames, ne voirà l’horizon que <strong>de</strong>s montagnes nuageuses, admirerles neiges étincelantes <strong>de</strong> la Mauriennefrançaise, passer tour à tour <strong>de</strong>s blocs <strong>de</strong> granitvêtus <strong>de</strong> velours par <strong>de</strong>s fougères ou par <strong>de</strong>s ar-


ustes nains, à <strong>de</strong> riantes collines ; d’un côté ledésert, <strong>de</strong> l’autre une riche nature ; un pauvreassistant au dîner d’un riche ; ces harmonieset ces discordances composent un spectacle oùtout est grand, où tout est petit. L’aspect <strong>de</strong>smontagnes change les conditions <strong>de</strong> l’optiqueet <strong>de</strong> la perspective : un sapin <strong>de</strong> cent pieds voussemble un roseau, <strong>de</strong> larges vallées vous apparaissentétroites autant que <strong>de</strong>s sentiers. Ce lacest le seul où l’on puisse faire une confi<strong>de</strong>nce<strong>de</strong> cœur à cœur. On y pense et on y aime. Enaucun endroit vous ne rencontreriez une plusbelle entente entre l’eau, le ciel, les montagneset la terre. Il s’y trouve <strong>de</strong>s baumes pour toutesles crises <strong>de</strong> la vie. Ce lieu gar<strong>de</strong> le secret <strong>de</strong>sdouleurs, il les console, les amoindrit, et jettedans l’amour je ne sais quoi <strong>de</strong> grave, <strong>de</strong> recueilli,qui rend la passion plus profon<strong>de</strong>, pluspure. Un baiser s’y agrandit. Mais c’est surtoutle lac <strong>de</strong>s souvenirs ; il les favorise en leur donnantla teinte <strong>de</strong> ses on<strong>de</strong>s, miroir où tout vient


se réfléchir. Raphaël ne supportait son far<strong>de</strong>auqu’au milieu <strong>de</strong> ce beau paysage, il y pouvaitrester indolent, songeur, et sans désirs. Aprèsla visite du docteur, il alla se promener et sefit débarquer à la pointe déserte d’une jolie collinesur laquelle est situé le village <strong>de</strong> Saint-Innocent.De cette espèce <strong>de</strong> promontoire, la vueembrasse les monts <strong>de</strong> Bugey, au pied <strong>de</strong>squelscoule le Rhône, et le fond du lac ; mais <strong>de</strong> làRaphaël aimait à contempler, sur la rive opposée,l’abbaye mélancolique <strong>de</strong> Haute-Combe,sépulture <strong>de</strong>s rois <strong>de</strong> Sardaigne prosternés <strong>de</strong>vantles montagnes comme <strong>de</strong>s pèlerins arrivésau terme <strong>de</strong> leur voyage. Un frissonnementégal et ca<strong>de</strong>ncé <strong>de</strong> rames troubla le silence <strong>de</strong> cepaysage et lui prêta une voix monotone, semblableaux psalmodies <strong>de</strong>s moines. Étonné <strong>de</strong>rencontrer <strong>de</strong>s promeneurs dans cette partiedu lac ordinairement solitaire, le marquis examina,sans sortir <strong>de</strong> sa rêverie, les personnesassises dans la barque, et reconnut à l’arrière


la vieille dame qui l’avait si durement interpelléla veille. Quand le bateau passa <strong>de</strong>vantRaphaël, il ne fut salué que par la <strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> compagnie <strong>de</strong> cette dame, pauvre fille noblequ’il lui semblait voir pour la première fois. Déjà,<strong>de</strong>puis quelques instants, il avait oublié lespromeneurs, promptement disparus <strong>de</strong>rrière lepromontoire, lorsqu’il entendit près <strong>de</strong> lui lefrôlement d’une robe et le bruit <strong>de</strong> pas légers.En se retournant, il aperçut la <strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>compagnie ; à son air contraint, il <strong>de</strong>vina qu’ellevoulait lui parler, et s’avança vers elle. Agéed’environ trente-six ans, gran<strong>de</strong> et mince, sècheet froi<strong>de</strong>, elle était, comme toutes les vieillesfilles, assez embarrassée <strong>de</strong> son regard, qui nes’accordait plus avec une démarche indécise,gênée, sans élasticité. Tout à la fois vieille etjeune, elle exprimait par une certaine dignité <strong>de</strong>maintien le haut prix qu’elle attachait à ses trésorset à ses perfections. Elle avait d’ailleurs lesgestes discrets et monastiques <strong>de</strong>s femmes ha-


ituées à se chérir elles-mêmes, sans doute pourne pas faillir à leur <strong>de</strong>stinée d’amour.― Monsieur, votre vie est en danger, ne venezplus au Cercle, dit-elle à Raphaël en faisantquelques pas en arrière, comme si déjà sa vertuse trouvait compromise.― Mais, ma<strong>de</strong>moiselle, répondit Valentinen souriant, <strong>de</strong> grâce expliquez-vous plusclairement, puisque vous avez daigné venirjusqu’ici...― Ah ! reprit-elle, sans le puissant motif quim’amène, je n’aurais pas risqué d’encourir ladisgrâce <strong>de</strong> madame la comtesse, car si elle savaitjamais que je vous ai prévenu...― Et qui le lui dirait, ma<strong>de</strong>moiselle ? s’écriaRaphaël.― C’est vrai, répondit la vieille fille en lui jetantle regard tremblotant d’une chouette miseau soleil. Mais pensez à vous, reprit-elle ; plusieursjeunes gens qui veulent vous chasser <strong>de</strong>s


eaux se sont promis <strong>de</strong> vous provoquer, <strong>de</strong> vousforcer à vous battre en duel.<strong>La</strong> voix <strong>de</strong> la vielle dame retentit dans le lointain.― Ma<strong>de</strong>moiselle, dit le marquis, ma reconnaissance...Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendantla voix <strong>de</strong> sa maîtresse, qui, <strong>de</strong>rechef, glapissaitdans les rochers.― Pauvre fille ! les misères s’enten<strong>de</strong>nt etse secourent toujours, pensa Raphaël ens’asseyant au pied <strong>de</strong> son arbre.<strong>La</strong> clef <strong>de</strong> toutes les sciences est sans contreditle point d’interrogation, nous <strong>de</strong>vons la plupart<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s découvertes au : Comment ?et la sagesse dans la vie consiste peut-être àse <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à tout propos : Pourquoi ? Maisaussi cette factice prescience détruit-elle, nosillusions. Ainsi, Valentin ayant pris, sans préméditation<strong>de</strong> philosophie, la bonne action <strong>de</strong>


la vieille fille pour texte <strong>de</strong> ses pensées vagabon<strong>de</strong>s,la trouva pleine <strong>de</strong> fiel.― Que je sois aimé d’une <strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> compagnie,se dit-il, il n’y a rien là d’extraordinaire :j’ai vingt-sept ans, un titre et <strong>de</strong>ux cent millelivres <strong>de</strong> rente ! Mais que sa maîtresse, qui disputeaux chattes la palme <strong>de</strong> l’hydrophobie,l’ait menée en bateau, près <strong>de</strong> moi, n’est-cepas chose étrange et merveilleuse ? Ces <strong>de</strong>uxfemmes, venues en Savoie pour y dormircomme <strong>de</strong>s marmottes, et qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt àmidi s’il est jour, se seraient levées avant huitheures aujourd’hui pour faire du hasard en semettant à ma poursuite ?Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénairefut à ses yeux une nouvelle transformation<strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> artificieux et taquin,une ruse mesquine, un complot maladroit, unepointillerie <strong>de</strong> prêtre ou <strong>de</strong> femme. Le duelétait-il une fable, ou voulait-on seulement luifaire peur ? Insolentes et tracassières comme


<strong>de</strong>s mouches, ces âmes étroites avaient réussi àpiquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à excitersa curiosité. Ne voulant ni <strong>de</strong>venir leur dupe, nipasser pour un lâche, et amusé peut-être par cepetit drame, il vint au Cercle le soir même. Il setint <strong>de</strong>bout, accoudé sur le marbre <strong>de</strong> la cheminée,et resta tranquille au milieu du salon principal,en s’étudiant à ne donner aucune prisesur lui ; mais il examinait les visages, et défiaiten quelque sorte l’assemblée par sa circonspection.Comme un dogue sûr <strong>de</strong> sa force, il attendaitle combat chez lui, sans aboyer inutilement.Vers la fin <strong>de</strong> la soirée, il se promena dansle salon <strong>de</strong> jeu, en allant <strong>de</strong> la porte d’entrée àcelle du billard, où il jetait <strong>de</strong> temps à autre uncoup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient unepartie. Après quelques tours, il s’entendit nommerpar eux. Quoiqu’ils parlassent à voix basse,Raphaël <strong>de</strong>vina facilement qu’il était <strong>de</strong>venul’objet d’un débat, et finit par saisir quelquesphrases dites à haute voix.


― Toi ?― Oui, moi !― Je t’en défie !― Parions ?― Oh ! il ira.Au moment où Valentin, curieux <strong>de</strong>connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouterattentivement la conversation, un jeunehomme grand et fort, <strong>de</strong> bonne mine, maisayant le regard fixe et impertinent <strong>de</strong>s gens appuyéssur quelque pouvoir matériel, sortit dubillard, et s’adressant à lui : ― Monsieur, dit-ild’un ton calme, je me suis chargé <strong>de</strong> vous apprendreune chose que vous semblez ignorer :votre figure et votre personne déplaisent ici àtout le mon<strong>de</strong>, et à moi en particulier ; vous êtestrop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général,et je vous prie <strong>de</strong> ne plus vous présenterau Cercle.― Monsieur, cette plaisanterie, déjà faitesous l’empire dans plusieurs garnisons, est <strong>de</strong>-


venue aujourd’hui <strong>de</strong> fort mauvais ton, réponditfroi<strong>de</strong>ment Raphaël.― Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme,je vous le répète : votre santé souffrirait beaucoup<strong>de</strong> votre séjour ici ; la chaleur, les lumières,l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.― Où avez-vous étudié la mé<strong>de</strong>cine ? <strong>de</strong>mandaRaphaël.― Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir <strong>de</strong>Lepage à Paris, et docteur chez Lozès, le roi dufleuret.― Il vous reste un <strong>de</strong>rnier gra<strong>de</strong> à prendre,répliqua Valentin, lisez le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la politesse,vous serez un parfait gentilhomme.En ce moment les jeunes gens, souriantou silencieux, sortirent du billard. Les autresjoueurs, <strong>de</strong>venus attentifs, quittèrent leurscartes pour écouter une querelle qui réjouissaitleurs passions. Seul au milieu <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>ennemi, Raphaël tâcha <strong>de</strong> conserver son sang-


froid et <strong>de</strong> ne pas se donner le moindre tort ;mais son antagoniste s’étant permis un sarcasmeoù l’outrage s’enveloppait dans uneforme éminemment incisive et spirituelle, il luirépondit gravement : ― Monsieur, il n’est pluspermis aujourd’hui <strong>de</strong> donner un soufflet à unhomme, mais je ne sais <strong>de</strong> quel mot flétrir uneconduite aussi lâche que l’est la vôtre.― Assez ! assez ! vous vous expliquerez <strong>de</strong>main,dirent plusieurs jeunes gens qui se jetèrententre les <strong>de</strong>ux champions.Raphaël sortit du salon, passant pourl’offenseur, ayant accepté un ren<strong>de</strong>z-vous prèsdu château <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>au, dans une petite prairieen pente, non loin d’une route nouvellementpercée par où le vainqueur pouvait gagnerLyon. Raphaël <strong>de</strong>vait nécessairement ougar<strong>de</strong>r le lit ou quitter les eaux d’Aix. <strong>La</strong> sociététriomphait. Le len<strong>de</strong>main, sur les huit heuresdu matin, l’adversaire <strong>de</strong> Raphaël, suivi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux


témoins et d’un chirurgien, arriva le premiersur le terrain.― Nous serons très-bien ici, il fait un tempssuperbe pour se battre, s’écria-t-il gaiement enregardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lacet les rochers sans la moindre arrière-pensée <strong>de</strong>doute ni <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil. Si je le touche à l’épaule, ditilen continuant, le mettrai-je bien au lit pourun mois, hein ! docteur ?― Au moins, répondit le chirurgien. Maislaissez ce petit saule tranquille ; autrement vousvous fatigueriez la main, et ne seriez plusmaître <strong>de</strong> votre coup. Vous pourriez tuer votrehomme au lieu <strong>de</strong> le blesser.Le bruit d’une voiture se fit entendre.― Le voici, dirent les témoins qui bientôtaperçurent dans la route une calèche <strong>de</strong> voyageattelée <strong>de</strong> quatre chevaux et menée par <strong>de</strong>uxpostillons.― Quel singulier genre ! s’écria l’adversaire<strong>de</strong> Valentin, il vient se faire tuer en poste.


À un duel comme au jeu, les plus légers inci<strong>de</strong>ntsinfluent sur l’imagination <strong>de</strong>s acteursfortement intéressés au succès d’un coup ; aussile jeune homme attendit-il avec une sorted’inquiétu<strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong> cette voiture qui restasur la route. Le vieux Jonathas en <strong>de</strong>scenditlour<strong>de</strong>ment le premier pour ai<strong>de</strong>r Raphaëlà sortir ; il le soutint <strong>de</strong> ses bras débiles, endéployant pour lui les soins minutieux qu’unamant prodigue à sa maîtresse. Tous <strong>de</strong>ux seperdirent dans les sentiers qui séparaient lagran<strong>de</strong> route <strong>de</strong> l’endroit désigné pour le combat,et ne reparurent que long-temps après : ilsallaient lentement. Les quatre spectateurs <strong>de</strong>cette scène singulière éprouvèrent une émotionprofon<strong>de</strong> à l’aspect <strong>de</strong> Valentin appuyé sur lebras <strong>de</strong> son serviteur : pâle et défait, il marchaiten goutteux, baissait la tête et ne disait mot.Vous eussiez dit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux vieillards égalementdétruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée,


le premier avait son âge écrit sur ses cheveuxblancs, le jeune n’avait plus d’âge.― Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaëlà son adversaire. Cette parole glaciale et le regardterrible qui l’accompagna firent tressaillirle véritable provocateur, il eut la conscience <strong>de</strong>son tort et une honte secrète <strong>de</strong> sa conduite.Il y avait dans l’attitu<strong>de</strong>, dans le son <strong>de</strong> voixet le geste <strong>de</strong> Raphaël quelque chose d’étrange.Le marquis fit une pause, et chacun imita sonsilence. L’inquiétu<strong>de</strong> et l’attention étaient aucomble. ― Il est encore temps, reprit-il, <strong>de</strong>me donner une légère satisfaction ; mais donnez-la-moi,monsieur, sinon vous allez mourir.Vous comptez encore en ce moment survotre habileté, sans reculer à l’idée d’un combatoù vous croyez avoir tout l’avantage. Eh !bien ! monsieur, je suis généreux, je vous préviens<strong>de</strong> ma supériorité. Je possè<strong>de</strong> une terriblepuissance. Pour anéantir votre adresse, pourvoiler vos regards, faire trembler vos mains et


palpiter votre cœur, pour vous tuer même, ilme suffit <strong>de</strong> le désirer. Je ne veux pas être obligéd’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cherd’en user. Vous ne serez pas le seul à mourir.Si donc vous vous refusez à me présenter <strong>de</strong>sexcuses, votre balle ira dans l’eau <strong>de</strong> cette casca<strong>de</strong>malgré votre habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’assassinat, et lamienne droit à votre cœur sans que je le vise.En ce moment <strong>de</strong>s voix confuses interrompirentRaphaël. En prononçant ces paroles, lemarquis avait constamment dirigé sur son adversairel’insupportable clarté <strong>de</strong> son regardfixe, il s’était redressé en montrant un visageimpassible, semblable à celui d’un fou méchant.― Fais-le taire, avait dit le jeune homme àson témoin, sa voix me tord les entrailles !― Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles,crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.― Messieurs, je remplis un <strong>de</strong>voir. Ce jeunehomme a-t-il <strong>de</strong>s dispositions à prendre ?


― Assez, assez !Le marquis resta <strong>de</strong>bout, immobile, sansperdre un instant <strong>de</strong> vue son adversaire qui, dominépar une puissance presque magique, étaitcomme un oiseau <strong>de</strong>vant un serpent : contraint<strong>de</strong> subir ce regard homici<strong>de</strong>, il le fuyait, il revenaitsans cesse.― Donne-moi <strong>de</strong> l’eau, j’ai soif, dit-il à sontémoin.― As-tu peur ?― Oui, répondit-il. L’œil <strong>de</strong> cet homme estbrûlant et me fascine.― Veux-tu lui faire <strong>de</strong>s excuses ?― Il n’est plus temps.Les <strong>de</strong>ux adversaires furent placés à quinzepas l’un <strong>de</strong> l’autre. Ils avaient chacun prèsd’eux une paire <strong>de</strong> pistolets, et, suivant le programme<strong>de</strong> cette cérémonie, ils <strong>de</strong>vaient tirer<strong>de</strong>ux coups à volonté, mais après le signal donnépar les témoins.


― Que fais-tu, Charles ? cria le jeune hommequi servait <strong>de</strong> second à l’adversaire <strong>de</strong> Raphaël,tu prends la balle avant la poudre.― Je suis mort, répondit-il en murmurant,vous m’avez mis en face du soleil.― Il est <strong>de</strong>rrière vous, lui dit Valentin d’unevoix grave et solennelle, en chargeant son pistoletlentement, sans s’inquiéter ni du signal déjàdonné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire.Cette sécurité surnaturelle avait quelquechose <strong>de</strong> terrible qui saisit même les <strong>de</strong>uxpostillons amenés là par une curiosité cruelle.Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver,Raphaël parlait à Jonathas et le regardait aumoment où il essuya le feu <strong>de</strong> son ennemi.<strong>La</strong> balle <strong>de</strong> Charles alla briser une branche <strong>de</strong>saule, et ricocha sur l’eau. En tirant au hasard,Raphaël atteignit son adversaire au cœur,et, sans faire attention à la chute <strong>de</strong> ce jeunehomme, il chercha promptement la Peau <strong>de</strong>


<strong>chagrin</strong> pour voir ce que lui coûtait une viehumaine. Le talisman n’était plus grand quecomme une petite feuille <strong>de</strong> chêne.― Eh bien ! que regar<strong>de</strong>z-vous donc là, postillons? en route, dit le marquis.Arrivé le soir même en France, il prit aussitôtla route d’Auvergne, et se rendit aux eaux duMont-Dor. Pendant ce voyage, il lui surgit aucœur une <strong>de</strong> ces pensées soudaines qui tombentdans notre âme comme un rayon <strong>de</strong> soleil àtravers d’épais nuages sur quelque obscure vallée.Tristes lueurs, sagesses implacables ! ellesilluminent les événements accomplis, nous dévoilentnos fautes et nous laissent sans pardon<strong>de</strong>vant nous-mêmes. Il pensa tout à coup que lapossession du pouvoir, quelque immense qu’ilpût être, ne donnait pas la science <strong>de</strong> s’en servir.Le sceptre est un jouet pour un enfant, unehache pour Richelieu, et pour Napoléon un levierà faire pencher le mon<strong>de</strong>. Le pouvoir nouslaisse tels que nous sommes et ne grandit que


les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avaitrien fait.Aux eaux du Mont-Dor, il retrouva cemon<strong>de</strong> qui toujours s’éloignait <strong>de</strong> lui avecl’empressement que les animaux mettent à fuirun <strong>de</strong>s leurs, étendu mort après l’avoir flairé <strong>de</strong>loin. Cette haine était réciproque. Sa <strong>de</strong>rnièreaventure lui avait donné une aversion profon<strong>de</strong>pour la société. Aussi, son premier soin fut-il<strong>de</strong> chercher un asile écarté aux environs <strong>de</strong>seaux. Il sentait instinctivement le besoin <strong>de</strong> serapprocher <strong>de</strong> la nature, <strong>de</strong>s émotions vraieset <strong>de</strong> cette vie végétative à laquelle nous nouslaissons si complaisamment aller au milieu <strong>de</strong>schamps. Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> son arrivée, il gravit,non sans peine, le pic <strong>de</strong> Sancy, et visita les valléessupérieures, les sites aériens, les lacs ignorés,les rustiques chaumières <strong>de</strong>s Monts-Dor,dont les âpres et sauvages attraits commencentà tenter les pinceaux <strong>de</strong> nos artistes. Parfois,il se rencontre là d’admirables paysages pleins


<strong>de</strong> grâce et <strong>de</strong> fraîcheur qui contrastent vigoureusementavec l’aspect sinistre <strong>de</strong> ces montagnesdésolées. À peu près à une <strong>de</strong>mi-lieuedu village, Raphaël se trouva dans un endroitoù, coquette et joyeuse comme un enfant, lanature semblait avoir pris plaisir à cacher <strong>de</strong>strésors ; en voyant cette retraite pittoresque etnaïve, il résolut d’y vivre. <strong>La</strong> vie <strong>de</strong>vait y êtretranquille, spontanée, frugiforme comme celled’une plante.Figurez-vous un cône renversé, mais un cône<strong>de</strong> granit largement évasé, espèce <strong>de</strong> cuvettedont les bords étaient morcelés par <strong>de</strong>s anfractuositésbizarres : ici <strong>de</strong>s tables droites sans végétation,unies, bleuâtres, et sur lesquelles lesrayons solaires glissaient comme sur un miroir; là <strong>de</strong>s rochers entamés par <strong>de</strong>s cassures,ridés par <strong>de</strong>s ravins, d’où pendaient <strong>de</strong>s quartiers<strong>de</strong> lave dont la chute était lentement préparéepar les eaux pluviales, et souvent couronnés<strong>de</strong> quelques arbres rabougris que tortu-


aient les vents ; puis, çà et là, <strong>de</strong>s redans obscurset frais d’où s’élevait un bouquet <strong>de</strong> châtaigniershauts comme <strong>de</strong>s cèdres, ou <strong>de</strong>s grottesjaunâtres qui ouvraient une bouche noire etprofon<strong>de</strong>, palissée <strong>de</strong> ronces, <strong>de</strong> fleurs, et garnied’une langue <strong>de</strong> verdure. Au fond <strong>de</strong> cettecoupe, peut-être l’ancien cratère d’un volcan, setrouvait un étang dont l’eau pure avait l’éclatdu diamant. Autour <strong>de</strong> ce bassin profond, bordé<strong>de</strong> granit, <strong>de</strong> saules, <strong>de</strong> glaïeuls, <strong>de</strong> frênes,et <strong>de</strong> mille plantes aromatiques alors en fleurs,régnait une prairie verte comme un boulingrinanglais ; son herbe fine et jolie était arrosée parles infiltrations qui ruisselaient entre les fentes<strong>de</strong>s rochers, et engraissée par les dépouilles végétalesque les orages entraînaient sans cesse<strong>de</strong>s hautes cimes vers le fond. Irrégulièrementtaillé en <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> loup comme le bas d’une robe,l’étang pouvait avoir trois arpents d’étendue ;selon les rapprochements <strong>de</strong>s rochers et <strong>de</strong>l’eau, la prairie avait un arpent ou <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> lar-


geur ; en quelques endroits, à peine restait-il assez<strong>de</strong> place pour le passage <strong>de</strong>s vaches. À unecertaine hauteur, la végétation cessait. Le granitaffectait dans les airs les formes les plus bizarres,et contractait ces teintes vaporeuses quidonnent aux montagnes élevées <strong>de</strong> vagues ressemblancesavec les nuages du ciel. Au doux aspectdu vallon, ces rochers nus et pélés opposaientles sauvages et stériles images <strong>de</strong> la désolation,<strong>de</strong>s éboulements à craindre, <strong>de</strong>s formessi capricieuses que l’une <strong>de</strong> ces roches est nomméele Capucin, tant elle ressemble à un moine.Parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses,ces cavernes aériennes s’illuminaienttour à tour, suivant le cours du soleil ou les fantaisies<strong>de</strong> l’atmosphère, et prenaient les nuances<strong>de</strong> l’or, se teignaient <strong>de</strong> pourpre, <strong>de</strong>venaientd’un rose vif, ou ternes ou grises. Ces hauteursoffraient un spectacle continuel et changeantcomme les reflets irisés <strong>de</strong> la gorge <strong>de</strong>s pigeons.Souvent, entre <strong>de</strong>ux lames <strong>de</strong> lave que vous eus-


siez dit séparées par un coup <strong>de</strong> hache, un beaurayon <strong>de</strong> lumière pénétrait, à l’aurore ou aucoucher du soleil, jusqu’au fond <strong>de</strong> cette riantecorbeille où il se jouait dans les eaux du bassin,semblable à la raie d’or qui perce la fente d’unvolet et traverse une chambre espagnole, soigneusementclose pour la sieste. Quand le soleilplanait au-<strong>de</strong>ssus du vieux cratère, remplid’eau par quelque révolution anté-diluvienne,les flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien volcans’allumait, et sa rapi<strong>de</strong> chaleur réveillaitles germes, fécondait la végétation, colorait lesfleurs, et mûrissait les fruits <strong>de</strong> ce petit coin <strong>de</strong>terre ignoré.Lorsque Raphaël y parvint, il aperçutquelques vaches paissant dans la prairie ; aprèsavoir fait quelques pas vers l’étang, il vit, àl’endroit où le terrain avait le plus <strong>de</strong> largeur,une mo<strong>de</strong>ste maison bâtie en granit et couverteen bois. Le toit <strong>de</strong> cette espèce <strong>de</strong> chaumière,en harmonie avec le site, était orné <strong>de</strong> mousses,


<strong>de</strong> lierres et <strong>de</strong> fleurs qui trahissaient une hauteantiquité. Une fumée grêle, dont les oiseaux nes’effrayaient plus, s’échappait <strong>de</strong> la cheminéeen ruine. À la porte, un grand banc était placéentre <strong>de</strong>ux chèvrefeuilles énormes, rouges <strong>de</strong>fleurs et qui embaumaient. À peine voyait-onles murs sous les pampres <strong>de</strong> la vigne et sous lesguirlan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> roses et <strong>de</strong> jasmin qui croissaientà l’aventure et sans gêne. Insouciants <strong>de</strong> cetteparure champêtre, les habitants n’en avaientnul soin, et laissaient à la nature sa grâce viergeet lutine. Des langes accrochés à un groseillierséchaient au soleil. Il y avait un chat accroupisur une machine à teiller le chanvre, et <strong>de</strong>ssous,un chaudron jaune, récemment récuré,gisait au milieu <strong>de</strong> quelques pelures <strong>de</strong> pommes<strong>de</strong> terre. De l’autre côté <strong>de</strong> la maison, Raphaëlaperçut une clôture d’épines sèches, <strong>de</strong>stinéesans doute à empêcher les poules <strong>de</strong> dévasterles fruits et le potager. Le mon<strong>de</strong> paraissait finirlà. Cette habitation ressemblait à ces nids


d’oiseaux ingénieusement fixés au creux d’unrocher, pleins d’art et <strong>de</strong> négligence tout ensemble.C’était une nature naïve et bonne, unerusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissaità mille lieues <strong>de</strong> nos poésies peignées,n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédaitque d’elle-même, vrai triomphe du hasard.Au moment où Raphaël arriva, le soleiljetait ses rayons <strong>de</strong> droite à gauche, et faisaitresplendir les couleurs <strong>de</strong> la végétation, mettaiten relief ou décorait <strong>de</strong>s prestiges <strong>de</strong> la lumière,<strong>de</strong>s oppositions <strong>de</strong> l’ombre, les fondsjaunes et grisâtres <strong>de</strong>s rochers, les différentsverts <strong>de</strong>s feuillages, les masses bleues, rouges oublanches <strong>de</strong>s fleurs, les plantes grimpantes etleurs cloches, le velours chatoyant <strong>de</strong>s mousses,les grappes purpurines <strong>de</strong> la bruyère, mais surtoutla nappe d’eau claire où se réfléchissaientfidèlement les cimes granitiques, les arbres, lamaison et le ciel. Dans ce tableau délicieux,tout avait son lustre, <strong>de</strong>puis le mica brillant


jusqu’à la touffe d’herbes blon<strong>de</strong>s cachée dansun doux clair-obscur ; tout y était harmonieuxà voir : et la vache tachetée au poil luisant, etles fragiles fleurs aquatiques étendues comme<strong>de</strong>s franges qui pendaient au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’eaudans un enfoncement où bourdonnaient <strong>de</strong>sinsectes vêtus d’azur ou d’émerau<strong>de</strong>, et les racinesd’arbres, espèces <strong>de</strong> chevelures sablonneusesqui couronnaient une informe figureen cailloux. Les tiè<strong>de</strong>s senteurs <strong>de</strong>s eaux, <strong>de</strong>sfleurs et <strong>de</strong>s grottes qui parfumaient ce réduitsolitaire, causèrent à Raphaël une sensationpresque voluptueuse. Le silence majestueux quirégnait dans ce bocage, oublié peut-être sur lesrôles du percepteur, fut interrompu tout à couppar les aboiements <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux chiens. Les vachestournèrent la tête vers l’entrée du vallon, montrèrentà Raphaël leurs mufles humi<strong>de</strong>s, et seremirent à brouter après l’avoir stupi<strong>de</strong>mentcontemplé. Suspendus dans les rochers commepar magie, une chèvre et son chevreau cabrio-


lèrent et vinrent se poser sur une table <strong>de</strong> granitprès <strong>de</strong> Raphaël, en paraissant l’interroger.Les jappements <strong>de</strong>s chiens attirèrent au <strong>de</strong>horsun gros enfant qui resta béant, puis vintun vieillard en cheveux blancs et <strong>de</strong> moyennetaille. Ces <strong>de</strong>ux êtres étaient en rapport avecle paysage, avec l’air, les fleurs et la maison.<strong>La</strong> santé débordait dans cette nature plantureuse,la vieillesse et l’enfance y étaient belles ;enfin il y avait dans tous ces types d’existenceun laisser-aller primordial, une routine <strong>de</strong> bonheurqui donnait un démenti à nos capucina<strong>de</strong>sphilosophiques, et guérissait le cœur <strong>de</strong>ses passions boursouflées. Le vieillard appartenaitaux modèles affectionnés par les mâles pinceaux<strong>de</strong> Schnetz ; c’était un visage brun dontles ri<strong>de</strong>s nombreuses paraissaient ru<strong>de</strong>s au toucher,un nez droit, <strong>de</strong>s pommettes saillantes etveinées <strong>de</strong> rouge comme une vieille feuille <strong>de</strong>vigne, <strong>de</strong>s contours anguleux, tous les caractères<strong>de</strong> la force, même là où la force avait dis-


paru ; ses mains calleuses, quoiqu’elles ne travaillassentplus, conservaient un poil blanc etrare ; son attitu<strong>de</strong> d’homme vraiment libre faisaitpressentir qu’en Italie il serait peut-être <strong>de</strong>venubrigand par amour pour sa précieuse liberté.L’enfant, véritable montagnard, avait <strong>de</strong>syeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sanscligner, un teint <strong>de</strong> bistre, <strong>de</strong>s cheveux brunsen désordre. Il était leste et décidé, naturel dansses mouvements comme un oiseau ; mal vêtu,il laissait voir une <strong>peau</strong> blanche et fraîche à traversles déchirures <strong>de</strong> ses habits. Tous <strong>de</strong>ux restèrent<strong>de</strong>bout et en silence, l’un près <strong>de</strong> l’autre,mus par le même sentiment, offrant sur leurphysionomie la preuve d’une i<strong>de</strong>ntité parfaitedans leur vie également oisive. Le vieillard avaitépousé les jeux <strong>de</strong> l’enfant, et l’enfant l’humeurdu vieillard par une espèce <strong>de</strong> pacte entre <strong>de</strong>uxfaiblesses, entre une force près <strong>de</strong> finir et uneforce près <strong>de</strong> se déployer. Bientôt une femmeâgée d’environ trente ans apparut sur le seuil <strong>de</strong>


la porte. Elle filait en marchant. C’était une Auvergnate,haute en couleur, l’air réjoui, franche,à <strong>de</strong>nts blanches, figure <strong>de</strong> l’Auvergne, tailled’Auvergne, coiffure, robe <strong>de</strong> l’Auvergne, seinsrebondis <strong>de</strong> l’Auvergne, et son parler ; une idéalisationcomplète du pays, mœurs laborieuses,ignorance, économie, cordialité, tout y était.Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation; les chiens s’apaisèrent, le vieillard s’assitsur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mèrepartout où elle alla, silencieux, mais écoutant,examinant l’étranger.― Vous n’avez pas peur ici, ma bonnefemme ?― Et d’où que nous aurions peur, monsieur ?Quand nous barrons l’entrée, qui donc pourraitvenir ici ? Oh ! nous n’avons point peur !D’ailleurs, dit-elle en faisant entrer le marquisdans la gran<strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> la maison, qu’est-ceque les voleurs viendraient donc prendre cheznous ?


Elle montrait <strong>de</strong>s murs noircis par la fumée,sur lesquels étaient pour tout ornement cesimages enluminées <strong>de</strong> bleu, <strong>de</strong> rouge et <strong>de</strong> vert ;qui représentent la Mort <strong>de</strong> Crédit, la Passion <strong>de</strong>Jésus-Christ et les Grenadiers <strong>de</strong> la Gar<strong>de</strong> impériale,puis, çà et là, dans la chambre, un vieux lit<strong>de</strong> noyer à colonnes, une table à pieds tordus,<strong>de</strong>s escabeaux, la huche au pain, du lard, penduau plancher, du sel dans un pot, une poêle ; etsur la cheminée, <strong>de</strong>s plâtres jaunis et colorés. Ensortant <strong>de</strong> la maison, Raphaël aperçut, au milieu<strong>de</strong>s rochers, un homme qui tenait une houeà la main, et qui penché, curieux, regardait lamaison.― Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnateen laissant échapper ce sourire familier auxpaysannes ; il laboure là-haut.― Et ce vieillard est votre père ?― Faites excuse, monsieur, c’est le grandpère<strong>de</strong> notre homme. Tel que vous le voyez, ila cent <strong>de</strong>ux ans. Eh ben ! <strong>de</strong>rnièrement il a me-


né, à pied, notre petit gars à Clermont ! Ç’a étéun homme fort ; maintenant, il ne fait plus quedormir, boire et manger. Il s’amuse toujoursavec le petit gars. Quelquefois le petit l’emmènedans les hauts, il y va tout <strong>de</strong> même.Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre cevieillard et cet enfant, à respirer dans leur atmosphère,à manger <strong>de</strong> leur pain, à boire <strong>de</strong>leur eau, à dormir <strong>de</strong> leur sommeil, à se faire<strong>de</strong> leur sang dans les veines. Caprice <strong>de</strong> mourant! Devenir une <strong>de</strong>s huîtres <strong>de</strong> ce rocher, sauverson écaille pour quelques jours <strong>de</strong> plus enengourdissant la mort, fut pour lui l’archétype<strong>de</strong> la morale individuelle, la véritable formule<strong>de</strong> l’existence humaine, le beau idéal <strong>de</strong> la vie,la seule vie, la vraie vie. Il lui vint au cœurune profon<strong>de</strong> pensée d’égoïsme où s’engloutitl’univers. À ses yeux, il n’y eut plus d’univers,l’univers passa tout en lui. Pour les mala<strong>de</strong>s, lemon<strong>de</strong> commence au chevet et finit au pied <strong>de</strong>leur lit. Ce paysage fut le lit <strong>de</strong> Raphaël.


Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionnéles pas et démarches d’une fourmi, glissé<strong>de</strong>s pailles dans l’unique orifice par lequelrespire une limace blon<strong>de</strong>, étudié les fantaisiesd’une <strong>de</strong>moiselle fluette, admiré les milleveines, coloriées comme une rose <strong>de</strong> cathédralegothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre<strong>de</strong>s feuilles d’un jeune chêne ? Qui n’a délicieusementregardé pendant long-temps l’effet <strong>de</strong>la pluie et du soleil sur un toit <strong>de</strong> tuiles brunes,ou contemplé les gouttes <strong>de</strong> la rosée, les pétales<strong>de</strong>s fleurs, les découpures variées <strong>de</strong> leurscalices ? Qui ne s’est plongé dans ces rêveriesmatérielles, indolentes et occupées, sans but etconduisant néanmoins à quelque pensée ? Quin’a pas enfin mené la vie <strong>de</strong> l’enfance, la vie paresseuse,la vie du sauvage, moins ses travaux ?Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours,sans soins, sans désirs, éprouvant un mieuxsensible, un bien-être extraordinaire, qui calmases inquiétu<strong>de</strong>s, apaisa ses souffrances. Il


gravissait les rochers, et allait s’asseoir sur unpic d’où ses yeux embrassaient quelque paysaged’immense étendue. Là, il restait <strong>de</strong>s journéesentières comme une plante au soleil, comme unlièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant avec <strong>de</strong>sphénomènes <strong>de</strong> la végétation, avec les vicissitu<strong>de</strong>sdu ciel, il épiait le progrès <strong>de</strong> toutes lesœuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans l’air.Il tenta <strong>de</strong> s’associer au mouvement intime<strong>de</strong> cette nature, et <strong>de</strong> s’i<strong>de</strong>ntifier assez complétementà sa passive obéissance, pour tombersous la loi <strong>de</strong>spotique et conservatrice qui régitles existences instinctives. Il ne voulait plusêtre chargé <strong>de</strong> lui-même. Semblable à ces criminelsd’autrefois, qui, poursuivis par la justice,étaient sauvés s’ils atteignaient l’ombre d’unautel, il essayait <strong>de</strong> se glisser dans le sanctuaire<strong>de</strong> la vie. Il réussit à <strong>de</strong>venir partie intégrante<strong>de</strong> cette large et puissante fructification : il avaitépousé les intempéries <strong>de</strong> l’air, habité tous lescreux <strong>de</strong> rochers, appris les mœurs et les ha-


itu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> toutes les plantes, étudié le régime<strong>de</strong>s eaux, leurs gisements, et fait connaissanceavec les animaux ; enfin, il s’était si parfaitementuni à cette terre animée, qu’il en avait enquelque sorte saisi l’âme et pénétré les secrets.Pour lui, les formes infinies <strong>de</strong> tous les règnesétaient les développements d’une même substance,les combinaisons d’un même mouvement,vaste respiration d’un être immense quiagissait, pensait, marchait, grandissait, et aveclequel il voulait grandir, marcher, penser, agir.Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie <strong>de</strong> cerocher, il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieuxilluminisme, convalescence factice, semblableà ces bienfaisants délires accordés par lanature comme autant <strong>de</strong> haltes dans la douleur,Valentin goûta les plaisirs d’une secon<strong>de</strong> enfancedurant les premiers moments <strong>de</strong> son séjourau milieu <strong>de</strong> ce riant paysage. Il y allaitdénichant <strong>de</strong>s riens, entreprenant mille chosessans en achever aucune, oubliant le len<strong>de</strong>main


les projets <strong>de</strong> la veille, insouciant ; il fut heureux,il se crut sauvé. Un matin, il était restépar hasard au lit jusqu’à midi, plongé danscette rêverie mêlée <strong>de</strong> veille et <strong>de</strong> sommeil, quiprête aux réalités les apparences <strong>de</strong> la fantaisieet donne aux chimères le relief <strong>de</strong> l’existence,quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il necontinuait pas un rêve, il entendit, pour la premièrefois, le bulletin <strong>de</strong> sa santé donné parson hôtesse à Jonathas, venu, comme chaquejour, le lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. L’Auvergnate croyaitsans doute Valentin encore endormi ; et n’avaitpas baissé le diapason <strong>de</strong> sa voix montagnar<strong>de</strong>.― Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis, disait-elle.Il a encore toussé pendant toute cettenuit à rendre l’âme. Il tousse, il crache, ce chermonsieur, que c’est une pitié. Je me <strong>de</strong>mandons,moi et mon homme, où il prend la force<strong>de</strong> tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelledamnée maladie qu’il a ! C’est qu’il n’est pointbien du tout ! J’avons toujours peur <strong>de</strong> le trou-


ver crevé dans son lit, un matin. Il est vraimentpâle comme un Jésus <strong>de</strong> cire ! Dame, je le voisquand il se lève, eh ben, son pauvre corps estmaigre comme un cent <strong>de</strong> clous. Et il ne sentdéjà pas bon tout <strong>de</strong> même ! Ça lui est égal, ilse consume à courir comme s’il avait <strong>de</strong> la santéà vendre. Il a bien du courage tout <strong>de</strong> même<strong>de</strong> ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il seraitmieux en terre qu’en pré, car il souffre la passion<strong>de</strong> Dieu ! Je ne le désirons pas, monsieur, cen’est point notre intérêt. Mais il ne nous donneraitpas ce qu’il nous donne que je l’aimerionstout <strong>de</strong> même : ce n’est point l’intérêt qui nouspousse. Ah ! mon Dieu ! reprit-elle, il n’y a queles Parisiens pour avoir <strong>de</strong> ces chiennes <strong>de</strong> maladies-là! Où qui prennent ça, donc ? Pauvrejeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère benfinir. C’te fièvre, voyez-vous, ça vous le mine,ça le creuse, ça le ruine ! Il ne s’en doute point.Il ne le sait point, monsieur. Il ne s’aperçoit <strong>de</strong>rien. Faut pas pleurer pour ça, monsieur Jona-


thas ! il faut se dire qu’il sera heureux <strong>de</strong> ne plussouffrir. Vous <strong>de</strong>vriez faire une neuvaine pourlui. J’avons vu <strong>de</strong> belles guérisons par les neuvaines,et je paierions bien un cierge pour sauverune si douce créature, si bonne, un agneaupascal.<strong>La</strong> voix <strong>de</strong> Raphaël était <strong>de</strong>venue trop faiblepour qu’il pût se faire entendre, il fut donc obligé<strong>de</strong> subir cet épouvantable bavardage. Cependantl’impatience le chassa <strong>de</strong> son lit, il semontra sur le seuil <strong>de</strong> la porte ― : Vieux scélérat,cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être monbourreau ? <strong>La</strong> paysanne crut voir un spectre ets’enfuit.― Je te défends, dit Raphaël en continuant,d’avoir la moindre inquiétu<strong>de</strong> sur ma santé.― Oui, monsieur le marquis, répondit levieux serviteur en essuyant ses larmes.― Et tu feras même fort bien, dorénavant, <strong>de</strong>ne pas venir ici sans mon ordre.


Jonathas voulut obéir ; mais, avant <strong>de</strong> se retirer,il jeta sur le marquis un regard fidèle etcompatissant où Raphaël lut son arrêt <strong>de</strong> mort.Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai<strong>de</strong> sa situation, Valentin s’assit sur le seuil <strong>de</strong> laporte, se croisa les bras sur la poitrine et baissala tête. Jonathas, effrayé, s’approcha <strong>de</strong> sonmaître.― Monsieur ?― Va-t’en ! va-t’en ! lui cria le mala<strong>de</strong>.Pendant la matinée du len<strong>de</strong>main, Raphaël,ayant gravi les rochers, s’était assis dans unecrevasse pleine <strong>de</strong> mousse d’où il pouvait voirle chemin étroit par lequel on venait <strong>de</strong>s eauxà son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathasconversant <strong>de</strong>rechef avec l’Auvergnate.Une malicieuse puissance lui interpréta les hochements<strong>de</strong> tête, les gestes désespérants, la sinistrenaïveté <strong>de</strong> cette femme, et lui en jetamême les fatales paroles dans le vent et dansle silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur


les plus hautes cimes <strong>de</strong>s montagnes et y restajusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistrespensées, si malheureusement réveilléesdans son cœur par le cruel intérêt dont il était<strong>de</strong>venu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate ellemêmese dressa soudain <strong>de</strong>vant lui comme uneombre dans l’ombre du soir ; par une bizarrerie<strong>de</strong> poète, il voulut trouver, dans son jupon rayé<strong>de</strong> noir et <strong>de</strong> blanc, une vague ressemblanceavec les côtes <strong>de</strong>sséchées d’un spectre.― Voilà le serein qui tombe, mon cher monsieur,lui dit-elle. Si vous restiez là, vous vousavanceriez ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé.Faut rentrer. Ça n’est pas sain <strong>de</strong> humerla rosée, avec ça que vous n’avez rien pris<strong>de</strong>puis ce matin.― Par le tonnerre <strong>de</strong> Dieu, s’écria-t-il, vieillesorcière, je vous ordonne <strong>de</strong> me laisser vivreà ma guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez<strong>de</strong> me creuser ma fosse tous les matins, aumoins ne la fouillez pas le soir.


― Votre fosse ! monsieur ! Creuser votrefosse ! Où qu’elle est donc, votre fosse ? Je voudrionsvous voir bastant comme notre père, etpoint dans la fosse ! <strong>La</strong> fosse ! nous y sommestoujours assez tôt, dans la fosse.― Assez, dit Raphaël.― Prenez mon bras, monsieur.― Non.Le sentiment que l’homme supporte le plusdifficilement est la pitié, surtout quand il la mérite.<strong>La</strong> haine est un tonique, elle fait vivre, elleinspire la vengeance ; mais la pitié tue, elle affaiblitencore notre faiblesse. C’est le mal <strong>de</strong>venupatelin, c’est le mépris dans la tendresseou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouvachez le centenaire une pitié triomphante, chezl’enfant une pitié curieuse, chez la femme unepitié tracassière, chez le mari une pitié intéressée; mais, sous quelque forme que ce sentimentse montrât, il était toujours gros <strong>de</strong>mort. Un poète fait <strong>de</strong> tout un poème, terrible


ou joyeux, suivant les images qui le frappent ;son âme exaltée rejette les nuances douces, etchoisit toujours les couleurs vives et tranchées.Cette pitié produisit au cœur <strong>de</strong> Raphaël unhorrible poème <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil et <strong>de</strong> mélancolie. Iln’avait pas songé sans doute à la franchise <strong>de</strong>ssentiments naturels, quand il désira se rapprocher<strong>de</strong> la nature. Lorsqu’il se croyait seul sousun arbre, aux prises avec une quinte opiniâtredont il ne triomphait jamais sans sortir abattupar cette terrible lutte, il voyait les yeuxbrillants et flui<strong>de</strong>s du petit garçon, placé en ve<strong>de</strong>ttesous une touffe d’herbes, comme un sauvage,et qui l’examinait avec cette enfantine curiositédans laquelle il y a autant <strong>de</strong> raillerieque <strong>de</strong> plaisir, et je ne sais quel intérêt mêléd’insensibilité. Le terrible : Frère, il faut mourir,<strong>de</strong>s trappistes, semblait constamment écritdans les yeux <strong>de</strong>s paysans avec lesquels vivaitRaphaël ; il ne savait ce qu’il craignait le plus <strong>de</strong>leurs paroles naïves ou <strong>de</strong> leur silence ; tout en


eux le gênait. Un matin, il vit <strong>de</strong>ux hommes vêtus<strong>de</strong> noir qui rôdèrent autour <strong>de</strong> lui, le flairèrent,et l’étudièrent à la dérobée ; puis, feignantd’être venus là pour se promener, ils luiadressèrent <strong>de</strong>s questions banales auxquelles ilrépondit brièvement. Il reconnut en eux le mé<strong>de</strong>cinet le curé <strong>de</strong>s eaux, sans doute envoyéspar Jonathas, consultés par ses hôtes ou attiréspar l’o<strong>de</strong>ur d’une mort prochaine. Il entrevitalors son propre convoi, il entendit le chant<strong>de</strong>s prêtres, il compta les cierges, et ne vit plusqu’à travers un crêpe les beautés <strong>de</strong> cette richenature, au sein <strong>de</strong> laquelle il croyait avoir rencontréla vie. Tout ce qui naguère lui annonçaitune longue existence lui prophétisait maintenantune fin prochaine. Le len<strong>de</strong>main, il partitpour Paris, après avoir été abreuvé <strong>de</strong>s souhaitsmélancoliques et cordialement plaintifs que seshôtes lui adressèrent.Après avoir voyagé durant toute la nuit, ils’éveilla dans l’une <strong>de</strong>s plus riantes vallées du


Bourbonnais, dont les sites et les points <strong>de</strong>vue tourbillonnaient <strong>de</strong>vant lui, rapi<strong>de</strong>mentemportés comme les images vaporeuses d’unsonge. <strong>La</strong> nature s’étalait à ses yeux avec unecruelle coquetterie. Tantôt l’Allier déroulaitsur une riche perspective son ruban liqui<strong>de</strong> etbrillant, puis <strong>de</strong>s hameaux mo<strong>de</strong>stement cachésau fond d’une gorge <strong>de</strong> rochers jaunâtresmontraient la pointe <strong>de</strong> leurs clochers ; tantôtles moulins d’un petit vallon se découvraientsoudain après <strong>de</strong>s vignobles monotones, et toujoursapparaissaient <strong>de</strong> riants châteaux, <strong>de</strong>s villagessuspendus, ou quelques routes bordées<strong>de</strong> peupliers majestueux ; enfin la Loire et seslongues nappes diamantées reluisirent au milieu<strong>de</strong> ses sables dorés. Séductions sans fin ! <strong>La</strong>nature agitée, vivace comme un enfant, contenantà peine l’amour et la sève du mois <strong>de</strong> juin,attirait fatalement les regards éteints du mala<strong>de</strong>.Il leva les persiennes <strong>de</strong> sa voiture, et seremit à dormir. Vers le soir, après avoir passé


Cosne, il fut réveillé par une joyeuse musiqueet se trouva <strong>de</strong>vant une fête <strong>de</strong> village. <strong>La</strong> posteétait située près <strong>de</strong> la place. Pendant le tempsque les postillons mirent à relayer sa voiture,il vit les danses <strong>de</strong> cette population joyeuse,les filles parées <strong>de</strong> fleurs, jolies, agaçantes, lesjeunes gens animés, puis les trognes <strong>de</strong>s vieuxpaysans gaillar<strong>de</strong>ment rougies par le vin. Lespetits enfants se rigolaient, les vieilles femmesparlaient en riant, tout avait une voix, et leplaisir enjolivait même les habits et les tablesdressées. <strong>La</strong> place et l’église offraient une physionomie<strong>de</strong> bonheur, les toits, les fenêtres,les portes mêmes du village semblaient s’êtreendimanchés aussi. Semblable aux moribondsimpatients du moindre bruit, Raphaël ne putréprimer une sinistre interjection, ni le désird’imposer silence à ces violons, d’anéantir cemouvement, d’assourdir ces clameurs, <strong>de</strong> dissipercette fête insolente. Il monta tout <strong>chagrin</strong>dans sa voiture. Quand il regarda sur la


place, il vit la joie effarouchée, les paysannesen fuite et les bancs déserts. Sur l’échafaud <strong>de</strong>l’orchestre, un ménétrier aveugle continuait àjouer sur sa clarinette une ron<strong>de</strong> criar<strong>de</strong>. Cettemusique sans danseurs, ce vieillard solitaire auprofil grimaud, en haillons, les cheveux épars,et caché dans l’ombre d’un tilleul, était commeune image fantastique du souhait <strong>de</strong> Raphaël. Iltombait à torrents une <strong>de</strong> ces fortes pluies queles nuages électriques du mois <strong>de</strong> juin versentbrusquement et qui finissent <strong>de</strong> même. C’étaitchose si naturelle, que Raphaël, après avoir regardédans le ciel quelques nuages blanchâtresemportés par un grain <strong>de</strong> vent, ne songea pas àregar<strong>de</strong>r sa Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>. Il se remit dans lecoin <strong>de</strong> sa voiture, qui bientôt roula sur la route.Le len<strong>de</strong>main il se trouva chez lui, dans sachambre, au coin <strong>de</strong> sa cheminée. Il s’était faitallumer un grand feu, il avait froid. Jonathas luiapporta <strong>de</strong>s lettres, elles étaient toutes <strong>de</strong> Pauline.Il ouvrit la première sans empressement,


et la déplia comme si c’eût été le papier grisâtred’une sommation sans frais envoyée par le percepteur.Il lut la première phrase : « Parti, maisc’est une fuite, mon Raphaël. Comment ! personnene peut me dire où tu es ? Et si je ne le saispas, qui donc le saurait ? » Sans vouloir en apprendredavantage, il prit froi<strong>de</strong>ment les lettreset les jeta dans le foyer, en regardant d’un œilterne et sans chaleur les jeux <strong>de</strong> la flamme quitordait le papier parfumé, le racornissait, le retournait,le morcelait.Des fragments roulèrent sur les cendres enlui laissant voir <strong>de</strong>s commencements <strong>de</strong> phrase,<strong>de</strong>s mots, <strong>de</strong>s pensées à <strong>de</strong>mi brûlées, et qu’il seplut à saisir dans la flamme par un divertissementmachinal.«.....Assise à ta porte... attendu.... Caprice....j’obéis.... Des rivales... moi, non ! ; ta Pauline..aime..... plus <strong>de</strong> Pauline donc ?.... Si tu avais


voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée...Amour éternel... Mourir.... »Ces mots lui donnèrent une sorte <strong>de</strong> remords: il saisit les pincettes et sauva <strong>de</strong>sflammes un <strong>de</strong>rnier lambeau <strong>de</strong> lettre.«.....J’ai murmuré, disait Pauline, mais je neme suis pas plainte, Raphaël ? En me laissantloin <strong>de</strong> toi, tu as sans doute voulu me déroberle poids <strong>de</strong> quelques <strong>chagrin</strong>s. Un jour, tu metueras peut-être, mais tu es trop bon pour mefaire souffrir. Eh ! bien, ne pars plus ainsi. Va,je puis affronter les plus grands supplices, maisprès <strong>de</strong> toi. Le <strong>chagrin</strong> que tu m’imposerais neserait plus un <strong>chagrin</strong> : j’ai dans le cœur encorebien plus d’amour que je ne t’en ai montré. Jepuis tout supporter, hors <strong>de</strong> pleurer loin <strong>de</strong> toi,et <strong>de</strong> ne pas savoir ce que tu... »


Raphaël posa sur la cheminée ce débris <strong>de</strong>lettre noirci par le feu, il le rejeta tout à coupdans le foyer. Ce papier était une image tropvive <strong>de</strong> son amour et <strong>de</strong> sa fatale vie.― Va chercher monsieur Bianchon, dit-il àJonathas.Horace vint et trouva Raphaël au lit.― Mon ami, peux-tu me composer une boissonlégèrement opiacée qui m’entretienne dansune somnolence continuelle, sans que l’emploiconstant <strong>de</strong> ce breuvage me fasse mal ?― Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur; mais il faudra cependant rester <strong>de</strong>boutquelques heures <strong>de</strong> la journée, pour manger.― Quelques heures, dit Raphaël enl’interrompant, non, non, je ne veux être levéque durant une heure au plus.― Quel est donc ton <strong>de</strong>ssein ? <strong>de</strong>mandaBianchon.― Dormir, c’est encore vivre, répondit lemala<strong>de</strong>.


― Ne laisse entrer personne, fût-ce mêmema<strong>de</strong>moiselle Pauline <strong>de</strong> Vitschnau, dit Valentinà Jonathas pendant que le mé<strong>de</strong>cin écrivaitson ordonnance.― Hé ! bien, monsieur Horace, y a-t-il <strong>de</strong> laressource ? <strong>de</strong>manda le vieux domestique aujeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’auperron.― Il peut aller encore long-temps, ou mourirce soir. Chez lui, les chances <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong>mort sont égales. Je n’y comprends rien, réponditle mé<strong>de</strong>cin en laissant échapper un geste <strong>de</strong>doute. Il faut le distraire.― Le distraire ! monsieur, vous ne leconnaissez pas. Il a tué l’autre jour un hommesans dire ouf ! Rien ne le distrait.Raphaël <strong>de</strong>meura pendant quelques joursplongé dans le néant <strong>de</strong> son sommeil factice.Grâce à la puissance matérielle exercéepar l’opium sur notre âme immatérielle, cethomme d’imagination si puissamment active


s’abaissa jusqu’à la hauteur <strong>de</strong> ces animaux paresseuxqui croupissent au sein <strong>de</strong>s forêts, sousla forme d’une dépouille végétale, sans faire unpas pour saisir une proie facile. Il avait mêmeéteint la lumière du ciel, le jour n’entrait pluschez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait<strong>de</strong> son lit : sans avoir une conscience luci<strong>de</strong> <strong>de</strong>son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchaitaussitôt. Ses heures froi<strong>de</strong>s et ridées nelui apportaient que <strong>de</strong> confuses images, <strong>de</strong>s apparences,<strong>de</strong>s clairs-obscurs sur un fond noir.Il s’était enseveli dans un profond silence, dansune négation <strong>de</strong> mouvement et d’intelligence.Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que<strong>de</strong> coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Ilsonna Jonathas.― Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche,tu seras heureux dans tes vieux jours ; mais jene veux plus te laisser jouer ma vie. Comment !misérable, je sens la faim. Où est mon dîner ?réponds.


Jonathas laissa échapper un sourire <strong>de</strong>contentement, prit une bougie dont la lumièretremblotait dans l’obscurité profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s immensesappartements <strong>de</strong> l’hôtel ; il conduisitson maître re<strong>de</strong>venu machine à une vaste galerieet en ouvrit brusquement la porte. AussitôtRaphaël, inondé <strong>de</strong> lumière, fut ébloui, surprispar un spectacle inouï. C’était ses lustreschargés <strong>de</strong> bougies, les fleurs les plus rares <strong>de</strong>sa serre artistement disposées, une table étincelanted’argenterie, d’or, <strong>de</strong> nacre, <strong>de</strong> porcelaines; un repas royal, fumant, et dont lesmets appétissants irritaient les houppes nerveusesdu palais. Il vit ses amis convoqués,mêlés à <strong>de</strong>s femmes parées et ravissantes, lagorge nue, les épaules découvertes, les chevelurespleines <strong>de</strong> fleurs, les yeux brillants, toutes<strong>de</strong> beautés diverses, agaçantes sous <strong>de</strong> voluptueuxtravestissements : l’une avait <strong>de</strong>ssiné sesformes attrayantes par une jaquette irlandaise,l’autre portait la basquina lascive <strong>de</strong>s Anda-


louses ; celle-ci <strong>de</strong>mi-nue en Diane chasseresse,celle-là mo<strong>de</strong>ste et amoureuse sous le costume<strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> <strong>La</strong> Vallière, étaient égalementvouées à l’ivresse. Dans les regards <strong>de</strong> tousles convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir.Au moment où la morte figure <strong>de</strong> Raphaëlse montra dans l’ouverture <strong>de</strong> la porte, uneacclamation soudaine éclata, rapi<strong>de</strong>, rutilantecomme les rayons <strong>de</strong> cette fête improvisée. Lesvoix, les parfums, la lumière, ces femmes d’unepénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrentson appétit. Une délicieuse musique,cachée dans un salon voisin, couvrit par un torrentd’harmonie ce tumulte enivrant, et complétacette étrange vision. Raphaël se sentit lamain pressée par une main chatouilleuse, unemain <strong>de</strong> femme dont les bras frais et blancs selevaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Ilcomprit que ce tableau n’était pas vague et fantastiquecomme les fugitives images <strong>de</strong> ses rêvesdécolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brus-


quement la porte, et flétrit son vieux serviteuren le frappant au visage.― Monstre, tu as donc juré <strong>de</strong> me faire mourir? s’écria-t-il. Puis, tout palpitant du dangerqu’il venait <strong>de</strong> courir, il trouva <strong>de</strong>s forces pourregagner sa chambre, but une forte dose <strong>de</strong>sommeil, et se coucha.― Que diable ! dit Jonathas en se relevant,monsieur Bianchon m’avait cependant bien ordonné<strong>de</strong> le distraire.Il était environ minuit. À cette heure,Raphaël, par un <strong>de</strong> ces caprices physiologiques,l’étonnement et le désespoir <strong>de</strong>s sciencesmédicales, resplendissait <strong>de</strong> beauté pendantson sommeil. Un rose vif colorait ses jouesblanches. Son front gracieux comme celuid’une jeune fille exprimait le génie. <strong>La</strong> vie étaiten fleurs sur ce visage tranquille et reposé. Vouseussiez dit d’un jeune enfant endormi sous laprotection <strong>de</strong> sa mère. Son sommeil était unbon sommeil, sa bouche vermeille laissait pas-


ser un souffle égal et pur ; il souriait transportésans doute par un rêve dans une belle vie. Peutêtreétait-il centenaire, peut-être ses petits-enfantslui souhaitaient-ils <strong>de</strong> longs jours, peutêtre<strong>de</strong> son banc rustique, sous le soleil, assissous le feuillage, apercevait-il, comme le prophète,en haut <strong>de</strong> la montagne, la terre promise,dans un bienfaisant lointain !― Te voilà donc ! Ces mots, prononcés d’unevoix argentine, dissipèrent les figures nuageuses<strong>de</strong> son sommeil. À la lueur <strong>de</strong> la lampe,il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Paulineembellie par l’absence et par la douleur.Raphaël resta stupéfait à l’aspect <strong>de</strong> cette figureblanche comme les pétales d’une fleur <strong>de</strong>s eaux,et qui, accompagnée <strong>de</strong> longs cheveux noirs,semblait encore plus noire dans l’ombre. Deslarmes avaient tracé leur route brillante sur sesjoues, et y restaient suspendues, prêtes à tomberau moindre effort. Vêtue <strong>de</strong> blanc, la têtepenchée et foulant à peine le lit, elle était là


comme un ange <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong>s cieux, commeune apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.― Ah ! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au momentoù Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai <strong>de</strong> voixque pour te dire : Je suis à toi ! Oui, mon cœurest tout amour. Ah ! jamais, ange <strong>de</strong> ma vie, tun’as été si beau. Tes yeux foudroient. Mais je<strong>de</strong>vine tout, va ! Tu as été chercher la santé sansmoi, tu me craignais... Eh bien.― Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfinRaphaël d’une voix sour<strong>de</strong>. Mais va-t’en donc.Si tu restes là, je meurs. Veux-tu me voir mourir?― Mourir ! répéta-t-elle. Est-ce que tu peuxmourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune !Mourir, mais je t’aime ! Mourir ! ajouta-t-elled’une voix profon<strong>de</strong> et gutturale en lui prenantles mains par un mouvement <strong>de</strong> folie.― Froi<strong>de</strong>s, dit-elle. Est-ce une illusion ?


Raphaël tira <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous son chevet le lambeau<strong>de</strong> la Peau <strong>de</strong> <strong>chagrin</strong>, fragile et petitcomme la feuille d’une pervenche, et le luimontrant : Pauline, belle image <strong>de</strong> ma belle vie,disons-nous adieu, dit-il.― Adieu ? répéta-t-elle d’un air surpris.― Oui. Ceci est un talisman qui accomplitmes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’ilm’en reste. Si tu me regar<strong>de</strong>s encore, je vaismourir...<strong>La</strong> jeune fille crut Valentin <strong>de</strong>venu fou, elleprit le talisman, et alla chercher la lampe. Éclairéepar la lueur vacillante qui se projetait égalementsur Raphaël et sur le talisman, elle examinatrès attentivement et le visage <strong>de</strong> son amantet la <strong>de</strong>rnière parcelle <strong>de</strong> la Peau magique. En lavoyant belle <strong>de</strong> terreur et d’amour, il ne fut plusmaître <strong>de</strong> sa pensée : les souvenirs <strong>de</strong>s scènescaressantes et <strong>de</strong>s joies délirantes <strong>de</strong> sa passiontriomphèrent dans son âme <strong>de</strong>puis long-temps


endormie, et s’y réveillèrent comme un foyermal éteint.― Pauline, viens ! Pauline !Un cri terrible sortit du gosier <strong>de</strong> la jeunefille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils violemmenttirés par une douleur inouïe, s’écartèrentavec horreur, elle lisait dans les yeux <strong>de</strong> Raphaëlun <strong>de</strong> ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; età mesure que grandissait ce désir, la Peau en secontractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir,elle s’enfuit dans le salon voisin dont elleferma la porte.― Pauline ! Pauline ! cria le moribond encourant après elle, je t’aime, je t’adore, je teveux ! Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veuxmourir à toi !Par une force singulière, <strong>de</strong>rnier éclat <strong>de</strong> vie,il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à <strong>de</strong>minue se roulant sur un canapé. Pauline avaittenté vainement <strong>de</strong> se déchirer le sein, et pourse donner une prompte mort, elle cherchait à


s’étrangler avec son châle. ― Si je meurs ; il vivra,disait-elle en tâchant vainement <strong>de</strong> serrerle nœud. Ses cheveux étaient épars, ses épaulesnues, ses vêtements en désordre, et dans cettelutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visageenflammé, se tordant sous un horrible désespoir,elle présentait à Raphaël, ivre d’amour,mille beautés qui augmentèrent son délire ; il sejeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau <strong>de</strong> proie,brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras.Le moribond chercha <strong>de</strong>s paroles pour exprimerle désir qui dévorait toutes ses forces ;mais il ne trouva que les sons étranglés du râledans sa poitrine, dont chaque respiration creuséeplus avant, semblait partir <strong>de</strong> ses entrailles.Enfin, ne pouvant bientôt plus former <strong>de</strong> sons,il mordit Pauline au sein. Jonathas se présentatout épouvanté <strong>de</strong>s cris qu’il entendait, et tentad’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequelelle s’était accroupie dans un coin.


― Que <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z-vous ? dit-elle. Il est à moi,je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ?


ÉPILOGUEEt que <strong>de</strong>vint Pauline ?― Ah ! Pauline, bien. Êtes-vous quelquefoisresté par une douce soirée d’hiver <strong>de</strong>vant votrefoyer domestique, voluptueusement livré à <strong>de</strong>ssouvenirs d’amour ou <strong>de</strong> jeunesse en contemplantles rayures produites par le feu sur unmorceau <strong>de</strong> chêne ? Ici la combustion <strong>de</strong>ssineles cases rouges d’un damier, là elle miroite<strong>de</strong>s velours ; <strong>de</strong> petites flammes bleuescourent,. bondissent et jouent sur le fond ar<strong>de</strong>ntdu brasier. Vient un peintre inconnu quise sert <strong>de</strong> cette flamme ; par un artifice unique,il trace au sein <strong>de</strong> ces flamboyantes teintes violettesou empourprées une figure supernaturelleet d’une délicatesse inouïe, phénomène fugitifque le hasard ne recommencera jamais :c’est une femme aux cheveux emportés par levent, et dont le profil respire une passion déli-


cieuse : du feu dans le feu ! elle sourit, elle expire; vous ne la reverrez plus. Adieu fleur <strong>de</strong>la flamme, adieu principe incomplet, inattendu,venu trop tôt ou trop tard pour être quelquebeau diamant.― Mais Pauline ?― Vous n’y êtes pas ? je recommence. Place !place ! Elle arrive, la voici la reine <strong>de</strong>s illusions,la femme qui passe comme un baiser,la femme vive comme un éclair, comme luijaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit,tout amour. Elle a revêtu je ne sais quelcorps <strong>de</strong> flamme, ou pour elle la flamme s’estun moment animée ! Les lignes <strong>de</strong> ses formessont d’une pureté qui vous dit qu’elle vient duciel. Ne resplendit-elle pas comme un ange ?n’enten<strong>de</strong>z-vous pas le frémissement aérien <strong>de</strong>ses ailes ? Plus légère que l’oiseau, elle s’abatprès <strong>de</strong> vous et ses terribles yeux fascinent ; sadouce, mais puissante haleine attire vos lèvrespar une force magique ; elle fuit et vous en-


traîne, vous ne sentez plus la terre. Vous voulezpasser une seule fois votre main chatouillée,votre main fanatisée sur ce corps <strong>de</strong> neige,froisser ses cheveux d’or, baiser ses yeux étincelants.Une vapeur vous enivre, une musiqueenchanteresse vous charme. Vous tressaillez <strong>de</strong>tous vos nerfs, vous êtes tout désir, tout souffrance.Ô bonheur sans nom ! vous avez touchéles lèvres <strong>de</strong> cette femme ; mais tout à coupune atroce douleur vous réveille. Ha ! ha ! votretête a porté sur l’angle <strong>de</strong> votre lit, vous en avezembrassé l’acajou brun, les dorures froi<strong>de</strong>s,quelque bronze, un amour en cuivre.― Mais, monsieur, Pauline !― Encore ! Écoutez. Par une belle matinée,en partant <strong>de</strong> Tours, un jeune homme embarquésur la Ville d’Angers tenait dans sa main lamain d’une jolie femme. Unis ainsi, tous <strong>de</strong>uxadmirèrent long-temps, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s largeseaux <strong>de</strong> la Loire, une blanche figure, artificiellementéclose au sein du brouillard comme un


fruit <strong>de</strong>s eaux et du soleil, ou comme un caprice<strong>de</strong>s nuées et <strong>de</strong> l’air. Tour à tour ondineou sylphi<strong>de</strong>, cette flui<strong>de</strong> créature voltigeait dansles airs comme un mot vainement cherché quicourt dans la mémoire sans se laisser saisir, ellese promenait entre les îles, elle agitait sa têteà travers les hauts peupliers ; puis <strong>de</strong>venue gigantesqueelle faisait ou resplendir les mille plis<strong>de</strong> sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleilautour <strong>de</strong> son visage ; elle planait sur leshameaux, sur les collines et semblait défendreau bateau à vapeur <strong>de</strong> passer <strong>de</strong>vant le châteaud’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme <strong>de</strong> la Dame<strong>de</strong>s Belles Cousines qui voulait protéger sonpays contre les invasions mo<strong>de</strong>rnes.― Bien, je comprends, ainsi <strong>de</strong> Pauline. MaisFœdora ?― Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elleétait hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra,elle est partout.


Paris, 1830 - 31.


ILLUSTRATIONSRaphaël <strong>de</strong> ValentinLe marchand <strong>de</strong> curiositésAquilina et Euphrasie<strong>La</strong> comtesse FœdoraPauline Gaudin <strong>de</strong> Witschnau


COLOPHONCe volume est le soixante-douzième <strong>de</strong>l’édition ÉFÉLÉ <strong>de</strong> la Comédie Humaine. Letexte <strong>de</strong> référence est l’édition Furne, volume14 (1845), disponible à http://books.google.com/books?id=N1IOAAAAQAAJ. Les erreurs orthographiqueset typographiques <strong>de</strong> cette éditionsont indiquées entre crochets : « accomplissant[accomplisant] » Toutefois, les orthographesnormales pour l’époque ou pour Balzac(« collége », « long-temps ») ne sont pas corrigées,et les capitales sont systématiquementaccentuées.Ce tirage au format PDF est composé enMinion Pro et a été fait le 28 novembre


2010. D’autres tirages sont disponibles à http://efele.net/ebooks.Cette numérisation a été obtenue en réconciliant:― l’édition critique en ligne du GroupeInternational <strong>de</strong> Recherches Balzaciennes,Groupe ARTFL (Université <strong>de</strong> Chicago), Maison<strong>de</strong> Balzac (Paris) : http://www.paris.fr/musees/balzac/furne/presentation.htm― l’ancienne édition du groupeEbooks Libres et Gratuits : http://www.ebooksgratuits.org― l’édition Furne scannée par GoogleBooks : http://books.google.comMerci à ces groupes <strong>de</strong> fournir gracieusementleur travail.Si vous trouvez <strong>de</strong>s erreurs, merci <strong>de</strong> lessignaler à eric.muller@efele.net. Merci à Fred,


Coolmicro, Patricec, Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qu’ils ont signalées.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!