M.-A. <strong>Paulze</strong>, épouse <strong>et</strong> <strong>collaboratrice</strong> <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>, Vesalius, VI, 2,105-113, 2000macien Pluvin<strong>et</strong>, fournisseur <strong>et</strong> ami <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>,elle eut le droit <strong>de</strong> se rendre chez Dupin, députéqui aurait pu sauver son mari; mais l'attitu<strong>de</strong>hautaine <strong>de</strong> <strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> déplut à Dupin qui ne fitrien en faveur <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong> (14). Risquait-elle saliberté ou peut-être sa vie en multipliant les démarchesau profit <strong>de</strong> son père <strong>et</strong> <strong>de</strong> son mari ?La veuve <strong>Lavoisier</strong>Et le 8 mai 1794 arriva... Dans le même jour,<strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> vit périr son père (il précédait <strong>Lavoisier</strong>dans la fournée), son mari, ses amis les pluschers. Dépouillée <strong>de</strong> sa fortune, seule, sansparents (elle avait perdu son frère Christian quelquesmois auparavant), n'ayant pas eu d'enfants<strong>de</strong> son mariage, isolée dans son hôtel particulierdu boulevard <strong>de</strong> la Ma<strong>de</strong>leine, elle ne profitaitmême pas du silence <strong>et</strong> du repos pour mesurerl'étendue <strong>de</strong> sa douleur <strong>et</strong> pleurer ses morts; il luifallait encore subir <strong>de</strong>s visites domiciliaires. Tousles biens <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong> étaient confisqués <strong>et</strong> appartenaientà la Nation, qui <strong>de</strong>vait en prendrepossession. Dès le 30 mai 1794, le pharmacienQuinqu<strong>et</strong> entreprit l'inventaire <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s qui pouvaientêtre requis pour le service <strong>de</strong>s hôpitaux(verrerie, matériel <strong>de</strong> chimie, mercure, oxy<strong>de</strong>rouge, appareils <strong>de</strong> physique les plus récents <strong>et</strong>très précis, d'une gran<strong>de</strong> valeur).Quant à <strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong>, elle fut arrêtée, le 14 juin,par ordre du Comité <strong>de</strong> Sûr<strong>et</strong>é générale <strong>et</strong> incarcéréeà la maison d'arrêt <strong>de</strong> la rue Neuve-<strong>de</strong>s-Capucines; les scellés furent apposés sur sesmeubles <strong>et</strong> sur ses appartements privés. Après le27 juill<strong>et</strong>, la «veuve <strong>Lavoisier</strong>» s'adressa au Comitérévolutionnnaire <strong>de</strong> sa section, qui lui délivraun certificat favorable pour le Comité <strong>de</strong> Sûr<strong>et</strong>égénérale; elle obtint enfin sa mise en liberté, le 17août 1794. Dépossédée <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> son père <strong>et</strong><strong>de</strong> son mari, ainsi que <strong>de</strong> ses faibles revenus,<strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> fut réduite, pour subsister, à accepterles secours d'un serviteur fidèle, Masselot, qui sefit un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> la nourrir du produit <strong>de</strong> son travail.Heureusement, fut promulgué le décr<strong>et</strong> du 13ventôse (appliqué le 3 mai 1795), par lequel laConvention décidait que «les obj<strong>et</strong>s mobiliersconfisqués seraient restitués aux héritiers <strong>de</strong>scondamnés, les séquestres levés sans délai <strong>et</strong> lavaleur <strong>de</strong>s biens vendus remboursée sur le pied <strong>et</strong>aux condition <strong>de</strong> la vente». Le 21 messidor (10juill<strong>et</strong> 1795), paraissait la «Dénonciation <strong>de</strong>s veuves<strong>et</strong> <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong>s ci-<strong>de</strong>vant fermiers générauxcontre le représentant du peuple Dupin»,celui-là même qui avait dénoncé à la tribune lesexactions <strong>et</strong> les concussions <strong>de</strong>s «sangsues dupeuple». Il n'est pas impossible que l'ar<strong>de</strong>nte<strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> ait été l'inspiratrice <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te riposte, oumême qu'elle l'ait rédigée, car on a r<strong>et</strong>rouvé dansses papiers <strong>de</strong>s épreuves corrigées <strong>de</strong> sa main.Active <strong>et</strong> courageuse, <strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> <strong>Lavoisier</strong>s'empressa <strong>de</strong> prof iter <strong>de</strong> la loi du 13 ventôse; elleobtint, au mois d'avril 1796, la restitution <strong>de</strong>smeubles, <strong>de</strong>s papiers, <strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s <strong>de</strong>laboratoire. Les ordres <strong>de</strong> restitution portaient lamention : «Veuve <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>, injustement condamné».Il lui fut permis <strong>de</strong> toucher ses revenus,<strong>et</strong> la première chose que fit c<strong>et</strong>te «âme généreuse»fut <strong>de</strong> récompenser par <strong>de</strong>s dons d<strong>et</strong>erres les serviteurs qui lui étaient restés fidèles- Louis-Antoine Masselot, en particulier, reçut enpartage les terres sises aux Batignolles. Elleexprima toute sa gratitu<strong>de</strong> à l'abbé Morell<strong>et</strong>,l'auteur du «Cri <strong>de</strong>s familles», en lui offrant 100louis; <strong>et</strong>, à partir <strong>de</strong> 1816, elle lui fit verser unepension. Elle témoigna aussi sa reconnaissanceenvers le Lycée <strong>de</strong>s Arts qui avait eu la témérité<strong>de</strong> couronner <strong>Lavoisier</strong>, l'avant-veille <strong>de</strong> sa mort,dans les cachots <strong>de</strong> la Conciergerie.La poursuite <strong>de</strong> l'oeuvre <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>Pendant les années qui suivirent l'exécution<strong>de</strong>s fermiers généraux, <strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> s'employasurtout à poursuivre l'oeuvre entreprise par sonmari <strong>et</strong> interrompue par la mort.En 1792, <strong>Lavoisier</strong> avait envisagé <strong>de</strong> publierses principaux mémoires <strong>et</strong> d'y ajouter les travauxd'autres savants qui avaient contribué àj<strong>et</strong>er les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la chimie mo<strong>de</strong>rne.110
M.-A. <strong>Paulze</strong>, épouse <strong>et</strong> <strong>collaboratrice</strong> <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>, Vesalius, VI, 2,105-113, 2000L'ouvrage <strong>de</strong>vait comporter huit volumes; quand<strong>Lavoisier</strong> mourut, l'impression <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux premiersvolumes était presque terminée. En 1796,<strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> <strong>de</strong>manda à Armand Seguin <strong>de</strong> rédigerune préface, dans laquelle il flétrirait leshommes coupables <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong>.Seguin refusa en prétextant que ce serait leurfaire trop d'honneur que <strong>de</strong> parler d'eux, mêmed'une manière très péjorative (15). En réalité,Seguin voulait s'attribuer une part égale à celle<strong>de</strong> <strong>Lavoisier</strong> dans la publication <strong>de</strong>s mémoires.<strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> renonça d'abord à son proj<strong>et</strong>;elle le reprit quelques années plus tard. Ellerédigea elle-même, en 1803, une introduction,où elle exposait simplement les conditions danslesquelles <strong>Lavoisier</strong> avait entrepris ce travail.En voici le texte intégral :«En 1792, M. <strong>Lavoisier</strong> avait conçu le proj<strong>et</strong><strong>de</strong> faire un recueil <strong>de</strong> tous ses mémoires lusà l'Académie <strong>de</strong>puis vingt ans. C'était enquelque manière faire l'histoire <strong>de</strong> la chimiemo<strong>de</strong>rne. Pour rendre c<strong>et</strong>te histoire plus intéressante<strong>et</strong> plus complète, il s'était proposé d'yintercaler les mémoires <strong>de</strong> personnes qui, ayantadopté son système, avaient fait <strong>de</strong>s expériencesà son appui. Ce recueil <strong>de</strong>vait formerenviron huit volumes.«L'Europe sait pourquoi ils n'ont pas étéachevés.«On a r<strong>et</strong>rouvé presque tout le premier, lesecond en entier, quelques feuilles du quatrième.Plusieurs savants ont désiré qu'ilsfussent mis au jour. On a longtemps hésité. Ilest difficile <strong>de</strong> ne pas éprouver une sorte <strong>de</strong>crainte, lorsqu'il s'agit <strong>de</strong> publier <strong>de</strong>s écrits quen'a point terminés un homme qui jouit avecjustice d'une gran<strong>de</strong> réputation. C'estquandonl'a perdu que l'amitié doit commencera <strong>de</strong>venirsévère, <strong>et</strong> ne faire paraître que ce qui peutajoutera la gloire d'un être chéri <strong>et</strong> vénéré.«On aurait persisté, <strong>et</strong> ces fragmentsn'auraient point paru, s'ils ne contenaient(page 78 du second volume) un mémoire <strong>de</strong>M. <strong>Lavoisier</strong>, qui réclame, d'après les faitsqu'il y expose, la nouvelle théorie chimiquecomme lui appartenant.«C'est donc un <strong>de</strong>voir envers lui que <strong>de</strong> fixerl'opinion <strong>de</strong>s savants sur c<strong>et</strong>te vérité. On leur<strong>de</strong>man<strong>de</strong> l'indulgence pour les fautes qui pourraients'être glissées dans quelque autre partie<strong>de</strong> ce recueil. Ils l'accor<strong>de</strong>ront, lorsqu'ils saurontque la plupart <strong>de</strong>s épreuves ont été revuesdans les <strong>de</strong>rnier moment <strong>de</strong> l'auteur, <strong>et</strong> que,tandis qu'il n'ignorait pas qu'on préméditait sonassassinat, M. <strong>Lavoisier</strong>, calme <strong>et</strong> courageux,s'occupant d'un travail qu'il croyait utile auxsciences, donnait un grand exemple <strong>de</strong> lasérénité que les lumières <strong>et</strong> la vertu peuventconserver au milieu <strong>de</strong>s plus affreux malheurs!»(16).<strong>Marie</strong>-<strong>Anne</strong> laissait entendre que <strong>Lavoisier</strong>revendiquait pour lui seul la paternité <strong>de</strong>s découvertes,comme il l'écrivit : «C<strong>et</strong>te théorien'est donc pas, comme je l'entends dire, lathéorie <strong>de</strong>s chimistes français : elle est la mienne,<strong>et</strong> c'est une propriété que je réclame auprès <strong>de</strong>mes contemporains <strong>et</strong> <strong>de</strong> la postérité». Les<strong>de</strong>ux volumes <strong>de</strong>s «Mémoires <strong>de</strong> chimie» parurenten 1805; ils ne furent pas commercialisés,mais offerts à toutes les personnes éminentes<strong>de</strong> l'époque. Cuvier la remercia dans les termessuivants :«Madame, la Classe me charge <strong>de</strong> vousadresser ses remerciements pour l'ouvrageprécieux que vous avez bien voulu lui donner...Perm<strong>et</strong>tez-moi d'y joindre le témoignage<strong>de</strong> ma propre reconnaissance. Tousles amis <strong>de</strong>s sciences vous en doivent pourla douloureuse détermination que vous avezprise <strong>de</strong> publier ce recueil... Ces volumesincompl<strong>et</strong>s, ces phrases interrompues, fontune impression terrible... Comme on sent serenouveler dans toute sa force l'horreur ducrime qui a privé (<strong>de</strong> vérités) l'humanité,peut-être pour <strong>de</strong>s siècles !» (17).A c<strong>et</strong>te époque, le mot «classe» signifiait unensemble <strong>de</strong> personnes liées entre elles parcertains caractères communs (mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie,intérêts, culture). Sous le terme <strong>de</strong> «classe»,Cuvier désignait l'Académie <strong>de</strong>s sciences.111