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Spinoza : vie, immortalité, éternité - de Charles Ramond

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<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitéextérieure, elle n’est rien pour une pensée adéquate, elle ne peut être notresouci, elle reste purement acci<strong>de</strong>ntelle et ne concerne donc en rien notreessence », on répondra alors : « sans doute, cette mort, absolumentparlant, est extérieure à votre <strong>vie</strong>, et n’a même aucun rapport avec elle. Iln’en reste pas moins que vous ne sauriez manquer <strong>de</strong> la rencontrer,puisque vous rencontrerez toujours une chose singulière plus puissante quevous-même, qui vous « détruira », c’est-à-dire, pour parler clairement,causera votre mort. Donc en réalité », poursuivra-t-on, « cette mort et cettefinitu<strong>de</strong> vous concernent bel et bien au premier chef : que vous choisissiez<strong>de</strong> considérer cela comme « extérieur » ou « acci<strong>de</strong>ntel » et non pascomme « possibilité la plus propre » ou la plus intime ne change rien àl’affaire : car, statistiquement, vous y <strong>vie</strong>ndrez ». À l’issue d’un tel dialogue,on se sera donc donné les moyens <strong>de</strong> remettre chez <strong>Spinoza</strong>l’apparemment acci<strong>de</strong>ntel (la mort) en position <strong>de</strong> quasi essence. On pourraalors développer une lecture <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> allant jusqu’à valoriser la mortalitéelle-même, puisque se penser adéquatement sera se connaître comme finic’est-à-dire mortel. Inversement, comme l’écrit Jean-Marie Vaysse, « la peur<strong>de</strong> la mort » se révèlera « au principe du délire finaliste et <strong>de</strong> l’illusionanthropocentrique », puisque « elle est le refus <strong>de</strong> se savoir mortel, savoirqui est celui <strong>de</strong> la science intuitive portée par une acceptation <strong>de</strong> lafinitu<strong>de</strong> » (p. 137). On notera la radicalité du propos, encore soulignée,quelques lignes plus loin, lorsque nous lisons que « le De libertate nes’achève sur l’éternité et la béatitu<strong>de</strong> que pour mieux penser la mort ».« Pour <strong>Spinoza</strong> comme pour Hei<strong>de</strong>gger », il s’agirait donc, je cite encore ettoujours, « <strong>de</strong> penser la positivité <strong>de</strong> la finitu<strong>de</strong> essentielle » (p. 139), et,comme le fait d’être mortel est évi<strong>de</strong>mment l’élément central <strong>de</strong> cettefinitu<strong>de</strong>, on ne s’étonnera pas <strong>de</strong> voir tracé un chemin direct <strong>de</strong> notrecondition <strong>de</strong> mortels à notre éternité : « C’est alors », conclut en effetVaysse en nouant les <strong>de</strong>ux concepts fondamentaux <strong>de</strong> son ouvrage, « c’estalors », donc, « que ‘nous sentons et expérimentons que nous sommeséternels’ car, nous sachant dans l’élément <strong>de</strong> notre finitu<strong>de</strong> essentielle,10/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éterniténous nous concevons en relation à la totalité, l’éternité étant le savoir <strong>de</strong>notre finitu<strong>de</strong> eu égard à la totalité dont nous somme partie prenante sanspour être pour autant comme un empire dans un empire » (p. 145). Etfinalement, « Il faut se savoir mortel pour se savoir éternel, notre mortalitéétant la condition <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> notre éternité » (p. 145-146).Il ne peut être question dans le cadre d’une communication orale <strong>de</strong>discuter la totalité les thèses du livre <strong>de</strong> Jean-Marie Vaysse ; et, commeelles se tiennent systématiquement les unes les autres, il ne m’est mêmepas possible, pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>, d’en discuter seulement tel outel extrait. Chacun comprendra aisément que je m’apprête ici à proposerune version assez différente <strong>de</strong> la doctrine spinoziste <strong>de</strong> la <strong>vie</strong> (et <strong>de</strong> sonrapport avec la mort). Mais la radicalité même <strong>de</strong> ces thèses m’intéresse,dans leur côté violemment paradoxal, et dans la double orientation qu’ellesmontrent très nettement, et qui consiste à contourner l’immortalité vulgaire àla fois par le bas (en insistant sur notre finitu<strong>de</strong> et sur notre conditionmortelle) et par le haut (en faisant <strong>de</strong> la connaissance adéquate <strong>de</strong> notrefinitu<strong>de</strong> la voie d’accès direct à notre éternité), en un mouvement double quiaurait au fond quelque chose <strong>de</strong> pascalien (c’est en connaissant notremisère que nous pouvons accé<strong>de</strong>r à notre gran<strong>de</strong>ur) -le niveauintermédiaire étant dans tous les cas délibérément ignoré-, mouvement quiétait déjà bien présent dans les pp. 544 à 546 du livre <strong>de</strong> Pierre-FrançoisMoreau, puisque Moreau y expliquait Éthique V 23 scolie en rapportant le« sentiment d’éternité » à celui <strong>de</strong> finitu<strong>de</strong> : « Le sentiment <strong>de</strong> finitu<strong>de</strong> est lacondition du sentiment <strong>de</strong> l’éternité et, même, en un sens », écrivait en effetMoreau, « il est le sentiment <strong>de</strong> l’éternité [souligné par l’auteur] ». Onpourrait sans doute relever <strong>de</strong>s nuances entre les thèses <strong>de</strong> Moreau etcelles <strong>de</strong> Vaysse (notamment le fait que pour Moreau la « finitu<strong>de</strong> » ne seramènerait pas essentiellement à la « mortalité », ce qui n’est pas un pointnégligeable), mais pour l’essentiel, on doit reconnaître que la « positivité <strong>de</strong>la finitu<strong>de</strong> » chez <strong>Spinoza</strong> était déjà chez Moreau l’objet <strong>de</strong> déclarationssans ambiguïté (p. 545), que c’est donc très légitimement que Vaysse11/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternités’appuie parfois sur les analyses <strong>de</strong> Moreau, et que le même mouvement<strong>de</strong> mise à l’écart <strong>de</strong> l’immortalité vulgaire s’observe chez les <strong>de</strong>ux auteursau profit du couple « finitu<strong>de</strong> / éternité ».Dans ce couple « finitu<strong>de</strong> / éternité », d’ailleurs, et à bien y regar<strong>de</strong>r,la balance ne peut jamais manquer <strong>de</strong> pencher du côté <strong>de</strong> la finitu<strong>de</strong>. C’estque la raison par laquelle la mort se voit essentialisée dans le spinozismene peut manquer à son tour d’y acci<strong>de</strong>ntaliser l’éternité. Dans tous les cas,en effet, règne la statistique, ou, pour parler <strong>de</strong> manière plus conforme àl’époque <strong>de</strong> notre auteur, le calcul <strong>de</strong>s chances. La mort est sans douteacci<strong>de</strong>ntelle en soi, mais la multiplication <strong>de</strong>s chances <strong>de</strong> mauvaisesrencontres nous permet <strong>de</strong> la considérer comme inévitable, nécessaire,donc essentielle. Et inversement sans doute notre éternité est celle <strong>de</strong> notreessence, sans doute nous en avons le « sentiment », mais comme il estnous est « très difficile » et surtout « rare », pour reprendre les tous <strong>de</strong>rniersmots <strong>de</strong> l’Éthique, d’accé<strong>de</strong>r à la sagesse, à la vertu, à la science intuitive,et donc à notre propre éternité, en réalité cet accomplissement <strong>de</strong><strong>vie</strong>nt,dans les faits, acci<strong>de</strong>ntel. Lorsqu’on lit <strong>Spinoza</strong> en termes <strong>de</strong> « finitu<strong>de</strong> » et« d’éternité », on est ainsi conduit, me semble-t-il, par la loi inexorable ducalcul <strong>de</strong>s chances, à majorer dans la condition humaine la finitu<strong>de</strong>, et à yminorer l’éternité. On aboutit ainsi à une vision finalement assez mo<strong>de</strong>ste(je n’ose dire religieuse) du spinozisme, dans laquelle l’essentiel <strong>de</strong> lacondition humaine est d’être fini et mortel, tandis que notre éternité<strong>de</strong>meure l’issue éventuelle et incertaine d’une rencontre ayant fort peu <strong>de</strong>chances <strong>de</strong> se produire.Pour ma part, et quelles que soient les immenses qualités <strong>de</strong> tellesinterprétations, je dois dire que, intuitivement, je n’y reconnais plus vraimentmon <strong>Spinoza</strong>, et, surtout, que trop d’aspects originaux <strong>de</strong> sa doctrine <strong>de</strong> la<strong>vie</strong> m’y semblent <strong>de</strong>voir être laissés <strong>de</strong> côté.D’une part, d’abord, il me semble nécessaire d’insister sur lavalorisation constante, dans le spinozisme, <strong>de</strong> la durée. Ce point a déjà été12/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitépour ne pas y avoir remarqué <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> dit bien du sage que, « conscientet <strong>de</strong> soi, et <strong>de</strong> Dieu, et <strong>de</strong>s choses avec une certaine nécessité éternelle, ilne cesse jamais d’être » [je souligne] ? Je veuxbien admettre que plusieurs lectures seraient possible d’une telle phrase.Mais en tout cas, il est certain qu’elle n’exclut en aucune manière, tout aucontraire, qu’elle se lira <strong>de</strong> façon privilégiée, comme une affirmation <strong>de</strong> laprolongation indéfinie <strong>de</strong> l’existence du sage ; et d’ailleurs, les sages <strong>de</strong>stemps anciens n’ont-ils pas toujours été représentés comme jouissant d’une<strong>vie</strong> particulièrement longue ? À ce sujet, je dois dire mon désaccord aussibien avec Ferdinand Alquié qu’avec Jean-Marie Vaysse, lorsqu’ils estimentque la science intuitive ne modifie en rien notre <strong>vie</strong> ordinaire, et qu’elle nenous sort en rien <strong>de</strong> notre finitu<strong>de</strong> essentielle. Une <strong>vie</strong> très longue est déjàrare, et l’on sait que <strong>Spinoza</strong> n’eut pas cette chance. De là à soutenir,comme le fait Alquié au début <strong>de</strong> son Rationalisme <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> 7 , que sa <strong>vie</strong>fut somme toute médiocre, et qu’elle ne témoigne pas <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> laconnaissance du troisième genre, c’est oublier un peu vite que <strong>Spinoza</strong> atout <strong>de</strong> même écrit l’Éthique, un <strong>de</strong>s livres les plus « fascinants », pourreprendre les mots mêmes d’Alquié, qui ait jamais été écrit : ce n’est tout <strong>de</strong>même pas là une <strong>vie</strong> tout à fait ordinaire. Et, même si on accordait à Alquié,ce que je serais tout prêt à faire, que <strong>Spinoza</strong> n’a pas donné l’exemple <strong>de</strong> la<strong>vie</strong> du sage poussée à sa perfection, <strong>Spinoza</strong> lui-même nous dit à qui nousréférer pour nous faire une idée d’une telle <strong>vie</strong> : au Christ bien sûr, qui selonlui était « le plus grand <strong>de</strong>s philosophes » et « parlait avec Dieu d’esprit àesprit ». Or, sauf erreur, la <strong>vie</strong> du Christ fut quelque peu spectaculaire : ilrendait la vue aux aveugles, marchait sur les eaux, ressuscitait <strong>de</strong>s morts…On ne voit pas ici que l’accession à la connaissance du troisième genre(puisque, selon <strong>Spinoza</strong>, ce fut le cas sans doute unique du Christ) se soitaccompagnée du maintien dans une <strong>vie</strong> finie et ordinaire, et on aurait aucontraire toutes les raisons d’en conclure, d’un point <strong>de</strong> vue spinoziste7 Ferdinant Alquié, Le Rationalisme <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong>. Paris : PUF, 1981.14/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitétoujours, que nous ne sommes nullement rivés à notre finitu<strong>de</strong>, que ce soitdans la durée <strong>de</strong> notre <strong>vie</strong> ou dans le type <strong>de</strong> nos actions.Cette valorisation <strong>de</strong> la durée se retrouve aussi bien au plan <strong>de</strong> lathéorie <strong>de</strong> la connaissance, que sur le plan politique. Je n’insisterai pas, tantil est connu que <strong>Spinoza</strong> fait <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong> poursuivre un raisonnementsans l’interrompre un critère <strong>de</strong> sa valeur rationnelle : « Si l’esprit s’attacheà une pensée quelconque », écrit <strong>Spinoza</strong> au § 60 du Traité <strong>de</strong> la Réforme<strong>de</strong> l’Enten<strong>de</strong>ment, « afin <strong>de</strong> l’examiner soigneusement et d’en déduire enbon ordre ce qui s’en déduit légitimement, en cas qu’elle soit fausse, il endécouvrira la fausseté ; si au contraire elle est vraie, alors il continuera avecsuccès à en déduire sans aucuneinterruption <strong>de</strong>s choses vraies » [je souligne]. Or cette propriété <strong>de</strong>sdéductions légitimes <strong>de</strong> pouvoir être « continuées avec succès, et sansaucune interruption », est <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce une <strong>de</strong>s instanciations <strong>de</strong> lathèse selon laquelle « la vérité est norme d’elle-même et du faux » (ÉthiqueII 43 scolie). <strong>Spinoza</strong> l’avait déjà fait remarquer au § 29 du Traité <strong>de</strong> laRéforme <strong>de</strong> l’Enten<strong>de</strong>ment, lorsqu’il déclarait : « pour établir la vérité, etfaire <strong>de</strong> bons raisonnements, nous n’avons besoin d’autres instruments quela vérité elle-même et le bon raisonnement : j’ai confirmé un bonraisonnement et je m’efforce encore <strong>de</strong> le justifier en raisonnant bien ». La persévérance dans l’être est donc, dans le raisonnementcomme dans la <strong>vie</strong>, un critère <strong>de</strong> rationalité et <strong>de</strong> puissanceindissociablement : une chaîne indéfinie <strong>de</strong> conséquence atteste elle-mêmesa propre validité, tout comme, sans doute, la prolongation indéfinie d’une<strong>vie</strong> attesterait elle-même d’une puissance incomparablement accrue.Le même mouvement se retrouve dans la politique. De touteévi<strong>de</strong>nce en effet, il y a chez <strong>Spinoza</strong> une valorisation <strong>de</strong> la durée <strong>de</strong>srégimes politiques. J’ai examiné ce point ailleurs 8 , et il m’est impossible d’y8 <strong>Spinoza</strong>, Traité Politique, texte édité par Omero PROIETTI, traduction,présentation, notes, glossaires et bibliographie par <strong>Charles</strong> RAMOND, dans le cadre <strong>de</strong> la15/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitérevenir en détail ici. Je relèverai seulement un point, concernant unediscussion <strong>de</strong>s remarquables analyses <strong>de</strong> Nicolas Israël dans son ouvrage<strong>Spinoza</strong>, le temps <strong>de</strong> la vigilance 9 . S’intéressant en effet à la question <strong>de</strong> ladurée <strong>de</strong>s États, et à la signification à accor<strong>de</strong>r dans le spinozisme à unetelle durée 10 , Nicolas Israël relève d’abord la déclaration <strong>de</strong> Éthique IVpréface, selon laquelle « aucune chose singulière [...] ne peut être dite plusparfaite pour la raison qu’elle a persévéré plus longtemps dans l’exister » 11 ,déclaration qui semblerait à première vue invali<strong>de</strong>r l’ensemble <strong>de</strong> ce que jesoutiens ici. Mais Israël fait immédiatement remarquer que la durée effectived’un État, comme <strong>de</strong> toute chose singulière, dépend en <strong>de</strong>rnier ressort <strong>de</strong> la« vertu », c’est-à-dire <strong>de</strong> la « puissance » <strong>de</strong> l’État considéré 12 . Si donc,idéalement parlant (c’est le sens <strong>de</strong> la déclaration <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> en Éthique IVpréface) les choses singulières sont égales en ce qu’elles enveloppenttoutes une durée indéfinie, et non finie, <strong>de</strong> fait, il va <strong>de</strong> soi que, selon leur<strong>de</strong>gré <strong>de</strong> puissance, elles pourront plus ou moins facilement résister auxrencontres et aux acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> la fortune, autrement dit dureront plus ounouvelle édition-traduction <strong>de</strong>s Œuvres complètes <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong>, dirigée par Pierre-FrançoisMOREAU. Paris : PUF (« Épiméthée »), sous presse.9 Paris : Payot, 2001.10 Il s’agit <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers chapitres <strong>de</strong> l’ouvrage : chapitre XII : « la durée <strong>de</strong>srégimes politiques », comprenant trois parties (« la durée monarchique », « la duréearistocratique », et « la durée démocratique »), et du chapitre. XIII : « La stabilité <strong>de</strong> ladurée ».11 <strong>Spinoza</strong>, Éthique IV, préface : « Nam nulla res singularis potest i<strong>de</strong>o diciperfectior, quia plus temporis in existendo perseverarit ». Traduction <strong>de</strong> Bernard Pautrat.Texte donné par Israël, p. 307 et n. 11, dans une traduction légèrement différente.12 Nicolas Israel, op. cit., p. 309 : « S’interroger sur la stabilité d’un régime, c’est[...] opposer à la durée qui se laisse exclusivement déterminer par les cycles <strong>de</strong> la fortune,une autre durée, qui dépend <strong>de</strong> la vertu*, <strong>de</strong> la puissance <strong>de</strong> l’État. Si la durée <strong>de</strong> l’Étatest indépendante <strong>de</strong> son essence formelle, elle ressortit néanmoins au conatus, à lapuissance –dont une telle essence organise le déploiement –résultant <strong>de</strong> la conduite <strong>de</strong> lamultitu<strong>de</strong> par un seul esprit ». [*Ici, Israël renvoie en note à l’expression « la vertu ducorps politique » et à <strong>de</strong>ux passages du Traité Politique V, 3 et X, 1. On lit en effet enTP V, 3 : « <strong>de</strong> même que les vices <strong>de</strong>s sujets, leur licence excessive et leur insoumissiondoivent être imputées à la Cité, <strong>de</strong> même en revanche leur vertu et leur constanteobservation <strong>de</strong>s lois doivent être attribuées avant tout à la vertu et au droit absolu <strong>de</strong> laCité [je souligne en français comme en latin] ; et en TP X, 1 : « là oùrien n’aura été prévu contre un tel inconvénient, l’État ne pourra pas subsister par sa vertupropre, mais par la seule fortune » ].16/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitémoins selon qu’elles seront plus ou moins puissantes. De ce point <strong>de</strong> vue,on pourrait argumenter en faveur <strong>de</strong> la démocratie, du point <strong>de</strong> vuespinoziste, non pas pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> supériorité morales ou <strong>de</strong> valeurs,mais tout simplement parce que <strong>Spinoza</strong> caractérise rigoureusement lesrégimes démocratiques comme <strong>de</strong>s « machines à fabriquer <strong>de</strong> la paix parl’estimation quantifiée <strong>de</strong>s suffrages » 13 , si bien que le Traité Politique necaractériserait selon moi la démocratie comme « régime absolu », c’est-àdireau fond comme un régime qu’on ne pourra plus dépasser une fois qu’ilse sera universellement installé, régime, donc, <strong>de</strong>stiné à durer indéfiniment,ou, si vous voulez, régime « immortel », que parce qu’un tel régimeinstaure, par la loi du compte, le règlement permanent et constant <strong>de</strong>sconflits qui pourraient l’affaiblir <strong>de</strong> l’intérieur. La démocratie me semble donc<strong>de</strong>voir être conçue, d’un point <strong>de</strong> vue spinoziste, à la fois comme le régimele plus enviable en ce que c’est celui où règne le plus la paix, maiségalement, et <strong>de</strong> ce fait même, comme le régime le plus durable et le pluspuissant, plus durable et plus puissant même que les régimes les plus<strong>de</strong>spotiques.Une fois posée cette valorisation ontologique <strong>de</strong> la durée commepersévérance ou prolongation indéfinie <strong>de</strong> toute chose singulière, on estmieux en mesure d’apprécier, je crois, ce qui fait la singularité <strong>de</strong> la penséespinozienne <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>, et qui, me semble-t-il, peut expliquer dans unecertaine mesure sa postérité, voire sa dimension tout particulièrementcontemporaine.La première question serait <strong>de</strong> savoir si <strong>Spinoza</strong> fait <strong>de</strong> la <strong>vie</strong> unphénomène à part dans l’ordre universel <strong>de</strong> la nature. Comme on sait, laréponse <strong>de</strong> Sylvain Zac, dans son ouvrage <strong>de</strong> 1963 sur l’idée <strong>de</strong> <strong>vie</strong> dans lapensée <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> 14 , était négative. Pour Zac, <strong>Spinoza</strong> étend la <strong>vie</strong> àl’univers entier, et toute sa philosophie, <strong>de</strong> part en part sous l’influence <strong>de</strong>13 C’est du moins la définition que je propose dans la conclusion <strong>de</strong> ma« présentation générale » du Traité Politique <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong>, op. cit.14 Sylvain Zac, L’Idée <strong>de</strong> <strong>vie</strong> dans la philosophie <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong>. Paris : PUF, 1963.282 p.17/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitéce que Zac appelle « la pensée juive », serait d’abord et avant tout unephilosophie <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>. Le livre <strong>de</strong> Sylvain Zac est entièrement informé sur laquestion, et n’ignore aucun <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong>, dont certains, parmi lesplus célèbres, vont directement dans le sens <strong>de</strong> sa thèse, qu’il s’agisse <strong>de</strong>Éthique II 13 scolie, selon lequel « tous les individus sont animés, quoique à<strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers » ; ou encore <strong>de</strong>s Pensées Métaphysiques, partie II chapitre 6, texte <strong>de</strong>« jeunesse », sans doute, mais particulièrement frappant, où <strong>Spinoza</strong>déclare : « nous entendons donc par ‘<strong>vie</strong>’ la force par laquelle les chosespersévèrent dans leur être et, comme cette force est distincte <strong>de</strong>s choseselles-mêmes, nous disons à juste titre que les choses elles-mêmes ont la<strong>vie</strong>. Mais la force par laquelle Dieu persévère dans son être n’est riend’autre que son essence : ceux-là parlent donc très bien, qui appellent Dieu‘la <strong>vie</strong>’ » 15 . Même si je serais en désaccord au fond avec Sylvain Zac sur lesens à donner à <strong>de</strong> telles déclarations (car je pense, que le gestefondamental <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> n’est pas <strong>de</strong> ramener « l’effort pour persévérerdans l’être » à la <strong>vie</strong>, mais au contraire <strong>de</strong> ramener la <strong>vie</strong> à l’effort universel<strong>de</strong>s choses pour persévérer dans leur être 16 ), je <strong>de</strong>meure néanmoinsd’accord avec sa thèse prise en sa plus gran<strong>de</strong> généralité : à savoir, sur lefait que <strong>Spinoza</strong> ne distingue pas le vivant comme une catégorie particulière<strong>de</strong>s choses singulières, en un mot, ne considère pas le vivant comme « un15 <strong>Spinoza</strong>, Cogitata Metaphysica II, 6 : Quare nos per vitam intelligimus vim, perquam res in suo esse perseverant. Et quia illa vis a rebus ipsis est diversa, res ipsashabere vitam proprie dicimus. Vis autem, quâ Deus in suo esse perseverat, nihil estpraeter ejus essentiam, un<strong>de</strong> optime loquuntur, qui Deum vitam vocant. Et <strong>Spinoza</strong>ajoute, ce qui va bien évi<strong>de</strong>mment dans le sens <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong> Zac : « Il ne manque pas<strong>de</strong> théologiens qui comprennent que c’est pour cette raison (que Dieu est la <strong>vie</strong> et ne sedistingue pas <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>) que les Juifs quand ils juraient disaient : Par Dieu vivant et non :par la <strong>vie</strong> <strong>de</strong> Dieu, comme Joseph jurant par la <strong>vie</strong> <strong>de</strong> Pharaon disait : par la <strong>vie</strong> <strong>de</strong>Pharaon »


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitéempire dans un empire », mais le replie sur (ou plutôt sous) l’ordre universel<strong>de</strong> la nature et <strong>de</strong> la matière inanimée.Or, cette dé-spécification du vital, si elle peut sans doute être lue(malgré les objections <strong>de</strong> Zac) comme une extension spinoziste, à tout levivant, homme compris, du mécanisme cartésien et <strong>de</strong> sa doctrine <strong>de</strong>sanimaux-machine (n’oublions pas en effet que <strong>Spinoza</strong> se flatte, dans leTraité <strong>de</strong> la Réforme <strong>de</strong> l’Enten<strong>de</strong>ment, d’être le premier à avoir conçul’homme comme un « automate spirituel », par où s’élance la flèchematérialiste et machinique qui conduit à Freud puis à Deleuze via LaMettrie), cette dé-spécification du vital, donc, peut tout aussi bien êtreintégrée dans une vision plus contemporaine <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>, qui trouverait chez<strong>Spinoza</strong> <strong>de</strong>s structures toutes prêtes pour une déconstruction <strong>de</strong>l’opposition du vivant et du non-vivant. Que l’on songe aux incertitu<strong>de</strong>sspinozistes sur la notion même d’individualité, par exemple dans la Lettre32, où l’individualité <strong>de</strong>s choses singulières est rapportée à une questiond’appréciation intrinsèquement variable sur ce qu’est une partie et sur cequ’est un tout. Que l’on songe aux réticences remarquables formulées par<strong>Spinoza</strong>, dans son dialogue indirect avec Boyle, sur la notion même <strong>de</strong>« <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> complexité », laissant <strong>de</strong>viner par là qu’il n’est pas prêt àreconnaître une complexité plus gran<strong>de</strong> au vivant qu’au non vivant 17 . Quel’on songe à Éthique III 2 scolie, et à la théorie si bien mise en valeur parDeleuze, selon laquelle « nul ne sait ce que peut un corps considéré dupoint <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la seule étendue », et à l’exemple que donneimmédiatement <strong>Spinoza</strong>, à savoir la constitution du corps humain lui-même,comme si, laisse-t-il penser, la <strong>vie</strong> pouvait jaillir directement, comme touteautre combinaison, <strong>de</strong>s seules lois du mouvement et du repos. Que l’onsonge, encore, à cet étrange passage <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> l’Éthique,qu’on s’accor<strong>de</strong> à appeler la « petite physique », à savoir ce qui <strong>vie</strong>nt après17 Sur Boyle, et en particulier sur sa controverse indirecte avec <strong>Spinoza</strong>, on seréfèrera à La philosophie naturelle <strong>de</strong> Robert Boyle, actes du colloque international tenu àl’Université Michel <strong>de</strong> Montaigne Bor<strong>de</strong>aux 3 du 10 au 12 mars 2005, textes édités par<strong>Charles</strong> <strong>Ramond</strong> et Myriam Dennehy, à paraître chez Vrin.19/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitéla proposition 13, où <strong>Spinoza</strong>, tout bien pensé, ne produit autre chosequ’une théorie <strong>de</strong> la métamorphose, <strong>de</strong> la transformation, <strong>de</strong> la suppléance,ouvrant la voie au cœur même <strong>de</strong> toute chose singulière pour lasupplémentarité ou l’appui, ou la lieutenance <strong>de</strong> la prothèse sous toutes sesformes (François Zourabichvili a remarquablement approfondi cette doctrinespinoziste <strong>de</strong> la métamorphose, du changement, du remplacement 18 ),ouvrant ainsi une structure pour une pensée <strong>de</strong> la « guérison », voire <strong>de</strong> la« réparation » indéfinie du vivant comme du non vivant. Que l’on songeenfin au brouillage constant, par <strong>Spinoza</strong>, <strong>de</strong> l’intériorité et <strong>de</strong> l’extériorité,thème repris par bien <strong>de</strong>s interprètes majeurs <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> (je pense aussibien, ici, au « transindividuel » <strong>de</strong> Balibar 19 qu’à la conclusion <strong>de</strong> Moreausur la « constitution du système » 20 ), puisque, pour n’en prendre l’exemplele plus frappant et le plus adapté à notre sujet d’aujourd’hui, <strong>Spinoza</strong> nousinvite à considérer notre mort, même causée par la déficience d’un <strong>de</strong> nosorganes, même par un prétendu « suici<strong>de</strong> », comme une chose qui ne peutque nous <strong>de</strong>meurer extérieure. Que l’on songe, donc, à tout cela, et l’onverra peu à peu s’imposer l’idée que, pour <strong>Spinoza</strong>, la distinction essentiellene passe pas entre le vivant et le non vivant, entre l’individuel et le nonindividuel, entre la partie et le tout, entre le membre d’origine et le membre18 Voir François ZOURABICHVILI : <strong>Spinoza</strong>, Une Physique <strong>de</strong> la Pensée. Paris :Presses Universitaires <strong>de</strong> France (« Philosophie d’aujourd’hui »), 2003. 275 p. ; et LeConservatisme Paradoxal <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> –Enfance et Royauté. Paris : PressesUniversitaires <strong>de</strong> France (« Pratiques Théoriques »), 2003. 271 p.19 Voir Étienne Balibar, « Individualité et transindividualité chez <strong>Spinoza</strong> », inArchitectures <strong>de</strong> la Raison, Mélanges offerts à Alexandre Matheron, textes réunis parPierre-François Moreau. Fontenay/Saint-Cloud : ENS Éditions, 1996, pp. 35-46 ; et<strong>Spinoza</strong> –il transindividuale (recueil <strong>de</strong> textes, traduits et publiés sous la direction <strong>de</strong>Laura di Martino et Luca Pinzolo). Milan : Edizioni Ghibli, 2002.20 Pierre-François Moreau, op. cit., pp. 551-558. Voir notamment les toutes<strong>de</strong>rnières lignes : « En ce sens, on aura beaucoup à apprendre <strong>de</strong> la façon dont lesgran<strong>de</strong>s philosophies rationalistes du XVII e siècle sont immergées dans la pensée <strong>de</strong>l’expérience et <strong>de</strong> la fortune qui fut celle <strong>de</strong> l’humanisme : pour s’en inspirer parfois, pouren retourner ou en déplacer les concepts souvent. Le propre du spinozisme est <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>rsur ces notions à la fois héritées et proches <strong>de</strong> chacun un mo<strong>de</strong> d’approche <strong>de</strong> la réalitéqui introduit les préoccupations préphilosophiques au cœur même du système.L’expérience alors n’est pas la périphérie : c’est le point par où l’extérieur est àl’intérieur ». Je souligne cette phrase sur laquelle s’achève l’ouvrage. Cette indécision <strong>de</strong>l’intériorité et <strong>de</strong> l’extériorité sous-tend ma propre lecture du Traité Politique (voir ci<strong>de</strong>ssusnote 8).20/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternité<strong>de</strong> rechange, ou entre l’intérieur et l’extérieur, mais seulement entre ce quidure et ce qui ne dure pas.J’aurais donc tendance à lire en Éthique IV 67 une proposition selonlaquelle la sagesse <strong>de</strong> l’homme libre est une méditation <strong>de</strong> ce qui dure, etnon pas <strong>de</strong> ce qui s’interrompt. Mais, dira-t-on encore une fois, ce qui durene saurait manquer <strong>de</strong> s’interrompre, comme l’indique Éthique IV axiomesans aucune ambiguïté. Il sera donc légitime, pour terminer cet exposé, <strong>de</strong>revenir un moment sur le sens à donner à ce fameux axiome. Il ne peut êtrequestion, bien sûr, <strong>de</strong> nier ce qu’il affirme, à savoir que, « étant donné unechose quelconque, il y en a une autre plus puissante, par qui la premièrepeut être détruite » 21 . On notera d’abord que <strong>Spinoza</strong> laisse ouverte lapossibilité d’une non-<strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la première chose, qui « peut », dit-ilseulement, « être détruite » par la première. Mais surtout, considéréglobalement, cet axiome n’offre en réalité aucun obstacle, me semble-t-il, àla lecture ici proposée. Il énonce simplement qu’une chose moins puissantea <strong>de</strong> fortes chances d’être « détruite » par une chose plus puissante. Sinous considérons par exemple les choses les moins puissantes <strong>de</strong> l’univers,choses que <strong>Spinoza</strong> appelle les corpora simplicissima, il est donc certainque <strong>de</strong> telles choses ne pourront manquer d’être rapi<strong>de</strong>ment détruites, carpresque toute chose singulière est plus puissante qu’elles. Mais, au fur et àmesure que nous composerons les choses singulières, et que nous enobtiendrons <strong>de</strong> plus puissantes, nous en obtiendrons par le fait même <strong>de</strong>plus durables, que <strong>de</strong> moins en moins <strong>de</strong> choses singulières pluspuissantes pourront détruire. Si bien qu’à la limite, on pourrait fort bienconcevoir que certaines choses singulières seraient assez puissantes pourn’avoir que peu <strong>de</strong> chances <strong>de</strong> rencontrer <strong>de</strong>s choses plus puissantesqu’elles et qui pourraient les détruire. Éthique IV axiome ne décrit donc pasnécessairement un mon<strong>de</strong> agité, dans lequel la <strong>de</strong>struction frappe sanscesse d’éphémères combinaisons ou d’éphémères alliances. Cet axiomepeut parfaitement convenir à la <strong>de</strong>scription d’un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> structures21 Voir ci-<strong>de</strong>ssus note 4.21/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitéstables, soli<strong>de</strong>s, pérennes. Sans doute, si nous étions <strong>de</strong> telles structures,serions-nous <strong>de</strong>stinés à rencontrer un jour ou l’autre un obstacle qui nouschasserait <strong>de</strong> l’existence. Mais rien n’empêcherait d’imaginer que cetacci<strong>de</strong>nt soit repoussé encore et encore, toujours et toujours, si bien que lamort serait toujours repoussée en un horizon si lointain qu’il finirait par neplus nous concerner, un peu à l’image <strong>de</strong> ces nouveaux traitements qui,repoussant toujours le déclenchement du SIDA, permettent même à ceuxqui ont été contaminés <strong>de</strong> prolonger une <strong>vie</strong> quasi normale, comme s’ils ne<strong>de</strong>vaient jamais le contracter, c’est-à-dire, si l’on re<strong>vie</strong>nt à l’échelle <strong>de</strong> notreproblème, ne jamais mourir, et c’est peut-être à ce type d’immortalité, ou <strong>de</strong>persévérance dans l’existence, <strong>de</strong> <strong>vie</strong> comme différance indéfinie <strong>de</strong> la mort(tel sera aujourd’hui mon hommage à Derrida 22 ), que nous inviterait lespinozisme.Selon un tel point <strong>de</strong> vue, qui restitue me semble-t-il la violenceintrinsèquement sacrilège, prométhéenne, voire révolutionnaire duspinozisme, la <strong>vie</strong> serait simplement une forme particulièrement efficace etstable <strong>de</strong> constitution <strong>de</strong> certaines choses singulières. Mais rienn’indiquerait nécessairement que l’immortalité, ou persévérance indéfiniedans l’existence, dût toujours passer par la <strong>vie</strong> qui, comme elle a su sedégager un jour <strong>de</strong> la matière inerte sans jamais s’en détacher tout à fait,pourrait également un jour peut-être s’y résorber pour laisser place à <strong>de</strong>scombinaisons plus stables encore, plus puissantes, plus durables, peut-êtreà cette « nature plus forte » à laquelle aspirait le jeune <strong>Spinoza</strong> au début duTraité <strong>de</strong> la Réforme <strong>de</strong> l’Enten<strong>de</strong>ment, « nature plus forte » dont nous nepouvons pas nier la possibilité sous prétexte que nous n’en avons encoreaucune idée, malgré les progrès extraordinaires <strong>de</strong> l’allongement <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>humaine au cours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières décennies.____________22 Cette communication a été prononcée à l’Université <strong>de</strong> Toulouse 2 Le Mirail le02 décembre 2004. Derrida était décédé le 09 octobre.22/23


<strong>Spinoza</strong> : <strong>vie</strong>, immortalité, éternitérésumé : On considère le plus souvent, et à juste titre, que la philosophie <strong>de</strong><strong>Spinoza</strong> est une philosophie <strong>de</strong> l’éternité (au sens d’une rupture qualitative avec ladurée) et non pas <strong>de</strong> l’immortalité (au sens quantitatif d’une prolongation indéfinie<strong>de</strong> la <strong>vie</strong>). Vouloir simplement vivre plus longtemps a d’ailleurs quelque chose <strong>de</strong>vulgaire, comme toute ambition quantitative. Le présent article, en insistant sur lavalorisation constante <strong>de</strong> la durée chez <strong>Spinoza</strong>, propose au contraire <strong>de</strong>redonner sa place, dans le spinozisme, à l’espoir mo<strong>de</strong>rne en une « immortalitévulgaire », <strong>vie</strong> indéfiniment prolongée ou différance indéfinie <strong>de</strong> la mort, et critique<strong>de</strong> ce fait toute lecture du spinozisme en termes <strong>de</strong> « finitu<strong>de</strong> ».mots clés : <strong>vie</strong>, éternité, immortalité, durée, finitu<strong>de</strong>.abstract : <strong>Spinoza</strong>'s philosophy is commonly, and rightly, consi<strong>de</strong>red to be aphilosophy of eternity (in the sense of a qualitative break with duration) and not ofimmortality (in the quantitative sense of an in<strong>de</strong>finite continuation of life). The mere<strong>de</strong>sire for a longer life seems somewhat vulgar, as would any quantitativeambition. The present contribution, by insisting on <strong>Spinoza</strong>’s constant valuation ofduration, tries on the contrary to give its chance, in spinozism, to the mo<strong>de</strong>rn hopein a "vulgar immortality" (in<strong>de</strong>finitely prolonged life or in<strong>de</strong>finite ‘différance’ of<strong>de</strong>ath), and criticises therefore any interpretation of spinozism in terms of"finitu<strong>de</strong>".Keywords: life, eternity, immortality, duration, finitu<strong>de</strong>.Bio-biblio brève : <strong>Charles</strong> RAMOND est né en 1957 à Paris. Ancien élève <strong>de</strong>l’École Normale Supérieure <strong>de</strong> la rue d’Ulm (1979-1983), agrégé <strong>de</strong> philosophie, ila enseigné en Lycée au Havre <strong>de</strong> 1985 à 1994, avant d’être élu Maître <strong>de</strong>Conférences, puis Professeur, à l’Université Michel <strong>de</strong> Montaigne Bor<strong>de</strong>aux 3, oùil est actuellement Directeur <strong>de</strong> l’Équipe d’Accueil « Centre RecherchesPhilosophiques sur la Nature » (http://crephinat.u-bor<strong>de</strong>aux3.fr/).Ses travaux portent sur la philosophie mo<strong>de</strong>rne et contemporaine. En cequi concerne la philosophie mo<strong>de</strong>rne, il a publié principalement : Qualité etQuantité dans la Philosophie <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> (Paris : PUF, « philosophied’aujourd’hui », 1995), <strong>Spinoza</strong> et la Pensée Mo<strong>de</strong>rne –Constitutions <strong>de</strong>l’Objectivité (Paris : L’Harmattan, « la pensée en commun », 1998), LeVocabulaire <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> (Paris : Ellipses, 2000), <strong>Spinoza</strong> :Traité Politique, nouvelletraduction avec introduction et notes (Paris : PUF, « Épiméthée », 2005), etLectures <strong>de</strong> <strong>Spinoza</strong> (dir., en collaboration avec P.-F. Moreau. Paris : Ellipses,2006). À paraître : La philosophie naturelle <strong>de</strong> Robert Boyle (éd., en collaborationavec Myriam Dennehy. Paris : Vrin, 2006).En ce qui concerne la philosophie contemporaine, ses travaux portent surles philosophes contemporains <strong>de</strong> langue française. Il a édité Alain Badiou,Penser le Multiple (Actes d’un colloque organisé à Bor<strong>de</strong>aux en 1999 ; Paris :L’Harmattan, 2002), Derrida : la déconstruction (Paris : PUF, 2005) et publié LeVocabulaire <strong>de</strong> Jacques Derrida (Paris : Ellipses, 2001), et Le vocabulaire <strong>de</strong>René Girard (Paris : Ellipses, 2005), ainsi que <strong>de</strong>s articles sur Gilles Deleuze. Àparaître : Derrida, (Paris : Vrin, parution prévue en 2007).Page professionnelle : http://perso.wanadoo.fr/charles.ramond/<strong>de</strong>fault.htm23/23

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