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L'oral et le moral - de Charles Ramond

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Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>[Communication aux journées « Mora<strong>le</strong> <strong>et</strong> Performativité –Nature,Normes, Conventions », Bor<strong>de</strong>aux-3, 1 er <strong>et</strong> 2 juin 2004, organisées parBruno Ambroise <strong>et</strong> Layla Raïd]Déconstruction <strong>et</strong> Performativité :L’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>Char<strong>le</strong>s <strong>Ramond</strong>Université Bor<strong>de</strong>aux 3 Michel <strong>de</strong> MontaigneÉcrivant en 1971 « Signature Événement Contexte » (ou SEC),Derrida rencontre Austin <strong>et</strong> la théorie du performatif comme <strong>de</strong>sobjections très puissantes à ses propres thèses. Son intérêt pour Austinacquiert alors une urgence qui peut expliquer la vio<strong>le</strong>nce <strong>de</strong>s critiquesqu’il lui adresse. La prise en compte nécessaire <strong>de</strong>s contextes pourl’analyse <strong>de</strong>s énoncés, qui est la nouveauté austinienne, était en eff<strong>et</strong> àl’opposé <strong>de</strong> thèse <strong>de</strong>rridienne <strong>de</strong> l’arrachement au contexte commecondition <strong>de</strong> possibilité du sens <strong>et</strong> <strong>de</strong> la communication en général. Poursoutenir une thèse si paradoxa<strong>le</strong> en apparence, Derrida s’appuyait surl’impossibilité d’un co<strong>de</strong> structurel<strong>le</strong>ment secr<strong>et</strong> : si je peux communiquerune signification à une personne, alors je peux la communiquer aussi àune autre personne, en un autre lieu, en un autre temps, <strong>et</strong>c –faute <strong>de</strong>quoi je ne pourrais jamais communiquer. C<strong>et</strong> arrachement potentiel aucontexte était donc non seu<strong>le</strong>ment « toujours déjà » présent dans toutecommunication, mais, y insistait Derrida, il en était même la condition <strong>de</strong>possibilité. On comprend alors pourquoi Derrida faisait <strong>de</strong> l’écriture, <strong>et</strong>non <strong>de</strong> la paro<strong>le</strong>, <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> <strong>de</strong> toute transmission <strong>de</strong> sens. Une l<strong>et</strong>tre esten eff<strong>et</strong> la figure parfaite <strong>de</strong> l’arrachement au contexte : j’écris àquelqu’un qui n’est pas là, ici <strong>et</strong> maintenant, qui recevra mon messagedans un autre contexte que celui dans <strong>le</strong>quel je l’ai écrit. C’est cela, tout1


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>simp<strong>le</strong>ment, qu’on appel<strong>le</strong> la « différance » avec un « a » : l’idée qu’unecommunication est toujours « différée », que ce diffèrement, ce r<strong>et</strong>ard, cedélai, <strong>le</strong> fait qu’el<strong>le</strong> peut toujours être interceptée, lue par quelqu’und’autre que <strong>le</strong> <strong>de</strong>stinataire (d’ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> <strong>de</strong>stinataire est par définitiontoujours quelqu’un d’autre), n’est qu’un ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> façon <strong>de</strong> dire que lacommunication se fait toujours fondamenta<strong>le</strong>ment dans l’absence <strong>et</strong> nondans la présence, absence au mon<strong>de</strong>, absence aux autres, absence à soi(ici s’interca<strong>le</strong> évi<strong>de</strong>mment <strong>le</strong> motif psychanalytique). La conclusion qu<strong>et</strong>irait Derrida <strong>de</strong> tout cela est que la paro<strong>le</strong> el<strong>le</strong>-même, l’acte <strong>de</strong> paro<strong>le</strong>, <strong>le</strong>discours que je tiens ici <strong>et</strong> maintenant à celui ou à ceux qui est ou quisont ici <strong>et</strong> maintenant en face <strong>de</strong> moi, ne peuvent être paro<strong>le</strong>, discours,transmission d’un sens, qu’à condition d’être « toujours déjà », malgré <strong>le</strong>sapparences, arrachés à <strong>le</strong>ur contexte. Il n’y avait donc pour Derridaaucune différence structurel<strong>le</strong> entre la communication écrite <strong>et</strong> lacommunication ora<strong>le</strong> –toutes <strong>de</strong>ux ne pouvant exister qu’à conditiond’être structurel<strong>le</strong>ment déliées, détachées, <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur contexte. Les« conditions <strong>de</strong> possibilité » du discours étaient donc en même temps <strong>le</strong>s« conditions d’impossibilité » <strong>de</strong> toute communication « authentique »,« p<strong>le</strong>ine », <strong>et</strong>c, par où était immédiatement récusée toute distinction outoute hiérarchisation entre <strong>de</strong>s discours qui seraient « normaux » ou« sérieux » <strong>et</strong> d’autres qui seraient « dérivés » ou « non sérieux ».Derrida, bien sûr, sait déjà, dans <strong>le</strong>s années soixante-dix, que laconnaissance <strong>de</strong>s contextes ai<strong>de</strong> à la compréhension <strong>de</strong>s textes… Ilproduit d’ail<strong>le</strong>urs <strong>de</strong> minutieuses étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s contextes, par exemp<strong>le</strong> dansGlas, <strong>et</strong> en bien d’autres endroits encore. Il est donc tout prêt à accor<strong>de</strong>rque, <strong>de</strong> fait, on ne peut pas <strong>et</strong> on ne doit pas négliger <strong>le</strong>s contextes. Maisil soutient néanmoins que, puisqu’il n’existe pas <strong>de</strong> contexte unique à unesituation ou à une énonciation données, la détermination du contexte esten el<strong>le</strong>-même toujours problématique ; <strong>et</strong> que par conséquent, en droit, lasignification ne doit jamais être recherchée par une contextualisation quiserait <strong>de</strong> plus en plus fine, comme si, à la limite, une contextualisationtota<strong>le</strong> <strong>et</strong> parfaite perm<strong>et</strong>tait une compréhension el<strong>le</strong>-même tota<strong>le</strong> <strong>et</strong>parfaite <strong>de</strong>s discours émis, un peu comme la présence d’un obj<strong>et</strong> remplitl’intuition. Non, si attentif qu’il ait toujours été aux problèmes <strong>de</strong>contextualisation, Derrida maintiendra toujours très radica<strong>le</strong>ment sathèse : en droit, structurel<strong>le</strong>ment, il n’y a sens que par <strong>et</strong> dans ladécontextualisation, <strong>et</strong> la condition <strong>de</strong> possibilité (<strong>et</strong> d’impossibilité) dudiscours est qu’il soit séparab<strong>le</strong> <strong>de</strong> son contexte.Mais soutenir cela, c’était soutenir bien évi<strong>de</strong>mment la fameus<strong>et</strong>hèse <strong>de</strong> « l’itérabilité », autre nœud <strong>de</strong> la controverse avec Austin, puisSear<strong>le</strong>. En eff<strong>et</strong>, dire que la condition <strong>de</strong> possibilité du discours estl’arrachement au contexte, c’est dire que la condition <strong>de</strong> possibilité d<strong>et</strong>out discours est qu’il soit réitérab<strong>le</strong>, ou, comme dit Derrida, « itérab<strong>le</strong> »,c’est-à-dire qu’il soit toujours possib<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong> répéter, <strong>de</strong> <strong>le</strong> citer, <strong>de</strong> <strong>le</strong> ré-2


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>citer, <strong>de</strong> <strong>le</strong> transposer, <strong>de</strong> <strong>le</strong> transporter, <strong>de</strong> <strong>le</strong> métaphorer, <strong>de</strong> <strong>le</strong> greffer(autant <strong>de</strong> façons d’exprimer c<strong>et</strong>te même idée), dans un autre contexte.Un discours ne peut donc avoir lieu (qu’il soit écrit ou oral, peu importe, je<strong>le</strong> répète), qu’à condition d’être toujours déjà redoublé comme par uneombre <strong>de</strong> lui-même, un fantôme, un doub<strong>le</strong>, une citation <strong>de</strong> lui-même. Ouencore : il ne peut y avoir <strong>de</strong> discours que « toujours déjà » dédoublé,redoublé, répété (refendu, clivé, entendrait peut-être un analyste). Ouencore : comme toute chose, un discours ne peut jamais être unévénement purement singulier <strong>et</strong> purement présent. Il est toujours doub<strong>le</strong>dès <strong>le</strong> départ, toujours écartelé, différant donc <strong>de</strong> soi comme <strong>de</strong> soncontexte. De ce point <strong>de</strong> vue, il n’y a donc pas d’occurrences singulières,<strong>et</strong> il n’y a non plus aucune différence, structurel<strong>le</strong>ment, entre discoursprononcé, <strong>et</strong> discours cité.La cib<strong>le</strong> commune à toute ces thèses (qui ne sont qu’autant <strong>de</strong>variations sur un seul <strong>et</strong> même thème) est ce que Derrida appel<strong>le</strong> alors la« métaphysique <strong>de</strong> la présence », <strong>et</strong> qu’il se plaît à r<strong>et</strong>rouver chez laplupart <strong>de</strong>s auteurs <strong>de</strong> la tradition philosophique, <strong>de</strong> Platon à Husserl, enpassant par Rousseau <strong>et</strong> bien d’autres encore : association d’uneontologie <strong>de</strong> la présence, <strong>de</strong> l’origine <strong>et</strong> <strong>de</strong> la simplicité (autant <strong>de</strong> traits<strong>de</strong> l’oralité, fait remarquer Derrida), <strong>et</strong> d’une mora<strong>le</strong> qui établit, souscouvert <strong>de</strong> hiérarchisations purement conceptuel<strong>le</strong>s (intelligib<strong>le</strong> / sensib<strong>le</strong>,profond / superficiel, essentiel / acci<strong>de</strong>ntel, propre / parasite, pur / impur,originaire / dérivé, modè<strong>le</strong> / copie, <strong>et</strong>c) la dévalorisation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>uxièmestermes <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> ces coup<strong>le</strong>s. C<strong>et</strong>te liaison <strong>de</strong> « l’oral » <strong>et</strong> du« <strong>moral</strong> » serait ainsi, selon Derrida, <strong>le</strong> geste même <strong>de</strong> la métaphysiqueocci<strong>de</strong>nta<strong>le</strong>, comme l’indique dès l’origine <strong>le</strong> traitement hosti<strong>le</strong> ouméprisant réservé à l’écriture par Socrate, « l’ami <strong>de</strong> la sagesse », quipar<strong>le</strong> mais n’écrit pas.Derrida va donc se montrer particulièrement sensib<strong>le</strong> à toutereprise, même apparemment discrète, latéra<strong>le</strong>, ponctuel<strong>le</strong>, <strong>de</strong> ceshiérarchisations en apparence naturel<strong>le</strong>s <strong>et</strong> ontologiques, en réalitétoujours mora<strong>le</strong>s à ses yeux. Et, comme <strong>le</strong>s personnes qui, ayant étévictimes <strong>de</strong> discriminations (ce fut son cas en Algérie comme juif à l’âge<strong>de</strong> 10 ans) savent entendre, reconnaître infaillib<strong>le</strong>ment, <strong>et</strong> réagir parfoisavec une vio<strong>le</strong>nce qu’un observateur indifférent ou non concerné jugeraexcessive ou injustifiée, à la moindre connotation raciste ou antisémite ousexiste d’un discours apparemment neutre <strong>et</strong> technique, Derrida réagittrès vivement, <strong>et</strong>, <strong>de</strong> façon sans doute inattendue pour ses interlocuteurs<strong>et</strong> pour ses <strong>le</strong>cteurs, sur <strong>le</strong> plan <strong>moral</strong> encore plus que sur <strong>le</strong> planontologique ou que sur tout autre plan, aux thèses développées parAustin, dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s, comme nous allons <strong>le</strong> voir, il entenddistinctement résonner certaines harmoniques qu’il a appris à reconnaître<strong>et</strong> auxquels il souhaite ôter <strong>le</strong>ur masque d’innocence <strong>et</strong> <strong>de</strong> technicitépurement <strong>de</strong>scriptive. C’est que pour lui, <strong>de</strong>rrière ces fugitives3


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>résonances, s’annonce toujours <strong>le</strong> formidab<strong>le</strong> appareil <strong>de</strong> la traditionphilosophique dans ce qu’el<strong>le</strong> a <strong>de</strong> plus traditionnel <strong>et</strong> <strong>de</strong> plus <strong>moral</strong>isant.Nous sommes donc maintenant en mesure, me semb<strong>le</strong>-t-il, <strong>de</strong>mieux comprendre à la fois <strong>le</strong> grand intérêt que Derrida va porter auxthèses d’Austin, <strong>et</strong> <strong>le</strong>s raisons pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il oriente sa critique, <strong>de</strong>façon inattendue au vu <strong>de</strong>s matières abordées, sur <strong>le</strong> plan <strong>moral</strong>principa<strong>le</strong>ment.Ce qui attire Derrida chez Austin, c’est d’abord, je crois, unecommunauté dans certains buts <strong>et</strong> certains moyens. Dans un cas commedans l’autre, il s’agit en somme <strong>de</strong> faire trébucher la philosophie sur sespropres discours. Les <strong>de</strong>ux philosophes ont la nob<strong>le</strong>sse philosophique, l<strong>et</strong>on « grand seigneur », en point <strong>de</strong> mire. IIs ont tous <strong>de</strong>ux une oreil<strong>le</strong>particulièrement fine, un sens <strong>de</strong> la formulation, du détail, un humour <strong>et</strong>une culture, une capacité à déstabiliser <strong>le</strong>s croyances ou <strong>le</strong>s préjugés aumoyen <strong>de</strong>s tournures <strong>le</strong>s plus simp<strong>le</strong>s. Tout cela explique la loyauté aveclaquel<strong>le</strong> Derrida reconnaît l’importance <strong>et</strong> la qualité <strong>de</strong> la révolutionintroduite par Austin.Par ail<strong>le</strong>urs, Derrida est très sensib<strong>le</strong> au geste premier <strong>de</strong> Austin,à savoir la distinction entre constatifs <strong>et</strong> performatifs. Il y voit la possibilité<strong>de</strong> se délivrer au moins dans une certaine mesure <strong>de</strong>s chaînes <strong>de</strong> laseu<strong>le</strong> vérité (puisqu’en eff<strong>et</strong> <strong>le</strong>s énoncés performatifs ne relèvent pas du« vrai » <strong>et</strong> du « faux ») , c’est-à-dire au fond <strong>et</strong> toujours, <strong>de</strong> la tyrannie <strong>de</strong>l’être <strong>et</strong> <strong>de</strong> la présence (<strong>et</strong> donc <strong>de</strong> l’intuition, seu<strong>le</strong> garante, toujours, <strong>et</strong>en <strong>de</strong>rnier ressort, <strong>de</strong> la saisie <strong>de</strong> l’adéquation entre <strong>le</strong> discours <strong>et</strong> lachose) 1 . L’extension par Austin du performatif à l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s discours,<strong>et</strong> la <strong>de</strong>stitution corrélative du constatif, ont donc certainement été reçuspar Derrida comme <strong>de</strong>s outils très puissants à utiliser contre la« métaphysique <strong>de</strong> la présence » <strong>et</strong> ses r<strong>et</strong>ombées sous forme« d’intuition » <strong>et</strong> « d’adéquation ». En outre, bien qu’on n’en trouve pastrace à ma connaissance dans ses textes, <strong>et</strong> bien qu’il s’agissecertainement au fond d’une <strong>le</strong>cture fautive d’Austin, j’aurais tendance àpenser que Derrida a été impressionné par <strong>le</strong>s passages où Austintransforme <strong>de</strong>s constatifs en performatifs (ou rem<strong>et</strong> en cause c<strong>et</strong>tedistinction même) au moyen <strong>de</strong> la mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la possibilité pourtout discours <strong>de</strong> se dédoub<strong>le</strong>r dans la référence à soi, phénomènes1 J. Derrida, Limited Inc, p. 38 (dans SEC), présente <strong>le</strong> « performatif » commecapab<strong>le</strong> d’échapper à la « surveillance » <strong>de</strong> la vérité comme adéquation, donc commeune théorie en quelque sorte « libératrice » : « Le performatif est une ‘communication’qui ne se limite pas essentiel<strong>le</strong>ment à transporter un contenu sémantique déjàconstitué <strong>et</strong> surveillé [je souligne, CR ; noter la connotation mora<strong>le</strong> du terme] par unevisée <strong>de</strong> vérité (<strong>de</strong> dévoi<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> ce qui est dans son être ou d’adéquation entre unénoncé judicatif <strong>et</strong> la chose même ».4


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>proches <strong>de</strong> l’itérabilité ou <strong>de</strong> la citationnalité universel<strong>le</strong>s que soutiendraDerrida.Et néanmoins l’essentiel <strong>de</strong> la <strong>le</strong>cture d’Austin par Derrida seratrès critique. La controverse porte non seu<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> point essentielqu’est <strong>le</strong> rapport au contexte, mais éga<strong>le</strong>ment sur la question <strong>de</strong>l’événementialité même <strong>de</strong> l’énonciation. La thèse <strong>de</strong> la performativité esten eff<strong>et</strong> par définition la reconnaissance d’un lien quasi substantiel dudiscours au contexte <strong>et</strong> à l’événement –<strong>et</strong> donc, <strong>de</strong> façon privilégiée, à la« paro<strong>le</strong> » ou à « l’oralité » comme modè<strong>le</strong> principal <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong>langage. C’est en eff<strong>et</strong> principa<strong>le</strong>ment par la paro<strong>le</strong>, la prise <strong>de</strong> paro<strong>le</strong>, <strong>le</strong>discours prononcé à haute voix, que je peux intervenir, couper la paro<strong>le</strong>,insulter, <strong>et</strong>c. Cela tient en bonne part (considération physiologique qui,me semb<strong>le</strong>-t-il, a son importance) au fait que nous ne pouvons pas« fermer <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s » comme nous pouvons « fermer <strong>le</strong>s yeux ». Nous nepouvons même pas « écouter à côté », « détourner <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s » commenous « regardons à côté » ou comme nous « détournons <strong>le</strong>s yeux » <strong>de</strong> ceque nous ne voulons pas voir : si bien que nous sommes obligésd’entendre, sinon d’écouter, celui qui nous « par<strong>le</strong> », tandis que nouspouvons très bien ne pas ouvrir une l<strong>et</strong>tre, ou ne pas la lire une foisouverte. La performativité <strong>de</strong> la voix pour l’oreil<strong>le</strong> est doncintrinsèquement plus puissante que cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> la main pour l’œil (lorsqu’onécrit). L’événementialité <strong>et</strong> la puissance performative sont donc liées <strong>de</strong>préférence à la paro<strong>le</strong>, <strong>et</strong> donc, via la paro<strong>le</strong>, à la présence. C’est pourcela que Derrida m<strong>et</strong> assez légitimement en exergue <strong>de</strong> Limited Inc unpassage où Austin déclare qu’il « [s’]en [tiendra] toujours, par souci <strong>de</strong>simplicité, à l’énonciation parlée » 2 .Quand on lit Austin en eff<strong>et</strong> en étant attentif au vocabulaire qu’i<strong>le</strong>mploie lui-même pour par<strong>le</strong>r <strong>de</strong>s discours, on ne peut manquer <strong>de</strong>remarquer que <strong>le</strong> vocabulaire qu’il utilise désigne presque exclusivementla paro<strong>le</strong> : « dire » « énoncer » « prononcer » « déclarer », <strong>et</strong>c ; jepourrais sans difficulté en donner d’innombrab<strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s [réf], <strong>et</strong> jecrois que <strong>le</strong> fait lui-même est peu contestab<strong>le</strong> ; sans doute Austinmentionne parfois « que ce soit par écrit ou par oral » ; mais d’une partc’est vraiment rare dans l’ouvrage [réf], <strong>et</strong> d’autre part, <strong>le</strong> fait mêmequ’Austin estime parfois nécessaire <strong>de</strong> préciser ou <strong>de</strong> détail<strong>le</strong>r <strong>le</strong> rapportà l’écrit me semb<strong>le</strong> justement prouver, par contraste, que pour lui <strong>le</strong>vocabulaire général <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> paro<strong>le</strong>s est naturel<strong>le</strong>ment celui <strong>de</strong>l’oralité, <strong>de</strong> la voix, à l’événementialité <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> paro<strong>le</strong>, <strong>et</strong> beaucoupmoins <strong>de</strong> l’écrit. D’ail<strong>le</strong>urs, on aurait beaucoup <strong>de</strong> mal à réécrire Quanddire c’est faire en employant <strong>de</strong>s verbes qui désigneraient à coup sûr undiscours écrit, ou qui du moins pourraient valoir aussi bien pour undiscours oral que pour un discours écrit. On objectera peut-être que2 Austin, Quand dire, c’est faire tr. fr, p. 122 ; texte anglais :5


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>Austin emploie <strong>le</strong> discours du « dire » aussi bien pour <strong>le</strong>s « constatifs »que pour <strong>le</strong>s « performatifs », <strong>et</strong> que par conséquent c<strong>et</strong>te « oralité » quediagnostiquera Derrida dans la théorie performative s’étend en réalité àl’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> discours. Mais à cela, je répondrais volontiersque l’évolution d’Austin, <strong>de</strong> la distinction initia<strong>le</strong> entre « constatifs » <strong>et</strong>« performatifs », vers la distinction entre actes « locutoires »,« illocutoires » <strong>et</strong> « perlocutoires » confirme en réalité <strong>le</strong> diagnostic<strong>de</strong>rridien. Je crois en eff<strong>et</strong> qu’on pourrait assez faci<strong>le</strong>ment montrer, livreen main, que Quand dire c’est faire, dans sa progression du premier ausecond groupe <strong>de</strong> distinctions, montre une extension progressive, pourne pas dire une universalisation, du discours du « dire », c’est-à-dire dumodè<strong>le</strong> <strong>de</strong> la voix ou du modè<strong>le</strong> oral [réf]. Et, si c’est bien <strong>le</strong> cas, lathéorie <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> langage (ou <strong>de</strong> « discours », ou <strong>de</strong> « paro<strong>le</strong> » ?,problème bien diffici<strong>le</strong> <strong>et</strong> bien intéressant ici) ne décrirait l’extension du« faire » dans <strong>le</strong> langage que par l’extension du « dire » ou <strong>de</strong> l’oralité –<strong>et</strong>tel me semb<strong>le</strong> bien être <strong>le</strong> cas.Je voudrais maintenant établir, au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la querel<strong>le</strong> entredéconstruction <strong>et</strong> performativité, la thèse suivante : Derrida <strong>et</strong> Austinperçoivent, plus ou moins explicitement, <strong>le</strong>s difficultés d’uneperformativité propre à l’écrit. Mais à partir <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te prémisse commune(que je vais pour ma part tenter dans un instant <strong>de</strong> légitimer en el<strong>le</strong>même<strong>et</strong> pour el<strong>le</strong>-même), ils divergent profondément. Austin varapporter la quasi totalité <strong>de</strong> l’activité performative à la paro<strong>le</strong>,introduisant ainsi une discontinuité <strong>de</strong> fait, <strong>et</strong> même une hiérarchie entreoral <strong>et</strong> écrit, que lui reprochera vivement Derrida. Derrida <strong>de</strong> son côté,refusant <strong>de</strong> distinguer entre écrit <strong>et</strong> oral, qui relèvent tous <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux selonlui <strong>de</strong> l’itérabilité généralisée, sera au contraire amené à rem<strong>et</strong>tre enquestion <strong>le</strong>s fon<strong>de</strong>ments même <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s performatifs.La façon « ordinaire » (pour Austin) d’introduire un énoncéperformatif, c’est, donc, <strong>de</strong> dire quelque chose comme « lorsque je dis‘P’ », « lorsque nous disons ‘P’ », « lorsque je déclare ‘P’ », « lorsqu’ondéclare ‘P’ », « Si j’énonce ‘P’ », <strong>et</strong>c ; on ne trouve quasi jamais dans sesouvrages (sous sa plume), à ma connaissance, <strong>de</strong>s exemp<strong>le</strong>s <strong>de</strong>performatifs introduits par « lorsque j’écris ‘P’ », <strong>et</strong> encore moins par« lorsque nous écrivons ‘P’ », ou « lorsqu’on écrit ‘P’ ». De tel<strong>le</strong>sremarques ne peuvent bien sûr prétendre à être <strong>de</strong>s preuves, pas même<strong>de</strong> véritab<strong>le</strong>s arguments en faveur <strong>de</strong> la thèse selon laquel<strong>le</strong> Austinm<strong>et</strong>trait la performativité plutôt dans l’oral que dans l’écrit ; mais el<strong>le</strong>ssont tout <strong>de</strong> même, je crois, <strong>de</strong>s indices assez intéressants.Pour légitimer c<strong>et</strong>te association naturel<strong>le</strong> <strong>et</strong> spontanée à laquel<strong>le</strong>procè<strong>de</strong> Austin entre oralité <strong>et</strong> performativité (<strong>et</strong> donc par là même6


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>montrer mon accord sur <strong>le</strong> fond avec la pratique, sinon la positionaustinienne, en même temps que mon accord avec <strong>le</strong> diagnostic<strong>de</strong>rridien), je souhaiterais décrire maintenant <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> problèmesque soulève, inversement, la performativité du texte écrit. Il y a, je crois,une difficulté directe <strong>et</strong> intrinsèque à concevoir la performativité <strong>de</strong> l’écrit ;<strong>et</strong> il y a une secon<strong>de</strong> difficulté, qui tient à son événementialité.Premièrement, il nous semb<strong>le</strong> légitime <strong>et</strong> naturel, dans bien <strong>de</strong>scas, <strong>de</strong> reconnaître à l’écrit une va<strong>le</strong>ur performative. Par exemp<strong>le</strong> (<strong>et</strong>c’est sans doute plus qu’un exemp<strong>le</strong>), Austin y fait parfois référence, laquasi totalité <strong>de</strong>s écrits juridiques semb<strong>le</strong>nt bien re<strong>le</strong>ver <strong>de</strong> laperformativité. Et, puisque <strong>le</strong> thème <strong>de</strong> notre colloque nous y invite,arrêtons-nous donc un instant sur la question <strong>de</strong>s « conventions » écrites.Quand on signe un « contrat », ou une « promesse <strong>de</strong> vente », parexemp<strong>le</strong>, on accomplit incontestab<strong>le</strong>ment un acte performatif du mêmeordre <strong>de</strong> celui qu’on fait lorsqu’on énonce à haute voix l’enchère la plushaute dans une vente, ou lorsqu’on fait une promesse à voix haute. Et, <strong>de</strong>ce point <strong>de</strong> vue, on pourrait légitimement soutenir qu’une part immense<strong>de</strong> nos actions, dans nos sociétés très contractuel<strong>le</strong>s, sont régies par <strong>de</strong>sperformatifs écrits, <strong>et</strong> non pas oraux. Resterait cependant à savoir si <strong>le</strong>slois écrites <strong>et</strong> <strong>le</strong>s contrats écrits peuvent vraiment être considérés comme<strong>de</strong>s performatifs. C’est une question très diffici<strong>le</strong> à mes yeux, dans l’étatactuel <strong>de</strong> mes connaissances <strong>et</strong> <strong>de</strong> mes réf<strong>le</strong>xions. Je me contenteraidonc <strong>de</strong> proposer la question suivante : la performativité d’une loi, parexemp<strong>le</strong>, est-el<strong>le</strong> dans la loi ou dans son application ? À bien y réfléchiren eff<strong>et</strong>, une loi ne s’applique jamais d’el<strong>le</strong>-même, automatiquement. Il ya bien <strong>de</strong>s cas où l’on ne sait tout simp<strong>le</strong>ment pas quel<strong>le</strong> est la loi, <strong>et</strong> oùun juge a besoin <strong>de</strong> la dire, ou <strong>de</strong> la redire : par exemp<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>squerel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> bornage, <strong>de</strong> murs mitoyens, d’occupations <strong>de</strong> locaux, <strong>de</strong>modifications <strong>de</strong> faça<strong>de</strong>, <strong>et</strong>c. Par ail<strong>le</strong>urs, certaines règ<strong>le</strong>s que l’on croitléga<strong>le</strong>s peuvent se révé<strong>le</strong>r en réalité illéga<strong>le</strong>s, donc illusoires en tant quelois : par exemp<strong>le</strong>, si on instaure une règ<strong>le</strong> <strong>de</strong> ségrégation racia<strong>le</strong> àl’entrée d’un club, c<strong>et</strong>te règ<strong>le</strong>, fût-el<strong>le</strong> écrite, sera jugée non valab<strong>le</strong> dansun procès. Il arrive même que <strong>de</strong>s lois, même votées par <strong>le</strong>s députés,soient déclarées ensuite partiel<strong>le</strong>ment ou tota<strong>le</strong>ment inconstitutionnel<strong>le</strong>spar <strong>le</strong> Conseil Constitutionnel. Autrement dit, <strong>le</strong> texte écrit <strong>de</strong> la loi peutbien exister, il n’acquiert cependant va<strong>le</strong>ur performative (<strong>de</strong> régulation,d’injonction) qu’au moment d’une décision judiciaire. Bien sûr, c<strong>et</strong>tedécision peut el<strong>le</strong>-même être écrite (<strong>et</strong> l’est d’ail<strong>le</strong>urs toujours, même siel<strong>le</strong> a donné lieu à une déclaration ora<strong>le</strong> au tribunal), mais <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> faitqu’el<strong>le</strong> existe indique bien que la performativité <strong>de</strong> la loi n’est pas directe,pas consubstantiel<strong>le</strong> à la loi el<strong>le</strong>-même, puisqu’el<strong>le</strong> a besoin <strong>de</strong> ce relais<strong>de</strong> la décision judiciaire événementiel<strong>le</strong>. On pourrait d’ail<strong>le</strong>urs en direautant <strong>de</strong> certains contrats : je peux avoir signé un contrat à une dateprécise, il se peut que ce contrat mentionne sa propre durée <strong>de</strong> validité,7


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong><strong>et</strong> donc que, dans l’ensemb<strong>le</strong>, ce texte écrit ait toutes <strong>le</strong>s caractéristiquesd’une événementialité performative. Et pourtant, <strong>de</strong> nombreux procès oulitiges portent précisément sur <strong>le</strong>s durées <strong>de</strong> validité <strong>de</strong>s contrats, ou sur<strong>le</strong> moment <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur mise en application, <strong>et</strong>c : si bien que même dans cescas-là, on a souvent besoin d’une décision judiciaire qui porte surl’événementialité même du contrat –ce qui prouve que c<strong>et</strong>teévénementialité n’est jamais assurée en el<strong>le</strong>-même, <strong>et</strong> donc que ce n’estpas <strong>le</strong> contrat en lui-même qui possè<strong>de</strong> la puissance, ou la force,performatives. Une loi ou un contrats sont donc, me semb<strong>le</strong>-t-il, séparés<strong>de</strong> <strong>le</strong>ur propre performativité comme une loi est séparée <strong>de</strong> sonapplication qui, dans tous <strong>le</strong>s cas suppose la suspension <strong>de</strong> cela-mêmequi est appliqué (nous r<strong>et</strong>rouvons ici <strong>le</strong> thème <strong>de</strong>rridien <strong>de</strong> « l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>sconditions <strong>de</strong> possibilité <strong>et</strong> <strong>de</strong>s conditions d’impossibilité », par où nousconstatons une fois <strong>de</strong> plus l’accord assez profond, même s’il n’est pasformulé, <strong>de</strong> Derrida <strong>et</strong> d’Austin sur la déficience performative <strong>de</strong> l’écrit).Pour prendre une décision <strong>de</strong> justice en eff<strong>et</strong>, c’est-à-dire appliquer la loi,<strong>le</strong> juge doit momentanément suspendre la loi (sinon, la loi s’appliqueraitautomatiquement, sans tenir compte <strong>de</strong>s circonstances, <strong>et</strong>c, <strong>et</strong> ce neserait plus <strong>de</strong> la justice, mais <strong>de</strong> l’injustice). On voit donc que laperformativité <strong>de</strong>s lois <strong>et</strong> <strong>de</strong>s contrats écrits, loin d’être directe <strong>et</strong>effective, suppose pour être appliquée <strong>de</strong>s opérations supplémentaires(<strong>de</strong>s décisions supplémentaires) qui sont d’abord <strong>et</strong> fondamenta<strong>le</strong>ment<strong>de</strong>s mises entre parenthèses, ou <strong>de</strong>s suspensions momentanées <strong>de</strong> cequi a été écrit. Pour cela sans doute certains pays (comme l’Angl<strong>et</strong>erre)peuvent se passer <strong>de</strong> constitution <strong>et</strong> <strong>de</strong> lois, sans pour autant se passer<strong>de</strong> justice. On peut donc légitimement, semb<strong>le</strong>-t-il, au moins discuter <strong>le</strong>caractère directement performatif <strong>de</strong>s lois <strong>et</strong> <strong>de</strong>s contrats. (Ce résultatvaudrait aussi, sans doute, pour <strong>de</strong>s lois ou <strong>de</strong>s contrats non écrits. Maisce ne serait pas là une véritab<strong>le</strong> objection à la démonstration. Car laremise en question <strong>de</strong> la performativité apparente <strong>de</strong>s lois <strong>et</strong> <strong>de</strong>s contratsécrits n’est pas invalidée par <strong>le</strong> fait qu’el<strong>le</strong> touche éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s lois oucontrats non écrits).Deuxièmement, la performativité <strong>de</strong> l’écrit pose un problème lié,me semb<strong>le</strong>-t-il, à la nature comp<strong>le</strong>xe <strong>de</strong> l’événementialité <strong>de</strong> l’écrit. Il fautd’abord noter que ce qui est « écrit », <strong>et</strong> du fait même que c’est « écrit »,possè<strong>de</strong> assez souvent (je n’ose pas dire toujours) une va<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> nonévénementialitédans la littérature. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>de</strong> façon très frappante(on <strong>le</strong> voit dans Jacques <strong>le</strong> Fataliste, <strong>et</strong> dans la plupart <strong>de</strong>s contesorientaux), <strong>le</strong> <strong>de</strong>stin est presque toujours formulé sous la forme d’un« c’était écrit », ou « c’était écrit dans <strong>le</strong> grand rou<strong>le</strong>au ». L’écrit est doncassez naturel<strong>le</strong>ment <strong>et</strong> généra<strong>le</strong>ment perçu comme en opposition àl’événementialité : si <strong>le</strong> <strong>de</strong>stin s’exprime par un « toujours déjà écrit »,c’est sans doute parce que l’écrit relève lui-même <strong>et</strong> d’abord,8


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>intrinsèquement, d’un « toujours déjà » en <strong>le</strong>quel se fon<strong>de</strong>nt <strong>le</strong> <strong>de</strong>stin,l’a<strong>de</strong>stination <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>de</strong>stinataire.Mais si l’on voulait regar<strong>de</strong>r <strong>le</strong>s choses d’encore plus près, <strong>et</strong>légitimer d’une autre façon encore c<strong>et</strong>te quasi répugnance entre écrit <strong>et</strong>performativité (<strong>et</strong> ainsi mieux comprendre à la fois l’accord <strong>de</strong> nos <strong>de</strong>uxphilosophes sur ce point <strong>et</strong> donc <strong>le</strong> sens général <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur controverse), ilfaudrait distinguer peut-être <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> rapport entre l’événementialité<strong>et</strong> l’écrit. Je verrais <strong>le</strong>s choses <strong>de</strong> la façon suivante. D’un côté, il existesans doute une événementialité globa<strong>le</strong> <strong>et</strong> externe <strong>de</strong> l’écrit : un livre, parexemp<strong>le</strong>, est publié à un moment <strong>et</strong> en un lieu précis, apparaît dans uncontexte ou dans une controverse éga<strong>le</strong>ment déterminés, <strong>et</strong> en cela, faitincontestab<strong>le</strong>ment événement, produisant par son irruption une ruptureentre l’ancien <strong>et</strong> <strong>le</strong> nouvel ordre <strong>de</strong>s choses. De l’autre, pourtant, onpourrait soutenir avec quelque vraisemblance qu’il n’existe pasd’événementialité interne à l’écrit. Dans un texte écrit en eff<strong>et</strong>, quel qu’ilsoit (roman, théâtre, philosophie), l’événementialité, me semb<strong>le</strong>-t-il, esttoujours fictive. Dans ce livre que je tiens dans mes mains, tout ce qui estécrit est « toujours déjà » là, toujours déjà entièrement <strong>et</strong> intégra<strong>le</strong>mentlà. Et je ne peux être surpris par un « coup <strong>de</strong> théâtre », par unrevirement <strong>de</strong> situation, par la conclusion inattendue d’un raisonnement,que si je me fais complice du jeu qui est joué par l’auteur : un peu commeon se r<strong>et</strong>ient <strong>de</strong> lire <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier chapitre d’un Agatha Christie pour ne pasconnaître <strong>le</strong> meurtrier avant la fin. Mais en réalité, ce <strong>de</strong>rnier chapitre est« toujours déjà là », dès <strong>le</strong> début <strong>de</strong> la <strong>le</strong>cture, il informe en réalité toutl’ouvrage. Ma surprise fina<strong>le</strong> est donc une événementialité jouée, <strong>et</strong> nonune véritab<strong>le</strong> événementialité (ce qui ne lui ôte d’ail<strong>le</strong>urs nul<strong>le</strong>ment saforce émotionnel<strong>le</strong>, au contraire, puisque <strong>le</strong> fait <strong>de</strong> participer à ce jeu <strong>de</strong>l’événementialité ou <strong>de</strong> la surprise peut même décup<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s affectsproduits, dans la mesure où on participe à <strong>le</strong>ur élaboration). J’irais mêmeplus loin : il me semb<strong>le</strong>, si nous nous tournons vers <strong>le</strong>s textesphilosophiques, que <strong>le</strong>s textes dans <strong>le</strong>squels <strong>le</strong> raisonnement est linéaire(par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong>s Méditations) <strong>et</strong> donc dans <strong>le</strong>squels on rencontre <strong>de</strong>véritab<strong>le</strong>s « coups <strong>de</strong> théâtres » philosophiques (<strong>le</strong> doute, <strong>le</strong> malin génie,<strong>le</strong> cogito, <strong>le</strong>s preuves <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> Dieu, <strong>et</strong>c) sont en réalité toujoursmenacés, du fait même qu’ils sont écrits, d’être fictifs plutôt quevéritab<strong>le</strong>ment démonstratifs. De toute évi<strong>de</strong>nce en eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong> doute, <strong>le</strong> malingénie, <strong>et</strong>c, sont suspendus à une résolution argumentative qui est« toujours déjà » dans <strong>le</strong>s Méditations, même si on n’y parvient que plusloin dans la suite du texte, même si, comme il arrive lorsqu’on lit unroman policier, on se cache avec la main la suite du texte pour jouir pluslongtemps <strong>et</strong> plus complètement <strong>de</strong> la surprise qui inévitab<strong>le</strong>ment va se9


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>produire pour nous 3 . Si nous sommes honnêtes, nous <strong>de</strong>vonsreconnaître, me semb<strong>le</strong>-t-il, que nous ne pourrons pas changer unevirgu<strong>le</strong> au texte, qu’il est <strong>de</strong> part en part toujours déjà là, que <strong>le</strong> cogitonous attend immanquab<strong>le</strong>ment dans la secon<strong>de</strong> méditation, <strong>et</strong> que parconséquent <strong>le</strong> fait qu’il soit écrit, toujours déjà là <strong>de</strong>puis 1636, ne peutque lui ôter au fond son événementialité, que nous ne lui reconnaîtronsjamais cel<strong>le</strong>-ci qu’en acceptant <strong>de</strong> jouer <strong>le</strong> jeu que nous propose l’auteur,<strong>et</strong> donc, pour reprendre <strong>le</strong>s termes centraux <strong>de</strong> la controverse Derrida-Sear<strong>le</strong>, qu’en acceptant <strong>de</strong> faire semblant d’être sérieux : façon <strong>de</strong> direque dans <strong>le</strong> texte écrit l’événement lui-même, <strong>et</strong> donc la performativité,sont toujours joués, feints, pas authentiques, pas purs, fictifs en réalité (sij’ose dire).Bien sûr, il <strong>de</strong>meure toujours une forme <strong>de</strong> performativité interne àun texte écrit, philosophique, romanesque ou théâtral. C’est même ce quiperm<strong>et</strong> <strong>le</strong>s jugements moraux que nous formons lorsque nous lisons(c’est une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> Ricoeur : la littérature serait l’éco<strong>le</strong> dujugement <strong>moral</strong>). Lorsqu’un héros <strong>de</strong> roman ou <strong>de</strong> théâtre fait une<strong>de</strong>man<strong>de</strong> en mariage, ou une promesse, aucun individu réel n’est sansdoute engagé par là : l’acteur n’épouse pas l’actrice, <strong>et</strong> ne s’est pasengagé à <strong>le</strong> faire. Mais néanmoins <strong>le</strong> personnage a bel <strong>et</strong> bien fait une<strong>de</strong>man<strong>de</strong> en mariage ou une promesse. Et s’il ne tient pas sa promessedans la suite <strong>de</strong> la pièce, nous <strong>le</strong> jugerons aussi négativement que nousjugerions un ami qui dans la vie réel<strong>le</strong> n’aurait pas tenu une promesse(on peut penser à certaines scènes du Don Juan <strong>de</strong> Molière). Ici encore<strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur ou <strong>le</strong> spectateur donnent réalité, par i<strong>de</strong>ntification affective auxpersonnages, à une performativité qui en el<strong>le</strong>-même reste fictive. En unmot, <strong>le</strong>s caractéristiques du texte écrit me semb<strong>le</strong>nt, d’une part,événementialité <strong>et</strong> performativité externes réel<strong>le</strong>s ; <strong>et</strong> d’autre partévénementialité <strong>et</strong> performativité internes fictives (ce qui ne veut pas direnul<strong>le</strong>s). Je conclus donc <strong>de</strong> tout cela que l’écrit <strong>et</strong> la performativitédivergent sans doute pour <strong>de</strong>s raisons profon<strong>de</strong>s <strong>et</strong> structurel<strong>le</strong>s ; <strong>et</strong> quepar conséquent, l’emploi apparemment contingent, par Austin, <strong>de</strong> termesre<strong>le</strong>vant quasi exclusivement du langage oral dès qu’il était question <strong>de</strong>donner <strong>de</strong>s exemp<strong>le</strong>s <strong>de</strong> performativité était en réalité l’indice d’uneassez profon<strong>de</strong> distorsion entre performativité <strong>et</strong> texte écrit.3En revanche un livre comme l’Éthique, dans <strong>le</strong>quel la <strong>le</strong>cture estobligatoirement régressive <strong>et</strong> non linéaire (puisqu’il faut sans cesse tourner <strong>le</strong>s pagesen arrière pour avancer), <strong>et</strong> qui ne laisse par conséquent aucune place à <strong>de</strong> prétenduscoups <strong>de</strong> théâtre argumentatifs (on ne trouve rien d’équiva<strong>le</strong>nt, dans <strong>le</strong> texte <strong>de</strong>Spinoza, aux gran<strong>de</strong>s étapes ou aux gran<strong>de</strong>s scènes du texte <strong>de</strong> Descartes), un textecomme l’Éthique, donc, est me semb<strong>le</strong>-t-il, moins menacé par c<strong>et</strong>te fictionnalisationengendrée par <strong>le</strong> « toujours déjà là » <strong>de</strong> l’écrit.10


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>Mais, une fois constatée la valorisation <strong>de</strong> la paro<strong>le</strong>, ou <strong>le</strong>maintien d’une différence structurel<strong>le</strong> entre écrit <strong>et</strong> oral du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>la performativité, il n’y a plus alors, pour Derrida, qu’à tirer sur ce fil, pourvérifier si, comme chez Platon, Rousseau ou Saussure, la valorisation <strong>de</strong>la paro<strong>le</strong> entraîne avec el<strong>le</strong> chez Austin <strong>le</strong>s dévalorisations apparemmentontologiques <strong>et</strong> en réalité mora<strong>le</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> la positionphilosophique traditionnel<strong>le</strong> que critique, ou plutôt « déconstruit »,Derrida. Et <strong>de</strong> fait, nous allons <strong>le</strong> voir, c’est bien ce qui se produit. Derridatombe en eff<strong>et</strong> en arrêt <strong>de</strong>vant un bref passage <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxièmeconférence <strong>de</strong> Quand dire c’est faire, dans <strong>le</strong>quel Austin critique <strong>le</strong>susages « non sérieux » du langage, <strong>le</strong>s oppose à un usage « normal »qui serait pratiqué dans <strong>de</strong>s « circonstances ordinaires », avant <strong>de</strong>déci<strong>de</strong>r d’« exclure » ces usages « parasitaires » <strong>de</strong> son étu<strong>de</strong>. 4 À lire cepassage, on comprend qu’il ait pu arrêter Derrida, <strong>et</strong> faire naître lacontroverse. La critique <strong>de</strong> la citationnalité par l’imputation <strong>de</strong>« parasitisme » (<strong>le</strong> terme revient <strong>de</strong>ux fois, avec une connotationévi<strong>de</strong>mment péjorative), la référence à un emploi « sérieux », « normal »,du langage, ou à <strong>de</strong>s « circonstances ordinaires », visib<strong>le</strong>ment prisescomme point <strong>de</strong> départ, <strong>de</strong> référence, d’origine, point à partir duquel onva comparer ce qui (<strong>le</strong>s citations, <strong>le</strong>s usages « parasitaires » sur la scènedu théâtre) sera donc immédiatement <strong>et</strong> implicitement connoté comme« dérivé », « pas sérieux », « pas normal », <strong>et</strong> donc, pour reprendre <strong>de</strong>stermes qu’Austin emploie plusieurs fois <strong>et</strong> souligne lui-même, que l’on<strong>de</strong>vra « exclure expressément » : tout cela fait résonner aux oreil<strong>le</strong>s <strong>de</strong>Derrida un discours philosophique qu’il connaît bien, à vrai dire <strong>le</strong>discours philosophique par excel<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> la tradition, celui dont il essaie<strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en évi<strong>de</strong>nce <strong>le</strong>s incohérences, <strong>et</strong> <strong>de</strong> s’écarter, <strong>et</strong> dont il vientd’entendre une fois <strong>de</strong> plus <strong>le</strong>s notes caractéristiques, si fugitives aientel<strong>le</strong>sété : « [...] Le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> remonter ‘stratégiquement’, idéa<strong>le</strong>ment, àune origine ou à une ‘priorité’ simp<strong>le</strong>, intacte, norma<strong>le</strong>, pure, propre, pour4 Austin, Quand dire, c’est faire. 2 ème conférence, pp. 21-22 ; tr. fr. (Gil<strong>le</strong>sLane. Paris : Ed. du Seuil, 1970) p. 55 : « Deuxièmement : en tant qu’énonciations, nosperformatifs sont exposés éga<strong>le</strong>ment à certaines espèces <strong>de</strong> maux qui atteignent touteénonciation. Ces maux-là aussi –encore qu’on puisse <strong>le</strong>s situer dans une théorie plusgénéra<strong>le</strong>-, nous voulons expressément <strong>le</strong>s exclure <strong>de</strong> notre présent propos. Je pense àcelui-ci, par exemp<strong>le</strong> : une énonciation performative sera creuse ou vi<strong>de</strong> d’une façonparticulière si, par exemp<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> est formulée par un acteur sur la scène, ou introduitedans un poème, ou émise dans un soliloque. Mais cela s’applique <strong>de</strong> façon analogue àquelque énonciation que ce soit : il s’agit d’un revirement [sea-change], dû à <strong>de</strong>scirconstances spécia<strong>le</strong>s. Il est clair qu’en <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s circonstances, <strong>le</strong> langage n’est pasemployé sérieusement [je souligne ce terme, CR], <strong>et</strong> ce <strong>de</strong> manière particulière, maisqu’il s’agit d’un usage parasitaire par rapport à l’usage normal [je souligne ce terme,CR] –parasitisme dont l’étu<strong>de</strong> relève du domaine <strong>de</strong>s étio<strong>le</strong>ments du langage. Toutcela nous l’excluons donc <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>. Nos énonciations performatives, heureusesou non, doivent être entendues comme prononcées dans <strong>de</strong>s circonstancesordinaires » [je souligne ces <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers mots, CR]. Donner <strong>le</strong> texte anglais.11


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>penser ensuite la dérivation, la complication, la dégradation, l’acci<strong>de</strong>nt,<strong>et</strong>c. Tous <strong>le</strong>s métaphysiciens ont procédé ainsi, <strong>de</strong> Platon à Rousseau,<strong>de</strong> Descartes à Husserl : <strong>le</strong> bien avant <strong>le</strong> mal, <strong>le</strong> positif avant <strong>le</strong> négatif, <strong>le</strong>pur avant l’impur, <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> avant <strong>le</strong> compliqué, l’essentiel avantl’acci<strong>de</strong>ntel, l’imité avant l’imitant, <strong>et</strong>c. Ce n’est pas là un gestemétaphysique parmi d’autres, c’est la requête métaphysique la pluscontinue, la plus profon<strong>de</strong> <strong>et</strong> la plus puissante » 5 .On perçoit en eff<strong>et</strong>, dans <strong>le</strong> début <strong>de</strong> ce passage (« <strong>le</strong> proj<strong>et</strong> <strong>de</strong>remonter ‘stratégiquement’ à une origine », <strong>et</strong>c) la réponse à l’une <strong>de</strong>snombreuses objections qu’on a pu adresser à Derrida, <strong>et</strong> qui consistait àdire que « l’exclusion » dont parlait Austin dans <strong>le</strong> texte évoquéprécé<strong>de</strong>mment étant provisoire <strong>et</strong> méthodique, il était doncdisproportionné (voire paranoïaque ?) <strong>de</strong> réagir si vio<strong>le</strong>mment à sonsuj<strong>et</strong>. Derrida ne peut que récuser ce type d’argument : car précisément,accepter <strong>de</strong> distinguer entre <strong>de</strong>s considérations qui seraient « seu<strong>le</strong>mentméthodologiques » (ou « stratégiques ») <strong>et</strong> d’autres qui, par exemp<strong>le</strong>,« toucheraient au fond du problème », ce serait accor<strong>de</strong>r d’avancel’essentiel <strong>de</strong> ce qui est en question dans l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> la discussion(c’est-à-dire, la légitimité <strong>de</strong> distinguer <strong>le</strong> « sérieux » <strong>et</strong> <strong>le</strong> « pas sérieux »,<strong>le</strong> « normal » <strong>et</strong> <strong>le</strong> « pas normal », l’« ordinaire » <strong>et</strong> <strong>le</strong> « pas ordinaire », <strong>le</strong>« propre » <strong>et</strong> <strong>le</strong> « parasitaire »). La vio<strong>le</strong>nce du passage d’Austin étaitd’ail<strong>le</strong>urs plutôt surprenante, <strong>de</strong> la part d’un philosophe généra<strong>le</strong>mentmodéré <strong>et</strong> plutôt doué du sens <strong>de</strong> l’humour –comme si quelque chose <strong>de</strong>vraiment important était soudain en jeu. Et si Derrida dresse l’oreil<strong>le</strong><strong>de</strong>vant <strong>de</strong> tels changements <strong>de</strong> ton, c’est qu’il a pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong>srepérer au sein <strong>de</strong> discours apparemment techniques 6 . En somme, dèsqu’il est question <strong>de</strong> distinguer une communication « norma<strong>le</strong> »,« sérieuse », « ordinaire » d’une communication n’ayant pas toutes cescaractéristiques, on voit, chez Austin comme chez Saussure, mais aussicomme chez Platon, dans <strong>le</strong> Phèdre, <strong>le</strong> ton passer <strong>de</strong> l’analyse technique5 Derrida, Limited Inc, p. 174.6 Par exemp<strong>le</strong> chez Saussure, capab<strong>le</strong> <strong>de</strong> passer en quelques pages d’undiscours apparemment neutre à un discours franchement péjoratif, voire agressif, àl’égard <strong>de</strong> l’écriture précisément en ce que, conçue au départ comme simp<strong>le</strong>redoub<strong>le</strong>ment ou représentation <strong>de</strong> la paro<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> en vient peu à peu à la contaminer, àla parasiter. Voir par exemp<strong>le</strong> Saussure, Cours <strong>de</strong> Linguistique Généra<strong>le</strong> : « l’obj<strong>et</strong>linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit <strong>et</strong> du mot parlé, ce <strong>de</strong>rnierconstitue à lui seul c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> » (45) ; « l’écriture est étrangère au système interne <strong>de</strong> lalangue » (44) ; « l’écriture voi<strong>le</strong> la vue <strong>de</strong> la langue : el<strong>le</strong> n’est pas un vêtement, maisun travestissement » (51) ; « <strong>le</strong> lien <strong>de</strong> l’écriture <strong>et</strong> <strong>de</strong> la langue est ‘superficiel’,‘factice’ ; c’est par une ‘bizarrerie’ que l’écriture, qui ne <strong>de</strong>vrait être qu’une ‘image’,‘usurpe <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> principal’, <strong>et</strong> que <strong>le</strong> ‘rapport naturel est inversé’ (47) ; l’écriture est un‘piège’, son action est ‘vicieuse’ <strong>et</strong> ‘tyrannique’, ses méfaits sont <strong>de</strong>s monstruosités,<strong>de</strong>s ‘cas tératologiques’, ‘la linguistique doit <strong>le</strong>s m<strong>et</strong>tre en observation dans uncompartiment spécial’ (54) ; <strong>et</strong>c. Textes re<strong>le</strong>vés par Derrida in 0000.12


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong><strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> la mimesis, ou <strong>de</strong> la répétition, ou <strong>de</strong> la citation, à unecondamnation immédiatement mora<strong>le</strong> <strong>et</strong> parfois très vio<strong>le</strong>nte. On ne peutdonc pas objecter à Derrida, comme <strong>le</strong> fait Sear<strong>le</strong>, qu’il s’agit d’un simp<strong>le</strong>problème d’antériorité logique ou chronologique dans <strong>le</strong> développementd’une analyse. Car, si c’était <strong>le</strong> cas, pourquoi immédiatement cesconnotations mora<strong>le</strong>s ? Comme dit Derrida :« [...] Car enfin, soyons sérieux, où a-t-on pris qu’un élémentdépendant (logiquement dépendant), un élément second, uneconséquence logique ou même chronologique pouvait être qualifiée,sans autre précaution ni justification, <strong>de</strong> « parasitaire », « anorma<strong>le</strong> »,« malheureuse », « vi<strong>de</strong> », <strong>et</strong>c. ? [...] Quel logicien, quel théoricien engénéral aurait-il osé dire : B dépend logiquement <strong>de</strong> A, donc B estparasitaire, non sérieux, anormal, <strong>et</strong>c. ? On peut dire <strong>de</strong> quoi que cesoit que c’est « logically <strong>de</strong>pen<strong>de</strong>nt » sans <strong>le</strong> qualifier aussitôt (commesi on se livrait par là à un jugement analytique, voire tautologique) d<strong>et</strong>ous <strong>le</strong>s attributs qui ont évi<strong>de</strong>mment en commun une évaluationpéjorative. Ils marquent tous une déchéance ou une pathologie, unedégradation éthico-ontologique : plus ou moins qu’une simp<strong>le</strong>dérivation logique » 7 .Toute la controverse peut donc fina<strong>le</strong>ment se résumer à laquestion <strong>de</strong> savoir s’il est possib<strong>le</strong> <strong>de</strong> déterminer ou <strong>de</strong> définir undiscours « sérieux » (« Car enfin, soyons sérieux »). Chacun <strong>de</strong> nous saità quel point c’est diffici<strong>le</strong>. Certains gros livres très documentés peuventêtre en réalité futi<strong>le</strong>s, tandis que tel<strong>le</strong>s scènes comiques savent toucher àl’essentiel. Le personnage du philosophe, <strong>et</strong> même du sage sont toujourssous la menace du comique <strong>et</strong> du ridicu<strong>le</strong>. Du point <strong>de</strong> vue qui est <strong>le</strong> sien,<strong>et</strong> que j’ai rappelé au début <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te communication, à savoir du point <strong>de</strong>vue <strong>de</strong> l’itérabilité, <strong>de</strong> l’arrachement au contexte comme condition <strong>de</strong>possibilité <strong>et</strong> d’impossibilité du sens <strong>et</strong> <strong>de</strong> la communication, Derrida nepeut donc qu’être extrêmement méfiant, pour <strong>le</strong> moins, <strong>de</strong>vant touterevendication par ses collègues d’un discours « sérieux », « normal », quise tiendrait dans un contexte « ordinaire ». Et par conséquent, un peu àla façon dont on peut réduire logiquement la position relativiste en larelativisant à son tour, Derrida dénie aux théoriciens <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> paro<strong>le</strong>la possibilité logique <strong>de</strong> tenir d’emblée un discours sérieux sur <strong>le</strong> sérieuxdu discours –car cela revient toujours, <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur part, à préjuger <strong>de</strong> ce quiest en question 8 .7 Derrida, Limited Inc, p. 1728 6.-Derrida, Limited Inc, p. 136 : « Je sais bien que <strong>le</strong> théoriciens <strong>de</strong>s speechacts ne conseil<strong>le</strong> pas comme un <strong>moral</strong>iste <strong>de</strong> préférer <strong>le</strong> sérieux au non sérieux, parexemp<strong>le</strong>, ni <strong>le</strong> propre au parasitaire. Du moins dans <strong>le</strong> langage ordinaire <strong>de</strong> la nonthéorie.Mais avant même l’hypothèse d’une tel<strong>le</strong> neutralité, l’opposition sérieux / nonsérieux [...], littéral / métaphorique, ironique, <strong>et</strong>c, ne peut faire l’obj<strong>et</strong> d’une analyseclassiquement <strong>et</strong> strictement rigoureuse, « sérieuse », sans que l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux termes,13


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>Mais si un point <strong>de</strong> vue logique sur <strong>le</strong> sérieux est impossib<strong>le</strong>, carcontradictoire <strong>et</strong> présupposant son propre obj<strong>et</strong>, on <strong>de</strong>vra donc conclureque <strong>le</strong> seul point <strong>de</strong> vue à partir duquel peut se tenir <strong>le</strong> discours <strong>de</strong> larevendication d’une distinction entre sérieux <strong>et</strong> non sérieux est <strong>le</strong> point <strong>de</strong>vue <strong>moral</strong>. Et tel<strong>le</strong> est bien, en eff<strong>et</strong>, la conclusion à laquel<strong>le</strong> parvientDerrida, <strong>et</strong> sur laquel<strong>le</strong> il s’exprime avec la <strong>de</strong>rnière clarté, en reprenantla plupart <strong>de</strong>s termes utilisés par Austin dans <strong>le</strong> passage <strong>de</strong> la« <strong>de</strong>uxième conférence » qui a motivé sa réaction :« [...] On n’a pas besoin <strong>de</strong> monter en chaire ou d’écrire <strong>de</strong>s pamphl<strong>et</strong>s<strong>moral</strong>isateurs pour exiger l’exclusion <strong>de</strong>s méchants parasites (ceux dulangage ou <strong>de</strong> la cité, <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> l’inconscient, <strong>le</strong>s pharmakoi, <strong>le</strong>stravail<strong>le</strong>urs immigrés, <strong>le</strong>s contestataires ou <strong>le</strong>s espions), pour tenir unlangage éthico-politique ou –<strong>et</strong> c’est tout ce que je voulais repérer dans<strong>le</strong> cas <strong>de</strong> Austin du moins- pour reproduire dans un discours ditthéorique <strong>le</strong>s catégories fondatrices <strong>de</strong> tout énoncé éthico-politique. Jepense que la théorie <strong>de</strong>s speech acts est, en son fond <strong>et</strong> pour ce qui yest <strong>le</strong> plus fécond, <strong>le</strong> plus rigoureux, <strong>le</strong> plus intéressant (car je rappel<strong>le</strong>qu’el<strong>le</strong> m’intéresse beaucoup), une théorie du droit, <strong>de</strong> la convention,<strong>de</strong> la mora<strong>le</strong> politique, <strong>de</strong> la politique comme mora<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> décrit (dansla meil<strong>le</strong>ure tradition kantienne, Austin <strong>le</strong> reconnaît quelque part) <strong>le</strong>sconditions pures d’un discours éthico-politique, dans ce qui lie sonintentionnalité à une conventionnalité ou à une règ<strong>le</strong> ». 9Sans doute certaines propositions <strong>de</strong> ce texte pourront fairesursauter tel ou tel<strong>le</strong> d’entre nous. Sans doute on estimera inuti<strong>le</strong>mentdramatique l’évocation par Derrida du cortège pitoyab<strong>le</strong> <strong>de</strong> tous ceux quela société va peut-être « exclure » un jour avec la bénédiction <strong>de</strong>sthéoriciens <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> langage... Mais je crois qu’on aura tort, ou dumoins qu’on aura mal apprécié ce qui est en jeu. Car nous sommes icivéritab<strong>le</strong>ment sur une ligne <strong>de</strong> démarcation théorique, où <strong>le</strong> compromisn’est pas possib<strong>le</strong>. Et Derrida, il <strong>le</strong> revendique d’ail<strong>le</strong>urs tout au long <strong>de</strong>Limited Inc, entend procé<strong>de</strong>r, c’est une décision <strong>de</strong> métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa part,avec la rigueur logique <strong>et</strong> conceptuel<strong>le</strong> la plus extrême, un peu à lamanière <strong>de</strong> Descartes qui, dans la première Méditation, rej<strong>et</strong>te avec une« injustice » <strong>et</strong> une « mauvaise foi » apparente <strong>de</strong>s pans entiers <strong>de</strong> tout<strong>et</strong>héorie dans laquel<strong>le</strong> il a soupçonné la moindre fail<strong>le</strong>. Or <strong>le</strong> point <strong>de</strong> vue<strong>de</strong> l’itérabilité ne peut en aucune manière trouver d’accord ou <strong>de</strong>compromis théoriques avec la revendication d’un discours « sérieux »,d’un contexte « normal », pas même, me semb<strong>le</strong>-t-il, avec la notion d’unlangage « ordinaire » -du moins <strong>le</strong> compromis est-il impossib<strong>le</strong> tant que lapertinence <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s notions n’est pas au moins provisoirement <strong>et</strong><strong>le</strong> sérieux, ou <strong>le</strong> littéral, ou <strong>le</strong> strict, vienne rég<strong>le</strong>r la va<strong>le</strong>ur du discours théorique luimême.Celui-ci se trouve ainsi inclus, partie prenante <strong>et</strong> prise dans l’obj<strong>et</strong> même qu’ilprétend analyser ».9 Derrida, Limited Inc, p. 18014


Déconstruction <strong>et</strong> Performativité : l’oral <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>moral</strong>méthodologiquement suspendue pour que la discussion à <strong>le</strong>ur suj<strong>et</strong>puisse avoir lieu. Et c’est pourquoi Derrida, logiquement, ne pouvait pasconsidérer a priori la doctrine <strong>de</strong> la performativité, <strong>et</strong> toutes <strong>le</strong>s notionsqui la sous-ten<strong>de</strong>nt, au premier rang <strong>de</strong>squel<strong>le</strong>s la valorisation« naturel<strong>le</strong> » <strong>de</strong> « l’oral », comme <strong>le</strong>s expressions d’un point <strong>de</strong> vu<strong>et</strong>héorique en son fond, mais comme cel<strong>le</strong>s d’un point <strong>de</strong> vue seu<strong>le</strong>ment <strong>et</strong>essentiel<strong>le</strong>ment <strong>moral</strong>._____________15

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