M.-A. <strong>Paulze</strong>, épouse <strong>et</strong> <strong>collaboratrice</strong> <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>, Vesalius, VI, 2, 105-113, 2000Les fonctions financières <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>Parallèlement à la révolution chimique dont<strong>Lavoisier</strong> sortait victorieux, une autre révolution sedéroulait dans laquelle il était <strong>de</strong>stiné à jouer unrôle tragique (4) <strong>et</strong> (5). En 1761, il avait reçu unecharge à la «Ferme générale», organisme gouvernementalqui prenait à bail la perception <strong>de</strong>simpôts indirects à <strong>de</strong>s tarifs exorbitants <strong>et</strong> suscitaitla haine <strong>de</strong>s Jacobins. Pourtant, dans c<strong>et</strong>te fonction,<strong>Lavoisier</strong> avait fait beaucoup <strong>de</strong> choses pourdévelopper l'agriculture en France <strong>et</strong> améliorer lesconditions économiques <strong>et</strong> sociales. De la grossefortune qu'il avait héritée, il avait consacré unelarge part à la population au moment <strong>de</strong> la famine,<strong>et</strong> il avait occupé plusieurs postes officiels, parmilesquels celui <strong>de</strong> régisseur <strong>de</strong>s poudres <strong>et</strong> salpêtresen 1775, membre <strong>de</strong> l'Assemblée provinciale<strong>de</strong> l'Orléanais en 1787, commissionnaire <strong>de</strong>s poids<strong>et</strong> mesures en 1790, secrétaire <strong>de</strong> la Trésorerienationale en 1791. Il avait été élu membre duComité d'agriculture en 1785; <strong>et</strong> il avait mis surpied une ferme modèle dans son domaine <strong>de</strong>Fréchines, près <strong>de</strong> Blois, pour démontrer l'avantage<strong>de</strong> la chimie agricole. Mais ses activitésofficielles, <strong>et</strong> notamment sa charge <strong>de</strong> fermiergénéral, l'avaient rendu suspect.Au mois d'août 1792, <strong>Lavoisier</strong> était explusé <strong>de</strong>son laboratoire <strong>de</strong> l'Arsenal, <strong>et</strong>, le 24 novembre1793 (4 frimaire an II), la Convention arrêtait lesmembres <strong>de</strong> la «Ferme générale», qui furent jugés,le 5 mai 1794. Trois jours plus tard, <strong>Lavoisier</strong>, ainsique les vingt-sept autres membres, étaient condamnésà mort <strong>et</strong> exécutés sur la place <strong>de</strong> laRévolution (aujourd'hui, place <strong>de</strong> la Concor<strong>de</strong>).Le mariageLes fonctions <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong> l'avaient mis enrelation avec le fermier général Jacques <strong>Paulze</strong>qui sut justement apprécier le mérite <strong>de</strong> son jeunecollègue, <strong>et</strong>, bientôt, fut heureux <strong>de</strong> lui donner safille en mariage (6). D'abord avocat au Parlement,puis fermier général, Jacques <strong>Paulze</strong>,homme intelligent <strong>et</strong> habile, <strong>de</strong>vint directeur <strong>de</strong> laCompagnie <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s. Il avait épousé, en 1752,Claudine Thoyn<strong>et</strong>; quelques années plus tard,ilrestait veuf avec trois fils, Balthazar, Christian <strong>et</strong>Joseph-<strong>Marie</strong>, <strong>et</strong> une fille <strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> <strong>Pierr<strong>et</strong>te</strong>.Née en 1758, <strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> <strong>Paulze</strong> fut baptiséele 20 janvier <strong>de</strong> la même année. Elle n'avait qu<strong>et</strong>reize ans lorsque le contrôleur général Terray,dont elle était la p<strong>et</strong>ite-nièce, se mit en tête <strong>de</strong> lamarier au comte d'Amerval, frère <strong>de</strong> la baronne <strong>de</strong>La Gar<strong>de</strong>, une amie <strong>de</strong> la famille, beaucoup plusâgé qu'elle <strong>et</strong> sans état. <strong>Paulze</strong>, au risque <strong>de</strong>comprom<strong>et</strong>tre sa fortune, écrivit à son oncle maternel,le puissant contrôleur <strong>de</strong>s finances : «M.d'Amerval ne peut convenir à ma fille, ni à vous, nià moi... ma fille a pour lui une aversion décidée; jene lui ferai certainement pas violence». Ce quiétait exact; mais <strong>Paulze</strong>, redoutant <strong>de</strong> nouvellessollicitations, se résolut à marier <strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> leplus tôt possible, pour la soustraire aux avances<strong>de</strong> d'Amerval; il songea à l'unir à <strong>Lavoisier</strong>. Lemariage fut décidé au mois <strong>de</strong> novembre 1771.Tous les amis <strong>et</strong> les parents <strong>de</strong>s <strong>Paulze</strong> approuvèrentc<strong>et</strong>te union. On craignait cependant ladésapporbation <strong>de</strong> l'abbé Terray; mais l'abbé acceptala situation sans récriminer <strong>et</strong> rendit sesbonnes grâces à <strong>Paulze</strong>. Le contrat fut passé, le4 décembre 1771, par Me Duclos-Dufresnoy,notaire <strong>de</strong> l'abbé Terray. <strong>Lavoisier</strong> était alors âgé<strong>de</strong> vingt-huit ans, <strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> en avait quatorze.Voici leur portrait, d'après <strong>de</strong>s témoignages<strong>de</strong> l'époque :«<strong>Lavoisier</strong> était grand; il avait les cheveuxchâtains <strong>et</strong> les yeux gris, la bouche p<strong>et</strong>ite, unaimable sourire, un regard d'une gran<strong>de</strong> douceur.«Melle <strong>Paulze</strong> était <strong>de</strong> taille moyenne; elleavait les yeux bleus très vifs, les cheveuxbruns, qui, dans ses portraits, sont recouverts,selon la mo<strong>de</strong> du temps, d'une perruqueblon<strong>de</strong> fort disgracieuse, la bouchep<strong>et</strong>ite, le teint d'une gran<strong>de</strong> fraîcheur» (7)D'autres la dépeindront plus tard comme unejeune femme ravissante, pleine d'agréments <strong>et</strong>très aimable.106
M.-A. <strong>Paulze</strong>, épouse <strong>et</strong> <strong>collaboratrice</strong> <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>, Vesalius, VI, 2, 105-113, 2000L'assistance était nombreuse à la signaturedu contrat dans les salons <strong>de</strong> l'hôtel d'Aumont;c'était toute une compagnie choisie d'hommesdistingués <strong>et</strong> <strong>de</strong> femmes élégantes. Plus <strong>de</strong><strong>de</strong>ux cents personnes étaient présentes : gentilshommes,savants, hommes d'Etat, fermiersgénéraux, dames <strong>de</strong> la Cour, <strong>de</strong> la finance ou <strong>de</strong>la bourgeoisie. Le mariage fut célébré, le 16décembre 1771, dans la chapelle <strong>de</strong> l'hôtel ducontrôle <strong>de</strong>s finances, rue Neuve-<strong>de</strong>s-P<strong>et</strong>its-Champs, par le curé <strong>de</strong> la paroisse <strong>de</strong> Saint-Roch. Les témoins du marié étaient <strong>de</strong>ux parentséloignés : Hurzon, chevalier, intendant <strong>de</strong>la marine <strong>de</strong> Provence, <strong>et</strong> le fermier généralJacques Delahante, écuyer, secrétaire du roi;du côté <strong>de</strong> la mariée, ses <strong>de</strong>ux grands-onclesmaternels, l'abbé Terray, <strong>de</strong>venu ministre d'Etat,<strong>et</strong> son frère, Terray <strong>de</strong> Rozières.Ayant quité la <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> ses parents, ruedu Four-Saint-Eustache, <strong>Lavoisier</strong> vint habiter,avec sa jeune femme, une maison sise rueNeuve-<strong>de</strong>s-Bons-Enfants, appartenant à sonpère. Les jeunes mariés y resteront jusqu'à lanomination <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong> à la Régie <strong>de</strong>s poudres,au mois <strong>de</strong> mars 1775, époque à partir <strong>de</strong>laquelle ils seront logés à l'Arsenal.L'épouse <strong>et</strong> la <strong>collaboratrice</strong><strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> avait vite compris <strong>et</strong> apprécié lavaleur <strong>de</strong> l'homme qu'elle avait épousé. D'uneintelligence vive <strong>et</strong> d'une volonté ferme, elles'était mise immédiatement à l'étu<strong>de</strong> pour pouvoirle suivre dans ses travaux; elle <strong>de</strong>manda àson frère Belthazar <strong>de</strong>s leçons <strong>de</strong> latin <strong>et</strong> luiécrivait en 1777 (elle avait dix-neuf ans) : «Quandreviens-tu ? Le latin a besoin <strong>de</strong> toi ici...». Elleapprit l'anglais <strong>et</strong> le sut assez pour ai<strong>de</strong>r sonmari en lui traduisant un grand nombre <strong>de</strong> mémoires<strong>de</strong> chimie. Outre ses traductions inédites<strong>de</strong> Priestley, <strong>de</strong> Gavendish, <strong>de</strong> Henry, elle fitimprimer une brochure <strong>de</strong> Richard Kirwan «Surla force <strong>de</strong>s aci<strong>de</strong>s», <strong>et</strong> un ouvrage du mêmeauteur «Sur le phlogistique». Arthur Young, quilui rendit visite au mois d'octobre 1787, écrivit :«Mme <strong>Lavoisier</strong>, une personne pleine d'animation,<strong>de</strong> sens <strong>et</strong> <strong>de</strong> savoir, nous avait préparé undéjeuner anglais au thé <strong>et</strong> au café; mais lameilleure partie <strong>de</strong> son repas, c'était, sanscontredit, sa conversation, soit sur /Essai sur lePhlogistique <strong>de</strong> Kirwan, qu'elle est en train d<strong>et</strong>raduire, soit sur d'autres suj<strong>et</strong>s qu'une femme<strong>de</strong> sens travaillant dans le laboratoire <strong>de</strong> sonmari sait si bien rendre intéressants».<strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> s'initia aussi à la chimie, avec Jean-Baptiste Buqu<strong>et</strong>, qui fut le premier collaborateur <strong>de</strong><strong>Lavoisier</strong>, <strong>de</strong> 1777 à 1780. Elle <strong>de</strong>ssinait <strong>et</strong> gravait;c'est elle qui fit les planches du «Traité élémentaire<strong>de</strong> chimie» <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>, publié en 1789; elle avaitappris la peinture sous la direction <strong>de</strong> David, <strong>et</strong> l'onpossè<strong>de</strong> d'elle un portrait <strong>de</strong> Franklin. Celui-ci luiécrivit <strong>de</strong> Phila<strong>de</strong>lphie, le 23 octobre 1788 :«Un violent accès <strong>de</strong> goutte m'a longtempsempêché d'écrire à ma chère amie; autrement,je l'aurais remerciées plus tôt du portraitdont elle a eu la bonté <strong>de</strong> me faire présent.Ceux qui l'ont vu déclarent que la peinture a ungrand mérite, mais surtout ce qui me la rendchère, c'est la main qui l'a faite...».107